Les Charmeuses. (1866) Par Camille-André Lemoyne. (1822-1907) TABLE DES MATIERES. Sous Les Hêtres. Rosaire D'Amour. Les Charmeuses. Matin D'Octobre. Fin D'Avril. Dormeuse. Les Gardiens Du Feu. Lilia. L'Étoile Du Berger. Nuit Tombante. Promenade. Marguerite. Baigneuse. La Veuve. Chanson. Marine. Soirée D'Hiver. Trois Vieilles. Chanson Marine. Paysage Normand. Printemps. Fleurs D'Avril. Grandes Eaux. Retour. La Bataille. À Francis Blin. Las du rail continu, du sifflet des machines, Conduit par mes deux pieds, comme un simple marcheur, J’aime à vivre en plein bois dans l’herbe des ravines, Enveloppé d’oubli, de calme et de fraîcheur. Là jamais aucun bruit des wagons ni des cloches; Pas même l’Angélus d’un village lointain. J’écoute un filet d’eau qui, filtrant sous les roches Fait frémir au départ trois feuilles de plantain. Le beau loriot jaune et la mésange bleue, Souvent de compagnie avec le merle noir, Doux chanteurs buvant frais, viennent d’un quart de lieue, Réjouis du bain pur et charmés du miroir. Le plus riche voisin de la source limpide Parfois comme un éclair s’échappe des roseaux: C’est un martin-pêcheur au vol droit et rapide, Emportant sur son aile un reflet vert des eaux. Blutée à petit jour par les feuilles de hêtre, Une lueur discrète éclaire les ravins, Peuplés d’esprits follets que j’aime à reconnaître: Sphinx, papillons nacrés, faunes et grands sylvains. Sous la haute forêt le coeur troublé s’apaise. Les plus fraîches senteurs m’arrivent à la fois. Est-ce un parfum de menthe, un souvenir de fraise? Est-ce le chèvrefeuille ou la rose des bois? Rêveur enseveli dans une paix profonde, Du long fuseau des jours j’aime à perdre le fil, J’aime à ne plus savoir quel âge a notre monde. Si je suis un enfant du siècle ou de l’an mil; Et j’aime à voir passer là-bas, gardant ses chèvres, La petite fileuse au sourire ingénu, Qui va chantant d’un coeur aussi pur que ses lèvres Une vieille chanson d’un poète inconnu: La chanson qui jadis a charmé sa grand’mère, Et qu’aux arbres des bois souvent on redira, Tant qu’on pourra cueillir muguet et primevère, Et que la fleur d’amour dans une âme éclôra. Rosaire D’Amour. J’aime tes belles mains longues et paresseuses, Qui, pareilles au lis, n’ont jamais travaillé, Mais savent le secret des musiques berceuses Qui parlent à voix lente au coeur émerveillé. - J’aime tes belles mains longues et paresseuses. J’aime tes petits pieds vifs et spirituels, Petits pieds éloquents de la cheville aux pointes, Que les saints, oubliant leurs graves rituels, Pliés sur deux genoux, baiseraient à mains jointes. - J’aime tes petits pieds vifs et spirituels. J’aime ta chevelure abondante et houleuse, Flots noirs en harmonie avec ton cou bistré. Je crois bien que jamais une main de fileuse Ne tria d’écheveau si fin et si lustré. - J’aime ta chevelure abondante et houleuse. J’aime tes yeux vert d’eau, j’aime tes yeux songeurs. Quand je regarde en eux, je pense aux mers profondes Dont le mystère échappe aux plus hardis plongeurs; Je rêve d’un abîme où s’égarent les sondes. - J’aime tes yeux vert d’eau, j’aime tes yeux songeurs. J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre, Pur carmin sur un fond de neige éblouissant. C’est à prendre en pitié tous les trésors du Louvre. J’aime ta bouche en fleur, fleur de chair, fleur de sang. - J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre. Vous, la belle de nuit et la belle de jour, Me pardonnerez-vous cette ingrate analyse? Si j’ai mal égrené le rosaire d’amour, C’est qu’un cher souvenir trop capiteux me grise. - Grâce, belle de nuit; grâce, belle de jour. Les Charmeuses. À Jules Claretie. LES NAGEURS. Ô filles de la mer, loin des bords égarées, Quand les flots s’empourpraient aux lueurs du couchant, Nous avons entendu votre merveilleux chant Épanouir en choeur ses voix énamourées. Mais nous sommes en vain de robustes nageurs; Nous fatiguons nos bras sans pouvoir vous atteindre, Et voici bientôt l’heure où le jour va s’éteindre: Là-bas l’horizon perd lentement ses rougeurs. Obstinés à vous suivre, oublieux de la terre, Nous avons aperçu le dernier goëland Inquiet du rivage, à grande aile volant, Qui cherchait son chemin dans le ciel solitaire. Quel est donc le secret de vos enchantements, Ô filles de la mer, ardemment désirées? Nous vous avons tendu nos mains désespérées: Vous échappez toujours à nos embrassements! Notre vigueur s’épuise, et les vagues sont fortes Quand la nuit descendra sur les flots assombris, Nous irons au hasard, comme de vains débris, Roulés dans les courants avec les algues mortes. Sous le charme fatal de vos regards moqueurs, Avant qu’un froid écueil brise nos folles têtes, Daignerez-vous au moins nous dire qui vous êtes, Les mourants voudraient voir la place de vos coeurs? LES CHARMEUSES. Oui, jeunes amoureux, vous saurez qui nous sommes: Sous notre beau sein nu, notre coeur est absent; Vous n’y trouveriez pas une goutte de sang. Autrefois nous avons vécu parmi les hommes. Nous fûmes autrefois des martyres d’amour. On a dû vous parler de ces vierges trompées, Nombreuses légions de l’abîme échappées, Sur mer apparaissant vers le déclin du jour? Pour avoir bu le fond de la souffrance humaine, Nous voyons aujourd’hui froidement les douleurs; Nous avons tant pleuré que nous rions des pleurs Des pauvres soupirants que le flot nous amène. Nous respirons la fleur de vos amours naissants, Lorsque par un temps clair nous chantons à voix pures. En traînant sur les eaux nos grandes chevelures Où se prennent les coeurs des beaux adolescents Vous descendrez tout droit aux grottes sous-marines, Morts dans votre jeunesse et dans votre beauté; Et nous vous coucherons dans un lit incrusté De nacre, de corail, d’ambre et de perles fines. Les riches mousses d’or serviront d’oreiller; De larges fucus verts brodés de coquillages Vous feront des rideaux à merveilleux ramages, Et loin des bruits d’en haut vous pourrez sommeiller. Là ne descend jamais la houle des orages; Le jour tombe assoupi dans l’abîme dormant Où l’Océan profond, calme éternellement, Est pur comme le ciel au delà des nuages. Matin D’Octobre. À Jules Breton. Le soleil s’est levé rouge comme une sorbe Sur un étang des bois: - il arrondit son orbe Dans le ciel embrumé, comme un astre qui dort; Mais le voilà qui monte en éclairant la brume, Et le premier rayon qui brusquement s’allume A toute la forêt donne des feuilles d’or. Et sur les verts tapis de la grande clairière, Ferme dans ses sabots, marche en pleine lumière Une petite fille (elle a sept ou huit ans). Avec un brin d’osier menant sa vache rousse, Elle connaît déjà l’herbe fine qui pousse Vive et drue, à l’automne, au bord frais des étangs. Oubliant de brouter, parfois la grosse bête, L’herbe aux dents, réfléchit et détourne la tête, Et ses grands yeux naïfs, rayonnants de bonté, Ont comme des lueurs d’intelligence humaine: Elle aime à regarder cette enfant qui la mène, Belle petite brune ignorant sa beauté. Et, rencontrant la vache et la petite fille, Un rouge-gorge en fête à plein coeur s’égosille; Et ce doux rossignol de l’arrière-saison, Ebloui des effets sans connaître les causes, Est tout surpris de voir aux églantiers des roses Pour la seconde fois donnant leur floraison. Fin D’Avril. À Joseph Boulmier. Le rossignol n’est pas un froid et vain artiste Qui s’écoute chanter d’une oreille égoïste, Émerveillé du timbre et de l’ampleur des sons: Virtuose d’amour, pour charmer sa couveuse, Sur le nid restant seule, immobile et rêveuse, Il jette à plein gosier la fleur de ses chansons. Ainsi fait le poëte inspiré. - Dieu l’envoie Pour qu’aux humbles de coeur il verse un peu de joie. C’est un consolateur ému. - De temps en temps, La pauvre humanité, patiente et robuste, Dans son rude labeur aime qu’une voix juste Lui chante la chanson divine du printemps. Dormeuse. À Gustave Godard. Le soleil du matin tombe en bruine d’or A travers les rideaux de blanche mousseline: C’est comme un fin brouillard de lumière en sourdine Éclairant l’oreiller d’une blonde qui dort. Les cheveux, déroulés comme un torrent de soie Riche de tous ses flots trop longtemps contenus, Débordent sur l’épaule et baisent les seins nus De la femme qui rêve. . . et sourit dans sa joie. Elle s’épanouit sous des regards aimés; L’amoureux ébloui contemple sa dormeuse, Écoutant respirer la paisible charmeuse Qui, dans un songe bleu, sourit les yeux fermés. A travers les grands cils de ses paupières closes, Il voudrait voir un seul de ses rêves charmants! Quelle image apparaît à ses beaux yeux dormants? Cueille-t-elle des lis, des bluets ou des roses? Le sein veiné d’azur s’agite. . . Elle a parlé (La parole n’est pas un murmure d’abeille); Un mot s’est échappé de sa bouche vermeille, Un nom d’homme inconnu, très-bien articulé! Nom sonore et vibrant dont toutes les syllabes Comme un timbre d’or pur ont clairement tinté. - Ce n’est pas lui qui rêve. . . Il a trop écouté.- Il n’est pas endormi dans les contes arabes. Muet, anéanti, devant ce frais sommeil Qui laisse voir le fond d’une pensée intime, Sur la femme penché comme sur un abîme, Il retient son haleine, épiant le réveil. Mais toute à son bonheur la dormeuse paisible, Comme souriant d’aise à l’écho de sa voix, Répète le nom d’homme une seconde fois, Et voici l’amoureux qui jette un cri terrible. La blonde ouvre ses yeux divins: « Si tu savais. . . (Lui dit-elle tout bas en lui baisant l’oreille) - Dieu voit d’en haut la femme heureuse qui sommeille Par les sentiers fleuris du printemps je rêvais. - « Tu n’as pas vu de fleurs si richement écloses. . . Avril, mai, juin, juillet. . . N’as-tu pas deviné? J’ai trouvé le beau nom de notre premier-né, Tout en cueillant des lis, des bluets et des roses! » Les Gardiens Du Feu. À Saint-René Taillandier. I En décembre les jours sont de courte durée, Notre zone brumeuse est à peine éclairée: A la pointe du Raz, dès quatre heures du soir, Le soleil tombe en mer, la nuit jette son voile; Et jusqu’au lendemain pas un rayon d’étoile. Sur la côte où le flot se brise, tout est noir. De la pointe du Raz aux bancs de la Gironde, Écumeur éternel, partout l’Océan gronde, Sur des milliers d’écueils multipliant son bruit (Autant d’écueils, autant de souvenirs funèbres), Cette voix de la mer, parlant seule aux ténèbres, Est sinistre durant quatorze heures de nuit. Et surtout quand on pense aux nombreux équipages Qui, par les soirs d’hiver, poussés dans nos parages, Reviennent fatigués d’un voyage au long cours. Ils ont vu le cap Horn ou les mers boréales; Mais les coeurs sont restés sur les grèves natales, Comptant les jours des mois et les heures des jours. Du golfe de Biscaye aux passes de la Manche, Le grand Océan sombre est dans sa fureur blanche; Il ne reconnaît pas les navires errants. Ceux que nous attendons nous arrivent peut-être, Et pas un astre au ciel ne daigne reparaître: Tout le ciel est peuplé d’astres indifférents. Mais de riches lueurs, vertes, rouges et bleues, Apparaissent en mer, jusqu’à neuf et dix lieues, Au marin dans la houle et dans la nuit perdu. D’où vient-elle si tard, cette clarté bénie? Est-ce un regard puissant de quelque bon génie? Non. - Du bord de l’abîme un homme a répondu. Quand le ciel éteindra ses étoiles avares, Pour éclairer l’espoir l’homme a planté des phares Sur les rocs, les écueils, la pointe des îlots; Dès que meurt le soleil, la côte illuminée Déploie avec lenteur une large traînée De sa lumière ardente à l’horizon des flots. Si le ciel est peuplé d’étoiles inutiles, A Noirmoutiers, Pemmarch; à Barfleur, aux Sept-Iles; A l’avant de la terre, aux roches d’Ouessant; Aux dunes de Saintonge, aux deux caps de la Hève, Partout, à la même heure, une flamme se lève Et jette dans la nuit un jour éblouissant. II Pour les navigateurs qui s’approchent des côtes, Un homme toujours sûr veille à ces flammes hautes, Prisonnier volontaire enfermé dans les tours; Et le plus grand vaisseau vient du large sans craindre Que la lampe du phare un instant laisse éteindre Le rayon de salut qui doit briller toujours. Ceux qui gardent le feu, les veilleurs invisibles, Par les gros temps d’hiver ont des heures terribles: Sur un roc, détaché du monde des vivants, Où le nuage pleure, où le flot se lamente. - Les phares sont debout au coeur de la tourmente, Dans l’aveugle chaos des lames et des vents. Il faut avoir le pied marin par intervalles: Leurs tiges de granit, sous le fouet des rafales, Oscillent brusquement comme de longs roseaux. Il semble que parfois la tour déracinée, Par la rage du vent tout d’un bloc entraînée, Comme un arbre arraché disparaît dans les eaux. Mais le phare est solide et tient bon. - L’homme veille! Tous les bruits de la mer ont usé son oreille. Il n’entend pas les cris d’oiseaux tourbillonnants, Hors d’haleine, accourus dans un vol de tempête, Affolés de lumière à se briser la tête Aux grands vitrages clairs de ces feux rayonnants. Comme il ne peut rien voir, il ne peut rien entendre; Mais l’oreille est au coeur. - Il croit, à s’y méprendre, Reconnaître des voix dans le flot déferlant. . . Un adieu qui s’éloigne, un long sanglot qui passe. . . Il écoute. . . Quelqu’un heurte la porte basse, Comme un ami perdu qui frappe en le hélant. L’étrange illusion du veilleur est si forte Qu’il bondit pour descendre à sa petite porte, Dans le débordement des eaux, prêt à l’ouvrir. Il touche au verrou froid; - il s’apaise, il remonte, Songeant qu’à l’horizon plus d’un navire compte Sur la clarté d’en haut qui ne doit pas mourir. Elle étouffe son coeur, la pauvre sentinelle, Dans cette longue nuit qui lui semble éternelle! Une bande grisâtre annonce enfin le jour. Le ciel blanchit au large. - On voit clair. - La marée, Comme un mince fil bleu, s’est au loin retirée; Et l’homme, respirant, s’échappe de sa tour. III J’aime à penser à vous, lampes si bien gardées, Comme au symbole pur des plus saintes idées Que Dieu jette au foyer d’un coeur simple et fervent. Si la Foi n’est qu’un mot, et l’Espérance un doute; Si, par la nuit, un peuple est surpris dans sa route, Quelques hommes, pour tous, gardent le feu vivant. On ne sait pas le nom de ces êtres paisibles; Dans le grand bruit du siècle ils passent invisibles, Des plus riches clartés humbles distributeurs. Mais la postérité les compte et les salue; Elle est juste et courtoise aux gens de race élue Qui de la vérité se firent serviteurs. Lilia. À Théodore de Banville. Le char s’en va, conduit par quatre chevaux blancs, Sans taches, deux de front, tous quatre ressemblants. L’hiver a déroulé son grand tapis de neige, Où des vierges sans bruit chemine le cortège, En fourrure d’hermine, en robes de satin, Les pleurs glacés dans l’oeil par le froid du matin. Le ciel est gris de perle et très-calme: - les cierges Brûlent d’un feu tranquille aux mains pures des vierges. Les vieux genévriers, pour ce deuil virginal, Portent rameaux de givre et feuilles de cristal. Torrents vitrifiés et cascades gelées Dorment en flots de marbre au versant des vallées. D’un grand bloc de glaciers le soleil émergeant Monte au ciel sans rayons comme un astre d’argent. Plus haut que le soleil, en ordre sur deux lignes, Émigrant vers le Nord, passe un long vol de cygnes. L’Étoile Du Berger. À Sainte-Beuve. LE BERGER. Étoile du berger, si tu voulais m’entendre, Toi qui brilles là-haut comme un pur diamant; Où mon oeil n’atteint pas, ton regard peut descendre. Par cette belle nuit tu verras clairement. . . L’ÉTOILE. Je vois plusieurs pays. . . Lequel regarderai-je? LE BERGER. Le pays au delà des étangs. L’ÉTOILE. J’aperçois Un chemin déroule comme un ruban de neige. Il sort d’une colline et se perd dans les bois. . . LE BERGER. Mais pour aller plus loin. L’ÉTOILE. Oui. Le voilà qui marche En plaine, par les champs de trèfle voyageant. Après un long détour il saute un pont d’une arche Où dans les joncs miroite une source d’argent. Là je dois m’arrêter: le chemin a deux branches. LE BERGER. Prends celle qui descend dans le creux d’un ravin. L’ÉTOILE. Sous de vieux châtaigniers j’y vois des maisons blanches Qui grimpent au hasard. . . j’en compte quinze ou vingt. Tout le village dort. LE BERGER. Va jusqu’à la dernière. Dis-moi si les volets ne sont pas entr’ouverts? L’ÉTOILE. Aux fenêtres d’en haut passe un fil de lumière. LE BERGER. Et ton regard discret que voit-il à travers? L’ÉTOILE. Une fille aux bras nus, songeuse, ouvre l’oreille (Les cheveux dénoués, oubliant son miroir) Au couplet printanier du rossignol qui veille, Lui chantant le secret de son coeur sans la voir. Avril épanouit tout son luxe autour d’elle, Mariant, pour lui plaire, et couleur et parfum, Fleurs des bois, fleurs des prés, fleurs des eaux. . . Mais la belle Pour qui sont les bouquets n’en regarde pas un. Je devine pourquoi. La fleur qu’elle respire Est dans sa gorge brune et tout près de son coeur. L’amoureuse lui donne un baiser. LE BERGER. Peux-tu dire Le nom de la fleurette? L’ÉTOILE. Un muguet. LE BERGER. C’est ma fleur! Nuit Tombante. À Jules de Blanzay. Dans les eaux sans reflet d’une boueuse mare, Le froid soleil d’hiver, brusquement descendu, Comme un astre honteux de sa lumière avare. Sous un tas de roseaux frissonnants s’est perdu. Je reconnais encor, dans une vapeur grise, Un rang de peupliers qui se profile en noir. Tantôt droit, et tantôt souffleté par la bise; Mais à mes pieds la route est impossible à voir. Pas un son d’Angélus dans la campagne nue, Et pas un maigre feu de pâtre s’allumant. - Je traverse en aveugle une lande inconnue, Dans un pays désert. - Pas un seul aboîment. Mais là-haut, dans le ciel, une étrange voix parle, Et semble articuler des mots incohérents, Monologue inquiet d’un cygne ou d’un grand harle Qui cherche dans la nuit ses compagnons errants. Cette grave clameur descend au marécage Dont le voyageur las a flairé les roseaux. - Plus rien n’émeut le froid et sombre paysage: - Nuit partout, dans le ciel, sur la terre et les eaux. Promenade. Lace tes brodequins, ma belle, et partons vite. Noue en un seul bouquet tes cheveux châtain-clair. Nous irons par les bois. - Le ciel bleu nous invite. C’est déjà le printemps qu’on respire dans l’air. Nous prendrons, si tu veux, ce petit chemin jaune Qui, sous les bouleaux blancs, court dans le sable fin; Pour nos pieds d’amoureux sentier large d’une aune, Maïs qu’on suit tout un jour sans en trouver la fin. Nous irons nous asseoir au bord des sources fraîches Où le chevreuil léger comme une ombre descend, Où nous avons cueilli la plante aux vertes flèches. - Dans le creux de ta main nous boirons en passant; Et nous écouterons sur les mares dormantes Cet invisible écho, prompt à s’effaroucher, Que tu croyais blotti parmi les fleurs des menthes, Et qui ne dit plus rien dès qu’on veut l’approcher. Notre coeur salûra ces vieux hêtres intimes Sous lesquels, vers le soir, trop émus pour causer, Pour la première fois tous deux nous répondîmes Au chant du rossignol par un muet baiser. Loin d’être indifférents au souvenir des autres, Nous verrons si le temps n’aurait pas effacé Du grand arbre les noms plus anciens que les noires, Noms d’heureux qui s’aimaient dans le siècle passé. Et nous bénirons Dieu, qui, nous ayant fait naître Au nombre des élus, a choisi notre jour: Si j’étais né plus tôt, sans pouvoir te connaître, Il m’aurait fallu vivre et mourir sans amour. Quand le ciel n’a pour nous que des rayons de fête, Quand tous les arbres sont richement habillés, S’il est de pauvres gens qui vont baissant la tête Et dans l’or du soleil marchent déguenillés, Toi qui dans les douleurs sais discrètement lire, Et dont les belles mains prêchent la charité, Tu répandras ta bourse avec un clair sourire: - On nous pardonnera notre félicité. Marguerite. À Hippolyte Gautier. LE RUISSEAU. A quoi rêve ton coeur, petite lavandière? Sans être curieux pourrais-je le savoir? Tu ne me chantes plus ta chanson printanière, Et tes deux bras dormants tombent sur ton battoir. MARGUERITE. Je rêvais d’un pays où doit passer ta course. LE RUISSEAU. Est-ce en pays d’amont, sous les bouleaux tremblants Qui se plaisent à voir au flot pur de ma source Leur fine chevelure et de longs fuseaux blancs? MARGUERITE. Ne cherche pas si loin. LE RUISSEAU. Tu veux parler sans doute Du large étang, voilé de joncs et de roseaux, Où, voyageur aveugle enchevêtrant ma route, J’eus peine à démêler le fil clair de mes eaux? MARGUERITE. Je parle d’une lieue avant la Roselière. LE RUISSEAU. Serait-ce la vallée où je tourne un moulin, Où s’éveille, à l’aurore, une blonde meunière Dont les regards sont bleus comme une fleur de lin? MARGUERITE. Non. - Mais un peu plus bas tu dois connaître une île, Quand tes eaux font la fourche en embrassant les prés. LE RUISSEAU. J’y rencontre un hameau suivant mon cours tranquille, Où croît la belle plante aux longs épis pourprés. MARGUERITE. C’est bien là. LE RUISSEAU. J’y passais hier dans la soirée; Autant que j’ai pu voir on fêtait la Saint-Jean. Comme aux jours fériés la foule était parée: Coiffes de pur linon, souliers bouclés d’argent. Ayant noué leurs mains pour une immense ronde, Sur la pelouse en fleur les plus jeunes dansaient; A voir le bon accord de tout cet heureux monde, Par la joie éclairés les vieux rajeunissaient. Adossé gravement aux barres des écluses, Un seul restait songeur parmi les beaux garçons, Faisant la sourde oreille au bruit des cornemuses Et ne paraissant guère écouter les chansons. C’est un grand faucheur brun, d’une fière tournure, Tout bronzé par le hâle et brûlé du soleil, Portant comme les rois sa longue chevelure. - Son oeil était fixé vers le couchant vermeil. Bien des filles passaient, il n’en voyait aucune. Celle qu’il attendait ce soir-là ne vint pas. MARGUERITE. Celle qu’il attendait. . . est-elle blonde ou brune? LE RUISSEAU. Penche-toi sur mes eaux, tu la reconnaîtras. Baigneuse. Si je suis reine au bal dans ma robe traînante, Noyant mon petit pied dans un flot de velours, Je suis belle en sortant de mes grands cerceaux lourds: Je n’ai rien à gagner dans leur prison gênante. Voyant mes cheveux d’or ondoyer sur mes reins, La Vénus à la Conque aurait pâli d’envie. Comme elle, sur les eaux, tritons et dieux marins, Tout frémissants d’amour, longtemps m’auraient suivie. Ingres n’a pas trouvé de plus riche dessin. Quel merveilleux accord dans la grâce des lignes! Ni taches, ni rousseurs. . . Pas de vulgaires signes Jurant sur les tons purs de l’épaule ou du sein. Ma bouche est un écrin meublé de perles fines. J’ai de grands yeux plus doux que la fleur d’un bluet. Pour me faire si blanche avec ce corps fluet, Ma mère au fond d’un rêve a dû voir des hermines. Que n’étais-je à la cour de France au temps jadis! Quels sonnets m’eût chantés la Pléiade charmée! Sous le ciel d’Italie, aux jours de Léon Dix, Le divin Sanzio m’eût peinte et m’eût aimée! Depuis longtemps déjà vous avez les yeux clos (Hélas! comme à regret je fleuris la dernière), Diane de Poitiers, la belle Ferronnière, Et Marion Delorme, et Ninon de Lenclos! Ah! dans l’ordre des temps quelles métamorphoses! Les poëtes sont morts. . . les amours sont grossiers.. Adieu le gentilhomme! - Il faut plaire aux boursiers. Gros phalènes ventrus se vautrant sur les roses. La Veuve. À Armand Silvestre. I Le sourire est en fleur sur les lèvres des belles, Dans la saison d’avril et des robes nouvelles.- Salut, ô rubans clairs, guimpes et cols brodés, Bonnets aériens!. . . toute la panoplie Révélant le bon goût d’une femme accomplie Traîne sur les fauteuils. - Les tiroirs sont vidés. C’est la fin d’un grand deuil. - La veuve blanche et rose Travaille avec lenteur à sa métamorphose. - Elle est toute rêveuse en se déshabillant. Un vague souvenir de ses douleurs passées Mêle un papillon noir à ses riches pensées, Essaim de pourpre d’or qui va s’éparpillant: « Je puis donc reléguer dans le fond d’une armoire Ce long châle funèbre, et cette robe noire Qui me gêne le coeur depuis quatorze mois. Si le deuil est le fard des blondes, je suis brune. . . Les veuves d’aujourd’hui, j’en connais. . . mais pas une Ayant porté si jeune une aussi lourde croix. « Ah! j’aurais préféré la haire et le cilice Aux lois de l’étiquette, à l’irritant supplice D’endosser tous les jours l’austère mérinos. Dire que j’ai porté des gants de filoselle! Que j’avais de faux airs de vieille demoiselle Dont la chair historique a séché sur les os! « Non, jamais Velléda, la prêtresse des Gaules, N’a dû voir ruisseler sur ses blanches épaules Sa grande chevelure à flots plus abondants; - Et, sans trop me flatter, j’ai vraiment peine à croire Que mon piano d’Érard ait un clavier d’ivoire D’un ordre aussi parfait que mes trente-deux dents. « Quand je songe au défunt. . . c’était un galant homme, Un peu mûr, un peu chauve, érudit, mais en somme Offrant à l’analyse un type assez banal; Un de ces beaux diseurs précieux et vulgaires Ecoutant leur parole, et ne se doutant guères Qu’ils n’ont jamais pensé plus haut que leur journal. « Ma première jeunesse était mésalliée, Et j’ai dû vivre ainsi qu’une fleur repliée. . . - Je crois, en vérité, que, dix-neuf fois sur vingt, Faire choix d’un mari dans un siècle de prose, C’est vouloir essayer d’un piètre virtuose Dont le doigt lourd profane un instrument divin. « Aussi facilement qu’un chapitre d’histoire, Son image aux deux tiers s’en va de ma mémoire: C’est une vague estompe, un pastel affaibli; Et je retrouve à peine au fond de ma pensée Un relief indécis de médaille effacée, Un profil incertain qui se perd dans l’oubli. « Sa demeure dernière est au Père-Lachaise, Sous le sable peigné d’un parterre à l’anglaise. J’y fais planter des fleurs des pays inconnus. L’hiver comme l’été son boulingrin verdoie. Le sophora pleureur du Japon s’y déploie. . . Enfin, c’est un des morts les mieux entretenus. II « Du vêtement lugubre où j’étais enfermée, Par un rayon d’avril, je sors toute charmée: Je romps ma chrysalide aux souffles du printemps. J’ai le sang plus léger que du sang d’hirondelle. J’aimerais à pouvoir m’envoler d’un coup d’aile Dans l’éther bleu. . . Mon âme a la couleur du temps. « Mes robes de satin, de soie et de barège Ont l’aspect de brouillards, de tourbillons de neige; Le tissu, merveilleux de richesse et d’ampleur, Les tulles bouillonnes et les flots de malines Donnent un vrai lyrisme aux grâces féminines: La femme est à la fois papillon, femme et fleur. « Mon corsage est une oeuvre exquise d’élégance. - Des jupes à longs plis j’aime l’extravagance. (La traîne exigerait peut-être un négrillon.) Nos grands cerceaux nous font marcher comme des reines, A pas lents et rhythmés. - Autrefois leurs marraines N’habillèrent pas mieux Peau-d’Ane et Cendrillon. « A dater d’aujourd’hui je recommence à vivre. L’air pur, le grand soleil, les roses, tout m’enivre. Le chant des rossignols monte an ciel réjoui. Il est juste qu’enfin mon pauvre coeur renaisse; Il me faut, pour charmer ma seconde jeunesse, Un amour de vingt ans tout frais épanoui. « Je veux aimer. - J’ai soif des sources ignorées, Et me souviens parfois des biches altérées Soupirant, au désert de l’Ancien Testament, Après le miroir bleu des limpides fontaines Qui, sous les tamarins des oasis lointaines, Entre les fleurs des eaux dorment si clairement! » Chanson. Le présent, le passé, l’avenir d’une femme, Des gens fort sérieux prétendent tout avoir. Ils prendraient volontiers son image au miroir, Au papillon son aile, au diamant sa flamme. Dans l’abîme insondable ils aimeraient à voir, Avec leurs gros yeux ronds, ces bourgeois de vieux drame, La perle blanche éclose aux profondeurs de l’âme, Ils seraient assez fous pour oser la vouloir. Moi je sais une femme aux cheveux d’un blond fauve, Que retient sur l’oreille un petit ruban mauve, Et d’elle, pour ma part, je ne voudrais pas tant: Errant dans son sillage, un soir, je l’ai suivie, Et je donnerais bien tous les jours de ma vie Pour avoir de sa lèvre un baiser d’un instant. Marine. À L. G. de Bellée. Au fond d’un lointain souvenir, Je revois, comme dans un rêve, Entre deux rocs, sur une grève, Une langue de mer bleuir. Ce pauvre coin de paysage Vu de très-loin apparaît mieux, Et je n’ai qu’à fermer les yeux Pour éclairer la chère image. Dans mon coeur les rochers sont peints Tout verdis de criste marine, Et je m’imprègne de résine Sous le vent musical des pins. L’oeillet sauvage, fleur du sable, Exhale son parfum poivré, Et je me sens comme enivré D’une ivresse indéfinissable. De longs groupes de saules verts, A l’éveil des brises salées, Mêlent aux dunes éboulées Leurs feuillages, blancs à l’envers. Je revois comme dans un rêve, Au fond d’un lointain souvenir, Une langue de mer bleuir Entre deux rocs, sur une grève. À Édouard Leconte. Au coucher du soleil, toute la forêt semble Dans le recueillement: touffes de chênes roux, Petits genévriers, maigres buissons de houx, N’ont pas dans la lumière une feuille qui tremble. On n’entend qu’un oiseau, travailleur attardé, Dans le canton lointain des châtaigniers antiques; On écoute à travers les grands bois pacifiques Le pivert, dont le bec fait un bruit saccadé; Étrange oiseau, connu de cet homme qui passe Dans la lueur tranquille et pure du couchant; Ce n’est pas un vieillard qui se traîne en marchant, Dont l’échiné se courbe et dont la jambe est lasse; C’est un rude piéton sortant de la forêt Tout chargé de bois mort. - Son pas ferme s’allonge: Il a vu le soleil, comme une grosse oronge, Qui, là-bas, s’enfouit dans l’herbe et disparaît. Il marche allègrement. . . le fond du coeur rumine Quelque chose d’heureux. . . Dans le ciel clair et froid Monte un fil de fumée, un long fil bleu tout droit. . . Son vieux masque rugueux et tanné s’illumine. Dans ce pli du terrain où finit l’horizon Il n’arrivera pas avant la nuit peut-être; Mais il a sur l’épaule un riche feu de hêtre Pour égayer les coins de toute la maison. Là, sous un toit moussu, fenêtre et porte closes, A l’heure du berceau, les enfants réjouis Ouvriront de grands yeux par la flamme éblouis, Quand il déchaussera leurs chers petits pieds roses. Trois Vieilles. I Le prêtre avait béni l’enfant qu’on enterrait. . . - Trois vieilles soeurs buvaient au fond d’un cabaret. Depuis dix ans les soeurs ne s’étaient rencontrées Qu’une fois; les soleils de Paris sont trop courts: On se voit quand on peut dans la suite des jours, Comme des voyageurs des lointaines contrées; Du faubourg Saint-Antoine au faubourg Saint-Marcel, Pour les gens de Paris la course est aussi grande Que pour les gens de mer s’en allant d’Arkhangel Aux récifs de corail de la Nouvelle-Irlande. On broute à son attache, on vit séparément, Pour se voir aux grands jours du prêtre et du notaire, Alors qu’on se marie, ou bien quand on s’enterre. Or, cette fois, c’était pour un enterrement. II La plus haute en couleur était riche en paroles, Opulent spécimen de ces nombreuses folles Qui sur le pavé gras ont largement vécu, Buvant au jour le jour jusqu’au dernier écu. Le masque rouge était comme infiltré de lie, Témoignant de l’amour banal et du gros vin. La créature avait sans doute été jolie, Mais quarante ans plus tôt, quand elle en comptait vingt. Un châle aux tons criards enveloppait la vieille, Un madras à carreaux lui pendait sur l’oreille; C’était du vieux plaisir bourgeois et déhanché, Mais le brodequin mauve était bien attaché. Par contre, la deuxième, étant sèche, menue, Avait poussé tout droit, d’une seule venue; Le froid visage maigre offrait les tons jaunis Des cierges qui, n’ayant jamais été bénits, Oubliés dans un coin obscur de sacristie, Ne brûlèrent jamais pour éclairer l’hostie. Sans pousser une plainte et sans se reposer, Elle avait de longs jours vécu de son aiguille. A la voir, on sentait que jamais un baiser N’avait épanoui sa pauvre chair de fille. L’oeil donnait le frisson; le regard, bleu d’acier, Comme un reflet d’hiver s’échappait d’un glacier. L’âge avait buriné sur les coins de sa bouche Deux grands plis effrayants d’égoïsme farouche, D’un égoïsme étroit, implacable, brutal, Qui jamais au bonheur des autres ne pardonne. Malade une ou deux fois, la revêche personne, Ne voulant pas coucher dans un lit d’hôpital, Ebréchait son épargne au fond de son armoire. (Pour tant de laiderons voués au célibat, La vie est un obscur et terrible combat Dont les grands écrivains ne savent pas l’histoire.) Le chômage avait pris le reste de son gain. Robe verte jadis, un long fourreau de serge Drapait les angles droits de cette antique vierge, Étouffant ses cheveux sous un étroit béguin: On eût dit quelque nonne échappée à sa grille. La femme en noir était la mère de famille. Comme usé par les pleurs, son visage était blanc. Elle ne buvait pas, elle faisait semblant, Craignant d’humilier ses soeurs, les deux aînées, Que son grand deuil avait ensemble ramenées. Parfois, dans la torpeur de son accablement, D’un long bras amaigri que tourmentait la fièvre, Elle prenait son verre, elle y trempait sa lèvre. Puis ses grands yeux taris regardaient fixement Quelque chose. . . une image intime et personnelle Que les deux autres soeurs ne cherchaient pas à voir, Comprenant à demi la douleur maternelle Et sachant que la femme était rentrée en elle, Et trouvait dans son coeur comme un fond de miroir Où dormait l’enfant mort, jeté dans un trou noir, A la fosse commune, au bord de la tranchée Où la foule anonyme à la hâte est couchée. C’était son dernier-né, chérubin de sept ans. Les deux autres étaient partis depuis longtemps: L’un, en mer, aux lueurs de sa mauvaise étoile, A bord d’un long trois-mâts tout chargé d’émigrants, Et le corps, mal cousu dans un lambeau de voile, On ne sait où, flottait au hasard des courants. L’autre, pris pour la guerre, avait suivi l’armée, Sans rien voir, emboîtant le pas dans la fumée; Mais la faucheuse avait couché les bataillons Dru comme épis tombants au revers des sillons. Dans un pli de ravin, au bord de la mer Noire, On l’avait mis en terre, un lendemain de gloire, Empilé sur un tas de vaillants inconnus, Pauvres morts dépouillés, ensevelis tout nus, Aussi nus qu’en sortant du ventre de leur mère. III Vers cinq heures du soir, le jour s’enténébrant, Les deux plus vieilles soeurs burent un dernier verre; Et puis chacune prit un chemin différent: La Rouge pour guetter quelque Arthur de barrière, La Jaune pour souffler la braise de son feu; Et la Blanche, voyant les autres disparues, S’en alla devant elle, au hasard, par les rues, Dans la nuit. . .Pauvre femme!. . .elle croyait en Dieu. Chanson Marine. Nous revenions d’un long voyage, Las de la mer et las du ciel. Le banc d’azur du cap Fréhel Fut salué par l’équipage. Bientôt nous vîmes s’élargir Les blanches courbes de nos grèves; Puis, au cher pays de nos rêves, L’aiguille des clochers surgir. Le son d’or des cloches normandes Jusqu’à nous s’égrenait dans l’air; Nous arrivions par un temps clair, Marchant à voiles toutes grandes. De loin nous fûmes reconnus Par un vol de mouettes blanches, Oiseaux de Granville et d’Avranches, Pour nous revoir exprès venus. Ils nous disaient: « L’Orne et la Vire Savent déjà votre retour, Et c’est avant la fin du jour Que doit mouiller votre navire. « Vous n’avez pas compté les pleurs Des vieux pères qui vous attendent. Les hirondelles vous demandent, Et tous vos pommiers sont en fleurs. « Nous connaissons de belles filles, Aux coiffes en moulin à vent, Qui de vous ont parlé souvent, Au feu du soir dans vos familles. « Et nous en avons pris congé Pour vous rejoindre à tire-d’ailes. Vous avez trop vécu loin d’elles, Mais pas un seul coeur n’a changé. » Paysage Normand. À Ernest Chesneau. J’aime à suivre le bord des petites rivières Qui cheminent sans bruit dans les bas-fonds herbeux. A leur fil d’argent clair viennent boire les boeufs, Et tournoyer le vol des jaunes lavandières. J’en sais qui passent loin des grands fleuves bourbeux, Diaphanes miroirs des plantes printanières, Et les reines des prés s’y penchent les premières En écoutant jaser cinq ou six flots verbeux. Ma petite rivière a la mer pour voisine: Plus d’un martin-pêcheur vêtu d’algue marine Coupe, sans y songer, le vol du goëland; Et parfois, ébloui de l’immensité bleue, L’oiseau dépaysé, d’un brusque tour de queue, Vers les saules remonte et va tout droit filant. Printemps. A Adolphe Magu. Les amoureux ne vont pas loin: On perd du temps aux longs voyages. Les bords de l’Yvette ou du Loing Pour eux ont de frais paysages. Ils marchent à pas cadencés Dont le coeur règle l’harmonie, Et vont l’un à l’autre enlacés En suivant leur route bénie. Ils savent de petits sentiers Où les fleurs de mai sont écloses; Quand ils passent, les églantiers. S’effeuillant, font pleuvoir des roses. Ormes, frênes et châtaigniers, Taillis et grands fûts, tout verdoie, Berçant les amours printaniers Des nids où les coeurs sont en joie: Ramiers au fond des bois perdus, Bouvreuils des aubépines blanches, Loriots jaunes suspendus A la fourche des hautes branches. Le trille ému, les sons flûtés, Croisent les soupirs d’amoureuses: Tous les arbres sont enchantés Par les heureux et les heureuses. Fleurs D’Avril. À André Theuriet. Le bouvreuil a sifflé dans l’aubépine blanche; Les ramiers, deux à deux, ont au loin roucoulé, Et les petits muguets, qui sous bois ont perlé, Embaument les ravins où bleuit la pervenche. Sous les vieux hêtres verts, dans un frais demi-jour, Les heureux de vingt ans, les mains entrelacées, Echangent, tout rêveurs, des trésors de pensées Dans un mystérieux et long baiser d’amour. Les beaux enfants naïfs, trop ingénus encore Pour comprendre la vie et ses enchantements, Sont émus en plein coeur de chauds pressentiments, Comme aux rayons d’avril les fleurs avant d’éclore. Et l’homme ancien qui songe aux printemps d’autrefois, Oubliant pour un jour le nombre des années, Ecoute la voix d’or des heures fortunées Et va silencieux en pleurant sous les bois. Grandes Eaux. À Charles Deulin. Elle sort de son lit, la Marne aux eaux boueuses. Les saules ébranchés que l’on voit sur deux rangs, Pris dans le tourbillon jaunâtre des courants, Marquent les anciens bords de leurs têtes noueuses. Sous les arches des ponts, les eaux, de temps en temps, Enchevêtrent, parmi leurs épaves confuses, De vieux arbres tombés en longs débris flottants. Et des barres de vanne et des pales d’écluses. De brouillards persistants, tout le ciel embrumé Garde depuis un mois son voile gris de cendre: On ne peut, au travers du grand rideau fermé, Voir les soleils d’hiver ni monter, ni descendre. On entend de fort loin des cygnes migrateurs, Tout désorientés, dont les bandes sauvages Délibèrent sans doute à d’immenses hauteurs, Accélérant leur vol pour de plus chauds rivages, Quelques rares oiseaux restés dans le pays, Mésanges et bouvreuils, consternés du déluge, Recherchent, en dehors des terrains envahis, Un buisson de hasard comme dernier refuge. De l’horizon, la nuit fait brusquement le tour: Deux ou trois peupliers, une flèche d’église, Apparaissent encor dans un reste de jour, Mais bientôt tout s’efface, et plus âpre est la bise. Et de la tête aux pieds je frissonne en songeant Que, sur les grands chemins de notre froide terre, Grelottent de petits bohèmes voyageant, Pour qui déjà la vie est un navrant mystère. Ils plongent dans la nuit un triste et long regard, En quête d’une ferme ou d’une hôtellerie: Trouveront-ils un coin d’étable ou de hangar, Comme, un soir de Noël, le fils blond de Marie? Retour. À Alex. De Bertha. L’absent qu’on n’osait plus attendre est revenu. Sans bruit il a poussé la porte. Son chien, aveugle et sourd, au flair l’a reconnu, Et par la grande cour l’escorte. L’enfant blond d’autrefois est un homme aujourd’hui. Par delà l’Equateur sa trentaine est sonnée, Et voilà bien dix ans qu’on n’a rien su de lui. Par les soleils de mer sa peau rude est tannée. Du vieux perron de pierre il monte l’escalier. Les fleurs d’un chèvrefeuille antique Versent, comme autrefois, leur baume hospitalier Au seuil de la maison rustique. Il hésite, il a peur, quand son pied touche au seuil. C’est un pressentiment funèbre qui l’arrête: Qui va-t-il retrouver? les siens portant son deuil, Ou des êtres nouveaux dont le coeur est en fête? On l’aperçoit d’abord: - « Quel est cet étranger Qui chez les autres se hasarde Sans éveiller la cloche, et semble interroger Si gravement ceux qu’il regarde? » Servantes et valets ne le connaissent pas, Mais la maîtresse, assise et près du feu courbée, Se lève toute droite et lui tend ses deux bras. En étouffant un cri de mère elle est tombée. La Bataille. À Léo Joubert. Là-bas, vers l’horizon du frais pays herbeux Où la rivière, lente et comme désoeuvrée, Laisse boire à son gué de longs troupeaux de boeufs, Une grande bataille autrefois fut livrée. C’était, comme aujourd’hui, par un ciel de printemps. Dans ce jour désastreux, plus d’une fleur sauvage, Qui s’épanouissait, flétrie en peu d’instants, Noya tous ses parfums dans le sang du rivage La bataille dura de l’aube jusqu’au soir; Et, surpris dans leur vol, de riches scarabées, De larges papillons jaunes striés de noir Se traînèrent mourants parmi les fleurs tombées. La rivière était rouge: elle roulait du sang. Le bleu martin-pêcheur en souilla son plumage; Et le saule penché, le bouleau frémissant, Essayèrent en vain d’y trouver leur image. Le biez du Moulin-Neuf en resta noir longtemps. Le sol fut piétiné, des ornières creusées. Et l’on vit des bourbiers sinistres, miroitants Où les troupes s’étaient hardiment écrasées. Et lorsque la bataille eut apaisé son bruit, La lune, qui montait derrière les collines, Contempla tristement, vers l’heure de minuit, Ce que l’oeuvre d’un jour peut faire de ruines: Pris du même sommeil, là gisaient par milliers, Sur les canons éteints, les bannières froissées, Épars confusément, chevaux et cavaliers Dont les yeux grands ouverts n’avaient plus de pensées. On enterra les morts au hasard et depuis, Les étoiles du ciel, ces paisibles veilleuses, Sur le champ du combat passèrent bien des nuits, Baignant les gazons verts de leurs clartés pieuses; Et les petits bergers, durant bien des saisons, En côtoyant la plaine où sommeillaient les braves, Dans leur gosier d’oiseau retenant leurs chansons, Suivirent tout songeurs les grands boeufs aux pas graves. Source: http://www.poesies.net