Poèmes De La Revue Des Deux Mondes. Par Camille-André Lemoyne. (1822-1907) TABLE DES MATIERES. Bateaux Chalands. Matin D’Hiver. Liseuse. Fleurs Du Chemin. Les Berceaux. Rosaire D’Amour. Printemps. Chanson. Bateaux Chalands. I Ces longs bateaux chalands, ces grosses barques neuves, Peintes en marron clair, la croix blanche à l’avant, Qui reviennent du Nord et descendent nos fleuves, S’en vont au fil des eaux sans mettre voile au vent. A leur coque, toujours lisse et bien goudronnée, On aime à reconnaître un ménage flamand, Dans son nid à fleur d’eau tranquille maisonnée, Le jour au grand soleil, la nuit en paix dormant. En relief sur le pont, la cabine du maître, Coquette et toute blanche... Elle est juste au milieu, Comme autrefois dans l’arche... Et, par chaque fenêtre, Au calme intérieur descend un rayon bleu. Des brassières d’enfant, de petites vareuses Sèchent au soleil clair, tout près du grand filet, Et la mère, berçant de ses deux mains heureuses Un gros joufflu qui rit, l’abreuve de son lait. Des plants de réséda parfument la cabine, Et de petits rosiers, parfois même des lys. On y voit s’enrouler la rouge capucine Aux clochettes d’azur des hauts volubilis. Là, quelques prisonniers, éclos sur le rivage, Des bouvreuils à gros bec ou des merles siffleurs, En oiseaux bien appris agréant l’esclavage, Paraissent oublier leur cage dans les fleurs. Et plus d’une hirondelle, à bon droit curieuse, D’une aile indépendante en pleine liberté. Passe comme une folle et sauvage rieuse, En frôlant de son vol tout ce monde enchanté. On voyage à travers les campagnes fleuries, En écoutant parfois, dans un si long parcours, Les boeufs des grands vergers, les coqs des métairies Ou le grave angélus enroué des vieux bourgs. Les yeux suivent longtemps ces barques fortunées, Riches de beaux enfans, et de fleurs et d’oiseaux, Qui vont avec lenteur, à petites journées, Vrais paradis flottans sur le miroir des eaux. II Mais sur les eaux la Mort nous prend comme sur terre D’un seul coup... le patron, qui n’a pas ses trente ans, Va chercher, comme tous, la clé du grand mystère... Il tombe en plein bonheur... Il a fini son temps. Songeant à ses petits, c’est alors que la veuve, En essuyant ses pleurs, prend, d’un geste viril, Le haut commandement du maître sur le fleuve. (Si le coeur lui manquait, l’homme que dirait-il?) Et refoulant en elle une sombre pensée, Elle rit aux enfans sans quitter son travail, Sur le fond clair du ciel, tout en noir, adossée A la barre du large et puissant gouvernail. Matin D’Hiver. A Mademoiselle Marguerite Coutanseau. La neige tombe en paix sur Paris qui sommeille, De sa robe d’hiver à minuit s’affublant. Quand la ville surprise au grand jour se réveille, Fins clochers, dômes ronds, palais vieux, tout est blanc. Moins rudes sont les froids, et la Seine charrie: D’énormes blocs de glace aux longs reflets vitreux Éclaboussent d’argent l’arche du pont Marie, Poursuivent leur voyage et se choquent entre eux. Les cloches qui tintaient à si grandes volées, Pour fêter dignement les jours carillonnés, N’ont plus qu’un timbre mat et des notes voilées, Comme si leurs battants étaient capitonnés. Les barques des chalands au long des quais rangées, De leur unique voile ont fermé l’éventail, Et toutes dans la glace, en bon ordre figées, Sont prises dans leur coque et jusqu’au gouvernail. Enrobant le Soleil sous deux ailes de flamme, Un goéland du Havre ou de Pont-Audemer Vient comme un Saint-Esprit planer sur Notre-Dame: On reconnaît de loin le grand oiseau de mer. Ce fut par de joyeux et clairs matins de neige, Où l’aurore allumait ses premiers feux pourprés, Qu’autrefois les Normands, blonds fils de la Norvège, Dressaient la haute échelle à Saint-Germain-des-Prés. Liseuse. I Des neiges de la nuit toute la terre est blanche, Et nos cloches d’église ont perdu leur voix franche: De près on croit entendre un Angélus lointain Qui se gèle dans l’air, mat comme un son d’étain. Les peupliers transis, en deux longues rangées, Grelottent sans reflet au bord des eaux figées. Pas une aile d’oiseau sur le fond gris du ciel. - On a le frisson noir d’un hiver éternel. II Mais qu’importe la bise et les neiges tombées. Quand l’âtre est réjoui par de claires flambées? Les rafales de neige aux vitres grésillant Font éclater de rire un grand feu pétillant. Puisqu’un si rude hiver nous tient en quarantaine, Nous relirons Joinville et notre La Fontaine. Ces merveilleux conteurs, immortels Champenois, Sont de très chauds amis dans la rigueur des froids. O liseuse à voix d’or, avec ces purs génies, Tu nous enchanteras de légendes bénies. Tu comprends le poète et le vieux chroniqueur Qui gardaient simplement la jeunesse du coeur. Et puis... n’avons-nous pas à nous deux quelque chose Que jamais ne diront ni les vers, ni la prose; Et qui ne peut mourir, quand s’éteindrait le jour: -C’est un rayon sacré d’inaltérable amour. Fleurs Du Chemin. J’obéis aux vouloirs d’une fille aux yeux pers. En regardant ses yeux, je pense aux mers profondes Dont l’abîme inconnu désespère les sondes: Si je veux lire au fond de ses yeux, je m’y perds. Qui jamais résoudra le bizarre problème De son coeur?... Est-ce moi, qui ne m’explique rien Quand je veux essayer de voir clair dans le mien, Et qui reste une étrange énigme pour moi-même! Sa mère était la fleur des belles d’Ouessant, Où naufragea son père, un pêcheur de Guérande... Leur fille vint en mer. -Sa bouche est un peu grande, Mais j’en admire mieux son rire éblouissant. J’ai trouvé ce bonheur dans ma vie à mi-côte. - Si d’autres voyageurs avant moi sont venus, Je n’en veux rien savoir: ils me sont inconnus... Je bénis la maîtresse où je suis l’heureux hôte. Curieux de la Cause, inquiet du Pourquoi, J’ai battu le chemin des sèches théories; Je m’en vais aujourd’hui par les routes fleuries (Un sentier de printemps reverdit devant moi); Et j’aime à contempler les riches paysages Merveilleux en peinture au fond des lacs dormants, Sans rider le miroir de leurs bouquets charmants, Sans remuer les eaux pour briser les images. D’une fille aux yeux pers je fais la volonté; Je fais sa volonté, folâtre ou sérieuse. - On m’a dit que j’aimais une grande oublieuse... Qu’importe, si ma vie est un rêve enchanté? Je sais que plus d’un coeur est comme un palimpseste Où le texte latin, croisant les mots hébreux, N’offre aux plus érudits qu’un sens fort ténébreux... Bienheureux qui retrouve un nom d’amour qui reste! Les Berceaux. La vie est ainsi faite. On dit: «Le monde est grand.» On a, comme l’oiseau, des instincts d’émigrant, On voudrait en un jour voir l’Europe et l’Asie. Les ailes font défaut: «Prenons voile et vapeur. Nous fréterons un brick ou quelque bon clipper Qui nous emporte au gré de notre fantaisie. Nous cueillerons en Chine, au bord du fleuve Amour, La fleur du Nélumbo; puis nous ferons le tour, Par le chemin des eaux, de notre vaste monde. Nous verrons l’Archipel où les paradisiers S’enivrent en mangeant la noix des muscadiers; - Et les grands papillons des îles de la Sonde. Dans les chaudes clartés d’un ciel oriental, Nous verrons s’élargir le cèdre horizontal, Sur de riches fonds d’or étageant ses ramures; Tandis qu’à son réveil, la brise du matin S’y complaît à rhythmer, comme un orgue lointain, En sons religieux ses plus graves murmures. Sous des vents réguliers pour le navigateur, Nous changerons de ciel en coupant l’Équateur. Nous doublerons le Cap avec toutes nos voiles; Et, dans la nuit sereine, au large, on pourra voir La Croix du Sud jaillir de l’immense miroir De la mer,... où rayonne un crucifix d’étoiles. Nous partirons en mai, quand les arbres sont verts.» Mais les printemps s’en vont, ainsi que les hivers, Et le départ s’ajourne. -Un soir on se marie. On fait en souriant l’heureux nid conjugal, Et l’homme aux grands projets reste au pays natal, Penché sur le berceau de Paul ou de Marie. Dans l’oubli de soi-même, on écoute, penseur, Et l’oreille charmée, un vieux refrain berceur Qu’à ses beaux endormis chante la jeune mère. A cette voix émue, au timbre musical, Cadencée en sourdine,... on est patriarcal Comme aux temps merveilleux de la Bible et d’Homère. Rosaire D’Amour. J’aime tes belles mains longues & paresseuses, Qui, pareilles au lis, n’ont jamais travaillé, Mais savent le secret des musiques berceuses Qui parlent à voix lente au coeur émerveillé. - J’aime tes belles mains longues & paresseuses. J’aime tes petits pieds vifs & spirituels, Petits pieds éloquents de la cheville aux pointes, Que les saints, oubliant leurs graves rituels, Pliés sur deux genoux, baiseraient à mains jointes. - J’aime tes petits pieds vifs & spirituels. J’aime ta chevelure abondante & houleuse, Flots noirs en harmonie avec ton cou bistré. Je crois bien que jamais une main de fileuse Ne tria d’écheveau si fin & si lustré. - J’aime ta chevelure abondante & houleuse. J’aime tes yeux vert-d’eau, j’aime tes yeux songeurs. Quand je regarde en eux, je pense aux mers profondes Dont le mystère échappe aux plus hardis plongeurs; Je rêve d’un abîme où s’égarent les sondes. - J’aime tes yeux vert-d’eau, j’aime tes yeux songeurs. J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre, Pur carmin sur un fond de neige éblouissant. C’est à prendre en pitié tous les trésors du Louvre. J’aime ta bouche en fleur, fleur de chair, fleur de sang. - J’aime ta bouche en fleur dont la corolle s’ouvre. Vous, la belle de nuit & la belle de jour, Me pardonnerez-vous cette ingrate analyse? Si j’ai mal égrené le rosaire d’amour, C’est qu’un cher souvenir trop capiteux me grise. - Grâce, belle de nuit; grâce, belle de jour. Printemps. Les amoureux ne vont pas loin: On perd du temps aux longs voyages. Les bords de l’Yvette ou du Loing Pour eux ont de frais paysages. Ils marchent à pas cadencés Dont le coeur règle l’harmonie, Et vont l’un à l’autre enlacés En suivant leur route bénie. Ils savent de petits sentiers Où les fleurs de mai sont écloses; Quand ils passent, les églantiers, S’effeuillant, font pleuvoir des roses. Ormes, frênes & châtaigniers, Taillis & grands fûts, tout verdoie, Berçant les amours printaniers Des nids où les coeurs sont en joie: Ramiers au fond des bois perdus, Bouvreuils des aubépines blanches, Loriots jaunes suspendus A la fourche des hautes branches. Le trille ému, les sons flûtés, Croisent les soupirs d’amoureuses: Tous les arbres sont enchantés Par les heureux & les heureuses. Chanson. Le présent, le passé, l’avenir d’une femme, Des gens fort sérieux prétendent tout avoir. Ils prendraient volontiers son image au miroir, Au papillon son aile, au diamant sa flamme. Dans l’abîme insondable ils aimeraient à voir, Avec leurs gros yeux ronds, ces bourgeois de vieux drame, La perle blanche éclose aux profondeurs de l’âme, Ils seraient assez fous pour oser la vouloir. Moi je sais une femme aux cheveux d’un blond fauve, Que retient sur l’oreille un petit ruban mauve, Et d’elle, pour ma part, je ne voudrais pas tant Errant dans son sillage, un soir, je l’ai suivie, Et je donnerais bien tous les jours de ma vie Pour avoir de sa lèvre un baiser d’un instant. Source: http://www.poesies.net