Le lutrin Par Nicolas Boileau-Despreaux 1674-1683 CHANT 1 Je chante les combats, et ce prelat terrible, Qui par ses longs travaux, et sa force invincible, Dans une illustre eglise exerçant son grand coeur, Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur. C'est envain que le chantre abusant d'un faux titre, Deux fois l'en fit oster par les mains du chapitre: Ce prelat sur le banc de son rival altier, Deux fois le reportant l'en couvrit tout entier. Muse, redy-moy donc quelle ardeur de vengeance, De ces hommes sacrez rompit l'intelligence, Et troubla si long-temps deux celebres rivaux. Tant de fiel entre-t-il dans l'ame des devots? Et toy, fameux heros, dont la sage entremise De ce schisme naissant débarrassa l'eglise; Vien d'un regard heureux animer mon projet, Et garde-toy de rire en ce grave sujet. Parmy les doux plaisirs d'une paix fraternelle, Paris voyoit fleurir son antique chappelle. Ses chanoines vermeils et brillans de santé, S'engraissoient d'une longue et sainte oisiveté. Sans sortir de leurs lits plus doux que leurs hermines, Ces pieux faineans faisoient chanter matines, Veilloient à bien disner, et laissoient en leur lieu À des chantres gagez le soin de loüer Dieu. Quand la discorde encor toute noire de crimes, Sortant des cordeliers pour aller aux minimes, Avec cet air hideux qui fait fremir la paix, S'arresta prés d'un arbre au pié de son palais. Là, d'un oeil attentif, contemplant son empire, A l'aspect du tumulte, elle-même s'admire. Elle y voit par le coche et d'Evreux et du Mans, Accourir à grands flots ses fideles normans. Elle y voit aborder le marquis, la comtesse, Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse, Et par tout des plaideurs les escadrons épars, Faire autour de Themis flotter ses étendars. Mais une eglise seule à ses yeux immobile, Garde au sein du tumulte une assiette tranquille. Elle seule la brave, elle seule aux procez De ses paisibles murs veut deffendre l'accez. La discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offence, Fait sifler ses serpens, s'excite à la vengeance. Sa bouche se remplit d'un poison odieux, Et de longs traits de feu luy sortent par les yeux. "quoy, dit-elle, d'un ton qui fit trembler les vitres, J'auray pû jusqu'ici broüiller tous les chapitres, Diviser cordeliers, carmes et celestins? J'auray fait soûtenir un siege aux augustins? Et cette eglise seule à mes ordres rebelle Nourira dans son sein une paix eternelle? Suis-je donc la discorde? Et parmi les mortels, Qui voudra desormais encenser mes autels?" À ces mots, d'un bonnet couvrant sa teste énorme, Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme. Elle peint de bourgeons son visage guerrier Et s'en va de ce pas trouver le tresorier. Dans le reduit obscur d'une alcove enfoncée, S'éleve un lit de plume à grands frais amassée. Quatre rideaux pompeux, par un double contour, En deffendent l'entrée à la clarté du jour. Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence, Regne sur le duvet une heureuse indolence. C'est là que le prélat muni d'un déjeûner, Dormant d'un leger somme, attendoit le disner. La jeunesse en sa fleur brille sur son visage: Son menton sur son sein descend à double étage: Et son corps ramassé dans sa courte grosseur, Fait gemir les coussins sous sa molle épaisseur. La déesse en entrant, qui voit la nappe mise Admire un si bel ordre et reconnoit l'eglise Et marchant à grands pas vers le lieu du repos, Au prélat sommeillant, elle adresse ces mots: "Tu dors? Prélat, tu dors? Et là-haut à ta place, Le chantre aux yeux du choeur étale son audace, Chante les oremus, fait des processions, Et répand à grands flots les benedictions. Tu dors? Attens-tu donc, que sans bulle et sans titre Il te ravisse encor le rochet et la mitre? Sors de ce lit oyseux, qui te tient attaché, Et renonce au repos, ou bien à l'evesché. Elle dit, et du vent de sa bouche profane, Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane. Le prélat se réveille, et plein d'émotion Lui donne toutefois la benediction. Tel qu'on voit un taureau, qu'une guespe en furie A piqué dans les flancs, aux dépens de sa vie, Le superbe animal agité de tourmens, Exhale sa douleur en longs mugissemens. Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante, Querelle en se levant et laquais et servante, Et d'un juste courroux ranimant sa vigueur, Mesme avant le disner, parle d'aller au choeur. Le prudent Gilotin, son aumônier fidele, Envain par ses conseils sagement le rappelle; Luy montre le péril: que midi va sonner: Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le disner. "Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice, Quand le disner est prest, vous appelle à l'office? De vostre dignité soûtenés mieux l'éclat. Est-ce pour travailler que vous estes prélat? À quoy bon ce dégoust et ce zele inutile? Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile? Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien, Qu'un disner réchauffé ne valut jamais rien." Ainsi dit Gilotin, et ce ministre sage Sur table, au mesme instant, fait servir le potage. Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect Demeure quelque temps muet à cet aspect. Il cede, il disne enfin: mais toûjours plus farouche, Les morceaux trop hastez se pressent dans sa bouche. Gilotin en gemit, et sortant de fureur, Chez tous ses partisans va semer la terreur. On voit courir chez lui leurs troupes éperduës: Comme l'on voit marcher les bataillons de gruës; Quand le pygmée altier redoublant ses efforts De l'Hebre ou du Strymon vient d'occuper les bords. À l'aspect imprévû de leur foule agreable, Le prélat radouci veut se lever de table. La couleur lui renaist, sa voix change de ton. Il fait par Gilotin rapporter un jambon. Lui-mesme le premier, pour honnorer la troupe, D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe: Il l'avale d'un trait: et chacun l'imitant, La cruche au large ventre est vuide en un instant. Si-tost que du nectar la troupe est abreuvée, On dessert: et soudain la nappe estant levée, Le prelat, d'une voix conforme à son malheur, Leur confie en ces mots sa trop juste douleur. "Illustres compagnons de mes longues fatigues, Qui m'avez soûtenu par vos pieuses ligues, Et par qui, maistre enfin d'un chapitre insensé, Seul à magnificat je me vois encensé. Souffrirez-vous toûjours qu'un orgueilleux m'outrage: Que le chantre à vos yeux détruise vostre ouvrage; Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moy, Donne à vostre lutrin et le ton et la loi? Ce matin mesme encor, ce n'est point un mensonge, (une divinité me l'a fait voir en songe) L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux, A prononcé pour moy le benedicat vos. Oüi, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes." Le prelat à ces mots verse un torrent de larmes. Il veut, mais vainement, poursuivre son discours. Ses sanglots redoublez en arrestent le cours. Le zelé Gilotin, qui prend part à sa gloire, Pour luy rendre la voix fait rapporter à boire. Quand Sidrac, à qui l'âge alonge le chemin, Arrive dans la chambre, un baston à la main. Ce vieillard dans le choeur a déja vû quatre âges: Il sçait de tous les temps les differens usages: Et son rare sçavoir, de simple marguillier, L'éleva par degrez au rang de chevecier. À l'aspect du prelat qui tombe en défaillance, Il devine son mal, il se ride, il s'avance, Et d'un ton paternel reprimant ses douleurs: "Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs, Prelat, et pour sauver tes droits et ton empire, Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire. Vers cet endroit du choeur, où le chantre orgueilleux Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux, Sur ce rang d'ais serrez qui forment sa closture, Fut jadis un lutrin d'inégale structure, Dont les flancs élargis de leur vaste contour Ombrageoient pleinement tous les lieux d'alentour. Derriere ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre, À peine sur son banc on discernoit le chantre: Tandis qu'à l'autre banc le prelat radieux, Découvert au grand jour attiroit tous les yeux. Mais un demon fatal à cette ample machine, Soit qu'une main la nuit eust hasté sa ruine, Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnast le destin, Fit tomber à nos yeux le pûpitre un matin. J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie: Il falut l'emporter dans nostre sacristie, Où depuis trente hyvers sans gloire enseveli, Il languit tout poudreux dans un honteux oubli. Enten-moy donc, prelat. Dés que l'ombre tranquille Viendra d'un crespe noir envelopper la ville: Il faut que trois de nous sans tumulte, et sans bruit, Partent à la faveur de la naissante nuit, Et du lutrin rompu réünissant la masse, Aillent d'un zele adroit le remettre en sa place. Si le chantre demain ose le renverser, Alors de cent arrests tu le peux terrasser. Pour soûtenir tes droits, que le ciel authorise, Abisme tout plûtost, c'est l'esprit de l'eglise. C'est par là qu'un prelat signale sa vigueur. Ne borne pas ta gloire à prier dans un choeur. Ces vertus dans Aleth peuvent estre en usage, Mais dans Paris, plaidons: c'est là nostre partage. Tes benedictions dans le trouble croissant, Tu pouras les répandre et par vingt et par cent: Et pour braver le chantre en son orgueil extrême, Les répandre à ses yeux et le benir luy-mesme." Ce discours aussi-tost frappe tous les esprits, Et le prelat charmé l'approuve par des cris. Il veut que sur le champ dans la troupe on choisisse Les trois que Dieu destine à ce pieux office. Mais chacun prétend part à cet illustre emploi. "Le sort, dit le prelat, vous servira de loi. Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire." Il dit, on obéit, on se presse d'écrire. Aussi-tost trente noms sur le papier tracez Sont au fond d'un bonnet par billets entassez. Pour tirer ces billets avec moins d'artifice, Guillaume enfant de choeur prête sa main novice, Son front nouveau tondu, symbole de candeur, Rougit en approchant d'une honneste pudeur. Cependant le prelat, l'oeil au ciel, la main nuë, Benit trois fois les noms et trois fois les remuë. Il tourne le bonnet. L'enfant tire: et Brontin Est le premier des noms qu'apporte le destin. Le prelat en conçoit un favorable augure, Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure. On se taist, et bien-tost on voit paroistre au jour Le nom, le fameux nom du perruquier l'amour. Ce nouvel Adonis à la blonde criniere, Est l'unique souci d'Anne sa perruquiere. Ils s'adorent l'un l'autre: et ce couple charmant S'unit long-temps, dit-on, avant le sacrement: Mais depuis trois moissons, à leur saint assemblage L'official a joint le nom de mariage. Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier, Et son courage est peint sur son visage altier. Un des noms reste encore, et le prelat par grace Une derniere fois les broüille et les resasse. Chacun croit que son nom est le dernier des trois. Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix, Boirude sacristain, cher appuy de ton maistre, Lorsqu'aux yeux du prelat tu vis ton nom paraistre? On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur Perdit en ce moment son antique pasleur, Et que ton corps gouteux plein d'une ardeur guerriere Pour sauter au plancher fit deux pas en arriere. Chacun benit tout haut l'arbitre des humains, Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains. Aussi-tost on se leve, et l'assemblée en foule, Avec un bruit confus, par les portes s'écoule. Le prelat resté seul calme un peu son dépit, Et jusques au souper se couche et s'assoupit. CHANT 2 Cependant cet oyseau qui prosne les merveilles, Ce monstre composé de bouches et d'oreilles, Qui sans cesse volant de climats en climats, Dit par tout ce qu'il sçait, et ce qu'il ne sçait pas, La renommée enfin, cette promte couriere, Va d'un mortel effroy glacer la perruquiere; Luy dit que son epoux d'un faux zele conduit, Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit. À ce triste recit tremblante, desolée, Elle accourt l'oeil en feu, la teste échevelée, Et trop seure d'un mal qu'on pense luy celer: "Oses-tu bien encor, traistre, dissimuler, Dit-elle? Et ni la foy que ta main m'a donnée, Ni nos embrassemens qu'a suivi l'hymenée, Ni ton espouse enfin toute preste à perir, Ne sçauroient donc t'oster cette ardeur de courir? Perfide, si du moins à ton devoir fidele Tu veillois pour orner quelque teste nouvelle; L'espoir d'un juste gain consolant ma langueur, Pouroit de ton absence adoucir la longueur. Mais quel zele indiscret, quelle aveugle entreprise Arme aujourd'huy ton bras en faveur d'une eglise? Où vas-tu, cher epoux? Est-ce que tu me fuis? As-tu donc oublié tant de si douces nuits? Quoi? D'un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes? Au nom de nos baisers jadis si pleins de charmes; Si mon coeur de tout temps facile à tes desirs N'a jamais d'un moment differé tes plaisirs; Si pour te prodiguer mes plus tendres caresses Je n'ay point exigé ni sermens ni promesses; Si toi seul à mon lit enfin eus toûjours part, Differe au moins d'un jour ce funeste départ." En achevant ces mots, cette amante enflammée Sur un placet voisin tombe demi-pasmée. Son epoux s'en émeut, et son coeur éperdu Entre deux passions demeure suspendu; Mais enfin rappellant son audace premiere, "Ma femme, lui dit-il, d'une voix douce et fiére, Je ne veux point nier les solides bienfaits Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits: Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire, Avant que tes faveurs sortent de ma memoire. Mais ne présume pas qu'en te donnant ma foi, L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi. Si le ciel en mes mains eust mis ma destinée, Nous aurions fui tous deux le joug de l'hymenée: Et sans nous opposer ces devoirs prétendus, Nous goûterions encor des plaisirs deffendus. Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre. Ne m'oste pas l'honneur d'élever un pupitre: Et toi-mesme donnant un frein à tes desirs, Raffermy ma vertu qu'ébranlent tes soûpirs. Que te dirai-je enfin? C'est le ciel qui m'appelle: Une eglise, un prelat m'engage en sa querelle. Il faut partir: j'y cours. Dissipe tes douleurs, Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs." Il la quitte à ces mots. Son amante effarée Demeure le teint pasle, et la veuë égarée; La force l'abandonne, et sa bouche trois fois Voulant le rappeller ne trouve plus de voix. Elle fuit, et de pleurs inondant son visage, Seule pour s'enfermer vole au cinquiéme étage, Mais d'un bouge prochain accourant à ce bruit, Sa servante Alizon la ratrappe, et la suit. Les ombres cependant sur la ville épanduës, Du faiste des maisons descendent dans les ruës: Le souper hors du choeur chasse les chappelains, Et de chantres beuvans les cabarets sont pleins. Le redouté Brontin, que son devoir éveille, Sort à l'instant chargé d'une triple bouteille, D'un vin dont Gilotin, qui sçavoit tout prévoir, Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir. L'odeur d'un jus si doux luy rend le faix moins rude. Il est bien-tost suivi du sacristain Boirude, Et tous deux de ce pas s'en vont avec chaleur Du trop lent perruquier réveiller la valeur. "Partons, luy dit Brontin. Déja le jour plus sombre Dans les eaux s'éteignant va faire place à l'ombre. D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux? Quoy? Le pardon sonnant te retrouve en ces lieux? Où donc est ce grand coeur, dont tantost l'allegresse Sembloit du jour trop long accuser la paresse? Marche, et sui-nous du moins où l'honneur nous attend." Le perruquier honteux rougit en l'écoutant. Aussi-tost de longs clous il prend une poignée: Sur son épaule il charge une lourde coignée: Et derriere son dos qui tremble sous le poids, Il attache une scie en forme de carquois. Il sort au mesme instant, il se met à leur teste. À suivre ce grand chef l'un et l'autre s'appreste. Leur coeur semble allumé d'un zele tout nouveau. Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau. La lune qui du ciel voit leur démarche altiere, Retire en leur faveur sa paisible lumiere. La discorde en soûrit, et les suivant des yeux, De joye, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. L'air qui gemit du cri de l'horrible deesse, Va jusques dans cisteaux réveiller la mollesse. C'est là qu'en un dortoir elle fait son sejour. Les plaisirs nonchalans folastrent à l'entour. L'un paîtrit dans un coin l'embonpoint des chanoines; L'autre broye en riant le vermillon des moines: La volupté la sert avec des yeux devots, Et toûjours le sommeil luy verse des pavots. Ce soir plus que jamais en vain il les redouble. La mollesse à ce bruit se réveille, se trouble. Quand la nuit, qui déja va tout envelopper, D'un funeste recit vient encor la frapper: Luy conte du prelat l'entreprise nouvelle. Aux piez des murs sacrez d'une sainte chappelle Elle a vû trois guerriers ennemis de la paix, Marcher à la faveur de ses voiles épais. La discorde en ce lieu menace de s'accroistre. Demain avec l'aurore un lutrin va paroistre, Qui doit y soûlever un peuple de mutins. Ainsi le ciel l'écrit au livre des destins. À ce triste discours, qu'un long soûpir acheve, La mollesse en pleurant sur un bras se releve, Ouvre un oeil languissant, et d'une foible voix, Laisse tomber ces mots, qu'elle interrompt vingt fois. "O nuit, que m'as-tu dit? Quel demon sur la terre Souffle dans tous les coeurs la fatigue et la guerre? Helas! Qu'est devenu ce temps, cet heureux temps, Où les rois s'honnoroient du nom de faineans, S'endormoient sur le trône, et me servant sans honte, Laissoient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un Comte? Aucun soin n'approchoit de leur paisible cour. On reposoit la nuit, on dormoit tout le jour. Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines Faisoit taire des vents les bruyantes haleines, Quatre boeufs attelez, d'un pas tranquille et lent, Promenoient dans Paris le monarque indolent. Ce doux siecle n'est plus. Le ciel impitoyable A placé sur leur trône un prince infatigable. Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix: Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits. Rien ne peut arrester sa vigilante audace. L'esté n'a point de feux, l'hyver n'a point de glace. J'entens à son seul nom tous mes sujets fremir. Envain deux fois la paix a voulu l'endormir: Loin de moy son courage entraîné par la gloire, Ne se plaist qu'à courir de victoire en victoire. Je me fatiguerois, à te tracer le cours Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours. Je croyois, loin des lieux d'où ce prince m'exile, Que l'eglise du moins m'assuroit un azile. Mais envain j'esperois y regner sans effroi: Moines, abbez, prieurs, tout s'arme contre moi. Par mon exil honteux la trape est anoblie. J'ay vû dans saint Denis la réforme établie. Le carme, le feüillant s'endurcit aux travaux. Et la regle déja se remet dans Clervaux, Citeaux dormoit encore, et la sainte chappelle Conservoit du vieux temps l'oisiveté fidele; Et voici qu'un lutrin prest à tout renverser, D'un séjour si cheri vient encor me chasser. Ô toi, de mon repos compagne aimable et sombre, A de si noirs forfaits presteras-tu ton ombre? Ah! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour, Je t'admis aux plaisirs que je cachois au jour. Du moins ne permets pas..." la mollesse oppressée Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée Et lasse de parler succombant sous l'effort, Soûpire, étend les bras, ferme l'oeil, et s'endort. CHANT 3 Mais la nuit aussi-tost de ses aîles affreuses Couvre des bourguignons les campagnes vineuses, Revôle vers Paris, et hastant son retour, Déja de Montlheri voit la fameuse tour. Ses murs dont le sommet se dérobe à la veuë, Sur la cime d'un roc s'alongent dans la nuë, Et presentant de loin leur objet ennuieux, Du passant qui le fuit, semblent suivre les yeux. Mille oyseaux effrayans, mille corbeaux funebres De ces murs desertez habitent les tenebres. Là depuis trente hyvers un hibou retiré Trouvoit contre le jour un refuge assûré. Des desastres fameux ce messager fidele Sçait toûjours des malheurs la premiere nouvelle, Et tout prest d'en semer le présage odieux, Il attendoit la nuit dans ces sauvages lieux. Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoye, Il rend tous ses voisins attristez de sa joye. La plaintive Procné de douleur en fremit: Et dans les bois prochains Philomele en gemit. "Suy-moy", lui dit la nuit. L'oyseau plein d'allegresse Reconnoist à ce ton la voix de sa maistresse. Il la suit: et tous deux, d'un cours precipité, De Paris à l'instant abordent la cité. Là s'élançant d'un vol, que le vent favorise, Ils montent au sommet de la fatale eglise. La nuit baisse la veuë, et du haut du clocher Observe les guerriers, les regarde marcher. Elle voit le barbier, qui d'une main legere, Tient un verre de vin qui rit dans la fougere, Et chacun à son tour s'inondant de ce jus, Celebrer en beuvant Gilotin et Bacchus. "Ils triomphent, dit-elle, et leur ame abusée Se promet dans mon ombre une victoire aisée. Mais allons, il est temps qu'ils connoissent la nuit." À ces mots regardant le hibou qui la suit, Elle perce les murs de la voute sacrée, Jusqu'en la sacristie elle s'ouvre une entrée, Et dans le ventre creux du pupitre fatal Va placer de ce pas le sinistre animal. Mais les trois champions pleins de vin et d'audace, Du palais cependant passent la grande place: Et suivant de Bacchus les auspices sacrez, De l'auguste chappelle ils montent les degrez. Ils atteignoient déja le superbe portique, Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, Sous vingt fideles clefs, garde et tient en depost L'amas toûjours entier des écrits de Haynaut. Quand Boirude, qui voit que le peril approche, Les arreste, et tirant un fusil de sa poche, Des veines d'un caillou, qu'il frappe au mesme instant, Il fait jaillir un feu qui petille en sortant: Et bien-tost au brazier d'une mesche enflammée, Montre, à l'aide du souffre, une cire allumée. Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit, Est pour eux un soleil au milieu de la nuit. Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude. Ils passent de la nef la vaste solitude, Et dans la sacristie entrant non sans terreur, En percent jusqu'au fond la tenebreuse horreur. C'est là que du lutrin git la machine énorme. La troupe quelque temps en admire la forme. Mais le barbier, qui tient les momens precieux: "Ce spectacle n'est pas pour amuser nos yeux, Dit-il, le temps est cher, portons-le dans le temple. C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le contemple." Et d'un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler, Lui-mesme se courbant s'appreste à le rouler. Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable! Que du pupitre sort une voix effroyable. Brontin en est émû, le sacristain paslit, Le perruquier commence à regretter son lit. Dans son hardi projet toutefois il s'obstine: Lorsque des flancs poudreux de la vaste machine L'oyseau sort en courroux, et d'un cri menaçant Acheve d'étonner le barbier fremissant. De ses aîles dans l'air secoüant la poussiere, Dans la main de Boirude il éteint la lumiere; Les guerriers à ce coup demeurent confondus: Ils regagnent la nef de frayeur éperdus. Sous leurs corps tremblotans leurs genoux s'affoiblissent, D'une subite horreur leurs cheveux se herissent, Et bien-tost, au travers des ombres de la nuit, Le timide escadron se dissipe et s'enfuit. Ainsi lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'azile, D'ecoliers libertins une troupe indocile, Loin des yeux d'un préfêt au travail assidu, Va tenir quelquefois un brelan deffendu: Si du veillant Argus la figure effrayante Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se présente, Le jeu cesse à l'instant, l'azile est deserté, Et tout fuit à grands pas le tyran redouté. La discorde qui voit leur honteuse disgrace, Dans les airs cependant tonne, éclate, menace, Et malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacez, S'appreste à réünir ses soldats dispersez. Aussi-tost de Sidrac elle emprunte l'image: Elle ride son front, alonge son visage, Sur un baston noüeux laisse courber son corps, Dont la chicane semble animer les ressorts, Prend un cierge en sa main, et d'une voix cassée, Vient ainsi gourmander la troupe terrassée. Lasches, où fuyez-vous? Quelle peur vous abbat? Aux cris d'un vil oyseau vous cedez sans combat. Où sont ces beaux discours jadis si pleins d'audace? Craignez-vous d'un hibou l'impuissante grimace? Que feriez-vous, helas, si quelque exploit nouveau Chaque jour, comme moy, vous traînoit au barreau? S'il falloit sans amis, briguant une audience, D'un magistrat glacé soûtenir la presence: Ou d'un nouveau procés hardi solliciteur, Aborder sans argent un clerc de rapporteur? Croyez-moy, mes enfans: je vous parle à bon titre. J'ay moy seul autrefois plaidé tout un chapitre: Et le barreau n'a point de monstres si hagards, Dont mon oeil n'ayt cent fois soûtenu les regards. Tous les jours sans trembler j'assiegeois leurs passages. L'eglise estoit alors fertile en grands courages. Le moindre d'entre nous, sans argent, sans appui, Eust plaidé le prelat et le chantre avec luy. Le monde, de qui l'âge avance les ruines, Ne peut plus enfanter de ces ames divines: Mais que vos coeurs du moins imitant leurs vertus, De l'aspect d'un hibou ne soient pas abbatus. Songez, quel deshonneur va soüiller vostre gloire; Quand le chantre demain entendra sa victoire. Vous verrez tous les jours, le chanoine insolent, Au seul mot de hibou, vous soûrire en parlant. Vostre ame à ce penser de colere murmure: Allez donc de ce pas en prévenir l'injure. Meritez les lauriers qui vous sont reservez, Et ressouvenez-vous quel prelat vous servez. Mais déja la fureur dans vos yeux étincelle. Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle. Que le prelat surpris d'un changement si prompt Apprenne la vengeance aussi-tost que l'affront. En achevant ces mots, la déesse guerriere De son pié trace en l'air un sillon de lumiere; Rend aux trois champions leur intrepidité, Et les laisse tous pleins de sa divinité. C'est ainsi, grand Condé, qu'en ce combat celebre, Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut, et l'Ebre; Lors qu'aux plaines de Lens nos bataillons poussez Furent presque à tes yeux ouverts et renversez: Ta valeur arrestant les troupes fugitives, Rallia d'un regard leurs cohortes craintives: Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux, Et força la victoire à te suivre avecque eux. La colere à l'instant succédant à la crainte, Ils rallument le feu de leur bougie éteinte. Ils rentrent. L'oyseau sort. L'escadron raffermi Rit du honteux départ d'un si foible ennemi. Aussi-tost dans le choeur la machine emportée Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée. Ses ais demi-pouris, que l'âge a relâchez, Sont à coups de maillet unis et rapprochez. Sous les coups redoublez tous les bancs retentissent, Les murs en sont émûs, les voûtes en mugissent, Et l'orgue mesme en pousse un long gemissement. Que fais-tu, chantre, helas! Dans ce triste moment? Tu dors d'un profond somme, et ton coeur sans alarmes Ne sçait pas qu'on bâtit l'instrument de tes larmes. Ô! Que si quelque bruit, par un heureux réveil, T'annonçoit du lutrin le funeste appareil! Avant que de souffrir qu'on en posast la masse, Tu viendrois en apostre expirer dans ta place, Et martyr glorieux d'un point d'honneur nouveau, Offrir ton corps aux cloux et ta teste au marteau. Mais déja sur ton banc la machine enclavée Est durant ton sommeil à ta honte élevée. Le sacristain acheve en deux coups de rabot: Et le pupitre enfin tourne sur son pivot. CHANT 4 Les cloches dans les airs de leurs voix argentines Appelloient à grand bruit les chantres à matines: Quand leur chef agité d'un sommeil effrayant, Encor tout en sueur se réveille en criant. Aux élans redoublez de sa voix douloureuse, Tous ses valets tremblans quittent la plume oyseuse. Le vigilant Girot court à luy le premier. C'est d'un maistre si saint le plus digne officier. La porte dans le choeur à sa garde est commise: Valet souple au logis, fier huissier à l'eglise. "Quel chagrin, luy dit-il, trouble vostre sommeil? Quoy? Voulez-vous au choeur prévenir le soleil? Ah! Dormez, et laissez à des chantres vulgaires, Le soin d'aller si-tost meriter leurs salaires." -"Ami, luy dit le chantre encor pasle d'horreur, N'insulte point, de grace, à ma juste terreur. Mesle plûtost icy tes soûpirs à mes plaintes, Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes. Pour la seconde fois un sommeil gracieux Avoit sous ses pavots appesanti mes yeux: Quand l'esprit enyvré d'une douce fumée, J'ay crû remplir au choeur ma place accoûtumée. Là, triomphant aux yeux des chantres impuissans, Je benissois le peuple, et j'avalois l'encens: Lorsque du fond caché de nostre sacristie, Une épaisse nuée à longs flots est sortie, Qui s'ouvrant à mes yeux dans son bluastre éclat, M'a fait voir un serpent conduit par le prelat. Du corps de ce dragon plein de souffre et de nitre, Une teste sortoit en forme de pupitre, Dont le triangle affreux tout herissé de crins, Surpassoit en grosseur nos plus épais lutrins. Animé par son guide en siflant il s'avance: Contre moy sur mon banc, je le voy qui s'élance. J'ay crié, mais envain; et fuyant sa fureur, Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur." Le chantre s'arrestant à cet endroit funeste, À ses yeux effrayez laisse dire le reste. Girot envain l'assure, et riant de sa peur, Nomme sa vision l'effet d'une vapeur. Le desolé vieillard qui hait la raillerie, Lui deffend de parler, sort du lit en furie. On apporte à l'instant ses somptueux habits, Où sur l'oüate molle éclate le tabis. D'une longue soutane il endosse la moire, Prend ses gands violets, les marques de sa gloire, Et saisit en pleurant ce rochet, qu'autrefois Le prelat trop jaloux luy rogna de trois doigts. Aussi-tost d'un bonnet ornant sa teste grise, Déja l'aumusse en main il marche vers l'eglise; Et hastant de ses ans l'importune langueur, Court, vole, et le premier arrive dans le choeur. Ô toy, qui sur ces bords qu'une eau dormante moüille, Vis combattre autrefois le rat et la grenoüille: Qui par les traits hardis d'un bizarre pinceau Mis l'Italie en feu pour la perte d'un seau Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage, Pour chanter le dépit, la colere, la rage, Que le chantre sentit allumer dans son sang, À l'aspect du pupitre élevé sur son banc. D'abord pasle et muet, de colere immobile, À force de douleur, il demeura tranquille: Mais sa voix s'échapant au travers des sanglots, Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots. "La voilà donc, Girot, cette hydre épouventable, Que m'a fait voir un songe, helas! Trop veritable. Je le voy ce dragon tout prest à m'égorger, Ce pupitre fatal qui me doit ombrager. Prelat, que t'ai-je fait? Quelle rage envieuse Rend pour me tourmenter ton ame ingenieuse? Quoy? Mesme dans ton lit, cruel, entre deux draps, Ta profâne fureur ne se repose pas? Ô ciel! Quoy? Sur mon banc une honteuse masse Desormais me va faire un cachot de ma place? Inconnu dans l'eglise, ignoré dans ce lieu, Je ne pourai donc plus estre vû que de Dieu? Ah! Plûtost qu'un moment cet affront m'obscurcisse, Renonçons à l'autel, abandonnons l'office, Et sans lasser le ciel par des chants superflus, Ne voyons plus un choeur où l'on ne nous voit plus. Sortons. Mais cependant mon ennemi tranquille Joüira sur son banc de ma rage inutile, Et verra dans le choeur le pupitre exhaussé Tourner sur le pivot où sa main l'a placé. Non, s'il n'est abbattu, je ne sçaurois plus vivre. À moy, Girot, je veux que mon bras m'en délivre. Perissons, s'il le faut: mais de ses ais brisez Entraînons, en mourant, les restes divisez." À ces mots, d'une main par la rage affermie, Il saisissait déja la machine ennemie, Lors qu'en ce sacré lieu, par un heureux hazard, Entrent Jean le choriste, et le sonneur Girard, Deux manceaux renommés en qui l'experience Pour les procés est jointe à la vaste science. L'un et l'autre aussi-tost prend part à son affront. Toutefois condamnant un mouvement trop promt, "Du lutrin, disent-ils, abbattons la machine: Mais ne nous chargeons pas tous seuls de sa ruine, Et que tantost aux yeux du chapitre assemblé Il soit sous trente mains en plein jour accablé." Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre. "J'y consens, leur dit-il, assemblons le chapitre. Allez donc de ce pas, par de saints hurlemens, Vous-mesmes appeller les chanoines dormans. Partez." mais ce discours les surprend et les glace. "Nous? Qu'en ce vain projet pleins d'une folle audace, Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager? De nostre complaisance osez-vous l'exiger? Hé, seigneur! Quand nos cris pouroient du fond des ruës De leurs appartemens percer les avenuës, Réveiller ces valets autour d'eux étendus, De leur sacré repos ministres assidus, Et penetrer des lits au bruit inaccessibles; Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles À ces lits enchanteurs ont sçu les attacher, Que la voix d'un mortel les en puisse arracher? Deux chantres feront-ils, dans l'ardeur de vous plaire, Ce que depuis trente ans six cloches n'ont pû faire?" -"Ah! Je vois bien où tend tout ce discours trompeur, Reprend le chaud vieillard, le prelat vous fait peur. Je vous ai vû cent fois sous sa main benissante Courber servilement une épaule tremblante. Hé bien, allez, sous luy fléchissez les genoux. Je sçauray reveiller les chanoines sans vous. Vien, Girot, seul ami qui me reste fidele. Prenons du saint jeudy la bruyante cresselle. Suy-moi. Qu'à son lever le soleil aujourd'hui Trouve tout le chapitre éveillé devant lui." Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée Par les mains de Girot, la cresselle est tirée. Ils sortent à l'instant, et par d'heureux efforts Du lugubre instrument font crier les ressorts. Pour augmenter l'effroy, la discorde infernale Monte dans le palais, entre dans la grand'sale, Et du fond de cet antre, au travers de la nuit, Fait sortir le demon du tumulte et du bruit. Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent. Déja de toutes parts les chanoines s'éveillent. L'un croit que le tonnerre est tombé sur les toits, Et que l'eglise brûle une seconde fois. L'autre encore agité de vapeurs plus funebres, Pense estre au jeudy-saint, croit que l'on dit tenebres, Et déja tout confus tenant midi sonné, En soy-mesme fremit de n'avoir point disné. Ainsi, lors que tout prest à briser cent murailles, Louis la foudre en main abandonnant Versailles, Au retour du soleil et des zephirs nouveaux, Fait dans les champs de Mars déployer ses drapeaux: Au seul bruit répandu de sa marche étonnante, Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante, Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer, Et le Batave encore est prest à se noyer. Mais envain dans leurs lits un juste effroy les presse: Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse. Pour les en arracher Girot s'inquietant, Va crier qu'au chapitre un repas les attend. Ce mot dans tous les coeurs répand la vigilance: Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence. Ils courent au chapitre, et chacun se pressant, Flatte d'un doux espoir son appetit naissant. Mais, ô d'un déjeuner vaine et frivole attente! À peine ils sont assis, que d'une voix dolente, Le chantre desolé lamentant son malheur, Fait mourir l'appetit, et naistre la douleur. Le seul chanoine Evrard d'abstinence incapable, Ose encor proposer qu'on apporte la table. Mais il a beau presser, aucun ne lui répond. Quand le premier rompant ce silence profond, Alain tousse, et se leve, Alain ce sçavant homme, Qui de Bauny vingt fois a lû toute la Somme, Qui possede Abély, qui sçait tout Raconis, Et mesme entend, dit-on, le latin d'à Kempis. "N'en doutez point, leur dit ce sçavant canoniste, Ce coup part, j'en suis seur, d'une main janseniste. Mes yeux en sont témoins: j'ay vû moi-mesme hier Entrer chez le prelat le chappelain Garnier. Arnaud, cet heretique ardent à nous détruire, Par ce ministre adroit tente de le seduire. Sans doute il aura lû dans son Saint Augustin, Qu'autrefois Saint Loüis érigea ce lutrin. Il va nous inonder des torrens de sa plume. Il faut, pour luy répondre, ouvrir plus d'un volume. Consultons sur ce point quelque auteur signalé. Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé. Estudions enfin, il en est temps encore; Et pour ce grand projet, tantost dés que l'aurore Rallumera le jour dans l'onde enseveli, Que chacun prenne en main le moëleux Abéli". Ce conseil imprévû de nouveau les étonne, Sur tout le gras Evrard d'épouvante en frissonne. "Moy? Dit-il, qu'à mon âge ecolier tout nouveau J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau? Ô le plaisant conseil! Non, non, songeons à vivre. Va maigrir, si tu veux, et secher sur un livre. Pour moy, je lis la bible autant que l'alcoran. Je sçay ce qu'un fermier nous doit rendre par an; Sur quelle vigne à Rheims nous avons hypotheque. Vingt muids rangez chez moy font ma bibliotheque. En plaçant un pupitre on croit nous rabbaisser, Mon bras seul sans latin sçaura le renverser. Que m'importe qu'Arnaud me condamne ou m'approuve? J'abbats ce qui me nuit par tout où je le trouve. C'est là mon sentiment. à quoy bon tant d'apprests? Du reste déjeûnons, messieurs, et beuvons frai." Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage, Rétablit l'appetit, réchauffe le courage: Mais le chantre sur tout en paroist rassuré. "Ouï, dit-il, le pupitre a déja trop duré. Allons sur sa ruine assûrer ma vengeance. Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence, Et qu'au retour tantost un ample déjeûner Long-temps nous tienne à table, et s'unisse au disner." Aussi-tost il se leve, et la troupe fidele, Ils marchent droit au choeur d'un pas audacieux, Et bien-tost le lutrin se fait voir à leurs yeux. À ce terrible objet aucun d'eux ne consulte. Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte. Ils sappent le pivot qui se deffend en vain. Chacun sur lui d'un coup veut honnorer sa main. Enfin sous tant d'efforts la machine succombe, Et son corps entr'ouvert chancele, éclate, et tombe. Tel sur les monts glacés des farouches gelons Tombe un chesne battu des voisins aquilons; Ou tel abandonné de ses poutres usées Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées. La masse est emportée et ses ais arrachez Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachez. Source: http://www.poesies.net