Brumes. (1935) Par Francis Carco. (1886-1958) Table des matières I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI A André Billy. I Il n’était que trois heures de l’après-midi, mais une petite brume roussâtre flottait entre les antiques et sordides masures de la rue des Bouchers dont les façades aux frontons à redans et les toits de tuiles noires suintaient d’humidité. Sur les trottoirs, sur les pavés, la même humidité visqueuse faisait briller la terne lumière du jour. Vers le porche de la haute tour de briques des Réguliers, des degrés flanquaient un côté de la rue qui suivait la déclivité du terrain et formait une espèce de cuvette pleine d’une eau croupissante semée de détritus. C’était l’endroit le plus animé de ce quartier que, depuis des années, la municipalité avait inscrit au programme des démolitions sans jamais donner suite à son projet. Les crédits alloués se trouvaient reportés tous les ans aux travaux d’agrandissement du port et, soit qu’il y eût à cette substitution quelque raison d’intérêt général ou de combinaisons particulières, soit que, par une sorte d’obscure soumission au vieil esprit qui régissait encore cette partie de la ville, personne ne se souciât de lui porter le premier coup de pioche, les choses demeuraient en l’état. D’ailleurs, outre la Tour des Réguliers qui remontait au XIIe siècle, on comptait, parmi les ruelles tortueuses aboutissant comme des rigoles à la cuvette de la rue des Bouchers, plusieurs belles demeures assez bien conservées, l’hôpital Sainte-Gudule appelé la Maladrerie, le château Kipdorp, l’Hôtel dit des Maçons et un énorme pan, à peu près démantelé, des anciennes fortifications. Il suffisait de prendre, à droite de la Maison de Ville, la direction des quais et d’errer un moment à travers toutes ces voies compliquées et secrètes pour comprendre à quel point il était difficile de vouloir en changer la disposition. On n’aurait pu venir à bout d’un pareil labyrinthe qu’en le jetant à bas, mais c’eût été supprimer en même temps les plus curieux et les plus anciens monuments qui s’y trouvaient, soudés inextricablement les uns aux autres, ou rattachés entre eux par quantité de constructions branlantes, bâtardes et misérables qui leur servaient de porte-à-faux en leur assurant l’équilibre. Aux yeux des armateurs, des banquiers, des bourgeois, des touristes, ce quartier constituait un endroit de promenade qui, selon ce qu’on y cherchait, permettait aux gens sages de s’absorber en une pittoresque rêverie et aux autres d’assouvir leurs instincts. Une ligne de démarcation assez nette semblait être tracée, par la rue des Arquebusiers, entre ce que les premiers souhaitaient de trouver en ces lieux et ce que les seconds brûlaient d’y découvrir, car, à main droite de cette artère, se succédaient les vieilles et riches habitations à façades peintes et à pignon, les hôtels des corporations, la chapelle et la cour, aux sombres grilles, de Sainte-Gudule et, à main gauche, descendant vers le port, les ruelles mal famées de Vénus, des Trois-Jambons, du Fossé-aux-Remparts, de la Gouttière, d’Une-Seule-Personne et des Bouchers: c’était par cette dernière voie qu’on passait sous le porche de la sinistre Tour des Réguliers avant d’arriver aux bassins. Les bassins, à eux seuls, composaient avec leurs hangars, leurs cargos, leurs paquebots et les immeubles des compagnies, une grouillante et prodigieuse cité dont les échos retentissaient jusqu’au coeur de la ville. De la rue des Bouchers, on percevait les sifflements des remorqueurs et parfois, entre les roulements des trams et des fardiers, leur sourd et rude halètement. La plainte prolongée des sirènes pénétrait elle aussi toute la rue, certains soirs de brouillard ou de pluie, d’un déchirement douloureux. On eût dit qu’à l’intérieur même des boutiques, chacun éprouvait brusquement une angoisse de départ. Si familiarisés que fussent les habitants avec ces lugubres appels qui, à toute heure du jour et de la nuit, s’élevaient du port, personne n’en avait assez pris l’habitude pour ne pas se sentir aussitôt saisi d’une sorte de détresse, de désir sans nom. Les femmes surtout. Certaines se rappelaient leur arrivée dans le pays; d’autres, qui ne connaissaient pas la mer, évoquaient des voyages et ne parvenaient point pourtant à se faire une idée de l’existence qu’on mène à bord de ces immenses bateaux éclairés et mystérieux. Ceux qu’elles avaient pu voir partir se confondaient dans leurs mémoires avec ces chimériques présences, qui vous frôlent en rêve et soudain disparaissent. Elles eussent juré qu’ils ne reviendraient plus. Enfin, parmi ces créatures, il en était qui se tourmentaient sans espoir car la vie les avait à jamais ancrées dans cette rue basse où elles s’enlisaient, chaque jour davantage, pour y pourrir définitivement. Alors presque d’eux-mêmes les phonographes se mettaient en marche et la rue s’emplissait d’une kermesse désespérée. Tous jouaient à peu près le même air. C’était lugubre et lorsque, au fond de son bar, Feempje-à-la-main-coupée voyait une fille entrer et lui présenter en silence un pichet, il comprenait qu’il valait mieux faire bonne mesure que vanter l’origine du demi-setier de whisky qu’il tirait d’un petit tonneau. Feempje était Hollandais. Ses clients prétendaient qu’il avait dû, jadis, aux temps reculés des barons, tuer son père puisqu’il avait, comme les parricides, la main droite tranchée. Feempje riait de cette histoire et profitait de la crédulité qu’elle éveillait chez les plus innocents pour les plumer avec autant d’adresse que s’il avait eu quatre mains au lieu d’une. Son bar était situé contre la Tour; cela lui permettait d’être informé le premier de ce qui se passait sous la voûte que devaient emprunter pour regagner leurs bâtiments, les matelots et divers personnages qui venaient boire chez lui. On affirmait qu’il appartenait à la police, mais ceux qui colportaient ce bruit le faisaient à voix basse tant ils redoutaient la vengeance de cet homme souriant et madré dont la perpétuelle bonne humeur n’inspirait confiance à personne. Il avait baptisé son établissement Montparnasse. On lisait, sous le transparent, en caractères gauchement tracés: Lokal de Dans et contre le carreau de la devanture: Miss Flossie. Car Feempje possédait une maîtresse qu’il obligeait à s’exhiber dans plusieurs numéros au cours de chaque soirée. Sa boîte se composait d’une première salle où était le comptoir, puis d’un corridor fermé par un rideau palpitant de perles et, enfin, d’un réduit assez vaste et vitré qu’il avait conquis sur la cour du misérable immeuble où il logeait. Un poêle de faïence qu’on allumait le soir, vers six heures, ornait le dancing, mais il en existait un autre, en fonte et de proportions moindres, dans la première salle: il brûlait toute la journée. Les murs de cette salle avaient été jadis peinturlurés par Feempje en personne, d’une couleur rouge qui donnait soif et qui rappelait aux ouvriers le ton du minium dont sont enduites pour les protéger de la rouille la coque et les parties en fer des bateaux. Le Hollandais s’était procuré les pots de cet enduit sans informer quiconque du marché qu’il avait dû conclure avec un couple de Japonais qui, par la suite, avait totalement disparu. La décoration de son bar lui revenait de la sorte à bas prix. Pour le dancing, Feempje, adoptant une autre méthode, avait profité du séjour de deux musiciens allemands qu’il employait dans son orchestre, et qui rompus aux métiers les plus divers, maniaient aussi bien l’archet que le pinceau. Sur un fond vert presque agressif, on voyait des paquebots et des femmes nues, des palmiers, des fleurs exotiques et une immense glace rongée par une manière de lèpre s’étendait le long d’un panneau. Au-dessus, des lanternes recouvertes de lettres chinoises. Trois nègres, travaillant quai du Rhin à décharger les navires, et un pianiste belge, à peu près décoloré par une maladie d’estomac, constituaient le jazz. Le Belge habitait en face du Montparnasse dans un logement tenu par une énorme commère couperosée, toujours ivre, qui louait la plupart de ses chambres à la semaine ou, plus souvent, à la journée. Ces chambres étaient sordides, comme, d’ailleurs, l’escalier et l’entrée du logement, mais la mère Koetge ne s’en souciait guère car sa clientèle composée de dockers, de coquins et de filles n’éprouvait aucun besoin de propreté. Comparé à ce bouge et aux boutiques à femmes qui occupaient, en une suite ininterrompue de petites loges meublées d’un lit, d’une cuisinière et d’une table de toilette, les deux côtés de la rue, le bar de Feempje faisait figure d’établissement de luxe. Les consommations n’y étaient cependant pas plus coûteuses que dans les autres estaminets de la rue de Vénus, par exemple, ou de l’infect passage d’Une-Seule-Personne dont les ordures ménagères restaient fréquemment près de quarante-huit heures devant les portes, sans qu’un boueux les enlevât. Il fallait voir, le samedi soir, à la fermeture des chantiers maritimes, la fine fleur des ouvriers du port en cotte bleue et des débardeuses, qui portaient sur la tête des mouchoirs rouges à pois blancs, se réunir pour festoyer. Des grognements de galoches mettaient la rue en joie. Feempje possédait lui aussi des galoches, mais, comme il devait, particulièrement ce soir-là, faire sa police, tout en servant à boire et en veillant au poêle; il arborait à son poignet tranché un redoutable crochet en fer, fixé par un étui et des lanières de cuir à son musculeux avant-bras. D’un coup de ce crochet, il eût défoncé la poitrine du plus dangereux adversaire. C’était une arme qu’un pareil instrument. On le savait. On n’insistait pas. Au demeurant, Feempje ne s’en servait que pour frapper le zinc de son comptoir quand des ivrognes commençaient à se quereller on encore pour heurter, avec un rien d’humeur, le marbre d’une table à laquelle un client oubliait de payer. Ce robuste et gros homme avait une manière à lui d’être compris par tout le monde. Invariablement coiffé d’une étonnante casquette anglaise de drap verdâtre, il ne portait jamais de veston. Une chemise kaki à poches plaquées sur la poitrine, moulait son torse adipeux et puissant. Avec son cou nu, son visage empâté par l’alcool, ses épais sourcils, ses yeux clairs, enfoncés dans de sombres orbites, avec on ne savait au juste quoi de trivial, de cruel, de jouisseur et d’inquiétant au fond du regard, ce personnage était de ceux qu’il suffisait de voir une fois pour se le rappeler. Ce n’était point son bar, ni son orchestre, ni l’atmosphère de lourd et bestial plaisir qui attiraient les femmes: c’était lui, Feempje. Il exerçait une hystérique fascination. Quelques-unes de ces malheureuses baissaient les yeux, secouées d’un rire canaille, à l’idée qu’il eût pu les saisir de son crochet et les attirer contre sa poitrine. Il entrait dans la sensation qu’elles imaginaient, un mélange d’horreur et d’extase pour son énorme main vivante et pour son avant- bras mutilé. La chaleur de la chair et le froid du métal, en même temps que leur double contact, les oppressaient. Or Feempje ne s’occupait jamais des femmes. C’est pour l’une d’elles, jadis, lorsqu’il naviguait sur un cargo de la Compagnie des Indes de Rotterdam, qu’il avait perdu la main droite et il s’en souvenait comme si la scène avait eu lieu la veille. Feempje était jeune alors. Il s’était amouraché de la serveuse du bar Baltic, à Amsterdam, dans le quartier du Kolk et cette fille, qu’il avait au début terrorisée, s’était libérée de son joug durant un de ses voyages. Au retour, Feempje l’avait cherchée. Il s’était mis, quinze jours durant, à sa poursuite et avait fini par la découvrir au bras d’un matelot. Les deux hommes s’étaient empoignés. Puis après une bagarre épique au cours de laquelle le matelot avait eu un oeil arraché, la fille s’était enfuie. Feempje, ne pouvant vivre sans elle, avait refusé de reprendre la mer et s’était plusieurs fois rencontré avec cette créature qu’aucune menace, aucune supplication n’avait fléchie. Il n’était plus rien devant elle. Sa force, sa brutalité lui inspiraient une sorte de honte. Il avait beau se saouler et se jurer qu’il posséderait, avant de l’étrangler, cette femme, à peine en sa présence il perdait ses moyens. Elle était revenue au Baltic, Feempje l’avait suivie dans l’établissement et s’y enivrait chaque nuit. Cela faisait certes l’affaire du tenancier, mais le soir de la Saint-Nicolas -qui est la grande fête en Hollande -Feempje s’était mis à boire plus que de coutume et, comme la serveuse déclinait ses avances, il avait commencé à briser des verres à coups de poing. Il frappait et voyait son sang ruisseler sur la table. Après les verres, il cassa la carafe. Personne n’osait s’interposer et lui-même ne sentait, n’éprouvait aucune douleur. Une excitation insensée s’était emparée de son cerveau et jusqu’à ce qu’on eût prévenu l’homme de police en faction dans la rue, sa folie ne le quitta point. On le mena à l’hôpital. Il y passa onze jours et en sortit, par un jour froid d’hiver, blême, dégoûté de l’amour et amputé d’une main. La femme responsable de cette pénible histoire avait essayé de lui rendre visite; il s’y était refusé et comme, dans le vieil argot d’Amsterdam, Feem signifie «main», il avait accepté le surnom de Feempje, quitté la ville et fait sa vie ailleurs sans jamais se permettre, même ivre-mort, une allusion à sa stupide mutilation. * * * * Ce soir-là, vers trois heures, l’homme au crochet regardait, à travers les vitres de son bar, le soir tomber. Plusieurs individus suspects, qu’il savait être des marchands de drogue, se tenaient postés près de la Tour, attentifs ainsi que tous les soirs aux passants. Selon que ces derniers portaient ou non un ruban à la boutonnière de leurs pardessus, les pisteurs savaient qu’ils pouvaient les suivre ou s’écarter d’eux sans avoir l’air de comprendre. Des chasseurs d’hôtel, des garçons de café, un vieux monsieur très propre aux guêtres claires, une herboriste de la rue du Rempart et cinq ou six marchandes à la toilette composaient le gros de leur clientèle. Il y avait également Jorris qu’ils ravitaillaient quand il arrivait, mais beaucoup plus tard, avec sa petite cuisinière de faïence attachée autour du cou par une courroie. Jorris était un marchand de saucisses et de choucroute qui allait toute la nuit de bar en bar. On le voyait sans cesse pressé. Un tablier de cuir l’empêchait de brûler ses vêtements aux braises du fourneau et, quand il courait dans la rue, on pouvait le suivre à la gerbe d’étincelles qui étoilait l’ombre derrière lui: Feempje connaissait Jorris de longue date et savait qu’il appartenait à la police secrète grâce à laquelle il pouvait se livrer sans crainte à sa coupable industrie. Durant un certain temps, Feempje avait trafiqué du même métier puis il avait jugé préférable de s’abstenir par crainte d’une dénonciation. Mieux valait de beaucoup, pour lui, compléter, de temps à autre, la somme que des grossistes cherchaient à réunir lorsqu’un arrivage plus important que celui qu’ils attendaient leur était annoncé. Diverses avances, habilement faites, avaient ainsi triplé en quelques jours les mises de fonds de Feempje sans qu’une seule fois ce dernier se compromît en rien. Le Hollandais regardait donc la rue et suivait machinalement des yeux chaque passant. Il vit ainsi la mère Koetge sortir de son antre et se diriger, en raclant les pavés de ses sabots, vers la boutique de l’épicier. La vieille femme tenait à la main un cruchon qu’elle allait faire emplir de whisky. Tous les jours, entre chien et loup, elle accomplissait le même trajet avec le même cruchon et sur sa trogne, hébétée par l’alcool, on pouvait lire une morne jubilation. Feempje cogna de son crochet le carreau du bar et adressa à l’ivrognesse un petit geste d’amitié. La mégère répondit par un hideux sourire. Puis ce fut le tour d’une fille, qui s’appelait Lulu-la-Parisienne, de s’acheminer, en longeant la devanture du Montparnasse, vers le porche de la Tour. C’était une créature déconcertante. Tantôt gaie, tantôt triste, elle tranchait, par ses sautes d’humeur, sur la placidité de ses semblables. Elle portait un tailleur bleu marine, des bas de soie et d’élégantes chaussures basses vernies. Un cache-nez beige et rose lui entourait le cou. Feempje s’abstint de la saluer. Il détestait la Française qui l’avait, une nuit, traité en plein dancing d’indicateur. Sans le protecteur de Lulu, la malheureuse eût payé cher un pareil écart de langage, mais Feempje devait compter avec cet homme qui possédait dans le quartier huit «magasins». Tunisien d’origine, François-le- Balafré vivait comme un caïd. Lulu n’était pas son unique femme. Chacune de ses huit locataires lui versait sur ses gains une part qu’il empochait, outre la somme du loyer. C’était lui qui avait donné aux boutiques le nom de «magasins». Dans son pays, on les désignait par ce mot mais il y avait d’autres façons de les appeler. Feempje, par exemple, en souvenir de ses anciens voyages, disait en parlant d’elles «les baraquettes» et ceux qui avaient fait escale à Port-Saïd le comprenaient. Cependant «baraquettes, magasins, boutiques, lokal» ne changeaient rien aux choses. Nul n’ignorait de quoi il s’agissait. Ces diverses dénominations ne faisaient qu’apporter un peu d’exotisme et de couleur au langage de la rue. Or la rue était calme. Les lumières des petites loges occupées par les femmes répandaient le long des trottoirs leurs molles traînées luisantes. Dans ces loges, des brocs d’eau chauffaient sur de larges fourneaux et à travers les vitres dont les rideaux, ornés de faveurs bleues ou roses, étaient largement écartés, on apercevait, peintes et très dignes, des créatures qui, lorsqu’un passant s’arrêtait, cognaient à leurs carreaux toutes ensemble et lui faisaient signe d’entrer. II Il y avait près d’une heure que Feempje, assis à son comptoir, observait les allées et venues du dehors quand il aperçut un vieil homme qui, s’étant approché du logement de Koetge s’en éloignait à pas furtifs. Feempje n’avait jamais vu ce personnage dans le quartier et, chose encore plus surprenante, il ne s’expliquait point par quel côté il était arrivé. D’habitude rien n’échappait à Feempje des moindres faits qui pouvaient se produire dans la rue. Il entendait normalement qu’un homme qui tournait le dos à la Tour, avait pris, sur les quais, la ruelle du Puits-Perdu, puis s’était engagé sous la voûte et l’avait traversée pour remonter le long de sa devanture. Si l’homme marchait au contraire dans la direction des Réguliers, le chemin qu’il avait suivi était facile à retracer. Enfin quand il déboulait presque à hauteur du Montparnasse, dans la rue des Bouchers, le tenancier du bar reconstituait aussitôt par les ruelles d’Une-Seule-Personne et de Vénus, l’itinéraire qu’il avait adopté. Il n’existait point de chemin en dehors de ces trois-là et si le vieillard, comme on était forcé d’en convenir, avait emprunté le premier, il demeurait inexplicable que Feempje ne l’eût point vu. Quoi qu’il en fût, l’inconnu se trouvait là. Il avait au surplus l’air de connaître les lieux. En effet, après avoir exploré d’un coup d’oeil méfiant l’intérieur de plusieurs baraquettes, il fit lentement demi-tour puis changea de trottoir. Feempje put alors l’examiner à l’aise tandis qu’il passait contre la devanture du bar. C’était un petit homme courbé, coiffé d’un chapeau mou, crasseux, à larges ailes, et couvert d’une ancienne pèlerine dont le col remonté devant le visage ne permettait de distinguer, sous des sourcils roussâtres et broussailleux, qu’un oeil perçant, de couleur jaune et que la naissance d’un nez puissamment busqué. -Quelque juif, se dit Feempje surpris soudain par l’intérêt qu’il vouait à cet individu. On en voyait quelques-uns, le matin, vers huit heures, qui revenaient de la synagogue et qui, sans regarder personne, traversaient le quartier. Passé la tour des Réguliers, la synagogue occupait l’angle d’une vaste place rectangulaire dont elle était le monument le plus curieux et le plus riche. Elle datait du XVe siècle, lors de l’établissement d’une colonie portugaise dans le pays. À côté d’elle, la vieille église de Moïse et d’Aaron, dédiée au culte catholique en témoignage de tolérance mutuelle, ne jouissait d’aucun prestige. Elle était même à vendre, mais Feempje n’y songeait guère. -Qu’est-ce que c’est que ce type? prononça-t-il tout haut. Il asséna un coup de crochet sur son vue et appela: -Flossie! Une jeune femme accourut de la salle du dancing où elle inscrivait sur la glace, au blanc d’Espagne, le tarif des consommations, écarta le rideau de perles et s’informa: -Que veux-tu, Feempje? -Je dois sortir, répondit-il. Veille à la caisse. -Da! Feempje, au moment d’ouvrir la porte, se retourna: -Tu empliras le tonneau de whisky et tu monteras trois cruchons de genièvre. Voici la clef de la cave, ajouta-t-il en lançant à la fille la clef attachée par une corde à un gros os percé. Flossie attrapa l’objet au vol et inclina la tête affirmativement. Jamais elle ne posait une question à Feempje qui l’avait habituée à ne point se mêler de ses affaires. Blonde, passive, encore belle en dépit de son goût marqué pour les liqueurs, Flossie n’avait guère que vingt-trois ans mais elle semblait moins jeune, car elle ne prenait soin ni de sa personne envahie par la graisse ni de ses vêtements. Pourvu qu’ils fussent de couleurs éclatantes, elle s’en accommodait. La mère Koetge, qui était vendeuse à la toilette, la fournissait de robes, de linge, de bijoux faux, d’escarpins et de châles. Flossie ne payait pas: elle s’en remettait à Feempje qui, lorsque la vieille femme jetait des cris au cours des règlements de compte, assénait sur le comptoir un coup sec de crochet afin de clore la discussion. Affublée d’une jupe de satin vert éraillé, à volants, d’un corsage de dentelles graisseuses, les jambes gainées dans des bas de soie qu’elle raccommodait elle-même, souvent sans les laver et qu’elle conservait pour dormir, Flossie traînait toute la journée d’une salle à l’autre, en savates, son sensuel désoeuvrement. Elle ne s’occupait point de la cuisine, non par dégoût mais par paresse. C’était le pianiste belge qui, le matin, se rendait au marché, allumait le fourneau, épluchait les légumes et, finalement, passait son tablier à Feempje dont un des grands plaisirs consistait à confectionner quelque ratatouille épicée, au vin rouge, de sa composition. Cela n’allait point sans bagarres quand Flossie par exemple était encore au lit à l’heure du déjeuner ou que, saoule de ses excès de la veille, elle manquait d’appétit. Son maître la traitait comme le dompteur un fauve et elle avait parfois des réveils brusques traversés de fureurs ou de crises d’hystérie dont on ne venait à bout qu’à coups de trique. Feempje ne s’en privait pas. Flossie fondait alors en larmes et dix minutes plus tard, apaisée, détendue, souriante, elle se montrait docile aux moindres ordres. Comme elle était belle fille, le Hollandais l’obligeait à se produire le soir, tantôt en danseuse orientale, tantôt en excentrique coiffée d’un chapeau haut de forme et vêtue d’un cache- sexe. Flossie ne discutait pas. Les habitués du dancing lui offraient à boire: elle n’en demandait pas davantage. Quant à Feempje, il tenait la caisse et, satisfait de la recette, en déposait le lendemain le montant à sa banque sans s’émouvoir de rien. Or, ce soir, une curiosité singulière l’emplissait et, sans qu’il en démêlât exactement la cause, le lançait à la poursuite de l’homme qui, tout à l’heure, avait remonté la rue. Feempje discernait sa silhouette parmi les lumières des boutiques. Il y avait peu de monde sur les trottoirs et c’était un jeu pour lui de ne point perdre la trace de l’inconnu. Il le voyait quelquefois s’effacer dans certaines zones obscures puis reparaître un peu plus loin, cessant par moments d’avancer et s’attachant à inspecter plus attentivement l’intérieur des maisons. Sa longue et vieille pèlerine oscillait à la façon d’un balancier de pendule ou plutôt des lourdes capes de bure que portaient les béguines sur les anciennes gravures. Feempje n’en revenait pas. L’idée que cet individu devait être un juif en quête d’un débiteur ou d’une intrigue secrète avait fait place en lui à d’autres suppositions. En effet, la manière dont le personnage examinait les femmes, derrière leurs vitres, sans qu’aucune de ces malheureuses lui adressât un geste, était si surprenante que le Hollandais fut sur le point de franchir le seuil d’une baraquette et de s’informer des raisons pour lesquelles personne ne tentait de capter l’attention du vieillard. Mais Feempje se ressaisit. Ni Bertha, ni Flora, ni Hedwigue ne devineraient le sens de sa démarche. Elles étaient toutes trop bêtes pour comprendre ce qu’il désirait et ensuite elles colporteraient des bruits absurdes qui augmenteraient la méfiance dont il n’était déjà que trop l’objet. -Va toujours! grommela-t-il entre ses dents. Où que ce soit, tu ne peux m’échapper. Il y avait, à l’extrémité de la rue, une cage vitrée qui portait peinte sur les carreaux cette inscription: Patat frit. Feempje crut que le promeneur aurait recours au marchand pour obtenir des renseignements et il se préparait lui-même à les fournir, mais l’inconnu, après une brève hésitation, poursuivit son chemin. -Hé, bonsoir! cria le marchand de pommes de terre, en apercevant le Hollandais. As-tu besoin de quelque chose? -Non. De rien, répondit Feempje. Il dut serrer la main que le commerçant lui tendait à travers son guichet, puis, comme il se trouvait à la bonne place pour épier l’homme à la pèlerine, il tira de sa poche une poignée de sous et l’étala devant lui. -Donne des frites, grogna-t-il. L’autre, aussitôt, plongea sa pelle dans l’huile bouillante. -À quoi penses-tu? s’informa-t-il, frappé par le regard attentif du gros homme. Feempje éclata de rire et, soudain, il hocha la tête, devint grave, car celui qu’il ne quittait pas des yeux avait fait halte devant la dernière baraquette de la rue. Une agitation surprenante semblait s’être emparée de lui. Feempje le vit qui tentait, craintivement, de s’arracher à la contemplation de la devanture et, surtout, de la femme qui, le front contre la vitre, regardait fixement devant elle. Plusieurs secondes s’écoulèrent de la sorte. Enfin la femme poussa le rideau de sa loge et, entr’ouvrant la porte, s’avança sur le seuil. C’était une grande créature blonde, bien en chair, habillée d’un peignoir à fleurs imprimées sur fond cerise. -Gut! approuva ironiquement le marchand. Feempje ne sourcilla point. Il attendit que l’inconnu, qui s’était peureusement reculé, se décidât à pénétrer dans la boutique. Le débitant de friture reprit à voix basse: -On l’appelle Geisha, mais ce n’est pas son nom: c’est une fille du Nord. La connais-tu? Peu importait à Feempje: son attention était concentrée sur l’homme que tentait d’attirer cette Geisha et qui, du trottoir opposé à celui d’où elle l’appelait maintenant, la dévorait des yeux. -Oh! elle sait s’y prendre, affirma le marchand. J’en ai vu d’autres. Elle les laisse lui résister puis elle fait semblant de refermer sa porte... Tiens, qu’est-ce que je disais? déclara-t-il en désignant d’un air narquois le personnage à la pèlerine qui traversait la rue. -Oui, dit Feempje. Il ne sut point d’abord s’il éprouvait du plaisir ou de la déception à voir la scène se dérouler ainsi que son interlocuteur venait de l’annoncer, mais, dès que le vieillard eut pénétré dans la boutique, la déception l’emporta. -Tous les mêmes! grogna-t-il. On croit qu’ils viennent ici pour... Il n’acheva pas sa phrase et se mit à manger, silencieusement. -Que veux-tu dire? s’informa le marchand. Feempje haussa les épaules; il était vexé de s’être intéressé à une aventure si médiocre et hésitait à retourner chez lui. L’inconnu ne l’intriguait plus. Il le classait parmi cette catégorie d’hommes qui ne se rendaient rue des Bouchers qu’afin d’assouvir leurs vulgaires appétits. Cela le décourageait. Pourtant, à en juger par ses manières, le personnage promettait autre chose. Feempje avait l’habitude de ces promeneurs incertains qui rôdent le soir à travers le quartier et qui, leur fringale charnelle apaisée, s’en retournent tranquillement. Il n’ignorait rien du désir qui les poussait, au risque d’une mauvaise rencontre, jusqu’en ces cases sordides et chaudes. Cette fois, il s’était trompé. Et il devait en convenir: cela lui donna de l’humeur. -Écoute, dit le marchand en agitant sa passoire dans la bassine, puis en retirant des frites qu’il mit à égoutter, la Geisha n’est pas ici depuis longtemps. Elle a un type du port qui passe la nuit deux fois par semaine. C’est à peu près le seul qui couche régulièrement. François m’en a parlé. Comme la boutique lui appartient, il voudrait que la femme... -Je me fous de la femme et du Balafré! répliqua Feempje en ouvrant et en refermant son unique main valide, ce qui était un signe chez lui d’énervement. Qu’est-ce que tu penses que ça me fasse? -Ne te fâche pas! riposta l’autre. Je n’ai voulu que t’avertir. Du moment que cela ne t’intéresse pas, tant pis! -Moi aussi, je t’avertis! dit Feempje en ricanant. Comprends bien; si jamais tu racontes ce qui vient d’avoir lieu entre nous à propos de... (Il indiqua la devanture de la Geisha) ta baraque et toi dedans, je vous écrase... D’accord? -Oh! oui, d’accord! gémit le malheureux. Feempje, brusquement rasséréné, s’enquit: -Cette Geisha, ça fait combien de temps qu’elle est ici? -Un mois et demi à peu pris. Mettons deux. Elle est venue par le bateau de Dantzig. Le type du port l’attendait sur le quai: il l’a menée la première nuit chez Koetge puis il a loué la boutique. -Tu dis deux mois? Le marchand inclina la tête d’un air affirmatif et, se remettant à égoutter ses frites, ne prononça plus une parole. En lui-même, il souhaitait que Feempje déguerpît, car les colères brusques du Hollandais le faisaient trembler pour ses vitres. Cependant Feempje ne s’en allait pas. Il se tenait debout, près du guichet et regardait attentivement la porte fermée du magasin. Un rais de lumière passait sous cette porte et une faible lueur poudroyait également, à l’interstice des deux rideaux que la Geisha avait tirés quelques minutes plus tôt. La scène qui se déroulait à l’intérieur de la boutique était facile à évoquer. On eût pu, même, en s’approchant, entendre la fille verser l’eau de son broc et s’entretenir à voix haute avec le visiteur. -Es-tu certain que le Balafré essaye d’avoir cette femme pour lui? questionna Feempje négligemment. À cet instant un nègre se présenta devant le guichet et acheta un cornet de frites. Feempje le laissa s’éloigner. -C’est bien ce que j’ai cru démêler, reprit le marchand à contrecoeur François m’a demandé si je connaissais le type du port. Naturellement, je n’ai rien dit. -Pourquoi? -Je parle à qui me plaît, riposta d’un air hypocrite l’homme à la passoire. François a une grande gueule: il m’attirerait des ennuis. Les yeux de Feempje se fixèrent sur ceux de son interlocuteur. -Tu as raison, fit-il après un bref silence. Allez, bonsoir! -Bonsoir! -Et... Tu la boucles? conclut Feempje en posant un doigt sur ses lèvres. Pas un mot? À personne. Il tourna le dos au débitant qui, poussant un soupir de soulagement, affecta de ne pas le voir s’arrêter quelques mètres plus loin, au milieu de la rue. La nuit était tombée. Une nuit d’hiver, poisseuse, opaque, feutrée d’une brume roussâtre qui pochait les lumières. Au fond d’un bar fallacieusement intitulé La jeunesse, un phonographe tournait et répandait des gargouillements sonores d’accordéon. Le long des boutiques éclairées, des ombres se succédaient sans hâte. Il y avait des nègres, quelques Chinois, des blancs. Tous reluquaient les filles. Par moments, la rumeur des tramways couvrait l’air saccadé du phono. On ne voyait pas les tramways. Des palissades et les façades des maisons basses les cachaient. Pourtant les quais où ils roulaient, avec des piaulements plaintifs, n’étaient guère éloignés, car la rue, quelquefois, tremblait à leur passage et les feux des pylônes de ciment et des toits des hangars émergeaient, çà et là, entre les murs où leurs reflets mettaient de soudaines fulgurations. Au fracas grinçant des roues, se devinait le cheminement des camions. Quand on n’était pas habitué à cette présence si proche mais en même temps si mystérieuse d’une des voies les plus animées de la ville, on ne pouvait s’empêcher de ressentir un sourd, un indicible malaise. Enfin, comme à dessein de le rendre plus complexe, des odeurs de caroube, de denrées coloniales, de goudron, d’air marin arrivaient puissamment du port et se mêlaient à celles qui montaient des pavés et des caves. Feempje, immobile, les yeux rivés à la devanture de Geisha, attendait que la prostituée écartât ses rideaux. Ce n’était pas la femme qui l’intriguait, mais l’homme. Un vague pressentiment le ramenait vers lui et bien qu’il risquât, à pareille heure, d’être reconnu par quelques-uns de ses clients qui se rendaient au bar, il ne parvenait point à bouger de place ni même à essayer de se dissimuler. Il ne craignait qu’une chose: que l’individu à la pèlerine, en se coulant adroitement dans la rue, ne se perdît ensuite au milieu des piétons. Feempje se rapprocha de la boutique, mais, à la minute même, la porte céda et livra passage au vieillard qui, sans se soucier de rien, avança dans la direction du Hollandais. -Ah! pensa Feempje qui tressaillit. J’ai déjà vu cet homme. Il le laissa passer et lui emboîta le pas, mais il n’avait guère fait trente mètres que le vieillard s’était éclipsé. Ahuri, le Hollandais se frotta les yeux: il regarda de tous côtés. -Nom de Dieu! Feempje, qu’est-ce que tu fous? s’informa joyeusement un passant en lui bourrant l’épaule d’une tape. Il se retourna sans comprendre; c’était M. Paul, un commissionnaire qui, tous les soirs, venait à Montparnasse vider un gobelet de whisky. -Je rentre, dit Feempje laconiquement. III Le lendemain, lorsque François qui encaissait lui-même l’argent de ses loyers se présenta chez Geisha, il se dit que sa locataire avait passé une mauvaise nuit. La fille était encore couchée et l’électricité brûlait. Cependant, la cuisinière qui répandait d’habitude une douce chaleur à l’intérieur de la boutique, n’avait point été allumée. -Tu vas prendre froid, fit observer le Balafré en s’asseyant au pied du lit. Qu’est-ce qui t’arrive? Pour unique réponse, Geisha s’étira paresseusement et demanda une cigarette. François s’exécuta, puis, d’un coup de pouce, il enflamma son briquet d’amadou et le tendit, en silence, à la fille. -Il a neigé jusqu’à ce matin, dit-il enfin en se dressant et en s’approchant d’un miroir. La cicatrice qui lui avait valu son prestigieux surnom était d’un rose acide, presque flatteur. Elle s’étalait du coin d’une oreille au menton et on ne pouvait s’empêcher de penser, à la voir, qu’il s’en était fallu de la largeur d’un pouce pour que le beau garçon qu’était le Balafré ne fût plus de ce monde. Celui qui lui avait porté cette rude estafilade s’était visiblement promis d’atteindre l’artère, mais François s’était dégagé et il tirait orgueil, auprès des femmes, de cette entaille révélatrice du genre d’existence qu’il menait. Geisha n’y fit point attention. -Avec la neige, reprit le loueur, tu dois balayer le devant de ta porte. -Quand? demanda la fille. -Avant midi. Elle absorba et rejeta une bouffée de tabac. -Il va être midi, dit alors sèchement François. Lève-toi. Si tu passes l’heure, tu auras une amende. Les flics ne rigolent pas. Geisha, la cigarette aux lèvres, se coula hors du lit, empoigna sur une chaise une robe de chambre en laine qui avait autrefois été verte, l’enfila, mit ses bas et chaussa des savates. Ensuite, elle s’approcha de la toilette, saisit un peigne, se coiffa. -Tu seras en retard, grogna le Balafré qui, néanmoins, tendit une seconde cigarette. -Bon, répliqua Geisha, j’y vais. Elle sortit dans la rue et réprima une exclamation de surprise. Tout était blanc. Les toits, le haut des murs, la chaussée elle-même avaient entièrement disparu sous une épaisse couche de frimas dont le scintillement rendait encore plus ternes, plus renfrognées les façades des maisons. Les degrés des frontons, découpés sur le ciel livide, détachaient leur profil en forme de fragiles pagodes chinoises, mais, des deux côtés des trottoirs, les femmes avaient déblayé les abords et de hauts tas croulants de neige s’élevaient le long des ruisseaux. Cela formait comme une tranchée. Geisha, machinalement, revint chez elle, s’empara de sa pelle à charbon et retourna sur le pas de la porte qu’elle commença à dégager. François la regardait. Du seuil des magasins voisins, plusieurs femmes emmitouflées dans des chandails ou des manteaux sordides, regardaient elles aussi. Une de ces femmes cria, sur un ton de défi: -Sans blague, François, ça t’intéresse? Geisha leva les yeux vers celle qui avait prononcé ces paroles et se remit lentement au travail. Les autres pouffèrent de rire. -Laisse! dit le Balafré. Elles auraient voulu que je ne t’avertisse pas et qu’on te foute une contredanse. Il remonta le col de son pardessus. -Tu peux passer, j’ai fait le chemin, riposta simplement Geisha. La femme qui avait parlé la première glapit: -Est-ce que tu viens? C’était Lulu-la-Parisienne: elle tremblait de froid devant son magasin mais ne se décidait pas à rentrer. Depuis l’arrivée de Geisha, la jalousie s’était emparée d’elle. François la rejoignit. -Alors? questionna-t-il d’un air goguenard. Il avait traversé la rue et la trace de ses pas était restée profondément imprimée dans la neige qui craquait encore par endroits. Lulu empoigna la manche de son pardessus et poussa François vers la boutique, mais il donna un coup sur la main de la femme et, comme tous les regards convergeaient dans sa direction, il déclara très haut: -Ta gueule! -Pour cette salope! hurla Lulu. Pour cette ordure! Geisha ne fit pas mine d’entendre. -Écoute donc, lui dit une fille, on parle de toi. -Oui, répondit Geisha qui se redressa, s’essuya le front, prit sa respiration et haussa les épaules. Il y eut un silence désapprobateur puis les témoins de cette scène, qui escomptaient vraisemblablement quelque complication, raclèrent les pieds sur le trottoir et regagnèrent leur gîte. Lulu, elle-même, n’insista point. Elle tenta d’entraîner François et, comme celui-ci l’envoyait paître, elle l’abandonna, ouvrit sa porte et la referma violemment. Les agents approchaient. * * * * Tout ce jour, sans qu’elle eût conscience de ce qui s’opérait en elle, Geisha vécut dans une demi-torpeur, une crainte vague. Elle avait fait un rêve dont le souvenir l’obsédait. La présence de la neige amortissait les bruits extérieurs, les déformait, de même qu’elle déformait, en en rétrécissant la perspective, l’étendue de la rue. Assise près de sa cuisinière, la fille s’interrogeait. Ce n’était pas un rêve nouveau pour elle, mais il avait, soudain, pris à ses yeux une signification si ferme et si riche en images de toutes sortes, qu’il lui semblait en être encore comme imprégnée. Elle éprouvait un engourdissement qui ne s’expliquait pas. Entre les gestes qu’elle accomplissait et l’impression qu’elle avait de les accomplir, il y avait des trous, des vides. La rumeur de la rue, la résonance des pas et des conversations lui parvenaient au travers d’une brume et, lorsqu’elle essayait d’en saisir la raison, elle demeurait perplexe puis finissait par se persuader qu’il n’y avait pas de raison. Cependant, au milieu de la chaussée, des nègres se poursuivaient à coups de boules de neige et parfois, une de ces boules, manquant le but, s’écrasait contre une devanture; aussitôt, toutes les filles jetaient des cris et menaçaient de prévenir les agents. Les nègres répondaient par des huées, une grêle de nouveaux projectiles et le marchand de frites qui s’attendait, du fond de sa cage de verre, à voir voler les carreaux en éclats suivait anxieusement la trajectoire des boules. Le bruit sourd qu’elles avaient en atteignant les murs lui faisait rentrer le cou dans les épaules; il en oubliait presque ses clients. Près de son broc d’eau chaude, Geisha ressentait elle aussi, chaque fois qu’une boule heurtait la façade du magasin, un choc secret. Elle écoutait alors la neige pulvérisée retomber sur le sol avec un glissement et cela l’emplissait de la surprise qu’aurait pu lui produire le frôlement d’une présence suspecte. Son rêve n’avait été, durant à peu près toute la nuit, que présences du même ordre, fantômes narquois, ombres, soupirs. Elle en gardait une sensation que rien ne dissipait. Au contraire, tantôt sonores, tantôt étouffés ou craquants, les moindres mouvements de la rue semblaient s’ajouter à son rêve. Elle s’était d’abord trouvée dans une ville déserte, qui ne ressemblait à aucune de celles qu’elle connaissait. Il y avait un port, mais désert également, avec quantité de paquebots prêts à partir vers de mystérieuses destinations. Personne à bord de ces navires. Les feux qu’ils répandaient sur l’eau stagnante et dans la nuit la fascinaient. Pourquoi tant de lumières? Pourquoi cette solitude? Elle était demeurée longtemps debout devant les hautes coques dont les hublots laissaient voir l’intérieur des cabines éclairées. Cela l’avait plongée dans une méditation profonde, puis elle était retournée sur ses pas et, par une succession de ruelles et de maisons qui s’ouvraient d’elles-mêmes, se partageaient pour demeurer ensuite béantes, comme des immeubles en démolition, Geisha s’était trouvée sur une place. Elle ne s’entendait pas marcher. Toutefois, elle éprouvait la certitude que ses talons heurtaient une surface solide comparable au ciment et il lui arriva même à plusieurs reprises de frapper cette surface de ses semelles afin d’en sentir le contact, la résistance. Or, elle avait beau faire, aucun écho ne répondait. En revanche, où qu’elle décidât de se rendre, elle devinait qu’à chaque instant quelqu’un d’invisible se reculait pour lui céder le passage et ce quelqu’un, qu’elle dérangeait, avait en s’écartant l’air de ramener soudain autour de soi des voiles ou les pans d’un suaire. Un léger souffle l’avertissait de ces présences. Geisha le comparait à ces vagues vents coulis traversant certaines pièces bien closes sans qu’on puisse découvrir d’où ils viennent. Ces souffles la frôlaient, puis ils s’étaient accompagnés de glissements, de flottements, de chuchotements à peine distincts. Alors la malheureuse avait eu peur et elle s’était mise à courir, en appelant. Combien de temps avait duré ce rêve? Geisha l’ignorait. D’ailleurs ce n’était pas un rêve: c’était plutôt le prolongement de plusieurs autres aspirations à peu près identiques mais fragmentaires. Enfant, elle avait toujours eu, la nuit, dans son sommeil, la vision d’un havre plein de bateaux silencieux et vides. Cela ne l’étonnait donc pas. Un besoin d’évasion que rien ne justifiait s’emparait toujours d’elle aussitôt qu’elle dormait. On eût dit que sa véritable nature attendait ce moment pour se frayer la route à travers un monde immobile, semé d’obstacles qu’elle contournait pour revenir souvent à son point de départ. Cependant, à la découverte de ce port s’était jointe celle d’une ville qui elle aussi, déjà, lui avait été révélée et cette combinaison d’éléments jusqu’ici dissociés, auxquels s’étaient surajoutées les palpitations de l’ombre, envahissait la fille d’une obscure perplexité. En cherchant bien, peut-être, ces flottements furtifs de voiles ou de suaires pouvaient se comparer à ceux de la pèlerine de l’individu qu’elle avait attiré la veille, dans sa boutique. Mais celui-ci n’avait exercé sur Geisha nulle impression. C’était un homme après tant d’autres et il restait fort improbable qu’il eût, en se montrant, dégagé une telle atmosphère et animé tant d’images malsaines, décousues et déconcertantes. * * * * Durant la même nuit, Feempje qui n’avait jamais de cauchemar s’était débattu, en grognant et en poussant des plaintes, contre il n’aurait pu dire quelles terrifiantes figures. Il lui avait semblé qu’un personnage incroyablement fort était entré dans sa boutique afin de boire un verre. Feempje l’avait servi et, sans qu’il s’expliquât comment ils s’étaient introduits chez lui, plusieurs gaillards aussi forts que le premier avaient poussé la porte du bar et réclamé une consommation. Tous ces nouveaux venus se ressemblaient. On eût juré, s’il y avait eu des glaces, que c’était le même type multiplié par elles. Après avoir bu, ces messieurs avaient exigé qu’on montât de la cave les tonneaux de bière et de whisky, puis, sur leur ordre, Feempje s’était vu contraint de vider dans le ruisseau le contenu de ces barriques et jusqu’à celui des bouteilles qui garnissaient les étagères. Rien n’avait pu fléchir le coeur de ces hommes redoutables. Feempje s’était mis à geindre. Un double flot de bière et d’alcool avait coulé au long du trottoir et, soudain, ne l’ayant point vu approcher, le cabaretier s’était récrié en apercevant couché sur le pavé le petit vieux qui l’avait si bizarrement intrigué quelques heures auparavant. Armé d’un chalumeau, le gnome absorbait à même le ruisseau la boisson répandue. C’était grotesque, révoltant. Finalement, le Hollandais avait juré le nom de Dieu dans toutes les langues et s’était réveillé en sueur, près de Flossie, complètement saoule, qui ronflait. Le jour naissait. Feempje se dressa sur son séant et ne reprit lourdement ses esprits qu’après plusieurs minutes. Un léger grésillement venait de la fenêtre. Le gros homme quitta son lit: c’était la neige. Pieds nus et en chemise, il souleva le rideau et regarda. Dans l’aube blafarde, il avait l’air d’un prisonnier qui attend l’arrivée du bourreau et, de sa lourde patte, il se caressa la nuque, comme si, véritablement, il eût craint d’y sentir le froid enroulement d’une corde. -Ce mal foutu! grommela-t-il. Il pensait au vieillard qu’il avait suivi dans la rue et qui s’était moqué de lui comme d’un jeune chat qu’on amuse avec une ficelle. Puis on avait retiré brusquement la ficelle. Feempje se rappela son ahurissement. Il se dit: -J’irai voir la Geisha. Et, laissant échapper le rideau, il s’approcha du lit. Flossie continuait de ronfler, la bouche ouverte. Elle n’avait point entendu Feempje se débattre durant son cauchemar, ni se lever. Étendue sur le dos, elle tenait l’oreiller contre une joue et ses gras cheveux blonds retombaient sur une partie du visage qu’ils cachaient. Elle était hideuse ainsi. On voyait derrière ses lèvres relevées, débarrassées de rouge, décolorées et molles, ses dents malpropres; un bourrelet de graisse saillait sous le menton. Quant à la poitrine déjà lourde, elle ne formait qu’un double amas de chairs fiasques que la respiration de la dormeuse agitait par intervalles d’un tremblotement épars sous la chemise crasseuse, aux grossières broderies. Feempje se pencha sur sa maîtresse, l’examina. D’habitude, quand il se tournait contre elle, c’était pour glisser sournoisement un genou entre ses cuisses puis s’insinuer dans la place et s’en délecter en silence. Une chaleur puissante l’accueillait, se propageait en lui par ondes épaisses et bienfaisantes. Flossie, souvent, ne s’en apercevait même pas. Il la pénétrait bestialement, dans une hébétude sensuelle qui n’atteignait à la lucidité qu’à la minute où l’on voit par une nuit d’été, la fusée d’un feu d’artifice fondre en un riche bouquet d’étoiles pâmées qui retombent au néant. Mais la même stupeur vague, la même déception qui succèdent à cette floraison s’emparaient ensuite de Feempje et il retombait lourdement à côté de Flossie de tout son poids. Or, tandis qu’il la considérait, un sentiment nouveau s’emparait peu à peu de lui. Le gros homme n’en était pas tout à fait conscient. L’effroi qu’il avait ressenti durant son cauchemar et l’impression lugubre que la chute de la neige avait produite sur son esprit duraient encore. Il se disait qu’il était seul au monde, affreusement seul, misérable. Cette idée l’affligeait. Dans la chambre, tel un clair de lune à l’envers, la lumière de la neige se réverbérait au plafond. Feempje poussa un grognement puis, avec une tendresse maladroite, il écarta le drap qui couvrait la jeune femme, la contempla. C’était donc ça, Flossie! un corps défait, aux membres lourds, à la chair abondante et molle, d’un blanc douteux. Feempje fit glisser le drap plus bas. Il n’osait point toucher la femme qui se replia sur elle-même en exhalant un soupir. Elle avait conservé ses bas comme d’habitude, mais sa chemise était remontée jusqu’au dessous des seins et laissait apparaître le ventre, un ventre énorme, gonflé, pesant, mystérieux. Feempje se pencha davantage. Il était attiré par cette forme anormale et il se demanda comme s’y prenait sa maîtresse pour qu’une fois habillée cela ne se vît point. Une foule de pensées s’agita dans sa tête et, brusquement poussé par la curiosité, il posa les doigts sur le ventre puis se mit à le caresser. Flossie dormait toujours. Enfin, le Hollandais retira vivement la main, de même que s’il s’était brûlé, et l’examina: un tressaillement obscur, lointain, l’avait effleuré. -Comment! s’exclama-t-il. Enceinte? Il remonta le drap et se demanda: -Enceinte de qui? Ce n’était pas de lui. Ce ne pouvait pas être de lui, car jamais, de son existence, il n’avait engrossé aucune des créatures dont il avait été l’amant. Non, aucune. Il eut beau chercher. Un accident stupide l’avait garanti, jeune encore, contre les risques de cette nature. Feempje, en tombant d’un mât, au cours d’une manoeuvre en mer, s’était trouvé douloureusement assis à califourchon sur la rambarde d’une passerelle et durant trois semaines on l’avait soigné à l’infirmerie. Donc si Flossie se trouvait enceinte, elle l’était d’un autre que de Feempje. Le gros homme fit le tour de la chambre à pas lents, son bras coupé derrière le dos. Rêvait-il ou non? Il se secoua, revint vers la fenêtre. Les flocons qu’il voyait tourbillonner avant de se poser, avec une légèreté de duvet, sur la nappe déjà haute de neige qui recouvrait la toiture du dancing, l’absorbaient dans une sombre, une confuse songerie. -Enceinte, répétait-il parfois... Enceinte! Ah! nom de... Une rancune montait eu lui, comme la neige qui s’accumulait sans ses yeux sur le toit et il dut s’interdire de retourner à sa maîtresse de peur de l’étrangler. Au fond, il n’éprouvait pas une ombre de jalousie. C’était ce qu’on raconterait du gosse et de son père qui l’irritait. «Le gosse à Feempje!» Quelle blague! Il tourna la tête vers le lit, ricana puis, subitement, prenant sa décision, alla jusqu’à la porte, l’ouvrit et descendit. Le jour s’était levé. Par les carreaux du bar, le tenancier jeta dans la rue un bref coup d’oeil. Personne. Toutes les boutiques avaient leurs contrevents fermés et, en face, le logement de Koetge semblait dormir, volets bien clos, d’un rude sommeil d’ivrogne. Feempje vida les cendres du poêle, les déversa dans un journal sur les carreaux. Ensuite il empoigna sa hache et commença de casser du bois. Le seau de charbon était à demi plein. -Ça va, chantonna le gros homme... Ça va... ça va... ça bi-i-che! Il avait la voix fausse mais ce détail ne le gênait point. Bientôt le grondement du poêle accompagna le refrain de Feempje qui, pour se réconforter, emplit un verre de rhum et l’absorba. -Da! fit-il, Da! Gut! S’emparant d’un balai il entreprit de nettoyer la salle, plaça une casserole d’eau sur le feu et prépara le café. Des ombres rapides se coulaient au dehors dans la direction de la Tour dont les briques brunes étaient d’un rouge de sang caillé. Sous le porche, un boueux attendait l’arrivée de la voiture en songeant que, par un temps pareil, elle ne viendrait sans doute pas. Le cabaretier fut sur le point de faire à l’homme signe d’entrer se chauffer, mais un docker heurta du poing les carreaux de la devanture et Feempje s’aperçut qu’il avait omis de tourner le verrou de la porte. Il répara aussitôt son oubli. Le docker s’ébroua sur le seuil, pénétra dans la pièce et, s’approchant du poêle, grommela un salut. -Tu auras le premier café, dit Feempje qui déposa deux verres à pied sur le comptoir, avec la coupe à sucre et deux petites cuillers. -Tout est gelé, la neige tiendra, fit observer le nouveau venu d’un air maussade. Feempje n’eut pas l’air d’entendre; il versa le jus bouillant et, sans attendre que l’homme bougeât, saisit son verre, le porta à ses lèvres. -Où travailles-tu? demanda-t-il, regaillardi. -Quai du Rhin. Le glapissement d’une sirène leur parvint alors faiblement, comme au travers d’un songe. Le docker déclara: -Allons! C’est l’heure. Il s’approcha du comptoir, avala d’un trait son café, puis jeta sur le zinc plusieurs gros sous. C’était un Sicilien verdâtre, à moustaches noires. Feempje le suivit dehors des yeux et, décrochant son appareil suspendu près de la caisse, introduisit son moignon à l’intérieur de la gaine de cuir avant de commencer à se ligoter. Cela fait, il frappa le comptoir de son crochet pour s’assurer que les courroies tenaient et, d’un coup de pied, il rabattit le tablier du poêle dont le couvercle et les parois avaient suffisamment rougi. Il ne pensait à rien. Flossie qui dormait dans la chambre, avec son ventre énorme, ne le tracassait plus. Du moins, pour le moment. Car, tout à l’heure, en regardant la façade du logement de Koetge, il s’était dit que la vieille femme, moyennant quelques tasses de whisky, le tirerait d’embarras. Elle avait en effet la réputation de délivrer les filles qui, comme cette idiote de Flossie, se mettent en pareil cas. «Le gosse à Feempje!» Cette fois, Feempje rigolait. Il n’aurait pas de gosse, voilà. Quant à Flossie, elle retournerait où il l’avait prise, dans une des gargotes du port. Boniche! C’est tout ce qu’elle était fichue d’être. Pas autre chose. Tant pis! La porte du couloir s’ouvrit discrètement et le rideau de perles se mit à s’agiter. Le Hollandais dressa l’oreille. Quelqu’un, de la salle du dancing, s’écria sur un ton de surprise: -Comment! C’est vous, patron? -C’est moi, répondit Feempje. Le pianiste écarta le rideau. -Toujours exact! grommela le cabaretier. L’autre crut à un compliment et esquissa un blême sourire, mais la façon dont Feempje le regardait lui fit baisser les yeux. Ce long garçon osseux et triste, à mains moites, aux cheveux d’un blond fadasse, se nommait Edgar Heick; Feempje l’employait à tout et, d’instinct, le méprisait. Un lourd silence régna. Le Hollandais paraissait jouir de la confusion du pianiste et, loin de prononcer un mot quelconque d’encouragement, il se taisait. Edgar comprit que Feempje n’était pas dans ses bons jours et craintivement il s’approcha du poêle pour le charger. -C’est fait, dit le gros homme. Edgar n’eut garde de le contrarier et, saisissant un entonnoir, il alla l’emplir d’eau au robinet du bar, puis, attentif à sa besogne, arrosa les carreaux. Feempje, immobile, ne cessait de l’examiner. Une colère froide montait en lui: une espèce de rage féroce, presque homicide. -S’il se permet de parler de Flossie, je le crève! se promit-il intérieurement. L’idée qu’Edgar avait couché avec Flossie, qu’il l’avait mise enceinte, exaspérait le Hollandais. Il ne doutait plus maintenant que le coupable ne fût ce pauvre hère et il dut se reprendre à cinq ou six reprises pour ne point l’insulter. Dehors la neige tombait toujours en épais flocons et paraissait vouloir ensevelir, vivants, à l’intérieur du bar, les deux hommes et les isoler. Lorsque Feempje pour se dominer tournait les yeux du côté de la rue, il songeait qu’en assommant le Belge d’un coup de crochet et qu’en jetant ensuite le corps sur la chaussée, la neige le recouvrirait et qu’au surplus le froid l’achèverait. Or il était trop tard. Il y avait des gens dehors. Ils assisteraient à la scène, dénonceraient Feempje. -Dommage! dit-il. Edgar empoigna le balai et, se rendant à la porte, fit mine d’en ouvrir le battant. -Non, cria Feempje. Laisse cette porte! Le pianiste obéit, mais, au moment qu’il se retournait, il aperçut Feempje qui venait vers lui. Ses yeux brillaient: il contractait les mâchoires et une expression de haine se lisait hideusement sur ses traits. Edgar, tremblant de peur, recula jusqu’au mur. -Patron! gémit-il sans comprendre. Monsieur Feempje! De son énorme main, Feempje le prit à la gorge avec la volonté de l’étrangler lentement, sauvagement, sans mot dire. Déjà il refermait les doigts, resserrant leur étreinte. Une femme ouvrit la porte du Montparnasse. C’était Koetge. Elle devina qu’elle tombait au mauvais moment et, secouant son châle, elle laissa les deux hommes se séparer. -Quel temps! constata-t-elle ensuite. Crois-tu! -Oui, dit Feempje qui, d’une claque vigoureuse, envoya le crâne du Belge cogner contre la paroi. Un temps de nom de Dieu... de Dieu de vache! IV Et c’était le même rêve... mais, cette fois, tout s’expliquait. Geisha marchait sur la neige: la ville qu’elle traversait lui devenait familière. Aux murmures étouffés succédaient, certaines nuits, des remuements de cloches et il arriva qu’au détour d’une rue la jeune fille aperçut un lugubre cortège d’ombres. Le cortège, il est vrai, s’évanouit bientôt mais Geisha avait eu le temps de le voir et, par la suite, il advint qu’à la tombée du jour, elle reconnut les mêmes ombres silencieuses qui s’avançaient d’un pas d’enterrement. Elle ne rêvait point alors. Tous ces gens à la queue leu leu remontaient lentement la rue des Bouchers et, par la ruelle de Vénus et celle d’Une-Seule-Personne, avaient l’air de se diriger vers l’Hôpital. Les cloches sonnaient. On les entendait mal à cause de la neige qui amortissait les bruits et cependant leurs tintements se mêlaient sans cesse à la sourde rumeur des tramways, des camions, des fardiers du port et aux glapissements des sirènes. Un matin, en venant toucher le prix de sa location, François-le-Balafré remit un papier à Geisha en lui intimant l’ordre de l’épingler chez elle contre un des murs. Toutes les filles du quartier devaient se soumettre aux nouveaux règlements de police. ARTICLE PREMIER. -Lors de l’affichage dans les boutiques, il sera donné lecture à l’intéressée des dispositions qui la concernent. ARTICLE II. -Toute fille inscrite devra se présenter au dispensaire trois fois par semaine, munie de son livret et subir la visite prescrite par l’article IV du règlement. ARTICLE III. -Aucune fille inscrite ne pourra changer de domicile ni de catégorie. ARTICLE IV. -Lorsqu’une fille publique voudra s’absenter de la ville... -Pourquoi trois visites par semaine? questionna Geisha en regardant le Balafré. Qu’est-ce qui leur prend? -C’est comme ça, répondit l’homme. Tout le monde doit aller au toubib. Moi comme les autres. Pour le vaccin. -Pour le quoi? -Le vaccin, répéta François. On a commencé par les nègres, les chinetoques. Y en a qu’étaient malades; même à bord, tu peux pas descendre sans qu’on t’ait piquousé. Geisha poursuivit sa lecture: ARTICLE V. -Les visites dont il est question dans l’article II seront faites avec soin et se paieront comme par le passé: un franc pour les filles en maison et vingt-cinq centimes pour les filles éparses. -Une veine, constata-t-elle, que je ne sois pas en maison. -Oui, dit François. Il sortit sur cette brève réponse et Geisha fut frappée par la manière dont, avant de se retirer, il avait frileusement remonté le col de son pardessus. François n’avait pas bonne mine. La fille en avait fait la remarque dès son entrée dans la boutique. Le luxueux foulard de soie bleu marine à pois rouges qu’il croisait sous le menton accentuait son teint terreux. Qu’est-ce que cela signifiait? Quel vaccin? Geisha s’approcha d’une glace et se regarda... Mais non. Elle n’était pas malade. Elle n’avait pas envie de l’être. Cela la plongea dans une muette méditation, puis elle retourna tristement le papier entre ses doigts avant de chercher une épingle et de le fixer, en évidence, à la tête de son lit. -Naturellement, soupira-t-elle. Y a trop longtemps que les choses allaient toutes seules. Faut qu’ils vous trouvent des embêtements. «Ils» c’étaient les internes: des gigolos en blouse et à lunettes qui, lorsqu’on va les voir, vous font attendre, prennent des airs importants et vous traitent comme des automates. Geisha n’éprouvait pour aucun d’eux la moindre sympathie. Elle avait un jour protesté contre leurs procédés qui consistaient à passer la visite, en premier, aux vénériennes, puis à examiner les autres en se servant d’un speculum que, par paresse, ils négligeaient de désinfecter. -Si tu n’as rien, à ce jeu-là, tu paumes! s’était-elle récriée en refusant de monter sur la table. On avait voulu la punir, mais elle s’était inscrite pour que le médecin de service se rendît chaque semaine chez elle et, de la sorte, elle avait eu la paix. Or, en raison des nouveaux règlements, il faudrait désormais qu’elle se prêtât aux caprices de ces messieurs. Celui dont elle était la cliente ne pourrait plus sans doute se déranger. Puisque la visite était obligatoire pour tout le monde, les docteurs ne suffiraient point à la tâche. Geisha se résigna. Si indépendante qu’elle fût, sa nature la portait à ne pas s’insurger contre l’inévitable. Toutefois un dernier paragraphe, qu’elle avait négligé de lire, requit son attention. Il était stipulé: ARTICLE VI. -Les filles éparses des rues des Bouchers, de Vénus et d’Une-Seule-Personne se présenteront au dispensaire Sainte-Gudule les lundi, mercredi, vendredi, de trois à cinq heures: elles recevront un numéro d’ordre qu’elles devront rapporter lors de chaque visite. Geisha comprit que, cette fois, elle n’échapperait point au sort. -C’est bon! se dit-elle. Nous sommes aujourd’hui mercredi. Elle bourra la grille de la cuisinière, la couvrit de cendres et, résignée, se prépara. * * * * Il y avait foule au dispensaire. On piétinait dans la cour, derrière les grilles, et toutes les quatre ou cinq minutes, un agent de police faisait entrer dans une première salle dix femmes qui se déshabillaient. Devant chaque porte des patientes attendaient, sur la neige. Une bise coupante soufflait. Sous le porche du bâtiment central, des voitures d’ambulance se succédaient sans arrêt. La neige durcie par le gel scintillait cruellement: on voyait les pneus patiner à la mise en marche des moteurs et quelquefois un vieux ou un enfant qui se hâtait, glissait, tombait et se relevait gauchement. Personne ne riait ni ne s’occupait de personne. On se pressait plutôt afin de ne pas perdre son tour et quand l’agent ouvrait la porte, il devait s’arc-bouter contre un portant et protéger de son corps les femmes qu’il avait appelées. Un silence angoissé pesait dans l’air, mais le ciel restait pur, lumineux. Le drapeau de l’hôpital gonflait ses plis mouvants aux couleurs palpitantes. Des mouettes, parmi les grisailles du port, décrivaient de grands cercles et des corneilles, qui entouraient le clocher de la chapelle, voletaient, affamées. À chacun des carillons de l’horloge, elles répondaient par des croassements plus rauques, plus nombreux. C’étaient les seuls bruits qu’on entendit, ou encore, mais par intervalles irréguliers, le pleurnichement d’un gosse qui avait froid. Geisha, serrée dans son manteau, sentait de brusques frissons la parcourir. Elle avait emporté des cigarettes et plusieurs morceaux de sucre qu’elle suçotait en fumant. Cela l’aidait à prendre patience. La file dans laquelle elle était se rapprochait lentement de la porte du dispensaire. Il n’y avait que des femmes. Quelques-unes portaient des sabots, les autres des chaussons, des bottes, des caoutchoucs. Geisha était en bottes. Elle avait passé sur sa robe un pull-over, mis un foulard de laine et enfilé un vieux manteau à carreaux verts et jaunes, décolorés. Une frange de cheveux blonds s’échappait de sa toque de fourrure. Elle avait ainsi d’air d’une femme entretenue plutôt qu’une de ces filles éparses rassemblées dans la cour, mais le livret qu’elle tenait à la main révélait sa condition. Après une heure et demie d’attente, son tour vint d’être introduite dans une pièce assez vaste où l’infirmière de garde la fit se ranger de nouveau à la suite d’autres créatures qui avaient conservé leur jupe et leur chemise. Bras nus, elles pénétraient alors à l’intérieur de la salle de visite et se présentaient à un interne en blouse qui délivrait des numéros. Près d’une fenêtre, un médecin de l’hôpital opérait un prélèvement de salive au fond de la gorge et dirigeait ensuite l’intéressée, dont on enregistrait le nom, vers un second docteur qui vaccinait, assisté de deux aides. En sept minutes tout était accompli. On allait vite. Un infirmier apposait le timbre à date sur une page du livret qu’une derrière l’autre les filles lui présentaient. Geisha se retrouva dehors et descendit la rue. Les femmes avec lesquelles elle longea un moment le mur de l’hôpital ne parlaient pas. Toutes avaient hâte de retrouver leur gîte et de s’y rembûcher au chaud. Elles ignoraient les causes de cette visite ou plutôt elles en éprouvaient une imbécile frayeur qui les détournait de se communiquer leurs impressions. Des portes battaient. Des passants, tête basse, se coulaient le long des façades. Aucun ne s’attardait à contempler les filles et celles-ci, d’ailleurs, une fois chez elles, se tenaient au fond de la chambre, auprès du feu. Seuls, les bars conservaient leur physionomie habituelle. Au Montparnasse toutes les tables étaient prises et le gros Feempje n’avait pas même le temps de regarder de son comptoir les allées et venues du quartier. Lui aussi s’était fait vacciner et, par forfanterie autant que par superstition, il avait attaché son numéro de visite à un bouton de sa chemise comme un coupe-file un jour de courses. Si informé qu’il fût de tout, il ignorait encore ce qui se passait. Des clients prétendaient qu’on ne laissait plus débarquer au port les équipages et que les passagers n’avaient que le choix de se soumettre à une semaine d’observation au lazaret ou de prendre immédiatement le train sans séjourner en ville. Les rumeurs les plus effarantes circulaient. Deux Chinois étaient morts, chez le mère Koetge. On avait fait évacuer le logement. Une affiche jaune, apposée sur le seuil, interdisait de le franchir et la vieille femme, échouée, ivre-morte devant un guéridon, racontait à qui voulait la croire que c’était pour avoir refusé à la police de lui fournir des renseignements qu’on avait consigné son hôtel. Un vague et déprimant malaise planait. Sous le porche des Réguliers, personne. Les trafiquants de drogue qui s’y postaient le soir s’étaient, prudemment, éclipsés. Quant au petit marchand de saucisses, il était là, chez Feempje, muni de son fourneau de faïence aux braises duquel il se chauffait les doigts. Nul ne pouvait tirer un mot du jeune garçon. Il avait cependant assisté, selon les uns, à une descente du service sanitaire opérée nuitamment dans une maison publique du Fossé-aux-Remparts et, selon les autres à une rafle sur les quais de tous les mendigots et clochards qu’une brigade de flics avait cernés. Pour les nègres, plus question de les revoir avant longtemps. Ils étaient isolés, passé le quai du Rhin, dans les casernes du quartier ouest. Enfin toute la partie avoisinant le bassin au charbon et le bassin aux huiles était -sans qu’on en sût la cause -elle aussi consignée. Chinois et japonais formaient la masse de la population dans ce secteur. Ils l’avaient, insensiblement, pour ainsi dire foré et transformé en un vaste labyrinthe où les maisons communiquaient entre elles, soit par les caves, soit par les toits, ainsi qu’une fourmilière d’hommes jaunes, aux galeries cachées, compliquées, pleines de chausse-trapes et de réserves d’opium. De tels propos n’étaient point de nature à calmer les esprits et le gros Feempje, qui d’ordinaire prenait jovialement son parti de tout, avait l’air soucieux. Flossie était allée, une des premières, à l’hôpital, puis elle avait regagné sa chambre qu’elle entendait ne pas quitter, Feempje lui avait fait une scène abominable. Il ne donnait plus à danser. Les musiciens noirs ne pouvaient revenir chez lui. Quant à Edgar, il avait, voilà quatre jours, déménagé du logement de la vieille Koetge pour se réfugier on ne savait où. Le froid pinçait. De huit degrés au-dessous de zéro, le thermomètre était tombé à vingt en une seule nuit. La neige ressemblait à une carapace résistante et compacte d’où s’échappaient à l’angle des toits de scintillantes aiguilles de glace. Devant les portes des bars et des boutiques, sur toute la largeur des trottoirs, on avait répandu des cendres. La voiture municipale passait un jour sur trois avec des équipes réduites en raison de la défection du personnel de couleur que le service employait presque uniquement. La rue était jonchée de papiers sales, de détritus et, placardées à l’entrée de plusieurs maisons, des affiches jaunes achevaient de donner au quartier une impression lugubre contre laquelle il était difficile -quoi que l’on fît -de réagir. Geisha, ne sortant de chez elle que pour se rendre au dispensaire, à l’épicerie, à la boucherie et à la boulangerie voisines, vivait en marge des événements. Les rares clients qu’elle recevait évitaient de répondre quand, quelquefois elle les interrogeait. Ils prenaient leur plaisir et s’enfuyaient rapidement. Le plus souvent, ils étaient ivres. Quelques-uns travaillaient au port, les autres dans les bureaux des Compagnies dont les hautes lettres d’or se détachaient sur les façades des immeubles en pierres de taille. Tous ces gens qui venaient chez les femmes paraissaient préoccupés. On avait dû leur interdire de répéter ce qu’ils pouvaient avoir appris ou entendu, et de peur de dénonciation ils laissaient voir, au moment de payer, leur livret individuel avec leur numéro. Geisha avait placé le sien en évidence près du lit, sur la table de chevet. François l’avait engagée à le faire pour éviter toute discussion et elle s’en trouvait bien, car elle voyait chaque homme chercher des yeux en franchissant le seuil une preuve de garantie. Le docker que le marchand de frites s’était permis de signaler à Feempje, comme un familier de cette fille, venait souvent. C’était un Polonais. Geisha lui remettait une partie de ses gains. Grand, roux, solide et fruste, il portait un maillot à raies, un pantalon de velours, une veste bleue et une casquette de drap à la courte visière vernie. Une peau de mouton le protégeait du froid. Ses gros souliers ferrés grinçaient sur les carreaux et, lorsqu’il les ôtait, il était aussitôt pieds nus. On le disait fiancé à Geisha et possesseur d’un compte en banque où il déposait, honnêtement, l’argent qu’il recevait. Personne ne savait rien de ses affaires, ni de ses pensées. Employé quai du Rhin, au déchargement des navires, on ne l’avait jamais vu saoul. C’était un homme renfermé, taciturne, qui se nommait Adolf Soter. Il occupait une petite chambre rue du Viaduc, chez une logeuse, ne possédait aucun ami et n’appartenait qu’en simple qualité d’adhérent au syndicat des ouvriers du port. Ses compatriotes, férus de politique, avaient voulu l’inscrire au parti communiste. Soter s’y était refusé. Il vivait seul. Ses uniques sorties consistaient à se rendre chez Geisha, dans la boutique qu’il avait louée lui-même le premier jour, de son propre argent, au Balafré. Les deux hommes s’étaient entendus. François, si retors d’habitude, avait compris qu’avec Adolf mieux valait tenir sa parole et ne point essayer d’extirper un centime dont il n’eût pu justifier la raison; mais cela, malgré lui, l’emplissait de regret et il tentait parfois d’user, sournoisement, de son charme pour émouvoir la fille, la troubler et éveiller en elle d’obscures complicités. La façon dont, par exemple, il l’avait incitée à balayer la neige devant sa porte, constituait à ses yeux un premier et notable essai. Geisha n’y avait pas pris garde: elle s’était contentée de lui faire un chemin puis de se reculer pour le laisser passer. François avait failli pousser plus loin le jeu; c’était même pour procurer une satisfaction d’amour-propre à la femme de Soter qu’il avait rudoyé Lulu. -Ça va mal, dit Soter en entrant, ce soir-là, chez sa fiancée. C’était un vendredi. Geisha revenait de sa cinquième visite au dispensaire et se sentait un peu de fièvre. Soter, reprit: -Qu’est-ce que tu en penses? Il avait apporté pour dîner une bouteille de vin du Rhin, des saucisses, morceau de pâté, deux oranges et tendait ses mains, calleuses à la flamme de la cuisinière. Geisha préparait le couvert sur une petite table qu’elle avait, silencieusement, débarrassée d’une pile de serviettes, d’une poupée et d’un vase de plantes artificielles. Elle regarda Soter sans répondre. La nouvelle ne l’étonnait pas. Ce n’était point seulement au port que les affaires devenaient difficiles. Elles n’étaient brillantes nulle part, sauf dans les bars peut-être où les gens s’enivraient. Soter dit lentement: -Les bassins sont gelés. Si le froid dure, on débauchera. Les bateaux restent à quai. Ils sont pris par les glaces. -Ah! fit Geisha. L’homme haussa les épaules. -Ici aussi, exposa tranquillement la fille, ça ne va pas bien. Je reste des jours sans voir personne. -Et tes piqûres? -Justement, grogna-t-elle. Ça rime à quoi, ces piqûres? Elles ne te fatiguent pas, toi? -Y a des jours. Des autres, je ne m’en aperçois pas. -Tu as de la chance. À cet instant quelqu’un frappa doucement à l’extérieur. -Entrez! cria le polonais. La porte céda. Soter, qui s’était retourné et se chauffait les reins, vit un petit vieillard vêtu d’une pèlerine hésiter sur le seuil. -Amenez-vous donc! proposa-t-il pensant qu’il s’agissait d’un voisin. Vous demandez Geisha? Geisha parut gênée. -J’étais venu rendre visite à mademoiselle Geisha. En effet! dit le vieux. Et comme Soter se frottait vigoureusement les paumes sans paraître attacher d’importance à la personne de l’inconnu, celui-ci murmura: -Je ne veux pas vous déranger. -Vous ne nous dérangez pas, dit Soter. Approchez-vous du feu. Lui qui ne parlait jamais d’habitude ou ne s’exprimait que par monosyllabes, il se mettait en frais pour l’homme à la pèlerine et paraissait ravi. -Hein, s’informa-t-il rondement, on n’est pas trop à l’aise dehors, avec la bise? Il y a plus de vingt-cinq degrés. -Vingt-sept, précisa l’autre. -Raison de plus pour prendre un air de feu. Tenez, je vous cède ma place. -Laisse! grommela Geisha impatientée. Le vieillard enleva poliment son chapeau, puis s’approcha de la cuisinière. Soter, consultant la fille du regard, se tint coi. -Mais vous alliez dîner! constata soudain le visiteur. -Oui, répondit Geisha. Soter ajouta sottement: -Ça ne fait rien. Puis, après un silence: -Vous permettez? Il s’assit à la table tandis que la femme le servait. Elle avait mis, au four, les saucisses dans un plat où elles mijotaient avec des choux et des morceaux de lard et le fiancé, se sentant en appétit, tira de sa poche un couteau, l’ouvrit et le plaça, près de son assiette, sur la toile cirée. Au déclic de la lame le nouveau venu sursauta et s’approcha de Soter. -Eh bien? fit celui-ci. Qu’est-ce qu’il y a? Le vieillard se pencha sur le couteau. -Je l’ai acheté à Dantzig, expliqua le docker, surpris d’une telle curiosité. Voyez: la marque est dans l’acier. -Oh! très bien. C’est ce qu’on peut appeler une arme. -Ia. Gut! -Allons, mange! ordonna Geisha qui déposa le plat devant Soter. Aussitôt l’intrus se recula, baissa les yeux et, relevant les pans de sa pèlerine, affecta de se chauffer. L’odeur des choux et des saucisses ne paraissait point chatouiller son odorat. En revanche Soter grogna de contentement. Il empoigna la bouteille. -À votre santé! dit le vieillard. Geisha riposta sèchement: -Merci! Elle se mit néanmoins à table et saisit sa fourchette, mais elle n’avait pas faim. Les piqûres la travaillaient, lui faisaient comme «bouillir le sang». Elle ressentait des bouffées de chaleur. Soter emplit les deux verres, d’un air grave. Ses regards, un instant, cherchèrent ceux de la fille comme pour lui demander s’il devait inviter le vieux, mais Geisha, éludant la question, baissa la tête. -Es-tu malade? demanda l’homme. -Va, répliqua-t-elle... Ce n’est rien... Ça passera! -Vous parlez du traitement? s’informa poliment l’homme à la cape. Beaucoup ne le supportent pas. -Cela est juste. Oui. J’en connais, dit Soter. Il regarda Geisha, puis son attention se concentra sur la chétive silhouette du personnage qui se tenait toujours près de la cuisinière et une idée bizarre lui traversa l’esprit. -Comment vous appelez-vous? murmura-t-il. -Monsieur Poop. -Et votre prénom? -Lionel. Lionel Poop, répondit lentement l’autre. Il y eut un silence. Soter reprit: -Habitez-vous le quartier? -Je l’habite. Geisha écoutait sans comprendre. Finalement, elle leva les yeux sur Soter qui, rencontrant les siens, crut lire dans les prunelles de la fille une expression de reproche et d’ennui. -D’où souffres-tu? s’enquit-il. Lionel Poop prit alors la parole. -Remarquez, exposa-t-il, que mon nom peut aussi bien s’écrire en commençant par la fin. -Tiens! s’écria Soter, pour quelle raison? -Pour la raison, en tout point symbolique, que d’un côté je tiens aux années mortes par mes études et de l’autre aux années nouvelles sur lesquelles s’ouvre la vie. Avez-vous quelquefois pensé, monsieur...? -Adolf Soter, déclina l’homme. -Avez-vous donc une fois pensé, monsieur Soter, à ces étonnantes choses qui font que nous sommes tous entre la vie et la mort, encastrés dans une vaste chaîne, tel un maillon? -Oui, admit Soter surpris par l’observation saugrenue du vieillard. Tant que nous sommes, c’est la pure vérité. Il contempla son verre où la lumière de la lampe se réfractait et soupira: -Nul n’y peut rien! Geisha dit tout à coup: -On vous vaccine aussi, n’est-ce pas, monsieur Poop? -Comme tout le monde. -Trois piqûres par semaine? Lionel Poop inclina la tête affirmativement. -Eh bien, poursuivit la fille, connaissez-vous la cause de ces visites? On raconte de telles choses qu’on ne sait lesquelles croire. S’agit-il de la peste? -La peste! grogna Soter sans détacher ses yeux du verre de vin. -Je ne pense pas, prononça Poop. -Pourtant plusieurs Chinois sont morts, paraît-il, dans la rue. On prétend que c’est de la peste: ils avaient le visage presque noir, un très gros ventre, les mains, les pieds enflés... Setter se mit à boire. -On vous aura mal renseignée, rectifia le vieillard. Pour ma part, j’admettrais plutôt qu’un commencement de choléra s’est déclaré, mais que, dans quelques jours, les services de l’hygiène... -Oui. Parlons-en, des services de l’hygiène! fit amèrement Geisha. Ils devraient s’occuper d’enlever les ordures. -C’est comme chez nous, grommela Soter. Ils laissent les bêtes crevées dans le ruisseau. -On ne peut pas tout régler en une fois, mentionna Poop. Cependant, vous n’avez pas tort de protester contre de pareilles négligences. S’il arrive qu’une nuit le froid cesse le mal sera plus grand. -Oh! pour le froid, dit le docker en s’essuyant la bouche du revers de la main, il n’est pas près de finir. La mer roule des glaçons. Et le vent souffle. Plein nord! Il avait lancé ces paroles sur un ton légèrement hostile pour le vieil homme, car une idée, d’abord confuse, s’était insinuée en lui. Geisha s’en aperçut. Elle regarda Soter afin de l’empêcher d’élever la voix, mais Soter haussa les épaules et, stupidement, se mit à rire. -Tais-toi! ordonna Geisha. Pourquoi ris-tu? -Je ris de ma propre bêtise, repartit le docker. Nous sommes bêtes dans mon pays... bêtes comme des porcs... Hein! n’est-ce pas vrai? Un moment, il saisit son couteau et en pétrit la lame, la fit plier entre ses pouces puis, brusquement, il ferma le couteau et le mit dans sa poche. -Oui... bête! répéta-t-il d’un air désenchanté. Mais cela doit être ainsi. N’est-ce pas naturel, monsieur Poop? L’interpellé ne daigna pas répondre. -Tu ferais mieux d’achever de dîner, suggéra Geisha sans conviction. Prends une orange. -Non! dit Soter. Il se leva, le front soucieux, se frotta machinalement les mains, s’étira, puis, se décidant tout à coup: -Allons! proclama-t-il. Je vais rentrer. Geisha n’eut garde de le contredire et le laissa ramasser sur le lit sa casquette et sa peau de mouton. -Bonsoir! maugréa Soter en enveloppant d’un regard ironique la fille et son visiteur. Je reviendrai un autre jour. -À quoi penses-tu? lui demanda Geisha toujours assise. -Je pense, riposta-t-il, prêt à éclater de colère contre lui-même, que je suis la plus stupide bête qui soit... Mais j’ai compris... J’ai maintenant parfaitement compris. Monsieur Lionel Poop, conclut-il, une main sur le loquet de la porte, au plaisir de vous rencontrer bientôt!... Et, avant que l’autre eût trouvé la réponse que méritait une semblable insinuation, il poussa le battant, le referma et s’éloigna seul, dans la nuit. V C’était lui, le navire: il se trouvait pris au milieu des glaces qui craquaient en pressant sa coque, de plus en plus étroitement, de toutes parts. Qu’il le voulût ou non, cette carapace de glace l’enserrait, le pénétrait jusqu’aux fibres, jusqu’aux moelles et il avait beau se dire, par instants, que si le thermomètre baissait, il se réveillerait dans la douce tiédeur de son lit, Soter n’arrivait point à concevoir précisément que le thermomètre pût descendre. C’était tout à fait impossible. On patinait autour de lui. Des enfants, le col entouré de cache-nez écarlates, blancs, verts, bleus, glissaient et tournoyaient. Une vieille femme avait installé sur le bassin une sorte de cambuse où elle vendait des boissons chaudes. La glace étant solide, elle avait enfoncé à coups de hache trois pieux qui soutenaient une bâche afin de s’abriter du vent. Le vent venait du large où la mer ballottait des icebergs, puis il passait sur le chenal du port entièrement gelé et son souffle vous coupait le visage comme au fil d’un rasoir. On le sentait mordre et brûler. La mer, le ciel étaient gris. Et la glace, elle aussi, sur laquelle les gamins décrivaient des cercles, était de la même couleur mais plus dense, plus rare, presque minérale, telle qu’on la voit peinte par Breughel dans ses paysages d’hiver à la magique réverbération. Des prêtres, la soutane remontée entre les jambes, s’élançaient à la poursuite des gosses, tels de rapides oiseaux noirs, et de l’autre côté du quai, sur un second bassin, un groupe de séminaristes accomplissait de semblables figures entre-croisées, mais en silence, avec une sage application. La ville se profilait à travers une lumière figée d’aquarium. Seule, apparaissait la ligne des maisons et, çà et là, certains détails d’une façade dont les vitres rapprochées luisaient à la manière de l’étain. Des cloches tintaient dont se percevaient, par contraste avec l’éloignement factice de la ville, jusqu’aux moindres vibrations. L’air sec portait chaque bruit à des distances nouvelles, insoupçonnées, et lorsque, par moments, près du clocher de Sainte-Gudule, les croassements des corneilles s’élevaient, vous eussiez juré que c’était juste au-dessus de votre tête. Ces croassements formaient une plainte sans fin. Quant aux mouettes, affamées et féroces, leurs cris étaient si durs, si perçants qu’ils vous déchiraient le tympan comme un grincement de scie. Une quantité d’oiseaux de haute mer, réfugiés le long du môle, ajoutaient à ce grincement des appels discordants et, prenant tout à coup leur vol, accomplissaient dans le ciel froid des cercles parallèles à ceux que, sur la glace, les patineurs entrecroisaient. Soter entendait ces appels et ces cris comme s’il eût été seul au milieu du bassin gelé, mais l’idée tout à fait absurde de se sentir devenu un bateau enserré par les glaces, l’empêchait de préciser ses impressions. Il ignorait s’il faisait jour ou nuit. C’était tantôt le jour, tantôt la nuit ou plus exactement, ainsi qu’en certains rêves, le jour et la nuit en même temps, mais il pensait à autre chose. Une certitude étrange l’habitait. Elle avait mis longtemps à s’emparer de lui et, maintenant, il était comme un homme à qui un être insaisissable et infiniment sournois avait jeté un sort. En revenant de la rue des Bouchers, Soter était pourtant rentré chez lui sans s’attarder. Il avait pris par le plus court, traversé le bassin où le cargo à bord duquel il travaillait dressait sa masse sombre piquée de feux. Un fanal accroché au portant de la passerelle clignotait sous le vent. Autour du bâtiment tout semblait mort. Les bars, les estaminets du quai ne répandaient à l’extérieur que de vagues clartés transies sans qu’aucune des conversations qui se tenaient derrière les vitres emperlées de givre s’en échappât. Un silence étonnant régnait sur ce quartier naguère débordant de rumeurs, de chants, de nasillements de phonographes, de claquements de sabots et de rires. Soter avait gagné sa chambre, rue du Viaduc, s’était couché. Il pensait à Geisha. Il se disait qu’elle aurait dû le prévenir des intentions de ce M. Lionel Poop et non pas le laisser, lui, Soter, beaucoup plus vigoureux que ce vieillard, faire les frais de la conversation. Geisha savait très bien ce que M. Lionel Poop désirait. Bon! Soter le savait aussi. Il avait fini par le savoir, mais il était le fiancé de Geisha. Un jour, lorsqu’elle aurait assez d’argent, elle deviendrait sa femme et tous deux regagneraient leur pays. Le Polonais ne protestait nullement contre les nécessités du métier. Une seule chose lui avait déplu: le rôle profondément grotesque, humiliant pour un homme de sa force, que la fille et cet équivoque M. Poop lui avaient fait jouer. Était-il bête vraiment! Bête à manger de la paille, du foin, des pommes de terre crues. Bête à mériter d’être bête toute la vie. Il souffla sa chandelle. C’était trop fort pourtant d’avoir à dormir dans une pièce sans feu au lieu de partager le lit de Geisha. On l’aurait averti de la démarche de M. Poop, avant qu’il s’en fût avisé, il serait allé boire un genièvre à Montparnasse. Mais non, il avait fallu que peu à peu, de lui-même, il découvrît que l’antique godelureau n’était point un voisin. Cela le révoltait. -By God! se jura-t-il. Demain j’irai voir ça, chez elle, et avec elle. J’empêcherai qu’on se foute de moi. Il chercha le sommeil et se retourna plusieurs fois, sans parvenir à le trouver. Les attitudes, l’accent, l’air frileux du chétif M. Poop, sa longue pèlerine l’obsédaient. Soter n’avait pas l’habitude de rencontrer des gens cette espèce. Celui-là devait être un banquier, un changeur, un horloger ou un prêteur sur gages: il n’exerçait pas un vrai métier d’homme. À première vue, on pouvait parier qu’il gagnait son argent par mille ruses coupables. Poop! Belle idée de posséder un nom pouvant s’écrire des deux côtés. Oui. Belle idée! Un piège! Soter ferma les yeux. -Demain, répéta-t-il intérieurement... Demain... j’irai... Mais il avait froid entre ses draps et il se rappela la croûte de glace, épaisse comme une banquise, du bassin où les lumières du cargo brillaient. Il se rappela le fanal de la passerelle et, insensiblement, tandis que le sommeil finissait par venir, l’image de ce bateau demeura seule fixée dans son esprit. -Oui, demain... Quelques instants plus tard, la transformation était faite. Soter rêvait: un sort pesait sur lui. * * * * Il y avait comme un symbole en tout cela. Cette idée de bateau pouvait laisser entendre au dormeur qu’il était, lui aussi, prisonnier dans cette partie du port puisque, durant le jour, son travail lui interdisait de s’en éloigner. En échange, la présence des patineurs représentaient la liberté d’une foule de gens livrés à leurs plaisirs. Geisha lui avait parlé, récemment, d’un de ses rêves en décrivant avec une curieuse minutie le passage où elle s’était arrêtée près d’un navire très éclairé. Peut-être était-ce le même navire? Peut-être cela signifiait-il qu’elle avait pensé à Soter durant son rêve. Mais pourquoi n’existait-il personne à bord? Cette combinaison d’images n’offrait aucun sens raisonnable: elle n’en frappait pas moins Soter qui trouvait surprenant d’emprunter au rêve de sa fiancée les propres éléments du sien. Comme dans le quartier chinois, où les maisons communiquent entre elles par la cave et les toits, Soter communiquait avec Geisha par des chemins encore plus détournés. Il l’admettait d’ailleurs. La première surprise passée, il en venait presque à se dire que ce bateau était l’emblème de leur prochain départ et que si le bâtiment était vide cela prouvait qu’il n’y avait place dans ses flancs que pour une seule femme et que cette femme était Geisha. Comment n’y avait-elle pas songé en lui décrivant le navire? Soter poussa un grognement; il s’agita sous ses couvertures et, retombant, inerte, sur le dos, s’enfonça davantage dans un épais sommeil. Alors le sens qu’il avait découvert au symbole se modifia. Si ce bateau qu’il avait pris pour celui de Geisha était le même, pourquoi n’avait-elle pas eu l’idée d’y monter pour partir? Pourquoi donc avait-elle attendu qu’il fût trop tard? Car il était trop tard. Soter ne pouvait rompre sa prison de glace. Elle le comprimait étroitement, comme entre les mâchoires d’un étau dont on tournait le pas de vis de plus en plus. Cette pression l’étouffait. L’homme gémit. Il éprouvait un découragement sans bornes. Sa fiancée se jouait de lui. Sous prétexte d’amasser un peu d’argent, elle l’avait laissé s’en aller seul, à travers la nuit, tandis que M. Lionel Poop prenait sa place. C’était ce misérable, cet avorton qui triomphait. Il n’avait eu qu’à paraître pour créer dans la tiède boutique de la fille une atmosphère de gêne. Le docker ne s’en était pas aperçu tout de suite mais il se remémorait l’expression résignée de Geisha, son embarras, son trouble, dès que le type à la pèlerine était entré. Elle avait eu un sourire triste. Et lui, Soter, au lieu de traiter l’importun avec sa rudesse habituelle, il l’avait invité à s’approcher de la cuisinière pour se chauffer. Comment n’avait-il pas compris, jusqu’à l’évidence, que ce ridicule personnage ne méritait aucun égard? Il aurait dû le renvoyer, l’empoigner comme un chat malade, par la nuque, et le jeter dehors. M. Lionel Poop ne serait plus revenu: il n’était pas de taille à réagir. On l’aurait entendu s’éloigner dans la rue en courant. Même pas! on n’aurait rien entendu du tout; il se serait enfui, volatilisé, telle une ombre, un feu follet, un souffle. Et Soter aurait passé la nuit entière au chaud, avec Geisha. Une bonne nuit. Leurs deux corps emmêlés, jusqu’au moment de partir. Le contraire s’était produit. À l’évocation de la chaleur du lit, le dormeur ressentit une impression de froid plus vive, plus âpre, extrêmement douloureuse et cette souffrance physique se compliquait d’une autre souffrance, morale celle-là, mais non moins déprimante. Il n’osait point se l’avouer; toutefois, en lui-même, Soter reconnaissait la glaciale présence d’un sentiment de rage, de jalousie dont l’aiguillon le déchirait. Jaloux de quoi? de qui? Le Polonais, d’habitude, ne s’embarrassait pas de ces subtilités. Du moment qu’il portait à la banque l’argent que lui remettait sa fiancée, il ne tentait jamais d’imaginer comment, Geisha l’avait gagné. La somme seule importait à ses yeux. Il n’allait pas plus loin; il refusait d’aller plus loin. À quoi bon! Cependant le souvenir du vieillard lui était odieux; il tourmentait Soter, l’emplissait de colère, de dégoût. Est-ce qu’entre cet individu et le robuste et beau gars qu’il était, une comparaison quelconque avait quelque chance de s’établir au bénéfice du premier? Non, mille fois non! Mieux valait rire. Soter ne riait pas. Il se débattait, dans son rêve, contre l’image de M. Poop, contre le pouvoir de ce gnome, ses façons astucieuses de s’imposer, de se faire adroitement valoir, en un mot de disposer de tout selon son bon plaisir. Et Geisha, l’idiote, avait subi son ascendant. Ah! les femmes! Les femmes? Toutes les mêmes! Un peu d’argent, on les avait. Elles ne prenaient pas seulement la peine de sauver les apparences, de ménager l’amour-propre, la dignité, la susceptibilité d’un homme. L’argent d’abord! Bon Dieu! Soter se révolta. La promesse qu’il s’était faite de corriger Geisha lui revint à l’esprit, mais, en même temps, il éprouvait la certitude de sa propre impuissance et l’horrible sensation de froid qui, l’engourdissant, s’accentuait de plus en plus, presque à le réveiller. -Oui, grogna-t-il. Sa peau!... J’aurai sa peau! À cet instant, Soter eut à peu près conscience des paroles qu’il prononçait. Les ombres qui l’entouraient parurent se dissiper. Cela ne dura qu’une seconde. Il retomba sans force au noir sommeil, parmi les formes, les présences vagues du songe, au sein d’un monde inconnu et pourtant familier, seul, immobile, vaincu. Personne ne se souciait de lui. Personne ne pensait à lui. Geisha devait parler à M. Poop des piqûres, qu’elle supportait mal, et s’informer, tout en se laissant caresser, si ce n’était pas réellement la peste qui décimait les gens de la rue. Ce mot de peste l’effrayait. Soter se souvint du choc qui l’avait secoué en entendant la fille murmurer, ce mot-là. Il revit le verre de vin pâle traversé par le feu de la lampe. Il se revit assis devant ce verre de vin et le regardant fixement; il lui avait trouvé une couleur anormale, une couleur jaune suspecte et, cependant, il avait empoigné le verre, l’avait vidé... La peste! Les affiches placardées, par la Commission d’Hygiène, sur les façades de certaines maisons consignées, étaient de cette même teinte jaunâtre. À bord de plusieurs bâtiments, on avait également hissé des pavillons, eux aussi, jaunes. C’était donc ça! Lionel Poop avait eu beau répondre qu’il ne croyait pas à la peste, Soter s’était gardé d’émettre son avis. Lui non plus, il ne croyait pas à la peste, mais il réfléchissait que c’était à dater de cette minute que le vieillard avait communiqué au vin sa couleur singulière afin qu’en le buvant, Soter subît un sort. Soter avait donc bu. Il avait approché lentement le verre de sa bouche. Sa haine pour Poop s’accrut. Elle le glaçait jusqu’aux entrailles. Toutefois, il n’entrait dans ce sentiment aucun désir de se venger. Ce devait être le sort qui était cause de cela, sinon ce Polonais n’aurait point hésité. Au moment de quitter la boutique, une scène se serait produite et M. Poop aurait appris qu’il fallait marcher droit. Or, cette scène n’avait pas eu lieu. Soter était parti en refermant brutalement la porte, il avait regagné sa chambre, s’était couché et endormi. Il était alors entré dans un rêve. Et la notion de ce rêve était chez lui si vive qu’il se voyait comme s’il était un autre, allant et venant à travers ses propres pensées, pareil à quelque passager surpris de ne trouver personne sur le pont, ni dans les coursives du bateau qu’il se sentait matériellement devenu. Le seul, l’unique espoir de Soter avait été de se dire que si le thermomètre baissait, le charme serait rompu. Mais lui-même, dans sa conversation avec Poop, avait nettement déclaré que le thermomètre ne pouvait pas baisser. Hélas! son pronostic se réalisait. Le vent soufflait trop régulièrement du Nord pour apporter un changement quelconque à la situation; il convenait donc d’attendre le jour avant de voir les choses se modifier. Dès les premières pâleurs de l’aube, chaque matin, Soter ouvrait les yeux; il n’avait pas de rideau à sa fenêtre. Entre les lamelles des persiennes un vague rayon filtrait qui prenait, peu à peu, plus d’éclat, plus de force. Il tombait obliquement, à travers les carreaux, sur la couverture brune du lit et finissait par atteindre le visage du docker dont les paupières, encore alourdies de sommeil, se soulevaient. Ce rayon de lumière, Soter le comparait à l’éclair d’un couteau, de son couteau quand il en faisait jouer la lame, de ses gros doigts. C’était l’image qui lui venait aussitôt à l’esprit. L’hiver surtout, le petit jour avait comme une lueur d’acier, aiguë, barbare. Si dure qu’elle fût, Soter l’aimait; il clignait les yeux, puis il la regardait en face et se levait d’un saut. Et voilà qu’à présent, en dépit du sort qu’il sentait sur lui, Soter pensait à l’aube en se disant qu’elle le délivrerait. Cette pensée lui fit évoquer son couteau. Il mit longtemps à en prendre conscience, mais une image amenait l’autre et il songea que ce couteau le délivrerait, à son tour, il ne savait pas de quoi. -Oh! très bien, avait constaté Poop, à la vue de la lame. C’est ce qu’on peut appeler une... Naturellement! Le vieux était resté saisi devant le couteau de Soter... il avait même tenu à l’examiner de plus près, s’était approché de la table. Le dormeur tressaillit: un âpre frisson le parcourut et il lui sembla, tout à coup, qu’il venait de toucher le fond de la vase comme quelqu’un, sur le point de se noyer, donne un coup de talon et remonte à la surface de l’eau. Il remonta ainsi des profondeurs du rêve. Mille points d’or étoilèrent la nuit de ses prunelles; ils tournoyaient comme des oiseaux. Puis Soter éprouva la sensation de sa propre chaleur, une sensation délicieuse, intraduisible, réconfortante. -Ahhh! fit-il. C’était son lit. C’était sa chambre. L’aube allait naître. Il la guetta voluptueusement, à travers ses paupières demi-closes et quand il l’aperçut, pointant, en haut de la fenêtre, il attendit, un grand moment, engourdi de plaisir sous ses draps, que la première sirène du port poussât son atroce hurlement de bête égorgée. VI Feempje contemplait son poignet et lui trouvait, depuis la dernière piqûre, un ton verdâtre qui l’inquiétait. Il ne pouvait plus supporter sans y penser, son redoutable crochet de fer. Quelquefois une brûlure soudaine l’obligeait à l’enlever. Il devenait alors sérieux, dénouait les lanières de cuir fixées à l’avant-bras, enlevait l’appareil et d’un air soucieux examinait, silencieusement, son moignon. Bien qu’il n’eût point à s’alarmer de l’effet du vaccin, il allait consulter le médecin de service à l’hôpital, puis regagnait son bar où la mère Koetge en raison du refus de Flossie de servir les clients, tenait la caisse. Feempje ne parlait jamais de ses ennuis. Le docteur lui ayant conseillé de moins boire, il mettait dans la mesure possible le conseil à profit, mais sa relative sobriété changeait son humeur. -Hé! patron, s’exclamaient avec des faces rouges les habitués du Montparnasse, Prends un godet! Qu’est-ce que tu crains? Désignant Koetge, le Hollandais ripostait: -Celle-ci pinte pour deux. Elle tient le coup. -Ou elle tombe, constatait un loustic après avoir fait à la vieille va croc en jambes et en l’aidant à se relever. Le bar était bondé d’ivrognes, tous vaccinés d’ailleurs, mais débraillés et imbibés d’alcool comme des éponges. La plupart qu’on avait débauchés des docks touchaient des primes. Les autres appartenaient aux compagnies de navigation. Leurs salaires, naturellement, avaient été réduits. Ils ne protestaient point. Une vie nouvelle s’offrait à eux, oisive et misérable, ponctuée tous les deux jours par des piqûres; quant aux poussées de fièvre qu’elles amenaient, ils les combattaient à grand renfort de petits verres de schnick et de mesures d’une bière aigre, puissante. Feempje ne faisait crédit à personne. Lorsqu’un buveur ne pouvait plus payer, il lui retenait sa montre ou un objet quelconque en gage. Koetge le secondait dans ces opérations: elle lui était de bon conseil. Grâce au crochet de fer, le gros homme imposait sa loi et, cependant, il n’osait plus heurter de ce crochet le zinc de son comptoir par crainte de se faire mal. Il le brandissait, menaçant, au-dessus des têtes parmi la lourde fumée des pipes et aussitôt chacun cédait. Nul ne se doutait encore des sourdes terreurs de Feempje. On avait l’impression que son caractère devenait plus irascible et plus violent, mais on en attribuait la cause à l’angoisse que cachaient tous les coeurs et qui se manifestait par des colères subites chez les moins emportés. Il s’était toujours montré dur, brutal, autoritaire. Néanmoins, le cabaretier s’abîmait dans de subites tristesses et il n’était pas rare de lire au fond de ses yeux ternes une expression d’accablement. C’était alors que Feempje pensait à sa main coupée. Il y pensait avec toute espèce de regrets. Cette main, qu’il n’avait plus, lui inspirait de profondes rêveries. Il songeait qu’elle n’avait pas eu, comme l’autre, sa part pleine de plaisirs, de jouissances. Il la plaignait. À certains de ses souvenirs, elle restait étrangère, telle une morte, une chose morte qui pourtant avait fait partie de lui. Le soir, seul dans sa chambre, il s’asseyait au bord du lit et se livrait à d’interminables méditations. Flossie ne partageait plus avec Feempje cette pièce. Elle occupait un réduit sans feu, sans lumière, en bas, près du dancing, car, en vertu des nouveaux règlements, le Hollandais n’avait pas pu la renvoyer. Flossie ne sortait plus pour ainsi dire de ce local infect. La mère Koetge portait à la recluse, une fois par jour, une écuelle de soupe, la forçait à manger. Flossie n’avait pas faim. Les piqûres l’emplissaient de lourdeurs, d’éblouissements, de maux de tête inexplicables. Elle portait ses doléances au dispensaire: les docteurs ne l’écoutaient pas. Sa grossesse lui valait aussi des troubles, des vomissements. Feempje, quelquefois, la nuit, entendait la fille se traîner aux water: elle y restait de longues minutes, tirait la chaîne puis, retournant à son gîte, fermait sa porte, poussait le verrou. -Qu’elle crève! grognait le tenancier. Il l’écoutait tousser des heures entières ou changer sa paillasse de place. Une épaisse nappe de neige était restée sur le toit du dancing, mais elle avait pris une couleur noirâtre à cause de la fumée du poêle dont les escarbilles retombaient du tuyau dans la cour. Jusqu’à une ou deux heures du matin, Flossie était secouée par des quintes. Elle dormait mal. Toujours plus sale et plus sordide, elle conservait non seulement ses bas, mais ses vêtements pour dormir, vivait couchée et ronflait comme une brute. Feempje n’avait pas pitié d’elle. Puisqu’il ne pouvait point chasser cette garce, il prenait plaisir à la châtier dans sa chair, dans l’enfant qu’elle portait. Plus question, maintenant, de recourir aux recettes abortives de la vieille Koetge! Celle-ci s’était pourtant approvisionnée de plantes chez une louche herboriste de la rue Fossé-aux- Remparts. Feempje avait, en sacrant le nom de Dieu, jeté ces plantes dans la boîte aux ordures et menacé, au cas où il l’y reprendrait, de faire subir à la commère le même sort. Il voulait que Flossie accouchât. «Le gosse à Feempje!» c’était marrant... Il le disait, le répétait vingt fois par jour avec un rire bestial, des clignements d’yeux, des grimaces. -Faut que j’voye si c’est pas un nègre, des fois! déclarait-il... ou une betterave, un navet! Koetge en restait honteuse. Pourtant, comme elle pouvait se saouler à l’aise sans que le gros homme, qui avait besoin de ses services en remplacement de Flossie, la rudoyât, l’ancienne logeuse finissait par approuver Feempje. Elle n’en allait pas moins rendre visite à l’herboriste dont la boutique mystérieuse servait de lieu de rendez-vous à toute espèce de gens. Cette commerçante était une vieille femme borgne, vêtue de noir, sèche, édentée, décente comme une chaisière de square et plus méfiante, sous ses dehors affables, qu’une sage- femme sans diplôme. Elle ne se contentait pas de vendre des simples, des têtes de camomille ou de pavot, elle débitait en outre de petits sachets de cocaïne que Koetge négociait aux filles de la rue des Bouchers. Elle les glissait sous ses jupons en secret, puis se rendait d’un magasin à l’autre où ses clientes lui offraient des rations d’eau-de-vie. Le traitement du dispensaire n’opérait pas sur elle: elle avait passé l’âge de tout, l’âge de la souffrance comme celui du plaisir, et se laissait passivement piquer sans même sentir l’aiguille pénétrer ses bras flasques dont la chair roulait sur les os. * * * -Koetge! cria du seuil de sa boutique Lulu-la-Parisienne. Allez! Grouille. C’était un vendredi, jour de visite. Lulu se préparait en guettant la vieille qui lui avait promis cinq grammes de coco pure, au prix de gros. Elle avait l’argent dans son sac. La rue, presque déserte, offrait un aspect lamentable. Devant les magasins, tout le long des trottoirs, les cendres qu’on avait répandues pour empêcher les passants de glisser, formaient deux chemins noirs. Des tas de neige, dressés ainsi que des blancs d’oeufs battus, mais d’une couleur terne, pisseuse, se succédaient de porte en porte, parmi des amoncellements de détritus que le service de la voirie n’avait pas enlevés. Au milieu de la rue, la neige était moins sale: on avait ménagé plusieurs pistes à l’aide également de poussière et de débris de coke, afin de pouvoir traverser la chaussée sans crainte. Pourtant des traces de pas et de roues de voitures demeuraient imprimées sur la neige durcie par le froid. De tous les toits pendaient de grosses aiguilles de glace et, quand le vent soufflait, une de ces lourdes aiguilles, parfois, se détachait et s’écrasait sourdement sur le sol, avec un choc sinistre. Seule parmi ses pareilles, Lulu-la-Parisienne affectait de sortir en escarpins vernis, à semelles minces, à talons hauts. Elle possédait de jolies jambes qu’elle tenait à montrer, moulées dans des bas de soie coûteux. On disait que François les lui fournissait. Comme Lulu était sa maîtresse, nul n’avait rien à y voir, mais aucun doute ne subsistait pour personne sur la provenance illicite de ces bas. -Eh bien, Koetge! appela de nouveau la fille. Elle grelottait de froid à la porte de sa boutique et tenait frileusement le col de son manteau relevé contre son visage. Le manteau était d’un drap vert, assez épais, garni de loutre. -Voilà, répondit la vieille sans se hâter. Rentre chez toi, j’arrive. Lulu ne se le fit pas répéter. Toutefois on la vit, de l’intérieur du magasin, écarter le rideau de la porte et regarder dans la direction de Koetge. Celle-ci se trouvait de l’autre côté de la rue, à la hauteur de la maison de Geisha dont la devanture était close. -Sans blague! elle ne va pas s’arrêter chez Geisha, se dit la Parisienne en maintenant le rideau soulevé. Sa haine pour l’amie de Soter n’avait pas diminué. Au contraire, quand les deux femmes se rencontraient dans la cour de l’hôpital, Lulu ne manquait jamais l’occasion d’émettre sur le compte de cette fille des réflexions fielleuses. Geisha ne s’en occupait guère. Elle se bornait à sourire vaguement, comme si les propos dont elle était l’objet s’adressaient à une autre, ou quelquefois encore elle fixait sur son ennemie un regard méprisant et digne. Lulu n’insistait pas. Elle se tournait du côté d’une de ses voisines et changeait de conversation. -Allez! Magne-toi..., plus vite! s’exclama-t-elle en faisant signe, derrière la vitre, à Koetge de se presser. Je vais être en retard, il est trois heures. Lulu heurta le carreau du doigt où elle avait une bague et se livra à une série de gestes d’impatience, puis, brusquement, elle ouvrit la porte. Koetge pénétra dans la boutique d’un pas traînant et circonspect. -Donne! dit Lulu. -Hé! Hé! fit l’autre. Je ne suis pas suivie, au moins? Il n’y a personne? -Non. Personne. -Figure-toi, murmura la commère, un type m’a prise en filature quand je suis sortie hier soir de chez ma vendeuse; aussi je m’ai amenée en douce par l’autre trottoir. On me poisserait, j’aurais des embêtements. Lulu proféra d’un air dur: -Penses-tu! Et plus bas: -T’as les cinq grammes? Koetge au lieu de répondre, souleva son jupon et y cueillit, dans un petit sac de lustrine noire suspendu entre ses cuisses, plusieurs sachets soigneusement pliés. -Tu seras contente, affirma-t-elle, en tendant les sachets à sa cliente. Cette fois y a pas de mélange. J’ai engueulé la... -Tiens, ton fric, grogna Lulu en glissant à la marchande la somme convenue. -Merci. Mais la gnole? s’informa Koetge... T’as pas un coup de gnole pour moi? -Tu n’as qu’à te servir, dit Lulu qui indiqua d’un mouvement de tête un cruchon sur une table. Le verre, à côté, est propre. La vieille s’approcha de la table, s’assit en soupirant et empoigna le cruchon. À cet instant, sortant de sa boutique, Geisha apparut sur le trottoir en face. Lulu se mit à l’observer. Elle tenait encore à la main les sachets que venait de lui remettre l’ancienne logeuse et s’apprêtait à les dissimuler sous une pile de serviettes, mais elle vit Geisha inspecter la rue autour d’elle, puis diriger les yeux dans sa direction. -Vise un peu, cette paumée! souffla Lulu à Koetge. Elle me cherche. T’as pigé la manière dont elle gâfe par ici? -Oh! je ne crois pas. -Alors qu’est-ce qu’il te faut? Chaque fois qu’elle passe devant mes carreaux, elle louche. François serait là, tu parles d’une touche pour lui. -Non. Je ne crois pas, répéta la commère, qui d’ailleurs ne s’occupait que du cruchon. Lulu eut un ricanement. -Puisque je te le dis, y a pas à ne pas croire. C’est comme ça. -Si tu veux. -Ce que je veux, s’écria violemment Lulu, c’est y apprendre à se tenir et je lui apprendrai. J’y arrangerai la gueule. T’entends? Un jour on l’autre elle sera marquée. -Ne raconte donc pas d’idioties! ordonna sèchement du fond de la pièce la voix d’un homme abrité par un paravent. C’était le Balafré; il avait pris froid la veille et gardait la chambre. Chaussé de pantoufles, le torse entouré d’un chandail gris à grosses mailles, François profitait d’un commencement de grippe pour ranger ses mouchoirs, son linge et des papiers d’une certaine importance à l’intérieur d’un buffet de cuisine en bois blanc qui lui tenait lieu de commode. Le paravent le cachait entièrement. -Bonjour, prononça Koetge. Ça ne va pas? -Ça ne va pas fort, répondit laconiquement le malade. Lulu haussa les épaules en silence. -Je vais aller à la piqûre! fit-elle ensuite, tournée du côté du paravent. T’as besoin que je te rapporte quelque chose? -Non. Koetge regardait bouche bée Lulu qui, au moment de sortir, revenait brusquement vers une glace, vérifiait son maquillage et se passait un peu de poudre sur le nez. -J’aurais seulement besoin que tu taises un peu ta gueule, dit la voix de l’homme invisible. Lulu échangea avec Koetge un sourire de commisération et, son sac sous le bras, elle engagea d’un clignement d’oeil la vieille femme à la suivre. -C’est bien! répliqua-t-elle une seconde plus tard à François. J’ai compris. Et comme Koetge ne bronchait pas, elle quitta la boutique en laissant retomber d’un coup sec la porte sur ses talons. -Allons! conclut la trafiquante que ce brusque départ ne troublait point. Encore un verre! Elle vida, au préalable, le gobelet qu’elle avait devant elle sur la table, le reposa sans bruit, saisit le cruchon et se versa une seconde rasade. Masqué par le paravent, François classait toujours ses papiers, les parcourant avant de les placer dans le buffet, sous une pile de linge. Il y avait les contrats de boutique qu’il sous-louait, plusieurs passeports vierges, des lettres d’agences, un certain nombre de cartes postales aux timbres de divers pays, des photos de femmes, de copains. On ne l’entendait pas remuer. À peine, de loin en loin, le froissement d’une feuille troublait seul le silence. On eût pris ce léger bruit pour le grignotement d’une souris, sous un meuble. Koetge l’écoutait en retenant son souffle: elle ne voulait pas déranger François. Le ton sur lequel il avait rabroué sa maîtresse incitait la vieille femme à ne pas s’attirer la moindre remarque de la part du Balafré. Elle le savait hargneux, vindicatif. Au surplus son humeur devait se ressentir du refroidissement qui l’empêchait d’être, comme d’habitude à pareille heure, soit en quelque bar, soit chez une de ses locataires en retard pour ses versements. Son séjour, dans la pièce, s’entourait de mystère. Koetge réfléchit qu’on ne devait point soupçonner qu’il se trouvait là, si près, tandis que Lulu recevait ses clients. Cette réflexion emplit d’une stupeur respectueuse la vieille femme. Elle regarda le paravent, hocha la tête. Son inquiétude se mua en timidité. Est-ce que le Balafré savait qu’elle n’avait pas accompagné Lulu? Koetge fut sur le point d’adresser la parole à François ou de lui révéler, en toussant par exemple, qu’elle était restée, à sa place, assise devant la table en train de sécher le cruchon. -Je vais bouger ma chaise, se dit-elle, mais sans conviction. Il demandera: C’est vous? Koetge compta jusqu’à trois et ne réunit pas le courage de mettre à exécution son projet. La vue du paravent l’ébahissait. C’était un de ces articles qu’on achète au bazar: une baguette de bois noir en encadrait les feuilles sur lesquelles étaient reproduits des fleurs, des personnages, des oiseaux et une petite pagode chinoise aux tuiles vertes. -Ah! pensa la logeuse, il aurait mieux valu que je m’en aille avec Lulu! Si son homme s’aperçoit que je suis là, il va me sortir. Ses yeux ne quittaient point les oiseaux et les personnages qui abritaient la retraite de François. La fragilité de la cloison de papier inspirait à la mégère une crainte d’autant plus forte que cette séparation précisément était plus mince et bientôt -elle avait pris son verre -la buveuse n’osa pas le porter à ses lèvres. De la rue vide, où la lumière s’était concentrée sur la neige et rayonnait d’en bas comme d’une rampe de théâtre, n’arrivait aucun bruit. Parfois une aiguille de glace se détachait d’une gouttière et sa chute, en frappant le sol, ressemblait à une explosion. Parfois aussi, on percevait le grincement d’une porte que quelqu’un ouvrait ou fermait. Koetge n’écoutait pas. Elle était fascinée par la vue du paravent derrière lequel François alluma, tout à coup, une lampe afin de poursuivre son travail. La lampe jetait au plafond une clarté rousse traversée à certains moments par l’ombre énorme d’une main. L’ombre ne tremblait pas: elle restait quelques secondes étalée sur le plâtre du plafond, puis elle se retirait pour reparaître un peu plus tard avec une précision massive dont la vieille femme se sentait effrayée. -Si je bouge, songea-t-elle, je suis perdue... C’était elle qui tremblait et elle dut s’accouder à la table; en accomplissant ce geste elle rapprocha néanmoins sa bouche du verre et y aspira une lente et bienfaisante lampée. L’alcool la raffermit. Elle esquissa une moue d’abord, puis une grimace. Le soir tombait. Koetge détourna les yeux du paravent, regarda autour d’elle et aperçut alors, de l’autre côté de la chaussée, la pèlerine de M. Poop. Elle connaissait le personnage. Son rictus s’accentua. -Oh! Oh! constata-t-elle. Décidément ça le tient. Il est en avance. Elle acheva son verre et se frotta le creux de l’estomac en pensant au vieillard qu’elle vit aller jusqu’à la boutique de Geisha et rebrousser chemin. Mais François, brusquement, cessa de ranger ses papiers. Koetge l’entendit tousser. Elle se retourna. L’homme, sans se lever, avait poussé le paravent. -Tiens, fit-il d’une voix brève. T’es là? Qu’est-ce que tu fous? -J’attends Lulu, répondit Koetge. Elle désigna le carafon. François se hissa sur ses jambes, se dirigea vers la cuisinière et commença à en gratter la grille. -J’aurais pu le faire, déclara la vieille femme. Il haussa les épaules et ébaucha le geste d’empoigner le seau à charbon. -Allez donc! Permettez, reprit Koetge qui accourut. J’ai l’habitude. Le Balafré se laissa docilement retirer le récipient des mains et tandis que la vieille chargeait la cuisinière, il s’avança dans la direction de la rue. -C’est pour Geisha! mentionna Koetge en bourrant le fourneau. Voyez; il va, il vient. -Oui, dit François d’un air distrait. La présence du vieillard sur le trottoir opposé lui était totalement indifférente, mais la vieille à son tour s’approcha de la vitrine et se mit à rire, silencieusement. Étonné par ce rire, le Balafré regarda Koetge. -Oh! fit-elle, comme en s’excusant, tel qu’il est aujourd’hui, on ne le prendrait pas pour... François suivit des yeux le personnage à la pèlerine et s’informa: -Qui est-ce? -Un ancien riche, expliqua la matrone. Un banquier. Je l’ai eu pour ami, autrefois. Il avait un hôtel rue des Nattes. Mais, à présent, tout est détruit... la rue, l’hôtel... il a dépensé sa fortune. -Ce n’est pas le seul. -Une grande fortune! -Qu’est-ce que tu veux que ça me foute? interrompit François. Il se tut un instant et demanda goguenard: -C’est toi qui l’as mis sur le sable? Koetge ne répondit point. -J’te parle! grogna le Balafré. Raconte! -Vous ne me croiriez pas, prononça lentement son interlocutrice. Du temps que je cause, c’était un type tout à fait bien, mais spécial. Deux femmes se sont tuées pour lui... -Qui, lui? Ce schnoc? -Parfaitement! -Deux ballots! fit François. -Oui et non. -Et alors? -Alors, exposa Koetge en suivant du regard le manège de Poop, il m’a entretenue. Avec son argent, j’ai acheté ma maison, là-bas: je louais, les premiers temps, à des messieurs de la ville qui amenaient leurs poules. Vous n’avez pas idée de ce que c’était. On ne passait pas encore sous la tour des Réguliers. Y avait un mur, des jardins. C’est plus tard qu’on a démoli. La Tour est restée. On a ouvert la rue sous le porche. Tous les jardins ont disparu. -Toi, murmura François d’un air railleur, t’étais pas folle. T’as pas voulu te suicider. Tu tenais aux sous. -Charriez pas, répondit Koetge. J’étais belle fille, alors, et jeunette. Je me suis laissé bourrer le crâne, il m’a eue. C’est tout de même marrant! Le Balafré la dévisagea sans un mot. Elle poursuivit: -Je me rappelle qu’il me promenait dans sa voiture. On allait le long de la mer, vers Koiswek. Les chevaux avançaient sur le sable. C’était doux. On n’entendait pas les sabots ni le bruit des roues. Des mois entiers, chaque soir, on recommençait la même balade. François bâilla et s’étira. -J’aurais l’idée à rire, fit-il ensuite, en indiquant d’un signe de tête le vieux Poop qui s’était arrêté à la hauteur de la rue de Vénus et battait la semelle, j’lui proposerais de venir boire. Koetge n’eut pas l’air d’entendre. Elle décréta pourtant, après un silence: -Question de boire, on n’a besoin de personne. Du moment que le cruchon est là. -Tu peux y aller, dit le protecteur de Lulu. Ne te gêne pas. Vas-y! Ça n’a pas d’importance. -Bon, rien n’a d’importance, grommela Koetge en retournant vers la table. Donnez un verre pour vous, qu’on trinque. Elle emplit le sien à plein bord, puis celui que François avait tiré d’une armoire. -À la santé! murmura Koetge d’un air lointain. Tous deux levèrent le coude en même temps, puis le Balafré, cueillant dans la poche de son pantalon une cigarette fripée, l’alluma. Il n’avait pas ramené la feuille du paravent et on apercevait la lampe, le petit buffet de bois, l’intérieur du meuble. -Est-ce que je peux vous aider? proposa la logeuse. La nuit était tombée. Quelques lumières brillaient au bas des façades et répandaient sur la neige d’immobiles et jaunes reflets. Des claquements de galoches retentirent. Les filles revenaient par groupes de la visite. Koetge se ressaisit. -Lulu va s’amener, dit-elle. Comment qu’elle supporte les piqûres? Ça la tortille pas trop? -Bah! constata François. Elle râle! -Je sais. -C’est sa nature. Elle croit que je m’occupe de Geisha et, naturellement... La vieille branla de la tête. -Oui, oui, fit-elle. Je sais. L’essentiel est qu’elle soit pas malade, comme tant d’autres. Les affaires ne vont pas si bien. -Moches! renchérit François. -Et c’est pas leur vaccin qui nous rendra le bon temps. Je me demande où qu’ils veulent en venir à piquouser tout le monde. On n’a jamais vu ça, nulle part. -Faudra que j’y aille demain, gronda le Balafré. Tu parles! Il ajouta: -Ça donne la fièvre. -Bah! Vous plaignez pas trop, j’aimerais que ça me produise les mêmes effets qu’à vous: je serais plus jeune. Quand les années arrivent, qu’on ne sent plus rien, on le regrette... Une brusque mélancolie passa dans ses yeux aux paupières rougies, mais François n’en tint pas compte. Il pensait au traitement. -Évidemment, dit-il. Seulement, y a pas à discuter. C’est comme ça. Koetge lui tendit la main. -Allons, bonsoir! murmura-t-elle. La vie est encore belle à votre âge... Profitez! -Je ne me prélasse pas en voiture, sur le sable, le long de la mer, riposta l’homme sérieusement. De quoi veux-tu alors que je profite? On en est tous là... On peut crever, sans qu’on soye vieux... Comment? -Non... rien... j’m’en vais, répondit Koetge en soulevant le loquet de la porte. Il y a longtemps que j’devrais être partie... mais partie... pour de bon... pour tout à fait... Amen! François la regarda. -Complètement schlass! dit-il avec dégoût. VII En apercevant Koetge qui s’avançait vers lui, Lionel Poop fut sur le point de changer de trottoir, mais il comprit que son ancienne maîtresse l’avait reconnu et il l’attendit de pied ferme. Koetge avançait avec précaution. En dépit du chemin de cendres, le sol restait glissant. Une fille, qui rentrait chez elle, croisa la trafiquante. -Tu viens du dispensaire? La fille grogna une vague réponse et s’éloigna. -Toutes les mêmes! édicta Koetge en s’immobilisant enfin devant l’homme à la pèlerine. Poop négligea de répondre. -C’est pour Geisha qu’t’es là? s’informa la vieille femme. D’un froid pareil, t’as tort. Viens plutôt avec moi chez Feempje. Je paye un grog! -Non, merci. -Pourquoi non? Viens d’abord. Tu me remercieras ensuite. Ta poule n’est pas près de rappliquer. Si tu ne viens pas, précisa-t-elle, j’enverrai quelqu’un te chercher. -Je n’ai pas froid, dit Poop. Koetge l’empoigna par un pan de sa pèlerine et l’entraîna. Il se laissa mener sans résistance. Koetge lui faisait peur. Elle parlait toujours sur un ton de commandement qu’elle seule pouvait prendre avec lui. Cela rappelait au vieillard les temps lointains de sa liaison, lorsque Koetge qu’il avait pervertie, le battait. -Écoute, bredouilla-t-il... ne tire pas si fort. -Si je veux, repartit Koetge. Il soupira. -Tu n’as pas honte! poursuivit-elle en grossissant la voix. Risquer la mort pour cette mollasse qui te met en boîte! -Hé! hé! fit Poop en ricanant. -Assez! Poop aussitôt baissa piteusement la tête. Il avait éprouvé jadis, pour Koetge une grande passion et cette passion s’était soudain transformée le jour que la jeune femme l’avait frappé au visage d’un pommeau de cravache, au cours d’une dispute. Les deux femmes qui s’étaient tuées pour Poop n’avaient jamais eu la force de se défendre. Il s’était montré doux, prévenant, envers elles, mais en même temps, son caractère inquiet le poussait à leur reprocher mille infidélités qu’elles n’avaient point commises. Comme ces deux malheureuses s’étaient éprises de lui, elles prenaient au tragique les scènes perpétuelles qui tournaient aux raffinements de la plus malsaine jalousie. Poop excellait dans ces raffinements. Il en jouait en virtuose, souffrant lui-même et s’acharnant à faire souffrir les autres. La première femme s’était pendue. Elle s’appelait Mina Kauffmann. C’était une Allemande. L’autre, après avoir fui, était revenue, avait rompu, puis s’étant rendu compte qu’elle ne pouvait pas vivre sans Poop, l’avait supplié de la reprendre. Il y avait consenti afin de la tourmenter, de se tourmenter davantage. L’infernal petit homme portait toujours, dans un portefeuille plein de photos de la morte, une lettre que la désespérée, au moment de se pendre, lui avait adressée. Il lisait quelquefois cette lettre à sa seconde maîtresse et en commentait les termes d’une façon si perfide que la malheureuse s’était à la fin logé une balle de revolver dans la tempe. Ces deux drames avaient valu à Poop une légende incompréhensible. Comme il n’était ni beau ni particulièrement doué pour les prouesses amoureuses, on en était arrivé à croire qu’il envoûtait ou qu’il magnétisait les femmes dont il partageait l’existence. Peut-être s’agissait-il en effet d’une sorte de magnétisme, mais celui-ci provenait de l’étrangeté décevante que présentait le caractère embrumé de Poop, de son incertitude, de son besoin profond d’altérer, de corrompre les plus purs sentiments. Koetge au début s’était laissé séduire par cet homme; il l’avait connue dans un bar où elle était serveuse, l’avait changée de condition et parée de bijoux comme on n’en voyait guère qu’aux filles les mieux lancées. Koetge était jeune. Le désir qu’elle inspirait l’avait flattée. Puis un jour elle s’était aperçue que si elle ne réagissait point, son mystérieux amant, sans s’en douter peut-être, l’entraînerait inévitablement à inviter le geste fatal des deux suicidées. Koetge avait alors pris le dessus et, instantanément, le tourmenteur s’était senti révélé à sa véritable nature, qui aspirait aux coups, aux injures, aux humiliations. -Non, maugréa-t-il, ne me tire point ainsi. Je te suis, tu le vois! -Il faudra toujours te forcer, répondit Koetge sans s’occuper des récriminations du vieillard. Tu ne te transformeras donc pas... jamais? Poop sourit. -Allons, plus vite! brusqua la femme. Elle l’obligea à allonger le pas dans la direction du bar où elle pénétra, peu après, en poussant le petit homme. Le bar était désert. Feempje assis au comptoir comptait la recette. Il avait un air sombre. Son bras lui faisait mal. -Deux grogs! annonça Koetge. Le Hollandais leva les yeux et reconnut l’individu qui l’avait si bizarrement intrigué quelques semaines plus tôt. Il ferma lentement le tiroir-caisse, se dressa sans comprendre et se mit attentivement à considérer le nouvel arrivant. -Où donc l’as-tu trouvé? demanda-t-il à Koetge. Poop, ahuri par la lumière autant que par l’accueil du tenancier, tenta de fuir. -Assieds-toi! ordonna la commère. Et t’occupe pas. T’entends? Tout en parlant elle le tirait par sa pèlerine et le faisait choir brutalement sur une chaise près du poêle, devant un guéridon. Feempje s’approcha du couple. -Eh bien, grommela la virago. Ces deux grogs? Le cabaretier, très digne, essuya le marbre d’un coup de torchon. Il se rendit ensuite à son comptoir et prépara deux verres. -Ajoutes-en un pour toi, c’est ma tournée! lui cria Koetge. Elle tendit ses mains gercées à la chaleur du poêle, puis, soulevant ses jupes, se rôtit un moment les jambes, la mine pâmée. Poop ôta son chapeau. C’était la première fois qu’il se risquait au Montparnasse. Ses regards inspectèrent la salle et, finalement, se fixèrent sur la grosse nuque puissante de Feempje. C’était également la première fois qu’il apercevait le patron, mais ce dernier se retourna et les deux hommes s’examinèrent en silence, tandis que Koetge épanouie, semblait les avoir oubliés. -Tu ne m’as pas dit où tu avais rencontré monsieur? répéta Feempje en apportant les consommations. La vieille femme laissa retomber sa cotte et, saisissant un des trois grogs, toisa Feempje d’un air narquois. -C’est bon! fit le débitant. -J’étais dehors, ne put alors s’empêcher d’expliquer Poop. J’attendais une personne. Madame m’a vu. Elle a voulu que je l’accompagne... -Ah! tiens, répliqua Feempje. Vous êtes donc toujours dehors? -Quelquefois. -Oui, bien sûr... constata Feempje. Pourtant la rue vous plaît. Si moche qu’elle soit, elle vous attire. Vous attendiez Geisha? -En effet, c’était elle. Koetge soufflait sur son grog. -Qu’est-ce que ça peut te foutre? questionna-t-elle sèchement. Feempje secoua la tête et répondit: -Monsieur est libre d’attendre qui bon lui semble. Nous sommes d’accord. Pourtant, si je parle de Geisha, c’est que j’ai, par moi-même, remarqué que monsieur connaît le chemin de sa boutique. -Naturellement, déclara Poop. Feempje poursuivit: -Monsieur avait d’abord rôdé par ici, devant la porte du logement de Madame. Pas vrai? Poop, ébaubi, regarda ce gros homme qui paraissait lui porter un si vif intérêt. -Et après? s’informa Koetge grincheuse. -Moi aussi, prononça le tenancier, je suis libre de m’occuper de qui je veux. Il se croisa les bras. Koetge avala une gorgée de son verre puis, hochant à son tour la tête: -Écoute, dit-elle à Feempje, tout ce que tu peux savoir de Monsieur n’existe pas à côté de ce que je pourrais t’apprendre. T’en n’as pas idée, mais pas la moindre, à moins d’être sorcier. Elle laissa fuser un rire pâteux. -Es-tu sorcier? s’écria-t-elle. Réponds! Es-tu capable de deviner ce que Monsieur va faire chez la Geisha... ou plutôt ce qu’il cherche à y faire? Poop se tourna vers Koetge pour lui demander de se taire mais la commère n’y prit pas garde. Elle posa son verre au bord du guéridon et se mit à observer Feempje qui, les yeux attachés sur la chétive personne de ce nouveau client, se demandait quels étaient ses secrets. Celui-ci murmura: -Non, Koetge. Non. Ne dis rien. Mais la logeuse se reprit à rire plus fort et, s’adressant cette fois à Poop, elle riposta: -Pourquoi me taire? Il n’y a pas de raison. Ou alors montre ta lettre. L’as-tu lue à Geisha? Ah! ah! ah! Si tu avais connaissance d’une pareille lettre, Feempje, continua-t-elle en décochant au cabaretier un regard prometteur, tu comprendrais. Moi, je l’ai lue. C’était horrible. Tous les mots me brûlaient. -Oh! gémit Poop, en croisant les plis de sa pèlerine comme s’il eût voulu interdire à la vieille femme de le fouiller. Elle est ivre! -Donne, fit Koetge Allez! Donne. Feempje attendait, silencieux. Il assistait à cette scène étrange comme de dehors, à travers les carreaux. Mais la scène avait lieu chez lui, dans son propre bar et il n’osait intervenir car il reconnaissait que Koetge passait les bornes. -Qu’est-ce que c’est donc que cette lettre? s’enquit-il pourtant en se penchant vers le vieux. Ce dernier se recula sur sa chaise, sans répondre. Koetge l’empoigna par un bras. -Fais comme moi! signifia-t-elle sourdement au Hollandais. L’autre voulut se lever. La femme s’y opposa: elle écarta le bras gauche du vieillard, l’immobilisa fermement et tandis que le tenancier l’imitait, elle plongea une main dans la poche intérieure du veston de l’infortuné M. Poop et en tira un portefeuille. -Voilà, proclama-t-elle, au comble de la jubilation. Tout est là. Tu vas voir. -Koetge! supplia sur un ton larmoyant sa victime. Tu n’as pas le droit d’ouvrir. C’était un portefeuille crasseux, décousu sur les bords et bourré de papiers, qui avait dû jadis être rouge et qu’une ficelle maintenait fermé. Il ressemblait à un galet, ou plutôt à une brique poncée depuis des années par la mer. -Pas le droit? Je vais me gêner, répliqua la logeuse. Elle détacha le lien et plusieurs photographies, des quittances de loyer, un calepin, des cheveux de femme réunis par une faveur, s’échappèrent. Les photos étaient jaunes, brouillées, presque effacées. Koetge en fit un paquet à part, puis elle vida le portefeuille avant de le rejeter sur le marbre où il s’aplatit avec un bruit flasque. Poop machinalement le ramassa. -Attends! dit Koetge. Je ne veux pas tout. Elle écarta les quittances, le calepin, la mèche de cheveux et se mit lentement à regarder, l’une après l’autre, les photos empilées devant elle. Feempje s’était levé et, derrière l’épaule de Koetge regardait, lui aussi. -Tiens! murmura la vieille femme en tendant à Poop une épreuve décolorée, tu as gardé même celle-là? -Je l’ai gardée, répondit Poop. -Mais c’est toi, Koetge! s’écria le cabaretier -en enlevant la photographie des mains de la vieille. -Il y a trente-neuf ans, oui. Elle reprit son portrait au gros homme et se mit à le contempler en silence tandis que Poop replaçait dans son portefeuille les documents qu’on lui avait restitués. Koetge soupira. Feempje déclara sans conviction: -T’étais belle môme! -Pourquoi pas? riposta-t-elle. À cette époque, j’avais dix-huit ans. Et une nature! Une nature à marcher dans les boniments de Monsieur. Non, crois-tu! Ce qu’on peut être, tout de même... -Quels boniments? demanda Poop. -Oh! je t’en prie... Koetge agrippa son verre. -Je t’en prie, répéta-t-elle durement. Ne recommence pas... c’est marre. -Ainsi, dit Feempje, Monsieur et toi, vous... -Laisse tomber! repartit Koetge, s’agit plus de ça, maintenant, mais d’autre chose, d’une autre chose presque incroyable... unique... Elle avait reconnu, à la couleur rose du papier, la lettre qu’elle cherchait et la tira de l’enveloppe. Poop ne sourcilla point; il regarda le tenancier et annonça: -Parfaitement! Il s’agit d’une femme qui m’a écrit avant de se tuer. -De se tuer pour qui? Quand tu liras ces mots je serai morte, Lionel, morte par ta faute. Tu m’as poussée à cette fin. J’ai lutté tant que j’ai pu... pour notre amour, mais tu ne veux plus de cet amour. Tu l’as rendu monstrueux. Ton besoin de tout détruire autour de toi, de tout rendre impossible, ta cruauté, ta lâcheté, ton ignoble appétit du... Feempje écoutait gravement. Il s’attendait si peu à cette déclaration qu’il ne comprit point tout d’abord qu’elle s’adressait à Poop, mais ses gros yeux se dirigeant sur le vieillard, il s’exclama: -Ça, par exemple... Lionel, c’est vous? Koetge, d’un signe, lui imposa silence et soudain, au moment où elle allait poursuivre sa lecture, le bruit d’une porte qu’on entr’ouvrait dans le couloir du bar lui fit tendre l’oreille. Feempje tourna la tête. Le rideau de perles se gonfla, palpita, puis se mit à tintinnabuler. -Manquait plus qu’elle: constata la logeuse. Qu’est-ce qui lui prend? -Continue, ordonna Feempje la tête toujours tournée vers le rideau. Celui-ci s’écarta. Flossie parut. Elle avait jeté un manteau sur ses épaules et vaguement noué une vieille écharpe autour du cou. Ses cheveux défrisés encadraient son visage pâle, bouffi, où les yeux, au fond des orbites, semblaient s’être enfoncés, comme brûlés par la fièvre. Poop ne sut que penser. Il examina la malheureuse avec stupeur et s’aperçut qu’elle n’était pas chaussée. Ses bas pendaient le long des jambes. -Où vas-tu? gronda Feempje. Flossie, qui avait cru qu’on ne l’entendrait pas quitter sa chambre et se glisser dans le couloir, se dirigea vers la porte de la rue. -Qu’elle aille au diable! fit le gros homme. Voyez-moi ça! Sortir ainsi dehors, avec la neige! Il éclata d’un rire forcé. -Et ce bidon! ajouta-t-il tandis que Flossie passait rapidement devant lui. Elle en porte au moins trois dans le ventre. C’est une chienne... -Sans blague! dit Koetge sur un ton de reproche. Empêche-la de sortir: elle est malade. Poop médusé, suivait la fille des yeux. Il demanda au cabaretier: -Cette femme habite chez vous? -Ne t’excite pas! répliqua Koetge. C’est pas pour toi. -Oh! tu peux essayer, déclara Feempje en s’adressant à Poop. J’y vois pas d’inconvénient. -Non, Feempje! -Ta gueule! commanda-t-il rudement. De quoi te mêles-tu? Si Monsieur n’est pas dégoûté, je m’en fous! Arrivée à la porte de la rue, Flossie posa la main sur le bec de cane et le fit lentement basculer. Elle avait l’air d’une somnambule. -Eh bien! la lettre, proféra Feempje. T’avais pas fini. On t’écoute. Koetge demeura silencieuse. -Comme tu voudras, conclut alors le Hollandais en se dandinant. Vous êtes tous des piqués, des dingos... Il se heurta le front d’un doigt, saisit son grog, l’absorba, puis, gagnant le comptoir, s’assit devant la caisse. Poop fit à Koetge le geste de restituer ses papiers. Elle les lui poussa sans répondre et le vieil homme les rangea dans son portefeuille. -Ah! dis donc! comme cintrée, celle-là! prononça Feempje qui, malgré lui, regardait Flossie dans la rue. Koetge étouffa un bâillement. -Viens-tu? proposa-t-elle à son ancien amoureux. Ce dernier ramassa son chapeau, rectifia les plis de sa pèlerine et, reculant sa chaise, se mit péniblement debout. -Si on buvait d’abord un whisky? suggéra la vieille femme. Eh! Feempje... Sans bouger de place, le tenancier saisit derrière lui une bouteille et deux verres: il aligna les verres sur le zinc, les emplit, reposa la bouteille automatiquement où il venait de la prendre, puis il se pencha du côté de la devanture pour voir ce que faisait Flossie. Elle était là, dehors, pieds nus sur le trottoir. Poop la reconnut à travers les carreaux. Il essaya de dire quelque chose. Les mots s’étouffèrent au fond de sa gorge et il courba la tête, découragé. Pourquoi cette malheureuse était-elle dans la rue? Qu’attendait-elle? Combien de temps attendrait-elle ainsi? Poop avait beau répéter ces questions; elles restaient sans réponse. Pourtant une basse convoitise le possédait. Il avait vu Flossie lever le rideau et, depuis cet instant, il s’était découvert pour elle un goût profond, mystérieux. Elle avait fait sur lui l’effet d’un archet qu’une invisible aurait posé sur les cordes d’un violon. Peut-être la main de Feempje. Sa main coupée. Ou celle d’un musicien qui, sachant à l’avance quel tressaillement douloureux il allait éveiller en posant son archet sur les cordes, l’avait cruellement, inexorablement, avancé pour en tirer une note aiguë, plaintive, déchirante que seul, lui, Poop, avait perçue. La sensation qu’il éprouvait se fit si forte qu’il ferma les yeux, mais Koetge l’observait dans la glace et elle lui dit, en désignant le Hollandais: -Attention! Poop paya les whiskies et profita du temps que Feempje mettait à lui rendre sa monnaie pour considérer la silhouette de Flossie, mais finalement il dut ramasser les piécettes et les sous étalés sur le comptoir, puis il donna un coup de coude à Koetge. -Bonsoir! À tout à l’heure, chuchota cette dernière. Elle gagna la sortie. Poop se précipita pour lui ouvrir la porte et tous les deux, une fois sur le trottoir, s’approchèrent de la femme qui, les pieds dans la neige, se tenait immobile et regardait, sans voir, stupidement devant elle, dans le vague. VIII Huit jours plus tard, en une simple matinée, la rue qui paraissait dormir sous son enveloppe de glace se réveilla. Il avait fait soleil. Des nuages d’une éclatante blancheur voguaient avec la majestueuse et harmonieuse découpure d’une goélette, toutes voiles dehors, par l’azur lumineux. Le vent avait tourné. Sur la pente des toits exposés au soleil, la neige commença de mollir, puis elle fondit presque aussitôt et un bruit d’eau dégorgeant des chanlates ou ruisselant des tuiles sur la chaussée, annonça le dégel. Vers midi, les lourdes aiguilles coagulées aux angles des gouttières se détachèrent d’elles-mêmes: elles frappaient, en touchant le trottoir, des coups retentissants et parfois d’épaisses charges de neige dégringolaient des toits et s’écrasaient au sol avec des glissements d’avalanche et des grondements. Dans toute son étendue, la rue offrait l’aspect d’un chantier marécageux semé de blocs qui n’avaient pas eu le temps de se liquéfier, de tas de cendres et d’ordures ménagères, de papiers gras, de vieux journaux. En sabots, les manches relevées sur leurs bras blancs, les filles balayaient le devant des boutiques. Le ciel bleu, la fraîche douceur de l’air les emplissaient d’allégresse. Certaines chantaient. Les autres s’interpellaient ou se chamaillaient en riant et celles qui avaient terminé leur besogne regardaient les retardataires, leur prodiguant des plaisanteries. Une seule boutique restait fermée. On avait enlevé simplement le volet de la porte et écarté à l’intérieur le rideau de satinette rose. C’était la boutique de Lulu. La Parisienne gardait le lit: elle n’avait pas pu se trainer la veille jusqu’au dispensaire et un médecin s’était rendu chez elle pour la piqûre. François était allé chercher le docteur, mais, depuis cette visite, la fille se sentait plus mal et quoiqu’on ne sût point au juste ce qu’elle avait, ses voisines prétendaient qu’il s’agissait d’une affection contagieuse et qu’il fallait d’urgence obtenir le transport à l’hôpital. Sans François qui veillait la malade et la mère Koetge qui circulait paisiblement du Montparnasse au chevet de Lulu, la malheureuse ne serait point restée longtemps dans sa boutique. Déjà, le matin même, un infirmier était venu aux nouvelles, nanti d’une étiquette jaune qu’il aurait dû coller sur la vitre de la porte. François avait vu l’étiquette. Il s’était opposé à la tentative d’affichage. -Tu veux lui foute la trouille et qu’elle crève, face de lard! avait-il demandé à l’infirmier. C’est ce qu’tu veux? L’autre s’était contenté de laisser l’étiquette sur la table où François l’avait prise, roulée en boule et jetée dans le feu en ordonnant: -Maintenant, ouste! -Qu’est-ce que vous complotez? avait gémi Lulu. Qu’est-ce qui se passe? Mon Dieu... j’ai mal... je souffre! -Où souffres-tu? -Là, dans ma tête... j’étouffe!... Le Balafré, ainsi que la plupart des hommes, était incapable de soigner qui que ce fût. Il éprouvait, d’instinct, une sorte de colère, de haine contre un malade et ne savait que répéter d’un air dur: -Mais non... Ça ne sera rien... -Oh! ma tête. Debout près de Lulu, François la contemplait. Il était en pantoufles et ne savait comment s’y prendre pour parler bas ou se déplacer discrètement. Il heurtait chaque fois une chaise. La chaise tombait ou bien ses apostrophes aux femmes dont il dispersait les attroupements au seuil de la boutique étaient faites sur un ton si violent que, de son lit, Lulu les entendait. -Renvoie-les! criait-elle... je ne veux voir personne... Personne! Parfois encore, découvrant Koetge qui traversait la rue, François lançait d’une voix joyeuse: -V’là ta copine! Koetge arrivait dans le «magasin»: sa présence aussitôt ranimait la malade qui réclamait un peu de drogue et la humait avec extase. -Figure-toi, dit enfin François, la môme Koetge m’a tenté l’autre jour qu’un type, du temps qu’elle était jeune, la baladait le long d’la mer, sur le sable, en voiture... T’as idée de ça? -Oui, repartit tranquillement Koetge. Ça m’est resté. On roulait. C’était doux... L’écume des vagues pétillait jusqu’à toucher les roues d’la victoria. Lulu, les yeux fermés, écoutait la vieille femme. -Parle! supplia-t-elle. -Les hommes ne peuvent pas comprendre, affirma Koetge Lorsque je me suis laissée aller à expliquer mon ancienne existence à François, il rigolait. -Avoue qu’il y a de quoi. -Et c’était doux, n’est-ce pas? s’informa tristement Lulu. Ça te venait d’être bercée par les ressorts de la voiture et par le sable en même temps. Je crois y être... Après? C’était la seconde fois que la logeuse narrait son aventure. En changeant de trottoir, elle avait pataugé dans la neige boueuse. Elle se sentait les pieds gelés. -Redis-moi la voiture! demanda Lulu. Redis-moi le sable... la mer qui pétille sur le sable. François alluma une cigarette. -Décidément, fit-il, avec ton sable, t’exagères. C’est-il que, toi aussi, tu voudrais que j’te paye la même balade? Lulu répondit d’une voix qui n’était qu’un souffle: -J’aurais aimé, bien sûr... mais autrefois, dans le temps... qu’ça m’aurait fait plaisir. -Et à présent? -Ne la tourmentez pas! conseilla Koetge. Et, plus bas, presque à son oreille: -Elle est très mal. Il faut prévenir le docteur. -C’est bon. J’irai pour le docteur, grogna le Balafré. Pourtant, qu’est-ce que ça signifie son «autrefois... du temps qu’ça m’aurait fait plaisir»? Je peux la lui payer, la voiture. -Non. Vite. Partez! répliqua Koetge. Elle poussa l’homme vers la porte et le regarda s’en aller, puis elle revint à la patiente, lui tâta le pouls. «Il trouvera toujours quelqu’un pour donner dans ses boniments, songea-t-elle. On peut charrier... même à présent...» Ce n’était pas de François qu’il s’agissait, mais de Poop dont le souvenir, depuis leur dernière rencontre, l’obsédait. Koetge n’avait point été tendre envers lui. Elle l’avait tancé comme un vieillard gâteux, inoffensif, mais ces anciennes promenades qu’ils avaient faites ensemble, au bord de la mer, l’emplissaient de nostalgie. Était-ce le moutonnement des vagues dont quelques-unes léchaient sans bruit les sabots des chevaux, qui lui communiquait le sentiment du peu de chose que nous sommes tous sur terre? Était-ce la lumière miroitante de ces journées enfuies ou la couleur du ciel, nacrée comme l’intérieur de certains coquillages dont on ne retrouve jamais plus, quand on les examine une fois chez soi, l’éclat et la fraîcheur? Koetge l’ignorait. Il lui restait de cet ensemble de sensations et de la jeune femme qu’elle avait été, plus d’étonnement que de tristesse et, cependant, elle était triste en tenant la main de Lulu... Dans la rue, les filles qui avaient vu François monter vers l’hôpital, ne doutaient plus qu’il ne revint avec le médecin de service ou, qui sait même, des brancardiers. Les voitures d’ambulance ne suffisaient plus au déplacement des malades. Des prisonniers, qu’on avait embauchés pour cet usage, parcouraient la ville sous la surveillance de gardes-chiourme armés de revolvers et ramenaient à chaque voyage, sur des civières, des fiévreux qu’on devait hospitaliser. Les prisonniers portaient un calot de bure, une petite veste, des pantalons rayés de rouge et des sabots. Un numéro était cousu à leur manche gauche. Ils avaient le crâne et le visage rasés. On les employait, nuit et jour, et quelques-uns qui étaient jeunes avaient, en rencontrant les femmes, des regards de concupiscence. Quel que fût leur âge, ils appartenaient tous au pénitencier de Herm dont on voyait, en sortant de la ville, les hautes murailles et les tours grises. Ils auraient dû passer leur vie à Herm, mais, en raison de l’épidémie, on les avait chargés des plus pénibles besognes. C’était une aventure nouvelle dans leur existence et peut-être trois ou quatre d’entre eux, en découvrant la mer, évoquaient-ils, comme Koetge, un souvenir qui leur permettait de mesurer le temps à sa cruelle, sa déprimante durée. Geisha se trouvait sur le pas de sa porte et prenait l’air. Une écharpe rose autour du cou, son manteau de voyage serré par une martingale, elle gardait ses mains enfoncées dans les poches et regardait fondre la neige des toits. C’était presque un plaisir pour elle. Poop venait tous les soirs. Il lui avait donné des châles à franges de soie, des étoffes telles qu’en vendent les antiquaires, un kimono brodé d’oiseaux d’or et deux mules de satin. Ces cadeaux n’entraient point dans le prix que Geisha lui avait fait dès sa première visite: ils représentaient une rémunération supplémentaire. La fille mettait le kimono et les mules pour recevoir Poop. Les châles et les étoffes étalés sur des chaises jetaient dans la boutique des taches de couleurs vives, diaprées, qui prêtaient au décor une sorte de raffinement. Poop aimait voir ses cadeaux étalés autour de lui. Il vint une fois avec une bague, une autre fois avec des pierres précieuses montées en pendentif. Geisha n’y comprenait rien. Elle n’aurait jamais cru le vieillard assez riche pour lui offrir de tels présents, mais elle les acceptait et s’en parait. Alors il se passait en Poop quelque chose d’extraordinaire. Il parlait d’amour à Geisha, lui pressait, lui baisait les mains et, fréquemment, se retirait sans l’avoir prise. Ces façons, si nouvelles pour elle, plongeaient la fille dans de longues rêveries. Elle en oubliait les piqûres pour penser à son sénile amoureux et lorsqu’elle le revoyait le lendemain, elle se sentait presque troublée. -À mon avis, disait Soter, ce type-là doit prêter sur gages. Il a des occasions. Encaisse toujours. Seulement ne montre pas tes brillants aux autres poules. Elles te causeraient des ennuis. -Naturellement, approuvait Geisha. Elle n’en était que plus perplexe. Pour le kimono, passe encore: la fille en ignorait le prix, mais la bague l’émerveillait. C’était un anneau d’or très lourd sur lequel un diamant de neuf à dix carats taillé en profondeur se trouvait enchâssé entre deux cabochons d’émeraude. Le diamant, à lui seul, valait une somme énorme. Geisha le conservait après le départ de Poop et, la nuit elle se réveillait afin de l’admirer et de le faire scintiller à son doigt. L’écrin de cette bague ne contenait aucune griffe de bijoutier, ni aucune sorte d’adresse. Celui du pendentif non plus. La fille avait eu beau chercher à découvrir une indication, elle s’était rendu compte qu’il n’en existait pas. Cela compromit son plaisir. Cependant, l’idée de posséder de tels bijoux l’emplissait d’orgueil et elle finit par savourer une joie d’autant plus grande qu’elle n’était pas sans risques. -Tu lui demanderais où il a pu acheter ton diam, insinua Soter en expédiant un matin sa toilette, peut-être qu’il le dirait. Geisha se tut. -Comme tu voudras, poursuivit le docker. Tout de même, il vaudrait mieux savoir. -Oui, oui, fit-elle. Soter n’insista pas. Il se rendit à son travail, laissant Geisha se rendormir. Or elle ne dormait pas. Elle pensait à Poop et, pour la première fois, elle lui trouvait plus d’agrément qu’au polonais. C’était au moins un homme capable d’avoir volé pour elle. Si vieux qu’il fût, et bien souvent grotesque, il ne manquait pas de courage. On vivait avec lui. Il vous communiquait des impulsions secrètes, des appétits, des besoins différents de ceux auxquels Soter pouvait prétendre. Soter était stupide. -Tu sais, dit tout à coup, du seuil de sa boutique, une camarade, on va emmener Lulu à l’hôpital. Geisha demanda: -Quand? -Mais maintenant. T’as pas vu les porteurs avec le brancard? Tiens, celui qui attend dehors... -C’est un flic. -C’est un gardien, rectifia la fille. Il a le revolver. François est allé prévenir au dispensaire que sa femme avait le délire. Le garde-chiourme parlait à une voisine. Son képi à visière carrée, son ceinturon, son dolman noir et son pantalon bleu, à passepoil jonquille, provoquaient dans la rue une grandissante curiosité. -Qu’est-ce qu’il raconte? s’informa Geisha, en considérant l’homme. L’autre haussa les épaules sans répondre. Devant leurs portes, comme au moment d’une rafle, les filles se tenaient attentives, prêtes à rentrer chez elles à la première alerte. Des boueux, du côté de la Tour des Réguliers, déversaient dans un camion des boîtes à ordures. Quelques-uns balayaient le ruisseau. -Pauvre Lulu! gémit la femme. On ne la reverra plus. Ils vont la prendre; ça sera fini. La voix du garde-chiourme s’éleva brutalement. -Gare aux marches! grondait-elle. Suivez le trottoir. Les porteurs se montrèrent dans l’encadrement de la porte, précédés de François; ils avançaient à petits pas. Le bruit de leurs sabots était sinistre. -Et tout droit! ordonna l’homme au revolver. François marchait près de la civière. On n’apercevait pas Lulu: elle avait le visage couvert par un drap et la forme de son corps disparaissait sous un amas de couvertures, étroitement bordées. Les brancardiers pressèrent l’allure. Koetge, qui était restée dans la boutique, rejoignit le cortège: elle portait sur le bras les vêtements de la malade et, à la main, un petit nécessaire de voyage en peau de porc. -Koetge n’oublie rien, fit observer la femme. Elle poussa un nouveau soupir et suivit tristement des yeux le groupe qui s’éloignait. -Je plains François, déclara-t-elle en remontant le col de son manteau. Geisha garda le silence. -Oui, songea-t-elle. François aussi serait capable... Elle voulait dire que, comme Poop, c’était un homme audacieux, plus habile que Soter à vous faire partager des sensations, mais point n’était besoin de proclamer, un pareil jour, cette opinion: on l’aurait mal interprétée. IX Derrière les carreaux de son bar, Feempje avait assisté au départ de Lulu, sans en éprouver de regret. Il pouvait être trois heures et demie. Le soleil se retirait: il n’éclairait que le haut des maisons et, déjà, la température devenait plus froide. Dans la rue, les boueux raclaient les pavés à coups de pelle en déployant une telle activité qu’après l’engourdissement des derniers jours, leur présence éveillait autour d’eux une sorte de réconfort. Cependant le bar restait vide. Depuis près d’une semaine, on n’y voyait jamais personne l’après-midi. Koetge qui confectionnait d’habitude dans un angle de la salle ses mystérieux sachets, avait accompagné Lulu à Sainte-Gudule. Le cabaretier ferma son tiroir-caisse et s’approcha du poêle. Il se laissa tomber sur une chaise, examina son avant-bras, le tâta, vérifia l’appareil qui s’y trouvait fixé, puis étouffa un bâillement. La crainte de sentir une douleur quelconque à la place où le crochet butait contre le moignon le tenait constamment en éveil. Or il n’avait pas mal. L’inflammation s’était même résorbée. Un vague bien-être le pénétra. La peur de ressentir à son tour les atteintes de l’épidémie s’atténuait. Que diable! Il faudrait bien que ça finisse. La belle vie recommencerait. Avant longtemps! Feempje le pressentait à quantité de petits signes qu’il n’eût pu définir mais qu’il flairait, qu’il découvrait un peu partout. Promenant alors dans son bar un regard satisfait, le gros homme écouta le heurt des pelles et des pioches heurtant les dalles de la rue. Il se mit à chantonner: «Ça va... ça va... ça bi-i-che.» C’était sa «rengaine» favorite: il la fredonnait souvent inconsciemment, sans paraitre se douter qu’il avait la voix fausse. -Oh! assez! assez! hurla quelqu’un à travers une cloison. Le Hollandais poursuivit de plus belle, puis il s’arrêta net, tendit l’oreille. -Je n’ai pas d’ordre à recevoir, dit-il, surpris de ne plus rien entendre. Je chante si ça me plaît. Comprends-tu? fit-il en se dirigeant vers le rideau de perles qu’il écarta. T’es pas contente? Les perles retombèrent en cliquetant. Feempje avança dans le couloir et s’arrêta devant une porte. La porte était fermée. -Que tu sois contente ou non, reprit plus haut le tenancier, je m’en fous! Il se pencha pour regarder par le trou de la serrure mais on avait, de l’intérieur, dû accrocher un vêtement à la poignée. Feempje se redressa: il alla jusqu’au bout du couloir, inspecta la salle du dancing puis revint sur ses pas. -Je m’en fous! répéta-t-il en donnant contre le vantail un léger coup de crochet. Tu peux gueuler. Ça m’est égal! Soudain, la porte s’ouvrit. -Eh bien? demanda Feempje, qu’est-ce que tu as? Flossie répondit, épuisée: -Ne me laisse plus ici, dans cette pièce. Il fait trop froid. Je vais tomber malade. -Bah! tu ne seras pas la seule. On vient d’emmener Lulu à l’hôpital. Chacune son tour. La femme montra son ventre et murmura: -L’enfant est mort. -Possible. -Il ne bouge plus, tenta-t-elle d’expliquer. Tu ne me crois pas? -Je te crois, mais je n’y peux rien. -C’est pourtant toi qui l’as tué, comme tu me tueras, gémit l’infortunée en chancelant. Feempje n’eut pas l’air d’entendre. -Allez, grommela-t-il, rentre dans ta chambre. T’as voulu y rester pour pas m’aider au bar. J’t’ai remplacée. C’est fini cette séance? Rentre, couche-toi et dors. Tu sortiras demain pour ta piqûre. -Demain, riposta Flossie d’un ton menaçant, je parlerai au docteur. Il viendra voir comment tu me traites... Le gros homme pouffa de rire et se balança sur ses jambes. -C’est ça, fit-il ensuite. Tu raconteras toute l’histoire au toubib et il s’amènera. En attendant, reste où tu es. Je t’avertis. Flossie comprit qu’elle n’était pas de taille à lutter: elle recula d’un pas, ferma la porte. -À demain! cria Feempje. Il regagna le bar et donna la lumière. -Le toubib peut toujours arriver, se dit-il. Je mettrai dans la chambre un brasero. C’est simple. J’ai tout de même pas les moyens d’y installer le chauffage central. La nuit était tombée. Feempje s’assit à la caisse; il se pencha machinalement du côté de la rue et suivit une minute les allées et venues des passants. Des marins, des ouvriers du port, se succédant par groupes, remontaient les trottoirs. En face, près du logement consigné de la mère Koetge, des lampes brûlaient à la devanture des boutiques, et des femmes se tenaient, fardées, près de ces lampes. -Tiens, songea Feempje, la vie reprend. On avait nettoyé la chaussée et plus haut, dans la rue, un disque d’accordéon tournait. Le tenancier consulta l’heure à la pendule-réclame fixée au-dessus du comptoir. Cette animation lui paraissait suspecte. Il en cherchait la cause sans la trouver, mais, brusquement, la plainte d’une sirène lui parvint et le fit tressaillir. Il murmura: -Ben, qu’est-ce qu’arrive? Koetge entra, frissonnante. -Peux-tu me dire, questionna Feempje, qu’est-ce qu’ils fichent tous dehors, ce soir? -Je ne sais pas, maugréa Koetge. Elle s’approcha du poêle. -Tu viens de là-bas? reprit, après un temps, le tenancier. -Oui. Et là-bas, puisque t’en parles, il y a encore plus de monde que dans la rue. Faut l’avoir vu pour s’en douter. Les lits se touchent presque. C’est quelque chose! Feempje, haussant les épaules, retourna à son comptoir. -Enfin, poursuivit Koetge, il n’y a qu’à se résigner. Ici, rien de nouveau? On ne m’a pas demandée? -Non. -Donne toujours un whisky, murmura la vieille femme. Ça me réchauffera. J’en ai besoin. -Et comment va la Parisienne? Koetge qui savait l’inimitié qui régnait entre Lulu et le cabaretier, préféra ne pas répondre. Elle attendit que Feempje l’eût servie pour se réfugier, munie de son verre, près du feu. Le Hollandais n’insista pas. Il traversa la salle, ouvrit la porte de la rue et alluma une cigarette. -Bonsoir, fit-il soudain en apercevant M. Paul. Celui-ci s’arrêta. -Qu’est-ce qu’il y a, ce soir? dit le gros homme. Je ne m’y reconnais plus. Tu prends un glass? M. Paul n’était pas en verve. Il trinqua mollement au bar avec Feempje et, s’essuyant la bouche, contempla Koetge sans prononcer un mot. Feempje, mécontent, toisa le buveur d’un regard dénué d’aménité. -T’es marrant fit-il. À voir tout le monde dehors, on croirait que ça va mieux, mais paraît que ce n’est pas le cas. -Non, pas précisément, répondit l’homme. Le tenancier nettoya d’un coup de torchon le dessus de son zinc. -Qu’est-ce qu’il y a donc? s’entêta-t-il à demander. Tout à l’heure, je n’ai pas pu arracher vingt paroles à Madame (il désigna Koetge qui ne releva pas la phrase) et toi, qui es plutôt bavard d’habitude, t’es là, tu ne racontes rien. -J’ai rien à raconter. La porte de la rue céda. Trois matelots entrèrent en saluant. -À la bonne heure! s’exclama Feempje. V’là des gars comme ils m’plaisent. Des bons gars, pleins de jeunesse. Il alla aussitôt à eux et leur serra la main. C’étaient des Allemands qui appartenaient à un navire de commerce mouillé depuis dix-huit jours dans le port. Ils avaient subi plusieurs visites avant de pouvoir quitter leur bâtiment, avec une permission timbrée par la Commission d’Hygiène. Un brise-glace avait délivré le bateau qui devait repartir prochainement. -Geben sis uns Bier, dirent-ils au patron. Feempje passa la commande à Koetge puis, approchant une chaise de la table des matelots, écouta leur conversation. Ils venaient tous les trois de rendre visite aux filles, mais n’en semblaient point éblouis. -Évidemment, concéda Feempje, on ne s’amuse plus comme autrefois. C’est changé. -Ia wohl! répondit le plus jeune. L’homme qui nous a conduits nous avait prévenus. -Quel homme? questionna Feempje. Koetge apportait les demis. -Un type qui se prétend musicien. Il jouait, à l’en croire, du piano dans une boîte de la rue. -Ce ne serait pas Edgar? murmura Koetge. Feempje répliqua: -Si c’est Edgar, ils doivent se le rappeler. Un blond pâle, mal foutu, tout en os, précisa-t-il, en regardant les matelots. En effet, je l’ai eu chez moi. Il n’a pas expliqué qu’il était Belge? -Da! firent ensemble les trois marins. Ils vidèrent leurs chopes. -Vous auriez dû l’amener, dit Feempje en jetant un clin d’oeil à Koetge. On se serait reconnus. Où est-il? -Oh! il n’a pas voulu venir. Nous l’avions invité, déclara celui des buveurs qui, tout à l’heure, avait parlé d’Edgar, sans le nommer. Il est resté dehors. Koetge et le patron tournèrent en même temps la tête du côté de la rue, puis Feempje, se hissant sur ses jambes, alla jusqu’à la porte, l’ouvrit. -Bier, noch einmal! ordonnèrent les matelots. M. Paul qui n’avait point bougé de sa place, rejoignit Feempje et le saisit par le bras. -Non. Laisse, grogna le Hollandais. Tu n’as pas entendu? -J’ai entendu, dit l’autre. Il s’agissait d’Edgar. C’est lui que tu cherches? -Oh! je le trouverai, repartit Feempje qui, d’un mouvement, se libéra. Crains rien. Un soir ou l’autre, faudra qu’on se rencontre. -Et alors? -Tu verras. M. Paul parut hésiter. -Allons! Salut! fit-il. À bientôt? -À bientôt! grommela Feempje. La rue était pleine d’ombres, de reflets. Une mince couche de glace s’étendait sur la neige fondue et, tout au fond, à gauche, la cage vitrée du marchand de frites répandait une clarté jaunâtre sur laquelle se détachaient les silhouettes des passants. Il y avait longtemps qu’un aussi grand nombre de promeneurs ne s’était donné rendez-vous en cet endroit. Les magasins rayonnaient de feux roses dont les lueurs brillaient sur les pavés. Enfin, bien que la température fût encore assez froide, l’atmosphère de la nuit était chargée d’une telle douceur qu’on la respirait presque voluptueusement. Feempje tira la porte derrière lui et, se postant sur la chaussée, fouilla des yeux la pénombre. Des gens passaient devant son bar, en remontant la pente des Réguliers. Ils débouchaient, à trois ou quatre, de la voûte de la Tour et se hâtaient dans la direction des boutiques où les filles les appelaient en frappant aux carreaux. Le tenancier connaissait la plupart de ces hommes. Quelques-uns, qui venaient en sens contraire, entraient au Montparnasse. «Ce fumier-là, se disait Feempje, en pensant à Edgar, si jamais je le poissais, parole, on rigolerait.» Edgar s’était enfui sans doute et Feempje, au bout d’un certain temps, dut renoncer à le dépister. Le Hollandais voulut alors revenir à son comptoir, mais, s’arrêtant soudain devant le seuil, il se retourna et jeta un dernier regard dans la rue. «Ce sera pour une autre fois, murmura-t-il... Patience!» Il allait rentrer chez lui quand, derrière deux soutiers qui traînaient leurs galoches sur le trottoir, il aperçut la pèlerine de Poop. -Hello! cria le gros homme. Poop sursauta. Il s’approcha de Feempje, l’air effaré et lui tendit la main. -On croirait, songea Feempje en saisissant les doigts flasques de Poop que ce frère-là vous glisse dans la patte une souris morte. Toutefois, il ne manifesta rien de sa répulsion et s’informa d’une voix placide: -Vous cherchez Koetge? -Ah! balbutia le vieux, elle est là? -Mais bien sûr! -Koetge! appela le cabaretier en poussant la porte du bar. Quelqu’un pour toi! Il traîna Poop jusqu’au poêle et annonça sur un ton sarcastique: -Monsieur t’attend! -Permettez, protesta le barbon en se débattant comiquement. Permettez! Koetge tirait de la bière. -Voilà, dit-elle, tout de suite! J’arrive. Il y avait, outre les trois matelots, une dizaine de clients dans la salle et quelques-uns, en apercevant le nouveau venu, se mirent à rire, mais Koetge portant des demis sur un plateau, s’avança, triomphale, et les foudroya du regard. Feempje n’essaya plus de plaisanter. Quant à Poop, il se lissait les cheveux d’un air pensif et se gardait de prendre pour lui les quolibets qu’avait provoqués sa présence. -Que vas-tu boire! s’informa Koetge. Whisky? Genièvre? -Genièvre, prononça-t-il craintivement. Koetge annonça: -Et deux genièvres! Deux! Elle s’assit un instant à la table du vieillard et l’aida à se défaire de sa pèlerine. -Tu viens de là-bas? demanda-t-elle, fixant ses yeux dans ceux de Poop. L’homme eut un geste vague. -Réponds! -Oui, dit-il après un silence. La vieille femme se pencha vers le poêle et en gratta la grille, puis, dégoûtée, elle se croisa les bras. La veulerie de son ancien amant l’offensait. -Comment, soupira-t-elle, un type comme toi, t’en es à de pareilles pouffiasses? -Tu ne sais pas, tenta d’exposer Poop. Quand j’ai frappé, ce soir, à son volet, son amoureux a ouvert. Tu le connais sans doute. Un Polonais... un débardeur... -Ah? -Soter! -Continue, répliqua Koetge. Il t’a vidé?... Poop inclina la tête affirmativement. -Voilà les deux genièvres! clama Feempje en assénant sur le zinc un coup de crochet. Enlevez! -C’est bon, j’y vais! dit Koetge. Les matelots demandèrent une nouvelle tournée et l’un d’eux, enhardi par l’accueil qu’on avait fait à Poop, interpella le patron. -Vous vous êtes trompé, déclara-t-il en désignant l’homme à la pèlerine. Monsieur ne se nomme pas Edgar. -Allez toujours, répliqua Feempje. Koetge leur portant à boire, bougonna: -Qu’est-ce que vous y voulez à Edgar? Vous voyez bien que ce n’est pas lui. -Mais certainement non. -Eh bien! Foutez-nous la paix! Ça vaudra mieux! Elle revint à Poop et prit place à sa table, sans répondre au regard plein de gratitude qu’il lui adressait. Le vieillard l’écoeurait. Elle éprouvait l’envie de l’humilier devant tous et, pourtant, elle finit par pousser dans sa direction l’un des deux verres qu’elle avait déposés sur le marbre, entre eux. -Tu es fâchée? s’enquit Poop à voix basse. Koetge préféra ne pas répondre. Des clients arrivaient. Eux aussi, comme les trois Allemands, étaient allés chez les filles, mais ils n’y songeaient plus. François les escortait. Il adressa un signe à Koetge et s’installa près d’elle, à côté de Poop. -T’as pu rester jusqu’à présent avec Lulu? s’informa la grosse femme. -Non. Je viens de la boutique. J’ai été prendre des fringues. Il montra un paquet qu’il avait sous le bras. -C’est moche, fit-il. Y a pas d’hôtel ici. Faudra que j’aille au port... Brusquement, reconnaissant Poop, il cessa de parler et se mit à examiner le vieillard. Koetge sourit. -Alors, articula François d’une voix dure, c’est toi qui emmenais autrefois Madame le long de la mer, en voiture? Poop eut un léger recul. -Y a pas à te débiner, reprit le Balafré. Explique. Depuis qu’on me casse les pieds avec cette balade sur le sable, j’voudrais des renseignements... -Je ne comprends pas, balbutia Poop. -Il veut parler du temps qu’on allait à Koiswek, murmura Koetge. Raconte-lui. Poop soupira: -Qu’est-ce que tu veux que je raconte! -Ben, comme c’était. Les chevaux qui tiraient la voiture, la mer toute grise, les vagues... -Ah! oui... -J’écoute, dit le Balafré. L’autre secoua la tête d’un air de commisération. -Tu ne te rappelles donc pas comment qu’on était bien à rouler, pendant des heures? protesta Koetge surprise. Ça m’est resté... -Non, répondit sèchement le vieillard, je ne me rappelle plus. -Et si je te foutais une baffe? s’écria Koetge outrée en se levant. Si je... -Cela ne changerait rien. François s’interposa. -Parole, proféra-t-il, je me doutais que cette sacrée histoire... Ah! Là! Là! rends-toi compte, ajouta-t-il en fixant ses yeux dans ceux de Poop, Koetge a tellement bourré le crâne à ma femme avec votre promenade au bord de la mer que je finissais par avoir l’air d’une bille. Ma femme s’appelle Lulu. Elle est à l’hôpital. Elle va crever. Eh bien, ça n’aurait pas été qu’elle est malade, je lui aurais appris à me répondre comme elle s’y est risquée, en lui filant une trempe. Entre nous, la trempe, c’est pas elle qui la méritait... c’est... -Dis voir, fit Koetge Allez! Dis! Le Balafré se ravisa. -Au fait, maugréa-t-il, en désignant la commère, elle non plus, elle n’est pas responsable. Le premier responsable, c’est toi! -Moi! s’exclama Poop qui leva le bras instinctivement, pour se protéger. François éclata de rire. -Ça va, dit-il. Laisse tomber. Au fond, c’est la faute à personne. Les femmes... Il saisit son paquet et le plaça devant lui, sur la table, d’un mouvement énergique. -Les femmes... sont toutes les mêmes. Suffit qu’on ait une fois été assez ballot vis-à-vis d’elles pour qu’elles se croient quelque chose, elles en profitent. Pas vrai? Abruti par ce flot de paroles, l’ancien séducteur ne savait que répondre. Il approuva pourtant d’un geste timide l’amant de Lulu et s’efforça de se composer une attitude. -Naturellement que tu ne te rappelles pas! constata François. Et il commanda d’une voix forte: -Feempje, whisky! -Je vais le chercher, dit Koetge. Les deux hommes, près du poêle, échangèrent un regard. -Écoute, reprit alors le Balafré dont le visage s’épanouit, la trempe, mais la trempe pour de bon, t’es comme moi, c’est à cette raclure de Koetge tout de même, si tu devais choisir, que tu la filerais. -Oui, oui! affirma Poop. Déjà, Koetge revenait avec la consommation. Il se hâta de bredouiller: -Apporte aussi un whisky pour moi, ou plutôt deux whiskies. Nous trinquerons. La soirée s’annonçait belle. En effet, M. Lionel Poop, qui n’avait jamais eu des capacités de buveur, en était à son second verre et une légère ivresse s’emparait de lui. S’il avait oublié la fameuse promenade en voiture, sur le sable, la façon dont s’était récriée Koetge le portait à réfléchir et, soudain, au moment qu’on ne songeait plus à l’incident, le falot personnage se tourna vers Koetge comme s’il allait prendre la parole. -Qu’est-ce que tu as? s’informa-t-elle. François, sévèrement, fronça les sourcils. -J’ai, balbutia le vieillard... j’ai que... c’est exact... la... route... -Marre! ordonna François. -Non. Laisse-le se souvenir, supplia Koetge. L’intimide pas. Tu vois qu’il y revient, à sa route. Le Balafré vida son gobelet d’un air rogue, jeta de l’argent sur le marbre, puis, s’essuyant la bouche du revers d’une manche, se mit debout, ramassa son paquet et sortit. -Pourquoi veut-il toujours battre les gens? demanda Poop. C’est un drôle d’homme. -C’est un homme! rectifia Koetge avec mépris. -Mais pourquoi parle-t-il tout le temps de... Koetge l’interrompit: -Pourquoi? Tu le demandes. Elle empoigna son verre et lentement, détachant les syllabes en regardant Poop au fond des yeux: -Parce que, toi, tu n’es pas un homme. Tu n’as jamais été un homme... Jamais! La preuve, il t’aurait cogné... avoue... tu ne te serais pas défendu. -Qu’est-ce que tu dis? Koetge lui tourna le dos. -Patron! cria-t-elle. Encore deux, du même. -Nous allons voir, décréta Poop, si je ne te tiens pas tête. Et, stupidement, il avala d’un trait son whisky. Durant ce temps, aux autres tables, on buvait ferme. Feempje servait lui- même les clients, recevait la monnaie et ne faisait signe à Koetge que lorsqu’il se trouvait débordé. De fait, la vieille femme lui rendait plus de services en poussant à la consommation qu’en prenant les commandes; promenant à droite et à gauche dans le bar ses petits yeux fureteurs, elle était attentive aux moindres désirs de ses voisins. -Donne aussi de la bière aux matelots, indiqua-t-elle à Feempje après avoir placé sur un plateau les deux verres commandés. Poop attendit qu’elle fût revenue s’asseoir près de lui pour l’examiner d’un air tout à la fois provocant et craintif. -Qu’est-ce que tu disais? Que je ne suis pas un homme? grogna-t-il. Comprends pas. J’ai pourtant eu des femmes. Je t’ai eue! Toi! Son élocution subissait déjà l’influence de l’alcool: il parlait tantôt vite, sur un registre élevé, et tantôt lentement, d’une voix pâteuse, presque indistincte. -Heu! fit Koetge. Tu vas fort! -Si. Je t’ai eue. Parfaitement! Tu ne peux pas le nier. C’est absolument impossible! Voyons... Koetge répondit avec froideur: -Je ne me rappelle plus. Lionel Poop émit une sorte de toux rauque, précipitée, qui ressemblait au grincement d’une vieille poulie. C’était sa façon de rire. On en était gêné. -Ah! ah! ah! par exemple, s’écria-t-il ensuite. Tu veux imiter François... Hein?... me chercher des chicanes, à propos de nos promenades à Koiswek? Imbécile! -Mais non, riposta Koetge. Koiswek?... Bois plutôt. Ne raconte pas de bêtises. -C’est entendu, dit Poop. Buvons. -Scool? proposa la femme. Poop, vida son verre sans broncher, puis, le reposant, éprouva comme un choc. Malgré lui, il ferma les yeux. Mille points d’or l’éblouirent et une sensation de béatitude l’envahit. Une merveilleuse sensation. Il se croyait le centre d’un univers mobile, d’une ronde fantasque, aérienne, pleine de caprices, de fantaisie, qui se déployait en tous sens autour de sa chétive personne. En même temps, Poop percevait une rumeur de cris, de rires, de conversations à laquelle il restait étranger mais dont l’intensité le confondait sans qu’il s’en rendît un compte exact. Quand il rouvrit les yeux, il aperçut Feempje qui, debout près de la table, le contemplait d’un air narquois et protecteur. -On va vous conduire dans la cour, grand-père, pour respirer. Appuyez-vous, dit- il en avançant le bras. -Quoi! quelle cour? -Venez, insista Feempje. La chaleur vous a étourdi; ça ne durera pas... Le vieillard s’aperçut alors que, de tous côtés dans le bar, les regards étaient concentrés sur lui. Il demanda, la langue pâteuse: -Koetge? Pas là? -Si, si, elle va revenir, répondit le tenancier. Tenez! La voyez-vous? En effet, la femme accourait de l’arrière-salle, une bouteille à la main. -Eh bien? fit-elle. Écoute Feempje, mais prends d’abord un peu de vulnéraire. -Ah! Oui? Poop essaya de refermer les yeux. Un malaise le gagnait: il se sentit transir et brûler. Il transpirait d’une façon si anormale qu’ayant porté une main à son front, il la ramena baignée de sueur. -Je te dis de prendre du vulnéraire, grogna Koetge Entends-tu? Elle l’obligea, en le brusquant, à obéir, puis, avant qu’il eût compris ce qui se passait, Feempje l’avait agrippé de sa grosse patte valide et entraîné, à travers le dancing, dans une courette sombre. -Respirez une bonne fois, conseilla l’homme au crochet Là! Ça va mieux. Vous vous remontez, n’est-ce pas? -Qu’ai-je donc eu? s’informa Poop en grelottant. Je ne... -Ce n’est rien. Un étourdissement. Vous vous trouviez trop près du feu. Le vieillard leva les yeux vers le sommet du mur, distingua le ciel semé d’étoiles et, brusquement, laissant tomber la tête sur la robuste épaule de Feempje, il murmura d’une voix puérile: -Merci! Koetge avait rejoint le couple. -Retourne au bar, suggéra-t-elle au cabaretier. On te réclame. -Merci, répéta Poop. Adossé au mur, il regardait Koetge et sentait l’humidité du plâtre le pénétrer. -C’est malin, déclara la vieille femme. Tu as failli tourner de l’oeil. Je t’aurais pas retenu, tu dégringolais sur le poêle. -Je sais, avoua-t-il, confus. Un frisson le secoua et lui arracha presque un gémissement. -Ne me gronde pas, balbutia-t-il. Tu as raison. Me mettre en cet état. C’est stupide. Je n’aurais pas dû boire le... ce troisième whisky, mais tu m’as provoqué... et... -Et alors? -Non, Koetge! Ne me parle pas sur ce ton. Tu vois. Je suis malade... Je ne vais pas pouvoir rentrer, tout seul... J’ai froid... Koetge lui boutonna son veston, en remonta le col. Il s’accrocha péniblement à elle. -Allez! Serre pas si fort. Je te tiens, dit Koetge. Tu ne vas pas tomber... Serre pas, ordonna-t-elle. Tu as compris? Moi, je ne marche pas dans toute cette comédie. T’as bu. T’es saoul. Y a pas de quoi se frapper... Puis elle demanda, moins durement: -Tu habites loin? X C’était étrange. Personne n’aurait pu répondre à la question. Feempje le savait. Lui-même était incapable de rien dire. Quand on lui avait coupé la main, il se trouvait sous l’effet du chloroforme et, ensuite, il n’avait point osé, en contemplant les linges qui l’enveloppaient, se renseigner. L’infirmier l’empêchait de parler. Lorsque Feempje arrivait à articuler péniblement une ou deux phrases, l’autre plaçait un doigt sur ses lèvres, lui conseillant de la sorte le silence. Le malheureux aurait pourtant voulu savoir ce qu’on avait fait de sa main. Il y réfléchissait fréquemment et l’idée qu’on l’avait jetée dans la fosse aux ordures ou brûlée l’emplissait d’angoisse. Durant plusieurs semaines, à sa sortie de l’hôpital, Feempje, qui souffrait de son mignon, ne se plaignit jamais. Il allait, toutes les vingt-quatre heures, se faire panser mais il gardait ses réflexions pour lui. Cependant c’était de la main droite qu’on l’avait amputé, la plus utile, la plus indispensable à un homme de sa condition et par pudeur autant que par forfanterie, Feempje, qui se tourmentait la nuit, affectait devant le docteur un héroïque détachement. Or, ce soir, en montant se coucher, le tenancier s’était demandé pourquoi Koetge ne rentrait pas. Il l’avait laissée accompagner Poop à son domicile et l’image du vieillard lui était apparue sans qu’il parvînt à la chasser. Feempje ignorait où logeait l’homme à la pèlerine. Il ignorait aussi sa situation sociale. Au début, il avait d’abord pris ce personnage pour un vieux juif en quête d’obscures, de tortueuses machinations, puis pour un client de la rue, jusqu’à l’heure où, dans le bar, Koetge s’était mise à lire une certaine lettre. Un voile s’était alors brusquement déchiré devant les yeux de Feempje. Mais Feempje ne savait pas qui avait rédigé cette lettre. Lors de l’explication, Flossie avait quitté sa chambre et s’était avancée à travers la salle pour aller se poster niaisement dehors, sur le trottoir. Le Hollandais n’en revenait pas. L’image de Poop l’irritait. Elle s’alliait si mal avec l’idée qu’une femme avait pu se tuer pour cet individu que Feempje, en se mettant au lit, resta pensif. Pour la première fois, depuis qu’il avait découvert la grossesse de Flossie, l’absence de cette dernière lui donnait un semblant de regret. Pourtant jamais cette fille n’aurait écrit une lettre semblable à celle qu’avait reçue le vieillard. C’était une créature vulgaire, bestiale, incapable du moindre sentiment. Le cabaretier la vit, dans son réduit bas. Une autre aurait recouru au suicide. Mais non: elle allait et venait stupidement entre les parois de cette pièce. Elle gémissait. Elle touchait son ventre. «Qu’elle crève! se dit Feempje en s’étirant entre les draps. Elle et son gosse.» Néanmoins, le souvenir de la lettre l’empêchait de dormir. Il y songeait comme à une chose qui aurait pu lui arriver. Il imaginait une jeune femme penchée sur le papier et le couvrant de lignes hâtives, fiévreuses, désespérées. Feempje soupira. Enfin, se tournant dans le lit et allongeant son bras droit contre lui, il évoqua sa main coupée. Jamais cette main n’avait écrit de lettre. Aucune lettre. À aucune femme. Le gros homme eut beau faire, cette pensée s’infiltra si insidieusement dans son cerveau qu’il s’apitoya sur lui-même et poussa un nouveau soupir, mais plus lourd, plus persistant. «Non... Jamais! grogna-t-il. À aucune femme. Pas même à...» Il se remémora la rue du Kolk à Amsterdam et le bar Baltic où il s’était entaillé les veines du poignet en écrasant à coups de poing le verre puis les morceaux de la carafe qu’il avait, dans un accès de rage, brisés. La garce pour laquelle il avait accompli cet exploit ne valait guère mieux que Flossie. C’est toujours la même femme qu’un homme aime au cours de sa vie. Hélas! Ne s’être laissé prendre que par des coquines de cette sorte, Feempje en était, ce soir, désenchanté. La première lui avait coûté cher, mais il était alors trop jeune pour discuter le prix. À présent, il savait qu’une femme, quelle qu’elle fût, ne valait point l’ongle du petit doigt. Aussi se vengeait-il sur la seconde du mal que lui avait fait l’autre, mais cela ne l’empêchait pas, au contraire, de déplorer sa folie et il en revenait invariablement à sa main perdue. Et il rêvait. Il rêvait à des créatures très douces, très belles, presque suaves qu’il ne connaissait pas et qui -avant de se tuer par désespoir -le suppliaient de ne plus se montrer aussi dur. Quelques-unes ressemblaient à Flossie. Les autres n’avaient pas de visage. Feempje ne discernait que leur nuque tandis qu’elles écrivaient. À un certain moment, il prêta l’oreille aux bruits de la maison. Bien qu’endormi, il eût conscience d’écouter, mais un silence compact régnait aussi bien dans le bar que dans le dancing. Flossie pouvait tourner chez elle, comme un fauve en cage, on ne l’entendait pas. Quant à sa propre chambre, Feempje était sûr qu’il n’y avait personne, lorsqu’il était monté et s’était enfermé à clef. «Non, non, répéta-t-il, personne.» Pourtant le gros homme percevait -sans parvenir à situer l’endroit -le tintement de larges gouttes tombant dans l’ombre. Peut-être était-ce du sang qui, longuement, interminablement s’écoulait de la sorte: le sang d’une femme qu’il n’avait pas eu le temps d’empêcher de se tirer une balle de revolver. Ou qui sait, même, son sang à lui, après l’opération. Au milieu du sommeil, ce martellement avait, par terre, une résonance pénible. Feempje se débattit. -Quoi? qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que c’est? gémit-il. C’était la neige du toit qui fondait et qui heurtait la bordure de zinc entourant la verrière du dancing. Le cabaretier n’arrivait pas à définir la nature de ce bruit. Il lui causait une crainte, une appréhension grandissantes. Et cela, par la faute de Poop, de ce baroque et malfaisant vieillard qui déjà, une première fois, avait été l’instigateur d’un rêve où de flots de whisky s’épanchaient du Montparnasse dans le ruisseau! Feempje en fut indigné. Il se rappelait ce rêve et cependant il en vivait un autre. Bien plus, il découvrait la raison qui l’avait provoqué et se souvenait avec une netteté singulière de l’impression que Poop avait produite sur lui alors qu’il ignorait jusqu’à son nom. Feempje s’était aperçu de sa présence au moment que le vieux rôdait autour du logement de Koetge. Entre la mégère et l’homme à la pèlerine, Feempje ne soupçonnait point que des liens mystérieux et tenaces fussent toujours noués. Mais il lui avait suffi de voir ensemble ces deux êtres pour comprendre que Koetge tenait encore à Poop. La façon dont elle s’était conduite en disait long. À quelle inspiration saugrenue avait-elle donc cédé, en obligeant son amant de jadis à lui remettre son portefeuille? C’était absurde et pitoyable. Et cette photo de Koetge que Lionel gardait encore en poche, avec la lettre de la suicidée et les portraits de ses anciennes conquêtes! Feempje laissa échapper un ricanement. On lui aurait conté l’histoire, il n’y aurait pas cru. Mais Koetge s’était mise à lire la lettre à haute voix et, si invraisemblable que cela fût, on se voyait forcé de reconnaître qu’une malheureuse s’était réellement tuée par amour pour cet individu. Que faisait-il aux femmes afin de les pousser à de semblables extrémités? Le Hollandais ne savait que répondre. Les maîtresses qu’il avait eues dans sa vie ne s’étaient jamais entichées de lui d’une telle manière. Au contraire, il ne leur devait que des avanies, des humiliations. Une pareille pensée le consterna. Quant à cette Koetge qu’il n’eût point supposée capable, après trente ans, de s’émouvoir au souvenir de ses lointaines amours, elle l’emplissait d’étonnement, de stupeur. «Voilà les femmes, se disait-il. Des hystériques! Des folles!» Cependant, la neige s’égouttant toujours, il fut repris d’anxiété et tenta de vérifier par le raisonnement l’origine de ce bruit. S’il s’était réveillé, il serait allé jusqu’à la fenêtre, l’aurait ouverte, se serait penché sur la cour. Or il dormait profondément. Son esprit fonctionnait seul sans arrêt. Feempje eût été paralysé, qu’il se fût trouvé dans la même situation pénible à l’égard de son propre corps et de la froide lucidité de son cerveau. Il n’en avait pas tout à fait le sentiment. Néanmoins il restait attentif au monde extérieur; il en notait passivement les manifestations et cet état d’acuité cérébrale en quelque sorte involontaire jetait le Hollandais dans des transes sans qu’il pût prendre sur lui de s’y soustraire ou même d’y apporter un sens. Tout présentait à ses yeux un relief identique. Il était un miroir devant lequel des formes se déplaçaient. Elles s’agitaient, se reflétaient, selon leur gré, dans l’eau de ce miroir. Il y avait Flossie et l’enfant mort, Koetge et la jeune femme qu’elle avait autrefois été, Poop et ses deux maîtresses, et lui aussi, Feempje, avec sa main coupée. Et il se voyait écoutant, goutte à goutte, son coeur battre ou, par lentes pulsations, son propre sang couler en un coin de la chambre. Il ne pouvait s’attacher longtemps à ces visions ni leur assigner d’ordre, car elles surgissaient tout à coup et s’enfuyaient d’elles-mêmes avant qu’il eût compris quelle ronde les entraînait. «Cette Koetge finit-il cependant par se dire. Elle ne va pas rentrer. Qu’est-ce qu’elle fout?» Il admit que Poop l’avait probablement contrainte à rester près de lui pour le soigner, mais tout cela demeurait vague et il ne parvint pas à se représenter la scène. L’image de Poop effaça celle de Koetge. Elle s’imposa dans l’esprit du Hollandais, impalpable et vivante, ainsi qu’au cinéma. Feempje en resta confondu. La présence du vieillard lui causait une insupportable impression de fatalité, d’envoûtement. Poop avait positivement l’air de rire, de le narguer; il portait une main à la poche intérieure de son veston et en retirait, lentement, avec toutes sortes d’hésitations, son portefeuille, puis il l’ouvrait. Feempje n’aurait pas voulu paraître s’intéresser à cette mimique. Mais les photos glissaient du portefeuille et tombaient sur le marbre. À son corps défendant le dormeur regardait. Il reconnaissait le portrait de Koetge ainsi que ceux des autres jeunes femmes dont Poop avait été l’amant. -Ah! n’est-ce pas? semblait murmurer l’homme à la pèlerine. Ce sont elles. Attendez... Il faisait enfin choir la lettre sur le guéridon et Feempje, inconscient de son geste, avançait une main timide. -Vous voyez que vous n’avez pas de main, disait Poop à voix basse. Restez tranquille. Cette lettre ne vous appartient pas: elle est à moi. J’ai payé, nous sommes deux à avoir payé, pour qu’on me l’ait écrite. Il parlait sur un ton méprisant, sardonique, auquel le cabaretier n’était pas habitué. -Oui, c’est vrai, dut alors constater Feempje. C’est exact. Je n’ai pas de main, mais je le sais peut-être mieux que vous. J’en souffre. -Nous souffrons tous. -Comment? -Ne m’interrompez plus! riposta le vieillard. Feempje bouillait de colère et ne comprenait pas pourquoi lui, d’habitude si vif, si impétueux, il n’imposait point vigoureusement silence à son interlocuteur. Ce gnome allait-il le braver longtemps? Le Hollandais serra le poing. -Assez! glapit la voix aigre de Poop. Prenez garde! Je vous préviens une dernière fois... L’autre ne broncha plus. -C’est trop fort! Par exemple! se disait-il, tandis que le vieillard tirait la lettre de l’enveloppe et la dépliait, en examinant la lenteur de ses mouvements. Allons, plus vite! -Nous avons le temps, répondit Poop fixant ses yeux brillants et jaunes dans ceux du gros homme. Figurez-vous que cette femme ne m’a jamais trompé. Je l’avais emmenée, elle aussi, en voiture au bord de la mer et, durant nos promenades, je me comportais envers elle comme si véritablement j’avais la certitude qu’elle m’était infidèle. -Chacun ses goûts. -J’éprouvais un singulier, un délicieux plaisir, ajouta l’étonnant personnage, à lui parler de cet amant qu’elle n’avait pas. Avez-vous quelquefois essayé de tourmenter une femme de cette façon? La plus irréprochable se trouble. Elle vous regarde avec dédain d’abord, puis avec un peu moins d’assurance. Vous-même... -Des bobards! répliqua Feempje au comble de l’exaspération. S’il vous plaît, ne me mettez pas en boîte. Poop poursuivit tranquillement: -Je vous ai dit que nous souffrions tous. Les uns physiquement. Les autres (il se toucha le front)... C’est un fait. Vous ne le nierez pas. Pour moi, la plus grande jouissance consistait à tourmenter mes maîtresses. La première pleurait tout de suite. La seconde, qui était juive et qui s’appelait Rachel, tentait parfois de me résister, mais j’en venais à bout, car je me laissais prendre au piège et mon tour arrivait d’endurer les maux les plus atroces. Je me croyais trompé réellement. La jalousie me déchirait. -Et Koetge? -Koetge me frappait, répondit le vieillard. Nous avons eu des discussions abominables. On aurait cru qu’elle se vengeait des autres sur moi. -Oui. Vous aimez les coups. Poop inclina la tête affirmativement. Puis, désignant la lettre comme pour rappeler à Feempje qu’il lui avait promis de la lire, il chercha ses lunettes au fond d’une poche. À cet instant, soit qu’il se fût trop reculé, soit que l’idée de la lettre se substituât dans le cerveau de Feempje à l’idée du vieillard, celui-ci disparut et Feempje ne songea plus, comme tout à l’heure, qu’à ces femmes qu’il voyait de dos et qui ne lui avaient jamais écrit. Alors il ressentit une peine inexplicable et se mit longuement à geindre en repoussant ses draps, ses couvertures et à débiter des mots rauques et incohérents. Le délire s’était emparé de lui. Il jurait. Il suait. Il avait la fièvre et, par intervalles, tandis qu’il se démenait ainsi, sans attendre un secours de personne, il lui semblait que quelqu’un silencieusement gravissait l’escalier. L’avait-on par hasard entendu? Venait-on à son aide? Feempje ne cherchait pas à le savoir. Pourtant, il y avait quelqu’un dans l’escalier. Feempje le devinait. Il avait perçu le craquement d’une marche... puis d’une autre, d’une troisième... Était-ce Koetge? Était-ce une de ces femmes qu’il désirait tant connaître depuis la révélation de la lettre que Poop avait reçue? Le malheureux était incapable de répondre. Mais cette présence, si proche derrière la porte, le tirait peu à peu du sommeil. Soudain, il ouvrit les yeux et, retenant sa respiration, écouta. -Eh bien? fit-il. Feempje attendit plusieurs secondes puis, se ressaisissant, il se leva du lit et tourna le commutateur. -Y a pas à me bourrer le crâne, se dit-il. J’ai entendu marcher. C’est toi, Koetge? Les yeux fixés sur la poignée de la porte, il hésita d’abord et, brusquement, se dirigea dans cette direction. Cependant, au moment d’ouvrir, le gros homme resta aux aguets. -Nom de Dieu! grogna-t-il. À cet instant, le tintement de la neige qui s’égouttait dehors sur le toit du dancing lui parvint mais il ne s’en soucia point et, d’un geste machinal, il fit jouer la clef dans la serrure, poussa le battant, s’avança et aperçut Flossie. -Tu aurais pu prévenir que c’était toi, prononça Feempje avec dégoût. La femme ne bougea pas. -Parle au moins! lui ordonna-t-il brutalement. Qu’est-ce que tu fous ici, sur le palier? Qu’est-ce que tu veux? -Tu appelais, répondit-elle. Tu criais. J’ai eu peur. -Peur? Tous deux s’examinèrent en silence. Il y avait des semaines qu’ils ne s’étaient trouvés ainsi, face à face, au seuil même de la chambre, et ils en furent presque gênés. Mais, le premier, Feempje se domina. -Allez, grommela-t-il. C’est bon comme ça. Peur? J’t’en foutrai d’avoir peur! Va te coucher! XI Pendant ce temps, ainsi que Feempje l’avait deviné, Koetge se trouvait en compagnie de Poop au dernier étage de l’hôtel Dambkerke, sous les combles, entre les murs crasseux de l’unique petite pièce qu’il occupait. L’immeuble donnait sur les bassins. De sa lucarne, Poop découvrait, le long du quai Wilson, à gauche, les paquebots des grandes lignes et, à droite, en bordure des hangars aux toits symétriquement alignés, des cargos dont les pavillons multicolores contribuaient, durant le jour, à augmenter la gaité de cette partie du port spécialement bruyante et animée. Poop habitait l’hôtel Dambkerke depuis cinq ans. Une somme placée en viager lui permettait de vivre sans appréhension du lendemain. On le prenait pour un retraité ou pour un ancien armateur, en raison du plaisir qu’il semblait éprouver au spectacle de tous ces bâtiments, devant lesquels il demeurait des heures entières en contemplation. La petite bonne le prévenait chaque matin vers dix heures et demie: -Allons, restez donc pas comme ça, le front contre les vitres. J’ai besoin de faire votre chambre. Même à présent, en dépit de l’épidémie et de la vague de glace qui avaient interrompu le trafic, le vieil homme ne se lassait pas d’admirer la perspective des quais et des bassins. Ce n’était pas de fret ou de tonnages qu’il s’occupait. Tous ces bateaux représentaient pour lui autre chose que des échanges, des cargaisons, des bénéfices. Ils constituaient plutôt des symboles de départs, de séparations, de déchirements, de larmes. Et, lorsqu’un des paquebots, prêt à lever l’ancre, faisait entendre le vrombissement de ses sirènes, Poop regardait, à l’aide d’une jumelle, des gens assemblés sur les ponts adresser aux personnes dont ils allaient, lentement, s’éloigner, de douloureux adieux. C’était d’habitude le matin vers onze heures que ces scènes se produisaient. Le vieillard possédait l’horaire qu’il relevait dans les journaux. Il savait que le courrier de Bornéo quittait le port chaque jeudi; que le lundi et le vendredi, un bâtiment américain et un belge effectuaient le service de la ligne de New-York; enfin que, pour les quatre autres jours de la semaine, des transat de plusieurs compagnies, soit française, soit anglaise, italienne ou allemande, prenaient des passagers. Aux beaux jours, Poop se mêlait sur les quais à la foule éplorée des familles qui avaient accompagné quelque être cher jusqu’au bateau. Il prenait part à la consternation générale et, quelquefois, de même que jadis avec ses maîtresses, il s’abandonnait hypocritement à un désespoir dont il n’avait que faire et qui l’emplissait néanmoins, jusqu’à la nuit, d’une trouble, d’une âpre anxiété. Quand, la tête bourdonnante à la suite de ses libations chez Feempje, il fut entré dans l’étroite chambre accompagné de Koetge qui le soutenait, il s’assit immédiatement sur le lit. -Tiens, dit-il en montrant la lucarne. Regarde un peu. Qu’est-ce que tu vois? Koetge souleva le rideau. -Il n’y a pas beaucoup de lumières, répondit-elle. -C’est pourtant passionnant, n’est-ce pas? Regarde mieux... à gauche. -Oui, dit la vieille, plusieurs bateaux sont là, rangés à quai. -Je les connais tous, tu sais, par leurs noms. Le grand à deux cheminées jaunes navigue jusqu’à Java. On l’appelle Croix du Sud. Il appartient à une compagnie de Rotterdam. On ne l’a pas laissé sortir du port, à cause de l’épidémie. -Ah! oui, l’épidémie, murmura Koetge d’une voix pensive. Que de morts! -On m’a dit que c’était fini. Hier, paraît-il, à Sainte-Gudule, il n’y a pas eu d’entrée nouvelle. Comment! Tu n’es pas au courant? On a cessé de vacciner. Quinze malades sont sortis guéris. Le vieillard poursuivit comme en se parlant à lui-même: -Alors, maintenant, les autorités maritimes vont lever l’interdiction et les paquebots appareilleront... C’est si beau, un navire qui s’éloigne... Si beau! Si triste!... Tant de gens souffrent au moment du départ... Tant de rêves sont meurtris... étouffés... Une flamme passa dans ses yeux et, pendant un instant, une vague teinte rosée colora ses joues terreuses. Il s’était à demi redressé sur le lit, attendant que l’ancienne logeuse lui décrivit ce qu’elle apercevait à travers les carreaux, mais la grosse femme ne parlait pas: elle laissa retomber le rideau. -Eh bien? s’informa Poop. -Je vais descendre, dit-elle sans le regarder. Il répliqua: -Non. Pas encore. J’ai mal. Tu ne peux pas m’abandonner ainsi. -Où as-tu mal? -C’est ce que tu m’as fait boire chez Feempje, répondit-il d’une voix pâteuse. Je n’ai pas l’habitude. Écoute, ajouta-t-il en essayant de se lever et d’enlever sa pèlerine... Je ne trouve pas l’agrafe. Approche. Koetge obéit. Elle aida l’homme à se débarrasser du vêtement, lui ôta son chapeau. -La tête me vire, soupira-t-il. Et, brusquement, s’emparant de la main de Koetge, il balbutia: -Ce n’est pas vrai. Tu ne vas pas descendre? Elle tenta de se dégager. -Non, non, fit-il en l’attirant contre lui d’un air gauche. J’ai besoin de toi, ce soir. Je veux que tu restes. Il se pencha et embrassa les doigts courts et ridés de la vieille femme, puis, comme elle ne le repoussait pas, il expliqua: -Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai mal... mais mal! Il y a longtemps que je cherche à me confier à quelqu’un qui comprenne! C’est horrible... Est-ce que tu t’en es jamais doutée? J’ai beau m’adresser à tout le monde. Personne n’accepte que je me plaigne. Il n’y a que toi. Koetge haussa les épaules. -Toi seule! affirma-t-il. Et pourtant, cette nuit, au Montparnasse, quand tu m’as demandé si je me souvenais de nos promenades en voiture au bord de la mer, j’ai fait semblant de ne pas me le rappeler. Je ne voulais pas, devant François, avoir l’air de penser à ce temps-là. C’est une brute. -Et alors? -Je n’ai rien oublié, proféra Poop en s’exaltant. Crois-moi. Je suis sincère. La preuve c’est qu’encore à présent, certains jours, je vais tout seul à pied, là- bas. Si faible que je sois, je fais le chemin. Je m’arrête. Je regarde la mer... -C’est marrant, dit Koetge. Moi aussi, quelquefois, j’ai pensé à y retourner, mais je n’ai plus mes jambes. Heureusement. Ça vaut mieux! -Ne parle pas comme ça! s’écria le vieillard sur un ton de suppliante protestation. Il devint subitement plus pâle et se cacha le visage contre le corps de sa compagne qui se tenait debout centre lui, essayant de sourire. -Je ne veux pas que tu parles ainsi! gémit-il. Tu n’en as pas le droit. Si vraiment il t’arrive d’avoir l’idée d’aller sur la route de... -Non. Je suis libre, déclara Koetge. D’ailleurs, c’est pas tellement mes jambes qui me retiennent. C’est la pensée de ce que j’irais faire là-bas. Ça me donne le cafard... -Mais, justement! -Ne raconte pas de bêtises, Lionel! De ses bras Poop entoura la taille de son ancienne amie et, relevant le front, considéra Koetge d’une telle manière qu’elle sourit avec pitié. -Entre nous, fit-elle alors, tu ne voudrais tout de même pas que je passe mon temps à regarder la mer. C’est fini, ce truc-là! T’as beau prétendre que rien n’est changé. Oh! là là... j’suis pas bonne! Elle dénoua les bras de Poop et s’approchant d’une glace qui surmontait la cheminée: -Vise plutôt, dit-elle. Avec ma balle et mes cheveux gris... sans blague? Il la rejoignit devant le miroir. -Et toi aussi, poursuivit-elle. Regarde, mais regarde-toi sans rire si tu le peux. Hein? Tu ne nous trouves pas comiques? -Non. Pas du tout, répondit Poop gravement. Koetge répliqua: -Qu’est-ce qu’il te faut? -Non, non, dit-il sur le même ton. Je trouve ça triste plutôt. Tu ne veux pas comprendre. Il alla jusqu’à la lucarne et s’absorba dans une muette contemplation. Piqué d’étoiles, le ciel s’étendait au-dessus des flots où le reflet d’une lune malsaine brillait. Les feux du quai Wilson se reflétaient sur l’eau comme des larmes d’argent sur un drap noir, funèbre. Un paquebot éclairé ressemblait dans la nuit à une vitrine étincelante de bijouterie. C’était le Formose qui faisait le service des Bermudes et qui, déjà sous pression, attendait qu’un dernier visa du bureau maritime lui permît de lever l’ancre. Ce serait, avec un paquebot allemand, le premier qui depuis quarante et un jours pourrait reprendre la mer. -T’as tort de te frapper, dit Koetge gouailleuse. Il ne répondit pas d’abord, mais, tout à coup, opérant une volte-face, il se tourna vers la vieille femme et lui cria: -Tais-toi! Tu n’as pas de coeur... Tu n’as rien... C’est... c’est ignoble de ta part... je te défends... -Ah? Bien. -Et moi qui gardais ta photo! reprit-il avec véhémence. Naturellement cela aussi doit te paraître comique... Oui, comique... ridicule! Après trente ans, après ce qui s’est passé entre nous! J’en conviens. J’aurais dû la détruire... -Libre à toi, riposta froidement Koetge. Déchire ma photo si tu veux. Elle t’appartient. -Elle n’est pas à moi seul... Elle est à nous. Si je la déchirais, comme tu m’y engages, tout serait mort de ce que nous avons été. Mais ça, tu t’en moques... tu t’en... Il s’interrompit, suffoquant d’indignation. La vieille demeura silencieuse. L’homme allait poursuivre; elle lui fit un signe. Il la regarda étonné. -J’aurais jamais pensé, commença-t-elle en conservant les yeux baissés, que tu prennes ces choses d’une pareille façon. À quoi ça sert-il? C’est idiot! Il essaya de la saisir, de l’attirer. Koetge aussitôt releva la tête et proféra d’une voix brève: -Ne me touche pas, veux-tu! Laisse-moi tranquille. Poop ne tint aucun compte de ces paroles. Il s’approcha encore de la femme, l’empoigna par l’épaule. -Je te dis de me laisser tranquille, répéta-t-elle en le repoussant. Elle crut qu’il n’insisterait plus et arrangea ses vêtements devant la glace tandis que, sournoisement, Poop revenait à la charge. -Écoute, bredouillait-il. Nous ne pouvons pas nous quitter ainsi. Voyons... En même temps, il lui glissait un bras autour du cou et, d’un mouvement brusque, tentait de l’immobiliser. Koetge se débattit. Il resserra son étreinte, mais, cette fois, la commère le projeta d’une bourrade contre le mur où il se cogna le front. -La paix! ordonna-t-elle. Ce n’est pas difficile; tu entends? Il se laissa tomber sur une chaise et, tirant un mouchoir de sa poche, il le porta, d’une main tremblante, à sa tempe meurtrie. -Je te demande pardon, murmura Koetge, qui l’observait dans la glace. -Oh! pardon! Pardon! grommela Poop. Je crèverais sous tes yeux, tu ne... -Je t’avais prévenu, dit-elle d’une voix calme. C’est ta faute. Pourtant elle s’avança vers lui et lui enleva le mouchoir des mains. -Je ne voulais pas... -Non. Inutile! cria Poop. Ne me joue pas de comédie. Va-t’en! Il se leva brusquement et affecta de regarder par la lucarne le paquebot dont les lumières étincelaient. Koetge insista: -Ne sois donc pas buté comme toujours. Et écoute-moi... Écoute... Je regrette de t’avoir poussé. -Moi, déclara-t-il sèchement sans bouger de place, je ne regrette rien. -Je sais, fit-elle. Je devais m’y attendre. -T’attendre à quoi? -À ta dureté... à ta muflerie. Ah! là, là... si je t’avais pris au sérieux, tout à l’heure, j’aurais marché une fois de plus. Heureusement, je te connais... -Possible! -Me parler de Koiswek! me raconter que tu retournais, le long de la plage, à pied. Hein! Si jamais tu as été par là, c’est par hasard. Tu n’es pas homme à t’embarrasser de souvenirs. Ou alors, tu devais te rappeler que j’étais gourde de couper dans tes boniments. Sois franc! -Oui. Oui. Peut-être. Koetge le toisa d’un regard sombre. -Pauvre imbécile que j’ai été! soupira-t-elle. Enfin... Tant pis! Mais me rejouer la serinette de nos promenades au bord de la mer... -Oh! assez! Hein? Tais-toi! ordonna péremptoirement le vieux qui tourna le dos à la lucarne et se dirigea vers la table de toilette où il prit une serviette et la trempa dans l’eau. C’est pas fini? -Je parlerai tant qu’il me plaira, répliqua Koetge. Chacun son tour. Il s’essuya, se tamponna le front, puis, dérouté par le silence soudain qui succédait à la menace de sa compagne, il regarda, par-dessus l’épaule, ce quelle faisait. Koetge s’était assise sur la chaise: elle paraissait plongée dans d’amères réflexions. -Je t’en prie, dit-il, parle. Ne te gêne pas. Qu’attends-tu? Elle le considéra d’un oeil fixe. Poop revint au milieu de la chambre et, tressaillant soudain au glapissement d’une sirène qui s’élevait du port, il murmura, mystérieux: -Écoute!... il va partir... Elle haussa les épaules. Alors il reprit, d’un air faussement détaché: -Eh bien! ce discours... Tu n’oses plus? La vieille femme ne desserra pas les dents et continua de le contempler, immobile. -À ton aise! oui, bien sûr. Seulement, si tu as l’intention de me reprocher encore quoi que ce soit, tu perds ton temps. J’avais cru que tu comprendrais... -Oh! j’ai compris. -Tant mieux! -Tu me dégoûtes! dit Koetge sur un ton morne. Moi aussi, j’avais cru. La photo que tu conservais m’avait touchée. Je pensais que quelque chose au moins te restait de notre ancienne vie. Je me suis trompée... voilà tout. -Et après? Elle eut un geste de découragement. -Après? répéta Poop qui s’adossa centre le lit. Koetge préféra se taire. Une lassitude immense s’emparait d’elle: une rancoeur, un renoncement indicibles. Les larmes lui montaient aux yeux. -Tu ne veux pas répondre? fit l’homme, heureux de la voir prête à pleurer. Très bien. Ne réponds pas. Pourtant à propos de ta photographie, tu déraisonnes. Du moment que je l’ai sur moi, c’est que... -Je t’en supplie! dit sourdement la malheureuse. Il s’approcha d’elle aussitôt. -C’est que j’y tiens, affirma-t-il. Crois-le ou non. Koetge se leva et repoussa la chaise. -Qu’est-ce que tu as? s’écria Poop. Calme-toi. Tu n’es pas d’habitude si nerveuse. -C’est trop bête! C’est... c’est... Je... Je te demande pardon! balbutia-t-elle en s’efforçant de refouler son émotion. Non. Ne m’interroge plus. Je... Poop releva la chaise. -Je vais m’en aller, dit Koetge qui n’avait même plus conscience de ses paroles. Feempje n’aime pas que je rentre tard. Il craint que je perde sa clef. Où est- elle? Ah! Bien! Je l’ai... Bonsoir! -Bonsoir. Koetge lui tendit la main. -Si je savais au moins pourquoi tu pleures, grommela Poop. Elle était hideuse. Sa grosse figure rouge luisait et des mèches de cheveux gris lui pendaient dans le cou sur les yeux. Son amant de jadis éprouva comme un plaisir à la trouver si repoussante. Ses narines se pincèrent. Il réprima du mieux qu’il put un dur sourire. Koetge s’en aperçut. -Ne me fais pas honte, dit-elle. Ça serait trop facile. Ils se serrèrent la main. -Allez, va maintenant, conclut Poop. Si le garçon dort, frappe en bas à la vitre du bureau, ou bien entre au besoin. Secoue-le. Il demeura pensif sur le palier, tandis que la vieille femme descendait lourdement les étages et attendit le déclic de la porte avant de regagna sa chambre. Un sentiment obscur le poignait. -Cette Koetge! songea-t-il sans parvenir à s’expliquer ce qui se passait en lui. Franchement il était déçu. Si celle qui venait de s’éloigner l’avait, au lieu de pleurer, traité comme de coutume il eût été rasséréné, mais Koetge n’avait pas réagi. Elle s’était laissée attendrir. Un peu plus elle aurait éclaté en sanglots. Poop n’y comprenait rien. Il mit près d’un quart d’heure à se déshabiller, mais, une fois au lit, il n’éteignit pas la lumière et, s’emparant du portefeuille, en tira la photo de son ancienne maîtresse, telle qu’il l’avait connue. Avec une étonnante et cruelle attention, il l’examina de longues minutes, puis, d’un geste lent, méthodique, il déchira le carton jauni et en plaça soigneusement les morceaux sur le rebord de sa table de nuit. XII La première impression de Poop, en se rendant le lendemain soir rue des Bouchers, fut de trouver aux femmes un air d’inexplicable désenchantement. Elles étaient pourtant installées derrière leurs petites vitrines et souriaient aux passants, mais certaines de ces dames cousaient ou retapaient de vieux chapeaux en se servant de garnitures; quelques-unes confectionnaient même des robes de deuil. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs. Les lumières des boutiques rayonnaient à travers l’atmosphère brumeuse qui prêtait à chaque forme une apparence feutrée, confuse, d’apparition. Après le froid des précédentes semaines, la douceur de la température laissait presque croire au printemps. On n’était qu’au début de mars mais, çà et là, des fenêtres restaient ouvertes et l’on pouvait voir, à l’intérieur des vieilles et sordides maisons, des ménagères en train d’éplucher des légumes ou de préparer le couvert, sous le halo d’une lampe. Le grincement des trams s’entendait de très loin. Enfin, sans qu’il fût possible d’en découvrir la cause, une secrète allégresse flottait dans l’air et -chose étrange -rien ni personne ne paraissait en être réconforté. Un homme se trouvait chez Geisha quand Poop, négligeant de frapper à la porte, poussa doucement le battant. Cet homme avait un complet, une cravate, un chapeau, des gants noirs. Il tenait un calepin sur lequel il venait d’inscrire la somme que la fille lui avait remise. En apercevant Poop, l’individu fit disparaître son calepin. Puis il mentionna posément, d’une voix neutre: -Alors, demain matin, onze heures. Rendez-vous rue de Vénus, à la porte de derrière l’hôpital. -C’est M. François, dit Geisha au nouveau venu en lui présentant l’homme en noir. Sa femme est morte. -Salut! grogna François d’un air digne. Oh! nous nous connaissons. Poop inclina la tête affirmativement. -Morte de quoi? s’informa-t-il en ôtant son chapeau. -Heu! répondit le Balafré. Comme les autres. Elle avait le délire: j’ai demandé son transport à Sainte-Gudule. Hier encore elle n’allait pas plus mal, mais elle a passé aujourd’hui vers midi. Ce n’est pas de veine. Juste à présent qu’on arrête le vaccin, elle clampse. Ses derniers moments, elle n’a fait que me parler de votre promenade au bord de la mer. -Oui, dit Poop évasif. Geisha regardait les deux hommes sans comprendre. -Monsieur t’expliquera, reprit François en désignant le visiteur. Tout de même, cette histoire de promenade, un jour que vous serez libre, vous me la copierez. Il eut un rire forcé et, se dirigeant vers la sortie, salua le couple. -À demain! lui cria Geisha. Le Balafré se retira. -Qui donc était sa femme? s’enquit le vieillard après que François eut disparu. Elle avait une boutique? -Là... en face. Une Française. On l’appelait Lulu-la-Parisienne. Elle m’en voulait à cause de son amant. -Ah? -Tu penses! Poop enleva sa pèlerine. -Raconte, dit alors Geisha. Cette histoire de bord de la mer dont vient de parler François, qu’est-ce que ça signifie? -Pas grand’chose! murmura le vieux. Dans la vie, tout finit en histoire. «Te rappelles-tu? Les vagues léchaient les roues de la voiture. Il faisait beau!»... On répond oui, par politesse. Mais, souvent, on ne se souvient plus... -Tu connaissais Lulu-la-Parisienne? -Non. -C’est bizarre, constata Geisha. Poop s’approcha d’elle et l’embrassa. -Tu ne vas pas te mettre à penser, toi aussi, à cette promenade, prononça-t-il. Ce n’est pas le jour. D’ailleurs, nous avons tous des souvenirs de voiture sur le sable. Il suffit de chercher. N’as-tu jamais été le long de la mer avec quelqu’un qui te racontait des bêtises, des... -Non. Jamais. -Eh bien, tant pis! Ou... tant mieux! -Je n’ai pas à choisir, fit-elle. Il tressaillit et l’examina de plus près, étonné de l’accent qu’elle venait d’avoir en prononçant ces mots. Comment? Geisha n’avait jamais connu ces abandons, ces effusions que l’on éprouve à deux, au cours d’une promenade, par une belle nuit d’été? Elle n’avait jamais pris à témoin de son bonheur cette invisible présence que la nature disperse parmi les éléments! Il ne la crut pas tout d’abord. À défaut de la mer, elle avait dû se perdre en compagnie d’un amoureux, le long d’un fleuve, d’une rivière, d’un ruisseau... Il n’en fallait pas davantage. Cette présence invisible se manifeste partout, dès qu’un homme ou qu’une femme en ressent le désir. Elle vous pénètre jusqu’aux fibres. Elle vous accompagne où que vous alliez et, par de mystérieux avertissements, vous révèle à vous-même et à cet autre moi qui paraissait attendre une première avance. Quel être au monde n’a découvert, en cédant à son double, l’ivresse de se mêler à l’univers, de s’y confondre? Lui, Poop, l’avait toujours savourée. Il la plaçait au-dessus des plus rares voluptés et quand il en partageait les délices avec une femme, il savait s’exprimer d’une telle manière que l’imprudente était conquise. Toutes ses maîtresses gardaient le souvenir de l’amoureux qu’il était alors. Mina et Rachel, comme les autres. Plus que les autres. Elles cédaient au charme, au sentiment. Poop en jouait comme un tzigane, en grand acteur, et son adresse était si consommée qu’il pouvait, plus tard, se montrer sous son jour véritable, égoïste, sadique, abject, sa domination subsistait. -Vraiment, s’informa-t-il, un homme ne t’a pas, une seule fois, conduite, le soir, le long de la mer? Elle eut l’air de chercher. -Pas même Soter? -Nous sortions avec des amis, répondit lentement Geisha. Nous chantions. Nous formions des groupes. Poop plongea ses yeux dans ceux de la fille. -Et ensuite? -Oh! fit-elle, naturellement, on se séparait. Soter et moi, on restait là pas mal de temps. -Il te parlait? -Oui, bien sûr! -Voilà, déclara Poop; c’est ça, l’histoire. Geisha ne comprit pas. -La mienne, expliqua-t-elle gênée, ne doit pas ressembler à celle que voulait dire François. Pour que sa femme, avant de mourir, y ait pensé, l’aventure devait être plus belle... plus... Elle sourit. Il la fit asseoir près de la cuisinière et se tint devant elle, silencieux. -Je ne t’ai pas froissé, n’est-ce pas? demanda-t-elle en lui prenant la main. Poop murmura, comme s’il eût été seul: -Dommage! Et, contemplant amèrement sa compagne d’une heure, il ajouta d’une voix sourde: -Je t’ai rencontrée trop tard, Geisha! Beaucoup trop tard. Tu es jeune. -Non, répondit-elle. Avec toi, je me sens tout autre. Soter ne dit pas les mots que tu dis. Pourvu que je gagne de l’argent, il est heureux. Est-ce que le bonheur n’est que ça? -Il n’y a pas de bonheur, répliqua Poop. Geisha l’attira tendrement. -Si, dit-elle. Le bonheur, comme je le comprends, aurait été de vivre avec toi, d’apprendre toutes ces choses que tu sais, de t’écouter lorsque tu les racontes. Il secoua la tête. -Tu vois, fit-il. Trop tard! C’était la première fois qu’ils parlaient ainsi et les mots les rapprochaient soudain d’une façon si curieuse que le vieillard et la fille en éprouvaient une espèce de vertige. Poop surtout. Dès qu’il s’était trouvé devant Geisha, il avait soupçonné ce que son âme naïve et inquiète à la fois pouvait enfermer d’aspirations vers la joie et peut-être d’aptitudes à la douleur. Poop avait aussitôt discerné chez la fruste créature un splendide champ d’expériences possibles et son plus vif désir avait été d’entretenir un jour la petite prostituée du monde inconnu dont elle rêvait inconsciemment. Mais il ne pensait pas l’heure venue. Il n’avait jamais espéré qu’il pourrait aborder si vite avec Geisha un pareil sujet. Et pourtant c’était elle qui venait d’engager la conversation de telle sorte qu’il ne dépendait que de lui de la pousser plus loin. Cette idée pénétra le vieillard d’une trouble jouissance: il n’osait croire à ce tardif et merveilleux présent de la destinée! C’était trop beau, trop inattendu! Un brusque découragement l’envahit. -À quoi bon! songea-t-il. Elle ne me suivrait pas. Mais Geisha paraissait lire, en lui et tous deux échangèrent un regard d’étrange complicité. -Pourquoi trop tard? insista-t-elle avec une caressante promesse. L’âge ne compte pas. Je peux mourir demain comme Lulu, et, comme elle, je n’aurai pas connu cette histoire dont t’a parlé François. -Non, grogna Poop. La fille donna un tour de clef à la serrure puis elle se dirigea vers la commode près du lit et ouvrit un tiroir. L’écrin qu’elle en retira contenait une bague. -Il y avait une fois, commença Geisha en passant à son doigt le brillant, une prostituée et un vieux type qui peut-être la voyait autre qu’elle n’était. Il venait chez elle tous les soirs dans sa boutique, bien close, bien chauffée, et la femme, qui se donnait pour de l’argent, se demandait pourquoi elle n’était pas traitée par le vieillard comme une Marie-couche-toi. Elle ignorait son nom, mais, en elle-même, elle l’avait appelé «l’homme aux rêves», car, après son départ, elle songeait à lui et ne devinait pas qui il était. Un soir, il lui donna une bague... et un autre soir, un pendentif de grande valeur, sans compter les étoffes de soie, les châles et toutes sortes de belles choses qui restaient aussi mystérieuses. -Tais-toi! s’écria Poop au comble de la stupéfaction. Geisha fit scintiller le brillant, puis elle poursuivit à voix basse: -On ignorait d’où provenaient ces cadeaux. L’écrin qui renfermait la bague ne portait aucune adresse de bijoutier. Poop avait enfoncé les mains dans ses poches, affectant de ne plus écouter. Alors Geisha saisit à l’intérieur de la commode une seconde boîte. On ignorait également, murmura-t-elle, en désignant le pendentif, où cet autre bijou avait été acheté. La fille n’en parlait jamais à celui qu’elle avait surnommé «l’homme aux rêves». Cependant il advint qu’une seconde prostituée de la rue mourut à l’hôpital. Et cette prostituée, qui n’avait cependant reçu aucun bijou de l’inconnu, en savait beaucoup plus sur son compte que celle qu’il allait visiter. On lui avait parlé d’une histoire où il avait joué un rôle et cette histoire l’avait bercée et soutenue jusqu’au dernier moment. Il y eut un silence. -La suite, dit Geisha en se tournant vers Poop, c’est à toi de la raconter. -Il n’y a pas de suite, répliqua-t-il d’une voix sourde. Tout cela est mort avant Lulu. -Fais comme si j’étais morte aussi, proposa la femme. Est-ce que tu sais si je ne le suis pas réellement? Personne ne peut répondre à cette question. J’y ai souvent pensé. Crois-tu qu’on apprenne qu’on est mort? Poop ne parla pas durant quelques instants. Puis, malgré lui: -Tu ne te rends pas compte de tes paroles, grommela-t-il. Tu perds la tête. Nous ne sommes morts, ni toi ni moi. C’est l’histoire qui est morte... enterrée... Il se mit à marcher à travers la chambre, mais, subitement frappé par une idée, il s’arrêta. -S’il ne s’agit que de la provenance des brillants, déclara-t-il, je peux te l’indiquer. -Non. Je préfère ne pas la connaître. Le vieux se gratta la barbe sans conviction. -Avoue, dit-il, que la fin de Lulu t’a troublée. Tu n’es pas ainsi d’habitude. -Je suis toujours la même. Si je me tais, le soir, lorsque tu es là, cela ne prouve rien. -Et tu rêves? -Oui, fit-elle, par ta faute. Visiblement embarrassé, il considéra fixement la fille en silence. -Et quand je rêve, exposa-t-elle, c’est toi qui d’un geste ouvres partout des rues, au milieu des maisons. Je le sens à présent. Tu m’as menée ainsi plusieurs nuits. Ne mens pas. Il y avait, dans le port vide, un navire éclairé, un grand navire. Je suis restée longtemps à le regarder sans comprendre. -N’était-ce pas le Formose? demanda Poop à la fois incrédule et troublé. Geisha jeta un cri. -Réponds! ordonna Poop. Et, comme la fille inclinait stupidement la tête, avec effroi, il reprit: -Il était prêt, hier soir, à partir. Je l’ai vu quai Wilson. Il fait le service de Rotterdam aux Îles. Un paquebot à deux cheminées blanches avec une étoile noire, trois mâts, pavillon hollandais. Elle le regardait, l’air halluciné. Chaque parole du vieil homme semblait ajouter à son épouvante. -Voyons, il n’y a pas de quoi avoir peur, fit-il. -Tu as bien lu ce nom? -Oui, Formose! C’est le même, dit Geisha. Mais moi, je l’ai lu dans un rêve. -Peut-être ne rêvais-tu pas... -Si. Je rêvais... puisque je ne suis pas allée dans le port depuis des mois... Comment aurais-je su ce nom? Et les deux cheminées blanches... l’étoile noire... le pavillon... Est-ce que j’aurais inventé tout cela? Non, je rêvais... je te dis, j’en suis sûre. C’est ce qui m’effraie d’avoir rêvé ce qui vraiment existe... Elle se cacha la tête entre les mains et reprit: -Il y a autre chose qui m’effraie encore plus, maintenant... Écoute. (Sa voix ne fut qu’un souffle.) Je me demande si ce rêve... si ce rêve, ce n’est pas en même temps ma vie. Je ne sais pas comment t’expliquer ça... Il me semble que quelque chose d’horrible se fait peu à peu jour en moi... Que quelqu’un veut me chasser de moi-même... quelqu’un qui est moi déjà ou qui va le devenir... Alors... comprends!... J’ignore quelle est ma vie, ma vraie vie... Je crois que je deviens folle. Elle avait enfoui la tête dans la pèlerine de Poop et, blottie entre les plis du vêtement, elle se laissait bercer comme une enfant par le vieillard qui la regardait d’un air tout ensemble attendri et cruel. Elle finit par relever le front et murmura: -Cette pèlerine, hier soir encore, il m’a paru qu’elle me frôlait au passage dans mon rêve. Quand tu te reculais, elle déplaçait l’air humide à travers la nuit. -Allons! dit Poop faussement cordial. Raisonne-toi. Je ne pouvais pas être là... J’étais où François tout à l’heure te l’a laissé entendre... sur une route de sable, le long de la mer... Moi, je n’ai pas besoin de rêver pour sentir que je suis toujours là-bas, sur cette route, tantôt avec une femme... tantôt avec une autre... toutes les deux mortes depuis longtemps. De nouveau un inexprimable désarroi s’était emparé de Geisha. Elle écoutait Poop timidement, sans discerner si elle l’entendait parmi les vapeurs d’un songe. Il se trouvait là, pourtant, avec elle. Elle le voyait, mais lui, peut-être, ne la voyait pas. Était-ce elle, était-ce lui qui rêvait? Étaient-ils fous l’un et l’autre? Enfin, elle demanda: -De quelles femmes s’agit-il? Poop continuait, sans paraître avoir entendu la question: -Il y en a eu même une troisième; mais vivante, celle-là. Elle ne loge pas loin d’ici, dans cette rue. Oui. Deux mortes, une vivante. Et des trois, la seule qui ne soit pas en vie pour moi, c’est la dernière. -Je t’en prie, parle plus clairement, fit Geisha haletante, en le saisissant par le bras, afin de s’assurer qu’elle n’était pas le jouet d’une hallucination. Pourquoi cette troisième femme est-elle morte, alors que les deux précédentes... -Tu dois comprendre toute seule, ou nous ne nous entendrons jamais, répondit Poop. Ses yeux étincelaient et il attendit que la fille, après s’être pénétrée du sens de ses paroles, se décidât. Il lui prit fiévreusement la main, la pressa entre les siennes. Geisha voulut la retirer. -Voyons, proféra-t-il. Que crains-tu? -Je ne sais pas. Tout cela est si bizarre, balbutia la malheureuse, qui cette fois parvint à dégager ses doigts. Quelle est cette femme qui habite dans la rue? -Ne t’en occupe pas! Geisha, ne pouvant soutenir le regard flamboyant du vieillard, baissa la tête. -Tu as voulu connaître l’histoire, grogna-t-il. Je t’en ai dit assez pour te donner le goût de savoir le reste... À toi de choisir. -Je le voudrais, mais non... Non, non... C’est impossible. -Le veux-tu réellement? ajouta Poop. Si tu acceptes je louerai une voiture qui nous mènera là-bas, le long de la mer et tu verras, tu deviendras une autre femme. L’existence ne sera plus pour toi plate et bornée. Je te révélerai à toi- même. Je te... Geisha recula vers la porte. Poop l’effrayait. Il avait une expression si douloureuse, une voix si rauque, si assourdie que la jeune femme, désemparée, ne cherchait plus qu’à fuir. Elle recula, mais il la suivit sans paraître remarquer la terreur qu’il lui inspirait. Jamais encore la fille n’avait éprouvé devant cet homme une impression pareille. D’habitude, elle le supportait: elle le traitait comme un client. C’était lorsqu’il était parti qu’il lui inspirait une sorte de sympathie involontaire. Geisha s’était aperçue, plusieurs fois qu’il fallait que Poop l’eût quittée pour qu’elle subît son magnétisme. Le besoin d’évasion qu’elle avait toujours ressenti, se faisait alors plus pressant, presque impérieux. Mais ce besoin ne se manifestait qu’à travers une demi-torpeur, une rêverie pleine d’hésitations, de ténèbres. Éveillée, la fille se tenait sur ses gardes. Poop n’était plus qu’un homme comme tant d’autres, un vieil homme, un maniaque. -Écoute, proposa-t-il, fais-moi confiance. Demain, une voiture attendra devant la porte. Nous passerons la journée ensemble; tu comprendras que la vie ne consiste pas à guetter dans la rue des hommes et à les attirer ici. Personne n’aura plus rien à exiger de toi pour de l’argent. Ce mot ranima chez Geisha toute sa cupidité. Elle cessa de trembler. -Qu’est-ce que tu parles d’argent? riposta-t-elle avec mépris. Es-tu capable de m’en donner assez pour que je me passe des autres? Une misérable pouffée de rire la secoua. -Allez! fit-elle ensuite. Tous tes bobards n’existent pas. À t’entendre, on te croirait millionnaire et, sans blague, t’en es loin. As-tu pensé à ce que tu m’offres? Poop éluda d’un geste la question, mais, subitement, ses traits se crispèrent davantage et il sembla se réveiller. -C’est vrai, prononça-t-il d’un air désabusé, qui pourrait te donner de l’argent? Je n’en ai plus. Il regarda Geisha, la vit qui tournait la clef dans la serrure. Une détresse affreuse l’envahit. -Ah! gémit-il, pourquoi m’as-tu poussé à te parler? Je ne voulais rien dire. Et voilà. Par ta faute... -Non, clama la fille. Par la tienne! Au lieu de me répondre, tu t’es mis à... Poop marcha sur elle, la main levée, mais Geisha lui fit front et déclara: -Prends garde! Un pas de plus, j’appelle! Il laissa retomber son bras, honteusement, et, tandis que Geisha ouvrait la porte, il rafla sa cape sur une chaise, empoigna son chapeau, s’en coiffa. Geisha sourit. -Comment, dit-elle, affectant l’étonnement, tu pars? Mets ta pèlerine, tu auras froid. Dédaignant ses conseils, Poop franchit rapidement le seuil de la boutique. -Reviendras-tu? cria la fille. Le vieillard s’arrêta. Elle éclata de rire. Alors il s’éloigna, chancelant, parmi les ombres et les petites lumières où attendaient les femmes et Soter, qu’il croisa sans le voir, l’entendit répéter, avec exaltation: -Trop tard!... Oui, oui. Trop tard! Trop tard! -Qu’est-ce qui est trop tard? se demanda le docker. Il arriva chez Geisha. -Hello! fit-il. T’es seule? -Tu vois, répondit-elle, en se poudrant devant sa glace. Entre. Ferme la porte. Soter semblait préoccupé. -Qu’est-ce que tu as? lui demanda négligemment la fille. Il s’approcha du poêle. -Ça ne va pas, grommela le Polonais. Depuis ce matin, j’ai des frissons. Et regarde, sur mes mains, toutes ces taches... Elles ne me démangent pas. C’est plutôt dans les os... comme de la glace... qui me brûle. Je comprends pas. Je me sens mal. Heureusement, ils arrêtent le vaccin. XIII Feempje ne s’était pas dérangé pour l’enterrement de Lulu. Juché sur une échelle, il achevait d’essuyer les vitres de sa devanture quand il aperçut Poop qui remontait la rue. Les pans de sa pèlerine flottaient derrière lui et, à ras des trottoirs, une aigre bise faisait tourbillonner des fétus de paille, des enveloppes, des papiers froissés. Feempje se demanda où allait le vieillard. On ne le voyait jamais d’habitude, le matin, dans le quartier. Ce n’était pas son heure. Il marchait en tenant d’une main le bord de son chapeau, le corps penché, luttant contre la bise. Sa barbe rebroussée par le vent lui radiait le visage. Feempje hésita, puis, heurtant le carreau de son crochet de fer, il attendit que Poop répondît à son geste. -Comment! s’écria-t-il quelques secondes plus tard, lorsque Poop fut entré dans l’établissement. Déjà levé? Le vieil homme avait l’air exténué. Il serra machinalement la main de Feempje et, ne sachant au juste ce qu’il disait, murmura vaguement: -Vous aussi! -Oh! moi. Toujours debout avant tout le monde. Je balaye la taule, j’allume le feu. -Oui, oui, dit Poop. -Un café? -Un café. Feempje avança deux verres sur le zinc, emplit l’un de jus noir, le second de whisky. -À la santé! proposa-t-il. Poop trinqua de bonne grâce, absorba une gorgée de son verre qu’il reposa, lentement, devant lui et se frotta le creux de l’estomac. -Dame, il est chaud! constata Feempje. Sans indiscrétion, qui cherchez-vous ici ce matin? -Personne, déclara le vieillard. Il s’accouda au comptoir, ferma les yeux et bâilla plusieurs fois. -Vous serez tombé du lit, fit gaîment le cabaretier. L’autre demeura les yeux fermés. En effet, il était tombé du lit, de très bonne heure, tout habillé, après une nuit étrange au cours de laquelle, à cinq ou six reprises, il avait cru entendre des voix l’appeler. Ces voix arrivaient de dehors, à travers la brume qui s’était épaissie sur la mer. Poop avait eu l’impression qu’il les reconnaissait, mais il s’était en vain précipité à sa lucarne, il n’avait rien pu distinguer à cause des vapeurs où les lumières du quai Wilson, elles-mêmes, étaient noyées. Il avait ainsi passé toute la nuit dans une incertitude angoissée, prêt à bondir, l’oreille tendue. Qui pouvait le héler de la sorte? Le vieillard s’interrogeait. Il avait supposé d’abord un appel mystérieux de Mina... ou de Rachel... À moins que Geisha ne se fût repentie de sa mauvaise humeur et qu’en dépit d’elle-même elle ne pensât à lui. Cette dernière supposition accrut son anxiété, mais il se dit ensuite que Geisha ne méritait pas qu’il se tracassât pour elle. C’était une créature indigne d’intérêt. Cependant la voix insistait et Poop, qui n’avait même pas eu la force de se déshabiller, se hissait sur ses coudes chaque fois qu’il croyait l’entendre, puis il se hâtait de se lever pour courir à la lucarne. Il faisait jour lorsqu’il perçut de nouveau son nom prononcé à voix basse. La brume s’était à demi dissipée. Poop demeura longtemps à regarder les mâts et les cheminées des bateaux émerger des vapeurs. Il avait l’impression de sortir, comme ces choses qu’il voyait, d’un cauchemar confus où sa personnalité s’était en vain débattue contre mille formes vagues, silencieuses, énigmatiques, d’une irritante imprécision. -Eh bien, s’enquit Feempje, vous n’avez pas été non plus au cimetière? -Je ne connaissais pas Lulu, répondit le vieux. Le cabaretier l’approuva. -Da! fit-il. Pour une poule comme celle-là, y a pas à changer ses habitudes. J’ai préféré rincer mes carreaux. Il avait prononcé ces mots avec désinvolture, mais on eût aisément discerné, sous cet apparent détachement, une inquiétude latente. Indubitablement, le Hollandais, en se livrant à sa mécanique besogne, pensait à autre chose. -Exact, approuva le vieillard. C’est autant de fait. Feempje reprit: -Chez nous, dans mon pays, tout le monde nettoie le matin, de bonne heure, l’extérieur des boutiques. C’est propre, de haut en bas, bien récuré, bien net. Pensez! Je ne suis pas Belge! -Belge? répéta Poop. -Naturellement! En comparaison de chez nous, en Hollande, les Belges sont vraiment sales. -Où veut-il en venir? se demanda le vieillard qui ne saisissait pas le sens de cette injuste affirmation. Il fixa sur son interlocuteur un regard hébété, mais Feempje eut un rire brutal et agrippa un cruchon. -Allez, videz votre glass et cherchez pas. Je sers la goutte! Il versa, sans attendre de réponse, du genièvre dans une tasse et la poussa vers Poop. -Grand merci, fit ce dernier. Le Hollandais saisit ensuite une seconde tasse qu’il emplit machinalement. -Vous n’aimez pas les Belges? interrogea Poop surpris par l’air préoccupé de Feempje. Pourquoi? -Cela dépend, répliqua loyalement ce dernier. J’en connais qui viennent boire chez moi: des bons garçons. -Et les autres? -Cherchez pas, riposta le gros homme dont le visage se renfrogna subitement. Cela est mieux. Poop, se rangeant à cet avis, n’insista plus. Il porta la tasse à ses lèvres et absorba une faible gorgée d’alcool. -Cet enterrement, dit alors Feempje d’un ton presque agressif, toutes les femmes de la rue y sont allées. Fallait voir. Y en avait en robes de deuil, comme si c’était leur soeur ou leur mère qui était morte. C’est pas croyable. Un vrai carnaval de béguines. Et des bobines lilas, cause à la poudre de riz, des tignasses teintes, des bouches pincées, sans rouge. Poop n’osa pas s’informer si Geisha se trouvait dans le nombre et il baissa la tête, pensivement. -Dès dix heures, elles se sont rassemblées devant la boutique à François. Puis, François s’est amené. Koetge lui donnait le bras. -C’est un drôle de type, murmura Poop. Feempje ne répliqua pas tout de suite. Il s’était mis à regarder fixement devant lui et, de temps à autre, il agitait son crochet comme pour chasser une mouche ou plutôt une idée importune. Quelle était cette idée qui obsédait ainsi le cabaretier? Plusieurs minutes s’écoulèrent. On entendait l’horloge battre dans le silence. Un bossu, qui achetait des nippes, de vieux chiffons, passa devant le bar: un chien hurla. Feempje sembla revenir à la réalité et, répondant enfin à l’observation de Poop, il dit avec effort: -François?... un drôle de type? c’est un coquin. Et il recommença à parler d’abondance comme s’il eût tenté de s’étourdir: -Il était tout en noir, figurez-vous. Tout... jusqu’à son faux col. Et une manière à lui de faire marcher le monde, au commandement. J’en revenais pas... -Les hommes aussi? -Oh! les hommes... les hommes! ronchonna le Hollandais. Des gars pareils, c’est tout ce qu’on veut, sauf des... Ainsi, je vous donne en mille pour deviner parmi ceux-là le plus affranchi. -Soter? -Qui ça, Soter? L’type à Geisha? Non, non. Pas lui. D’abord lui pouvait pas: il va crever. -Qu’est-ce que vous, dites? se récria Poop. Soter? -Qu’il aille au diable! Si on ne l’a pas transporté à Sainte-Gudule, ça ne traînera plus. Pour le moment, à ce qu’on m’a raconté, il est au lit, chez la Geisha. S’agit pas de lui. Poop ne comprenait pas. -Allez, citez un autre nom, ordonna Feempje. Faites un effort, on parle d’hommes. Et, devant l’ahurissement de son visiteur, il édicta: -Edgar! -Ah! oui? balbutia Poop... Edgar!... Comment Edgar? mais je ne... -Quoi? -Je ne le connais pas. -Vous ne connaissez pas Edgar! -Non... Pas du tout. Feempje eut un haut-le-corps. -Alors, ça! grogna-t-il après avoir, d’un coup d’oeil scrutateur, vérifié la bonne foi de Poop, vous êtes le seul à ne pas savoir ce qu’est ce salop-là! By god! Il jouait du piano ici, dans mon orchestre. Un grand blond, fade, osseux... Vrai, vous ne l’avez jamais vu? Poop secoua la tête négativement. -Ben, proclama Feempje en plaquant sa main valide sur la poitrine, comme propre à rien, vous pouvez me croire. Il est de première. On causait de Belges. Vous y êtes? -Je finis par saisir, avoua Poop craintivement. Et il allait, par une laborieuse transition, s’informer des nouvelles de Geisha quand tout à coup le Hollandais, qui regardait dehors, montra plusieurs femmes débouchant de la rue de Vénus et dit, presque à voix basse: -Patientez. Voilà le retour de l’enterrement. Sûr que François va rappliquer... mais si jamais Edgar est avec lui, vous allez voir quelque chose... mais quelque chose de bien, d’unique, de... nom de Dieu! Il asséna un coup de crochet sur son zinc. François venait de paraître. Il tenait le pianiste par un bras et tous deux, escortés de Koetge se dirigeaient en silence vers le Montparnasse. Edgar était livide: une barbe de plusieurs jours lui ombrait le visage ainsi qu’une moisissure. Feempje regarda Poop victorieusement afin de lui prouver que son opinion sur les Belges était fondée quant à ce personnage particulièrement piteux et mal rasé, mais François ne laissa pas le temps au cabaretier de jouir de son triomphe: il commanda une tournée. -Servez-moi s’il vous plait, dit Edgar, un advocat. Feempje ne sourcilla point. -Et toi? demanda-t-il à Koetge. La vieille s’était approchée de Poop qui, se préparant aux événements annoncés par le Hollandais, ne le quittait pas des yeux. Elle répondit, sans se retourner: -Toujours même chose... whisky. -Deux! ajouta François. Il s’adossa contre le zinc et, contemplant Edgar, lui décocha un dur sourire d’encouragement. Feempje, qui maniait des bouteilles, s’informa: -Tout s’est passé là-bas comme vous vouliez? -Oui, fit le Balafré dont le sourire à l’adresse du pianiste se crispa davantage. Pour un enterrement, il n’était pas trop moche... grâce aux amis. Je t’en ai même ramené un, précisa-t-il en indiquant Edgar. Il avait à te parler. Le Hollandais toisa le musicien. -Ben, vas-y! lui jeta François. Voilà le moment. -En effet, bafouilla l’autre qui ne pouvait supporter le regard persistant du cabaretier. Je désirais... m’expliquer. (Il toussa. Son visage s’empourpra de honte.) Ou plutôt... je pensais... -Tu pensais quoi? dit Feempje. Poop, n’en croyant pas plus ses oreilles que ses yeux, se pencha pour examiner Edgar. Mais celui-ci n’arrivait plus à prononcer un mot et un silence bizarre, gros de menaces et de surprises, pesa lourdement sur le bar. -Te trouble pas, émit d’un air narquois le Balafré. Quand on est tout à l’heure monté à l’hôpital, tu m’as dit qu’avec Feempje, vous n’étiez pas d’accord. -D’accord? riposta le cabaretier sur un ton insolent. Même pas! on n’est rien l’un pour l’autre. Monsieur... (Il eut un geste de profonde commisération...) Monsieur faisait partie de mon orchestre. Je l’ai renvoyé. C’est tout. -Je suis parti, murmura le malheureux, au prix d’un immense effort. Il y a une nuance. -Tu n’avais pas le choix, rétorqua Feempje ironiquement. Ça aussi, c’est une nuance. Pas vrai? Edgar haussa les épaules, sans répondre. François le saisit par un bras et le secoua. -Voyons, fit-il. Je suis là, n’aie pas peur. Répète ce que tu m’as raconté à l’enterrement. On n’est pas venus pour se taire. -Tiens, constata le Hollandais qui s’était installé derrière son comptoir. Vous aussi, vous avez quelque chose à me reprocher? -On réglera ça plus tard, riposta sèchement le Balafré. Sois tranquille. Koetge poussa un soupir excédé. -Avec toutes vos histoires, affirma-t-elle, vous êtes marrants. D’abord, c’est pas un jour à se chercher des rognes. Et puis... -Ta gueule! interrompit François. Quant à toi, reprit-il en secouant de plus belle Edgar, crois pas que je vas te laisser te dégonfler. Compris? -Koetge a raison, dit Feempje, vous amener chez moi, pour des ragots de femmes... -Précisément! cria François. Cependant le pianiste se décidait. Il commença d’une voix faible: -Ne parlez pas ainsi des femmes, patron. La façon dont vous vous comportez vis- à-vis d’elles vous l’interdit. Je sais comment vous traitez la vôtre... -Et alors... ça ne te plaît pas? -Ça me révolte, dit Edgar que la ferme attitude du Balafré avait fini par enhardir. Rappelez-vous les coups que vous lui donniez devant moi... C’est pas d’un homme... Feempje bondit hors du comptoir. -Pas d’un homme! gronda-t-il, en s’approchant du Belge. Attends. Je vais te montrer... -Non, déclara François. Tu vas rien nous montrer du tout. -Pardon! prononça le tenancier. Je suis encore le maître ici. Monsieur m’insulte rapport à ma femme. -Je dis ce qui est. -Et quand même ça serait vrai! hurla Feempje. Est-ce que ma femme m’appartient, oui ou non? Il leva son crochet, se précipita sur Edgar mais celui-ci se réfugia derrière François qui, très calme, les yeux fixés dans ceux de l’agresseur, contint l’élan du cabaretier. -Retourne au zinc et fais pas ton marlou, lui intima le Balafré. Laisse la bagarre. Pour le moment, on discute. Nous verrons plus tard. -Quand tu voudras! grogna Feempje. Il tenta d’empoigner Edgar qui s’était sottement avancé, mais le Balafré lui donna un croc-en-jambe. -Tas de salops! cria le Hollandais en manquant de perdre l’équilibre et en se rattrapant au dossier d’une chaise. Koetge s’était précipitée. Arrachant à Feempje la chaise, au moment qu’il allait la brandir, et luttant avec lui, elle s’exclama: -Voyons, tu n’es pas fou? Le tenancier la projeta d’une bourrade contre le comptoir et, fonçant comme une brute sur François, il faillit l’atteindre au menton d’un coup vigoureux de crochet. Mais l’autre se tenait sur ses gardes; il esquiva l’attaque. -Ne recommence plus ce jeu-là! annonça-t-il avec flegme, ou je te sonne. Feempje, penaud, détourna la tête en soufflant de rage. François reprit: -On discutait cause à ta femme. Entends-tu? Tu nous demandais si elle t’appartenait oui ou non? -Non, dit Edgar. Le Hollandais regagna son comptoir. -Explique, fit-il en considérant le pianiste d’un regard étincelant. Je préfère tout savoir. Si ma femme ne m’appartient pas... Edgar lui coupa la parole. -D’abord, où est-elle? s’informa-t-il. Où la caches-tu? Allons!... où? Puisque tu acceptes d’entendre la vérité, appelle Flossie: elle n’est pas de trop. Feempje demeura silencieux. -Tu refuses? poursuivit le Belge en s’animant. Naturellement Flossie serait là, elle parlerait. -J’crois pas, grogna le cabaretier. Il se passa la main autour du cou et défit le bouton de sa chemise qui paraissait le gêner. François suivait ses gestes du coin de l’oeil. Un brusque pressentiment l’assaillit. -Comment, elle ne parlerait pas? prononça-t-il d’un air insinuant. Tu l’abrutis à ce point? L’autre continua de se caresser le cou d’un air pensif. Une expression goguenarde, mêlée d’angoisse et de stupeur, se lisait dans ses yeux. Edgar en fut frappé. Il regarda le cabaretier un certain temps, puis François. François ne riait plus. -Je t’ai posé une question, dit-il en s’adressant à Feempje. -Ah! Oui? -Parfaitement. -Quelle question? demanda le gros homme avec une expression d’angoisse plus accusée. Poop ne put s’empêcher d’intervenir. -À propos de votre femme, voyons! Rappelez-vous... N’est-ce pas elle qui, l’autre soir, est sortie dans la rue, nu-pieds? Elle m’a semblé bizarre. -Eh bien, t’es sourd? renchérit le Balafré. Monsieur a vu ta femme... Qu’elle s’amène! Ça sera plus simple. Feempje, immobile devant son tiroir-caisse, ne broncha pas. Il avait ouvert le tiroir et y faisait tinter des sous et des pièces blanches. Enfin il répondit, en détachant chaque mot, sur un ton rogue: -Je n’ai d’ordre à recevoir de personne. Edgar lui déclara, très pâle: -Patron, m’obligez pas à recourir aux flics. C’est préférable. Vous séquestrez Flossie... et, dans l’état où elle se trouve, si je vous dénonce, on vous salera. Le Hollandais se tut. -Bon, dit Edgar, je déposerai une plainte. -De quel droit? riposta grossièrement Feempje. Parce que t’as foutu ma femme enceinte, tu penses qu’on t’écoutera? Propre à rien, es-tu seulement capable de la nourrir, ma femme? Tu n’as pas à bouffer pour toi. -Ça me regarde. -Alors, va prévenir les agents... j’t’en empêche pas, fit le tenancier, en tripotant toujours la monnaie du tiroir. Mais j’aime autant te renseigner: si c’est pour le gosse que t’as collé à Flossie, le gosse est mort. D’un père comme toi, fallait le prévoir. -C’est ce qu’on expliquera, s’écria aussitôt Edgar en se dirigeant vers la porte. Je me fous du gosse. Seulement, comme vous êtes capable d’avoir lancé des coups de pied dans le ventre à Flossie... -Laisse les flics, dit François qui barra la route à Edgar et le ramena au milieu de la salle. Viens plutôt. On va, nous-mêmes, tout arranger. D’un geste vif, le Hollandais avait bouclé sa caisse. Il accourut, tremblant de rage, au-devant des deux hommes qu’il voulait empêcher de gagner le couloir, mais le Balafré lui porta un coup violent à l’estomac tandis qu’Edgar, s’emparant d’un siphon, le frappait à la nuque. Feempje poussa un juron et fonça néanmoins tête baissée sur François qu’il envoya contre une table. Plusieurs chaises se renversèrent. Le Balafré revint vers Feempje qui l’attendait, soufflant, prêt à détendre son redoutable crochet. Un silence oppressant avait succédé à la bousculade. Son siphon à la main, Edgar ne quittait pas des yeux le tenancier et, sournoisement, il s’apprêtait à l’attaquer de nouveau par derrière quand Feempje, rompant de plusieurs pas vers lui, le Belge recula. C’était une feinte du gros homme pour attirer François. Il pensait qu’il pourrait alors, en se jetant à la rencontre du Balafré, l’atteindre en pleine poitrine; celui-ci s’empara d’une chaise. Le Hollandais n’eut que le temps de se baisser: la chaise passa en trombe au-dessus de sa tête et se brisa par terre. -Attention! cria Edgar. Feempje, écumant de fureur, avait pris de l’élan: il arriva sur l’adversaire, le toucha à l’épaule et, du gauche, déjà il allait le frapper au plexus lorsque Edgar projeta le siphon. -De Dieu! j’suis bon! gémit Feempje. Il chancela, presque assommé, et tenta vainement de réagir. La riposte de François le fit, d’une masse, tomber sur les carreaux. -Tu te rends compte! conclut Edgar, ému. * * * * Poop s’était penché sur le gros homme et Koetge, agenouillée, lui soulevait la tête. Feempje les regardait sans voir: ses paupières qu’il avait entr’ouvertes retombèrent. Il balbutia: -Je ne veux pas... -Eh! dis... t’entends! prononça froidement Edgar en rejoignant François dans le couloir, qu’est-ce qu’il veut pas? qu’on prenne sa femme? Il appela: -Flossie! -Oh! la ferme, grogna Koetge. Gueule pas si fort. T’as qu’à à pousser la porte à droite. C’est sa piaule à Flossie... Fous-nous la paix. La porte était fermée à clef. Le Belge en heurta le battant du doigt, prêta l’oreille. -Allez, quoi, cria-t-il. Flossie! Ouvre! François d’un coup d’épaule essaya de faire céder la serrure, mais sans y parvenir. -Laisse, conseilla le musicien. Ou la petite n’est pas dans la chambre, ou elle a peur. Ne l’effraie pas. Si elle est là, elle va se décider. Flossie, c’est moi! poursuivit-il en actionnant la poignée de la porte. Je t’en supplie... Écoute. Personne ne répondit. Le Balafré était revenu dans le bar. -Sais-tu, demanda-t-il à Koetge, si la môme... -Mais non, je ne sais pas... je ne sais rien, riposta aigrement la vieille, toujours occupée avec Poop à ranimer le Hollandais. Aide-nous plutôt à le mettre debout. Il est lourd. -Bah! Il est bien par terre, déclara tranquillement François, jette-lui de l’eau sur la gueule... ça le réveillera. Edgar survint. -Tu n’aurais pas une clef de la chambre? dit-il. C’est incompréhensible. J’ai beau appeler. -Elle est peut-être sortie, expliqua le Balafré. Il retourna en compagnie d’Edgar dans le couloir dont le rideau de perles retomba derrière eux. François consulta le pianiste du regard puis il s’arc- bouta centre la porte, en s’appuyant des deux coudes au chambranle. Ses muscles se roidirent sous l’effort et bientôt un léger craquement se fit entendre. Le visage du Balafré s’éclaira. -On n’a plus qu’à entrer, dit Edgar. Il écarta François mais la porte qu’il croyait facile à manoeuvrer résistait. On eût juré qu’à l’intérieur quelqu’un la retenait en appuyant de tout son poids sur elle. Edgar réussit néanmoins à se glisser par l’entre-bâillement. Soudain il poussa un cri. -Quoi... qu’est-ce qu’il y a? s’informa, sans comprendre, le Balafré. À son tour, il pénétra non sans peine dans la pièce et vit Edgar qui regardait, livide, le cadavre de Flossie. -Non, n’y touche pas, fit simplement François. Le corps était retenu à la poignée par un morceau très court de chanvre tressé formant une boucle où la désespérée avait sans doute passé la tête en se courbant. Puis elle s’était laissée tomber. C’était son cadavre, derrière la porte, qui avait empêché d’ouvrir. Il pendait là comme un pantin cassé, les jambes raides, les bras traînant le long du buste, à ras du sol. Le visage surtout présentait un aspect effrayant, bouffi sous un flot de tignasse qui en cachait mal l’expression sardonique, avec ses yeux vitreux, sa langue épaisse, énorme, entre les lèvres décolorées. XIV Quelques heures plus tard, Pool, se rendait au bureau de la police et demandait à voir le commissaire, lui-même, en raison de l’importance de sa déclaration. Celui-ci n’étant point arrivé, on fit attendre le requérant dans une grande salle meublée d’un poêle et de banquettes de bois. Sur cette salle ouvrait une porte brune, à barreaux. Il s’en échappait quelquefois des plaintes, des jurons. Deux policiers à casquette plate et à leggings, dans des uniformes sombres, lisaient distraitement, assis près du feu, des magazines, de vieux journaux froissés. Poop les observait en silence. Il redoutait qu’un de ces hommes, l’entrainant vers la porte grillagée et la lui faisant malgré lui franchir ne lui arrachât des explications en le brutalisant. Or le vieillard n’entendait parler qu’au chef du district en personne et fréquemment, quand un gradé de service ou quelque subalterne se présentait à l’entrée des bureaux, il se levait comme si le moment de dicter sa déposition était venu. Pool, avait préparé les choses à sa façon. Pour ne point s’attirer d’ennuis, il était résolu à ne rien dire d’Edgar ni de François. Que ces individus eussent découvert le cadavre de Flossie, n’importait guère. L’essentiel consistait à annoncer la découverte de ce cadavre. Ensuite, tout s’arrangeait. Feempje compléterait la déposition à sa guise: cela le concernait. Poop n’avait point à prendre parti. En venant informer la police, il n’avait en somme eu qu’un but: éviter de se trouver, plus tard, mêlé à cette aventure suspecte dont il avait été l’involontaire témoin. La mort de la fille ne le touchait nullement. Il était entré dans la chambre et avait longuement examiné le corps, derrière la porte. Edgar paraissait confondu. Lui aussi regardait le cadavre. Puis François avait pris le pianiste par une manche et l’avait entraîné, sans fournir d’explication. Durant ce temps, le Hollandais, que les soins de Koetge avaient fini par ranimer, s’était présenté, d’un pas traînant et mal assuré, dans la pièce. À la vue de Flossie, il s’était lourdement passé une main sur le visage, comme pour chasser l’image funèbre. Koetge effarée, avait fondu en larmes, Feempje l’écoutait pleurer, sans paraître rien comprendre à cette scène, puis, brusquement, il était revenu à son comptoir, s’était assis, face au tiroir, et, d’un geste machinal, avait empli une tasse de rhum qu’il s’était mis à boire à petites lampées. -Qu’est-ce qu’on va faire maintenant? qu’est-ce qu’on va faire? gémissait la vieille femme. Elle avait essayé de refermer la porte, mais le poids de la morte contrariait ses efforts. Koetge avait alors approché du poêle une chaise et s’était assise, comme Feempje d’un air pétrifié. Ni l’un ni l’autre ne prêtaient attention à Poop. Ils semblaient attendre on ne savait quoi. -Le mieux, dit l’homme à la pèlerine, serait de prévenir un agent. Mais, n’obtenant aucune réponse, il s’était accoudé au zinc et avait empoigné son verre. -Prévenir un agent! répéta le cabaretier après un lourd silence. Bien sûr. Ses gros yeux stupidement fixaient un point vague dans la rue. -Oui, un agent! acquiesça Koetge. C’est ainsi que Poop avait décidé de se rendre au bureau de police. Pourtant il n’était pas parti tout de suite. Une curiosité malsaine l’avait ramené dans la chambre de Flossie et retenu près d’un quart d’heure en présence du cadavre. -Naturellement, estima-t-il, on ne peut pas faire disparaître cette femme. Il se retira sans précipitation de la pièce, écarta le rideau du couloir: au bruissement léger des perles, Feempje tourna les yeux vers Poop. -Eh bien, s’informa-t-il, cet agent, vous êtes allé le chercher? -Non. Pas encore. -Il faut y aller, dit Koetge. Il pouvait être midi et demie. Au dehors, des soutiers se rendaient au travail. On entendait le bruit de leurs galoches marteler le trottoir et, par instants, le roulement d’un tram le long du quai. Le ciel était couvert. Dans les boutiques, des femmes en peignoir se coiffaient en regardant passer le gens et d’autres, qui étaient maquillées, tricotaient, installées parmi des coussins noirs et jaunes, sous de vastes abat-jour roses aux formes étranges de montgolfières et de lanternes chinoises. Aucune ne soupçonnait la mort de Flossie. Après l’enterrement auquel elles avaient assisté le matin, la nouvelle les eût mises en émoi. Poop vida son verre, le reposa sur le comptoir. Soudain, il s’aperçut qu’il pleuvait. -Est-ce que j’y vais? proposa-t-il. Nous sommes d’accord? Vers l’extrémité de la rue, un raclement de pelles et de bottes à semelles de bois annonça la présence des boueux. -Tout de même! grommela Koetge, pour rompre le silence qui avait accueilli l’offre de Poop. Ils enlèvent les ordures. Pas trop tôt! Poop s’emmitoufla dans les pans de sa cape, s’avança vers la porte et, sans une parole, l’entr’ouvrit. Une bouffée d’air humide lui emplit les poumons; il tourna sur la droite, longeant la devanture du bar. -Faut se préparer, dit Feempje comme s’il eût été seul. Les flics vont venir. Si je ne veux pas qu’on m’embête, j’ai que le temps de placer dans la piaule un brasero. Et s’adressant à la vieille femme: -Sais-tu ce qu’on en a fait? Elle répondit: -Je l’ai vu, hier, dans la cour du dancing. Je vais le prendre. T’as raison. Avec toutes les chicanes de la Commission d’Hygiène, c’est plus prudent que la chambre ait l’air d’avoir au moins été chauffée. Durant ce temps, Poop avait franchi le porche des Réguliers, et se hâtait vers le poste du district. Celui-ci se trouvait, à gauche, en remontant vers la Maison de Ville, sur une sorte d’esplanade plantée d’arbres allant de la vieille synagogue portugaise au fond, à l’eau grise et gercée d’un bassin. Un marché en plein vent se tenait deux fois la semaine sur une place bordée de vieilles maisons à hautes fenêtres étroites très rapprochées, ressemblant presque, de loin, à des tuyaux d’orgue. Des tréteaux et des planches s’entassaient sous des abris aux toitures de tôle ondulée. La pluie faisait luire l’asphalte, les bancs de pierre et les petites grilles qui entouraient les troncs lustrés des arbres dont les branchages dressaient vers les nuages des moignons. Cette partie de la ville était, avec le quartier des Bouchers et de l’Hôpital, la plus ancienne. De mornes candélabres en avaient quelque peu modernisé l’aspect, mais les toits à redans, les ruiles noires, les façades peintes et les enseignes des antiques demeures, avaient l’air de monter la garde et de s’opposer, par leur sévère présence, à de plus audacieuses transformations. Or, entre le moment où Poop était sorti du Montparnasse et celui où il avait gravi les degrés conduisant au poste, trois longues heures s’étaient écoulées. Le soir tombait quand le vieillard traversa l’esplanade. Sur l’eau plate du bassin, une brume roussâtre s’était formée qui flottait et noyait de ses vapeurs fumeuses la perspective des immeubles et du quai. On devinait déjà, plus qu’on ne les voyait, les silhouettes des arbres, des bancs, des candélabres et, au sommet d’une maison, la découpure d’un personnage casqué, armé d’une lance, qui servait à la fois de girouette et de raison sociale à une fabrique de bière dont les bouteilles portaient la marque du «Chevalier marin». Poop s’aperçut qu’il était tard. Mais, comme il ne devait nul compte de son temps à personne, il avait pénétré dans le froid vestibule du bureau de police aussi naturellement que s’il arrivait en droite ligne de l’établissement de Feempje. Et maintenant il attendait. Malgré l’air décidé qu’il avait affecté en arrivant -et dont il s’était étonné - il se sentait obscurément gêné et cachait sous sa pèlerine sa main droite enveloppée d’un pansement. Poop n’osait point examiner sa main: elle lui faisait mal. Elle était lourde, tout engourdie, brûlante. Par instants, de brusques et douloureux élancements la traversaient et le vieil homme serrait alors les dents pour ne point s’avouer qu’il souffrait. Le long des murs, aux boiseries brunes, les banquettes luisaient comme des stalles d’église, mais les parois placardées d’affiches de toutes sortes et de toutes couleurs, les deux hautes fenêtres sans rideaux, munies de barreaux noirs, offraient une apparence maussade qui exerçait sur Poop une pénible impression. Le poêle répandait une chaleur épaisse, compacte, insupportable: il ronflait avec une vigueur sonore d’ivrogne qui dort et les deux agents assis devant sa gueule n’en paraissaient en rien incommodés. Près de la porte, venait de s’installer un troisième policier derrière une table couverte d’un tapis vert, éclairée par une lampe électrique à réflecteur de porcelaine. Ces trois hommes étaient jeunes, robustes. Leur discrétion, ou plutôt leur indifférence, étonnait le vieillard et l’emplissait d’une crainte superstitieuse à l’idée qu’ils abritaient peut-être sous des dehors placides une puissance souveraine qu’aucune intervention n’arriverait à fléchir. Sur la table, la lampe brûlait et répandait une lumière douce, laiteuse, comme résignée dans sa petite prison de verre. Elle avait l’air d’une chose infiniment faible et docile, entre les doigts du policier dont elle éclairait les deux bras lourdement appuyés sur l’étoffe, les mains nues, la tunique aux boutons métalliques et le ceinturon à boucle de cuivre. Poop était fasciné par cette lumière: il la regardait presque contre son gré et lorsqu’il détournait les yeux pour les diriger soit vers un autre point de la salle, soit vers l’une des deux fenêtres où le jour agonisait, tout ce qu’il découvrait lui paraissait hostile, bourru, décourageant. C’était peut-être sa blessure qui influait si étrangement sur son esprit, à moins que ce ne fût l’absence du commissaire à laquelle il ne s’était pas attendu. Poop avait beau se raisonner, tout en arpentant de long en large la salle baignée d’une demi-obscurité, il éprouvait une horreur, une angoisse grandissantes. En même temps il étouffait: ses oreilles bourdonnaient. Sa main paraissait plus pesante, plus endolorie: elle lui donnait la fièvre et il allait prier l’un des trois policiers de s’informer si le commissaire était enfin arrivé quand, tout à coup, le lustre hollandais du plafond s’alluma. -Ben, ce n’est pas de trop! constata dans un angle un grelottant individu à qui Poop n’avait pas prêté attention. Le vieillard se tourna de son côté, mais le personnage se garda du moindre commentaire, car les trois policiers avaient également pivoté vers lui et le considéraient sans indulgence. Cet homme portait un ancien pardessus à martingale, entièrement râpé, quoique assez propre, et un pantalon de fantaisie. On devinait que c’étaient les deux pièces essentielles de son costume et qu’il ne devait posséder en dessous ni gilet ni veston. Une cravate en lacet comprimait étroitement un faux col, jadis blanc, entre les vieux revers lustrés du pardessus. Toutefois, pour navrants que fussent de tels détails vestimentaires, l’aspect de l’homme lui-même révélait une si profonde misère physiologique qu’elle retenait l’attention. Poop se demanda quel pouvait être ce malheureux. Son visage aux yeux caves, hébétés, au nez rouge, rongé par un ulcère, aux oreilles décollées, à la barbe broussailleuse, son cou grêle, ses épaules voûtées et le tremblotement sénile qui l’agitait comme un épouvantail, suscitaient la pitié. Un des policiers qui lisaient près du poêle se leva, s’étira, rectifia sa tenue, puis, s’approchant de l’homme au pardessus, lui fit signe. Immédiatement le pauvre hère sauta de la banquette et, tête basse, attendit. -Allez, passe! ordonna l’agent en entr’ouvrant la porte grillagée. L’un et l’autre disparurent. Poop demanda: -Un clochard? -Un marchand de drogues, répondit, le nez sur son journal, le second flic. À ce moment, une sonnerie puissante crépita au fond du vestibule. Les policiers se mirent au garde-à-vous en claquant les talons, tandis qu’un énorme personnage, en civil, habillé d’une pelisse et coiffé, d’un chapeau de velours sombre, faisait irruption. C’était M. Lazare Hertz, commissaire principal du district. Il gagna rapidement son bureau, suivi d’un officier de haute stature, vêtu d’une capote brune aux boutons de cuir tressé. En un clin d’oeil, tout parut s’animer, non seulement entre les murs de la pièce où se trouvait Poop, mais dans la maison tout entière, car des commis portant des paperasses, une sténo-dactylo à lunettes, plusieurs agents cyclistes et un chauffeur en livrée noire, débouchèrent d’un couloir et s’assemblèrent autour du poêle. Le vieillard, interloqué, cessa d’aller et de venir. Il se posta près du bureau du commissaire. La porte s’ouvrit, livrant passage à l’officier qui, toujours aussi vite qu’il avait traversé la salle derrière son chef quelques secondes plus tôt, se dirigea vers la sortie. Le chauffeur bondit sur ses pas. Une seconde sonnerie, presque confidentielle, retentit. Une minute après Poop se trouvait en présence du commissaire. -Monsieur, dit celui-ci en désignant un siège. Il tenait à la main une fiche sur laquelle Poop avait inscrit son nom et il le scrutait des yeux. -Vous désiriez me voir? À quel sujet? Le requérant dut faire un effort pour dissimuler son inquiétude. Il s’inclina. M. Hertz appuya près de lui sur le bouton de nacre d’un appareil standard et, dédaignant de répondre au salut militaire d’un lourd gaillard en uniforme qui était accouru, il ajouta: -J’écoute. Poop se mit à parler, mais il s’aperçut alors de l’étrangeté de sa démarche. Cette affaire de suicide n’intéressait nullement M. Hertz en personne. Elle n’offrait rien en soi qui motivât de la part du haut personnage une perte, même infime, de temps. -Bien, bien, fit pourtant le fonctionnaire sans cesser d’examiner le déposant. Très bien, vous avez assisté à la scène? C’est parfait... Monsieur va, devant vous, noter votre déposition. Il vous en donnera lecture. Vous voudrez bien signer. -Mais certainement, affirma Poop en rejetant le pan de sa pèlerine. Le directeur de la police aperçut le pansement du vieillard. -On vous aura blessé, dit-il. En ce local dont je connais le tenancier, cela ne me surprendrait guère. -Ma foi, non, répondit Poop qui retira vivement sa main et la cacha sous son manteau. Les choses se sont passées comme je viens d’avoir l’honneur de vous le rapporter... L’écorchure que je me suis faite... Il se sentit troublé davantage et tenta d’exposer, avec un luxe de détails insolite, qu’en sortant de chez Feempje, il avait glissé dans la rue sur des éclats de verre et s’était entaillé deux doigts. -Simple accident, monsieur le directeur, conclut-il en montrant cette fois sa main bandée. Le magistrat n’insista pas. Cependant, il dardait son regard sur celui du vieil homme et, d’un long coupe-papier en ébène, il tapotait la table en souriant. -Admettons, fit-il, que vous soyez malencontreusement tombé sur des éclats de verre. Cela n’améliore en rien le cas de Feempje. -Pardon? -Je veux dire, exposa le commissaire, que de toute façon votre ami Feempje... Il eut un geste. Son sourire s’accentua. -Feempje n’est pas mon ami! protesta Poop. Je ne fréquente chez lui que depuis peu. -Je sais. Vous préférez la société des dames. C’est assez naturel. Poop se demanda comment il devait interpréter cette observation et se tint coi. M. Hertz reprit après avoir soigneusement déposé devant lui son coupe-papier: -Chacun a ses faiblesses. Je ne les juge pas. Mon rôle consiste à les cataloguer. -Ah? fit Poop. -Rassurez-vous, déclara le fonctionnaire. Je ne vais pas plus loin. Toutefois, lorsqu’un individu de la catégorie de Feempje, qui ne se borne pas à aimer les femmes, franchit certaines bornes, il tombe sous le coup de la loi. Vous allez par vous-même, d’ailleurs, si vous n’y voyez nul inconvénient, vous faire une salutaire idée des moyens dont nous disposons. S’adressant alors au gaillard qui, debout et les bras croisés, se tenait près de la porte, M. Hertz lui donna un ordre à voix basse, puis, revenant à Poop, il ajouta: -La découverte du cadavre de Flossie Blietterdoff a eu lieu aujourd’hui à midi et il est à présent six heures. Vous avez donc eu tout le temps de peser votre décision. C’est parfait. Entre nous, si vous ne vous étiez pas présenté à mon bureau ce soir, j’aurais été dans la nécessité de vous prier de passer. -Croyez, monsieur le commissaire, balbutia l’autre, que je n’avais pas l’intention de... -Oui, oui... interrompit le directeur. C’est cette maudite bouteille sur laquelle vous avez glissé, cher M. Poop, qui est la cause de votre retard. Je le conçois fort bien. Un retard de six heures peut toujours se produire... Il en est d’autres, beaucoup plus anciens, plus discutables, qui, si j’avais alors été chargé de l’enquête à propos d’une demoiselle Mina, puis d’une certaine Rachel, auraient semblé moins normaux. Poop poussa un gémissement, mais aussitôt, craignant d’avoir paru comprendre à quels autres suicides le fonctionnaire se référait, il désigna sa main blessée et dit: -Excusez-moi. -Oh! vous me comprenez, déclara M. Hertz. Au surplus, il y a prescription. Il avait prononcé cette phrase d’un air paisible et légèrement ironique, auquel on n’eût point attaché d’importance pour peu que l’on se fût trouvé ailleurs que dans ce sévère cabinet. Le vieillard sentit la menace, ou plutôt le rappel d’une menace qui durant des années l’avait, secrètement, poursuivi. Cependant, quelques charges que l’on eût réunies centre lui après la mort de ses maîtresses, il n’avait pas matériellement contribué aux deux drames. La lettre qu’il conservait dans son portefeuille eût suffi à le mettre hors de cause dès la première convocation. Poop ne l’ignorait pas. C’était une des raisons pour lesquelles il attachait un si grand prix à cette lettre et, bien qu’il n’en parlât jamais et préférât passer pour inspirer des passions désastreuses, le sentiment de sa sécurité l’emportait sur toute autre considération. -Veuillez m’accompagner, dit le commissaire. XV Ce qui stupéfiait Poop, dans cette affaire, était le rapprochement aussitôt établi par le chef de la police entre le suicide de Flossie et celui de ses deux maîtresses. Le vieillard n’avait pas envisagé une pareille hypothèse. L’idée qu’on pût le comparer à Feempje pour des faits analogues le consternait. Heureusement, comme l’avait signifié son interlocuteur, Poop bénéficiait de la prescription, mais il avait beau faire, il éprouvait une sourde terreur en suivant M. Hertz à travers les couloirs violemment éclairés du commissariat. La façon dont le fonctionnaire venait de parler ne laissait aucun doute sur sa disposition d’esprit. S’il n’avait tenu qu’à cet homme, il se serait moqué de toute espèce de ménagements à l’égard du vieillard et l’aurait vraisemblablement inculpé de meurtre par provocation. C’est à ce titre que serait poursuivi le Hollandais. Poop en frémit d’horreur. Il était pâle. Sa main lui causait une souffrance dont il arrivait à peine, en se mordant la langue, à réprimer la manifestation extérieure. Cette souffrance ne tarda pas à devenir intolérable. Cependant Poop luttait contre elle et s’efforçait de n’en rien laisser voir. Son attention était anxieusement concentrée sur la nuque puissante et les larges épaules de l’homme qui le précédait. M. Hertz marchait à grands pas, foulant sans bruit le revêtement de caoutchouc qui recouvrait, comme dans une clinique, le plancher des couloirs. Le vieillard n’y comprenait rien: l’impression qu’il éprouvait au contact élastique du tapis, éveillait en son cerveau troublé le souvenir d’une promenade, elle aussi silencieuse, il ne savait plus où. Peut- être était-ce le long de la mer, sur le chemin de Koiswek, mais cette promenade, Poop l’avait faite ensuite si souvent au cours d’un rêve que la notion de l’irréel l’emportait. Les événements de la journée s’étaient succédé avec une intensité si bizarre que, jusqu’à une certaine minute, le vieil homme se les rappelait dans leur ordre rigoureux, Néanmoins à partir de cette minute précise, ils avaient été si brusquement refoulés en lui qu’ils avaient perdu tout semblant d’équilibre. La réflexion du directeur de la police sur le suicide de Rachel et de Mina avait profondément modifié l’apparence des choses. Poop en était conscient. Toutefois une si morne, une si pénible confusion s’était emparée de son esprit qu’il la laissait agir selon son seul caprice, l’envahir et le déborder. M. Hertz s’arrêta. -Vous ne devrez, lui recommanda-t-il, prendre la parole que si je vous questionne. Il sonna à une porte cloutée, munie de barres de fer. La porte s’ouvrit. Un policier la referma sur les deux hommes: elle était matelassée à l’intérieur, de même que les parois d’une petite pièce étroite au plafond bas. Poop entendit le directeur l’engager à se débarrasser de son chapeau et de sa pèlerine. Il obéit automatiquement, puis, toujours sur les pas de son guide, il pénétra dans une seconde pièce assez vaste où il aperçut Feempje assis contre un mur nu, pétillant de blancheur. Une ampoule électrique pendant au bout d’un fil: c’était la seule lumière. Elle éclairait d’aplomb une table de bois noir derrière laquelle M. Hertz prit place en faisant signe au vieil homme de s’installer non loin de lui, sur un banc, vis-à-vis de Feempje qui paraissait la proie d’un complet abrutissement. -Eh bien: où en sommes-nous? interrogea le fonctionnaire en consultant du regard deux individus en civil debout près de la table. Le premier déclara: -Il prétend qu’il n’est pas coupable. Feempje leva la tête d’un air maussade et attendit. La présence de Poop ne semblait nullement le surprendre. Il s’était contenté, en l’apercevant, de hausser les épaules. Le second homme dit, lentement: -D’après lui, la fille Blietterdoff était neurasthénique; il ne l’a pas poussée à se tuer. Il lui avait donné une chambre où il ne se rendait jamais. -Non, jamais! grogna Feempje. -Flossie Blietterdoff était pourtant votre maîtresse, riposta le directeur; elle vivait avec vous, chez vous, maritalement. Si j’en crois la cote 117 du dossier qui vous concerne, vous l’aviez engagée en qualité d’artiste le 8 décembre, voilà deux ans. C’est exact? -Parfaitement. -Dans ces conditions, pouvez-vous m’expliquer pourquoi la fille Blietterdoff, qui partageait tout avec vous, jusqu’à votre propre lit, s’est pendue dans cette pièce où vous ne pénétriez pas? Vous vous étiez donc séparés? Depuis quand? -J’avais cédé cette pièce à Flossie, répliqua Feempje très vite, comme si cette question n’offrait nul intérêt. Aucun rapport n’existait plus entre nous. Elle en bas, moi en haut. -En haut, la meilleure chambre? Le Hollandais ne cilla pas. Il conserva ses yeux fixement attachés sur ceux de M. Hertz. Celui-ci continua: -Et dans cette chambre du bas, obscure, sans aération d’aucune sorte... Frappé par ces paroles, Poop jeta un regard autour de lui et s’aperçut que le local où se déroulait cette scène ne possédait pas, non plus, d’ouverture. En dépit de ses dimensions, on se fût cru dans un caveau. Cela fit impression sur Poop. Il se remit à suivre l’interrogatoire. Feempje tout à coup se récria: -Comment! Ça... par exemple! Moi, je séquestrais Flossie? Mais c’est faux! Archi-faux! Elle était libre, Flossie. La preuve... Il se tourna vers Poop. -Monsieur peut la fournir la preuve! Flossie, un soir est sortie devant lui... -Taisez-vous! -Voyons, monsieur le commissaire, vous m’accusez, je me défends. Je n’ai jamais séquestré qui que ce soit. Pas plus cette femme qu’une autre! Si elle logeait sous mon toit, c’est que je ne pouvais pas, en vertu des règlements, la renvoyer. Je l’aurais mise à la porte, je n’en avais pas le droit. Alors? Le fonctionnaire, compulsant le dossier étalé sur la table, ne parut pas le moins du monde ébranlé par cette explication. -J’ai sous les yeux, rétorqua-t-il, une note, page 43, concernant les sévices que vous infligiez à votre malheureuse compagne: «Il la frappait à coups de pied dans le ventre. Flossie s’en est plainte souvent. Comme elle était enceinte...» Feempje eut un ricanement. -Hé, hé! sans vous manquer de respect, monsieur le commissaire, vous ne pourriez pas m’indiquer le nom de la personne à qui s’est plainte Flossie? Ça ne tient pas debout, ces boniments... Dans le ventre! Frapper une femme au ventre! Poop fit semblant de ne plus s’intéresser au débat de crainte que M. Hertz n’eût recours à son témoignage. Il savait que Feempje mentait. Koetge lui avait rapporté plusieurs fois de quelle manière le Hollandais brutalisait sa maîtresse. Le vieillard se pencha vers sa main blessée qui reposait sur ses genoux comme un paquet qu’on lui aurait donné en garde et l’examina pensivement. -«Comme elle était enceinte, reprit le fonctionnaire après avoir laissé Feempje l’interrompre, les coups qu’il lui donnait provoquaient des vomissements, des pertes, des hémorragies... Il n’y avait pas de feu dans la chambre...» -Il y avait un brasero! -Vous êtes stupide, affirma froidement M. Hertz. N’insistez pas. Si l’on avait un jour allumé l’appareil, l’oxyde de carbone qu’il dégage n’aurait pas trouvé d’issue. Feempje comprit qu’il s’égarait. -Ah! là là! maugréa-t-il. Je l’ai pourtant allumé. Flossie n’en est pas morte. -Elle serait morte, pardon, fit observer le commissaire, à condition que vous eussiez, comme vous osez... À cet instant, Poop observa que la chaise sur laquelle s’agitait Feempje était boiteuse et qu’à chaque mouvement elle basculait. Cette oscillation énervait le gros homme qui, tout en ripostant, pensait à garder l’équilibre et ne savait plus dès lors exactement ce qu’il avançait. Ce vieux «truc» de police favorisait la tâche de M. Hertz. -Allons, proposa-t-il d’un air serein qui contrastait singulièrement avec l’exaltation de Feempje, convenez que si vous n’avez point effectivement aidé la fille Blietterdoff à se pendre, vous y avez moralement contribué. -Non, hurla Feempje, en se dressant. Mais non... je n’ai pris aucune part à ce suicide... aucune... ce n’est... -Assis, prononça le commissaire. Un des deux aides qui l’assistaient, s’approcha du tenancier. Aussitôt, celui-ci se laissa retomber sur la chaise. Il était baigné de sueur. Une expression de terreur passa dans ses yeux. -Ne me touchez pas! balbutia-t-il. En même temps, il voulut empêcher son siège de remuer mais il n’y parvint point: son visage s’altéra. Ses traits se contractèrent et, brusquement, en proie à une détresse d’enfant, il leva son moignon afin de se protéger. -Vous pouvez le constater, dit alors, d’un air goguenard, le directeur. La manière douce suffit. Il se leva, alluma une cigarette. Poop ne répondit pas. Ses regards allaient du fonctionnaire à Feempje qui, s’épongeant le front, soupirait d’une voix faible, entrecoupée. Il pensait qu’à la place du cabaretier, il n’aurait plus eu le courage de tenir tête à M. Hertz. L’allusion qu’avait faite ce dernier à ce qu’il appelait à la «manière douce» emplissait le vieillard d’effroi. Il se dit que le commissaire allait insister sur cette manière, qui paraissait terrifier le Hollandais. Pourtant le policier se ravisa. Il fit signe au gros homme de s’approcher de la table et lorsque Feempje eut obéi, il lui tendit plusieurs feuillets qui constituaient les charges de l’accusation et ordonna: -Lis tranquillement ce texte. Puis tu signeras en bas sous la formule: Je reconnais avoir eu connaissance... -Je ne signerai pas, répondit Feempje. -Tu aurais tort. Le tenancier prit un ton larmoyant. -Enfin, balbutia-t-il (les feuilles de papier qu’il tenait à la main tremblaient). Monsieur le commissaire, que me veut-on? Je n’ai rien fait de mal... je n’ai pas obligé Flossie à se tuer... C’est horrible!... -Lis et signe! -On m’a battu pour que j’avoue, gémit le malheureux. Je ne peux pas avouer... je ne... -Qui t’a battu? Feempje aspira péniblement une bouffée d’air et promena autour de lui des regards effarés. Les papiers qu’il lâcha tombèrent. Il fit mine de se pencher pour les saisir au vol, mais il recula tout à coup dans un angle de la pièce et répondit avec effroi: -Non... non... Personne... -À la bonne heure! approuva le commissaire. Cependant, les deux aides se dirigèrent vers Feempje, le ramenèrent sans brutalité près de la table et M. Hertz, qui avait ramassé lui-même l’acte d’accusation, le tendit une seconde fois au cabaretier. Celui-ci refusa de le prendre. -Tant pis pour toi, dit le directeur. Il frappa sur la table. Poop tressaillit et se leva vivement comme si son tour était venu de prendre la place de Feempje. Un policier parut. M. Hertz ordonna: -Faites entrer le témoin. Poop stupéfait exécuta craintivement une volte-face et reconnut Edgar qui, très digne, s’avançait. -Ah! Fumier! Pourriture! clama Feempje. C’est donc toi? Il voulut se précipiter sur le pianiste, mais il s’arrêta et jeta un cri de douleur. -Reste tranquille! murmura l’aide qui lui avait tordu le bras, vigoureusement, par derrière. Edgar salua M. Hertz. -Maintenez-vous votre déposition? débita d’une voix nette ce dernier. C’est-à- dire, reconnaissez-vous en le sieur Feempje, propriétaire du Montparnasse, l’individu qui, en usant de mauvais traitements et de séquestration, a conduit la fille Blietterdoff à se donner la mort, dans la pièce occupée par elle rue des Bouchers, chez ledit Feempje, ici présent? -Oui! répondit Edgar. -Tu mens! Tu sais que tu mens! beugla le cabaretier. Une seconde torsion du bras, plus sévère, lui arracha un hurlement. M. Hertz n’en parut point ému. Il abandonna son cigare, en alluma un autre, puis, aussi calme que s’il se fût adressé à un maître d’hôtel pour le prier d’enlever un cendrier, il dit aux aides: -C’est bien. Allez! -Mais il n’a pas signé, fit observer l’un des deux hommes. -Oh! il signera... J’en suis certain, affirma le directeur. Il a compris... N’est-ce pas? ajouta-t-il en souriant à Feempje. Tu ne peux pas refuser? Feempje détourna la tête: de grosses larmes roulaient sur ses joues. XVI Ce même soir, vers minuit, au moment que l’India -cargo mixte pour Rotterdam - levait l’ancre, un petit homme à barbe grise, muni d’une valise, ainsi que des divers papiers strictement exigés par la police et par la Commission d’Hygiène, se présentait à la coupée. L’homme monta sur le pont et assista à la manoeuvre. Une femme l’avait accompagné. C’était une créature encore jeune, grossièrement maquillée, telle qu’on en voit dans tous les ports et qui portait un manteau de drap clair, une écharpe, un chapeau de cuir. Elle avait attendu longtemps, devant la porte d’un des miteux hôtels du quai, sous la pluie, que le voyageur avec qui elle était arrivée descendît de sa chambre. Bien que celui-ci tout d’abord ne voulût point y consentir, elle lui avait arraché sa valise des doigts, car il était blessé à la main droite et paraissait exténué. Le couple s’était ensuite acheminé vers l’India dont la coque piquée de feux et les ponts éclairés rayonnaient, à travers la nuit, comme une vaste usine électrique. Le vent rabattait sur la mer la fumée du bateau: un vent froid, qui soufflait par rafales. La ville dormait. Le long des bâtiments fermés, réservés aux compagnies de navigation, le dernier tram s’était perdu dans la nuit, avec son étoile mauve grésillant en haut du trolley. La femme avait longuement regardé disparaître le véhicule tandis qu’elle stationnait à la porte de l’hôtel, sous la lueur blafarde et vacillante d’un globe de verre blanc dépoli, dont le papillon de gaz se débattait. Un moment, on aurait pu croire que cette femme allait faire signe au wattman et elle avait déjà levé la main, quand elle la laissa retomber tout à coup en renonçant à son projet. À la vue du vieillard, elle s’était précipitée vers lui, mais, après l’avoir débarrassé de sa valise, elle n’avait plus eu l’air de savoir où aller. C’était l’homme qui avait indiqué la direction du bureau des départs. Ils avaient échangé quelques vagues paroles sans suite que le vent emportait et chassait, avec l’âcre fumée alourdie d’escarbilles qui se dégageait du navire. Puis une conversation avait eu lieu entre ces deux individus près du guichet de la douane. -Veux-tu que je parte avec toi? s’était brusquement écrié la femme d’une voix aiguë et sarcastique. Elle avait posé la valise par terre sur le pavé. L’homme s’était tristement contenté de sourire. -J’ai les bijoux, avait repris la fille de la même voix perçante. Je peux te les rendre. -Non. Garde-les. -Dis-moi, s’était-elle alors informée, mais plus bas; où les as-tu volés? J’aimerais savoir... -Ils appartenaient à une femme. -Quelle femme? -Une amie qui s’est tuée, jadis... quand j’étais jeune. En prononçant ces mots, le vieillard avait ramassé la valise: elle n’était pas lourde. Toutefois, il poussa un gémissement. -Tu as mal? dit alors sa compagne. C’est le seul souvenir de moi que tu emportes. Je n’aurais pas pourtant voulu qu’il fût le seul. Tu dois me pardonner. -Geisha, murmura l’homme, mon tort est d’être retourné te voir et d’avoir essayé de te changer de toi-même. Tu n’es pas responsable! Il ajouta sur un ton de défi: -Je savais que Soter était là. La fille baissa les yeux. -Allons! Adieu! conclut Poop. Il la quitta. Sur l’eau sinistre tressaillaient les lumières des pylônes. Des feux rouges, des feux verts circulaient dans un halètement de moteurs, de cris, d’ordres rauques, de commandements. Poop ne les voyait point. Il regardait Geisha qui attendait, en bas, le départ du bateau. Il ne semblait pas éprouver de chagrin à se séparer d’elle et cependant des liens puissants et invisibles étaient tendus entre eux, prêts à se rompre, comme les filins qu’à bâbord de l’India, vers la passe, des remorqueurs étiraient maintenant davantage, à chaque tour d’hélice, dans un bouillonnement confus d’écume et de reflets. Source: http://www.poesies.net