Ténèbre. (1935) Par Francis Carco. (1886-1958) A François De Tessan. TABLE DES MATIERES. I Cinq Ans Après. II Le 16 Novembre. III Hélène. IV Impasse Ronsin. V Complications. VI Les Deux Amis. VII Le Double. I Cinq Ans Après. Depuis une heure qu’elle guettait derrière la porte afin d’ouvrir, Hélène ne savait plus que croire. La nuit entière s’était passée dans cette attente. La malheureuse n’avait pas fermé l’oeil un instant et maintenant, chaussée, tout habillée, elle tournait entre les murs du vestibule orné de masques, de faïences chinoises, de sabres à fourreau et à poignée d’ivoire ou bien, gagnée par une angoisse trop forte, elle sentait le plancher se dérober sous ses pas et devait tristement alors s’asseoir sur le coffre à panneaux Renaissance autrefois ramené de Bretagne et que tout le monde dans la famille savait faux. Le dessus de ce coffre était garni d’un velours rouge râpé, retenu au bois noir par des clous oxydés à tête ronde. Il ressemblait à ces meubles qu’on trouve chez certains dentistes ou docteurs de quartier qui pensent produire sur leur clientèle une puissante impression. Or Maurice Marrières n’exerçait aucune de ces deux professions. Tandis que sa femme s’occupait de courtages d’assurances dans la compagnie que dirigeait André Sorbier, il négociait des autos, neuves ou d’occasion, mais son goût le portait à s’entourer d’objets rares, surprenants, grimaçants -presque étranges -ainsi qu’en témoignaient les deux vitrines de la salle à manger et, dans son cabinet, les étagères de la bibliothèque encombrées de poteries, d’animaux et de personnages archaïques, en terre brute, de la dynastie Han. Ces pièces constituaient la partie de ce que ses beaux-frères, Jacques et Adrien Bazanges, appelaient avec une nuance d’ironie, la «collection». On avait relégué, dans l’entrée, les achats du début, alors que, sans grande compétence, Maurice s’était maintes fois laissé tenter par le prix modique d’un bibelot plus que par sa valeur. Ce temps remontait aux années d’avant guerre qui précédaient l’époque de son mariage avec Hélène. Celle-ci était alors presque une enfant. Puis la guerre avait pris fin et M. Bazanges père avait un beau jour invité à dîner Marrières qui venait de lui faire acheter une voiture américaine dans de telles conditions que le vendeur méritait de ne plus être exclusivement traité comme un marchand. -Mon Dieu! mon Dieu! gémit Hélène. Elle évoqua sa première rencontre avec Maurice, se rappela l’effet qu’il avait instantanément produit sur elle et se demanda s’il rentrerait bientôt. La peur qu’il eût décidé de descendre à l’hôtel l’affola. Hélène crut que ses forces allaient la trahir. Elle appuya la tête contre la cloison, ferma les yeux et demeura ainsi plusieurs minutes. Pourtant André Sorbier, l’ami qui était allé le chercher en voiture, aurait téléphoné si Maurice au dernier moment s’était refusé à regagner son domicile. Sorbier était un garçon sûr, honnête, de bon conseil; il avait jadis bien essayé de devenir l’amant d’Hélène mais celle-ci avait manoeuvré assez habilement pour conserver son amitié. «-Non, se dit-elle. En admettant que Maurice ait eu cette idée, André ne l’aurait pas laissé faire. Pauvre André!» Entre elle et lui, rien ne subsistait des tentatives qu’il avait multipliées pour la séduire. Cependant il savait que Maurice possédait une maîtresse mais, par délicatesse, il ne s’était jamais permis la plus vague allusion. La liaison de Maurice était pourtant connue: elle avait duré près d’un an. Puis il en avait eu une seconde jusqu’à ce que la jeune femme se fût consolée de cet abandon, en sortant à peu près chaque soir avec une ancienne amie de pension que son mari menait partout. Hélène avait d’abord pensé, naïvement, qu’elle donnerait à réfléchir à Maurice par cette nouvelle manière de vivre, mais il ne s’en était point soucié. Au fond, c’était sa faute si tout ce qui avait ensuite eu lieu s’était produit. Ils n’avaient pas d’enfants. Ils menaient, aussitôt réunis, une existence banale, hostile, abominable qui leur pesait comme un fardeau. Hélène n’en voulait point à Maurice de la tromper: elle avait beaucoup plus souffert dans sa vanité de femme que dans ses sens. Longtemps, elle avait cru ne rien avoir d’une amoureuse. Elle pensait être plutôt une mère manquée, une créature qui attendait de la vie des joies paisibles, bourgeoises. Mais un beau jour, sans même s’en rendre compte, elle avait subi une brusque transformation. Car Hélène pouvait plaire: elle ne l’ignorait point. Dans les boîtes où le mari de son amie la conduisait après le spectacle, des voisins de table l’invitaient à danser. Elle ne dansait pas mal et s’animait parfois soudain entre les bras d’un homme qui croyant l’avoir troublée lui demandait pour le lendemain rendez-vous. Blonde, tirant sur le roux, les yeux à la fois clairs et profonds, timide, hésitante, elle se parait d’un charme discret dont la réserve cédait d’ailleurs assez vite pour laisser apparaître sa véritable nature. Alors Hélène n’eût pas été loin de perdre la tête, mais la peur qu’elle avait de se trouver si différente de la femme qu’elle pensait être, l’aidait à se ressaisir. À trente-deux ans, elle n’avait encore été la maîtresse de personne et lorsque son amie Fabienne l’interrogeait sur certains de ces détails précis, qui forment le fond de la plupart des confidences féminines, elle rougissait sottement puis avouait son ignorance. -Pourquoi danses-tu? ripostait Fabienne. Moi, je devine toujours quand un homme va me plaire. -Et ensuite? Fabienne la regardait d’un air d’écrasante supériorité, laissait entendre un petit rire et changeait de conversation. Néanmoins, c’est un soir qu’elles étaient ensemble que Roger, le mari de Fabienne, leur présenta un jeune peintre et, littéralement, Fabienne l’accapara. Il habitait rue de Vaugirard, au fond de l’impasse Ronsin, un atelier dans une vague cité d’artistes. Grand, blond, musclé, hâlé, sportif, Georges Bardou n’était point un sentimental. Son art lui ressemblait: il respirait la hâte physique, brutale, la vigueur, la fougue. -Georges! prononça rêveusement Hélène. En entendant sa propre voix, elle eut comme la sensation d’un vide qui se creusait au-dessous d’elle et se tut, effrayée, se passa douloureusement la main sur le visage. Qu’est-ce qui l’avait prise d’articuler ce nom? C’était horrible. Elle voulut se lever du coffre et fut obligée avant d’y parvenir de s’appuyer longuement au mur. Mais l’impression du vide ne se dissipait pas: elle s’aggravait d’un morne et grandissant vertige. -Mon Dieu! Mon Dieu! répéta-t-elle... il ne faut pas... Je ne veux pas. Non. Plus jamais. Jamais. Si Maurice me voit ainsi... S’il comprend que... À cet instant, en bas, le bruit sourd de la grille de l’ascenseur que quelqu’un venait de rabattre, avant de mettre le mécanisme en marche, l’atteignit tel un coup dans le ventre. Elle porta les mains à son ventre, cessa de respirer. Le glissement, sur les montants huilés, de la cage de fer, s’éleva comme une voix prisonnière et emplit la jeune femme d’un atroce, d’un monstrueux effroi. Cette voix gagnait l’immeuble, le pénétrait de sa vibration chantante et prolongée que des craquements, à chaque étage, rendaient plus redoutable. Hélène alla jusqu’à la porte et se tint prête. Une sueur d’angoisse la couvrait tout entière. Comment ouvrirait-elle? Comment accueillerait-elle Maurice? Dans quel état le verrait-elle apparaître? Mais l’ascenseur passa le palier. Hélène l’entendit s’arrêter au quatrième puis redescendre. Hébétée, les genoux se dérobant sous elle, la malheureuse rassembla comme elle put ses forces et se dirigea vers l’office. Yvonne! appela-t-elle très haut ainsi qu’on crie au secours la nuit, veux-tu me dire l’heure? Yvonne surgit dans le couloir; elle aussi était habillée et chaussée. Elle avait même cet air digne, légèrement revêche qu’elle arborait quelques années auparavant, à l’époque où la situation de fortune des Marrières, que n’avait point encore touchée le krach des valeurs bancaires, leur permettait de donner des réceptions, de grands dîners. Petite, robuste, active, elle correspondait en tous points au type de la vieille servante, bougon mais économe, tyrannique mais dévouée qu’on trouve encore dans certaines familles qu’elles gouvernent à leur gré. Yvonne néanmoins offrait une particularité qui consistait en un duvet très apparent dont sa lèvre supérieure et son menton étaient ombrés. Aussi les frères d’Hélène qu’elle avait élevés l’appelaient-ils Moustache sans que l’excellente femme se fût jamais plainte, une fois, de ce sobriquet. -Eh bien! quelle heure? répéta sèchement Hélène. -Mais c’est la demie. -Comment? -Passée de cinq, oui, Madame, précisa Moustache. Monsieur n’est pas là? Dites donc, il se fait désirer. -Garde tes réflexions pour toi. -Bah! c’est comme tous les hommes! Pourtant, continua la domestique avec un fort accent aveyronnais, j’admets que Madame s’énerve. À sa place, je ne sais pas si... Mais tout de même, Madame n’a qu’à penser que Monsieur est sûrement trop heureux de retrouver son chez soi pour se mettre en retard. C’est là-bas qu’on l’aura retenu! Madame est bien sûre que c’était aujourd’hui? Dédaignant de répondre, Hélène rebroussa chemin et Moustache, enhardie par le désarroi de sa maîtresse, s’apprêtait à la suivre. -Non, reste chez toi et n’en sors pas surtout! intima cette dernière. Je tiens à être seule. -Ah! bon. -Cela vaut mieux, expliqua posément Hélène qui voulut corriger par une intonation moins dure ce que son refus pouvait offrir de désobligeant. Allons!... tu m’as comprise? Moustache, en bougonnant, regagna la cuisine et s’y enferma d’un double tour de clef pour montrer sa mauvaise humeur. -Cette fille! soupira Hélène découragée. La ficher une bonne fois dehors. C’est tout ce qu’elle mérite! Je suis trop bonne... trop faible... A-t-on idée!... Mais elle n’y songeait plus déjà. L’image de Maurice dans l’ascenseur, d’un Maurice qu’elle reconnaîtrait à peine, hautain, crispé, désagréable, s’empara violemment de son esprit et elle prêta l’oreille de crainte de n’avoir point perçu, durant les propos échangés avec Yvonne, le heurt massif de la grille de fer et l’ébranlement de l’appareil... Non... Tout demeurait calme dans la maison. Tout reposait encore. À pareille heure, le concierge ne procédait pas encore au nettoyage de l’escalier. Il ne commençait guère son travail avant sept heures et demie. Mais, peut-être, ce matin, prévenu par Yvonne du retour de «Monsieur», le guettait-il derrière la glace de sa loge, en feignant de lire un journal. -Dehors! dehors!... La ficher dehors... la renvoyer, se promit intérieurement Hélène pour écarter toute espèce de pensée qui aurait pu la détourner de Maurice. Sa résolution était prise et, cependant, à mesure que l’heure avançait, le repos escompté ne se manifestait pas. Elle avait beau se dire que l’instant approchait où son mari franchirait le seuil de l’appartement, elle n’était sûre de rien. La dernière fois qu’elle l’avait vu, Maurice s’était engagé à revenir: il l’avait juré et, franchement, on ne pouvait douter qu’il fût sincère. Hélène conservait de ce récent entretien un sentiment d’espoir, de sécurité et elle s’y était raccrochée jusqu’à présent avec une ferveur croissante, une exaltation à quoi elle ne voulait point renoncer. -Oui, s’il ne rentre pas, plutôt mourir, se disait-elle debout près de la porte. Plutôt en finir tout à fait. Elle s’était forgé de la mort une conception puérile et dogmatique. Le mot l’avait autrefois effrayée et elle en gardait toujours un peu de peur, mais elle était passée depuis par un tel drame qu’elle ne voyait plus dans l’au-delà qu’une certitude profonde, absolue, de repos. Il s’associait aussi, à l’image de ce repos obscur, souterrain, sans limites, l’image de Georges. Or Georges avait été le contraire de cela: Il aimait la vie, il la faisait tellement chérir qu’Hélène en se le rappelant, éprouvait une tristesse, une détresse affreuses. Il ne fallait point qu’elle pensât à Georges. Ce n’était ni le jour, ni l’endroit. Et pourtant, en dépit d’elle-même, de l’effort qu’elle accomplissait et dans lequel il entrait une sorte de désaveu, de trahison posthume, la malheureuse ne pouvait séparer la pensée de la mort en général de la disparition de ce grand garçon blond, hardi, plein de lumière et de jeunesse, qu’elle avait adoré. -Madame, dit alors en entrebâillant la porte de l’office la voix rude de Moustache. Le téléphone!... Madame n’entend pas? -Ah! si... j’y vais! répondit aussitôt Hélène qui se hâta de décrocher le récepteur de la salle à manger. Allô!... Eh bien!... Allô!... J’écoute... Qui demandez-vous? s’informa-t-elle en refoulant une subite envie de pleurer. Quoi?... Galvani 10-45? Mais ce n’est pas ici! Elle raccrocha et s’essuya les yeux puis, se laissant tomber sur une chaise, près de la desserte, tenta de découvrir la raison de ces larmes. Redoutait-elle qu’André l’eût appelée afin de l’entretenir des intentions de Maurice? Elle admit le motif pour éviter de s’y arrêter davantage, mais ce subterfuge ne la calma point et, de nouveau, elle fondit en pleurs. Les sanglots l’étouffaient. En même temps, la malheureuse se demandait comment elle n’avait point entendu la sonnerie du téléphone et, portant machinalement son regard sur la glace, vit ses paupières gonflées, ses traits défaits, sa bouche tirée, tordue, flétrie. C’était elle, cette lamentable créature? Hélène eut honte; elle courut jusqu’à son cabinet de toilette, se passa de l’eau froide sur le visage, se mit un soupçon de rouge, un peu de poudre, revint sur ses pas avec des allures d’automate, traversa la salle à manger... Tout à coup, au moment d’arriver au vestibule, elle perçut le bruit d’une clef que l’on tournait dans la serrure et, se sentant saisie d’un horrible tremblement, voulut se précipiter vers la porte. Hélène n’en eut pas le temps. Maurice, poussant le battant, parut, son chapeau légèrement en arrière, tenant à la main la petite valise de cuir qu’il emportait d’habitude en voyage et qui contenait du linge, divers papiers. Il aperçut sa femme qui s’avançait à sa rencontre et, soudain, avant d’avoir pu s’expliquer la cause de sa pâleur et de sa démarche chancelante, il comprit qu’elle allait tomber. -Hélène! Eh bien! cria Maurice, qu’est-ce que tu as? Elle n’eut pas la force de répondre, mais voulut cependant le rassurer en tentant de sourire et s’évanouit. Au bruit que fit sa chute et à l’exclamation de Maurice, Yvonne accourut. -Tiens! constata Maurice d’une voix brève, toujours là, Moustache? -Bien sûr que je suis là! Parfaitement! Plaignez-vous!... répliqua la vieille, flattée. (Elle aimait qu’on lui parlât familièrement, ce qui lui permettait de répondre sur le même ton.) Oui, toujours... Dans l’état que se trouvait Madame, je n’allais pas l’abandonner... peut-être? Maurice haussa les épaules, déposa sa valise. -La pauvre! s’exclama Moustache en empoignant sa patronne. Espérez voir. On va la porter nous deux sur son lit... C’est le mauvais sang qu’elle s’est fait à attendre... Elle dormait plus... Elle vivait plus... Aussi, ça devait arriver... Ben... allons-y! Monsieur n’a qu’à l’attraper par les jambes! Monsieur la tient? -Oui. -Alors... Bon!... Dans sa chambre. -Doucement, recommanda Maurice qui écarta du pied la chaise sur laquelle un instant plus tôt Hélène s’était assise. -Ça va! grogna Moustache. Ne vous inquiétez pas... Allez toujours... Heureusement, elle ne pèse guère! -Hélène! appela Maurice lorsque la jeune femme eût été, avec précaution, étendue sur la couverture. Comment te sens-tu? Réponds! Yvonne, qui était passée dans le cabinet de toilette, reparut, munie d’un flacon d’eau de Cologne et d’un gant de crin. -Minute! décréta-t-elle en repoussant Maurice. Laissez que je lui fasse une friction. C’est préférable à vos paroles... Vous entendez?... Le mieux à faire est d’y tenir sous le nez la bouteille... qu’elle respire! Là, comme ça... Et, retroussant la jupe de la malade, elle se mit à lui masser les jambes énergiquement, après les avoir aspergées d’alcool. Debout contre le lit, obéissant machinalement aux injonctions de Moustache, Maurice réfléchissait. Il n’éprouvait pas une trop grosse surprise de l’incident. Néanmoins, à se retrouver dans cette pièce, parmi les meubles qui occupaient la place qu’Hélène leur avait, dès les premières années de son mariage, irrévocablement assignée, il se sentait troublé, un peu gêné. Son portrait encadré sur la table de nuit, près d’une petite lampe voilée, d’un abat-jour de soie, lui parut même jouir d’un privilège immérité. Qu’est-ce que sa photo faisait là? Maurice était sur le point de l’enlever ou de la reculer légèrement derrière la lampe, quand Hélène, soulevant les paupières, soupira: -Merci. -Chérie, dit aussitôt Maurice qui se pencha sur elle, tu n’as pas mal? Elle attacha son regard sur le sien, sans avoir l’air de comprendre puis, lui saisissant la main, elle murmura plaintivement: -Si... j’ai mal. -Ne parle pas... Ne pense à rien, supplia-t-il. Maintenant, je suis avec toi... près de toi... -Maurice! Un sourire douloureux éclaira le doux visage pâli, mais disparut avant de se fixer. Hélène ferma les yeux. -Elle va dormir, crut devoir annoncer Moustache en adressant à son maître un signe d’intelligence. Hélène secoua la tête négativement. -Que si! lui enjoignit, comme à une enfant, la domestique. Y a pas à ne pas vouloir... Vous avez besoin de repos. -Écoute, ajouta Maurice d’un ton conciliant. Yvonne a raison. Tu es brisée de fatigue... Sois sage... Il faut que tu dormes... D’ailleurs, je resterai dans la chambre, à te veiller... Ne crains rien... Tu m’entends? Elle ouvrit largement les yeux et les garda fixés sur lui. Une expression d’angoisse, d’horreur, d’égarement y brillait avec une telle intensité qu’après un instant de silence, Maurice demanda: -Pourquoi ne veux-tu pas dormir? -Non, non, dit-elle en frissonnant. C’est impossible... Je ne pourrais pas... Sa main pressa la main de son mari et, soudain, de même que tout à l’heure au téléphone, elle fondit en larmes. Les pleurs ruisselaient sur sa figure mais elle n’avait plus, cette fois, la force de les essuyer; elle en sentait le sel et la brûlure lui dessécher la bouche. Elle gémit humblement: -Je suis affreuse, n’est-ce pas? Maurice lui tamponna les yeux à l’aide de son mouchoir et répondit: -Que vas-tu donc chercher!... Affreuse?... Tu me causes de la peine, voilà tout. -Si! si!... affreuse! s’obstina-t-elle à geindre. Je me suis vue... je suis horrible! -La contrariez pas, conclut Moustache. Quand elle a son idée... Maurice essaya de lui faire comprendre par un geste de s’éloigner, mais la vieille servante n’en tint aucun compte et resta près du lit. -Si tu savais, continua Hélène, comme j’ai lutté... comme il a fallu que je lutte... contre tous... Ils m’ont... -Je sais, interrompit Maurice. Mais, je t’en prie, ne parle pas... ne te fatigue pas davantage. Elle eut un mouvement de tout son être vers lui. Ses larmes redoublèrent et elle s’efforça de détourner la tête. -Veux-tu ne plus pleurer! insista son mari. Voyons... Moustache renchérit, l’air fâché: -Vous vous gâtez les yeux! -Tu entends? fit Maurice. Il l’aida à se soulever, lui glissa gauchement un oreiller dans le dos, s’assit à côté d’elle. -Yvonne, dit alors Hélène d’une voix entrecoupée. Yvonne, tu vas mener Monsieur dans sa chambre... tu lui serviras son... café. -Je n’ai pas faim, repartit tendrement Maurice en la pressant contre lui. Chérie, que veux-tu que j’aille faire dans ma chambre? Hélène lui coupa la parole. -Prépare un bain, poursuivit-elle en s’adressant à la domestique. Tout est prêt... J’ai garni les flacons. -Tu es folle! s’écria Maurice qui se leva et ordonna d’un geste à Moustache de se retirer. Je m’occuperai de mon bain plus tard, lorsque tu dormiras. Tu ne vas pas te tourmenter pour des détails pareils... C’est stupide. -Oh! Monsieur, proféra Yvonne bouleversée. Voyez... vous la chagrinez à plaisir. -Mais non! riposta-t-il en montrant la porte. Ça va comme ça... Filez! Hélène dit tout à coup: -Maurice, que tu es dur! -Qui, moi? Il s’arrêta, fronça les sourcils. Ce reproche l’étonnait. Il n’admettait d’ailleurs jamais aucun reproche. «Dur? se demanda-t-il. En quoi suis-je dur? C’est un peu fort! Moi?... Décidément elle exagère, elle déraisonne.» Les yeux fixement arrêtés sur les dessins bruns, bleus et rouges d’un tapis de Boukhara qui servait de descente de lit, Maurice se sentit ulcéré par ce qu’il considérait comme une injustice de la part d’Hélène. Il luttait intérieurement pour n’en rien laisser paraître; cependant, sa colère et sa déconvenue étaient si grandes qu’elles se lisaient sur sa physionomie. -Mon ami, murmura craintivement Hélène. Tu es fâché? Il dressa la tête et regarda sa femme. Son expression le trahissait. Il eut un geste las, accablé, revint lentement sur ses pas, en silence. -Tu ne veux pas me confier ta pensée? reprit avec la même intonation la malheureuse. -Bah! fit-il. Elle s’empara une nouvelle fois de sa main et la serra entre les siennes mais il feignit de ne point s’en apercevoir, se dégagea, puis étouffant un bâillement: -Tu me poses des questions auxquelles je préfère ne pas répondre. -Pourquoi? -Oui... oui. Enfin, dit Maurice qui demeura pensif et immobile. Hélène se garda d’insister. Elle savait que c’était le reproche qu’elle venait de lui signifier, qui avait provoqué chez Maurice ce subit revirement. Toutefois au lieu de reconnaître la maladresse dont elle avait fait preuve en lui parlant de sa dureté, elle découvrait dans l’attitude de son mari qu’il était incroyablement cruel envers elle et qu’il paraissait goûter un tortueux et malsain plaisir à la mortifier. Méritait-elle, un jour pareil, qu’il se comportât de la sorte! C’était à peine croyable. En admettant à la rigueur qu’elle eût eu le tort de ne pas refouler sa malencontreuse réflexion, Maurice aurait dû comprendre qu’elle n’était pas fautive. Elle avait tant souffert par lui que s’il n’avait point eu, précisément, le coeur si insensible, il aurait aussitôt admis que cette pauvre phrase lui avait échappé comme une plainte de bête meurtrie. Mais non. Il restait là, buté, le front barré d’une ride méchante, muet, lourd de rancune. Rien n’avait de pouvoir sur un pareil caractère. Son extrême susceptibilité, sa manie de toujours pousser hors des limites normales, les moindres sentiments, de les analyser, de les rendre méconnaissables, en faisaient un être odieux, impossible. On pouvait au premier abord le juger sympathique, capable d’un mouvement spontané, généreux; on se trompait. Il avait beau passer, dans les affaires, pour un garçon plein de ressources, d’allant et d’habileté, c’était en définitive un homme tout différent. Grand, élégant, soigné, l’oeil vif et le teint clair, il laissait, à quarante-neuf ans, l’impression d’avoir à peine atteint la quarantaine en dépit de ses tempes blanchissantes et du léger empâtement que présentait le bas de son visage. Oui, quarante ou quarante-deux ans tout au plus; même à présent, il ne paraissait pas avoir davantage... Néanmoins, son humeur s’était aigrie ou plutôt accusée. Cela se voyait. Il n’en était pas maître. Déjà, lorsqu’on lui tenait tête, pour une vétille, avant les événements qui l’avaient éloigné d’Hélène, il changeait de ton, s’emportait, et toisait son contradicteur avec mépris. Sa femme ne le savait que trop. Seulement, elle avait toujours imputé au surmenage dû aux difficultés de la vie, ces brusques sautes d’humeur, ces attitudes blessantes, désagréables, ces airs supérieurs ou narquois et même, elle en était venue, à force de s’effacer, à lui donner raison. Maurice, naturellement, avait profité de cette indulgence mais à présent il passait les bornes. -Écoute, dit-il soudain, daignant laisser tomber un regard sur sa femme. Peut-être as-tu besoin d’Yvonne? Hélène porta tristement la main droite à sa tempe afin de faire comprendre qu’elle se refusait à une scène; il n’en demanda pas moins: -Veux-tu que je la sonne? -Ça m’est égal, finit par répondre Hélène, résignée. Sonne-la si tu en as envie. -À moi aussi, ça m’est égal. Elle n’eut pas l’air d’entendre. -Pardon! rectifia Maurice d’une voix gouailleuse. C’est à cause de cette fille que tu t’es mise en cet état. Tu avoueras que c’est idiot... Et tu pleures... Naturellement! constata-t-il avec un accent de triomphe. Tu pleures... Toujours tes larmes, ta veulerie! -Je t’en conjure, gémit Hélène en se cachant la figure dans ses mains. Aie pitié! Tout à l’heure... quand tu m’as transportée sur le lit... tu as eu... j’ai pu le croire... une minute de compassion... Sois honnête... Ne t’acharne plus... Ne me fais plus souffrir. -Ah! par exemple! Et toi, tu t’es gênée, n’est-ce pas? rétorqua-t- il férocement. Tu m’as épargné, toi? Hein? Tu te rappelles?... mais rappelle-toi... Tu oublies vite. -Non, soupira Hélène. Je n’ai pas oublié... rien! -J’aime mieux ça... Elle chercha son mouchoir à tâtons sur la couverture, le découvrit en boule contre elle et le pétrit d’une main nerveuse. -Maurice, déclara-t-elle ensuite avec un sursaut d’énergie dont il ne l’aurait point jugée capable, nous n’allons pas parler de ça! Crois-moi. Ce serait trop horrible. -En effet. -Seulement, si c’est à... ça qu’un jour ou l’autre tu désires que nous en venions, explique-toi, en toute franchise. Je m’en irais. -C’est là ce que tu trouves? s’exclama-t-il en se mettant soudain à marcher à travers la chambre. Parfait... mes compliments! Hélène demeura silencieuse. Un rictus de colère et d’angoisse tordait la bouche de Maurice. -Réponds! cria-t-il en s’arrêtant. Allons! Parle. Raconte... Cette idée de partir, tu l’as depuis longtemps? -Je partirai si tu m’y forces. -Et après? Où irais-tu? Chez ta mère? Mais ta mère ne veut pas de toi, tu le sais bien. Quant à te réfugier dans le pavillon de ton frère à Enghien... Ne débite pas de sottises... Tu n’y resterais pas huit jours. -C’est possible. Elle préféra ne pas l’irriter davantage et se sécha les yeux. -Maurice, dit-elle cependant comme il l’examinait sans essayer de dissimuler son insupportable ironie, comprends-moi... mon intention n’est pas, elle n’a jamais été de quitter la maison. J’aurais pu réclamer le divorce... mais je ne l’ai pas fait. Ceci t’éclaire sur mes projets. Néanmoins, si nous devions nous heurter constamment l’un et l’autre, à ce... cette... chose... que... Elle baissa la voix, subitement effrayée à la pensée que ses paroles prenaient un sens et une portée contre lesquels elle n’aurait plus ensuite à revenir et murmura, très vite: -Dans ce cas seulement, je te prierais de me rendre ma liberté. Il y eut un silence. -Je suppose, acheva-t-elle, que tu ne me la refuserais pas. -Non, dit Maurice qui devint grave. Tu as raison. S’il fallait nous déchirer à chaque instant, pour ce... cette chose, comme tu la nommes, mieux vaudrait rompre. Mais, reprit-il après une seconde de réflexion, pourquoi ne pas envisager l’avenir sous un jour moins pénible? N’en as-tu pas envie autant que moi? Tu vas... tu parles... À t’écouter, on pourrait croire... -Je n’ai pas commencé, allégua simplement Hélène. Maurice demeura court et, se rapprochant lentement de sa femme, hocha la tête d’un air contrit. Hélène n’y prit pas garde et se leva du lit puis lorsqu’ils furent enfin tous les deux face à face, elle déclara: -Quoi qu’il arrive, Maurice... tu me connais, je suis trop fière pour te... -Mais tais-toi! Tais-toi donc! commanda-t-il. Nous n’en sommes pas là, j’espère. Si réellement je t’ai peinée... -Non, c’est moi, j’ai eu tort! protesta violemment Hélène dont les yeux étincelèrent. J’ai eu tort. Je n’aurais pas dû te parler si sèchement, si maladroitement... D’ailleurs, continua-t-elle en s’exaltant, Maurice, je te demande pardon... Pardon pour tout. C’est ma faute. Tout est ma faute. C’est moi qu’on aurait dû punir à ta place... moi seule... Ce qui a eu lieu est terrible... Tu m’entends? Laisse-moi tout te dire, tout t’expliquer... J’ai honte. Je veux que tu comprennes... Elle tenta de l’attirer entre ses bras, de l’enlacer, mais il la repoussa, gagna rapidement sa chambre dont il ouvrit la porte pour la refermer, brutalement, derrière lui. Il y avait près de cinq ans que Maurice n’était rentré dans cette chambre et l’impression qu’il ressentit fut que ces cinq années ne comptaient pas, qu’elles n’avaient laissé aucune trace nulle part et qu’il se retrouvait chez lui, sans que rien eût en quoi que ce fût modifié ses habitudes. Il s’était avancé au milieu de la pièce. Il en prenait lentement possession du regard. La vue des meubles, des sièges, des dessins suspendus au mur, des tapis et des bibelots de Chine auxquels il tenait le plus, renforçait l’illusion. Un bouquet de roses était placé sur la cheminée contre un ancien portrait d’Hélène jeune fille, encadré d’une baguette plate de métal et, dans un second vase qui décorait, à droite de la fenêtre, une table basse encombrée de livres, des dahlias de couleur pourpre épanouissaient leurs pétales tuyautés non loin de la photographie de son frère Jean, mort à la guerre. Jean était le cadet de Maurice. Cette photo représentait le jeune soldat, debout, au milieu d’une tranchée, parmi ses camarades: l’épreuve avait été prise quelques semaines avant qu’il eût été tué dans cette même et boueuse tranchée d’Artois, à peu près à la place qu’il occupait. Maurice respectait la mémoire de son frère. Toutefois, tandis qu’il promenait les yeux sur chacun des objets situés autour de lui, il ne s’attarda pas d’une façon particulière à cette image. Il suffisait qu’elle fût là, qu’elle fît partie d’un décor et que ce décor, en tous points, correspondît exactement au souvenir qu’il en avait gardé. «Cinq ans! songea-t-il malgré lui. C’est vrai. Il y aura cinq ans le 16 novembre... un mercredi!» Maurice essaya d’effacer cette date de sa mémoire et pour y parvenir, il roula dans un angle un fauteuil puis il en approcha un autre de la fenêtre, rectifia l’alignement d’un des dessins qui avait toujours eu tendance à pencher du côté gauche et se reculant pour juger de l’ensemble se demanda d’où émanait l’apparence de froideur et presque d’hostilité qu’il découvrait à sa chambre. Il avait beau s’interroger, cette apparence ne se dissipait pas. Comme tous les lieux longtemps inhabités, la pièce conservait un aspect d’abandon que Maurice ne pouvait lui enlever. La première impression passée, la froideur, l’abandon qui régnaient entre les murs subsistaient, Maurice dut en convenir. -Naturellement! grommela-t-il. Mais il pensait à autre chose. Il pensait à ce mercredi 16 novembre dont il se rappelait les moindres événements. L’avant- veille de ce jour il était resté dans sa chambre, jusqu’au soir, en proie aux plus pénibles hésitations. Il avait lutté, résisté. Une sorte de folie, de fureur froide l’assaillait sans répit. Vers cinq heures, n’y tenant plus, il avait empoigné son pardessus et son chapeau, était descendu dans la rue, avait pris sa voiture. Hélène, dont il surveillait les sorties depuis leur retour de vacances, lui avait dit qu’elle était invitée au Ritz par Fabienne. Hélène mentait. Maurice savait qu’elle n’allait pas au Ritz: cependant, il l’avait laissée partir, persuadé qu’elle se rendait impasse Ronsin dans l’atelier de Georges. Comment ne se doutait-elle pas des soupçons que pouvait éveiller son attitude? Il fallait qu’elle fût aveuglée pas son peintre. Or lui, le mari, n’avait-il pas remarqué ses absences répétées, son air distrait, ses éternelles rêvasseries depuis qu’il avait eu l’inconcevable faiblesse de permettre que Georges Bardou fît le portrait d’Hélène? Quelques jours avant le Grand Prix, l’artiste avait terminé cette toile que Maurice avait été voir à une exposition. Et pour comble de sottise, il avait même signé au peintre un chèque de cinq mille francs. Prix de faveur. Oui, réellement, de faveur! C’était bien le moins. Ah! il s’était montré en vérité le plus accommodant et le plus stupide des hommes! Pourtant, le 16 novembre, il avait suivi sa femme en taxi jusqu’à la place Vendôme et l’avait vue entrer, bien entendu, au Ritz, mais pour en ressortir par la porte de la rue Cambon où, toujours en taxi, Maurice l’avait guettée. Il était sûr qu’Hélène se ferait conduire chez le peintre. En effet, peu après, elle descendait de voiture rue de Vaugirard, à l’angle de l’impasse célèbre où, quelque temps avant la guerre, les gens se rendaient en curieux afin de contempler la villa de Mme Steinheil. C’était à gauche, au fond de l’impasse, en face de cette villa tragique. Une venelle aux arceaux recouverts de vigne menait à une petite cité composée d’ateliers, de chalets, d’appentis, de pavillons construits avec des matériaux de l’Exposition de 1900. On poussait une grille rouillée et disloquée dont la fermeture consistait en un crochet de fil de fer qui pendait aux barreaux. Il y avait des arbres, du gravier, des moineaux, des pigeons, une horrible grosse chienne poussive et le long d’anciennes palissades, des bustes de plâtre aux nez et aux mentons cassés. Des moulages Renaissance ou égyptiens, un cadre gigantesque orné de têtes de morts, étaient fixés contre une façade où des bris de caisses et des rondins avaient servi à confectionner un banc. Au seuil de certains ateliers, des blocs de marbre, noircis par les intempéries, attendaient en plein air la morsure du ciseau ou plutôt la commande hypothétique en prévision de laquelle ils étaient là, depuis des mois, gisant dans un désordre de ruines ou de carrière abandonnée. L’ensemble tenait de Robinson et des fortifs au temps de leur démolition: partout régnait sur cette cité baroque une étrange torpeur qui contrastait avec l’animation de la rue proche et d’un immense garage dont on apercevait, entre les branches, la carcasse banale, symétrique, aux toits plats. Il ne faisait plus assez jour pour que Maurice pût distinguer les détails du décor, mais peu lui importait. Écartant rapidement la grille, il s’approcha de la loge du concierge, demanda son chemin. «Suivez l’allée... puis là-bas à main droite... tout au fond!» répondit le gardien qui, passant le bras par le guichet, désigna vaguement la direction. Il pouvait être cinq heures et demie. La nuit était tombée: une nuit d’automne qui sentait presque la campagne, le bois mouillé, la feuille morte, en plein Paris. Il pleuvait. Maurice fit d’abord plusieurs pas à tâtons, mais il s’habitua vite à l’obscurité que les feux du garage perçaient. Le crissement du gravier sous ses semelles lui révulsait les nerfs. Il avançait lentement. Çà et là, dans le silence et la pénombre, la présence furtive d’un chat qui s’enfuyait à son approche ou d’un rais de lumière filtrant sous une porte, peuplait la nuit d’une vie bizarre, confuse, presque irréelle. Maurice en subissait, malgré lui, l’angoissante impression, mais se conformant finalement à l’avis du concierge, il tourna sur sa droite et s’engagea dans une nouvelle allée, où il aperçut, tout, au fond, à travers des carreaux, une lumière. «Cette fois... J’y suis», se dit-il en pensant à Hélène et à Georges. Il prit alors cent précautions pour étouffer le bruit de ses pas, le rendre presque imperceptible et, comme un fantôme, il s’approcha de l’atelier. À cet instant, un air de phonographe s’éleva de derrière les carreaux. Maurice eut un mouvement de colère: c’était un air que sa femme faisait jouer à la maison et il le connaissait, il le reconnaissait: il aurait pu en répéter les paroles... Le malheureux se domina, mais des gouttes de sueur lui baignaient le front. Tirant de sa poche un briquet, il l’alluma pour vérifier, dans un suprême espoir peut-être de se tromper, que le nom inscrit sur une carte de visite clouée contre la porte, était celui du peintre. -Oh! chéri, change le disque! protesta la voix tendre d’Hélène. Maurice n’hésita plus. Il entra brusquement. -Tiens! mais c’est ton mari! s’exclama d’un ton cynique le jeune homme. Hélène jeta un cri et se recula au fond du lit en remontant le drap. -Vous auriez dû prévenir! dit Georges avec le même accent d’impertinence. Il était à moitié nu et tenait à la main une pelle de charbon dont il versait le contenu à l’intérieur du poêle. L’irruption de Maurice ne sembla point l’émouvoir. Il bourra tranquillement le foyer, replaça le couvercle de fonte sur l’appareil puis, se redressant, cueillit une cigarette dans une poche de son veston accroché à un clou contre le mur. -Permettez? s’informa-t-il en grattant une allumette. Maurice pâlit, serra les poings sans répondre. -Eh bien! prenez le fauteuil! fit l’autre qui remonta son caleçon court à la manière d’un short. Et ne dramatisons pas les choses: c’est la vie. Confiant en sa force et visiblement fier d’exhiber ses longues jambes, son torse, ses bras musclés, Georges affectait de ne point accorder d’importance à l’arrivée de l’intrus. Néanmoins l’attitude de ce dernier l’étonnait et il finit par dire afin de provoquer une discussion: -Comment, vous ne voulez pas vous asseoir? Vous avez tort. Vous paraissez fatigué! -Grotesque! -Quoi? -Je répète: grotesque! déclara lentement Maurice. Sa colère l’avait quitté. Il fixait son regard dans celui de ce grand garçon et très calme, se tenant prêt à la riposte, attendait. De taille équivalente, les deux hommes se mesuraient des yeux sans que ni l’un ni l’autre ébauchât un mouvement. Le poêle ronflait. On entendait la pluie crépiter sur le toit. -Mon Dieu! gémit peureusement Hélène. Elle était épouvantée par la tournure que prenait la scène et avait écarté le drap. En même temps, elle adressait un signe à Georges. Mais Maurice l’aperçut. -Vous n’allez pas jouer les croque-mitaines, hein? fit alors observer le jeune homme. Ce serait le comble... du ridicule. -Peut-être! -En tout cas, moi vivant... -Assez! hurla Maurice. Comprenez-vous? Assez! cette femme va se lever, s’habiller et me suivre. Je lui donne cinq minutes. Georges se contenta de sourire, certain qu’Hélène n’obéirait point. Et, soudain, comme Maurice s’approchait du lit: -Je reconnais, déclara-t-il, narquois, que vous n’avez aucune raison d’être satisfait. Pourtant... Maurice se retourna. -Vous êtes ignoble! constata-t-il avec dégoût. N’oubliez pas le chèque. Allons! ordonna-t-il ensuite en s’adressant à sa femme. Elle saisit sa chemise qui se trouvait à portée de la main sur une petite table, près du divan et se couvrit pudiquement. Maurice détourna les yeux; il eut honte. Il sentit qu’il allait pleurer. -Des larmes! dit alors Georges, grossièrement. Non, je vous en prie. C’est vieux jeu. Il n’avait pas prononcé ces paroles que Maurice lui portait un coup à l’estomac. Le jeune homme eut beau parer, il demeura quelques secondes privé de souffle et dut cependant faire front au mari qui, brutalement, le frappa de nouveau. Si vigoureux que fût Georges, il n’avait pas l’avantage. Une lutte sauvage s’engagea et, bientôt, tous deux roulèrent à même le sol, sous les yeux d’Hélène atterrée. -Georges, cria-t-elle... je t’en supplie... Arrête! Et toi aussi Maurice... vous êtes fous! De l’atelier voisin quelqu’un heurta du poing la mince cloison et s’informa: -C’est pas fini là dedans, la ménagerie? Mais aucun des adversaires ne s’inquiéta de cette intervention. Ils continuaient à se gourmer. Maurice, quoique saignant d’une oreille, cognait toujours et Georges, qui avait la lèvre inférieure fendue, se relevait parfois sur les genoux afin d’asséner à son ennemi un coup en pleine figure et parfois il rampait en tâchant de l’atteindre au flanc. Comme il était plus jeune et nettement plus vigoureux, les chances du combat penchaient de son côté mais soudain il poussa un cri en même temps que sa maîtresse, car tous deux avaient vu Maurice arracher de sa poche-revolver un browning. -Non! Non! cria Hélène. Ne tire pas! Ne tire... Une détonation ébranla la toiture vitrée dont un des carreaux brusquement se détacha et se brisa. Dans la stupeur qui suivit, la voix d’Hélène s’éleva, désespérément: -Maurice! Qu’est-ce que tu as fait! C’est cette plainte lugubre de sa femme qu’à présent, dans sa chambre, le malheureux crut soudain percevoir. Il tressaillit comme un homme qui s’éveille au milieu d’un cauchemar et se retourna découragé. Il était seul, chez lui, cinq ans après le drame. Mais, loin de sembler s’être volatilisées, ces cinq années se dressaient, maintenant vivantes, dans toute leur morne, inexprimable horreur. On avait libéré Maurice le matin même; néanmoins -chose étrange -il n’éprouvait en aucune manière le changement qui s’était opéré dans sa vie. Le meurtre de Georges ne lui causait point de remords: il n’en avait du reste jamais eu. À peine, peut-être, le jour des assises avait-il ressenti un vague regret uniquement dû à la pensée des inévitables conséquences résultant de son acte, à l’incertitude de ses rapports futurs avec Hélène et surtout à l’éclosion soudaine au fond de sa conscience d’un mystérieux élément qu’il lui eût été impossible d’analyser mais qui lui apparaissait comme définitif, écrasant et fait pour assombrir le reste de son existence. Le souvenir de sa femme l’avait, seul, au cours de son emprisonnement, soutenu. Il s’était alors promis de reprendre la vie avec elle à peu près comme par le passé. Or il venait de revoir Hélène et il avait compris à mille détails qu’entre eux aucune intimité n’était possible. L’aimait-il autant qu’il l’avait cru? Demeurait-elle pour lui l’unique créature capable de l’aider à se ressaisir, à recouvrer sa force, son équilibre? La sortie qu’il lui avait faite l’obligeait à répondre non. Il avait suffi d’une réflexion pourtant bien anodine de cette malheureuse pour qu’aussitôt Maurice se révoltât. Sa réaction avait été si prompte qu’il n’avait pas eu le temps d’en atténuer la violence. Saurait-il la prochaine fois maîtriser ses nerfs? Il en doutait. Cependant, s’il avait tué Georges, c’était à cause d’Hélène et celle-ci en éprouvait autant de haine et de consternation qu’à la minute même du meurtre. Bien plus, elle avait parlé de divorce et, quoiqu’elle eût ensuite imploré le pardon, Maurice ne se dissimulait pas que de nouvelles scènes étaient inévitables, qu’elles les sépareraient tout à fait. «Ah! songea-t-il, le temps n’efface rien.» Autrefois quand il appréhendait, au contraire, de constater qu’en raison de la fuite des jours certains événements se transformaient trop vite dans son esprit, il prenait le portrait de son frère et le contemplait. Selon les jours, au gré de son humeur, il était alors plus ou moins rapidement ému par l’humble photographie. Elle ravivait en lui l’affreuse épouvante qui l’avait envahi à la lecture de la lettre où sa mère l’informait de la tragique nouvelle. Maurice conservait cette lettre, comme une relique, parmi ses papiers; elle portait l’adresse de l’escadrille à laquelle il appartenait. Puis, cinq ans après la guerre, la vieille dame était morte, mais il avait pu lui procurer une suprême consolation, en ramenant d’un cimetière du front le corps du malheureux enfant qu’elle n’avait jamais cessé de pleurer. C’était pour Maurice une grande douceur de se dire que Mme Marrières lui devait la dernière et réconfortante émotion de sa vie. Cependant il professait pour la mémoire de Jean un culte plus particulier, plus vivace que pour celle de la chère femme et, soudain, s’approchant de la table sur laquelle Hélène avait placé des fleurs devant l’image du disparu, Maurice saisit le portrait de son frère et se mit à l’examiner. -Oui, répéta-t-il enfin, mais animé d’un sentiment tout différent de celui qu’il venait d’éprouver, le temps n’efface... Brusquement il dressa l’oreille. Quelqu’un frappait à la porte de la chambre; il cria: -Entrez! C’était Hélène; elle avait un air naturel. Maurice reposa la photo. -Je ne voudrais pas te gêner, commença d’une voix neutre Hélène. -Tu ne me gênes pas. -Bien sûr? -Puisque je te l’affirme. Allons... Ne reste pas ainsi sur le seuil. Approche. Tu as quelque chose à me dire? Hélène répliqua posément: -En effet. Mais je crains de t’avoir dérangé. Tu as beau, par gentillesse, m’assurer du contraire, je préférerais revenir un peu plus tard. -Qu’est-ce qu’il y a? interrogea Maurice d’un ton brusque. -Oh! fit-elle. Tout à l’heure, à la suite de notre dispute, j’ai réfléchi. -Tiens-tu toujours à t’en aller? -Voyons, dit la jeune femme en tentant de sourire. Je n’y ai jamais pensé sérieusement. Loin de là! -Eh bien? -Je suis venue te demander ta décision. Tu as dû, toi aussi, réfléchir... J’agirai comme tu le désireras. Maurice s’attendait si peu à cette réponse qu’il inclina la tête, légèrement, du côté gauche et demeura les yeux fixés dans le vide. Un léger picotement lui agaçait l’extrémité des doigts et l’obligeait -c’était l’indice chez lui d’une grande perplexité -à fermer et à ouvrir les mains comme pour dissiper une crampe. Il s’informa: -Que signifient ces paroles? -C’est très simple. Si tu juges préférable que nous vivions séparés, je me conformerai à ton... Maurice leva la tête. -Non, riposta-t-il sans cesser de fermer et d’ouvrir les mains. Pas question! Elle reprit alors avec une expression presque joyeuse: -Vraiment... tu es sincère? -On ne peut l’être davantage. La preuve est justement que je m’interrogeais sur ce point lorsque tu as frappé. Tu dois me croire, ajouta Maurice en désignant, pour donner plus de force à son affirmation, le portrait de son frère. Seulement... -Seulement quoi? s’enquit Hélène, la voix altérée... Va jusqu’au bout de ta pensée. Maurice n’écoutait plus. Il s’était de nouveau tourné vers la photo de Jean. Hélène touchant le coude de son mari, répéta sa demande, mais il ne parut point comprendre et se passa la main sur le front comme pour rassembler ses esprits. -N’aie pas peur de me peiner, insista tristement Hélène. J’accepte ce qui te plaira. Mais ne me laisse pas ainsi dans le doute. Parle. Que décides-tu? Maurice sembla hésiter, puis se décidant tout à coup: -Je ne sais pas... non, rien... répliqua-t-il tout bas. Je n’ai rien arrêté... pas encore... Tout dépendra de toi... II Le 16 Novembre. Comme chaque soir, quand il pleuvait, Marius Mallepate était couché depuis cinq heures de l’après-midi et, tout en considérant du coin de l’oeil les dernières lueurs du poêle, il écoutait mélancoliquement l’eau d’une chanlatte percée se déverser d’un toit voisin sur le sien. Il gardait pour dormir ses chaussettes et son caleçon. C’était un personnage absurde, brouillon, pusillanime et spontané. Il avait dans des temps déjà lointains été marié à une Américaine, mais ils n’habitaient point ensemble et ne se voyaient que dans les grandes occasions lorsque sa femme, qui se plaisait à recevoir, le priait d’assister chez elle à certaines de ses soirées. Mallepate revêtait alors un ancien complet noir à ganses, chaussait son unique paire de vernis et, le chapeau de feutre à grands bords fiché sur un côté du crâne, il hélait un taxi et se faisait conduire avenue Mozart. Ce petit homme ventru portait la barbiche d’avant guerre et savait, mieux que quiconque, nouer sur le faux plastron empesé de sa chemise le mince cordonnet de soie qui lui servait de cravate. Il passait, dans les riches salons de l’Américaine, pour un illuminé qui, ne voulant point vivre aux crochets de sa femme, préférait habiter une cabane en planches, au fin fond de Paris. Quelques intimes de l’avenue Mozart affirmaient que Mallepate avait été prix de Rome mais que, depuis son mariage, il s’était converti à une secte religieuse des plus fermées qui le retenait loin du monde, au sein d’une constante contemplation. La vérité était tout autre. Marius Mallepate recevait de sa femme une pension mensuelle de cinq mille francs qu’elle versait par chèque au compte qu’il possédait en banque, rue de Rennes, au bureau du Mont-de-Piété. Il aurait pu mener une existence moins chiche avec cette somme. Mais le bonhomme aimait l’argent. Sa plus grande jouissance était d’avoir l’air besogneux, alors qu’il disposait, sur une simple signature, d’environ un million. Il n’était pas, il n’avait jamais été prix de Rome. Son seul titre officiel consistait en une première médaille d’or au Salon de la Nationale pour un buste de sa femme précisément, qu’il avait envoyé au début de leur union. Cela remontait à 1913. Quant à la secte religieuse, ses assises se tenaient au bistro de la rue voisine où, régulièrement, Mallepate offrait une fois par jour l’apéritif à son concierge. -On y va? disait-il en frappant au carreau de la loge. Aussitôt, suivi de sa chienne qui avançait, la langue pendante, et s’arrêtait tous les quinze ou vingt pas pour souffler et jeter à son maître un regard expirant, M. Lagasse appelait sa fille et lui criait: -Antoinette, je reviens! Les deux hommes prenaient la direction du bar où, sans qu’il eût besoin de s’informer de leur commande, le patron empoignait la bouteille de pernod. Jamais, de mémoire d’habitué on n’avait vu M. Lagasse rendre à Mallepate sa politesse; cet individu toussotant et d’apparence débile se contentait, avant de boire, de heurter silencieusement son verre contre celui du faux prix de Rome et lorsque ce dernier, dans ses bons jours, offrait une seconde tournée, Lagasse n’élevait pas un instant la voix en signe de protestation, au moment de la «douloureuse». C’est que le concierge avait une manière à lui de reconnaître les invitations de Mallepate. Rusé, cupide, tenace et, au demeurant, fort brave homme, il lui servait d’acheteur interposé quand un artiste ou la veuve d’un artiste désirait, à l’approche du terme, se débarrasser d’éditions rares, de tableaux de maître ou d’objets de collection plus ou moins disparates. Mallepate était preneur de tout. Il avait ainsi amassé dans sa bicoque des statues nègres, plusieurs bronzes de Barye, des dessins d’Ingres, de Daumier, un Corot d’Italie, une cire perdue de Rodin, trois paravents japonais et, pêle-mêle, tel un marchand de porcelaine, des céladons, des clairs de lune, des poils de lièvre entassés l’un dans l’autre, selon leurs dimensions, sans compter nombre de figurines de terre et des chameaux, des chevaux chinois de l’époque Tang dont la patine et les traces de vernis disparaissaient sous une épaisse couche de poussière. On pouvait découvrir chez l’étrange maniaque, sans qu’il fît rien pour les protéger contre l’humidité et la malpropreté envahissante, un très bel exemplaire des Fleurs du mal avec envoi de l’auteur à Poulet-Malassis, des épreuves d’Alcools, sans les virgules, un manuscrit de Mallarmé, Sagesse, en édition originale, les plaquettes de Laforgue et toute espèce de «grands papiers» de l’école symboliste qu’il feuilletait souvent le soir, pour son plaisir, à la clarté d’une vieille lampe à pétrole, au verre ébréché et fumeux. Pour compléter la description, on n’exagérerait guère en affirmant que les draps dans lesquels se coulait frileusement Mallepate, étaient aussi crasseux que certaines couvertures poisseuses de ses bouquins. Mais il ne s’en préoccupait pas. Il avait déjà trop de mal à lutter contre son toit de zinc qui laissait l’eau couler, pour se soucier d’autre chose. Le misérable prix du loyer l’empêchait en bonne justice de se plaindre au propriétaire. Mallepate se gardait donc de formuler la moindre réclamation et, en fin de compte, il avait découvert le moyen de tirer parti des inconvénients qui rendaient le local proprement inhabitable en plaçant sous la fuite principale du plafond une énorme jarre chinoise qui lui servait ainsi de réservoir et lui permettait de puiser sans qu’il allât dehors s’exposer aux intempéries quand, par hasard, il jugeait bon de se débarbouiller. Mallepate était donc au lit. Il écoutait tristement la chanlatte du voisin se dégorger sur sa toiture, lorsqu’un bruit hésitant de pas requit son attention. Les rares visiteurs qui s’aventuraient quelquefois dans la cité connaissaient le chemin et s’y dirigeaient hardiment. Ce n’était pas non plus l’heure que M. Lagasse, porteur d’un café au lait refroidi, apportât à son locataire la collation. M. Lagasse n’avait point cette démarche incertaine. Si peu qu’il écrasât de son poids d’homme fluet et maladif le gravier de l’allée, il s’annonçait d’une façon différente. Mallepate dressa l’oreille. À cinquante-sept ans, il avait des frayeurs de gamin qui s’amuse à se faire peur. La présence, non loin de lui, d’un invisible promeneur nocturne lui coupait la respiration. Il ne savait que penser. Tout à coup, l’idée qu’il avait laissé la clef dans la serrure, afin de n’être point forcé de se lever pour ouvrir au concierge, le glaça. Que voulait donc cet inconnu? Mallepate en suait d’angoisse entre ses draps sales mais, incapable articuler une syllabe, il éprouvait autant de crainte que de plaisir à écouter les pas se rapprocher. -Ah! fit-il ahuri, entendant qu’on frappait à la porte. Qui est là? Personne ne répondit, mais les coups reprirent plus distinctement et Mallepate s’assit en tremblant sur son lit. -Qui demandez-vous? cria-t-il sur un ton d’effroi. -M. Antonin Mallepate! dit alors de dehors une voix mâle. -Oui. C’est ici... c’est moi! balbutia le sculpteur au comble de l’effarement... Une minute!... Je me lève... Il chercha ses pantoufles, les chaussa, déchira un morceau de papier qu’il transforma en torche puis, l’approcha de la mèche de sa lampe, l’alluma. -Minute... minute! grommelait-il toujours en se hâtant. Attendez... Et, soudain, sans prendre même le temps d’enfiler son pantalon, il ajouta: -Pouvez entrer... Allons! vous n’avez qu’à tourner la clef... Tournez-la, voyons, bougre! Déférant à cette injonction, le visiteur fit jouer le pêne de la serrure, poussa le battant et se présenta sur le seuil de la cahute. Mallepate avait saisi sa lampe et, piteux, la tenait au- dessus de sa tête. -Tiens, grogna-t-il en apercevant un homme correctement vêtu, vigoureux, encore jeune mais aux tempes grisonnantes... Qui êtes- vous? -Vous ne me reconnaissez pas? répliqua l’étranger. -Ma foi, non. -Laissez-moi simplement vous demander quel jour nous sommes. La date, peut-être, vous aidera... -Le 16 novembre. -Eh bien? -Vous! Non? C’est vous! fit avec stupeur Mallepate. Il dut poser sa lampe sur la table où il l’avait prise puis, inconscient de son geste, il se gratta le dos, un grand moment. Devant lui, l’homme aux cheveux gris attendait, silencieux. -Par exemple! répéta Mallepate. Vous, chez moi. Maurice Marrières! Avouez qu’il y a de quoi s’étonner. -Recouchez-vous, dit alors gravement le nouveau venu qui chercha, sans la trouver, une place pour se débarrasser de son chapeau. Il est tout à fait inutile que vous vous enrhumiez. Le bohème parut hésiter. -Je vous en prie, insista l’autre. La température est humide. -Monsieur, tenta de protester Mallepate à qui les mots ne venaient point, je n’ai d’ordre à... recevoir... de... -Ce n’est pas un ordre, c’est un conseil. -Mais... -Et un conseil désintéressé. Voyons... ne vous défendez plus... cédez-moi, continua le visiteur sur un ton qui n’admettait cette fois aucune réplique. Je ne vous importunerai d’ailleurs que quelques minutes. Mallepate eut un haut-le-corps et maugréa: -C’est bien ainsi que je l’entends. Néanmoins, il se remit au lit et, très digne, les bras croisés, concentrant son regard dans celui de Marrières, il s’informa: -Vous avez à me parler? Maurice inclina la tête affirmativement et fit mine de chercher un piton où accrocher son couvre-chef. Ce fut en vain. Tous les clous étaient occupés par des objets hétéroclites. -Oui, j’ai à vous parler, répondit Marrières qui avisant enfin une idole noire la coiffa froidement de son chapeau mouillé. Ma démarche n’a pas d’autre objet. Vous comprendrez que j’aie choisi ce jour... -Et... cette heure? -Précisément. -Monsieur, reprit de haut Mallepate, permettez-moi de ne point partager votre avis. Je ne saisis pas le motif de cette démarche ou plutôt il m’a l’air singulièrement déplacé. -Non, dit Marrières. -Expliquez-vous. -Monsieur Mallepate, vous êtes un honnête homme, déclara tout de go son interlocuteur. Il y a cinq ans aujourd’hui, vous avez frappé contre ce mur (il désigna la place exacte de la cloison que Mallepate avait heurtée du poing). C’était un avertissement. Le malheur a voulu que je n’entende pas. -Un grand malheur! -Donc aujourd’hui, reprit Marrières, je me suis rappelé cette circonstance et votre déposition, lors du procès, m’est également revenue à l’esprit. Vous vous êtes présenté spontanément. -En effet. Rien ne m’y contraignait. Votre femme... -Laissons ma femme. -Soit, concéda Mallepate, bougon. Maurice s’approcha du mur, y colla son oreille et demeura songeur un moment. -C’est étrange, murmura-t-il ensuite comme s’adressant à lui-même. Si cet homme ne m’avait point bravé, le drame ne se serait peut- être pas produit. -Vous parlez de votre victime? -Oui. L’artiste écarquilla les yeux et se tut. Les intentions et les manières de Maurice l’ahurissaient. Il ne saisissait point ce que cet énigmatique personnage faisait chez lui mais, un instant après, il désigna le mur et dit: -Vous savez, l’atelier est loué. -Ah! répondit Marrières sans paraître attacher d’importance à ce détail. -Il a même été loué plusieurs fois. À présent, c’est un fabricant d’abat-jour qui l’occupe. Maurice considéra le sculpteur en silence puis, apercevant tout à coup la jarre chinoise dans laquelle s’égouttait l’eau du toit, il se dirigea lentement vers elle et se mit à l’examiner. -Elle est ancienne, crut devoir signaler Mallepate. Époque Soung. -Je vois, approuva Maurice qui caressa la jarre de ses deux mains. Une très belle pièce. -Moi, je vous le dis, renchérit l’autre. C’est une pièce de musée. Quelle matière! Hein? Quel volume! Maurice se redressa; il n’était pas venu pour admirer une jarre, si précieuse fût-elle, et soudain, légèrement agressif: -Monsieur Mallepate, commença-t-il, je voudrais vous poser une question. Cet homme que j’ai tué était de vos amis? L’estimiez- vous? Lui portiez-vous un intérêt quelconque? -Il avait du talent. -Il ne s’agit point de talent, riposta sèchement Marrières. Je vous demande si vous ressentiez de la sympathie pour ce Bardou. Oui ou non? -Oui. Maurice regarda Mallepate. -Je ne m’explique pas alors, dit-il, qu’au cours de votre déposition vous n’en ayez point tenu compte. D’habitude, on défend un ami. On ne lui prête pas tous les torts. -Il les avait. -C’est entendu. Pourtant, il suffisait de ne point les énumérer, comme vous l’avez fait, pour qu’au lieu de me condamner au minimum, on m’infligeât dix, quinze ans... -Et après? ronchonna Mallepate. Maurice tenta sans succès de pénétrer le sens de cette interrogation. Le vieil artiste voulait-il laisser entendre que la peine prononcée lui paraissait satisfaire amplement au principe de justice? Ou bien estimait-il qu’une sanction plus sévère n’eût rien changé à la marche des événements? Marrières hésitait entre cette double interprétation. Il finit par demander: -Après quoi? Mallepate eut un sourire mitigé d’amertume. -Croyez-vous, émit-il, qu’un châtiment plus ou moins rude puisse effacer jamais la mort d’un homme? -Cela dépend. -Si vous l’admettez, répliqua le sculpteur, je vous plains. -Eh! N’intervertissons pas les rôles, protesta sincèrement Marrières. Cet homme m’a provoqué. Il m’a adressé les plus grossières insultes. Vous-même en avez fait état... -Et... c’est tout? -Sans doute, répondit Maurice désireux de corriger ce que ses paroles pouvaient avoir d’inattendu, j’ai regretté... je regrette encore mon geste. Il ne faudrait cependant pas exagérer. Le jury l’a compris: il m’a même accordé le bénéfice de la provocation. Mon tort uniquement a été de me servir d’un revolver... -Votre tort, trancha Mallepate, est aujourd’hui d’opposer au meurtre que vous avez sciemment commis, des raisons... misérables. Maurice eut l’intuition qu’il valait mieux ne point pousser le débat sur ce point et songea au départ. D’ailleurs, dans l’allée sombre, quelqu’un foulait le gravier et le bruit des pas se discernait en dépit du crépitement de la pluie sur les vitres. Le poêle s’était éteint. -Quel temps! constata Mallepate. Vous serez trempé. -Ça n’a pas d’importance. La porte de l’atelier s’ouvrit. -Je vais partir, dit Maurice. -Oh! ce n’est rien... c’est le concierge, expliqua le sculpteur. Le soir, je ne dîne pas... Je me contente d’un simple café au lait que M. Lagasse veut bien me préparer. -Vous allez le boire tout de suite tant qu’il est chaud! annonça d’une voix plaintive le nouveau venu. Mallepate grogna: -Merci... -Et je me sauve, conclut le concierge. Pensez... y a personne dans ma loge. Bonsoir! -Bonsoir, prononcèrent à la fois Mallepate et Marrières. Ce dernier s’était arrêté devant la jarre chinoise et, machinalement, il en palpait les formes. -Évidemment, jugea-t-il... c’est une pièce remarquable. -Oui. Elle n’est pas à vendre, grogna Mallepate. Maurice rentra chez lui mélancoliquement et dîna seul. Hélène, prétextant un malaise, s’était fait excuser par Yvonne. Incommodée par le froid, elle avait dû regagner, vers six heures, la maison avec un violent mal de tête et s’était mise au lit. -Très bien! avait répondu Maurice. Prévenez cependant Madame que j’irai la voir dans sa chambre avant qu’elle dorme. Il s’était ensuite attablé sous le lustre de la salle à manger, devant la place inoccupée d’Hélène. Maurice manquait d’appétit. Il songeait à Mallepate, aux paroles prononcées par cet homme et à la façon cavalière avec laquelle il avait terminé l’entretien. De tout autre que de ce falot personnage, il se fût certainement formalisé du procédé, mais -et cela l’étonnait secrètement et lui donnait à réfléchir -au lieu de se fâcher, Maurice s’était retiré sans sourciller. Mallepate lui laissait l’impression d’un déséquilibré. C’était un être à part et, de toute évidence, sa manière de vivre ne pouvait que confirmer pareille opinion. Comme tous les fous, cet individu s’exprimait quelquefois à l’aide de tels sous-entendus qu’on en demeurait obsédé. -Il a pourtant du goût, de la compétence, se dit Maurice qui se rappela soudain la jarre chinoise. La sonnerie du téléphone retentit. Maurice porta machinalement le récepteur à son oreille, écouta. -Mais oui, répondit-il, tandis que son visage s’éclairait. C’est moi. Bonsoir, vieux!... Ça va... Comment non? Je t’affirme que ça va!... Qu’est-ce que tu vas chercher! Ma voix?... Mais j’ai ma voix de tous les jours... Je t’assure. Il écouta, souriant, le coude contre l’appareil, sans interrompre, et fit signe à Yvonne d’être moins bruyante. Elle demeura, près de la desserte, une assiette à la main. -Ah! s’exclama-t-il tout à coup. Pas ce soir, je regrette. D’ailleurs Hélène est fatiguée, au lit. Ce n’est pas de chance. Quel théâtre? Nous irions ensemble? Non, vieux... Une autre fois si tu veux bien... ou alors passe ici. Viens plutôt prendre un verre de fine... C’est d’accord? Quand? Dans un quart d’heure? Oui, sans faute. Viens sans faute. Parole! tu me feras plaisir. Il raccrocha, puis, s’adressant à Moustache: -Voulez-vous avertir Madame que j’attends M. André et lui demander si elle pourra nous recevoir? N’oubliez pas de préparer du café... plusieurs tasses. J’ai fini. Yvonne quitta la salle et Maurice, rejetant sa serviette, se leva. Il s’approcha d’une des vitrines qui contenaient des statuettes de terre, l’ouvrit, saisit au hasard une danseuse. Il aimait toucher ces objets. C’était une figurine ancienne, à la coiffure dressée sur le haut de la tête, à la taille étroite et cambrée. Maurice l’examina en connaisseur. De ses longs doigts dont la dernière phalange était légèrement renflée, comme chez beaucoup d’êtres voluptueux, il caressa presque amoureusement la statuette et, la replaçant parmi les autres, referma la vitrine en soupirant. Il venait de penser à ses tracas d’argent qui se faisaient de plus en plus lancinants, aux affaires devenues si rares, au train de maison resté encore trop lourd, malgré les pauvres économies, les chiches réductions, la suppression de la femme de chambre. «Combien de temps, songea-t-il, pourrai-je conserver ces belle choses. Me faudra-t-il donc arriver à m’en défaire?» Mais, d’un sursaut de volonté, il balaya ses inquiétudes. Bah! il aviserait. Ses épaules, son cerveau étaient solides: il serait beau lutteur. Et, comme Yvonne reparaissait: -Vous avez vu Madame? -Oui, Monsieur, mais Madame dormait... Je n’ai pas osé la réveiller. -Bien, j’irai plus tard moi-même, dit-il en passant dans son cabinet de travail. C’était une pièce meublée de confortables fauteuils en cuir, d’une bibliothèque à trois corps, d’un bureau, d’un divan. Maurice allumait autrefois du feu dans une cheminée de briques rouges semblable à celles qu’on trouve dans les cottages des environs de Londres. Il n’avait qu’à presser le déclic de son briquet, qu’à l’approcher du papier disposé sous un fagot de bois sec. Comme jadis, le foyer était prêt. Maurice fit un geste et le sarment crépita. Alors la pensée de sa femme lui traversa de nouveau l’esprit. Pour elle aussi, le 16 novembre constituait un anniversaire et c’était sans doute cette raison qui l’avait obligée à ne point paraître devant lui. Il ne la croyait pas souffrante et fut sur le point d’aller vérifier si elle dormait, mais il se ravisa. «À quoi bon!» se dit-il. La vue des flammes, leur chaleur bienfaisante l’engourdissaient. Il consulta l’heure à sa montre, se laissa choir dans un fauteuil, saisit, à portée de la main, sur une table basse, un cigare, le pétrit en silence. Au fond, il était préférable qu’Hélène demeurât dans sa chambre. Maurice ne se serait point senti le courage de passer, tête à tête, la soirée avec elle. C’eût été au-dessus de ses forces. Il n’y aurait pas pu tenir, serait sorti... tandis que, maintenant, grâce au coup de téléphone d’André, tout s’annonçait le mieux du monde. André Sorbier avait quarante-sept ans. C’était un robuste garçon, chauve, au teint coloré, qui s’occupait d’assurances et que le marasme actuel n’affligeait pas outre mesure. Il venait toutefois de perdre des sommes considérables, mais il était de ces rares hommes d’affaires pour qui l’argent représente uniquement un levier et il avait plus confiance dans les ressources de son intelligence que dans le bon plaisir du sort ou la prudence routinière. Maurice et lui s’étaient connus, vers la fin de la guerre, à l’escadrille de bombardement où le mari d’Hélène venait d’être affecté, et les deux jeunes gens s’étaient liés très vite d’une de ces amitiés qu’on croit durables. Celle-ci, vraiment, l’avait été. La guerre finie, ils s’étaient retrouvés au Fouquet’s. Maurice avait vendu sa première voiture d’occasion à Sorbier et, depuis, André n’avait jamais fait l’acquisition d’une auto, quelle qu’en fût la marque, sans passer par son camarade. Il s’était même intéressé pécuniairement à un garage que Maurice avait monté. L’affaire avait produit d’assez beaux dividendes au début, puis Maurice était devenu un autre homme. Il s’ennuyait chez lui, ne rentrait que très tard, s’affichait avec une maîtresse. André les avait rencontrés ensemble et le coupable s’était vaguement attendu que son ami en parlât à sa femme. Mais non. Si amoureux qu’il eût été alors d’Hélène, André ne lui avait jamais fait la moindre révélation. -Voilà M. Sorbier, annonça Moustache avec une aimable familiarité. J’apporte le café tout de suite. Les deux hommes se serrèrent la main. -C’est rudement chic, André, d’avoir consenti à partager ma solitude... Laissez, Yvonne. Nous nous servirons nous-mêmes. Moustache se retira très digne. -Tiens, vieux. Fauteuil, cahoua, cigare. Tu es chez toi. Quelques instants passèrent. -Sais-tu, Maurice, dit lentement André, après avoir avalé une gorgée de café, ce qu’évoque, pour moi, cette soirée près du feu? Il regardait la flamme lécher les briques. Maurice devina aussitôt. -C’est vrai, prononça-t-il d’une voix lointaine. Nous étions cantonnés au château. On y brûlait des arbres. -Le bon temps! -Euh! fit Maurice en souriant. Pourquoi pas? Nous avions quinze ans de moins. Et soudain, le visage empreint d’une gravité inattendue: -Tu te souviens du petit sous-lieutenant Berge? C’était l’hiver, en 1917... Il se tenait debout près de la cheminée; il venait d’allumer une cigarette... André inclina doucement la tête pour montrer qu’il se rappelait. -Je ne vois pas pourquoi je pense à Berge, dit alors Maurice en remontant une bûche qui s’était écroulée. Ça n’a rien de commun avec ce qui nous entoure ce soir. Le vent sifflait au dehors et, au moment précis où Berge a porté sa «camels» à la bouche... un bruit de moteur... -Le commandant est entré, continua d’un air songeur André. Il a fait signe à Berge, qui était de service... -Pauvre petit! -Berge a posé sa cigarette au bord d’un cendrier; il a sauté dans sa carlingue... Maurice ferma les yeux et tandis que son camarade poursuivait le récit de cette nuit, le bruit de l’avion qui décollait lui ronfla aux oreilles avec une telle netteté qu’il tressaillit. Au même instant, le bois dans l’âtre se mit à crépiter et Maurice crut aussitôt entendre les coups de mitrailleuse du combat aérien engagé au-dessus d’eux. Il avait l’habitude de ces duels rapides, mais celui-ci s’était déroulé si vite qu’à peine une minute plus tard, l’avion du groupe s’était brutalement écrasé au sol tandis que l’autre prenait la fuite. -Le commandant est revenu, murmura Maurice. Il nous a dit: «Messieurs... sous-lieutenant Berge, mort pour la France.» Nous avons salué. -Oui, fit André, mais tu te rappelles? Sa cigarette brûlait encore. Tous deux restèrent plongés dans leurs souvenirs; ils contemplaient les braises rougeoyantes qui s’amoncelaient parmi les cendres. Enfin Maurice se ressaisit. Il se hissa sur ses jambes, se dirigea vers le guéridon à liqueurs, s’empara de plusieurs bouteilles et demanda: -Fine... Armagnac? -Armagnac. Maurice tendit à son compagnon un verre après l’avoir empli, puis il se servit à son tour. -Qu’est-il donc arrivé à Hélène? s’enquit alors André. Ce matin, au bureau, elle ne semblait pas souffrante. Je lui ai dicté plusieurs lettres; elle devait, cet après-midi, procéder à un constat. -Un peu de grippe, peut-être. Elle a dû prendre froid. -Avec ce temps, c’est assez naturel. -Oui et non. La mine soudain rembrunie, André se mit à examiner Maurice. -Sois franc, dit-il sans le quitter des yeux. Vous vous êtes disputés? -Ce n’était pas le jour. -Non, certes, fit André. Maurice tenta de détourner la conversation. Il désigna la bouteille d’armagnac et déclara: -Je l’avais achetée dans le Gers, en revenant de Biarritz, par la route. La bouteille était là. Personne n’y a touché... Écoute, enchaîna-t-il, car son ami ne paraissait pas s’intéresser à cette digression, tu as pensé à ce que t’ai demandé dernièrement? Je suis retourné au garage... on ne m’a pas retenu. C’est difficile. Avec la crise, les places sont rares. -Qu’est-ce qu’il y a? répéta du même air grave André. -Je te parle d’une place. -Non. Je n’ai rien encore trouvé. Tu as raison. Les temps sont durs. Néanmoins, nous aboutirons. Sois tranquille. Maintenant, réponds. Cette indisposition d’Hélène... Il n’acheva pas sa phrase et se mit debout en regardant son camarade, mais celui-ci baissa les paupières et soupira. -Maurice, exposa chaleureusement André, le matin que je t’ai ramené de la prison de Poissy en voiture, tu m’as promis de ne jamais faire de peine à Hélène. Elle a beaucoup souffert durant ta détention. Rappelle-toi qu’elle n’a point exigé le divorce alors qu’elle pouvait l’obtenir automatiquement. -Eh bien? rétorqua Marrières, les yeux toujours baissés. Moi non plus, je n’ai pas réclamé le divorce. -Ne compare pas! -Tu crois? -Non, mon vieux. Il y eut un silence. -D’ailleurs, reprit André, si tu n’as pas éprouvé le besoin de rompre avec ta femme, c’est que tu tiens à elle. Toi-même tu me l’as avoué. Est-ce exact? -Je ne sais plus, balbutia Maurice. Il eut la tentation de raconter sa visite chez Mallepate et y renonça par crainte d’être désapprouvé. Cette démarche lui paraissait à présent totalement inexplicable. Qu’était-il allé faire là-bas? À quels secrets mobiles avait-il obéi? Brusquement, il se remémora une des théories les plus courantes en matière de police criminelle: cette invincible attraction qu’exercent sur un assassin les lieux où il a perpétré son meurtre. Mais cette théorie ne le concernait point. Ce n’était pas pour savourer une seconde fois l’horrible sensation d’avoir tué que Maurice s’était rendu impasse Ronsin. C’était afin de remercier Mallepate de sa déposition. Du moins, il le croyait et la preuve qu’il ne se trompait pas, il pensait la trouver dans sa complète indifférence au sujet de l’atelier où s’était déroulé le drame. Il n’avait pas cherché à revoir ce décor et lorsque, au cours de sa visite au vieux bohème, il s’était approché du mur pour y appuyer l’oreille, il n’avait rien éprouvé. Cependant, une gêne singulière empêchait Maurice de mettre son ami au courant de ce retour bizarre qu’il avait accompli sur lui-même. Car c’était bien cela. Qu’il le voulût ou non, il s’agissait d’un mystérieux retour dans le champ de sa propre conscience. Sinon, qu’aurait-il été faire chez Mallepate? Mallepate ne l’intéressait pas à un tel degré. Que Maurice tînt à le remercier... soit, mais ces remerciements ne constituaient qu’un subterfuge, un prétexte à céder, sans se l’avouer, à un sentiment plus obscur, plus complexe... Pouvait-il en douter encore? Maurice n’osait se répondre. Il essayait de refouler au plus secret repli de son être moral cet indéfinissable sentiment, mais il n’y parvenait qu’avec peine et on lisait sur son visage l’effort auquel il se livrait. -Comment, tu ne sais plus? dit André qui posa la main sur l’épaule de son ami. Allons, mon vieux, ressaisis-toi. Tu n’as pas le droit de te dérober. Quant à Hélène... -Mais c’est sa faute! riposta Maurice. À qui fera-t-elle croire qu’elle est malade? Elle ne l’est pas. -Qu’en sais-tu? -Pourquoi ce malaise aujourd’hui précisément? Je suis sorti, comme elle... Il pleuvait... j’en conviens... cependant... -Ne discute pas toujours..., ne te cabre donc pas éternellement, interrompit André. Allons! tu as raison. Je ne crois pas non plus qu’Hélène ait pris froid... D’ailleurs, cela ne change rien. Fais semblant d’accepter l’excuse. De ton côté, n’as-tu pas également pensé davantage aujourd’hui, 16 novembre, à certain événement? Marrières haussa les épaules. -Là! Tu vois! C’est normal. Moi-même, en te téléphonant, je me suis dit que ce n’était pas une date à vous laisser seuls... Je pensais vous mener au théâtre... -Vraiment? -Au théâtre ou ailleurs... Enfin, il m’a semblé que mon rôle devait se justifier d’une façon quelconque... Tu m’as prié de venir..., je suis venu... -André! s’écria Maurice, dominé par l’émotion, comment te remercier? Tu es l’ami le plus... -Mais non, mon vieux. Ça aussi, c’est normal..., voyons... Reconnais-le. Les deux hommes échangèrent un regard qui leur permit de lire en eux intensément, puis, sans un mot, ils s’étreignirent. Sorbier se ressaisit le premier. On lui aurait alors rappelé qu’il avait convoité la femme de Maurice, il se fût indigné de cette allégation. Néanmoins, c’était peut-être à cause du désir qu’Hélène lui avait, autrefois, inspiré qu’il s’était laissé aller une minute à cet attendrissement. Seule, Hélène eût pu le savoir. Or, cet amour s’était transformé, modifié. Il n’en était resté qu’une sympathie profonde, un attachement fait de tendresse et d’habitude, qui n’avaient pas empêché son amitié pour Maurice de s’être par la suite resserrée. Naturellement, ce dernier ne se doutait de rien et, pourtant, s’il s’était tant soit peu inquiété des confidences qu’Hélène avait faites à André et dont celui-ci avait parlé, il aurait dû comprendre qu’entre un homme et une femme, la camaraderie a presque toujours pour origine un sentiment plus trouble que celui qui les a finalement rapprochés. André ne tarda pas, d’ailleurs, à se trahir, mais Maurice n’y prit pas garde. -Je désirerais voir Hélène, précisa-t-il. Je voudrais m’informer de ses nouvelles. Veux-tu lui demander si je ne l’ennuie pas trop? -Va toi-même, lui conseilla Maurice. Tu auras plus de chance d’être accueilli. Tout à l’heure, elle feignait de dormir. -Tu es entré chez elle? -J’ai envoyé notre vieille bonne. -Eh bien! décida tout à coup André, j’y vais. Reste dans le couloir. Je te ferai signe. Hélène ne dormait pas. Dès qu’elle eut aperçu le visiteur, elle éclaira le lustre, poussa une exclamation: -Comment! Vous étiez là? -Maurice, appela André, puis, s’approchant du lit, il répondit, après avoir baisé la main de la malade: -Mais certainement! Maurice entra dans la chambre. -Te sens-tu un peu mieux? demanda-t-il gentiment à sa femme. -Oui, un peu. J’étais allée en passant prendre des nouvelles de maman... Il n’y avait pas de feu, comme toujours, et elle m’a retenue. J’ai senti un frisson, une brusque fatigue. Je suis rentrée. Toi non plus, ajouta-t-elle en examinant son mari, tu n’as pas bonne mine. -Oh! moi, ce n’est rien. André pouffa de rire. -Vous n’allez pas, fit-il, vous alarmer réciproquement? -Mais... tâtez, j’ai la fièvre, déclara Hélène en tendant son poignet. Et s’adressant encore à Maurice, tandis qu’André lui vérifiait le pouls: -Je n’aime pas te voir cette figure, prononça-t-elle plus bas. Yvonne m’a rapporté que tu es revenu trempé. -Chère amie, proclama fort à propos André... Je dois le reconnaître, vous avez quatre-vingt-quinze à la minute. Hélène retira doucement sa main, la glissa sous les couvertures. -Où étais-tu, Maurice? s’enquit-elle. Il expliqua: -J’ai relancé plusieurs anciens clients. -Et alors? -Autant y renoncer. Personne n’achète plus de voiture: on se contente de celle qu’on a... La crise. Ah! parbleu! si, comme tant d’autres, j’acceptais des affaires véreuses! Si je m’ingéniais à placer des tacots maquillés, ou à négocier des autos volées, ce serait différent! Je roulerais sur l’or. Mais, voilà, je ne peux pas. -Allons, vieux, ne te dégonfle pas! dit André. Tout finira par s’arranger. -Quand? soupira tristement Hélène. -Il y a autre chose, expliqua Maurice qui sentait le regard de sa femme posé sur lui. Dès que j’arrive et que je passe ma carte, les gens ont l’air surpris que je ne sois plus en prison. S’ils ne se tenaient pas... -Le pauvre! gémit Hélène. Ce n’est que trop vrai. Nous sommes allés l’autre soir au théâtre. Eh bien! vous n’avez pas idée, André, de la bêtise et de la cruauté du monde. J’en avais mal aux nerfs. Pour un rien on serait venu nous regarder sous le nez..., même les ouvreuses. -Oui, approuva Maurice pensivement. -Vous vous occupez des ouvreuses! -Les clients sont comme elles..., peut-être pires. Certains me reconnaissent d’un coup et leur physionomie change... Les autres tournent et retournent ma carte entre leurs doigts, en répétant intérieurement: Marrières? Marrières? jusqu’à ce qu’ils se soient rappelé... Et quand ils ont trouvé, tu sais, conclut Maurice en considérant son camarade..., c’est fini. Quelle existence! -Est-ce que tu n’exagères pas? -Voyons, mon cher, protesta Hélène, vous accorderez que Maurice a des raisons d’être découragé comme ce soir. Se donner tant de peine et pas une commande! Un silence régna que Marrières rompit brusquement. -Vieux, dit-il à Sorbier, il faut pourtant que je me débrouille. Je te parlais, il y a un moment, d’une place. Est-ce que (il hésita quelques secondes), est-ce que tu ne pourrais pas m’employer chez toi comme tu emploies Hélène? La proposition sembla prendre André au dépourvu. Il toussota, se frotta les mains, puis, secouant la tête: -Tu aurais sans doute des déceptions. Ce métier, si nouveau pour toi... -Je m’y mettrais. J’ai du courage... -Oh! je sais. -Eh bien? -Eh bien!... Ce n’est pas impossible. Nous verrons. Je vais y penser. -Quand tu voudras, conclut Maurice d’une voix brève. Essaye toujours de me caser. Donne-moi ma chance. Il n’avait pas pu ne pas remarquer le peu d’enthousiasme avec lequel Sorbier avait accueilli sa demande. En réalité, celui-ci, malgré l’intérêt réel qu’il portait à Marrières, ne se souciait pas d’introduire dans ses bureaux le mari de la femme qu’il avait désirée. Peut-être redoutait-il de la part de son personnel -et bien que rien ne les justifiât -des ragots dont n’aurait pu que souffrir la bonne réputation d’Hélène. Maurice, mal à son aise, réfléchissait. Il ne songeait pas au refus déguisé de son ami. Ce qui le troublait était la manière crâne dont Hélène venait affectueusement de prendre son parti. «Si elle se doutait, pensa-t-il, qu’en fait d’anciens clients, je suis allé... là-bas! Mais elle ne le saura pas... jamais... Qui pourrait le lui raconter?... Mallepate? Elle ne voit pas Mallepate, j’imagine. Heureusement que tout à l’heure je ne me suis pas confié à André. Sinon... Une phrase de sa femme interrompit sa rêverie. -Eh bien! émit-elle, étonnée... Où es-tu? Tu ne vois pas qu’André s’en va? Maurice sursauta et, cherchant une contenance, répondit: -Mais si... je vois... parfaitement. Du reste, je l’accompagne... À tout de suite, chérie! Le temps d’aller et de revenir... Couvre- toi, je t’en supplie... Non..., couvre-toi, fit-il avec insistance, en remontant lui-même le drap sur les épaules d’Hélène... Tu m’entends? -Et tâchez de dormir..., bonne nuit! dit André. Maurice le suivit hors de la chambre, puis, arrivé dans le vestibule, déclencha la lumière des deux appliques modernes qui encadraient une glace. André l’empoigna par les revers de son veston. -Écoute-moi bien, affirma-t-il. Tu as pour femme un être unique... As-tu senti comme elle partage tes ennuis, tes soucis? Maurice parvint à se libérer. Il décrocha du portemanteau le pardessus de son ami, le lui tendit, l’aida à en passer les manches, et comme l’autre, tout en se boutonnant, entamait un panégyrique d’Hélène: -Hé! oui, concéda-t-il avec un léger mouvement d’impatience. Tu ne m’apprends rien..., c’est une femme... -Admirable! conclut André sur un ton d’absolue conviction... Et... veux-tu mon avis? Tu ne lui vas pas à la cheville... III Hélène. Hélène Bazanges était la cadette de quatre enfants. L’aînée - Juliette -était morte tragiquement au cours d’une partie de barque. Hélène l’avait peu connue, n’étant encore qu’une petite fille au moment où elle la perdit. Elle n’offrait d’ailleurs avec sa soeur aucune espèce de ressemblance. Ses deux frères, Adrien et Jacques, ne lui ressemblaient pas davantage: il existait entre le plus jeune et Hélène une différence d’âge assez sensible pour inciter les garçons à considérer la jeune fille jusqu’à son mariage, et même ensuite, comme une gamine. Cette attitude protectrice mettait Hélène hors d’elle, mais ne l’empêchait point de ressentir pour les deux hommes de la famille plus d’affection qu’elle n’en montrait. Adrien lui était le plus cher. C’était aussi le moins bourgeois, le moins «obtenu», ainsi que disait une vieille tante aux cheveux scandaleusement coupés court, il sortait de l’école de cavalerie de Saumur avec le premier prix de carrousel, quand Hélène comprit l’espèce de passion que lui inspirait son frère. Adrien avait de quoi plaire; cet hommage ingénu l’amusait. Puis il était parti pour l’Algérie, affecté aux chasseurs d’Afrique, y avait conquis son deuxième galon et, la guerre terminée, était retourné, promu capitaine, à ses chevaux arabes, à ses couscous et à sa danseuse indigène. Sa vareuse rouge et son képi bleu ciel avaient fait impression lors du mariage d’Hélène. À partir de cette époque, soit que la vie du bled lui parût de beaucoup plus agréable que celle de Paris, soit que sa brune maîtresse l’eût totalement accaparé, on ne l’avait revu en France qu’au cours de permissions très espacées, il avait demandé le Maroc et il s’y trouvait depuis à peine cinq mois quand le décès de son père le rendit brusquement pour une semaine à l’affection des siens. C’était en 1922. Hélène, tout à l’amour de son mari, avait été frappée par l’allure, le regard, l’expression énergiques d’Adrien, mais ne l’avait, pour ainsi dire, pas reconnu. Ce n’était plus le brillant officier de jadis. Le métier l’avait endurci et il faisait presque figure, dans sa famille, d’un étranger. Près de lui, Jacques, qui ne s’était jamais distingué en rien, offrait l’apparence d’un brave homme, un peu lourd, abruti de tracas. Il habitait Enghien et prenait chaque jour le train à la même heure pour se rendre aux bureaux des chemins de fer du Nord, où il était chef au service des titres. Naturellement, le dimanche, il ne sortait pas de chez lui: sa femme, son jardin, ses gosses suffisaient à ses ambitions. Hélène se rappelait quelques-uns de ces dimanches passés aux premiers temps de son mariage dans la villa de Jacques: elle en revenait écoeurée pour toute la semaine, comme autrefois, pour l’année entière, de la cure que son père allait faire à Luchon. M. Dominique Bazanges père, ou, plus familièrement, Mimique, ainsi que sa femme l’appelait, était vers la fin de sa vie devenu dur d’oreille. Pendant sa cure, les garçons restaient à Paris avec la cuisinière qu’ils rendaient d’ailleurs folle..., mais on emmenait Hélène et elle se revoyait en compagnie d’adolescentes dont les parents ne s’entretenaient, eux aussi -vingt et un jours durant - que de soins médicaux, humages, insufflations, gargarismes, sous les beaux arbres de l’allée d’Étigny. Assise dans le jardin de l’hôtel Sacaron, ou sur le banc qui se trouvait à l’entrée, Hélène ne s’amusait guère dans la «ville des eaux courantes» célébrée par Edmond Rostand. Les moins maussades de ses souvenirs lui permettaient uniquement d’évoquer des promenades à âne et l’inévitable excursion au sommet de Superbagnères qu’accomplissaient ensemble les demoiselles du Sacaron, sous la conduite d’un garde à béret basque. La seule saison dont elle conservât de Luchon une impression délicieuse fut celle pendant laquelle M. Bazanges avait autorisé Maurice Marrières à faire sa cour à Hélène. Maurice était venu en auto et soudain la jeune fille avait eu la révélation de ce pays. Chaque jour, grâce à Marrières, c’était une excursion nouvelle. Pour complaire à son futur beau-père, Maurice avait même conduit une fois les Bazanges jusqu’à la frontière espagnole. Les touristes s’étaient présentés à la douane munis de leurs passeports et M. Bazanges s’était émerveillé au spectacle de la nature qui est à cet endroit, parmi les gorges où coule un mince torrent, particulièrement sauvage et saisissante. Puis il n’avait eu d’yeux que pour les gardes civils dont les bicornes de cuir, les buffleteries, la courte carabine lui rappelaient Carmen et des histoires de brigands. -Hélène, s’était-il écrié sur le mode lyrique cher aux bourgeois qui ont lu Théophile Gautier... Regarde bien... Regarde!... Tu vois l’Espagne! La jeune fille avait à ce moment précis échangé avec Maurice un vif coup d’oeil et un sourire que, plus tard, elle ne devait jamais se rappeler sans éprouver le même trouble et la même allégresse. L’expression fugitive du visage de son fiancé, cette preuve de leur identité de pensée, Hélène n’avait encore aujourd’hui qu’à se la représenter pour revivre leur amour. Elle s’était gravée dans sa mémoire ainsi qu’il arrive parfois, sans que vous en sachiez la cause, qu’une matinée de soleil, un clair de lune ou un après-midi de pluie laisse en votre âme une trace indélébile. Cette façon de sourire avait été presque une révélation: Maurice s’y était livré spontanément. Hélène et lui avaient compris soudain l’accord profond de leurs deux caractères... Enfin, tout ce que la jeunesse conserve, longtemps après, dans l’âge mûr, de fraîcheur, d’élan, de rayonnement, de gaieté, était resté lié, en dépit des heures sombres, au souvenir de cette minute exquise. Un autre souvenir d’Hélène -moins touchant celui-là et qui aurait dû éclairer la jeune femme sur l’égoïsme de Maurice -datait du surlendemain de leur nuit de noces. Ils étaient partis par la route, avaient couché à Fontainebleau pour continuer tout le lendemain sans itinéraire bien tracé dans la direction du Midi. Il faisait doux. Au ciel très clair, les premières étoiles, puis un croissant, brillant comme le cristal, s’étaient levés. Assoupie sur l’épaule de Maurice, Hélène ne voyait rien, n’entendait rien. Elle se laissait aller à son bonheur, brisée, rompue, ravie. L’auto roula ainsi, pendant un temps très long. Maurice, au volant, s’endormait presque et soudain, environ trois heures du matin, il s’aperçut qu’il n’avait point dîné. -Chérie, tu n’as pas faim? demanda-t-il. Elle répondit, silencieuse, par une pression de tout son être. -Ça va, dit Maurice; à la première auberge, on stoppe! Mais les habitations qu’ils dépassaient étaient comme abandonnées et strictement closes. Ils s’arrêtèrent dans un village sans parvenir à réveiller qui que ce fût. Maurice grognait. Il reprit cependant la route et, tout à coup, apercevant de la lumière à l’interstice des volets d’un modeste hôtel, il freina, sauta de voiture et obtint, après des pourparlers, qu’on le reçut. «C’est que j’ai rien à vous servir... y a eu la fête! déclara le patron qui ne pensait qu’à retourner au lit. Voyez vous-même!» Cédant enfin aux instances pressantes de Marrières, le tenancier découvrit au fond d’un placard une côtelette de veau. «Voilà, fit- il... C’est tout ce qui reste.» Alors Maurice, se tournant vers Hélène, avait déclaré tristement: «Une côtelette!... Eh bien!... ma pauvre chérie, toi..., qu’est-ce que tu vas manger?» Cette phrase, de même que le sourire des Pyrénées, s’était inscrite dans la pensée d’Hélène, mais la jeune femme n’en avait pas d’abord dégagé l’inquiétante portée. Il avait fallu, par la suite, que son mari, la plupart du temps, sans le soupçonner lui-même, se révélât sous son véritable aspect: brusque, dur, égoïste, autoritaire. Il n’admettait jamais qu’on lui tînt tête. Hélène avait cédé. Elle s’était tant de fois soumise aux volontés de ses parents que cette nécessité ne l’étonna que peu. Elle plaçait Maurice si haut, elle l’admirait tellement que l’idée seule d’être sa femme suffisait à lui faire tout accepter. Pourvu qu’il l’aimât, qu’il eût un semblant de goût, de plaisir à vivre à son côté, la nouvelle épousée n’en demandait pas davantage... Mais, un jour, il avait cessé de se montrer tendre, affectueux, repentant, après les petites scènes qui éclataient à maints propos et il ne s’était point gêné pour affirmer qu’elle lui rendait l’existence impossible. Hélène, une fois de plus, n’avait pas réagi. Elle le voyait si occupé qu’elle mettait au compte des affaires les vexations et les rebuffades, de plus en plus fréquentes, qu’il lui imposait. Ils vécurent ainsi tout un hiver et une grande partie du printemps. Maurice sortait beaucoup. Son métier le tenait souvent des journées entières au dehors. Sous prétexte de livrer une voiture à un client de province, il lui arrivait de s’absenter parfois quarante-huit heures et lorsqu’il revenait, sa femme le trouvait moins désagréable, moins nerveux. Il lui rapportait même de menus cadeaux, des bonbons, des «spécialités» des villes où il était passé et elle l’en remerciait sans comprendre ce que ces attentions cachaient. Puis ils avaient pris des vacances, comme tous les ans, et c’est au retour d’un séjour à La Baule, que la vérité avait éclaté. Une lettre de femme que Maurice, au moment de sortir, avait bêtement laissé traîner sur son bureau, contenait la preuve de sa trahison. Hélène était entrée dans cette pièce pour chercher un roman. Elle avait vu la lettre, l’avait lue et immédiatement tout s’était écroulé à ses yeux. Comment avait-elle pu, le lendemain, sourire à son mari? La malheureuse l’ignorait. Pourtant Maurice ne s’était aperçu de rien et, durant toute la durée de cette liaison, il n’avait jamais soupçonné qu’Hélène sût le vrai motif de ses sorties du soir et en compagnie de quelle femme il continuait de s’absenter de loin en loin. Cela aussi était un souvenir. Si Adrien n’avait point vécu au Maroc, Hélène se serait certainement confiée à lui. Il était le seul de la famille capable de comprendre. Son autre frère, le banlieusard, n’aurait été qu’un peu plus ahuri, à la suite d’une telle révélation. Quant à sa mère, c’était bien la dernière auprès de qui l’infortunée eût pu se réfugier. Mme Bazanges était une femme versatile, perpétuellement distraite, que le veuvage avait surprise au même titre qu’un événement baroque survenu en dehors de toutes les convenances reçues. Sa vie n’avait été qu’une habitude. Son mari, ses enfants à l’égard de qui elle s’était toujours montrée irréprochable, n’avaient point éveillé en son âme de sentiments profonds. Dans ce petit appartement, rue Bayen, elle menait une existence sans but ni règle morale bien définis. On la disait bonne, serviable, désintéressée, mais on l’aurait aussi bien qualifiée de méchante, de personnelle et d’avare sans se tromper beaucoup, car chez cette créature défauts et qualités étaient tout de surface et facilement interchangeables. Hélène se trouva donc vis-à-vis des réalités et ne put compter sur personne pour l’aider à lutter. L’unique amie fournie par le destin avait été Fabienne. Hélène s’était, sans discussion, contentée de cette futile compagne en évitant d’ailleurs de lui apprendre la ruine de ses illusions. -Qu’est-ce que c’est, cet amour de Fabienne? avait demandé Maurice au début de leur mariage. Hélène s’était bornée à riposter: -Ça t’intéresse? -Et son mari? -Oh! pas dangereux. Mais Georges, un peu plus tard, avait fait irruption dans sa vie et c’était pour Hélène un quatrième et tragique souvenir. Elle n’y pensait jamais qu’en fermant les yeux. Était-ce sa faute? N’avait-elle pas voulu enlever, par coquetterie, Georges à Fabienne qui, dès le premier soir, s’était sans vergogne jetée au cou du peintre? Hélène s’interrogeait. Non, elle n’avait rien fait pour détourner de son amie le jeune homme. C’était lui qui, frappé par la réserve d’Hélène, l’avait invitée à danser plusieurs fois. Puis, comme le mari de Fabienne rappelait à l’artiste qu’il avait promis d’exécuter un portrait de sa femme, Georges avait répondu qu’il ferait volontiers deux tableaux au lieu d’un. -Comment donc! s’était exclamé Fabienne en minaudant, vous désirez ma mort! Poser deux toiles, c’est trop! -Excusez-moi, avait précisé Georges. Je voulais dire qu’après le vôtre, je pourrais commencer un tableau de votre amie. Hélène s’était gardée d’émettre une opinion. -Quand aurez-vous le temps de passer à mon atelier? -Moi? -Mais certainement. Accompagnez une fois Fabienne, vous connaîtrez ainsi le chemin. -Ma chère, avait alors constaté celle-ci à voix basse, c’est une touche... -Prenons date. -Il faut que j’obtienne d’abord le consentement de mon mari, avait reparti Hélène évasive. Je ne sais s’il m’autorisera... -Bah! je m’en charge. Il n’y a pas de raison pour refuser. -Eh bien! avait sur-le-champ repris Georges. Je vous attends ensemble après le déjeuner... C’est aujourd’hui jeudi... J’ai modèle vendredi..., parfait. Samedi, à deux heures, si vous êtes libre. Vous vous rendrez compte, par une première séance que j’infligerai à Fabienne, que ce n’est pas terrible. Accepté? Le surlendemain, Fabienne, d’un coup de téléphone, s’était entendue avec Hélène pour passer la chercher. Celle-ci n’avait rien dit à Maurice. Cependant elle accompagna en voiture son amie et assista d’un angle de l’atelier à cette fameuse séance qui devait l’entraîner si loin. Elle n’était jamais encore allée chez un peintre. Aussi le décor l’amusa-t-elle au plus haut point. Elle fut surprise de ne pas voir de tableaux accrochés aux murs mais une tête de taureau empaillée, des pistolets en panoplie, une ancienne enseigne de bistro, des bateaux dans des bouteilles, un énorme cochon en pain d’épice portant le prénom de l’artiste, plusieurs poupées foraines et une main de Bouddha. -Que faites-vous donc de votre peinture? avait-elle demandé à Georges. Pour toute réponse, il avait désigné dans une arrière-salle des châssis entassés. La jeune femme n’osa pas les regarder. Heureusement, il y avait près d’un divan trois énormes cartons pleins de dessins. Elle les ouvrit, avec la permission de l’artiste, et se mit à les feuilleter. C’était curieux. Certains de ces dessins ne représentaient que des mains, des bouches, des parties de torse: simples études reflétant l’influence de l’école, n’offrant aucun caractère personnel et contrastant avec la vague mais rutilante ébauche que Georges avait entamée, directement, en pleine pâte, l’oeil fixé sur Fabienne. Il expliqua: -De vieux croquis. La façon dont il attachait ses regards sur son amie agaçait secrètement Hélène, persuadée qu’il était plus à son travail qu’à la visite qu’elle lui rendait. Cependant, sans se retourner, il déclara soudain: -Vous avez un chapeau ravissant. Irène, Léonie, Rose Descat? Elle répondit: -Descat. -Il n’y a qu’elle, affirma-t-il en écrasant un tube de vermillon sur sa palette. Ce n’est pas seulement une modiste... C’est un poète... elle a compris le charme de Paris. -Ah! tiens, vous connaissez? fit Hélène. Elle était étonnée que Georges parlât si justement de sa coiffure. Ce garçon portait une chemise en grosse toile de Vichy à carreaux rouges, des sandales de cuir fauve et un pantalon bleu, serré à la ceinture par une corde, comme en ont les mécaniciens. Il avait ainsi l’air d’un rapin et rien dans son logis ne décelait le moindre raffinement. Un poêle de fonte occupait le centre de l’atelier. Trois chaises de cuisine à demi dépaillées, un vieux fauteuil Empire, des caisses de bois servant de tables et une affreuse descente de lit aux coins recroquevillés composaient l’ameublement. Sans doute aucun, le divan devait servir de lit, et des mégots, des bouts de cigare traînaient par terre. «Il ne doit pas être riche», pensa Hélène avec une nuance de commisération. Mais l’artiste, visiblement, ne paraissait plus se soucier de la jeune femme. Il peignait à larges traits, n’obéissant qu’à ses réflexes et, souvent, il lâchait une brosse pour en saisir une autre qui lui servait à renforcer d’une touche violente tel détail du visage de Fabienne, avant de reprendre avec fougue son tableau. En même temps, il grommelait, les lèvres gouailleuses: -Ah! vache!... la vache! quelle vache!... -Pardon!... Vous dites? ne put s’empêcher de s’informer Hélène. Fabienne éclata de rire à cette question. Puis Georges répondit, tout en distribuant des coups de pinceau qui tambourinaient sur la toile: -Ne vous formalisez pas... quand ça ne va guère je m’engueule. Autrement... vous pourrez m’entendre... je m’adresse des compliments... il suffit que ça vienne... je n’arrête pas alors de répéter: Comme un ange... comme un... Il se retourna, planta hardiment ses yeux dans ceux d’Hélène, et conclut: -Oui, madame... -Quel type! articula Fabienne. Georges reprit son travail; cette fois, il restait silencieux. -Et lorsque vous ne prononcez plus ni l’une ni l’autre de ces expressions? s’enquit Hélène amusée. Ça signifie? -Tais-toi! lui conseilla Fabienne. -Oh! non, votre amie peut parler, riposta le jeune homme. Au contraire. Elle a une jolie voix qui vibre, une voix chaude... Il se leva, se recula, considéra Fabienne attentivement, puis l’esquisse, et déclara: -Voilà!... -Fini? interrogea le modèle. -Pour le moment, repos! ordonna le peintre en se débarrassant de sa palette afin de s’essuyer les doigts contre son pantalon. Ah! non, permettez, protesta-t-il, comme Fabienne s’approchait du chevalet... On ne regarde pas... pas encore! Il enleva sa toile et l’appuya, retournée, contre le mur. Fabienne, déçue, se recoiffa devant un éclat de miroir fixé au dos de la porte puis, lestement, elle alla s’asseoir près d’Hélène sur le divan. Georges s’accroupit par terre à leurs pieds, tira d’une poche un paquet de cigarettes bleues, le leur tendit. -Non... merci! firent ensemble les deux femmes. -Oh! vous savez, c’est tout ce que j’ai! dit-il gaîment. Hélène n’en revenait pas. Le naturel, la simplicité, la bonne humeur de Georges la séduisaient tout en la démontant. Elle n’aurait point imaginé qu’un artiste pût vivre dans une telle baraque qui prenait jour par le plafond à travers des carreaux que jamais personne ne devait essuyer. Cette existence avait pourtant son charme: le charme de la jeunesse qui sait s’accommoder du manque de confort. Était-ce bizarre? Georges ne cherchait point à cacher sa demi-pauvreté: il professait à l’égard de l’argent un mépris admirable. Pourvu qu’il possédât de quoi s’acheter de la couleur, des toiles et un peu de tabac, il s’estimait heureux. Lorsqu’il sortait et soupait dans un bar, c’est qu’il avait vendu à un amateur quelque tableau. Son voisin, le vieux Mallepate, lui en commandait deux par an, à très bas prix, évidemment, mais enfin qu’il payait. M. Lagasse -à qui Georges remettait une petite commission -lui bazardait aussi de temps à autre une croûte, comme il le disait sans malice, à des commerçants du quartier. Et il y avait encore, rue du Cherche-Midi, un vague restaurateur chez lequel Georges prenait ses repas et qui, parfois, se laissait apitoyer par le dénûment de l’artiste et venait choisir un tableau en échange d’une ardoise un peu longue. Le jeune homme, cependant, ne laissait jamais paraître qu’il manquait, certains jours, de tout. Si pauvre qu’il pût être, il possédait un tub. Ses vêtements étaient toujours soigneusement tenus, ses chaussures bien cirées et il se rasait même deux fois quand il devait se rendre chez un collectionneur afin d’y brosser le portrait de sa «dame» ou de sa «demoiselle». Tant bien que mal, Georges se débrouillait ainsi. Il passait d’habitude les vacances en Bretagne, dans une petite pension à dix-huit francs par jour. C’était là son seul luxe; il ne peignait point alors, si ce n’est très rarement, mais il s’embarquait avec les pêcheurs et leur donnait un coup de main. -Au fond, constata Fabienne, vous êtes votre maître. On peut vous envier. -Je ne suis guère à plaindre. -Non, fit doucement Hélène. Vous vivez comme un sage. -Comme un boyard! rectifia-t-il en plaisantant. Ainsi voici mon gîte: pas mal, hein? Mais j’ai mieux... Chaque soir un voisin qui s’est offert un appareil de T. S. F. me donne une audition... Enfin, proposa-t-il en se levant, venez voir, là, dehors... -Quoi donc? questionnèrent les deux visiteuses. Georges poussa le battant de la porte et, noblement, il annonça: -Un musée! En effet, Antonin Mallepate, qui prétendait qu’à exposer au jour les tableaux bitumeux de son antre, il parviendrait à leur rendre un éclat disparu, installait les plus sombres de ses toiles dans l’allée de la cité. -Seigneur Mallepate, cria Georges, puis-je montrer vos oeuvres d’art à de nobles dames? De l’intérieur de sa bicoque, le vieux bohème répondit sans sortir: -Allez! mon vieux! À votre disposition. -Vous êtes couché? -Non, je lis. Fabienne, secouée d’un fou rire, regagna l’atelier de Georges et en profita pour aller jeter à son portrait un coup d’oeil en cachette. Hélène demeura seule en compagnie du peintre. -Quand commencerons-nous? s’informa-t-il la regardant. Je suis certain de faire un excellent tableau. Voulez-vous dans huit jours? -Soit. D’ici là, j’aurai parlé à mon mari. -Cela ne vous empêchera pas de revenir, lundi, avec Fabienne. -Fabienne sera furieuse. -Tant mieux! décréta Georges. Elle m’embête. Ils n’échangèrent pas d’autres paroles et restèrent, au milieu des tableaux exposés par Mallepate, immobiles et troublés. Hélène aurait voulu dire n’importe quoi pour échapper au sentiment bizarre qui la dominait lentement, mais les mots ne lui venant pas, elle recula pour rejoindre Fabienne dans l’atelier. -Vous reverrai-je lundi? lui demanda fiévreusement le peintre. Hélène rompit encore d’un pas. Il se mit en travers de la porte afin d’obliger la jeune femme à répondre et, comme elle essayait de l’écarter, il la saisit tranquillement par les épaules, la retint et, tandis qu’ils se trouvaient ainsi face à face, il murmura: -Lundi? Je vous attends lundi... Nous sommes d’accord? -Oui, dit très vite Hélène. Mais lâchez-moi... vous me faites mal! Et elle était venue: elle avait été sa maîtresse sans s’expliquer le pouvoir, la sorte de fascination qui émanait de Georges, ni s’expliquer comment elle s’était donnée presque aussitôt. Naturellement Fabienne ignorait tout du rendez-vous. Le peintre l’avait décommandée le matin même et, comme elle ne pensait point qu’Hélène dût l’accompagner, elle s’était dispensée de l’avertir. Le premier mouvement d’Hélène, en ne voyant point arriver son amie, avait été de se retirer, mais Georges s’y était opposé et avait réussi à la convaincre. Désireux de ne point l’effaroucher, il avait fixé sur son chevalet une toile neuve et feint d’entreprendre le portrait: Hélène s’était prêtée de bonne grâce au désir du jeune homme puis, au bout d’une demi-heure, il avait suspendu la séance et elle s’était assise sur le divan où il l’avait rejointe sans prononcer un mot. Une gêne comparable à celle de l’avant-veille s’était alors emparée de la visiteuse et, circonstance encore plus extraordinaire, elle avait eu l’intuition que l’artiste se trouvait, lui aussi, en proie à une identique émotion. La porte de l’atelier était restée ouverte. Il faisait beau. Mallepate, qui installait sa galerie le long des deux murs du passage, sifflotait. Il semblait soulevé d’une anormale activité et, le balai à la main, nettoyait sa cabane. Outre les tableaux, il avait déménagé de chez lui plusieurs poteries chinoises qu’il lavait à grande eau. La présence de ce personnage à deux pas de l’endroit où elle se trouvait rassurait vaguement Hélène. Mais Georges s’était soudain rapproché d’elle et ils avaient lutté, dans le plus grand mystère, à cause justement des allées et venues du vieux bohème qui, si absorbé qu’il fût par sa besogne, aurait pu tout entendre. Lutte silencieuse qui créait entre eux une sourde, une enivrante complicité. Georges, aussitôt, en avait tiré avantage et, lorsque, incapable de se défendre, Hélène s’était enfin abandonnée, elle avait goûté un plaisir coupable et réellement inédit en écoutant Mallepate vaquer, à côté d’eux, à ses dérisoires occupations. Il entremêlait quelquefois ses sifflements d’une petite chansonnette de salle de garde dont les termes grossiers procuraient à Hélène l’impression de commettre une faute que rien ne pouvait excuser. Pourtant, au lieu de lui rendre ses esprits, cette impression augmentait la jouissance de la jeune femme et l’exaltait délicieusement. L’instant le plus pénible, pour elle, fut celui qu’elle passa ensuite à réparer le «désordre de ses vêtements». Afin de ne point la gêner, Georges était sorti de l’atelier. -Tiens, vous voilà! lui avait dit le sculpteur. Et la barbouille? -J’ai modèle, s’était contenté d’indiquer le rapin. Après l’échange de quelques phrases avec son voisin, il était rentré au moment où Hélène, tout émue, allait s’enfuir. -Oh! je vous en prie... Laissez-moi m’en aller, avait-elle supplié en détournant la tête. -Voyons! -Non, il faut que je vous quitte. -Et le vieux, à côté?... vous êtes folle. Il va vous voir... Écoutez, reprit Georges, et il profita de l’hésitation d’Hélène pour lui ôter son sac et son collet de fourrure sans qu’elle eût la force de résister... Vous partirez plus tard... Nous guetterons la minute où la voie sera libre... Parole! Vous n’avez pas confiance? Elle cacha son visage contre la poitrine du peintre qui la ramena doucement vers le divan. Hélène ne savait plus où elle était. Il la força de s’asseoir, puis s’éloignant tout à coup alla fermer la porte et revint à sa place. Il pouvait être trois heures et demie, le soleil s’était caché. On voyait de gros nuages courir à travers les vitres du plafond et se succéder sans trêve. Par instants, le roucoulement des pigeons qui regagnaient avec de brusques battements d’ailes leur gîte, s’élevait de l’angle des toits. Georges avait enlacé son amie et lui donnait dans le cou d’innombrables petits baisers. Elle le laissait faire, en silence. Elle ne sentait pas ces baisers et songeait tristement à Maurice. Puis le soir était tombé, peu à peu, éteignant tous les reflets dans l’atelier. De loin en loin, frottant toujours ses poteries, Mallepate chantonnait ou sifflait. Le concierge lui porta une lettre. -Ah ben, m...! lança le bohème. Moi je vous le dis, c’est le percepteur. Georges eut un rire muet et, prêtant malicieusement l’oreille, écouta si Mallepate ne se livrerait point à quelques naïfs et savoureux commentaires. Il n’en fut rien. L’avertissement du fisc avait eu pour résultat d’éteindre la verve du pseudo Prix de Rome. On ne l’entendit plus. -À présent, décida d’une voix altérée Hélène, je veux partir. Elle voulut se lever. Georges la retint de nouveau, l’immobilisa contre lui. -Penses-tu! -Mais il est tard... je suis attendue... Il faut... -Non, dit-il. Hélène tenta de dénouer son étreinte et murmura, devant la volonté que manifestait Georges de la garder: -Vous savez... Si vous ne me lâchez pas... je jure que je ne reviendrai plus. Encore une fois, elle essaya de se dégager: ce fut en vain. Georges la contraignit à tourner la tête de son côté, à poser ses yeux sur les siens et, tout à coup, il avança la bouche, trouva les lèvres de la jeune femme et l’embrassa jusqu’à ce qu’elle eût perdu le souffle et ne pût empêcher son amant de la déshabiller. De tous ses souvenirs, ceux qui se rapportaient à cet après-midi conservaient dans l’esprit d’Hélène le plus de force, d’âpreté. Cependant, c’était entre ces mêmes murs qu’à quelques mois de là Maurice Marrières devait tuer le peintre au cours d’une rixe dont la malheureuse revivait trop souvent, la nuit, au milieu de ses rêves, les sinistres péripéties. Durant ce laps de temps, Georges Bardou avait brossé de sa nouvelle maîtresse un portrait qu’afin de ne point éveiller la jalousie de Maurice, Hélène s’était décidée à lui représenter sous l’aspect d’un chef-d’oeuvre. Fabienne se trouvait chez elle, le soir que son amie en avait parlé pour la première fois et, comme Fabienne possédait également son portrait peint par Georges, le mari, sans broncher, s’était simplement informé du prix. Fabienne en bonne camarade, lui avait dit ce qu’avait coûté le sien. Cinq mille francs. Puis le tableau avait été exposé dans une galerie. C’était un excellent morceau qui n’offrait pas, peut-être, avec Hélène une ressemblance absolue, mais qui, traité sans concessions, dénotait chez l’artiste un rare tempérament. Sur un fond largement empâté, la masse rousse des cheveux flambait, correspondant par son intensité à celle du regard chaud, profond, velouté, capiteux du modèle. Un cerne en soulignait la sensuelle ardeur. C’était bien le regard d’Hélène, mais dilaté, brûlé par le plaisir. La bouche présentait une expression avide, gourmande, heureuse. En admirant le dessin du cou, des épaules, le port légèrement alangui du buste, l’épanouissement significatif des narines, on demeurait frappé de les voir si conformes à la nature dans leurs rapports de tons et de volumes, et en même temps si personnellement mis en place et combinés suivant un rythme plus particulier à l’auteur qu’à celle qui l’avait inspiré. En réalité, l’oeuvre était moins un portrait de femme qu’une femme transfigurée par l’imagination d’un artiste. Enfin, dans l’exécution de l’ensemble, on découvrait un tel brio, une harmonie si juste et pourtant si hardie, que les rouges, les blancs, les bruns, les bleus, les verts et les roses s’équilibraient sous l’influence d’une joie de peindre portée au paroxysme d’une ivresse des couleurs allant jusqu’à l’éblouissement. -Ce n’est pas un portrait, c’est un flagrant délit, édicta Mallepate lorsqu’il se trouva en présence du tableau. Georges avait rapporté le mot à sa maîtresse et tous les deux étaient partis d’un franc éclat de rire. Or, le vieux fou ne se trompait pas. En effet, dès qu’Hélène eut accroché la toile dans sa chambre, Maurice conçut des soupçons. Il n’en laissa rien paraître, mais un jour il suivit sa femme sans qu’elle s’en aperçût, et il apprit ainsi son infortune. Loin de se dire alors que l’infidélité du modèle constitue, dans la plupart des cas, l’inévitable rançon d’un bon portrait féminin, Maurice se souvint qu’il avait acheté cinq mille francs la preuve qu’il était trompé, et cette constatation l’humilia. À maintes reprises, l’envie de démasquer les coupables manqua de le conduire impasse Ronsin, en compagnie d’André. Il voulait emmener un témoin afin de pouvoir, en gardant l’avantage, chasser Hélène comme elle le méritait, mais soit qu’André se doutât de quelque chose, soit qu’il ne fût pas libre lorsque Maurice lui téléphonait, ce projet n’eut pas d’autre suite et il avait fallu qu’un soir, à bout de rage et d’arguments, le malheureux se rendît seul, armé d’un revolver, dans l’atelier du peintre. -Maurice, pense à ce que tu vas faire! avait failli crier Hélène en le voyant entrer. Elle connaissait son mari, elle savait, qu’emporté par la colère, il était capable de tout: néanmoins, elle n’avait point osé le mettre en garde contre lui-même. Sa présence chez Georges quand il l’avait surprise, l’état de nudité dans lequel elle était, l’avaient emplie de confusion. Aujourd’hui encore, elle n’évoquait jamais la scène qui s’était déroulée sans éprouver le même sentiment de honte, de désarroi et elle en arrivait à conclure que si elle avait eu la force de prononcer une phrase quelconque qui eût incité Marrières à dominer sa violence instinctive, le drame ne se serait peut-être pas produit. C’est alors qu’elle souffrait le plus et malgré des efforts réitérés, il lui était impossible d’effacer la vision de Georges couché par terre, gémissant et se tenant le côté droit. Un flot pourpre coulait de la blessure. Maurice s’était relevé. Il avait encore à la main son revolver. Puis Mallepate, attiré par la détonation, était entré pour s’éloigner presque aussitôt dans l’intention de prévenir le concierge et de chercher un taxi. Hélène durant ce temps s’était habillée à la hâte entre son mari qui la considérait en silence et son amant qui, douloureusement, avait pu se traîner jusqu’à la porte. Des voisins l’entouraient. Ils étaient parvenus, en le saisissant sous les bras, à le maintenir debout, mais il leur échappait parfois, retombait sur le sol et s’y tordait en poussant des cris de douleur. Un modèle qui n’avait sur le corps que son manteau brandissait une lampe. Il pleuvait: l’eau roulait sur les vitres avec un bruit étrange et, dans l’allée obscure encombrée de feuilles mortes, chaque nouvel arrivant faisait en accourant craquer ces feuilles et le gravier. Des gosses, que leurs parents tentaient de renvoyer, regardaient sans comprendre cet homme ensanglanté et toutes ces grandes personnes réunies près de lui. -Qu’est-ce qu’y est arrivé à M. Georges? s’enquérait d’une voix perçante une fillette. Une autre, qui avait reçu une taloche de sa mère, piaillait. -Oh! qu’elle se taise! par pitié! Qu’elle se taise! s’était exclamée comme une folle Hélène. Mais personne ne songeait à la plaindre. Au contraire. Les regards que rencontraient les siens étaient chargés de reproche, de stupeur. Quant à Maurice, que tous avaient oublié, il marchait dans le fond de la pièce, la tête haute, l’air exalté. Il avait jeté son arme sur le divan et la lampe à petit abat-jour qui brûlait au chevet éclairait d’un reflet sinistre le revolver. L’enfant giflée pleurait toujours. -Dis, môman, répétait la fillette, qu’est-ce qu’on y a fait au monsieur? On ne lui répondit pas. On renseignait Georges qui demandait, lorsque la souffrance lui accordait un instant de répit, si on était allé arrêter une auto: -Oui, oui... elle va venir... Patientez! Elle vient. Y a M. Mallepate et le concierge qui sont partis exprès... Un garçonnet de six ans ne s’occupait ni du blessé ni de tous ces gens assemblés et furetait dans un angle de l’atelier. La vue du cochon en pain d’épice suspendu par une faveur à un clou, excitait la convoitise du marmot, mais il était trop petit pour l’atteindre et il restait l’oeil fixé sur ce cochon ainsi que devant un éventaire de foire. Enfin Mallepate, escorté d’un chauffeur, surgit sous la pluie. Ce n’était plus le personnage craintif et falot qui se tenait d’habitude en arrière, mais un Mallepate inconnu, maître de lui, distribuant des ordres aux locataires de la cité qui s’empressaient autour du peintre. -Empoignez-le doucement... Vous: passez son bras autour de votre cou! Là! Laissez-le bien vous tenir... Vous y êtes?... Avancez. Le cortège s’ébranla dans l’obscurité, car un coup de vent avait soufflé la lampe de la jeune femme nue sous son manteau. -Ça ne fait rien, poursuivait Mallepate en guidant les porteurs. Allons toujours. Hélène suivait: elle pleurait et appelait sans penser à se protéger contre la pluie: -Georges! Georges! Georges! -Il est temps de pleurer, fit observer une commère qu’une bambine tenait par la jupe. -Oui, renchérit sur un ton agressif la voisine la plus proche. Écoutez ça... ça cause des drames et puis ça chiale. Au seuil de sa loge, le concierge attendait. Il érigeait également une lampe, mais il la protégeait à l’aide d’un journal. Georges aperçut Lagasse en passant. Il inclina la tête en guise de remerciement et le petit homme lui cria: -Ayez confiance, allez! Le taxi est là. Livide et grelottante, Hélène assista près de la portière à l’installation du peintre dans la voiture, puis elle essaya d’être courageuse. Georges lui avait adressé un pâle sourire, mais quand les porteurs le déposèrent sur la banquette, ils s’y prirent sans doute mal, car il soupira faiblement, voulut se raccrocher à eux et, rompu par l’effort, retomba d’une masse, évanoui. Mieux aurait valu qu’il me tue!», se disait souvent Hélène lorsqu’elle revivait, malgré toutes ses tentatives pour les oublier, ces heures horribles. L’existence n’avait plus aucun sens à ses yeux: elle lui paraissait grotesque, pénible, odieuse. Le blessé était mort, deux jours après l’opération. Hélène l’avait vu à l’hôpital. Mais les parents du peintre étaient arrivés de Lille et lui avaient fait dire qu’elle n’eût plus à se déranger, car ils ne la recevraient pas. C’était de petits bourgeois assez ternes. Elle avait eu beau les prier, les supplier, au nom même de leur fils, de permettre qu’elle entrât une seule fois dans la chambre de l’agonisant, afin de le contempler de loin, sans qu’il soupçonnât sa présence, ils s’étaient montrés inflexibles. Un grand garçon se trouvait avec eux: le frère de Georges. Hélène s’arrangea pour le joindre, pour l’attendrir par ses larmes, mais c’était le jour même que le peintre rendait l’âme: la malheureuse n’osa plus insister. Elle s’était réfugiée chez sa mère rue Bayen, afin de se soustraire à la curiosité des gens, des journalistes. La vieille dame demeurait atterrée. Cette agitation, cette atmosphère de drame lui rappelaient les minutes affreuses qui avaient succédé à la mort de sa fille aînée et elle se croyait en butte à une incompréhensible, à une injuste fatalité. Égoïste comme bien des personnes de son âge, Mme veuve Bazanges avait formellement exigé qu’on ne lui parlât jamais de rien. Hélène, respectant cette volonté, se claustrait dans la pièce qui lui servait de chambre et y sanglotait toute la nuit. Sa mère feignait de ne point l’entendre. Toutefois à peine se trouvait-elle seule, elle se repaissait avec avidité de la lecture des journaux qui consacraient au meurtre des articles, des entrefilets. Quelques- unes des feuilles publiaient des photographies. C’est ainsi que la vieille dame avait pu voir l’image de Georges occupant la première page de Paris-soir à côté d’une reproduction de la cité Ronsin dont les arbres et les maisonnettes de bois suggéraient un décor d’idylle. Sur cette photo, qui datait de l’époque où il suivait les cours de l’École des Beaux-Arts, le jeune homme portait la barbe, les cheveux longs. -Ah çà! mais cette petite est folle! avait protesté pour elle-même Mme Bazanges. Qu’est-ce que c’est? Se toquer d’un individu de ce genre? Mon gendre est beaucoup mieux. Or point n’était question de lui demander son avis. Un crime avait été commis, précisément par son gendre et que ce dernier fût doté d’un physique plus avantageux que le sieur Georges Bardou, artiste peintre, ce détail n’importait guère aux yeux de la police. Maurice s’était d’ailleurs constitué prisonnier le soir même du drame. Sa photo fut également publiée dans les journaux. Puis on ne parla plus de l’affaire. Le surlendemain, on n’annonça que par une note brève le décès de la victime. Hélène avait cru perdre la raison ce jour-là. En rentrant de l’hôpital, où elle avait pu rencontrer le frère de Georges, elle avait annoncé la nouvelle à sa mère et s’était ensuite enfermée dans sa chambre pour n’en sortir que le matin des obsèques. Il s’agissait plutôt du transfert à la gare du Nord des restes du malheureux artiste. Hélène suivit toute la cérémonie en taxi et de loin, sur un quai, assista au chargement du cercueil dans un fourgon. La scène avait eu lieu de très bonne heure. Hélène regarda le train partir, puis se laissa tomber douloureusement sur un banc, désespérée. Les gens qui passaient, employés de la voie, voyageurs, porteurs de bagages, considéraient avec curiosité cette femme en larmes qui ne voyait ni n’entendait personne et ne se rendait même pas compte de ce qui l’entourait. Cependant, à la fin, la pleureuse se leva, s’éloigna du banc, quitta la gare. Elle était tout à fait perdue et aurait débarqué dans une ville étrangère que son désarroi n’eût point été plus grand. -Taxi? offraient des chauffeurs en la suivant au ralenti. Hélène marchait à l’aventure, fendant le flot affairé des piétons. Elle alla de la sorte dans la direction du boulevard de Strasbourg qu’elle contourna à droite pour remonter rue Saint-Denis. Des voitures chargées de fruits, de légumes, de fleurs se succédaient le long des trottoirs. Au seuil des boucheries et des épiceries, les commis plaisantaient avec les ménagères. Des cris, des rires fusaient. Des idylles s’esquissaient. Un clair soleil caressait les objets, allumait çà et là des reflets aux vitres des boutiques, aux zincs des bars et mettait des paillettes d’or jusque dans l’eau des ruisseaux. C’était une de ces matinées où l’automne qui s’attarde sur la ville baignée d’une molle lumière dorée, conserve toute la douceur pénétrante du printemps. Hélène, secouée de sanglots, ne voyait rien, n’entendait rien. Des idées incohérentes passaient à travers son esprit. Elle errait maintenant au hasard de voies étroites, malodorantes, qui finirent par la ramener au boulevard. Brusquement, à la hauteur de la rue Réaumur, et sans même savoir pourquoi, elle opéra volte-face, marcha encore, se retrouva devant la gare au moment où dix heures sonnaient. La vue des bâtiments du chemin de fer la fit soudain penser à son frère Jacques: il devait être à son travail, penché sur des paperasses, comme d’habitude. Hélène connaissait l’emplacement et l’étage du service. Elle s’y rendit, machinalement, dans l’espoir de rencontrer enfin quelqu’un qui comprendrait son désarroi, la raisonnerait, la consolerait. Bien que Jacques réservât aux êtres dont il assurait l’existence les témoignages d’une sensibilité rudimentaire, la jeune femme se dit que devant sa douleur, à elle, il aurait malgré tout pitié. L’huissier à qui elle se nomma, la pria d’attendre un instant et quand il reparut, suivi de Jacques Bazanges, la malheureuse eut une peine incroyable à se lever du fauteuil où elle s’était effondrée. -Viens... par ici! lui notifia son frère qui la mena dans une petite pièce où il n’y avait personne. Refermant soigneusement la porte derrière lui, il avança une chaise qu’Hélène refusa d’un mouvement de tête, puis il examina sa soeur, d’un air gêné. -Oh! fit-elle... c’est horrible, c’est abominable! -Calme-toi, je t’en prie. -Jacques! C’était un long homme, triste et voûté, à binocle. Le lendemain du tragique épisode, il avait passé rue Bayen pour embrasser Hélène et la réconforter. Hélène ne se trouvait pas chez leur mère. Jacques s’était contenté de griffonner un mot sur sa carte de visite. -Voyons, soupira-t-il... ne pleure pas ainsi. Explique-moi plutôt la raison de ta visite. Vraiment, tu as un tel chagrin? Hélène fixa sur lui un regard vide. -Que veux-tu? reprit son frère. Puis-je t’être utile en quelque chose? -Non. Il réprima un geste d’impatience et, pour la seconde fois, désigna la chaise qu’il avait avancée. Par nature, autant que par raisonnement, il détestait les complications et possédait en pareille matière quantité d’aphorismes dont il rebattait les oreilles de sa femme et celles de ses enfants. Hélène comme d’ailleurs Adrien, le capitaine, ne lui ressemblaient en rien: c’était à croire, assurait-il, que dans la famille, ils tenaient de leur mère cette déplorable faiblesse de jugement. Quant à lui, Jacques Bazanges, du service des titres, il avait hérité du père sa pondération, son équilibre physique et intellectuel, son bon sens, son esprit positif. Aussi, tout à l’heure, en apprenant qu’Hélène le demandait, n’avait-il pas hésité à croire qu’elle était venue chercher un conseil. Sa qualité d’aîné ne justifiait-elle pas une telle démarche? -Ma pauvre Hélène, déclara-t-il non sans solennité, les grandes douleurs sont souvent les plus éphémères. Je souhaite que ce soit le cas pour la tienne. -Je ne... pense pas, balbutia l’infortunée. -Certes, il existe des exceptions, poursuivit Jacques, et je conçois très bien que tu... enfin que la perte de ton... de ce jeune peintre... -Si tu savais quel être c’était... quel coeur!... quelle âme exquise! -Oui... oui... -Pardonne-moi! prononça-t-elle en s’essuyant les paupières. Je suis venue ce matin à la gare lui adresser un dernier adieu... On a chargé son cercueil dans le train de Lille. -Oui, dit encore Jacques, devinant qu’il devait la visite de sa soeur à cette circonstance. Tu as voulu te trouver là... pour ce... pour... cette cérémonie. -Oh! toi, tu me comprends, n’est-ce pas? s’écria pitoyablement Hélène en lui saisissant la main. -Assieds-toi. -J’étais sûre que tu comprendrais, affirma-t-elle en se laissant tomber, toute meurtrie, sur la chaise. À la maison, maman ne permet pas que je parle de... Georges... Je n’ai que toi, Jacques, toi seul, à qui je puisse me confier. -Eh bien! que penses-tu faire? s’informa-t-il debout, n’osant pas retirer sa main. -Faire quoi? -Tu dois pourtant choisir une décision. C’est assez naturel, exposa-t-il. Ton mari... Hélène le regardait, surprise. Il continua, se dégageant avec douceur, afin de s’asseoir lui aussi sur un siège qu’il empoigna par le dossier et approcha de la jeune femme. -Ton mari, par ce meurtre absurde, nous a causé à tous, à toi la première, un tort considérable, et si l’on considère d’autre part que vous n’avez pas d’enfants... -Où veux-tu en venir? questionna-t-elle. Je n’avais nullement l’intention de te parler de Maurice. Jacques sourit, de ce sourire mélancolique, un peu hautain, dont il ne se départait jamais, et répondit: -Voyons, entends-moi bien. Je discutais précisément hier soir, à table, avec Madeleine, ta belle-soeur, de la situation tout à fait... délicate dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de Maurice. Le Code prévoit qu’en pareil cas le conjoint qui a subi le préjudice est en droit d’intenter une action en divorce. -Ah! oui? -Certainement. -Alors, dit Hélène déconcertée, tu me conseillerais... de... -Cela tombe sous le sens, édicta le bureaucrate toujours avec son sourire triste et supérieur. Le nom que tu portes actuellement est entaché de sang. Voilà le fait... Que toi, appartenant à une honorable famille, tu restes l’épouse d’un meurtrier, c’est une solution que je ne saurais personnellement approuver. -Mais Jacques, on peut me reprocher d’avoir... -C’est entendu, interrompit-il. Tu as des torts... les premiers torts sont de ton côté... et je ne t’excuse pas. Cependant si tous les maris trompés se comportaient à la façon du tien, il y aurait, avoue-le, des hécatombes quotidiennes. Il ôta lentement son lorgnon, l’essuya, le remit sur son nez puis, considérant Hélène qui se taisait, il attendit. -Allons!... Décide-toi, fit-il comme le silence se prolongeait. Tu ne peux infliger à ton frère Adrien, pour son avancement, pas plus qu’à notre mère et à moi-même... ce discrédit, dont tu es en partie gravement responsable, je le reconnais, mais dont Maurice, ton mari... -Tu m’excuseras de t’avoir dérangé, fit tout à coup Hélène en se levant. Jacques prit un ton magistral. -Mon enfant, crois-moi: si notre regretté père était de ce monde, il te tiendrait le même langage. -Je ne pense pas. -Tu as tort. -Tort ou raison, il n’aurait certainement pas profité de l’état dans lequel je suis ce matin pour augmenter mon... ma... Elle n’osa pas émettre le mot «douleur» qui lui montait aux lèvres, de peur d’en profaner le sens à côté de son frère. Son manque de tact, son incompréhension l’offensaient, l’indignaient. -Alors? s’informa Jacques en repoussant sa chaise. Tu as bien réfléchi? -J’ai réfléchi! -Et... c’est non? -C’est non, conclut sèchement Hélène. Elle se dirigea vers la porte, en saisit la poignée. -Écoute... Hélène! appela Jacques. Ne t’en va pas ainsi. Tu as le temps, tout le temps de peser mes paroles... Je t’en prie... une minute. Réfléchis!... La porte ouverte se referma. IV Impasse Ronsin. – Comment! Vous? proféra Mallepate en voyant Maurice Marrières tourner l’angle de l’allée. Que se passe-t-il donc? Ça va? -Merci. Très bien. -Vous avez de la chance. Cette sacrée humidité des dernières semaines m’a fichu un rhumatisme à l’épaule. Tout est mouillé à l’intérieur de ma cambuse. -Oui, concéda Maurice. Pourtant aujourd’hui nous ne devons pas nous plaindre. Il fait beau. L’accent qu’il mit dans ces paroles dérouta le bohème qui, fixant les yeux sur son interlocuteur, se demanda la cause d’un pareil optimisme. Mallepate conservait, en effet, de Marrières un souvenir complexe, assez pénible, qui contrastait avec l’allure désinvolte qu’affichait aujourd’hui son visiteur. Depuis la démarche incompréhensible du mois précédent, le vieil homme s’était dit que Maurice reviendrait; mais il n’avait pas admis un instant qu’il pût être transformé à ce point. Il y avait environ vingt-cinq jours que l’événement s’était produit et, chaque soir, en se coulant entre les draps, le faux Prix de Rome s’était vaguement attendu à voir Maurice franchir le seuil de sa cahute. Or, il avait choisi pour cette seconde visite une heure qui ne concordait guère avec les intentions que Mallepate, en son for intérieur, prêtait à l’assassin. On était au début de l’après- midi. Et cette première modification au plan qu’avait confusément élaboré le sculpteur, le prenait au dépourvu. Profitant d’une journée de soleil, il avait exposé au dehors une partie de ses collections et il allait sans se lasser d’une toile à l’autre en les examinant comme si, déjà, elles avaient recouvré la fraîcheur et la transparence qu’un simple savonnage leur eût vraisemblablement données. Avec les tableaux voisinaient des statues de bronze, des poteries. D’après Mallepate, le grand air leur faisait à elles aussi grand bien et lorsque, en veine de propreté, il en frottait certaines à l’aide d’un innommable torchon qui lui servait personnellement de serviette de toilette, il s’émerveillait de les trouver ensuite moins poussiéreuses. L’arrivée de Maurice surprit le maniaque au moment que, de la main gauche, il tenait une figure de bouddha et de la droite son torchon. Il put ainsi conserver un semblant de contenance et, tout en regardant l’intrus, il déclara: -Moi, je vous le dis, n’est-ce pas? c’est une belle pièce. Vous voyez! Quel sourire! Et quelle patine! ajouta-t-il, en reposant l’objet non loin d’un vase Soung au couvercle grossièrement rafistolé. -En effet. -J’ai là encore, fit le vieil homme en désignant par terre le fragment d’une statuette égyptienne que Maurice aussitôt estima sans peine comme authentique, j’ai là une autre pièce de haute époque. Elle provient des fouilles du Fayoum. Vraiment, je n’en connais pas de plus admirable, même dans les musées. Savez-vous qu’on est venu du Louvre, ici, m’acheter bien des choses. Que voulez-vous! J’ai si peu de place! Il ne m’est pas possible de tout garder... -Ah! ah! se dit Maurice en pensant à la jarre chinoise, nous y voilà! L’idée de cette jarre l’avait surtout conduit impasse Ronsin. Cependant, il entrait pour une part dans cette seconde visite un besoin de revoir le bohème, de lui parler, ou plutôt de le faire parler davantage, de l’obliger à préciser ce qu’il avait voulu alléguer touchant la mort de Georges. Maurice hésitait à se l’avouer, mais certaines paroles de Mallepate l’avaient laissé rêveur. Cette mort qu’il ne regrettait guère, au fond, qu’en raison des répercussions qu’elle avait eues sur sa propre destinée, lui apparaissait à présent quelquefois sous un angle nouveau... «Croyez-vous, s’était informé Mallepate, qu’un châtiment quelconque puisse effacer jamais la mort d’un homme?» Marrières, qui estimait excessive la peine à laquelle on l’avait condamné, s’était depuis posé la même question, sans la résoudre. Pourtant, ces cinq années de prison avaient pris fin. Si longues qu’elles eussent été, elles ne comptaient plus à ses yeux qu’au titre de souvenir. Un souvenir odieux, abominable certes, qui l’avait cruellement marqué, qui le marquait encore mais qui n’était, somme toute, qu’un souvenir... tandis que sa victime... Mallepate proposa brusquement: -Désirez-vous revoir la jarre? -Oh! nous avons le temps. -Comme vous voudrez. -Je désirais surtout me retrouver ici, murmura lentement Maurice dont les regards se dirigèrent vers l’atelier de Georges. C’est étrange. Le soir on a une impression sinistre, mais en plein jour... Il n’acheva pas sa phrase, coupa court: -Vous connaissez votre voisin? -Ils sont deux, répondit Mallepate de plus en plus abasourdi. Deux très gentils garçons. Des fois on les entend chanter. -Ah! Ils chantent? -Ben, naturellement. Vous êtes drôle. Pourquoi ne chanteraient-ils pas? -Oui. C’est juste. -Tiens, ils sont jeunes! Le soir, je les écoute, en lisant dans mon lit. Par malheur, l’un des deux a la voix fausse: aussi lorsqu’il détonne par trop, je cogne contre le mur: il comprend. Maurice dit tristement: -Moi, je n’ai pas compris. -Ce n’est pas la même chose. Dans l’état où vous vous trouviez, vous ne pouviez plus vous ressaisir. Je l’aurais su, je me serais levé. -Je dois vous faire horreur, constata le visiteur après un silence. -Vous m’étonnez plutôt, répliqua Mallepate. J’ai beau chercher à deviner vos sentiments, je m’y perds. Ah! çà! où allez-vous? s’écria-t-il en voyant Marrières s’avancer dans la direction de l’atelier. -Je voudrais... balbutia Maurice qui s’arrêta en désignant la porte, d’un air embarrassé. Le bohème hocha gravement la tête puis, faisant signe à son interlocuteur de ne pas bouger, il ronchonna: -Attendez. Je vais leur demander de vous recevoir. Seulement n’ayez l’air de rien. Pas la peine de leur apprendre qui vous êtes, ils refuseraient. C’est d’accord? -Oui. Maurice laissa passer Mallepate et demeura pensif, tandis que le vieil homme heurtait le battant, le poussait et s’introduisait chez ses voisins. «Vais-je le suivre?» se demanda-t-il alors, partagé entre le désir de se retrouver dans l’atelier et la crainte de ne pouvoir y dominer ses impressions. Mais Mallepate reparut. Maurice le rejoignit. -C’est un ami, annonça le sculpteur en présentant Marrières à deux adolescents qui se tenaient debout derrière la table où ils confectionnaient leurs abat-jour. Il avait avant vous l’intention de louer le local et je souhaite qu’il se rende compte du parti que vous en avez tiré. -Oh! c’est bien modeste, prononça en souriant l’aîné des associés. Un coup de peinture à la colle sur les murs, quatre chaises... -Vous dormez dans cette pièce? dit Maurice en promenant timidement les yeux autour de lui. -Ma foi oui, répliqua l’autre. Mon camarade occupe le divan et moi je me contente du lit-cage, dans ce renfoncement. C’était l’arrière-salle qui servait autrefois de débarras à Georges: il y mettait ses tableaux, ses châssis. Maurice leva la tête vers le plafond, comme s’il s’attendait à y voir l’emplacement du carreau qui s’était détaché et brisé. -Jugez, mentionna Mallepate, la clarté tombe bien d’aplomb: on n’en peut désirer de meilleure. -C’est ce qu’il y a de mieux dans la baraque! constatèrent ensemble les deux amis. -Oui, murmura Maurice. Bonne lumière, même par temps gris. Seulement, ajouta-t-il, montrant au fond de la pièce des étagères supportant les carcasses de fils de laiton destinées à fixer les abat-jour, vous avez fait des frais. Ces rayons-là n’existaient pas... -Nous les avons posés. -Quant au poêle... -Il y était, dit aussitôt Mallepate. Maurice le regarda et se tut. Il avait, en pénétrant dans l’atelier, aperçu l’appareil de chauffage que Georges était en train de charger le soir du drame. Cette présence au centre de la pièce avait quelque chose de lugubre. Maurice en fut frappé et, malgré ses efforts pour écarter l’importune vision, elle revenait d’une façon si obsédante qu’il dut presque fermer les yeux. -C’est vieux, mais ça fonctionne encore, confia l’aîné des associés sans s’apercevoir du trouble de l’assassin. On le bourre deux fois par jour. -Je vous en prie, dominez-vous! ordonna soudain Mallepate à voix basse en s’approchant de Maurice. Il le heurta du coude et ajouta: -Nous allons nous retirer. Merci mille fois, messieurs. À bientôt. -Tout à votre service, repartirent les jeunes gens. Vous êtes ici chez vous... -Oh! fit Maurice. Je craindrais de vous déranger. -Mais pas le moins du monde. Revenez tant que vous voudrez. Mallepate avait ouvert la porte. D’un signe il appela son compagnon, et Marrières le suivit, en silence, sans s’informer de l’endroit où le sculpteur le conduisait. Il n’avait plus notion de rien. Seule l’image, qu’il n’arrivait point à dissiper, de Georges, incliné vers le poêle, le hantait. Jamais elle ne s’était imposée plus douloureusement à son esprit. Jamais elle n’avait encore eu cette cruauté, cette précision aiguë. Maurice avait beau tenter de réagir. Où qu’il portât les yeux, en obéissant machinalement à Mallepate, il voyait sa victime: non pas étendue par terre, après le coup de revolver qui l’avait atteinte au ventre, mais debout, débordante d’énergie, de jeunesse, telle qu’elle s’était présentée à ses regards lorsqu’il avait fait irruption pour la première fois dans l’atelier. -Allons... entrez! N’ayez pas peur! articula Mallepate en se rangeant de côté. Il avait relevé une vieille toile imprimée qui servait de portière à son capharnaüm et, d’un mouvement de tête, il indiquait le chemin. -Permettez! dit-il, après que Maurice eut passé le seuil. Je vais vous donner une chaise... Là... comme ça! Il débarrassa l’unique siège d’une pile d’antiques bouquins qu’il déposa sur son lit, puis avec un grand geste: -Asseyez-vous! Maurice s’assit automatiquement. -Il ne fait pas très clair, reprit Mallepate... mais on s’y habitue. C’est l’affaire d’un instant... N’est-ce pas? Et, comme il n’obtenait aucune réponse: -Laissez-moi vous offrir un peu de rhum pour vous réconforter, chuchota mystérieusement le curieux individu en agrippant une bouteille poudreuse parmi des masques nègres entassés sur une caisse disjointe. Mon rhum est excellent. Arrivage direct des Antilles. Regardez... du rhum blanc! Il emplit un verre presque à ras, le tendit à Marrières. -Il ne manque que la cigarette, dit alors celui-ci en portant le verre à ses lèvres. Mallepate haussa tristement les épaules: -Ne racontez donc pas de bêtises! -Pourtant, sans votre déposition, c’est ce qui m’attendait, exposa Maurice d’une voix calme. Vous le savez aussi bien que moi. -Je ne sais qu’une chose. -Ah! oui? -Oui. -Quelle chose? -J’aurais dû m’opposer à votre visite... là-bas. -Dans l’atelier? Le sculpteur remit sa bouteille en place puis, se grattant la tête, il posa sur son hôte un oeil où se lisait une évidente commisération. -N’ayez pas de remords, répliqua soudain Maurice. Vous n’auriez rien changé, rien empêché... -Si. Peut-être. -Vous vous trompez. -Je le souhaite, dit Mallepate. Mais tout à l’heure, si je ne vous avais pas fait signe de venir, vous vous seriez mis à bavarder... -Et alors? -Il ne faut plus parler de ça... plus jamais. Croyez-moi. Depuis notre première rencontre, j’ai pensé à vous bien souvent et je me suis même reproché certaines paroles inconsidérées. À quoi bon revenir sur ce sujet? Vous avez payé. Vous êtes quitte... -Non, répondit Maurice. Et, quoique le bohème eût sursauté, Marrières continua sourdement: -Écoutez-moi... Avant d’avoir cette conversation avec vous, j’admettais, moi aussi, que j’étais quitte. Cet homme que j’ai tué m’avait bravé. Son attitude narquoise, ses basses provocations constituent les causes essentielles de sa mort. En outre, j’ai purgé cinq ans de prison... -Vous voyez bien! -Non, non... ces cinq années, gémit Maurice, n’effacent rien, ne prouvent rien... La preuve... (Il se prit le front entre les mains et poursuivit, comme s’adressant à lui-même.) La preuve, c’est que je suis ici, que je reste libre d’aller, de venir, d’organiser de nouveau mon existence à ma guise... -En êtes-vous sûr? -Certainement. -Ce n’est pas mon avis. -Pourtant, dit après une minute de réflexion Maurice, qui considéra d’un air morne le sculpteur, si je me suis trouvé tout à l’heure à l’endroit même du drame, c’est de ma propre volonté. Mallepate baissa les yeux et marmotta: -J’en doute. -Comment? -Ne cherchez pas à vous justifier, Marrières! Lorsque je vous ai vu déboucher au fond de l’allée, j’ai tout d’abord été frappé par votre apparent détachement, mais ça n’a pas duré. Ça ne pouvait durer. Convenez-en! Vous vous supposiez plus fort que vous ne l’êtes. Est-ce exact? -C’est possible. -Eh bien! repartit le vieux, ne discutons plus! Dans l’atelier, le soir tombait et la rare lumière diffuse qui éclairait la pièce à travers les vitres crasseuses, se retirait, cédant lentement la place à une rampante obscurité. Il faisait pourtant encore jour au dehors. Des pigeons roucoulaient, des moineaux, qui sautillaient de branche en branche, jetaient leurs aigres pépiements et, d’une bâtisse lointaine, l’écho d’un haut- parleur répandait à travers la cité ses ondes sonores dont les vibrations parvenaient aux deux hommes comme dans une atmosphère de rêve. -Il doit être quatre heures, estima le sculpteur en se levant. Maurice ne l’entendit pas. Il se sentait saisi par une force obscure qui l’entraînait dans un monde inconnu. L’image de Georges, un instant dissipée, reparut: le mort se tenait devant lui, mais il n’était plus seul. Hélène l’accompagnait et, pour la première fois peut-être depuis le meurtre, Maurice unit dans la même et cruelle réprobation le souvenir de sa femme et celui du jeune peintre. Le jour du drame, le mari outragé n’avait voulu peut-être que soustraire Hélène à l’influence du jeune homme: il s’était promis de l’arracher des bras de Georges, de la ramener. Il souffrait qu’elle fût tombée si bas, car il la savait raffinée, délicate. Comment avait-elle pu s’abandonner au milieu de cet atelier mal tenu qui respirait, sinon la misère, du moins la gêne, l’incertitude perpétuelles? Cela le confondait. Il fallait qu’Hélène fût devenue folle. Plus Maurice tentait de comprendre les raisons qui l’avaient aveuglée, moins il leur découvrait d’excuses. Il évoquait Hélène sur le lit, se dissimulant derrière un pan de drap. Elle avait honte d’avoir été surprise ainsi, et cependant, dès qu’il lui avait signifié l’ordre, elle avait commencé de s’habiller. Maurice conservait de cette minute la certitude qu’Hélène l’eût suivi si le peintre ne s’était alors grossièrement interposé. Sans cet homme, il n’y aurait eu ni bataille, ni coup de revolver. Néanmoins, en emportant une arme, Maurice avait pensé qu’il pourrait s’en servir. Là résidait son principal tort. Pourquoi s’être muni de ce browning, dont il avait rapidement vérifié le chargeur, s’il n’était point entré dans ses intentions de l’utiliser? Maurice était pourtant de bonne foi en expliquant au tribunal qu’il n’avait pas réfléchi autrement en mettant le revolver dans sa poche. Son unique désir avait été d’humilier sa femme en la découvrant chez Bardou, mais il ne songeait, en vérité, qu’à rendre à la dévoyée une exacte notion du devoir. Il lui aurait pardonné son erreur. Du moins, il le croyait. Hélas! il était trop tard maintenant et quelles qu’eussent été ses résolutions, elles étaient désormais superflues. Tandis que Maurice se laissait amèrement entraîner au cours de ses pensées, Mallepate était sorti de l’atelier afin de ramener ses tableaux. Il fit plusieurs voyages sans que son visiteur s’en aperçût. Le vieil homme avait l’air soucieux. L’attitude de Marrières lui inspirait, également trop tard, une espèce de pitié, et il se reprochait l’imprudence des paroles qu’il lui avait adressées. Était-il nécessaire de le troubler à ce point? Mallepate ne savait qu’entreprendre pour distraire Maurice de son mal. Il aurait voulu lui démontrer qu’il se tourmentait en vain et que le mieux était de se ressaisir une fois pour toutes, courageusement. -Allons! allons! gronda-t-il, tout en remettant en ordre les objets dont l’ensemble constituait un effarant chaos. Ce n’est pas raisonnable. -Quoi? -Vos idées. -Elles sont ce qu’elles doivent être. -Mais non, dit Mallepate. Secouez-vous. Tenez... je vais allumer la lampe. D’un geste machinal, Marrières tendit son briquet. -Merci, murmura le sculpteur en approchant la flamme de la mèche à demi carbonisée. Un peu de lumière ne sera pas à dédaigner. Entre nous, l’obscurité ne vaut rien à personne. Quand la nuit tombe, nous nous ressemblons tous... nous prenons un mauvais plaisir à souffrir... C’est idiot. Dans la vie, ce qui est accompli ne mérite pas qu’on y revienne. Chacun de nos actes est tracé d’avance. -Précisément, dit Maurice avec un soupir. Si nos actes sont ainsi déterminés, mon état n’a rien d’extraordinaire. -Vous refusez de comprendre. -Comme lorsque vous avez frappé contre ce mur? -Laissons cela! Maurice darda ses prunelles sur celles de Mallepate. -Je crois plutôt, déclara-t-il, que vous vous comportez de manière à ne jamais être compris. La première fois que je suis venu, vous avez émis l’opinion que rien n’efface la mort d’un homme. Et tout à l’heure encore, quand je vous ai confié que je me sentais libre... Le bohème lui posa la main sur l’épaule. -Non, Mallepate, n’essayez pas de me donner le change. Grâce à vous, je lis clair en moi. J’analyse l’acte que j’ai commis et il m’apparaît tel que j’aurais dû le concevoir avant de l’accomplir. Pourquoi vous rétracter? Ne suis-je pas de taille à porter seul le poids de mes responsabilités. -À quoi bon? allégua le vieux d’un ton morne. -Pardon: pour me racheter! pour tenter d’une façon quelconque de réparer mes torts! Je vis avec ma femme. Ne dois-je donc pas agir à son égard en tenant justement compte de ces torts? Ceux qu’elle a pu avoir, en me trompant, ne sauraient diminuer les miens. -Soit, admit Mallepate. Mais, puisque vous en êtes là, je dois vous apprendre maintenant pourquoi je vous ai parlé comme je l’ai fait. Si pénible que me soit cet aveu, il est indispensable. Moi aussi, je me suis trouvé dans votre cas... Moi aussi j’aurais pu... -Quoi? -Parfaitement. -Je vous écoute, dit Maurice déconcerté. D’un imperceptible coup de pouce, Mallepate baissa la mèche de la lampe qui filait puis, enfonçant ses deux mains dans les poches: -J’ai très bien connu votre femme, exposa-t-il, quand elle venait l’après-midi chez son amant. Elle et lui m’appelaient le vieux. Je leur faisais l’effet d’un fou, d’un phénomène et lorsque certains jours je respirais un peu au seuil de ma baraque et qu’elle passait très vite en me jetant un bref salut, j’avais nettement l’impression que ma présence l’intimidait. Je vous parle de votre femme, reprit-il après avoir inutilement attendu de Maurice un geste de protestation, parce qu’elle m’était malgré tout sympathique et qu’au fond, je la plaignais d’être tombée dans les griffes de l’homme que vous avez tué. Elle avait l’air de dépendre de lui, de trembler devant lui, d’avoir perdu totalement son contrôle. Cependant, elle l’aimait. Marrières ne sourcilla pas. -Elle l’aimait, enchaîna le narrateur et lui, naturellement, tirait de son pouvoir un orgueil imbécile qui m’irritait, bien que cela ne me concernât point. Ces sortes d’individus se ressemblent tous. Celui-ci n’était ni meilleur ni pire qu’un autre: il me rappelait un type du même acabit. Vingt-huit ans, du culot, doué pour son métier, beau parleur, élégant. Son nom importe peu. Appelons-le Fernand, si vous voulez. -Et la femme? -Louise. -Votre maîtresse? -Oui. Je l’avais connue par l’entremise du concierge de l’impasse, dans un moment critique. Le mari de la dame l’avait plaquée et elle s’était attelée énergiquement au travail. De temps en temps, à peu près à chaque terme, elle devait vendre quelques-uns de ses meubles ou des objets qui lui restaient. Quant à ses pauvres petits bijoux, elle les avait liquidés dès le début. J’ai eu pitié de cette femme. Elle-même venait ici me proposer soit un dessin de maître, soit de l’argenterie, que sais-je! Elle avait tant de mal à vivre d’un vague emploi de dactylo dans une agence, qu’elle vendait tout. J’aurais pu l’acheter elle aussi. Elle m’aurait fixé un prix. Oh! pas cher... même à moi. Cette fois Maurice eut un mouvement de surprise. Mallepate sourit amèrement. -Oui, même à moi, précisa-t-il, car je ne nourris guère d’illusion à mon sujet. Je me connais tel que je suis: mal tenu, âpre au gain, égoïste et maniaque. Pour une femme jeune encore... et jolie, je ne représentais pas l’idéal. Il fallait que la malheureuse fût réellement à bout d’expédients. Eh bien! non... croyez-moi, ce marché, qu’à mesure que nos relations devenaient plus fréquentes, je la sentais prête à conclure, je n’en ai pas voulu et, un soir, qu’à travers ses larmes, elle me souriait afin peut-être de brusquer les choses, je lui ai remis trois mille francs. Elle les a reçus, parbleu, mais en pleurant davantage et en me piquant, ici même, une classique crise de nerfs. Cela d’ailleurs ne m’a nullement troublé. Je n’aime point les comédies de ce genre. J’ai passé l’âge, n’est-ce pas? de donner dans ces simagrées. Si vous vous y laissez prendre, elles vous diminuent et diminuent en même temps la personne qui s’y livre. -Bah! fit Maurice, on dit ça! -Vous avez raison. Mais savez-vous quelle a été l’attitude de cette femme, la fois suivante? Je vous le donne en mille. -Elle vous a reproché votre argent? Mallepate inclina piteusement la tête. -C’est assez naturel, constata Maurice que la naïveté du personnage désarmait. Une femme qui s’offre et qu’on refuse, par grandeur d’âme, est doublement humiliée. -Celle-ci l’a été réellement. J’en possède une preuve indiscutable: à la suite de cette scène, elle n’a plus fichu les pieds chez moi. Elle prétendait qu’en acceptant une somme, elle avait plus cruellement encore senti sa pauvreté. C’était au milieu de sa détresse, la pire insulte qui lui eût été infligée. Comme elle avait tenté de se vendre, elle gardait rancune à l’homme coupable d’avoir vu clair dans son jeu et dédaigné ses avances. Marrières écoutait sans beaucoup d’intérêt cette histoire. La niaiserie de Mallepate l’incitait par moments à sourire. Néanmoins, il était curieux d’apprendre où voulait en venir le conteur et il demanda paisiblement: -Vous avez fini par coucher? L’amoureux se passa la main sur le visage et négligeant de répondre à la question: -Une pauvre femme, au fond, une enfant capricieuse. Affolée par le manque d’argent. Tantôt pleine d’entrain. Tantôt désemparée, prête à se livrer à n’importe qui. Je vous jure... nous sommes restés ensemble près de deux ans... Oui, je vous jure... une existence de fous. J’habitais avec Louise. La voix du narrateur trembla un peu. -Chez elle, dans sa maison: un petit logement d’artiste à quelques pas d’ici, au bout de l’impasse. J’étais transformé. Je sortais, j’allais au théâtre. Je... ah! -Calmez-vous! dit Maurice. -Oh! je suis calme, très calme... C’est passé tout cela. C’est bien mort... Mais pendant notre liaison, j’ai connu d’abord les plus grandes joies de la vie. Les méthodes employées par Louise pour tenter de me prouver qu’en lui venant en aide je l’avais outragée, me laissèrent croire, quand elle céda, qu’elle m’aimait. J’étais convaincu que cet amour provenait de l’impression de sécurité que je lui procurais. Cela s’explique. J’ai donc été heureux. Ma maîtresse ne me quittait pas. Elle s’était mis en tête d’apporter un peu d’ordre dans l’atelier. Je ne m’y opposais point. Et, bien qu’elle brisât un certain nombre d’objets dont le prix, si je les avais négociés, eût amplement suffi à rétribuer deux aides embauchés pour dix ans, je demeurais émerveillé qu’elle employât tant de zèle et de goût à rendre la bicoque habitable. -Cela ne se voit plus, fit Maurice en promenant un regard légèrement ironique autour de lui et en l’arrêtant, sans intention précise, sur la jarre chinoise. Mallepate répondit tristement: -Non: cela ne se voit plus du tout. J’aime mieux ça. Et pourtant, mon amie avait presque donné à ce local un aspect engageant. Elle disposait des fleurs dans les vases, pas dans tous: il y en a trop. Le sol était balayé chaque jour. Vous n’imaginez pas ce qu’était devenu mon taudis. Louise m’avait même agencé, près de la fenêtre, un petit coin où je travaillais. J’ai commencé un buste d’elle... «Il est gâteux! songea Maurice en contemplant toujours la jarre et en étendant la main droite afin de la palper. À quoi rime tout cela? C’est absurde.» Cependant il tourna la tête vers le sculpteur et fit mine de s’intéresser à son récit. -Tenez... là... derrière vous, dans l’angle, signala Mallepate qui désigna sur un socle un bloc de glaise recouvert d’un linge mouillé. Je n’ai pas renoncé au buste. Je l’achève, tant bien que mal, à mes moments perdus, en utilisant une photo. Je peux vous la montrer. -Voyons. Le bonhomme atteignit dans la poche intérieure de son veston un portefeuille crasseux et décousu d’où il tira le portrait de Louise. -Compliments! dit Marrières après avoir regardé l’épreuve. Elle manque de netteté, mais celle qui a posé devant l’objectif doit être charmante. -Elle est mieux que ça: des yeux d’eau, transparents, d’une douceur, d’une caresse... -Poète! -Je me suis laissé piper, soupira Mallepate en s’approchant de Maurice pour contempler par-dessus son épaule la photographie. Enfin!... Il replaça l’image dans son vieux portefeuille, puis revenant vers la lampe, ramassa sur la table une cigarette à demi consumée et l’alluma. Profitant de cette occupation, Maurice tourna ses regards vers la jarre, en tâchant d’en évaluer le prix. -Oui, dégoisa le bohème qui surprit son manège, Louise aussi l’aimait beaucoup. Elle voulait à toute force se la faire offrir. J’ai résisté. Une jarre pareille! avec des inscriptions en vieux chinois! C’est unique!... Et pourtant... -Quoi? -Je n’y tiens guère. Elle éveille trop de souvenirs... Un surtout: notre première dispute. Un soir, vexée de ma résistance, Louise m’a jeté à la face que j’attachais plus de valeur à mes vieilles soupières -ce sont ses propres termes -qu’à elle. J’ai affecté de rire. Elle m’a traité de «schnock», puis elle s’est assise sur mon lit en boudant. De vous à moi, je lui aurais certainement fait cadeau de la «vieille soupière», mais, ce soir-là, j’ai percé la nature véritable de cette drôlesse et je me suis mis, in petto, à établir le total de tout ce que je lui avais donné... Lorsqu’on en arrive à compter entre amants... Il se gratta la barbe, parut réfléchir. Son ombre sur le mur ressemblait à celle d’un pantin énorme, extravagant. Maurice en fut frappé. -Eh bien! s’informa-t-il en élevant la voix. Cette brouille avec votre bien-aimée? -Il y avait quelqu’un... Un type... voilà l’histoire... un autre homme dans sa vie. Et cet homme la conseillait mal. -Fernand? -Oui, acquiesça Mallepate. Il habite lui aussi la cité. C’est un garçon d’une trentaine d’années qui ne manque pas de talent... un graveur en médailles. Et, voyez-vous, ce zèle de Louise à mettre de l’ordre dans ma cabane, je n’en ai découvert que trop tard la raison. La donzelle voulait provoquer des rencontres, des oeillades. Je ne me doutais de rien. Fernand s’amenait quelquefois au bout de l’allée: il feignait de s’intéresser à mes tableaux que j’installais en plein air. Louise était là. On se saluait. Il entrait en voisin... Une soudaine rêverie arrêta ses confidences et, durant un moment, parut l’absorber. Marrières respecta ce silence. Les yeux fixés sur la flamme de la lampe, il songeait à cette banale et stupide histoire et il en prévoyait le dénouement. Toutefois, il percevait mal le rapport qui pouvait exister entre l’aventure de Mallepate et la sienne. Qu’ils eussent été tous deux bernés par une femme n’autorisait nullement la comparaison. C’était sans intérêt. Pas un instant Maurice n’avait plaint le sculpteur. Il éprouvait plutôt à son égard une sorte de mépris railleur et trouvait que Louise avait eu du mérite à s’embarrasser d’un tel amant. Qu’attendait donc de cette jeune femme le crasseux galantin? Il n’avait pas la prétention d’être aimé pour lui-même. C’était pour son argent que Louise le subissait. Pauvre Louise? Maurice se secoua, vérifia discrètement l’heure à sa montre et, constatant que Mallepate n’avait point l’air de revenir à la réalité, il se leva, fouilla dans sa poche afin d’en extraire un étui à cigarettes. -Excusez-moi, dit alors le bohème. Vous partez? -Je vais partir. -Ah! oui... vous vous doutez de ce qui s’est produit... n’est-ce pas? L’inévitable! Maurice tendit son étui. -Répondez, fit Mallepate en prenant une Camels. Ce Fernand s’est dévoilé une véritable brute. Je ne pouvais plus le déloger d’ici, et, quand je m’absentais, Louise courait le rejoindre. Cela se passait à ma barbe... Personne ne l’ignorait. -Vous les avez surpris? Le sculpteur pétrit amèrement sa cigarette, l’alluma à la flamme du briquet de Maurice, puis clama: -Surpris?... mais dix fois... vingt fois! J’en étais gêné pour eux... gêné réellement... C’est exact... Ils ne se cachaient pas. Alors, j’ai voulu rompre et je n’en ai pas eu la force... et j’ai fermé les yeux jusqu’au jour où, c’était un dimanche, je me suis emparé comme vous d’un revolver. Maurice consulta l’heure une seconde fois. -Je comprends maintenant, prononça-t-il. N’ajoutez rien. -Mais je les ai tenus, tous les deux, au bout de mon canon... le doigt sur la gâchette... -Et vous avez tiré? -Non. Mallepate éclata de rire. -Non... je n’ai pas tiré... Non... non... En les voyant grimacer d’épouvante, je n’ai pas pu! Croyez-moi, ce n’est point par respect de leur vie que je n’ai pas pressé la détente... C’est par... je ne sais pas! par peur, peut-être... par dégoût... Il avança vers la lampe sa main droite comme pour la montrer à Maurice. Cette main tremblait: elle était sale. -Ah! vociféra-t-il, je n’oublierai jamais cette seconde-là. Pourquoi n’ai-je pas tiré? Pourquoi? Par quel hasard? Ah! ah! ah! Marrières ne savait que répondre. Il ne s’attendait ni à cet éclat de rire, ni à ce flot de paroles et il se sentait profondément humilié. La ressemblance qu’il n’avait pas tout à l’heure découverte entre cet homme et lui le frappait maintenant. Il vrilla ses yeux sur Mallepate, fut sur le point de le prendre à la gorge, mais le sculpteur riait toujours et il ne put que crier: -Taisez-vous! -Allons, riez! Riez donc! riposta l’autre. Vraiment, vous ne trouvez pas cela ridicule? N’avoir eu qu’une simple pression du doigt à exercer et ne pas avoir été capable de... C’est à se tordre... Son hilarité le quitta brusquement: -Ou plutôt non, dit-il, à pleurer! -Je ne trouve pas, répliqua sèchement Maurice. Mallepate demeura bouche bée. -Si vous avez voulu, reprit Maurice en ramenant les plis de son manteau, me faire sentir qu’en vous abstenant d’abattre votre maîtresse et son amant vous m’êtes supérieur... -Non, voyons... pas du tout. Il ne s’agit point de me targuer d’un avantage quelconque... Au contraire! J’ai tenté seulement de vous expliquer mes raisons de parler comme je l’ai fait. Il n’y a pas autre chose. -Conclusion? -Hé! je ne sais pas... je ne sais plus! geignit le sculpteur. Nous ne nous comprendrons jamais. -Je le crains, maugréa Maurice en boutonnant son pardessus. Ils restèrent un moment silencieux. -Si je vous ai froissé, finit par énoncer Mallepate, pardonnez- moi. Je n’en avais pas l’intention. Maurice haussa les épaules puis, comme attiré par une force mystérieuse, il s’approcha de la jarre chinoise et se mit à en tapoter les flancs négligemment. Il éprouvait de plus en plus le désir de posséder cet objet. Mais, ses difficultés d’argent lui revenant à l’esprit, il se disait que ce serait une folie pour lui d’engager, dans les circonstances présentes, une dépense, peut- être, considérable. Immobile, les sourcils froncés, il réfléchissait, tiraillé entre sa passion de collectionneur et sa froide raison d’homme d’affaires. Le vieux se méprit sur son attitude. -Ne vous en allez pas fâché! supplia-t-il. Marrières négligea de répondre. Il regarda Mallepate, puis la jarre, et s’informa: -Combien? L’autre crut à une plaisanterie, mais Maurice répéta: -Combien? -Heu!... Heu!... Combien? C’est assez difficile. J’ai déboursé huit cents francs... et je ne voudrais pas réaliser un gros bénéfice-Douze cents! Acceptez-vous? -Non. Mille, trancha Maurice qui esquissa le geste de saisir son porte-billets. Mallepate eut l’air de calculer. À son tour, il considéra la jarre, puis ses yeux allèrent au visage de l’acheteur et, lentement, comme s’il se décidait contre son gré: -C’est votre dernière offre? Maurice lui présenta une grande coupure qu’il déplia pensivement. -À ce prix-là, bredouilla le vieil homme, vous faites une affaire d’or. -Bah!... qui sait? répondit Maurice, mais vous allez m’aider à transporter cette pièce jusqu’à l’impasse... puis j’irai chercher un taxi. Vous la tenez? -Doucement! recommanda Mallepate. Et tandis qu’il empoignait d’un côté la jarre par une anse et s’engageait, à reculons, vers la sortie, il se souvint du lugubre cortège qu’il avait guidé dans la nuit et qui suivait, en piétinant le gravier de l’allée, le corps du jeune peintre tout dégouttant de sang. -Elle est lourde, fit observer Maurice. Mallepate riposta: -Lourde, comme un homme. -Oui, dit Maurice avec une nuance de mépris. L’homme que vous n’avez pas osé tuer. V Complications. Une nouvelle attendait Marrières à son retour. Sa belle-mère, dont il avait toujours refusé les avances, était venue rendre visite à Hélène et l’avait invitée à dîner. -Je me suis engagée, dit la jeune femme. Maman n’a pas fixé de date: le jour qui te conviendra sera le sien. -Bien entendu, sans Jacques? -Naturellement. Hélène avait mis son mari au courant de la scène qui s’était passée dans le bureau de la gare du Nord. Maurice n’en avait pas éprouvé de surprise. C’était avant le jugement. Il se trouvait à la Santé et ne se souciait que de préparer sa défense. L’attitude de Jacques le laissa donc indifférent, mais il interdit à sa femme de le revoir et, par la suite, comme après la condamnation, Mme Bazanges s’était ralliée à l’opinion du bureaucrate, Maurice avait rompu définitivement avec la vieille dame et son fils. Il ne faisait exception que pour Adrien dont la stricte correction dans cette pénible affaire, l’avait réconforté. -Quelle lubie a ta mère? fit Maurice étonné. Elle m’a invité moi aussi? -Bien sûr! -C’est juste: elle ne pouvait faire autrement. En tout cas, elle aura mis du temps à se décider. -Voyons Maurice, expliqua doucement Hélène. Tu as toujours été le préféré de maman. Son tort est d’avoir écouté Jacques. Mais c’est l’aîné et tu le connais: il a dû revenir à la charge et mère, pour avoir la paix... -Je ne lui reproche rien. -Alors veux-tu choisir ton jour? Ils tombèrent d’accord sur le prochain jeudi, puis n’en parlèrent plus. Hélène écrivit rue Bayen. La vieille dame répondit aussitôt: elle envoya même après sa première lettre, quatre longues pages afin d’exprimer à son gendre l’affection qu’il lui inspirait et la joie qu’elle aurait de se retrouver en sa présence. Enfin, elle pria, par pneumatique, Hélène de lui prêter Yvonne pour la cuisine. Ce dîner constituait un véritable événement dans la vie de Mme veuve Bazanges. Elle n’en dormit pas de deux nuits, puis le jour arriva qui devait, à ses yeux, consacrer une tardive, mais touchante réconciliation. -Sans cérémonie, avait précisé la vieille dame à sa fille. Que ton mari vienne en veston. Les joues baignées de larmes, elle étreignit son gendre dès qu’il eût paru dans le salon et, bouleversée au point de ne pouvoir prononcer une parole, oublia de sonner la bonne pour qu’elle apportât du porto. -Mère, tu perds la tête, lui signala gentiment Hélène. Maurice avança un fauteuil. -Allons! s’écria-t-il de bonne humeur, remettez-vous. Je vais m’asseoir tout près. Nous avons beaucoup de confidences à échanger. La maîtresse du logis s’essuya les yeux. -Pardonnez-moi, dit-elle... n’est-ce pas... je suis émue. Quelle mine! ajouta-t-elle extasiée en contemplant son gendre. -Oui, admit Maurice de bonne grâce. Il tripotait, avec peut-être un rien de nervosité, les franges du filet de dentelles épinglé sur les bras de son siège. -Je ne vous ai pas... commença Mme Bazanges qui s’arrêta saisie par la crainte d’avoir fait, involontairement, une maladroite allusion au séjour de Maurice en prison. Celui-ci esquissa un sourire. -Pas... quoi? interrogea sottement Hélène. Sa mère lui jeta un regard suppliant. -Non, dit alors Maurice, rassurez-vous... Vous ne m’avez pas vexé. Il y eut un moment de gêne. -Va-t-on bientôt dîner? s’enquit Hélène pour rompre le silence. J’ai faim. -Moi aussi! déclara Marrières. La vieille dame se leva. -Oh! soupira-t-elle... par exemple... Et le porto qui est tout préparé et que cette fille... Elle appela: -Marcelle! Une petite bonne à l’air effronté poussa la porte vitrée de la salle à manger et s’avança, tenant un plateau garni d’une bouteille et de trois verres. Tout de suite, elle examina curieusement Maurice. -Eh bien! servez Monsieur! lui ordonna sa maîtresse d’un ton brusque. Qu’attendez-vous? Marcelle prit une expression dédaigneuse et, s’acquittant de sa tâche, ne manqua point de vérifier à la dérobée, dans une glace, l’harmonie de sa coiffure. Elle s’était fait faire, en prévision du dîner, une «indéfrisable» qui lui prêtait l’apparence d’une habituée de dancing. Au demeurant, c’était une fille de la campagne, assez mal dégrossie, mais qui terrorisait par son genre et par ses allures canailles la vieille dame. -Madame en veut? demanda-t-elle sans aménité à Hélène. Cette dernière saisit un verre et répondit pendant que Marcelle versait: -Là... merci! -Et vous? -Oh! un doigt, fit Mme Bazanges. Elle échangea avec sa fille un de ces longs coups d’oeil chargés de mépris qu’ont entre elles les personnes distinguées en présence d’une domestique dont elles doivent subir les insolences. -C’est bien. Allez! décréta-t-elle ensuite sur un ton glacial à Marcelle. Vous me préviendrez quand Yvonne sera prête. -Probable! repartit à mi-voix la camériste qui se retira en lançant une oeillade goguenarde à Maurice. On but sans conviction une gorgée de porto. Nul n’avait envie de parler: la sortie de Marcelle, sa façon de lorgner Maurice, son maintien déhanché, sa coiffure consternaient Mme Bazanges. Elle n’osait cependant émettre ses doléances et il fallut qu’Hélène, après avoir posé son verre sur un guéridon d’acajou, hochât sévèrement la tête pour que la brave femme exhalât sa rancoeur. -Que veux-tu? Je n’arrive pas à en garder une seule dans ce quartier. Elles ont trop l’occasion de s’amuser avenue Wagram. -Où as-tu découvert cette perle? -Comme les autres, au bureau de placement. Les renseignements n’étaient pas mauvais... et... tu vois! -Oui, jugea Maurice: elle a l’air de faire le trottoir. -Pas absolument, essaya de protester la belle-mère. -Oh! conclut Hélène, peu s’en faut! Mais Marcelle reparut et annonça que le dîner était servi. Tous trois passèrent dans la salle à manger, se mirent à table et absorbèrent en silence le potage. Sous le lustre en fer forgé dont les ampoules répandaient au travers de petits abat-jour en taffetas, une lumière tamisée, les convives manquaient d’appétit. Ils observaient envers la jeune soubrette une réserve qui donnait à ce début de repas un caractère assez pénible de contrainte. Marrières gardait les yeux fixés sur son assiette. -Versez à boire, articula tout à coup Hélène. Sa mère la remercia d’un regard puis, désireuse de rompre la glace, elle énuméra les plats du menu: -Vous n’avez, mes petits, que des soles meunière, un poulet à la crème, des champignons, du foie gras, une salade, une tarte... -Pour la tarte, laissa tomber avec une nuance de douce satisfaction Marcelle, elle n’est pas arrivée. -Vous n’avez pas téléphoné? -Non, Madame. -Bah! enchaîna Hélène en s’adressant à la maîtresse de maison, nous y renoncerons. Maurice n’aime pas tellement la pâtisserie. Et discernant sur le visage de la jeune bonne une expression d’ironie, elle dit à Marrières: -N’est-ce pas? -Non, non, fit-il. Mme Bazanges murmura: -C’est dommage! On aurait dû téléphoner. Enfin... -Oh! maman, que tu es gourmande! s’écria en riant Hélène. Marcelle fut sur le point de fournir elle aussi son avis, mais sa patronne lui décocha, grincheuse: -Occupez-vous de votre service. -Bien, Madame. -Et taisez-vous! -Maman, reprit Hélène, où as-tu acheté tes verres? Ils sont charmants. Hein, Maurice? Je parie que c’est en ton honneur. -Mais chérie, s’ils te plaisent, je te les offre. Les veux-tu? -Et toi? -Moi? Je reçois vraiment si peu! -Belle-maman, dit Maurice, n’auriez-vous donc plus l’intention de nous revoir? Hélène et sa mère sourirent à cette réplique pleine de promesses et Marcelle de son côté, ne manqua pas de s’épanouir d’aise. Elle n’avait réellement d’attentions que pour Marrières et savourait ses moindres paroles comme s’il ne les eût prononcées que pour elle. En présentant les plats, elle le frôlait à plaisir et lui coulait des regards tendres. Maurice avait beau se reculer, il ne pouvait éviter le contact de cette créature dont les manières l’horripilaient. -À la fin, elle est impossible! s’exclama Hélène, tandis que la bonne quittait la salle. Mme Bazanges leva les yeux au plafond et soupira. Maurice esquissa une moue. -Je t’en prie, Hélène! mentionna-t-il en indiquant la porte que Marcelle n’avait pas refermée. -Mais je m’en fiche! Qu’elle entende, ça m’est égal. On n’a pas idée d’une fille pareille. -Nous ne sommes pas chez nous, fit encore observer Marrières, afin d’apaiser l’indignation de sa femme. -Oh! je l’aurais fichue dehors depuis longtemps, répliqua celle- ci. Tout de même je ne te comprends pas, maman, poursuivit-elle en se tournant du côté de Mme Bazanges... Qu’attends-tu pour la renvoyer? -Mon enfant, dit tristement la vieille dame, ne te fâche pas. Qu’est-ce que tu veux! Cette petite n’y est plus. Maurice l’affole. -Précisément! -Attention! retiens-toi! La voici! conseilla Maurice, au comble de la gêne. Marcelle avait dû écouter la conversation de l’office car elle ne cessa pas, durant qu’elle passait le poulet, de tenir les yeux sur la fille «de Madame» avec une insupportable fixité. -De mieux en mieux! déclara celle-ci. -Oui, excellent... il est excellent, assura Marrières, comme s’il eût été question du mets qu’il savourait. Jamais Yvonne, à la maison, n’a été... Hélène se montrait de plus en plus nerveuse. -Tu ne manges pas? s’inquiéta son mari. -Si, si. Tu vois, répondit-elle sans d’ailleurs manifester grand appétit. Sa mère ne soufflait mot et ne mangeait pas, elle non plus. Près de la desserte, immobile, Marcelle assistait à la scène. Elle se tenait, les bras au corps, toute raide, regardant droit devant elle. -Je reprendrai de ce poulet, fit Maurice. Il croyait désarmer la mauvaise humeur de sa femme, mais Hélène repoussa son assiette. -Mon enfant, balbutia timidement sa mère. Voyons! suis l’exemple de ton mari. Tu ne veux pas? -Non. -Moi, j’ai fini, soupira la veuve après avoir laissé Marcelle lui repasser le plat. Et elle resta pensive jusqu’au moment de se lever de table et de regagner le salon. -Tu avoueras, maman, dit alors Hélène en servant le café, qu’il est indispensable de renvoyer cette fille. -Sans doute, repartit la docile Mme Bazanges: elle n’a jamais eu un tel genre. C’est à n’y rien comprendre. -Tu la regrettes? -Elle se tient mieux, d’habitude... mais ce soir, ton mari l’a troublée. -Vous m’en voyez ravi! constata Maurice, gouailleur. -Oh! il n’y a pas de quoi. -Tu parles sérieusement? Hélène lui présenta une tasse et s’informa: -Deux morceaux? -Deux, comme toujours! Mais réponds-moi... La maîtresse du logis intervint maladroitement: -C’est ma faute, mes chers petits! J’aurais dû me douter qu’avec sa passion pour Détective Marcelle commettrait quelque impair. J’ai beau défendre que ce journal... -Décidément, interrompit Hélène, tu y tiens. -À quoi, grands dieux? -À la gaffe! Mme Bazanges rougit et perdit contenance. Maurice édicta sèchement: -Hélène, n’exagère pas! -Si tu crois, riposta la jeune femme, qu’il m’est agréable, où que j’aille, de me trouver en butte à la curiosité générale... tu te trompes. J’en ai assez... assez! -Oh! gémit la mère, qu’est-ce qui te prend? -Partout... c’est partout la même chose. Quel supplice! Elle se jeta sur un fauteuil et, se cachant le visage avec la main, s’abîma dans ses réflexions. -Écoute-moi, dit Maurice qui reposa sa tasse sur le plateau. Ta mère n’a rien à voir dans cette histoire. Tu es injuste. Tu lui causes de la peine. -Tant pis! -Comment, tant pis? -N’insistez pas, mon ami, fit tristement Mme Bazanges. Je la connais: elle parle, elle parle sans savoir où elle va... comme une folle. -Non, repartit durement Hélène, je ne suis pas folle. Je connais parfaitement la portée des termes que j’emploie. -Et tu en as assez? demanda Maurice. -Oh! oui... Assez! Assez! Tu ne peux te douter à quel point! -Elle déraisonne, voyons! tenta d’expliquer la vieille dame à son gendre, mais celui-ci l’écarta d’un geste, s’approcha d’Hélène et proféra: -Réfléchis! -Mais Maurice, êtes-vous donc aussi fou qu’elle! geignit Mme Bazanges, bouleversée. C’est inouï! Vous me faites peur! Hélène éclata en sanglots. -À présent, reprit la mère en essayant de ramener Marrières vers son fauteuil, je vous en supplie... attendez qu’elle soit calme... ça va passer! Quels enfants vous êtes, tous les deux! Venez, Maurice. Il n’opposa aucune résistance et regagna silencieusement sa place. Mme Bazanges lui proposa: -Un peu de fine, de chartreuse? -Toujours ses larmes! maugréa-t-il. Toujours!... Je n’en puis plus! -Chut! -Elle ne sait que pleurer. C’est intenable. La vieille dame, que l’émotion faisait trembler, répéta sa question. -Fine! Donnez-moi un verre de fine, répondit-il d’un air accablé. Mais je vous prends à témoin... ai-je en quoi que ce soit provoqué ce déluge? Est-ce ma faute? -Non... ce n’est pas ta faute! bégaya Hélène, secouée de sanglots. -Alors, arrête! lui cria-t-il en se dressant. Pourquoi pleures-tu? Donne tes raisons. Hélène demeura silencieuse. -Pensez-vous qu’elle ait un motif pour nous jouer cette comédie? dit Maurice à sa belle-mère en haussant les épaules. Bon Dieu, non! Ce serait trop beau. -Ma chérie, murmura Mme Bazanges en rebouchant le carafon de fine qu’elle tenait à la main et en se tournant vers Hélène... Ton mari a raison. Sèche tes yeux. -Ah! ouitche. -Sois gentille. Les sanglots redoublèrent. -Cette fois, déclara Maurice, je vais la faire pleurer pour quelque chose. Et saisissant sa femme par un bras, il la secoua violemment. -Ah! non... non! pas devant moi! s’exclama la mère affolée. Maurice, je vous défends... -C’est pourtant ce qu’elle mérite! riposta-t-il en obligeant Hélène à se lever. Hein? On croirait qu’elle cherche les coups, nom de D...! -Mais bats-moi! Bats-moi donc! dit Hélène à travers ses larmes. Marrières grinça des dents, et la repoussant jusqu’au mur contre lequel elle s’adossa, il articula rageusement: -Répète! La maîtresse de logis, toute pâle, s’était interposée. -Tu as la chance que nous ne soyons pas seuls! hurla Maurice. Mais, je te le promets: tu ne perdras rien pour attendre. Mme Bazanges entraîna sa fille hors du salon et Maurice entendit qu’elle ouvrait la porte de sa chambre et la fermait à clef. Il respira profondément. -Folle! folle! articula-t-il, tremblant de colère. C’est une folle! Ses yeux se portèrent sur les carafons d’alcool. -Une vraie folle. Une détraquée! ajouta-t-il les poings serrés. Cependant, il alla vers la table, se servit une rasade de fine, l’avala. -Rien à faire, continua-t-il, se parlant à lui-même. Je la pilerais, elle me résisterait. Il emplit de nouveau son verre et, le chauffant au creux de la main, se dirigea vers l’horrible piano noir qui meublait un angle de la pièce et sur lequel diverses photographies d’Hélène, de sa soeur et de leur père se trouvaient réunies dans un même cadre. Une ressemblance frappante marquait les trois visages: on la découvrait au dessin du menton, du front, du nez, de l’arcade sourcilière et à l’expression ferme, attentive du regard. Jamais encore Maurice n’avait pris garde à cet air de famille si curieusement accentué. Il n’avait pas connu la soeur aînée d’Hélène, mais il se rappelait certains propos cassants et désobligeants du vieil homme, ses lubies, ses entêtements baroques, absurdes. Maurice les avait jusqu’ici attribués à l’âge et à l’étroitesse d’esprit de son beau-père. C’était un personnage qui avait passé toute la vie pour énergique uniquement parce que sa femme manquait de caractère. Il se montrait irritable, tatillon, entêté. Marrières eut un ricanement: «Oui, voilà, songea-t-il... entêtée comme le vieux, bornée, stupide.» Il absorba une faible gorgée d’alcool, la garda un moment dans sa bouche et se mit à marcher à travers le salon dont les sièges Louis-Philippe, la table à jeu, le guéridon et la pendule avaient toujours fait l’orgueil des Bazanges. Maurice détestait ces meubles bourgeois. Dès le début de son mariage, il avait demandé à Hélène: -Comment n’es-tu pas morte d’ennui là dedans? Or, à présent, il songeait moins au mobilier qu’à sa femme et soudain il trouva qu’elle avait peut-être pour excuse la froideur avec laquelle lui-même avait repris la vie commune. Pas un instant, depuis son retour, Maurice ne s’était, à l’égard d’Hélène, comporté en mari véritable. Leurs rapports se bornaient à habiter le même appartement, mais chacun dans sa chambre et à ne se rencontrer que deux fois par jour aux heures des repas. Le reste du temps, Maurice courait Paris en quête d’une situation ou d’une affaire possible. Sa femme s’occupait d’assurances chez Sorbier. Maurice estimait normal qu’elle travaillât puisqu’elle en avait contracté l’habitude, mais il lui semblait aussi naturel de la considérer plus en compagne qu’en épouse. Cependant, s’il descendait, en toute sincérité, au fond de sa conscience, il devait reconnaître que son premier mouvement en retrouvant Hélène avait été de voir en elle une femme. Il s’était même promis d’être tendre, d’apporter à la reconquérir les attentions et les prévenances d’un amant. Mais tous deux s’étaient heurtés, aussitôt, et dès lors -quelque effort qu’il eût fait - Maurice n’avait pu vaincre l’espèce d’indifférence, d’apathie sexuelle qui s’étaient emparées de lui. Hélène possédait pourtant un réel pouvoir de séduction: elle était jolie, désirable; toutefois, ce charme n’exerçait plus aucun effet sur son mari et ce dernier en était arrivé à la regarder comme une amie envers laquelle il n’avait que des obligations d’un ordre strictement moral. Hélène n’avait rien fait pour qu’il pût en être autrement. Elle attendait de Maurice un élan, une tentative quelconque d’intimité. Sans se l’avouer, elle était toujours anxieuse de lire dans ses yeux l’expression d’un désir, mais Maurice, après leur dispute, avait marqué par sa froideur qu’il n’en était réellement pas question et leur double existence était, peu à peu, devenue la plus fausse, la plus paradoxale qu’on pût imaginer. «Cela finira mal, se dit alors Marrières en arpentant la pièce où sa belle-mère et sa femme l’avaient laissé. Une séparation vaudrait mieux, Hélène pourrait recommencer sa vie. Quant à moi...» Il se rappela l’impression produite sur Marcelle et jugea qu’il était encore d’âge à conquérir une maîtresse. Ce n’était certes point à la petite bonne qu’il pensait. Il évoquait plutôt l’étrange curiosité qui s’attachait à sa personne lorsque au théâtre ou au café quelqu’un venait à prononcer son nom. Une sorte d’auréole l’entourait: il la devait autant au retentissement dans les journaux de son procès et de sa condamnation qu’à sa silhouette virile, à ses vêtements de bonne coupe et à ses cheveux gris qui allaient bien à sa physionomie restée jeune. Comme Marcelle, ses voisines de restaurant se penchaient pour le voir et, par mille coquetteries, cherchaient à capter son attention. -Pourquoi pas? conclut-il. Il s’examina dans une glace puis, satisfait sans doute de l’image qu’elle lui renvoyait, but une nouvelle gorgée de fine et s’étira. L’opinion qu’il avait de lui dissipait sa rancune contre Hélène. Il n’y pensait même plus. Qu’Hélène se comportât comme elle l’entendrait, il n’y faisait pas la moindre objection. Elle en avait assez? Tant mieux! Maurice vida son verre. La chaleur de l’alcool l’emplissait de béatitude et il allait se diriger vers le vestibule afin d’y décrocher son chapeau et son pardessus, quand la porte du salon s’entr’ouvrit. Maurice se retourna. Il aperçut Mme Bazanges qui lui adressa un signe. -Eh bien? dit-il. La vieille dame soupira: -Hélène vous réclame, mon ami. Allons! Ne lui tenez pas rigueur d’un mouvement d’impatience... Elle tient à vous! -Où est-elle? demanda-t-il. -Là, dans ma chambre, expliqua son interlocutrice en l’attirant. Maurice ne résista pas. Il rejoignit Hélène qui était étendue sur le lit, mais aussitôt qu’il se trouva près d’elle il leva par hasard les yeux et aperçut avec stupeur le portrait de sa femme peint par Georges: il s’imaginait qu’elle l’avait détruit. Le choc que ressentit Maurice, à la vue de cette toile, fut si violent qu’il faillit se précipiter sur elle afin de la mettre en morceaux, mais il se raidit contre la rage qui l’aveuglait. Hélène ne se douta pas un instant de l’effort qu’opérait Maurice sur lui- même, car il sut commander aux muscles de son visage et le rendre impénétrable. -Oui, dit Hélène, à qui pourtant n’avait point échappé le regard que Maurice avait jeté sur le tableau, c’est vrai: il est ici. Son mari resta silencieux. -Maman tenait absolument à avoir ce portrait: elle est elle-même venue le prendre. -Elle a bien fait. -J’ai eu tort, poursuivit Hélène après une courte hésitation, de ne point t’avoir mis au courant. Pardonne-moi... -Nous allons rentrer. Elle l’examina craintivement. -Quoi? fit-il. Ça t’étonne? -Écoute, murmura-t-elle, tu m’affirmes que tu ne m’en veux pas? Il eut un petit rire et lui tendit la main, mais sans accepter son aide la jeune femme descendit du lit et, rapidement, arrangea ses cheveux devant la coiffeuse du cabinet de toilette, tandis que Maurice quittait la chambre et gagnait, tête basse, le vestibule. Mme Bazanges guettait son gendre: elle accourut immédiatement vers lui et scrutant ses traits avec anxiété, s’informa: -La paix est signée? -Parbleu! répliqua-t-il. Dormez tranquille. -À la bonne heure! Hélène survint. -Ma chérie, soupira sa mère, que tout soit bien fini, n’est-ce pas? Vos scènes me rendent si malheureuse! Domine tes nerfs, sois raisonnable! Les deux femmes s’embrassèrent. Maurice salua Mme Bazanges, s’effaça pour céder le passage à Hélène puis descendit, derrière elle, l’escalier. Durant le trajet en taxi, ni l’un ni l’autre n’échangèrent une parole. Ils ne desserrèrent pas davantage les lèvres dans l’ascenseur et arrivés chez eux, ils s’apprêtaient à regagner leurs chambres respectives, quand Hélène dit: -Bonsoir! Il n’eut point l’air d’entendre. -Bonsoir! prononça-t-elle une seconde fois la main sur la poignée de la porte. Tu pourrais me répondre. Je suis polie. -Je m’en fous! -Ça... par exemple. -Ton portrait, fit alors Maurice. C’est pour aller le voir que tu l’as donné à ta mère? Hélène ouvrit la porte. -Toi aussi tu pourrais répondre, martela-t-il les yeux dardés sur ceux de sa femme. Ce portrait, c’est un souvenir? Il jeta son chapeau sur la table de la salle à manger, déboutonna son pardessus. -Tu es stupide, Maurice! -Comment? Elle tourna les talons, pénétra dans sa chambre. Marrières suivit Hélène: il la regarda enlever ses fourrures et sa toque d’un air railleur et, tout à coup: -Écoute, déclara-t-il, j’exige de savoir pourquoi tu as autorisé le transport de cette toile rue Bayen. Il fallait la garder ici ou la détruire. -Tu l’as payée cinq mille francs, n’oublie pas. -Prix de faveur. -Oh! s’il te plaît, épargne-moi tes plaisanteries! Je ne me sens pas le courage de les apprécier. -Qui te fait croire que je plaisante? Ce tableau m’appartient: je l’ai payé. -Eh bien! va le reprendre. Maurice empoigna Hélène par un bras et l’obligea brutalement à lui faire face. Elle ferma les yeux. -Dis donc, s’écria-t-il, nous ne sommes plus chez ta mère. Et je n’admets pas que tu me parles sur ce ton! Prends garde. -Lâche-moi! -Si je veux! -Mais j’ai mal. Tu me fais mal... Il la projeta d’une bourrade sur le lit. -Oh! brute! gémit Hélène. Il se précipita le poing levé. -Oui, brute, sale brute! Marrières se contint une seconde, puis, lourdement, sa main s’abattit. Hélène jeta un cri. Maurice frappa de nouveau. Toute sa colère était revenue et, sans se soucier des coups qu’il administrait, il continua de battre la malheureuse, qui pour se protéger gardait les bras croisés à hauteur du visage. Hélène ne se plaignait plus. C’était la première fois qu’on la frappait. Même enfant, elle n’avait jamais subi ni de son père ni de sa mère la moindre correction. Elle s’était à demi relevée sur le lit et approchée du bord afin de tenter de s’enfuir, d’échapper à Maurice. Soudain, elle écarta les bras, le regarda farouchement avec une expression d’horreur et dit: -Je te hais! -Oui. Je le sais. Tu m’as toujours haï! -En effet... toujours. Il s’attendait qu’elle éclatât en sanglots, mais elle se contenta de maintenir sur lui des yeux étincelants. -Laisse-moi passer, ordonna-t-elle. Maurice la saisit par un bras et la fit retomber sur le lit. -Je veux m’en aller! clama la jeune femme. Laisse-moi! Veux-tu me lâcher? -Non. Elle parvint à glisser de l’autre côté du lit, s’élança dans la direction de la porte. Maurice lui barra le chemin. -Tu ne t’en iras pas! décida-t-il en donnant un tour de clef à la serrure. -Réfléchis! balbutia-t-elle terrorisée... Si tu ne m’ouvres pas tout de suite, j’appelle au secours. Yvonne doit être rentrée: elle m’entendra. Maurice se jeta sur elle. -Toi? appeler! répliqua-t-il frémissant... Tu vas appeler? Eh bien! appelle... tant que tu voudras! Ça m’est égal! Elle crut qu’il allait l’étrangler, car il l’avait prise à la gorge d’une main et, de l’autre, essayait de lui fermer la bouche. Hélène se débattit. Il serra davantage, mais soudain il émit un grognement de douleur et retira vivement la main. Hélène l’avait mordu. -Nom de D...! jura-t-il. Attends, je vais t’apprendre à mordre. Je vais... Mais Hélène en le repoussant lui griffa le visage et hurla: -Yvonne! -Yvonne doit être encore chez ta mère, répliqua Maurice. Inutile de te fatiguer. Nous sommes seuls... Apprends-moi simplement pourquoi tu as enlevé le tableau de la chambre: je ne te toucherai plus. Hélène recula dans le fond de la pièce le front baissé. -Tu refuses? poursuivit Maurice en marchant lentement sur elle. Tu ne veux pas répondre? C’est donc si grave? Tu tiens tellement à ce tableau? -Oui. Marrières s’arrêta net. -Ah! oui? dit-il avec stupeur. C’est bon. Je comprends à présent pourquoi, le jour de mon arrivée, tu pensais au divorce. Je comprends tout. Hélène demeura muette. Elle n’avait plus peur maintenant. La façon dont Maurice venait de s’exprimer la rassurait. Elle le vit examiner sa main puis, tout à coup, s’écrouler sur le lit comme une masse. Ce n’était plus le même homme: un mot avait suffi à opérer cette métamorphose. -Tu as voulu la vérité, murmura tristement Hélène. Tu m’as forcée à te l’apprendre. -Oh! je t’en prie, fais-moi grâce du reste. Un lourd silence suivit. -Qu’est-ce que tu as? interrogea la jeune femme sans bouger. Tu souffres de ta main? Il tendit les doigts dans sa direction et soupira: -Tiens... juge! -C’est ta faute, dit Hélène. Tu me brutalisais. Je me suis défendue. Maurice hocha la tête péniblement. -Rappelle-toi! tu allais m’étouffer. -Oui, oui, tu as raison. C’est ma faute, articula-t-il d’une voix neutre. Je ne sais pas ce qui m’a pris. -Je te demande pardon. -Non. Pas un mot! Cela vaut mieux. Elle fit un pas vers lui. Leurs yeux se croisèrent. Il baissa les paupières et déclara: -Nous n’avons plus rien à nous dire. -Si, répondit doucement Hélène. Crois-tu vraiment que je ne t’aime plus? Tu m’as poussée à bout. Ma réponse n’était pas... -Oh! gémit-il, tu mens! Elle s’approcha de lui et le contempla d’un air morne. -Oui, tu mens, répéta-t-il accablé. Tu n’as été sincère qu’à la minute où ta haine s’est dévoilée. -Non, protesta Hélène en lui prenant la main. Il voulut l’écarter, mais elle s’assit à son côté sur le lit et tout bas: -Maurice! Regarde-moi... J’ai du chagrin. Le sens-tu? -Bah! Tout s’oublie. N’y pense pas... Elle l’attira silencieusement, inclina sa joue sur l’épaule de son mari. Celui-ci poursuivit: -Il fallait en arriver là. C’était inévitable. Moi aussi j’ai de la peine. -Alors embrasse-moi, fit-elle ingénument. -À quoi bon! -Si! Je veux... Embrasse-moi! Maurice eut un recul. Elle releva la tête, sourit avec douceur, timidement, puis avança les lèvres. Il ne fit point mine de comprendre. Hélène, passant alors un bras autour de son cou, l’attira davantage et soudain elle posa sa bouche sur celle de Maurice, l’aspira dans un souffle, frissonna, ferma les paupières. Une ivresse chaude la parcourut. Elle exhala un faible cri, se blottit pâmée contre sa poitrine. -Chéri! Maurice! appela-t-elle... Mon chéri! Marrières ne broncha point. Cependant, en lui-même, il se sentait repris par cette femme, vaincu, sans force, à sa merci. Or il avait tué pour elle et s’était cru, deux heures auparavant, capable de la quitter. Comment avait-il réellement envisagé une pareille hypothèse? Comment n’avait-il pas compris ce qu’elle offrait d’impossible, d’irréalisable? Maurice ne savait guère à quoi se raccrocher. Hélène le dominait. Elle n’avait eu qu’à poser ses lèvres sur les siennes pour qu’il ne fût plus entre ses bras qu’un homme, le plus faible, le plus docile des hommes et conscient de sa propre veulerie. Même à présent, il demeurait lucide. Sa lucidité l’effrayait, elle l’emplissait d’un découragement amer contre lequel il ne pouvait réagir. Où le mèneraient les événements? Vers quelle suprême défaite, quels renoncements, quelle déchéance? Lors de sa visite à Mallepate, il avait pensé que c’était de son propre gré qu’il était revenu sur les lieux du drame et le bohème lui avait fait comprendre qu’il ne s’agissait point d’un acte d’indépendance, mais au contraire de soumission. Là encore, il n’avait pas réagi, ou s’il avait risqué une timide résistance c’était par pure fanfaronnade quand le sculpteur, en l’aidant à porter la jarre, avait constaté qu’elle pesait le poids d’un homme. «Celui que vous n’avez pas osé tuer!» s’était écrié Maurice d’un air méprisant. Cependant il n’était entré dans cette réponse qu’un besoin d’humilier, d’offenser son interlocuteur et non pas d’affirmer des sentiments réels. Peut- être regrettait-il, à cette minute, de n’avoir pas imité le vieil homme, car lorsque ce dernier s’était mis brusquement à rire, on devinait quelle joie était la sienne de n’avoir pas tiré sur Fernand et sur Louise, en dépit du flagrant délit. Oui, cette explosion de rire dénonçait chez Mallepate, l’immense satisfaction qu’il avait de se comparer à Maurice et de s’estimer supérieur. Au moins, c’était fini en ce qui le concernait. Il n’avait plus à revenir sur cette scène pénible ou, s’il y revenait, c’était pour s’approuver de n’avoir pas stupidement, irrémédiablement, fait usage de son arme. -Maurice, dit Hélène à voix basse. Pourquoi restes-tu ainsi? Parle-moi. Tu penses toujours à ce portrait? -Je pense à Georges. Elle tressaillit. -Et toi? demanda-t-il. Ne penses-tu pas souvent à lui? Hélène, d’un mouvement convulsif, se cacha le visage contre son mari. -Eh bien? -Non, non, répliqua-t-elle. Il y a longtemps que tout est oublié, effacé... -Les morts vont vite! fit observer Maurice. Elle n’osa pas le contredire, de crainte de l’irriter, et il interpréta cette réserve comme un manque de sincérité. -Chéri, implora-t-elle, laissons les morts tranquilles. Il reprit lentement: -Je suis allé, là-bas... dans l’atelier... impasse Ronsin. -Quoi? -C’est bizarre! fit-il. L’atelier a été loué à deux jeunes gens qui ont procédé à des transformations... On ne s’y reconnaîtrait plus... Pour moi, rien cependant n’était changé, je me suis souvenu du moindre détail. J’ai tout revu comme au 16 novembre. Le poêle était à la même place et Mallepate, le bohème, qui te regardait passer quand tu te rendais chez ton... peintre (il aurait voulu dire: chez ton amant, mais il n’y parvint pas), le père Mallepate m’a raconté des choses... Il s’exprimait sur un ton monotone, sans s’apercevoir des sentiments qu’éveillait son récit en celle qui l’écoutait, ni remarquer le vague frisson qui l’avait prise et qu’elle ne pouvait réprimer. -Oui... c’est bizarre, précisa-t-il. J’ai vainement cherché à démêler, parmi tant d’autres, la raison principale qui m’a poussé impasse Ronsin... Cette raison m’échappe. Pourtant j’étais déjà venu une première fois, j’avais vu Mallepate. Je voulais le remercier de sa déposition lors du procès et... -Quel horrible individu! interrompit Hélène. C’est un hypocrite. J’étais gênée quand je le rencontrais. Sa déposition ne m’a pas surprise. Il détestait Georges, il était jaloux de lui. -Tiens! dit Maurice, l’esprit brusquement traversé d’une lueur. Voilà donc le secret de son attitude aux assises. Ce serait donc par dépit qu’il aurait... -N’en doute pas. -Oui, je vois... je comprends maintenant. Tout s’explique. Il répéta pour lui-même: -Jaloux! -T’a-t-il parlé de moi? -Il m’a rapporté qu’il te voyait à peu près chaque jour. -Il n’a rien ajouté. -Rien. -Eh bien! il aurait pu te raconter que je suis revenue, moi aussi, impasse Ronsin. -Quand? -Les premiers temps, après le procès, avoua la jeune femme à voix basse. Maurice l’enveloppa d’un regard pénétrant. -Tu l’as donc tant aimé? Elle se mit à trembler davantage. -Je t’en supplie. Ne m’interroge plus. À quoi bon nous faire mal ainsi? Ne trouves-tu pas que c’est assez? -Non, Hélène, nous devons aller jusqu’au bout. C’est la seule manière d’effacer tout cela, de retrouver notre confiance et... -Mais puisque rien n’existe plus! Pourquoi prolonger ce supplice? Tu sais bien que j’ai aimé Georges. Maurice lui prit la main, la porta à ses lèvres: elle la retira, confuse et, dans un souffle: -Tu as souffert, n’est-ce pas? -Je souffre surtout maintenant, dit-il en l’étreignant, de la douleur affreuse que j’ai pu te causer. Si je n’avais pas eu de torts envers toi, peut-être ne verrais-je point les choses sous le même angle... mais le premier coupable, c’est moi... Hélène ferma les yeux. -Oh! fit-elle, je t’ai pardonné depuis longtemps. C’est même ainsi que le souvenir de Georges a commencé de disparaître. Je me représentais ta vie dans la prison. Je pensais que j’aurais dû m’y trouver à ta place... Son tremblement l’avait quittée: elle prenait maintenant conscience du calme qui était peu à peu descendu en elle, à dater de cette époque. Si puissante qu’en eût été dans son âme la réconfortante plénitude, Hélène n’avait pas encore songé qu’elle devait cet apaisement au pardon accordé à Maurice. Cette découverte la bouleversa: elle se sentit soudain plus près de lui, plus confiante. -C’est vrai, expliqua-t-elle, dès que ma faute m’est apparue en pleine lumière, j’ai moins pensé à Georges. J’ai pu l’aimer, je suis revenue à moi-même, c’est-à-dire à toi... entièrement. Est-ce que tu me crois? demanda-t-elle avec ferveur. Es-tu persuadé que je te parle comme je ne l’ai jamais fait de ma vie? -Oui, acquiesça Maurice. Mais, continua-t-il, animé par le besoin d’aller encore plus loin, tu n’as eu pour amant que Georges? C’est le seul? -Je te le jure. -Pourtant, d’autres ont dû s’occuper de toi, te courtiser. Voyons. -J’ai du mal à comprendre, dit-elle, déroutée. Quels autres? -Cherche bien... Par exemple... des amis. -Quels amis? -Non, je suis fou! proféra-t-il brusquement. Ne m’écoute pas... C’est afin de te tourmenter que je t’ai posé cette question. Elle est absurde... inadmissible. Si quelqu’un a voulu faire de toi sa maîtresse, cela ne me concerne pas... puisque tu t’es gardée. Le souvenir d’André s’offrit à la mémoire d’Hélène qui se demanda ce que Maurice pouvait avoir appris des sentiments de son ami pour elle. Se doutait-il de quelque chose? André se serait-il trahi? Aurait-il laissé échapper une parole imprudente? Elle tenta de sourire et s’aperçut qu’en dépit de ses protestations, son mari l’observait. -Non, vraiment, je ne te comprends pas! fit-elle pensive. Aucun de tes amis ne m’a manqué de respect... À qui penses-tu? Cites-en un, dis un nom... Marrières parut consulter sa mémoire. -Tu n’oses pas? s’inquiéta timidement Hélène. Il eut un geste évasif. Cependant, on devinait que ce nom dont sa femme lui avait proposé le choix était sur le bord des lèvres de Marrières, car à plusieurs reprises il fut sur le point de parler, mais, chaque fois, se ressaisit. «Il faudra, se promit Hélène, que j’aie une conversation avec André: il a certainement dû, sans le vouloir, se confier à Maurice... Et pourtant rien ne s’est produit entre nous... Qu’aurait-il dit, raconté? Non. C’est invraisemblable. Maurice poussa un soupir. -Décidément, dit-il ensuite, je ne suis bon qu’à te rendre malheureuse. -Oh! malheureuse? Pas du tout. Tu m’as redonné confiance, au contraire, en me confessant tes sentiments. Quelle femme n’en serait pas émue? -Chérie, murmura-t-il, puisque tu me jures qu’un seul homme à été ton amant, je te promets de ne plus revenir sur ce sujet. Tu as ma parole. Hélène lui pressa tendrement la main. -C’est juré! attesta Marrières. Jamais plus! Et pourtant, quoi qu’il fît, il était incapable d’écarter le soupçon qui avait pris naissance dans son esprit et qui, sournoisement, avec une insistance cruelle, l’envahissait. VI Les Deux Amis. André Sorbier s’était levé pour accueillir Maurice et tenait à la main la carte que son ami lui avait fait remettre. Il estimait que cette visite avait pour objet la situation qu’il s’était fait fort de trouver à son ancien compagnon de guerre, mais, dès la première minute, il comprit qu’il s’agissait d’une affaire grave et les deux hommes restèrent debout s’examinant. -Assieds-toi, dit enfin André qui désigna près de la fenêtre un fauteuil aux bords affaissés, et dont le cuir était gaufré de longs plis flasques ainsi qu’une peau d’éléphant. Maurice s’effondra dans le fauteuil plutôt qu’il ne s’assit. Il avait un visage terreux, défait, des yeux cernés, un regard trouble. À peine eut-il cédé à l’invite affectueuse d’André, il appuya les coudes sur ses genoux et se prit le front entre les paumes. -J’ai un renseignement à te demander, commença-t-il sans laisser André revenir de sa surprise. Un renseignement important. -Ah! -Un renseignement se rapportant à ma femme. Il insista sur les deux derniers mots. -À ta disposition, mon vieux, répondit d’une voix calme André qui s’était ressaisi. Que désires-tu savoir? -Ce qu’elle gagne. L’autre parut tomber des nues. -Eh bien... j’attends! -Tu as l’air un peu énervé, constata l’homme d’affaires tranquillement. Mais ta question n’est que trop naturelle... Un instant, ajouta-t-il en pressant le bouton d’une sonnerie, qu’il avait devant lui sur sa table, je vais satisfaire ta curiosité. Maurice dirigea les yeux vers la porte matelassée: l’un des battants s’ouvrit et une jeune fille se montra. -Mademoiselle Raymonde, lui ordonna Sorbier, veuillez m’apporter le dossier n° 14. L’employée disparut. -Je n’ai rien à te cacher, reprit André qui atteignit de la main droite une boîte à cigarettes en cristal, l’ouvrit et la tendit à son ami. -Non, merci, fit Maurice. Je ne fume plus. Il promena les yeux autour de lui comme s’il voyait pour la première fois le bureau d’André et se mit à en examiner les meubles, l’un après l’autre. Un coffre-fort occupait, à gauche de la porte, le milieu d’un panneau et un classeur vaste, sombre, à fermeture américaine, se trouvait vis-à-vis. Au milieu de la pièce, un guéridon d’acajou, de la même teinte que le classeur, supportait des journaux, des revues de bourse. Un lustre de métal pendait du plafond au centre d’une rosace de stuc, dont on voyait le crochet noir. Une corniche Louis XV l’encadrait et des moulures, des rocailles compliquées s’épanouissaient le long des murs recouverts d’un papier marron à ramages bleus et or. Les sièges étaient de cuir de nuance tabac, comme le tapis. Seuls les rideaux, de velours rouge, tranchaient par leur note criarde sur la teinte générale, mais les deux fenêtres qu’ils entouraient, rappelaient fâcheusement la hideuse, banale et morne couleur chocolat de l’ensemble. Elles donnaient sur une cour où l’on apercevait, abritant la toiture de verre du rez-de-chaussée, les mailles grisâtres et poussiéreuses d’un vieux treillis de fil de fer. Une clarté fanée tombait par les carreaux à l’intérieur du cabinet et elle n’en éclairait qu’une faible partie. Le reste stagnait dans la pénombre; seuls les boutons et les poignées de métal du coffre-fort luisaient. -Cette Raymonde, grommela tout à coup André, qui alluma sur sa table une lampe à réflecteur de porcelaine verte... Enfin, qu’est- ce qu’elle fabrique? Il allait sonner de nouveau quand la jeune fille entra et tendit à son directeur le dossier. -Bon... merci! fit-il. Laissez-nous. L’employée se retira. -Allons, viens voir, dit André en étalant sous la lampe des papiers. Prends toi-même connaissance. Marrières s’approcha. -Exercice 1933, signala son ami en indiquant de l’ongle un chiffre inscrit au bas d’une colonne... note la somme, si tu y tiens. -Oui, prononça Maurice en tirant un crayon et un calepin de sa poche. Et en 32? André désigna, sans répondre, une autre feuille, puis il tourna les pages du dossier en s’arrêtant chaque fois pour que Maurice pût relever le total, par année, des gains de sa femme. -Ce sont les chiffres, mentionna Sorbier, que j’ai déclarés au fisc. Hélène doit en avoir le double. Elle aurait pu te les communiquer. L’autre n’eut pas l’air d’entendre. -Maintenant, poursuivit sèchement André, permets-moi une question. Que signifie cette enquête? Tu n’as pas confiance? -Je voulais simplement constater, qu’en cinq ans ma femme a touché chez toi près de cent cinquante mille francs. De treize mille au début, elle est arrivée à trente, l’année dernière. -Exact. Alors? -Elle pourrait donc vivre de son travail? -Modestement certes, mais elle vivrait, admit André qui saisissait de moins en moins les intentions de son ami. Hélène a le sens des affaires. Ces cent cinquante mille francs représentent principalement sa commission sur le chiffre des polices qu’elle a fait contracter. Je dis principalement parce que je lui octroie en outre une rémunération mensuelle de cinq cents francs pour les services qu’elle me rend, parfois, comme secrétaire. Es-tu satisfait de ces précisions? -C’est ce que je pensais, murmura Maurice, après un instant de silence, elle pourrait se débrouiller seule. -Explique-toi. -Oh! je me comprends. -C’est curieux. Cependant, s’informa Sorbier en rassemblant les pièces du dossier dans leur chemise, pourquoi prétendre qu’Hélène saurait se passer de ton aide? Est-ce pour me reprocher de ne pas avoir encore pu te découvrir un emploi alors que je me suis intéressé à Hélène? Tu sais bien que... -Il s’agit d’autre chose, interrompit Maurice. -Ah! oui? -J’accorde que, grâce à toi, ma femme (il évitait de l’appeler par son prénom comme s’il voulait engager André à l’imiter), ma femme soit à même de gagner sa vie. Sur ce point, nous sommes d’accord, n’est-ce pas? Mais voilà, justement, où je veux en venir. Quelles raisons t’ont incité à t’intéresser à elle? André faillit riposter par une grossièreté, mais il s’assit sur le bord de sa table, mit un pied sur son siège, alluma posément une cigarette et, considérant son interlocuteur: -Soutiens tout de suite qu’en m’occupant d’Hélène j’avais en vue de... -Précisément. Nous en parlions hier soir ensemble. -Qu’est-ce que tu dis? -Regarde-moi. -Tu es malade, parole! grogna André. Qu’est-ce qui te prend? Maurice alla jusqu’à la porte et vérifia si elle était fermée, puis il revint vers André. -Tout autre que toi, fit alors celui-ci, aurait pensé qu’en agissant comme je l’ai fait, j’avais au moins droit à certaine gratitude. -Non, répondit Maurice. Et il eut un geste découragé. -Cependant tu me connais. Tu sais quel homme je suis. -J’ai pu te croire, en effet, un homme, au sens noble du mot. Tu n’es pas cet homme-là. -Quoi? s’écria Sorbier dont les traits se crispèrent. -Oh! ça va... dis! ça va! -Tu as vraiment communiqué tes doutes à Hélène? Elle les a trouvés fondés? Maurice inclina la tête douloureusement. Il avait enfoncé les mains dans les poches de son pantalon et contemplait André avec une expression de détresse qui pouvait laisser croire qu’il possédait sur les rapports de sa femme et de son ami des preuves indiscutables. Pourtant il se taisait. -Allons! s’exclama Sorbier que ce silence plongeait dans la stupeur, Hélène n’a jamais pu te donner raison. Ou alors vous êtes fous, elle et toi. Vous traversez une crise. -Les mots ne changent rien aux choses. -Voyons, fit André. Réfléchis avant de m’accuser. Comment peux-tu admettre que, profitant de ton séjour en prison, j’aie convoité ta femme? Si j’avais eu pareil projet, ce n’est pas au moment précis où Hélène ne vivait que pour toi, que j’aurais risqué mes chances. Ne sois pas bête. Tu négligeais assez cette petite pour que... -Pardon! protesta Marrières. Soyons nets. Je sais parfaitement quels ont été mes torts. Je vais plus loin. J’avoue que lorsque j’ai trouvé ma femme, impasse Ronsin, dans le lit de son amant, je n’aurais pas dû tirer sur ce dernier... -Admirable! Tu es admirable! commenta railleusement André. Il t’a fallu cinq ans de prison pour en arriver là. -Pourquoi pas? -Eh bien! si tu persistes dans cette voie, tu dérailleras tout à fait... D’ailleurs tu es en train de dérailler. Tu m’inquiètes. -Oui, proféra Maurice, mieux vaudrait la folie que mon existence présente. Mais tant pis! En prison, puisque prison il y a, mon gardien s’estimait plus à plaindre qu’un détenu: il me confiait parfois que des mouchards le surveillaient et rapportaient au directeur ses moindres faits et gestes... Tu vois: les choses ne sont nulle part les mêmes aux yeux des gens. J’avais un ami, j’avais placé en lui toute ma confiance, il l’a trompée: c’est dur! -Maurice, dit André qui écrasa sa cigarette au fond d’un cendrier, ne débite pas d’idioties. Jamais Hélène n’a pu te raconter que j’ai couché, une seule fois, avec elle. -Qu’est-ce que cela prouve? -Enfin, veux-tu mon opinion? Toute cette histoire ne tend qu’à te fournir une occasion d’abandonner ta femme. Oui ou non? Ce n’est pas ça? Il empoigna Maurice par le rebord de son veston et sur un ton pressant: -Voyons... avoue! avoue donc... D’homme à homme. Jamais, je te le certifie sur l’honneur, nul ne saura rien. Maurice, d’un coup sur les poignets, fit lâcher prise à son ami. -Sur l’honneur! Sur l’honneur! Est-ce que tu connais la valeur de ce mot? -Alors, c’est une affaire que tu désires? interrogea Sorbier d’une voix sourde. -Je ne désire qu’une chose: que tu répondes à la question que je t’ai posée tout à l’heure. -Bien. -Tu sais laquelle? -Je sais. Tu veux que je t’éclaire sur mes relations avec Hélène. Elles sont simples. Ta femme n’a jamais été ma maîtresse. Que souhaites-tu de plus?... -Va! mais va jusqu’au fond de toi-même! André sourit. -Eh bien? -C’est tout. Leurs regards s’étaient croisés. Soudain celui d’André se déroba. -Considères-tu comme une offense que j’aie pu jadis être amoureux de ta femme? -Quand? -Quand tu t’es mis à la tromper. Puisque tu exiges la vérité tout entière, je n’ai point à te la refuser. Hélène ne méritait pas que tu la traites aussi négligemment. J’ai eu pitié d’elle. J’allais la voir. Pas une fois il n’a été question de toi ni des femmes en compagnie desquelles tu t’affichais. J’éprouvais pour la délaissée un sentiment profond et vrai. Elle n’en a pas voulu... -Et depuis? André haussa tristement les épaules. -Oh! depuis, répliqua-t-il avec un mélange d’ironie et de franchise, non... rien... pas ça! J’ai procuré du travail à Hélène chez moi, c’est entendu, mais il n’entrait nullement dans mes calculs de revenir sur le passé. Maurice écoutait, immobile, les yeux rivés à ceux de Sorbier. -Me crois-tu? fit alors ce dernier en s’asseyant devant sa table et en puisant une nouvelle cigarette dans la boîte en cristal. -Oui, soupira Maurice. André pétrit nerveusement ta cigarette, puis l’émietta en silence tandis que l’autre, toujours debout au milieu de la pièce, ne cessait de l’examiner. Il songeait aux paroles qu’il venait de prononcer et se les reprochait. Mais le désarroi, l’entêtement, la détresse de son ami avaient agi sur lui et c’était afin de se disculper qu’il avait finalement cédé à un véritable besoin de confidences. Est-ce que Maurice, maintenant, n’en profiterait pas pour rompre avec Hélène? André ne savait que penser. Et, se retournant vers Marrières, il demanda: -Que vas-tu faire? Il ne reçut pas de réponse. -Je t’affirme, reprit André, qu’Hélène a toujours repoussé mes avances. Tu ne peux rien lui reprocher. -L’aimes-tu encore? André se dressa, s’appuya contre son siège, les prunelles perdues dans le vague. -J’ai pour elle une grande amitié, se décida-t-il lentement à déclarer... une amitié plus forte que l’amour. -Dommage! -Comment? dit André stupéfait. -Oui. Dommage, répéta Maurice. Tu aimerais encore Hélène, j’éprouverais moins de regrets. Ne sachant quelle interprétation donner à cette repartie, Sorbier se tourna vers la table, y ramassa le dossier d’Hélène, et tout en serrant machinalement la courroie: -Tu veux donc quitter ta femme? s’informa-t-il sans lever les yeux. -Je le voudrais. Mais c’est difficile. Je ne peux pas. -Tu aurais tort de te séparer d’elle. -Oh! -Si. Tu le sais. -Bonsoir, fit alors Maurice. André saisit le dossier, le mit sous son bras. -J’ai à rapporter ceci aux archives, dit-il. Marrières prit son chapeau sur un fauteuil et se dirigea vers la porte, précédé de Sorbier. Tous deux sortirent. Sur le palier, les amis se tendirent gauchement la main. Il pleuvait. Dans le soir, les lumières des magasins, les lanternes des taxis et des voitures, les phares des autos faisaient miroiter les trottoirs. Ils étaient tantôt bleus, tantôt roses ou verts selon les éclairages, et de longues chenilles pâles qui tremblaient au pied des globes électriques ponctuaient la chaussée comme autant de poulpes phosphorescents pris aux mailles d’un immense filet. L’activité de la rue exerçait sur Marrières une indicible fascination. Il allait seul parmi la foule des piétons fuyant des deux côtés de la chaussée, pareille à l’écume d’un canal que le cheminement ininterrompu des véhicules renvoyait sur les bords. Cette impression de solitude que certains êtres meurtris ressentent si puissamment dans les villes, à la tombée du soir, et qui les chasse, au hasard, le poignait, l’accablait. Il ne savait où le menaient ses pas: il ne cherchait même pas à le savoir. Lorsqu’il avait tout à l’heure pris congé d’André, c’était comme s’il eût tranché la dernière amarre qui le retenait à la vie. Maintenant rien n’offrait plus de signification ni d’objet à ses yeux. La conscience de son isolement au milieu de tant d’inconnus, l’emplissait d’amères délices et à mesure que ce sentiment se développait il en éprouvait une ivresse, une jouissance obscures qui contrastaient avec les lumières et le grouillement de la rue. Par instants, Maurice pensait à André et se rappelait les émotions violentes qu’ils avaient partagées, à l’escadrille, pendant la guerre, puis les douces joies de leur amitié. Ces souvenirs étaient à peu près ceux que l’on conserve d’un mort. Maurice n’avait pas néanmoins d’attendrissement à maîtriser. Sorbier, pour lui, ne comptait plus en tant que camarade. Il se confondait avec ces piétons anonymes qui le croisaient ou le dépassaient et dont certains lui jetaient rapidement un coup d’oeil au passage. S’il avait souffert durant l’explication qui concernait Hélène, cette souffrance s’était dissipée. Maurice n’éprouvait plus qu’une sorte de stupeur, d’hébétude à quoi il se laissait aller avec une passivité qu’il n’avait même pas le désir de secouer. Qu’importait André désormais? Qu’importait également Hélène? Ce n’était point d’eux que Maurice se souciait. Ces deux êtres avaient pour ainsi dire cessé d’exister et, s’il les évoquait encore, de loin en loin, c’était pour revenir finalement à lui- même et savourer avec une âpre délectation la secrète et mystérieuse ivresse que distillait la solitude. Si on lui avait fait observer, tandis qu’il se dirigeait du carrefour Drouot vers Saint-Augustin, qu’il prenait le chemin de son domicile, Marrières se fût peut-être refusé à le croire. Mais personne n’était là pour attirer son attention sur la force des habitudes et il marchait à pas lents, ressentant pour la première fois, depuis sa sortie de prison, l’impression qu’il était libre, qu’il ne tenait à rien ni à personne, enfin qu’il avait rompu avec le passé. Cette impression le dominait de telle sorte qu’il oubliait l’isolement volontaire dans lequel il s’était retranché. Son isolement ne lui pesait pas. Au contraire, il ajoutait à son âpre jouissance de se sentir un homme nouveau, qu’aucune attache ne paralysait plus et lorsqu’il s’arrêta pour acheter les journaux à un kiosque il aspira profondément, à pleine poitrine, une bouffée d’air qui acheva de le griser. C’était l’heure où, quelques mois plus tôt, Maurice parmi la foule des détenus se dirigeait vers le dortoir. Il y possédait sa cage. Oui. C’était réellement une cage que la cellule, garnie de barreaux. Elle mesurait à peine les quelques mètres nécessités pour l’emplacement de l’étroit lit de sangle, de l’escabeau, de la cuvette et de la cruche réglementaires. L’hiver, le prisonnier y claquait des dents et, l’été, l’atmosphère en était tellement surchauffée qu’il ne pouvait, avant l’aube, goûter un instant de repos. Maurice pensa aux infortunés qu’il avait laissés à Poissy et se dit que peut-être, dans le nombre, il en était un ou deux qui, à cette minute même, pensaient à lui. Néanmoins, il chassa cette image. C’était fini tout ça... Longeant les devantures, il força légèrement le pas, tandis qu’une autre image se formait progressivement devant ses yeux. -Bah! maugréa-t-il. Nous verrons... Ça aussi, c’est fini... Il s’agissait d’Hélène qui devait, comme à l’ordinaire, l’attendre pour le dîner. Marrières consulta sa montre et il eut alors la notion que, depuis le temps qu’il marchait, il n’avait fait que se rapprocher de sa femme. Mais celle-ci n’éveillait en lui que des pensées trop familières dont il avait à la longue cessé d’apprécier le charme. Il allait fatalement la retrouver assise dans sa chambre en train de lire un livre ou un magazine de modes. Elle se lèverait du fauteuil en entendant son mari rentrer; elle irait même à sa rencontre, le visage éclairé d’un sourire hésitant, presque anxieux. Maurice demeura insensible à cette perspective. La veille, il avait eu beau se réconcilier avec Hélène, après l’avoir battue, il ne voyait là qu’une circonstance négligeable: cela n’existait plus... Trop tard! Oui. Trop tard! Puisqu’il jouissait de sa liberté, maintenant, ce n’était point Hélène qui le reprendrait. Elle pouvait le croire, peut-être, et guetter son retour en se flattant de l’avoir reconquis, Maurice n’en tenait aucun compte. En effet, aussitôt qu’il eut tourné la clef dans la serrure, poussé la porte et franchi le seuil du vestibule, il entendit sa femme qui sonnait Moustache afin de l’informer que «Monsieur était là». Hélène parut ensuite, une publication à la main. Elle s’approcha timidement de Maurice, l’aida sans un mot à se débarrasser de son chapeau et de son pardessus puis, comme il ne protestait pas, elle l’attira contre elle pour l’embrasser. -Si nous dînions dehors? proposa-t-il en effleurant des lèvres le front qui s’offrait. Hélène eut un imperceptible mouvement d’épaules qui signifiait qu’elle acceptait à l’avance tout ce qu’il voulait et revint vers sa chambre docilement. -Ne te presse pas, dit Maurice, nous avons le temps. Il déposa négligemment l’Intransigeant et Paris-soir sur la table de chevet, regarda sa compagne qui ramenait autour d’elle, en s’asseyant, les plis d’une robe d’intérieur, et s’informa: -Contente de ta journée? -Oui. J’ai décroché deux polices. Mais il m’a fallu discuter des heures. Ma tête éclate. -Raison de plus pour te distraire, affirma-t-il rondement. Ce sera plus gai. Hélène leva sur lui des yeux pleins de méfiance. Il ne put supporter son regard, saisit l’un des deux journaux qu’il avait achetés, le déplia comme pour y chercher l’annonce d’un spectacle susceptible de faire achever la soirée. Mais il observait, à l’abri du journal, sa femme, dont l’attitude se reflétait sans qu’elle s’en doutât dans une glace. -Allons, fit-il. Prépare-toi. Pendant ce temps, je vais changer de complet, de chaussures. Il passa dans sa chambre, heureux d’avoir eu l’idée de ne pas dîner face à face avec Hélène à la maison. Peu importait l’endroit qu’ils choisiraient. L’essentiel était d’échapper au morne tête-à- tête dont il supputait, à juste titre, l’issue. Qu’Hélène en éprouvât une déception, ne l’étonnait, ne le troublait en rien. Il ressentait au domicile conjugal une gêne de plus en plus insupportable. Aussi, lorsque la jeune femme fut prête et qu’elle l’en eut avisé par Yvonne, il acheva rapidement sa toilette et rejoignit Hélène qui avait repris la lecture de son livre et feignait de s’y intéresser. -Excuse-moi, murmura-t-il... mais je ne pensais guère que tu... -Je craignais de te mettre en retard. -Eh bien! en route! Au restaurant, la bonne humeur de Marrières, son empressement et le manifeste plaisir qu’il affectait de prendre à cette sortie en compagnie de sa femme inspirèrent à celle-ci l’idée qu’il cherchait à se faire pardonner quelque tort. La pauvre créature ne pouvait en douter, mais elle essayait vainement de percer les intentions de Maurice. Il buvait. Il l’obligeait à boire... et ce n’était qu’à de rares intervalles que, tout à coup, il changeait de manières et tombait malgré lui dans d’obscures songeries. -Qu’a-t-il donc? se demandait alors Hélène. On croirait qu’il veut s’étourdir et, brusquement, il oublie tout... il a l’air triste. Un vague pressentiment la tourmentait. Ses yeux ne quittaient pas Maurice une seconde et quand il revenait à lui et rencontrait le regard attentif de sa femme, il faisait visiblement un effort pour dépister cette méfiance en éveil, emplissait son verre, le vidait, appelait la servante et s’efforçait à paraître naturel. Le restaurant, dont il avait jeté l’adresse au chauffeur de taxi, se trouvait à Montmartre, rue Notre-Dame-de-Lorette, et se composait d’une assez vaste salle carrée qu’un bar massif, en acajou, décorait à main gauche, en entrant. Une artiste de music- hall avait tenté jadis d’y faire fortune en s’exhibant, le soir, dans un maillot suggestif de naïade aux yeux de ses admirateurs. Comme ceux-ci n’étaient point très nombreux, la boîte avait périclité et on n’y avait guère rencontré durant un hiver, après minuit, qu’une douteuse clientèle de gentlemen trop bien vêtus, de danseuses sans emploi, de rabatteurs de maisons de jeux et de petites femmes suavement maquillées. Avec ses somptueuses tentures de velours cramoisi, ses fleurs, ses plantes artificielles, son tapis rouge et ses banquettes profondes comme des divans, l’établissement serait assez vite devenu le lieu de réunion des plus louches trafiquants du quartier mais, au moment que ces «messieurs-dames» s’y attendaient le moins, le bistro changea de propriétaire et ses habitués durent se rendre compte qu’ils n’étaient plus chez eux. L’acquéreur de la boîte se nommait Alexis. C’était un Corse de vieille souche, haut et solide comme un coffre et qui, sous des airs endormis, avait à l’occasion la prompte, agile et vigoureuse détente d’un fauve trompeusement apprivoisé. Son premier soin fut d’informer la clientèle qu’elle cédât gentiment la place, puis de transformer, sans lui ôter pourtant son caractère, l’atmosphère de l’endroit. Aux photographies polissonnes, succédèrent sur les murs des images du «pays». L’admirable baie d’Ajaccio, quelques portraits d’amis, d’écrivains, des vues de l’île et, pieusement distribués un peu partout, des souvenirs de L’Artilleur, prêtèrent alors au restaurant une apparence de bon aloi. Sorbier avait un soir conduit Hélène et son mari chez Alexis et, comme ils s’étaient bien trouvés de la cuisine locale -si savoureuse -des vins et du service, Maurice avait rendu son invitation à Sorbier, puis il était retourné plusieurs fois avec sa femme rue Notre-Dame-de-Lorette. Alexis lui plaisait. Il avait une façon d’accueillir les clients qui n’était ni distante ni servile, mais naturellement courtoise et pleine de dignité. Que Marrières eût «fait» de la prison n’étonnait en rien le patron. En véritable Corse, il éprouvait au contraire une instinctive sympathie pour un homme «qui a eu des malheurs» et, sans toutefois manifester trop d’empressement, il lui donnait une table où Maurice pouvait dîner près de sa femme et ne se point sentir un objet de curiosité. -Eh! dis donc, Alexis! s’informait pourtant quelquefois un habitué qui désignait le couple d’un imperceptible clignement de paupières... Ton type, là-bas, avec la petite blonde... je connais ça. Qui est-ce? Alexis répondait en tournant le dos à Marrières, afin de ne point le gêner. Mais ce soir, par suite d’une involontaire circonstance, la question fut posée à haute voix par une femme élégante qui, durant le repas, ne cessa de tenir obstinément les yeux attachés sur Maurice avec une sorte d’éblouissement. Hélène ne broncha point. Elle qui ne souffrait jamais que l’on regardât son mari comme une bête rare, feignit de ne rien remarquer. Cependant la dîneuse montrait une telle indiscrétion, elle suivait les gestes de Marrières avec une insistance si marquée que lui-même en fut irrité. C’était une étrangère: une blonde sur le retour, un peu trop grasse, encore appétissante. Elle avait dû lire dans les journaux le compte rendu du procès et, comme la belle-mère de Maurice, elle estimait que ce dernier était physiquement plus séduisant que sa victime. Les feuilles publiaient alors les deux photographies: le meurtrier était en costume de sport, coiffé d’un béret basque, tandis que le peintre offrait le type classique de l’École des Beaux-Arts: barbe, cheveux trop longs, vareuse de velours. Cinq années n’avaient point, aux yeux de l’étrangère, vieilli en quoi que ce fût Maurice ni diminué son prestige. Aussi le lorgnait-elle de façon si hardie qu’il finit par se tourner du côté de sa femme en ricanant. -Ma pauvre Hélène, énonça-t-il, agacé et flatté en même temps, nous n’avons pas de chance. Je ferai toujours sensation. C’est stupide! -Oh! j’en ai pris mon parti. Maurice eut une moue. -Je vois bien, ajouta sa femme; ce n’est pas ta faute. Et, à son tour, elle se mit à rire, d’un rire forcé qui augmenta l’irritation de Marrières. -Je t’en prie, lui dit-il doucement, ne provoque pas davantage l’attention de cette folle. -Bah! Maurice héla discrètement Alexis afin de consulter la carte mais, se méprenant sur son geste: -Vous pouvez prévenir votre cliente, déclara d’un ton sec Hélène, que je suis avec mon mari. -C’est toi qui es stupide, maugréa ce dernier. Alexis esquissa un sourire et, s’inclinant, il chuchota: -Un fruit? -Du raisin, dit Maurice. Hélène attendit qu’Alexis se fût retiré. Alors elle s’informa: -En quoi, stupide? -Non. Laisse, ordonna-t-il. N’exagère pas. Il regarda d’un air agressif l’étrangère, puis sa femme et ne desserra plus les dents. -Tu es injuste, articula Hélène. J’aurais mieux fait de ne... -Encore? -C’est bon. Je me tairai. Et, de la pointe du couteau, elle traça sur la nappe un vague dessin. Marrières se contenta, pour ne point envenimer les choses, d’allumer une cigarette, puis il s’abrita, silencieux, derrière un nuage de fumée. Hélène l’impatientait. Il l’épiait du coin de l’oeil, se demandant combien de temps encore il aurait à la supporter. Tout en elle finissait par l’exaspérer. Elle avait beau d’abord se montrer douce, compréhensive, sa véritable nature reprenait le dessus à la première observation et cette nature était par trop acariâtre. -Ah! songea-t-il, avoir tué... pour elle, avoir gâché ma vie... Dans un éclair, il comprit que, non seulement, il était las de subir ses écarts de caractère, mais encore qu’il la détestait. Car il la détestait. Le contact et même l’aspect de celle qui avait partagé jusqu’ici sa vie lui devenaient odieux. Sa femme!... Maurice pourtant se ressaisit. Il acheva de dîner, réclama l’addition, la régla et, bientôt escortant Hélène, se retrouva sur le trottoir et appela: -Chauffeur! -J’aimerais mieux rentrer, dit Hélène. -Soit. Rentre. -Tu ne me déposes pas à la maison? -Non. Je ferai le trajet à pied. La voiture démarra. Maurice ne la suivit pas un instant des yeux, mais, boutonnant son pardessus, il aspira l’air humide de la nuit avec délices. Alors s’adressant au boy d’un établissement, il lui tendit sa carte au dos de laquelle il inscrivit un nom et une adresse. -Porte ce mot, fit-il, rue de Chazelles... Il est dix heures. Tu monteras au troisième étage et prieras la personne qui viendra l’ouvrir de me rejoindre au café de la Paix... Compris? Et, tranquillement, il descendit la rue, après avoir glissé une pièce au jeune garçon. Au fond, Maurice n’avait jamais effacé de sa mémoire le souvenir d’Arlette Bressois: elle était sa maîtresse au moment du drame. Vingt-deux ans. Modéliste chez Lanvin, elle logeait dans ses meubles et tirait toutes ses ressources de son travail. C’était une jolie fille, un peu bohème, qu’on prétendait légèrement «braque», mais désintéressée. Elle avait suivi le procès aux Assises, écrit à son amant quatre ou cinq fois, puis s’était consolée de son absence en fréquentant des gigolos qu’elle ne payait pas et qui s’en allaient un beau jour comme ils étaient venus. Maurice avait pris discrètement chez la concierge des nouvelles d’Arlette et s’était gardé de lui écrire ou même de lui téléphoner par scrupule à l’égard d’Hélène. Il avait fallu l’explication de la veille, puis sa démarche auprès d’André et la scène ridicule qui venait de se produire au restaurant pour que Maurice, enfin, proposât un rendez-vous à son ancienne amie. «Avec elle, songeait-il, c’est l’affaire de chance. Il se peut qu’elle soit mal lunée et elle ne se dérangera pas. D’ailleurs, sa concierge a dû l’informer de ma visite...» Le taxi qu’il avait pris, un peu plus bas, déboucha sur la place de la Concorde et s’arrêta. Marrières descendit de voiture et, pour se dégourdir les jambes, alla jusqu’à la Seine où il fit demi-tour. Les blancs rayons des réflecteurs frappaient de bas en haut les colonnes du ministère de la Marine et de l’hôtel Crillon, l’obélisque, les statues, les deux fontaines circulaires. Maurice admira les eaux jaillissantes qui scintillaient comme des aigrettes de pierreries. La présence dans la nuit d’un spectacle si magnifiquement irréel l’inclina tout à coup à l’optimisme. Il contourna la place, remonta la rue Royale. À cette heure, la rue était vide. Des taxis en station en occupaient le centre et, sur les boulevards, observaient en ligne droite le même et strict alignement. Entre la bouche tiède du métro et les feux roses d’un cinéma, sous les platanes, des femmes rôdaient. Maurice ne se laissa point détourner de son chemin et bientôt, pénétrant dans le café, il s’installa près de la première porte, à une petite table. -Je lui donne une demi-heure, se dit-il en pensant à la modéliste. Passé ce délai, c’est que mon avis ne l’a pas jointe ou qu’elle néglige de se déranger. Or la demi-heure s’écoula sans que Maurice quittât sa place. Il jeta un coup d’oeil à sa montre, prit une seconde consommation. -Dans dix minutes, estima-t-il, si je ne le vois pas... Les dix minutes s’engloutirent, ainsi que les trente autres, dans le néant des âges. Maurice appela le garçon et il se préparait à solder la dépense quand Arlette entra et s’approcha vivement de lui. -Ah! Mau-mau, s’écria-t-elle, comme s’ils s’étaient quittés la veille... Dis! ça va? Elle l’embrassa sur la bouche, avec un absolu dédain des contingences et commanda un verre de fine. -Tu sais, expliqua-t-elle, j’étais au lit tremblante de fièvre quand ton chasseur s’est amené... Le temps de passer des bas et un manteau... et me voilà. Tu penses! T’allais partir? -Naturellement! -Alors t’es vache, Mau-mau! T’as pas changé. Maurice sourit et lui prit la main. Arlette constata: -Ça fait tout de même une paye qu’on ne s’était vus. -Bedame: cinq ans! -T’as façonné des éventails, en taule? des petits vents du Nord? Non? Des lanternes chinoises? du papier gaufré? -Et toi? -Moi? Toujours le boulot. -Mais à part ça? -Sans blague, répondit-elle, tu n’aurais pas voulu que je reste sage? Tu me connais. J’aurais pas pu! Maurice ne trouva rien à répliquer, il pressa néanmoins un peu plus fort la main d’Arlette et se promit: «Une nuit. Une seule nuit... Ce sera tout. Demain... Son visage prit une expression soucieuse, mais il se domina. -Bah! songea-t-il... Demain... j’ai jusqu’à demain... Pourquoi me frapper? Arlette lui demanda: -T’as des contrariétés?... Avec ta femme? -Fiche-moi la paix avec ma femme! -Bon... motus! Je ne t’en parlerai plus. Ça m’apprendra! -Quoi? Arlette saisit son verre, le porta à sa bouche. -Comprends-moi, confia Maurice. Ma femme et moi c’est fini. -Et alors tu m’épouses? Il lui lâcha la main et répondit: -Certainement. -Rigole pas, fit Arlette. T’en trouveras pas besef qu’accepteraient de se marier avec un ancien détenu. Qu’est-ce que tu crois? Moi... Ça m’excite. Elle le pinça sournoisement sous la table et soupira: -Mau-mau! -Oui, grogna-t-il. Attends. Je vais payer. La belle-fille enleva son chapeau, renversa la tête en arrière et secoua ses noirs cheveux bouclés. Elle avait aux prunelles une lueur prometteuse. Sa langue agile passa voluptueusement sur ses lèvres. Ses narines se dilatèrent. Maurice articula sourdement: -On va chez toi? La jeune femme remit sa coiffure et s’examinant dans une glace, se poudra. -Non. Pas chez moi, prononça-t-elle enfin. -Tu as quelqu’un? -Oh! ce quelqu’un n’est guère gênant. Un copain. Raide, sans un: je l’héberge et en échange il m’aide pour mes modèles. Je pourrais t’emmener rue de Chazelles, mais le lit serait, pour trois, un peu trop juste. -Garçon! appela Marrières. -Ça t’embête? dit Arlette. Tiens! Tu me plais trop comme ça. Et ton accent: Garçon! Brrr! Sincèrement, tu préférerais qu’on aille... -Moi? pas du tout... -D’ailleurs, il n’y a pas que le copain qui dort à l’heure qu’il est... il y a tous mes modèles par terre, sur la commode, accrochés dans la salle de bain, dans l’entrée... T’as pas idée. Tout est sens dessus dessous. Le garçon s’approcha. Maurice lui tendit un billet, ramassa la monnaie en laissant un pourboire, puis il se dressa, d’un seul coup, sur ses jambes et rejoignit Arlette qui s’était avancée vers la porte. -Filons! ordonna-t-il. Mais bientôt, elle ralentit le pas, barrant la route, offrant sa bouche. Maurice l’embrassa goulûment. -Ah! chouette! déclara la jeune femme. Tu mords toujours? -Toujours! -Et tu pinces? Tu fais mal? -Quoi? dit-il avec feu... tu n’aimes plus ça? Sans se préoccuper de la réponse, il empoigna sa compagne par un bras, l’entraîna vers un taxi et donna l’adresse d’un hôtel qu’Arlette connaissait. -Mau-mau! soupira-t-elle quelques instants plus tard quand le taxi stoppa devant une maison meublée aux brise-bise roses. Marrières entra le premier et, tandis que la jeune femme attendait près de la cage de l’ascenseur, il songeait que c’était, dans le même hôtel, qu’ils avaient autrefois passé leur première nuit. VII Le Double. Le lendemain soir, impasse Ronsin, Mallepate était assis sur le grabat qui lui servait de lit et, totalement ivre, attendait le concierge dans l’espoir que le cher homme l’aiderait à se déshabiller. Des rafales de pluie et de vent ébranlaient la toiture, fouettant à toute volée les arbres, qu’elles dépouillaient comme un poulet qu’on plume et projetaient les feuilles contre les vitres de l’atelier où elles s’écrasaient d’un bruit flasque. Le vent soufflait si convulsivement qu’il donnait parfois l’impression au bohème de le soulever de terre, ainsi que sa bicoque, sans rien renverser -ô miracle! -ni même troubler l’équilibre des statues qui s’y trouvaient placées au petit bonheur parmi les vases, les bronzes, les terres cuites, les poteries et les chevaux chinois empilés jusque dans les coins. Effet de l’ivresse ou du rêve, Mallepate se sentant de la sorte transporté à travers les airs, s’épanouissait de plaisir. À chaque nouvelle rafale, il fermait un peu plus les yeux, pour les écarquiller ensuite et regarder autour de lui en murmurant les vers de Baudelaire: Là, tout est ordre, beauté, Luxe, calme et volupté... Ces vers lui semblaient convenir on ne peut mieux au cadre sordide qui l’entourait. -Ah! Mais moi je vous le dis, balbutiait-il à un invisible confident qui ne pouvait être que le reflet de son propre individu... Moi, je vous le dis... C’est... Il éclatait de rire ou bien, exalté par les secousses du vent, se mettait brusquement à scander à tue-tête une de ces scies aux innombrables couplets que l’on chantait aux temps de sa lointaine jeunesse: M’sieur Boug’reau allait peignant, Cahin-caha hue dia hop là! M’sieur Bougreau allait peignant, Pass’ moi ton tub’ de blanc. Mais v’là qu’survint M’sieur Bonnat, Cahin-caha hue dia hop là! Mais v’là qu’survint M’sieur Bonnat, Pass’ moi l’tube au... La cause de cette anormale euphorie était que, le matin même, Mallepate avait appris, en vérifiant une liasse de tirages financiers, qu’un bon de l’Exposition de 1900 auquel il n’attachait plus la moindre importance, venait d’être remboursé dix mille francs. Quelques heures plus tard -un bonheur n’arrive jamais seul -le sculpteur avait dépisté dans un bric-à-brac de l’avenue du Maine une toile qui, sous une couche de crasse, risquait assez bien d’être un Jérôme Bosch. Le sculpteur l’avait achetée sur-le-champ et, comme cette double fortune de capitaliste et de collectionneur méritait d’être célébrée de façon mémorable, Mallepate s’était cru obligé de convier l’ami Lagasse à des réjouissances chez le bistro. L’heure de l’apéritif avait donc vu couler l’absinthe à flots et le nombre des tournées s’était élevé à un chiffre inconnu jusqu’à ce jour. Le concierge lui-même, négligeant ses principes de stricte économie, avait, cédant à l’enthousiasme, proposé de «remettre ça» et, aux quatre pernods, s’étaient ajoutés un byrrh, une suze-cassis, un turin-bitter et plusieurs picon-citron. Quelle cuite, Seigneur! Mais quelle journée! Et quelle découverte! Quelle trouvaille! Le bonhomme ne regrettait point d’être saoul. Pour la première fois, depuis longtemps, la chance le favorisait au delà de ce qu’il s’était cru pouvoir en attendre. Où qu’il posât les yeux, il ne voyait que richesses et trésors accumulés dans lesquels il n’avait qu’à puiser à pleines mains. Cahin-caha! Hue dia! Hop là... Attention; il allait tomber. Mallepate se retint au rebord de sa table à livres et tenta, sans y parvenir, de rassembler ses esprits. Ses yeux hébétés par l’alcool contemplaient la flamme de la lampe contre laquelle il avait presque le nez posé. La lampe fumait. Le sculpteur sentit la chaleur lui cuire le visage: il se recula et se retrouva brusquement étalé sur le dos, au milieu des draps et des couvertures jonchant en désordre le lit Cette position ne surprit en rien l’ivrogne: il s’en accommoda même le plus gaîment du monde et reprit sa chanson d’une voix forte, tandis que l’eau coulait par une fente du plafond et s’égouttait dans une vieille cuvette placée sur une pile de bouquins. Il était environ huit heures du soir. Accrochée à un clou par une ficelle, la dernière acquisition de Mallepate se balançait au gré des courants d’air qui passaient sous la porte et, menaçant quelquefois d’éteindre le quinquet, en faisaient remonter la flamme à l’intérieur du verre avec des borborygmes, des hoquets d’homme saoul. Le sculpteur n’y prenait pas garde. Le tableau qu’il attribuait à Bosch pouvait osciller tant et plus: le vent ne réussirait point à l’enlever du piton. Ni le vent, ni personne. Pas même l’un des innombrables petits diables qui, vaguement, apparaissaient par endroits sur la toile, parmi les rousseurs du vernis, les embus, le jus des bitumes. Non, aucune force de la terre ou d’ailleurs ne pourrait empêcher désormais que cette oeuvre eût changé de propriétaire. Elle appartenait à Mallepate. Elle lui revenait de droit puisque, entre tant d’acheteurs, il avait été le seul à en flairer la qualité et l’origine. Un Bosch! Comment le brocanteur ne s’était-il pas douté qu’il possédait un Bosch! Il n’en avait donc jamais vu? Le vieux bohème s’arrêta de chanter. -Oui, moi, je vous le dis, je vous le dis, affirma-t-il ensuite en se hissant au prix d’un laborieux effort sur les coudes, une toile pareille!... Mais je la revendrai, quand je voudrai, cent mille francs... deux cent mille... Quoi? fit-il comme si un invisible contradicteur eût été présent. Quoi?... Comment? Qu’est-ce que c’est? Une poussée du vent ébranlant de toutes parts les frêles cloisons de l’atelier répondit à Mallepate; puis de longs gémissements lui parvinrent en même temps qu’un mystérieux tremblement secouait sur ses gonds la porte dont la clef se mit presque à grelotter dans la serrure. Le sculpteur se garda d’insister. Mais il conserva les yeux fixés sur le tableau et il lui sembla, tout à coup, que les diablotins armés de fourches, de pieux, d’épées et des instruments de torture les plus baroques, cessaient d’obéir aux lois des personnages peints pour s’animer sournoisement et dérouler au hasard de la pièce leur ronde grimaçante, grotesque, redoutable qui, peu à peu, se rapprochait du lit. -Ah! Mais pardon! grogna le sculpteur. Il se mit, lourdement, sur son séant et se frotta les yeux. La vision s’évanouît. Mallepate poussa un soupir. «Qu’est-ce que j’ai? se demanda-t-il. Je rêve. C’est absurde: avoir peur d’un tableau?...» Or, le tableau se balançait toujours au bout de sa ficelle et, par instants, il avait l’air saisi d’une singulière palpitation. Comme la porte qui, elle aussi, paraissait secouée de dehors par un indiscernable visiteur qui cherchait à l’ouvrir, la surface de la toile se tendait tout à coup, puis se plissait et de grandes ondes bizarres la parcouraient d’un spasmodique tressaillement. L’artiste en restait béant. D’autre part, sans qu’il pût comprendre par quelles fentes ils se glissaient, de brusques souffles froids erraient entre les murs et Mallepate, en les sentant passer, frissonnait malgré lui. Il n’osait plus penser à rien. À leur tour, maintenant, les fibres de raphia ceignant le torse d’une idole noire se soulevèrent d’une inquiétante façon pour retomber le long des cuisses de la statue avec un froissement léger, furtif, voleter encore, tourbillonner, s’agiter en tous sens. Les mouvements de ces longues fibres bruissantes contrastaient singulièrement avec la sombre rigidité du bois. Enfin, comme à dessein d’accentuer ce contraste, le masque de l’idole aux orbites entourées de chaux blanchâtre, au nez trop long, à la bouche peinte en rouge, était surmonté d’une couronne de plumes dont quelques-unes s’inclinaient et se redressaient, cependant que les autres demeuraient immobiles et funèbres, à la stupeur croissante du faux prix de Rome qui les contemplait sans mot dire et parfois se frottait les yeux afin d’échapper à l’illusion. Ce n’était point une illusion. En effet, à l’extrémité supérieure d’une planche qu’il avait lui-même fixée à l’aide de taquets, le malheureux aperçut plusieurs coupes de jade, auxquelles il attachait une grande valeur, s’entre-choquer. L’une d’elles tintait à petits coups. C’était la plus précieuse. Un moment, elle faillit glisser de l’étagère. Mallepate jeta un cri et voulut se précipiter mais, avant qu’il eût accompli le moindre geste la coupe cessa, comme par enchantement, de résonner, au heurt d’on ne savait quelle baguette magique: un accablant silence régna sur l’atelier. -Ça, grommela le vieil homme. Cette fois... C’est un peu fort... J’ai vu la coupe bouger. Je l’ai vue... de mes yeux. Il porta la main au gousset droit de son gilet, y prit sa montre, regarda l’heure, et dit: -Allons bon! Et ce sacré Lagasse qui ne m’apporte pas mon café au lait! Qu’est-ce qu’il fout? À cet instant, dans le silence qui paraissait avoir non seulement envahi la bicoque mais la cité entière, l’oreille du sculpteur perçut un pas qui faisait crisser les feuilles mortes. Le vent ne soufflait plus. La pluie s’était calmée. À peine, de loin en loin, sur la toiture de zinc, quelques lourdes gouttes d’eau tombaient des branches. Le bohème contint sa respiration: il transpirait, il était blême; une angoisse qu’il ne parvenait pas à dissiper lui comprimait le coeur. Sans aucun doute, Lagasse avait oublié l’heure. Beau résultat! Par bonheur, Mallepate n’avait pas faim. On lui aurait porté sa collation qu’il s’en serait moqué. Ce n’était point la mangeaille qui comptait: c’était le principe. Et pendant que le falot personnage se donnait à ces méditations, une sorte de dépit, d’amertume, s’emparait de lui et le mettait dans une disposition d’esprit si pessimiste qu’il se voyait abandonné de tous et relégué au fond de sa cahute sans que personne daignât s’occuper de son sort. -Voilà! maugréa-t-il d’une voix pâteuse, je pourrais crever seul, ici, tel un chien... À peine avait-il prononcé ces mots que la chienne du concierge fit entendre, dans la nuit, un jappement plaintif et prolongé. Mallepate prêta l’oreille, mais n’entendant plus rien, il admit que la fille du gardien avait ouvert la porte de la loge à l’horrible bête poussive ou que celle-ci, en désespoir de cause, s’était résignée à dormir dehors sur le paillasson. Pourtant quelqu’un marchait parmi les feuilles mortes. Mallepate en était certain. À deux ou trois reprises, il reconnut, au froissement suspect qui lui frappait l’ouïe, qu’un promeneur nocturne se trouvait dans l’allée. Ce n’était pas le vent qui remuait ainsi les feuilles. Il n’y avait plus de vent. Le silence, un silence étrange, était tombé sur la cité et l’écrasait, ainsi que dans les songes, d’un poids funèbre qu’on aurait pu presque toucher du doigt. Le vieil artiste en était oppressé. Ce poids pesait également sur lui et l’étouffait, sans qu’il eût la force de réagir. Après les sifflements rageurs de tout à l’heure, les poussées, les ébranlements, accompagnés du crépitement de la pluie, cette paix extraordinaire annonçait, croyait Mallepate, on ne savait quel sombre, quel inéluctable événement. -Lagasse! cria-t-il. C’est vous? Qu’est-ce que vous fichez dehors, mon vieux? Entrez! Il attendit une longue minute et se dit: «Non. Ce n’est pas Lagasse. Il ne s’amuserait pas à m’effrayer... Non... Non... Non. Impossible, ce n’est pas lui...» Soudain le souvenir de Marrières, quand il était venu la première fois, impasse Ronsin, lui traversa l’esprit. Mallepate en fut réconforté. Il considéra la poignée de la porte comme si cette poignée allait tourner sur elle-même et, partagé entre l’appréhension de voir quelqu’un pousser le battant et l’angoisse que personne peut-être n’accomplît ce geste, il frissonna. Toutefois, l’idée de Maurice lui était agréable et corrigeait jusqu’à un certain point la peur qui, maintenant, prenait progressivement possession de son être. Sans chercher à deviner ce que Marrières pouvait bien faire, ce soir, en pareil lieu, il admettait qu’il était là et qu’après une hésitation plus ou moins longue il finirait par se décider à entrer. Mais cette supposition ne se justifiait en rien. Si réellement Maurice avait été une fois de plus attiré dans la cité, il connaissait assez l’endroit pour se diriger vers l’atelier de Mallepate et frapper à l’huis au lieu de s’attarder, comme l’inconnu qui déambulait sur les feuilles, et de tourner, eût-on dit, à tâtons. Qui est-ce que cet individu pouvait attendre? Pourquoi se promenait-il de la sorte? Pourquoi s’arrêtait-il quelques secondes et recommençait-il ses allées et venues saugrenues, en pleine nuit? Par la pensée, le bonhomme le suivait pas à pas, intrigué certes, mais loin d’être effrayé ainsi qu’il l’était d’habitude par la moindre présence. Celle-ci lui apportait plutôt une espèce d’assurance qu’aucun motif n’aurait pu expliquer. -Bah! songea-t-il. C’est un drôle de type. Je le connais... S’appuyant au mur pour s’asseoir plus commodément sur son lit, il cueillit un livre, au hasard, baissa la mèche de la lampe qui fumait, puis se croisa les bras et se laissa aller au fil de sa rêverie. «Maurice Marrières!» soupira-t-il alors avec une tendre jubilation d’ivrogne. Il répéta le nom, en détachant les syllabes et les jugea dotées d’une profonde résonance. Chose étrange, les deux hommes ne s’étaient rencontrés qu’en trois ou quatre occasions, tout au plus, y compris celle du procès, mais elles suffisaient à Mallepate pour créer entre Marrières et lui une quasi-intimité. Si opposés -par le milieu social auquel appartenaient l’ancien manieur de glaise et le courtier d’automobiles -leur goût de collectionneurs les avait rapprochés. D’autre part, le hasard qui mène tout ici-bas s’était complu à désigner le même cadre à leur double infortune amoureuse. Oui, l’un et l’autre avaient été trompés dans des ateliers contigus, et plus Mallepate réfléchissait à cette bizarre coïncidence, plus il admettait que c’était là que résidait la véritable raison de sa sympathie. Poursuivant ses réflexions, il en arrivait à échafauder une théorie philosophique qu’il jugeait originale, mais où il mêlait inconsciemment Kant et Platon et même les occultistes. Le monde extérieur n’existait pas: le temps et l’espace ne représentaient que des concepts de notre esprit... Cela, on le lui avait appris jadis. Au sein d’un cosmos peut-être immobile les événements n’étaient donc constitués que par les mouvements de notre propre conscience. Chaque homme se créait un univers particulier: les phénomènes de sa vie psychique s’adaptaient à son âme, à la manière de l’eau qui épouse la forme du vase dans lequel on la verse. La conclusion s’imposait et le sculpteur la tirait non sans orgueil. Elle prenait, au milieu des vapeurs de l’ivresse, la force d’un dogme: si la même aventure était arrivée à Maurice Marrières et à Antonin Mallepate, au même endroit, dans des conditions analogues, c’est qu’ils l’avaient tous deux provoquée, sans le vouloir et, qui plus est, rendue nécessaire par la similitude de leurs deux consciences et l’identité de leur moi. Une telle constatation qu’il faisait pour la première fois éblouit Mallepate. Il se sentit emporté par une vague inattendue d’optimisme. Désormais, le vieil homme n’était plus seul sur la terre... Quelqu’un pensait comme lui: un être qui, en dépit des contingences purement extérieures, était son frère spirituel, un autre lui-même, son double. Il n’en doutait plus, au contraire. Des détails qu’il n’avait pas encore retenus lui venaient maintenant à l’esprit, l’enchantaient, le touchaient aux larmes. Le bohème s’exaltait. Tout ce qu’il conservait, au fond de son vieux coeur flétri, de tendresse inemployée, de dévouement sans cause, Mallepate l’offrait, dans un élan, à celui qu’il estimait son ami et ne songeait seulement pas à se demander si ce dernier aurait envie d’accueillir une si grande affection. -Ah! clama-t-il au comble de l’extase. Moi, je vous le dis... Posséder un ami sur terre! Lire en lui comme en soi-même... Il lâcha son bouquin et voulut le rattraper mais, se penchant trop vite, il se cogna la tête à l’angle de la table et poussa un juron. Sans ce choc qui le rappela brutalement à la réalité, le sculpteur aurait roulé, lui aussi, sur le sol: cela le consterna. Il se frotta le front en pestant puis, se rendant enfin compte du lamentable état d’ébriété dans lequel il stagnait, geignit d’une voix enfantine: -Marrières! Répondez-moi... Est-ce vous? Par pitié! Oh! par pitié... Marrières... dites quelque chose... un mot! Je n’en peux plus... Je ne sais plus... Mallepate tendit l’oreille et il lui parut, à la longue, que celui qu’il appelait parlait, mais de si loin, derrière un voile si épais, un brouillard si dense, que ses paroles se perdaient en route. Le sculpteur n’en pouvait percevoir que l’accent: un accent morne, désespéré. Il regarda autour de lui avec circonspection et tenta de rechercher la cause de cette détresse. Était-ce vraiment Marrières qui se plaignait ainsi? Le bohème en suait d’angoisse et de terreur. Il écouta de tout son être, ferma les yeux mais, cette fois, n’entendant rien, il pensa qu’il avait été le jouet d’une hallucination, et un abattement sans bornes l’envahit. -Hé! marmonna-t-il. Je rêve tout éveillé. Il n’y a personne dehors... Peut-être, était-ce la vieille chienne de Lagasse qui, tout à l’heure, se traînait sur les feuilles... Peut-être un chat ou, qui sait même... rien... Il se serra le front dans les paumes, entr’ouvrit lentement les paupières et contempla la toile accrochée à un clou, juste en face du lit. Sa fièvre était tombée. La toile ne l’intéressait plus. Était-elle réellement de Bosch ou n’avait-il pas acheté une copie vulgaire, adroitement maquillée? Mallepate haussa les épaules. Qu’importait ce tableau! Il s’en moquait aussi bien que du reste et, durant un moment, incapable d’analyser les sentiments qui se succédaient en lui, promena sur les objets et les bibelots qui l’entouraient un regard désabusé. Pour peu qu’on l’eût mis en demeure d’énoncer une opinion, il n’aurait vu, partout dans l’atelier, que des faux, de banales imitations et même, aux pièces les plus précieuses qui, d’habitude, le plongeaient en de secrètes jouissances, n’aurait plus attaché aucune sorte de valeur. -À quoi bon me leurrer! proféra-t-il la tête toujours entre les mains. J’ai vécu jusqu’ici pour des chimères, seul... loin de tout compagnon... Il prononça pieusement: -Marrières! Personne ne répondit. Alors Mallepate se sentit devenir un autre homme. Pourquoi? Comment? Il l’ignorait. C’est ainsi dans la vie, surtout quand l’âge arrive. On est joyeux, on boit, on chante, on forme mille projets... et soudain, sans cause apparente, on n’a plus envie de bouger... Une tristesse amère vous envahit qui vous met au fond de la bouche un goût de cendres, de terre froide. Quelle horreur! Pourtant il ne s’est rien passé. Du moins on n’y a pas pris garde. Et voilà! Que c’est étrange, ce mystère dans lequel nous nous agitons! Le pauvre diable remâchait sa rancoeur. Il n’était même plus ivre: les miasmes de l’alcool se dissipaient dans son cerveau et une sensation d’ennui, de vide, de platitude, d’inutilité absolue les remplaçait et l’accablait. Il était comme un voyageur à qui la brume cache le paysage et qui, la voyant tout à coup se déchirer, n’aperçoit jusqu’à l’horizon que des steppes désolées. Jamais encore la solitude ne l’avait à ce point assailli. Et il avait beau faire, il avait beau se raccrocher à un souvenir moins banal que les autres, à une émotion d’autrefois, si rare, si neuve qu’elle eût été, il n’en recevait nul secours. Aussi loin qu’il fouillât sa vie, elle lui apparaissait quelconque, d’une désespérante monotonie. Pas une femme, pas un amour. L’Américaine qu’il avait épousée? Une folle, une créature dénuée de charme, riche et stupide. Quant à Louise, c’était uniquement par besoin, par cupidité qu’elle avait feint de s’attacher à lui. Mallepate eut une grimace. Il repoussa l’image de cette coquine dans la crainte de ressentir la douleur toujours fraîche qu’il éprouvait, chaque fois qu’il évoquait son absurde liaison. Or, l’image s’imposait et, bien qu’il s’efforçât de la chasser, elle demeurait, ce soir, devant ses yeux et le narguait effrontément. Mais Mallepate n’en souffrait plus. Il ne souffrait ni de Louise ni de l’Américaine. Une sombre tristesse l’accablait, et cette tristesse provenait moins des déceptions que ces deux femmes lui avaient apportées que du manque, au cours de sa vie, d’une amitié virile, sincère, spontanée, chaleureuse. La seule qu’il eût souhaitée, en ce moment, était celle de Marrières. Hélas! Marrières ne s’en souciait peut-être pas. La vie l’avait repris et entraîné vers une destinée différente. C’était un homme autrement fait que l’ermite de l’impasse Ronsin, autrement sûr de lui, résolu, énergique. Le vieil homme évoqua la silhouette élégante et sportive de Maurice. Il se rappela leur dernière entrevue et les paroles cyniques et méprisantes que Marrières avait prononcées au moment d’emporter la jarre chinoise, alors que Mallepate lui faisait observer qu’elle était lourde. -Oui, lourde, avait-il dit, aussi lourde que l’homme que vous n’avez pas osé tuer! La plupart du temps, quand il se rappelait Louise entre les bras de Fernand et l’expression qu’il avait lue dans leurs regards à tous les deux, il ressentait une âpre satisfaction. C’était une des rares circonstances de sa médiocre vie qui lui donnaient de sa personne un sentiment d’exceptionnelle dignité, de grandeur, de noblesse. Or Marrières s’était écarté de Mallepate après sa confidence et, par une simple phrase, lui avait signifié son dégoût. Était-ce possible! Fallait-il donc renoncer à l’extravagante théorie du rapprochement que le songe-creux venait d’établir sous l’influence de l’alcool et qu’il jugeait irréfutable? Le malheureux ne savait que conclure. Il secoua la tête avec résignation et un flot de tristesse le submergea. Ainsi tout le fuyait, l’abandonnait. Tout lui était hostile. Femmes, maîtresse, ami n’avaient jamais été, pour lui, que des fantômes, de trompeuses illusions. Et il ne pouvait s’en prendre qu’à sa nature égoïste et sournoise, à son amour du gain, de l’argent. Mais à quoi bon se lamenter! À quoi bon regarder en arrière? Il était trop tard à présent pour tenter quoi que ce fût. Marrières, en dépit des événements, n’avait pas compris, ou plutôt pas voulu comprendre les raisons qui avaient incité le vieil homme à l’entretenir de Louise. Il s’était écarté rapidement et, depuis, malgré l’espoir grandissant que caressait Mallepate de le voir revenir, aucune nouvelle visite n’avait eu lieu. Même ce soir, si désireux qu’il eût été de voir Marrières ouvrir la porte de l’atelier, le faux prix de Rome en était, finalement, arrivé à se demander s’il ne divaguait pas. Et pourtant, la présence dans l’allée de ce personnage invisible qui marchait sur les feuilles mortes et les faisait craquer, cette présence, Mallepate la reconnaissait. Un sombre pressentiment l’avertissait, à défaut de preuves, que c’était bien Marrières qui se trouvait là, que ce ne pouvait être un autre et qu’il attendait, sans vouloir se montrer, que l’on vînt à son aide. La démarche qu’il tentait, au sein de l’ombre, le bohème avait l’intime conviction qu’elle était la dernière que Marrières opérerait et que, pour peu qu’on ne devinât pas à quel point elle était pressante, il serait, ensuite, inutile de revenir sur le passé. Dans les ténèbres, le seul ami que le sculpteur eût jamais jusqu’ici souhaité d’avoir, se tenait près de lui, n’osant l’avertir, sinon par l’affreux malaise que sa présence à la fois si proche et si lointaine dégageait, de la détresse où il se débattait. C’était la même que lui, Mallepate, éprouvait maintenant: elle s’était emparée de son âme sans raison, s’y était infiltrée jusqu’aux replis les plus secrets, les plus obscurs et depuis, quelque effort qu’il eût entrepris pour échapper à cette morne influence, il avait dû finir par s’avouer vaincu. «Ah! oui... trop tard... se disait-il après avoir longtemps pesé les chances qui lui restaient et reconnu qu’elles équivalaient à zéro... Trop tard! Quel secours pourrais-je lui porter? C’est impossible... Je ne peux rien.» À cet instant, le malheureux crut réellement entendre que Marrières l’appelait, et ce fut alors lui qui ne répondit pas. Quelques minutes s’écoulèrent. Les yeux fiévreusement attachés à la poignée de la porte, il tressaillit, se sentit près de défaillir à la pensée que la porte, cette fois, allait s’ouvrir tout de bon et Marrières apparaître... Mais la poignée demeura immobile et de l’extérieur nul ne fit mine de vouloir entrer. De loin en loin, sur la toiture de l’atelier une goutte d’eau tombait qui troublait le silence... Une seule goutte, pesante et lourde comme une larme et, soudain, sans que Mallepate eût pu rien y comprendre, une détonation ébranla l’air, brutalement. -Ah! nom de D...! clama le vieil homme, sautant du lit. Il s’élança, perdit son équilibre et roula sur le sol. Cependant, à travers l’allée obscure, les voisins accouraient et l’un d’eux, pénétrant dans l’atelier, se dirigea rapidement vers la lampe, la saisit, la dressa au-dessus de sa tête, tandis que plusieurs autres, portant un corps ensanglanté, le déposaient sur le grabat. Mallepate s’était relevé: il contemplait Marrières, sans pouvoir prononcer un mot. Source: http://www.poesies.net