Le Poème Sans Nom. (1919) Par Georges Docquois. (1863-1927) Bibliothèque-Charpentier, 1919. TABLE DES MATIÈRES I Tourmenteur, ô Remords, est-ce que tu m'opprimes... II J'ai désiré perpétuer tous les instants... III Je ne recherche point ce renom transitoire... IV Je t'ai fuie, et j'habite, à cette heure, un village... V Oui, loin de toi, j'attends; oui, loin de toi, je rêve... VI Quelques-uns de tes mots en moi vibrent encore... VII Notre amour durerait, si nous étions prudents... VIII Un jour que tu me vis dans mon suprême émoi... IX Ce jour, précisément, ce jour, te souviens-tu... X Donc, mon orgueil était aussi grand que le tien... XI Je te revois portant les deux mains à la tête... XII Nous ne pouvons nous envier nos procédés... XIII C'est inutilement que notre amour se farde... XIV "Je ne vous savais point ces rustiques penchants..." XV Moi-même, imprudemment, combien je bavardais... XVI Tout mon passé passionnel, toute sa lie... XVII C'est surtout par l'échange incessant de nos vices... XVIII Rappelons-nous, puisqu'aussi bien le souvenir... XIX Quand nous gisions l'un contre l'autre, abasourdis... XX Or, à peine étions-nous tombés du firmament... XXI L'humble fille des champs, tu sais, que j'ai séduite... XXII La nuit venue, et quand de la voûte du temple... XXIII Lorsque je veille ainsi sur son calme sommeil... XXIV Des gens chez qui je loge elle est la seule enfant... XXV Problème ténébreux! Donc, cette Juliette... XXVI Pourquoi te dévoiler ces sentiments hideux?... XXVII Nous mentir, on l'a dit, c'est pure charité... XXVIII C'est ainsi! Parce que, volontairement traître... XXIX Me confesser à toi! Quelle idée! Eh! que diable... XXX Tu n'as pas fait sur moi le beau geste qui lave... XXXI Te montres-tu, soudain, absorbée, et me plains-je... XXXII Ô tristes humains que vous êtes... XXXIII Quand je suis avec cette humble fille, parfois... XXXIV Nous faut-il renier tous les mauvais moments... XXXV Dis, te rappelles-tu l'ineffable douceur... XXXVI Le soleil n'atteint pas certains creux des vallons... XXXVII Et nous eûmes aussi des instants au jardin... XXXVIII Tu ne te crois pas seulement... XXXIX Tu ne saurais t'envisager... XL Ah! que de fois, à ton insu, je t'insultai... XLI Lyrique par essence, et jusqu'au procédé... XLII Au fond de mon sommeil, de toi je me repais... XLIII Bien qu'à nous oublier nous mettions tous nos soins... XLIV Dans mes rêves ton érotisme s'exaspère... XLV Un soir, je t'apparus couvert d'un long manteau... XLVI Les amants ne deviennent pervers, d'habitude... XLVII Tomberais-tu toi-même au piège de tes ruses?... XLVIII Je veux m'imaginer la première visite... XLIX L'humble fille n'est pas, comme tu le présages... L Elle s'appelle Marianne; et, cependant... LI Je t'ai peint l'humble fille des champs comme elle est... LII "Innocente?" dis-tu. "S'est-elle pas donnée... LIII Non, Marianne, non, tu n'as pas spéculé!... LIV Ma peine était immense... LV Donc, je sais sa raison profonde... LVI J'ai commencé ma tâche infâme... LVII Va, retourne-t-en de ce pas... LVIII Quoi! parce qu'elle est ta maîtresse... LIX Et toi-même, eh! oui, toi, qui te crois gangrené... LX Marianne, à qui te dirait... LXI Il arrive qu'un bûcheron, dans la fureur... LXII Nous ne connaissons rien de la loi qui motive... LXIII Sur le chemin poudreux, dans la lumière hostile... LXIV L'ange de la fraîcheur plane sous le soleil... LXV Ah! je m'en souviendrai perpétuellement... LXVI "Je compare!" Ce mot fait encor tintamarre... LXVII Or, aussitôt que de ta bouche... LXVIII D'ailleurs, m'étais-je dit, mon cher, c'est trop bouffon... LXIX "Eh bien! mais Marianne, alors?"... LXX Partout où tu passais ce n'étaient que hourras... LXXI De tout ça, j'en prenais et j'en laissais, ma chère... LXXII Ton charme ne troublait pas les seuls capucins... LXXIII Bref, tu t'es plainte à moi, comme d'un contre-sens... LXXIV De temps en temps, un désespoir réel t'abat... LXXV Ma chère, de tous ceux que tu pris à ta glu... LXXVI "Je t'aimais mal; mais, toi, tu ne m'aimais pas mieux"... LXXVII Quand tu disais m'aimer, tu sais, le premier jour... LXXVIII Hélas! chacun de nous vers le rêve emporté... LXXIX Les premiers jours (le souvenir m'en désaltère)... LXXX Les premiers jours, notre oeil est avide, il se soûle... LXXXI Ces traits, que nous pensions dignes d'une statue... LXXXII Sache-le, toutefois, non, jamais ta figure... LXXXIII Un de nos premiers jours, bras dessus, bras dessous... LXXXIV Nous étions des amants d'identique lignage... LXXXV Donc, si j'avais tenu pour dûment avérés... LXXXVI Vit-il encor, celui qui cueillit tes prémices... LXXXVII Tu gardas tes secrets. Je te livrai les miens... LXXXVIII Elle n'était pas forte... LXXXIX Ci-git Laetitia, catin d'un bas hôtel... XC Elle, du moins, me fit toutes ses confidences... XCI À mon étable, en ville, oui, porc, je suis rentré... XCII J'ai retrouvé, bien entendu, ma vieille Elvire... XCIII Je ne reçois personne et ne vais voir personne... XCIV Néanmoins, plus les jours passent, plus elle peste... XCV "La servante au grand coeur", formule lapidaire... XCVI Oui, tu m'aimes encore, ma chère, c'est certain... XCVII Me rendre le premier? Non, perds cette espérance... XCVIII Je suis si sûr que tu céderas la première... XCIX Si tu savais combien cette attente a de charmes... C Tout me rit. Tout me plaît. Je me réconcilie... CI Aujourd'hui, j'ai reçu ta lettre, en me levant... CII J'ouvre ta lettre. Elle est bien telle... CIII Ces quatre simples mots d'un accent si sincère... CIV Tu vas dire que j'exagère... CV Sans émotion, sans tendresse... CVI Tu te radoucis sur-le-champ... CVII Ah! je faisais un bien aimable compagnon... CVIII Non, je n'avais pas faim des choses bellissimes... CIX Je faisais fausse route, au surplus; et j'eus peur... CX De mon faux enjoûment je poursuivis le rôle... CXI Le ruban sur l'épaule... CXII Sur les hortensias bourdonnaient deux frelons... CXIII Mais j'étais au fait de la chose... CXIV Tu poursuivais ton verbiage... CXV Or (ainsi notre esprit s'exerce... CXVI Il revint. J'en fus aise, en somme... CXVII De toi je m'exile... CXVIII J'ai fait bonne route... CXIX Un sang nouveau... CXX Que c'est étrange!... CXXI Or, c'était la trêve!... CXXII Rages-tu? Je suis sans... CXXIII Par toute la maison j'erre... CXXIV Le dimanche, jour de famille... CXXV Si les gens du commun sont dehors... CXXVI Dans ce jardin, sous ces berceaux charmants... CXXVII Me connaîtrait-il? Il regarde mes gants... CXXVIII Il ne me connaît pas, mais il me reconnaît... CXXIX De ce bel éventail, pour un anniversaire... CXXX "Si je pouvais savoir où la dame demeure,"... CXXXI De nouveau, tout a changé!... CXXXII Ce n'est point par mégarde, évidemment, ma belle... CXXXIII Pour moi, je ne vais plus au jardin romantique... CXXXIV Plein d'une joie indéfinie... CXXXV Des poètes ont dit: sait-on tout ce qui dort... CXXXVI Le soir fâcheux pendant lequel, il m'en souvient... CXXXVII Mais j'ai mauvaise grâce à te chercher chicane... CXXXVIII Peut-être Marianne encore garde-t-elle... CXXXIX Non, tu n'obtiendras pas, ma chère, cet hommage... CXL Ton père était-il duc? N'était-il que marquis?... CXLI Ainsi donc, sur ta vanité... CXLII "Pourquoi," diras-tu... CXLIII Si tu n'avais jamais voulu que me chérir... CXLIV Laure fut pour Pétrarque une divinité... CXLV J'ai lu ces mots: Belle et méchante, sur ton front... CXLVI Lorsque j'écris sur toi, pourquoi trouvé-je ainsi... CXLVII Tel poète amoureux dans ses vers se complaît... CXLVIII Pour te peindre, vois-tu, des cheveux aux orteils... CXLIX Tu parus, je t'aimai. Ces mots sont absolus... CL Aussi bien, puisqu'ici je remonte au déluge... CLI C'est d'un coeur à présent calmé, d'un sens rassis... CLII Oui, je te hais; oui, je te hais, comme le prêtre... CLIII Tu ne sais rien de cette haine, au demeurant... CLIV Lorsque tu l'apprendras, ma haine, ô mon amour... CLV J'ai choisi le sonnet entre tous; car il n'est... CLVI Selon la volonté qui me conduit - la mienne -... CLVII À ce reproche, tu t'irrites... CLVIII D'ailleurs, mon reproche est factice... CLIX J'étais, bien que déjà grison... CLX Nous avions, tous les deux, notre façon de vivre... CLXI Qu'aurais-tu fait de moi, si, par hasard, victime... CLXII Je ne pesai jamais sur ton indépendance... CLXIII Dieu sait, pourtant, combien j'étais de ta caresse... CLXIV Nous parlions de romans; et tu me dis: "Je n'ai... CLXV Naguère encore, il n'était bruit, dans notre ville... CLXVI Ta mère, qui s'en fut si prématurément... CLXVII Ne dis pas non, tu fais souvent la tragédienne... CLXVIII Épuisons, si tu veux, ce thème des romans... CLXIX Notre roman, oui, je l'écris. C'est un devoir.... CLXX Mais non, que nous soyons des champs ou bien des villes... CLXXI Ta parure, ce sont tes cheveux ténébreux... CLXXII Je voudrais que mes mots fussent tels des essaims... CLXXIII Je ne saurais souffrir, pour ma part, ces femelles... CLXXIV En ce temps-là (rassure-toi, non, pas de dates)... CLXXV Je t'ignorais, en ce temps-là. Je le déplore.... CLXXVI Et quant aux cuirassiers, pour eux que de louanges... CLXXVII Mais jamais je n'ai vu vibrer mieux ta narine... CLXXVIII Le soir, quand ses travaux au jardin sont finis... CLXXIX Je t'en offrais souvent de ces rouges oeillets... CLXXX Denis autour de moi s'active, plein de zèle... CLXXXI Suis-je repossédé? De nouveau je me ronge... CLXXXII Hier, notre Denis avait un air de drame... CLXXXIII Denis m'étonne. Ce garçon... CLXXXIV Tous les amants sont-ils... CLXXXV L'amour, suprême objet de toute poésie... CLXXXVI L'amour, fait pour planer, périt dès qu'il se vautre... CLXXXVII De certains de nos jours je garde le regret... CLXXXVIII Aurais-tu pas payé quelque homme de police?... CLXXXIX Comme je me taisais, Denis reprit soudain... CXC Mais revenons. Denis m'apprend que ton galant... CXCI Je m'explique fort bien l'aise que tu ressens... CXCII Tous ces faisans, que ta rage passionnelle... CXCIII Moi, tu m'as ramassé; tu m'as fait cet hommage... CXCIV Dans ton petit salon d'oeillets tout parfumé... CXCV Au jardin des Orbots, où plus rien ne m'attire... CXCVI Scabreuse, tu l'étais autant que femme en France... CXCVII Combien avidement tu suivis le procès... CXCVIII Certes, l'on peut tout dire; en ce pays surtout... CXCIX Poète, quand tu peux, sur l'azur tu cisèles... CC Que tel grand nuageux auteur de moi se moque... CCI Si misérablement sont mortes nos amours... CCII À présent que je t'ai passée à mon tamis... CCIII Cependant, nous vivrons toujours au même lieu... CCIV Mais nous pouvons nous rencontrer, malgré nos soins... CCV L'air de la ville où tu respires m'est mauvais... CCVI Tous tes lauriers d'amour en ces vingt ans cueillis... CCVII "Ce qui m'est le plus cher s'écoule à tout moment."... CCVIII Que devient Marianne, hélas! me demandais-je... CCIX Au sablier laissons couler dix ans de sable... CCX Mais, toi-même, serrant ce premier témoignage... CCXI Combien d'êtres vivants moururent sans un cri... CCXII Lorsque je serai mort, ce que je vous demande... CCXIII Proteste, mais je sais, d'avance, que tu n'es... I Tourmenteur, ô Remords, est-ce que tu m’opprimes? Non, tu n’auras de moi pas même un filament. Je me moque de qui, contre moi s’enflammant, Dira que, ces sonnets, ce sont autant de crimes. Vainement, paladin des dames, tu t’escrimes À crier que j’ai fait, ici, peu galamment. Si de Laure Pétrarque avait été l’amant, Qui sait ce qu’il eût dit de Laure dans ses Rimes? Et quant à toi, ma chère, il se peut, après tout, Que tu n’estimes pas, je le crains, de ton goût Ce livre écrit sur toi d’une plume sans feinte: Et, sans doute, vas-tu m’en vouloir male mort. Baste! un autre t’aurait peut-être plus mal peinte: Puis, ne te nommant pas, je ne te fais point tort. II J’ai désiré perpétuer tous les instants De notre chaleureuse et navrante aventure Et qu’ils puissent flotter sur la littérature, Tels des nénufars noirs sur d’éternels étangs; Et, pour gagner ce but splendide à quoi je tends, J’ai choisi le sonnet. Dans sa matière dure J’ai gravé chaque instant de nous deux, pour qu’il dure Et brave, s’il se peut, les outrages du temps. Je dois, ainsi que toi, quelque jour, disparaître; Mon corps est périssable, et je n’en suis pas maître; Il ne restera rien de moi dans l’avenir; Mais peut-être de moi qardera-t-on ce livre... Et, toi, qui m’aurais fait si volontiers mourir, Ma chère, malgré toi, tu me feras revivre! III Je ne recherche point ce renom transitoire Qui se glace aussitôt que le corps s’est glacé Et qui roule avec lui dans le fangeux fossé Qu’ouvre à nos pieds la mort, à la fin de l’histoire. Peu m’importe, vivant, de n’être pas notoire. Non! Et, devriez-vous me traiter d’insensé, Je le dis librement, puisque je l’ai pensé: J’ai rêvé pour moi-même une plus longue gloire. Le poète, bravant toute dérision, Se berce jusqu’au bout de cette illusion. Jamais à sa survie il n’assigne de terme. Il se voit traversant les âges en vainqueur. Quand son livre est fini, si son livre renferme Les lambeaux à jamais palpitants de son coeur. IV Je t’ai fuie, et j’habite, à cette heure, un village Éloigné de la mer et dont les habitants, Paisibles et rieurs, entourent mes instants De cette bonté fruste et saine qui soulage. Or, quelquefois, parmi les fleurs et le feuillage Du solitaire enclos où je rêve et j’attends, Une mouette vient m’annoncer le gros temps Qui noircit l’horizon de la distante plage. Et le vol imprévu de cet oiseau marin Réveille tout à coup mon tenace chagrin; Car (mais tu vas trouver cette image risible) Je me rappelle, alors, qu’en notre intimité, Une mouette en moi s’abattait, invisible, M’annonçant le retour de ta méchanceté. V Oui, loin de toi, j’attends; oui, loin de toi, je rêve. À quoi puis-je rêver? Qui donc attends-je ainsi? Tu ne l’ignores pas. Et je crois voir, d’ici, Ce sourire aiguisé dont tu t’armes sans trêve, Eh bien! oui, dans le bois, sur la lande ou la grève, La mémoire de nous me traque sans merci; Et, soudain, durement, s’avive mon souci, Quand je pense à quel point, la vie étant si brève, D’en gâcher tant de jours nous sommes insensés! Et je crie à l’écho: «C’est assez, c’est assez!» Et vers moi je te sais toute tendue, oui, toute! Mais ton orgueil résiste à tes sens consentants. Et, cependant, malgré la torture du doute, C’est à toi que je rêve, et c’est toi que j’attends. VI Quelques-uns de tes mots en moi vibrent encore, Tout comme dans la cible un trait, lorsqu’il l’atteint. Chacun d’eux m’est présent, même le plus lointain, Et, jamais émoussé, sans cesse me perfore. Ainsi qu’au moindre bruit résonne une mandore, Le moindre souvenir, de contour incertain, Me ressuscite un de ces mots, aussi distinct Qu’à l’heure même où tu l’as dit, aussi sonore. Alors, je te revois, telle un cruel archer, Tendre l’arc de ta bouche et puis me décocher Ce trait qui dans mon flanc pour l’éternité vibre. Car l’oubli m’aurait-il versé tous ses pavots Et de toi me fussé-je à jamais rendu libre, Je rentendrais toujours quelques-uns de tes mots. VII Notre amour durerait, si nous étions prudents, Si nous n’obéissions à l’habitude folle Que nous avons de mésuser de la parole, Et si devant les mots nous serrions bien nos dents. C’est qu’en effet, les mots, voire les moins mordants, Cachent je ne sais quelle force malévole; Et ce n’est pas pour moi que la parole vole, Car je la fixe, au moment même où je l’entends. Et, quand elle serait toute bonne et charmante, Tout aussitôt, je la suspecte et m’en tourmente Et hume le relent de son poison secret... Que ne t’observons-nous, Silence salutaire! Grâce à toi seulement notre amour durerait. Notre amour durerait, si nous savions nous taire. VIII Un jour que tu me vis dans mon suprême émoi, Te montrant de mon goût toute la violence, Tu pesas mon plaisir sur ta fausse balance, Et tu me dis: «On ne se lasse pas de moi!» De la sorte, je sus ta magnifique foi Dans toi-même et comment dehors elle s’élance. Ce jour-là, que n’as-tu muré dans le silence Ce mot que je devais retourner contre toi! «On ne se lasse pas de moi!» Chaque seconde Me répétait ce mot, le plus vaste du monde, Et qui n’en est, pourtant, que le plus ingénu. À la fin, acceptant d’avance mon martyre, Je t’ai fuie; et, si je ne suis pas revenu, Ce ne fut, mon amour, que pour te contredire. IX Ce jour, précisément, ce jour, te souviens-tu Comme je rayonnais, quand tu m’ouvris ta porte! Ma tendresse jamais n’avait été plus forte: Tu vis en mon regard sa brûlante vertu. Mais notre esprit dans l’air vire tel un fétu. Hélas! Et, comme si ma tendresse était morte Subitement, je pris (que le diable m’emporte!) Ce parti furieux, sans l’avoir débattu. Oui, dans le temps de notre plus belle minute, Je le pris, ce parti, sans examen, sans lutte, Et te dis, froidement: «C’est la dernière fois.» Et je m’en fus, crucifié... Mais que je meure, Si, pendant ces récents éternels quatre mois, Quelqu’un m’a vu rôder autour de ta demeure! X Donc, mon orgueil était aussi grand que le tien, Que, parfois, rudement, je déclarais morbide; Et le mien, certe, était plus que le tien stupide: Je le vois, maintenant qu’il n’a plus de soutien... Et, chez mes paysans, quand j’aperçois un chien Hargneux que, justement, la marmaille lapide, D’un traitement pareil je me sens presque avide, Car, ce traitement-là, je le mérite bien. Or, apprends par ceci, femme, combien nous sommes, Nous, les rois de l’intelligence, nous, les hommes, Irréparablement enfoncés dans nos torts: Je suis, je te l’ai dit, conscient de ma faute, Mais n’en éprouve pas de sincère remords; Et, malgré ce coeur bas, je marche face haute. XI Je te revois portant les deux mains à la tête, Quand je t’eus dis cela: «Je ne reviendrai plus.» Ton sang à ton cerveau, dans un brutal afflux, Se massa. Tu tournas comme une pauvre bête. Tu semblais un oiseau saisi par la tempête, Qui fait contre le vent des efforts superflus. Mais, soudain, dans tes yeux qui se rouvraient je lus Que tu te surmontais jusque dans la défaite. Et d’ailleurs, tu gardais ta foi dans ton pouvoir. Je t’avais dit adieu; tu me dis au revoir, Pensant: «Il reviendra, tôt, frapper à ma porte. Délice! C’est alors que je me vengerai!...» Je ne reviendrai pas. Moi, je le sais. N’importe! Toi, tu doutes encor que ce puisse être vrai. XII Nous ne pouvons nous envier nos procédés: Les miens furent mauvais, si les tiens furent louches: Mais ils furent, des deux côtés, aussi farouches. Moi par toi, toi par moi, nous vivons poignardés. Et si notre destin laisse en place les dés, Que je ne touche point et que point tu ne touches. Pleurant sur le divorce injuste de nos bouches, Toi de moi, moi de toi, nous vivrons obsédés. Que tu demeures, toi, de bronze, et moi de roche, Notre désir demeure, aussi, qui nous rapproche À toute heure du jour, irrésistiblement: Et, malgré notre orgueil, qui toujours se redresse Et nous tient séparés, je reste ton amant À jamais, comme, toi, tu restes ma maîtresse. XIII C’est inutilement que notre amour se farde Aux couleurs de la haine: un mutuel désir Circule en nous, issu du fatal élixir Que nous bûmes, un soir, ensemble, par mégarde. Jusqu’à l’heure où viendra nous chercher la Camarde, Nous nous adorerons en croyant nous haïr. C’est vainement, aussi, qu’on croira se trahir, À supposer que, par rancune, on s’y hasarde. Au demeurant, ne rusons point. Tu le sauras. Une fille d’ici m’ouvrit, hier, ses bras. Peut-être enivres-tu quelque autre bon apôtre... Mais, bien qu'ayant entre nous deux coupé les ponts, Nous restons, malgré tout, fidèles l’un à l’autre: Et ce sont ces deux pauvres gens que nous trompons. XIV «Je ne vous savais point ces rustiques penchants!» Diras-tu. Tu le dis; je le sais, je le jure. Je ne les ai, tu le sens bien, que par gageure; Et je me réjouis de tes beaux yeux méchants. «Qu’elle et lui», penses-tu, «devaient être touchants!» Va, de ce penser-là j’accepte la morsure; Et, tu peux bien railler à loisir, je t’assure Qu’elle te ferait tort, cette fille des champs. Près d’elle j’ai passé la nuit, la nuit entière; Et (je te le confie, à toi, princesse altière, Dusses-tu décréter que je manque de goût) Elle ne m’avait dit, quand chanta l’alouette, Que trois mots, les trois seuls qui légitiment tout... Oh! toi que n’étais-tu pareillement muette! XV Moi-même, imprudemment, combien je bavardais! J’étais là sur ton coeur; et le mien, comme une urne. Se déversait en toi, sous le doux ciel nocturne; Et je me confessais de tout, tel un dadais. Immobile, fixant ton regard sur le dais Qu’un angelot doré soutenait taciturne, Tu m’écoutais jusqu’au rayonnement diurne. Comme tragiquement, alors, tu m’entendais! Et ce que je disais, parfois, était infâme, Puisque c’était l’aveu sincère de mon âme... Bien qu’il me semblât voir le reflet de Satan Gambader de plaisir devant la cheminée, Oui, ce fut seulement quand tu crias: «Va-t-en!» Que je sentis que je t’avais assassinée! XVI Tout mon passé passionnel, toute sa lie, Tout ce qui s’extravase en nous et s’y recuit, Voilà ce qui coula de moi, certaine nuit, Et c’est de quoi, cette nuit-là, je t’ai salie. Le lendemain, j’avais horreur de ma folie; Et constamment le vil souvenir m’en poursuit. Or, je sais que, malgré ce qu’en toi j’ai détruit, Cette nuit-là plus que les autres nous relie. Le mal que je t’ai fait, à cet affreux moment, Te l’ai-je fait exprès? Non! Non, réellement. Hélas! j’y fus contraint par une force obscure. Tu crus, en vérité, ton amour pour moi mort; Mais, bien que le dégoût convulsât ta figure, Quand tu crias «Va-t-en!», tu m’étreignais plus fort. XVII C’est surtout par l’échange incessant de nos vices Qu’à ce point inouï longtemps nous nous plaisons. Voit-on pas se flétrir en moins de deux saisons L’union des amants vertueux ou novices? Rappelle-toi par quels consommés artifices Nous pûmes de nos feux maintenir les tisons, Et tout ce que, pour aiguiser nos pâmoisons, Nous avons combiné de baumes et d’épices. Ainsi, cette nuit-là, lorsque j’eus, de mon mieux, (Ah! la belle besogne!) étalé sous les yeux Des fruits de mon passé l’écoeurante récolte, Nous sûmes (quel instant!) du monstrueux accord Que venaient de signer ma honte et ta révolte Faire naître un frisson qui nous secoue encor! XVIII Rappelons-nous, puisqu’aussi bien le souvenir Est désormais le lot suprême qui nous reste. Rappelons-nous combien par parole et par geste Nous péchions, au moment charnel de nous unir; Rappelons-nous combien, pour tous deux, le plaisir Avait peu de ragoût s’il n’était immodeste; Combien chacun de nous était expert et preste À varier l’unique jeu de nous saisir; Rappelons-nous nos âpres heures de luxure. Notre appétit commun de sang et de blessure: Et puis, émerveillés, demandons-nous comment, Avec ces coeurs de boue et ces âmes de fange, Nous avons pu, parfois, d’un si bas logement, Nous élancer si haut, tous deux, comme un seul ange! XIX Quand nous gisions l’un contre l’autre, abasourdis Par le choc fulgurant du spasme génésique, Souvent, ta voix, plus douce alors qu’une musique, Murmurait: «C’est le ciel!... N’est-ce pas le ciel, dis?» Extasiés, nous répétions, tout engourdis, Ce mot prépondérant de l’amoureux lexique, Par quoi nous révélions, si bassement physique, L’idée humaine qu’on se fait du paradis. Certes... Mais cette idée, après tout, quand j’y songe, Ne sort peut-être pas tout à fait d’un mensonge... À la minute où nous croyons toucher le ciel, Le corps ne sent il pas ce que l’âme devine? Et, dans cet instant-là, tout de flamme et de miel, Voyons-nous pas vraiment la lumière divine? XX Or, à peine étions tombés du firmament, Où l’aigle Volupté s’exaspère et clangore, Que, pensant aux moyens d’y remonter encore, Tu t’arrachais du lit, presque barbarement; Et, sans jeter sur toi le moindre vêtement, Impudique et, pourtant, plus rose que l’aurore, Tu désertais la chambre, en criant: «Je t’adore!» Et te sauvais au fond de ton appartement. Tu ne me laissais pas seul plus d’une seconde: De sorte que j’étais encore hors du monde, Tout à l’illusion d’un idéal amour. Quand tu rentrais, faisant s’envoler la Chimère, Et quand tu me disais, m’offrant un oeuf du jour: «Tiens, gobe, mon chéri. Cela va te refaire.» XXI L’humble fille des champs, tu sais, que j’ai séduite, Dans l’imbécile espoir de t’oublier un peu, Est tout à fait fermée à l’érotique jeu; Et tu rirais de sa ridicule conduite. De même qu’elle s’est offerte tout de suite, De même elle est soumise aux abus de mon voeu: Mais cette primitive a faim surtout de bleu, Et sur le bord du mal elle tremble, elle hésite. Elle a toujours rêvé qu’on l’aimât gentiment; Elle est dans toute sa fraîcheur de sentiment. Ses yeux demeurent clairs, tels ceux d’une madone. Elle ne comprend rien à ma salacité: Chastement (pourras-tu le croire?) elle se donne, Et goûte mon étreinte avec honnêteté. XXII La nuit venue, et quand de la voûte du temple Universel la lampe en lumineux argent De la lune, soudain, se détache et descend, Je me penche sur l’humble fille et la contemple. Dans l’oreiller doré de sa chevelure ample Elle dort, sur sa bouche un souris voltigeant. Sur elle jusqu’au jour je me penche, songeant. Et nous offrons pour la sculpture un bel exemple. Car je suspends mon souffle; et le sien, si léger, Enfle à peine son sein, qui ne semble bouger. Un rayon pâle et froid nettement nous découpe Et ne frappe que nous dans l’ombre qui s’étend... Si bien que le sculpteur pourrait nommer ce groupe: «Veillant sur sa victime un faune repentant.» XXIII Lorsque je veille ainsi sur son calme sommeil, Pendant que le silence assujettit l’espace, Mon Dieu! je ne sais pas en moi ce qui se passe, Mais je n’ai jamais rien éprouvé de pareil. C’est alors que je crains le retour du soleil Et des gros appétits qui font mon âme basse; Car, devant tant de blanche et de naïve grâce, D’une autre conscience en moi j’attends l’éveil. Je ne sais quoi de pur et d’exquis me pénètre Et me sature tout; et je sens en mon être Du mal que j’ai commis un immense regret. Je me crois transformé par cette enfant qui m’aime... Mais, malédiction! quand le jour reparaît, Hélas! je redeviens horriblement moi-même. XXIV Des gens chez qui je loge elle est la seule enfant. (Par malheur, ce n’est pas un roman que j’invente.) Leur foi dans ma vertu, dis, est bien émouvante! Ils me laissent jouer avec leur jeune faon! Mieux encore, ma chère (et morbleu! c’est pouffant!), De cette vraie Agnès ils ont fait ma servante! Elle m’eût résisté, j’en suis sur, plus savante; Mais, nice comme elle est, m’en voici triomphant! Moi, tu le sais, que nul scrupule ne désarme, Je n’étais point taillé pour résister au charme De cette fleur champêtre aux pétales grisants. Je l’ai cueillie au fond de la cour de ’auberge... Le matin même, elle venait d’avoir seize ans. Et pourtant, c’est réel, ma chère, elle était vierge! V Problème ténébreux! Donc, cette Juliette Cède à ce Roméo déjà si chargé d’ans!... Grande ombre de Shakspeare, est-ce que tu m’entends? À mon miroir terni j’ai pris cette alouette! Si ma voix te parvient là-bas, dis-moi, Poète, Comment, m’ayant fait don des trésors palpitants, Du bouquet merveilleux de ses seize printemps, Elle reste à ce point confiante et quiète! Rien ne peut altérer le limpide saphir De ses candides yeux. C’est à faire frémir. Eh! quoi! n’est-il donc rien qui déjà l’avertisse Qu’elle est, là, dans mes bras comme aux pattes du loup Qu’à son coeur innocent je ne fais point justice, Et que, bientôt, je vais le broyer, d’un seul coup! XXVI Pourquoi te dévoiler ces sentiments hideux Et que nul repentir loyal n’aromatise? Ma chère, en auras-tu l’infecte gourmandise? Es-tu cynique assez pour te régaler d’eux? Comment n’en suis-je pas dans la moelle honteux? D’où vient que c’est à toi qu’il faut que je les dise? Est-ce par innommable et sale vantardise, Ou bien pour nous couvrir d’ordure tous les deux? Ou suis-je un fanfaron de vice?... Je le nie! Non! Si, sans redouter l’odeur de la sanie, Je dissèque pour toi tout mon coeur animal Avec ce vieux scalpel rouillé qui le lacère, C’est pour mon seul besoin de te faire du mal... Ah! comme tu soutirais, lorsque j’étais sincère! XXVII Nous mentir, on l’a dit, c’est pure charité. Plus nous aimons, plus nous devons être hypocrites. Et je ne t’ai gagnée, et tu ne me mérites Qu’autant que nous savons montrer de fausseté. Et si je flotte, ici, loin de toi, démâté, C’est bien parce que, moi, j’ai violé ces rites; Et c’est parce que, toi, ma chère, tu t’irrites, Quand on te dit, subitement, la vérité. Je le vois, maintenant, j’aurais été plus sage En persistant à te cacher mon vrai visage, En conservant mon masque; et tu l’aurais souffert, Que je garde indûment cette blancheur de cygne! Or, c’est par trop d’amour que je t’ai découvert Mon humaine laideur... Tu n’en étais pas digne. XXVIII C’est ainsi! Parce que, volontairement traître Au Dieu de mon enfance, au catholique émoi Que ma pieuse mère avait fait naître en moi, À l’église j’avais cessé de comparaître; Parce que, confiant, plutôt que vers le prêtre Qui remet nos péchés, je suis allé vers toi; Parce que, mon amour me tenant lieu de foi, Je n’ai voulu qu’à toi dévoiler mon pauvre être; Parce qu’obéissant à l’Esprit infernal, J’ai pris ton lit profond pour confessionnal, C’est en vain que trois fois j’ai frappé sur mes côtes Et t’ai brûlée au feu de ma contrition; C’est en vain que je t’ai fait l’aveu de mes fautes: J’ai dû m’en retourner sans absolution! XXIX Me confesser à toi! Quelle idée! Eh! que diable! Je m’en serais gardé, si j’avais réfléchi! Ne savais-je donc pas que l’on est fait ainsi Qu’à ce qu’on aime seul on est impitoyable? Le moindre écart de l’être aimé (c’est incroyable, Et c’est vrai, toutefois) nous trouve sans merci: Qu’il convienne d’un tort, et nous voilà transi; Et ce n’est plus un tort, c’est un crime effroyable! Et je comprends Pascal pensant que l’étranger Vêtu du surplis blanc peut, lui seul, nous juger En tout détachement, d’une âme juste et bonne, Et nous dire: «Mon fils, allez on paix. C’est bien.» Moi, si je lui dis tout, et, lui, s’il me pardonne, C’est que je ne lui suis et qu’il ne m’est de rien. XXX Tu n’as pas fait sur moi le beau geste qui lave Et que le prêtre fait d’un signe de sa main; Et, pour t’avoir dit tout de moi, le lendemain, Je ne m’en suis senti qu’un peu plus ton esclave. Le châtiment que tu m’infligeas fut plus grave Que n’eût été celui d’un tribunal humain: Celui-ci nous remet dans un meilleur chemin; Le tien, femme, nous avilit et nous déprave. Oui, lorsque tu n’eus plus pour moi que du mépris, Mon étreinte à tes yeux parut tripler de prix; Tu ne m’en embrassas qu’avec plus grande rage, Rabaissant notre amour au plus sadique emploi; Et tu me lis, alors, ma chère, un double outrage, Car tu me méprisais et te servais de moi! XXXI Te montres-tu, soudain, absorbée, et me plains-je De te sentir distante au cercle de mes bras, Tu me dis: «Voyons si tu me déchiffreras!» Et tu ris de pitié... Car tu te crois la sphinge! Quelle présomption! Comme à travers ton linge, Ta peau, je lis ton coeur sans le moindre embarras: Et ton inconsistant et futile fatras De rêves, j’y vois clair à travers ta méninge. Tout ce qui veille ou dort en toi, je le connais. Cesse de te poser en énigme: tu n’es, Ô très chère, pas plus qu’une autre compliquée Je déchiffre ton être intime d’un coup d’oeil, Aussi bien que la lampe au fond de la mosquée; Et tu tiens toute, toute, en ce seul mot: orgueil! XXXII Ô tristes humains que vous êtes, Qui vous embarquez, tour à tour, Sur la galère de l’amour, Escomptant d’éternelles fêtes. C’est bien vainement que vous faites Voile vers l’enivrant séjour! Vous pourrez bien, jour après jour, Éviter toutes les tempêtes; Hélas! vous n’éviterez pas Cet écueil que je vois, là-bas, Sourcilleux sous le choc des lames! Car, vous le savez, cet écueil, Ah! pauvres hommes, pauvres femmes, C’est votre inévitable orgueil! XXXIII Quand je suis avec cette humble fille, parfois, Le passé me reprend de force et me ramène À ton logis coquet. Ma résistance est vaine. Et tous nos jours, toutes nos nuits, je les revois. Nous nous sommes aimés pendant soixante mois; Mais nos instants heureux font-ils une semaine? Une semaine? Non, ma chère, une heure à peine! Un faible oiseau pourrait en supporter le poids. Mais de ce peu de temps si parfaitement tendre Je conserve mémoire; et (tu ne peux m’entendre, Aussi puis-je former ce souhait hasardeux) Je ne regretterais ni nos plus viles luttes, Ni nos plus bas accords, si nous pouvions, tous deux, Revivre seulement ces soixante minutes! XXXIV Nous faut-il renier tous nos mauvais moments? Ils font de notre amour presque toute la trame. Faut-il en rejeter le total amalgame? Je dis non, pour ma part; si tu dis oui, tu mens! D’aucuns brillent encor, tels de noirs diamants. À l’horizon fumeux où sombre notre drame. Moi, l’homme violent, toi, l’intraitable femme. Dans ces moments mauvais nous restions des amants. J’entends d’ici, comme toujours, ton vilain rire. Oui, va, plaisante! Va, quoi que tu veuilles dire, Je sais ce que tu peux décider là-dessus; Et, quand même tu me crierais que je suis ivre, Je te dirais que, toi, bien qu’ils nous aient déçus, Ce sont ces moments-là que tu voudrais revivre! XXXV Dis, te rappelles-tu l’ineffable douceur (En moi le souvenir comme un miel s’en épanche) De nos dîners chez toi, mon amour, le dimanche? Tu me disais: «Mon frère, embrassez votre soeur.» Puis tes mignonnes mains, satin, parfum, fraîcheur. Jetaient, jetaient, jetaient (oh! l’exquise avalanche!) Tant de fleurs sur la nappe adorablement blanche Que nous n’en pouvions plus distinguer la blancheur! Mais, à d’autres festins, où, frémissants et blêmes, Nous nous attablions, affamés de nous-mêmes, Adieu, tous nos propos fraternels et légers! Adieu, la pureté de la petite salle! Couvrant notre désir de bouquets mensongers, Nous ne voulions pas voir que la nappe était sale... XXVI Le soleil n’atteint pas certains creux des vallons: Sous l’enchevêtrement de malsaines ramures Le sol y fait germer mille larves impures; Et nous ne savons pas ce que nous y foulons. Mais notre conscience a des rayons plus longs, Et, sans prendre jamais note de nos murmures, Éclaire jusqu’au fond nos intimes suburres Et nous montre crûment le peu que nous valons. Nous qui ne voyons point dans la nuit naturelle, Nous avons, grâce à toi, Conscience, ô bourrelle, Pour scruter notre nuit, l’oeil perçant des hiboux. Par le trompeur effet de tristes stratagèmes, Nous pouvons bien cacher aux autres tout de nous, Mais rien de nous ne peut se cacher à nous-mêmes. XXXVII Et nous eûmes aussi des instants au jardin, Des instants qui n’étaient ni joyeux ni moroses, Mais qui nous enlevaient aux coutumières proses Pour nous jeter tous deux dans le rêve, soudain. Quoique ce jardin fût un peu trop citadin, N’y pouvions-nous pas voir, entr’autres belles choses, Sur les balustres blancs fleurir les lauriers-roses Et les oiseaux voler au ciel incarnadin! Combien autour de nous l’atmosphère était calme! À peine si la brise agaçait une palme... Ah! ces tièdes instants de la fin de juillet! Ah! comme en ces instants le coeur se régénère! Et le nôtre, à cette heure-là, s’émerveillait De battre sans soufrrir, par extraordinaire! XXXVIII Tu ne te crois pas seulement La sphinge qui cache en son être Un secret que nul ne pénètre, Mais que, dès le commencement, Ton sensible et subtil amant Se flatte d’avoir pu connaître; Non, certe! Assise à ta fenêtre, En un superbe isolement, Ou bien debout parmi la foule Élégante qui se déroule Dans les salons d’un grand hôtel. Souriant comme la Joconde Ou la déesse sur l’autel. Tu te crois le centre du monde! XXXIX Tu ne saurais l’envisager Que sous les dehors d’une idole; Le plus grave et le plus frivole, Et le roi comme le berger, Oui, tout vers toi doit converger De ce qui rampe, marche ou vole! De cette prétention folle Tu n’aperçois point le danger. Ta plénitude de toi-même Te confère cet air suprême; Et tel est ton aveuglement Dans l’ardeur de ton propre culte Que tu t’imagines, souvent, Qu’on t’encense alors qu’on t’insulte! XL Ah! que de fois, à ton insu, je t’insultai Par l’insolent excès de mon hommage même! Tu ne percevais pas ce qu’il avait d’extrême, Et tu le recevais en toute majesté. Que de fois, mon amour, impunément, je t’ai Fait, de mots outranciers assemblés en poème, Un si massif, un si colossal diadème Qu’il eût été trop lourd pour le front d’Astarté! Mais comment m’aurais-tu sur ce cherché querelle? Mon exaltation paraissait naturelle Et presque insuffisante à son objet dément. Les sons forcés ne t’en semblaient pas équivoques; Mais, quand je te disais: «Je t’aime!» simplement, Tu fronçais le sourcil, en disant: «Tu te moques?» XLI Lyrique par essence, et jusqu’au procédé, J’ai le goût périlleux de la nombreuse phrase: Je parle, et le désir d’amplifier m’embrase, Et je m’emporte sur Pégase débridé. Mon coeur bat-il, bientôt je me sens possédé Par le génie absurde et brûlant de l’emphase; Et c’est pourquoi j’ai dû te verser plus d’extase Qu’aucun de ceux qui dans tes bras m’ont précédé. Tu te rappelles mes louanges fantastiques Et quel surabondant cantique des cantiques J’inventais, chaque nuit, pour mieux jouir de toi! Du diable intérieur j’entendais la risée, Cependant. Mais tu me croyais de bonne foi. Si tu t’admiras tant, c’est que je t’ai grisée! XLII Au fond de mon sommeil, de toi je me repais... Il suffit que ma faim de ton corps me reprenne, Et je te revois nue, étonnamment sereine, Et sûre de ta forme et de ses pleins effets. Tu portes tes cheveux comme le royal faix D’un brillant manteau noir qui s’épand et qui traîne Ton visage est celui d’une authentique reine; Tes jambes ont le galbe et tes bras sont parfaits. La pointe de ton sein s’orne d’une améthyste: Tes flancs bien modelés ravissent l’oeil artiste; Ton ventre poli semble un pâle bouclier D’un métal qui saurait frissonner comme une onde... En songe, à ce doux corps je reviens me lier, Et le flot chaleureux de ton plaisir m’inonde. XLIII Bien qu’à nous oublier nous mettions tous nos soins, Nous nous sommes présents plus qu’avant, somme toute D’esprit, vers moi tu fais la moitié de la route; Et, d’esprit, malgré moi, toujours je te rejoins. Bien que nous ne soyons, ni toi ni moi, témoins, Matériellement, de l’irréelle joute Où nous nous confondons, il reste hors de doute Que nous n’en jouissons l’un de l’autre pas moins. Dans notre mutuelle absence et son silence, Un fluide puissant l’un vers l’autre nous lance. Loin l’un de l’autre ainsi, notre choc est flagrant; Et, bien que nos deux chairs le souffrent malgré elles, Nous avons, chaque fois, le bonheur écoeurant D’en retrouver sur nous les traces trop réelles... XLIV Dans mes rêves ton érotisme s’exaspère, Et l’on dirait qu’il t’est dicté par Bélial. Naguère, en ce chemin, j’étais, moi, ton féal, Et ne m’y montrais pas le meilleur de la paire. Bien des fois, je ne fus qu’un inerte compère En ces jeux où tu massacrais notre idéal. Mais, tôt, tu reprenais ton teint si lilial Et le maintien décent de la fille impubère. Tu paraissais, alors, revenir du couvent! C’était avec la voix suave d’une enfant Que tu me murmurais: «Je viens d’être bien folle!» Je ne répondais point, les yeux sur le portrait De ta défunte mère au rire bénévole Et dont le rire, indulgemment, persévérait... XLV Un soir, je t’apparus couvert d’un long manteau, Et, l’ayant rejeté, je fus un de ces drilles Qui vont taillole aux flancs et chaussés d’espadrilles Et portent constamment dans leur poche un couteau. À cet aspect, tes yeux noircirent subito, Comme quand d’un désir satanique tu grilles; Et, tes regards me perforant comme des vrilles, Dans mon cou tu plantas tes dents de louveteau. Et puis, me souffletant du mot vil dont on nomme Ces gens-là, puis râlant: «Ah! mon homme! mon homme!». Dans un sale transport, sur toi tu m’abattis! Et je t’obéissais, crispé, mais sans vergogne... Or, tu me repoussas, tout à coup, et me dis: «Pouah! Non, ça n’est pas ça! Tu sens l’eau de Cologne!» XLVI Les amants ne deviennent pervers, d’habitude, Que qumd de leur amour déjà tinte le glas. Et j’ai cette assurance, et toi-même tu l’as. Que leur perversité naît de leur lassitude. Or, nous ne l’avions pas, nous, cette inquiétude! Car nous n’étions de nous ni l’un ni l’autre las. Pourtant, dans cette ordure avec moi tu roulas. Rien ne peut nous laver de cette turpitude. Nous aurions pu longtemps encore nous saisir Coeur contre coeur, sans polluer notre plaisir. Oui, nous pouvions, longtemps, longtemps (toujours, peut-être), Fleurir dans le jardin des simples voluptés... Mais nous avons trop tôt pris le vice pour maître; Et, sans être lassés, nous étions dégoûtés! XXVII Tomberais-tu toi-même au piège de tes ruses? Est-ce pour te tromper toi-même que tu vis? N’as-tu donc pas de conscience, ou ses avis Sont-ils pour toi de vains hochets dont tu t’amuses? À nos honteux écarts tu trouvais des excuses. «Aux vrais amants.» me disais-tu. «tout est permis.» Tu m’écris, maintenant: «Nous serons des amis; Les meilleurs, les plus purs.» Ah! comme tu t’abuses! Moi, ton ami, lorsque je te fus cet amant!... Comment pourrais-je bien m’y plier? Et comment Agréer ce titre flatteur dont tu m’encenses! Est-ce que nous pourrions, dis, dans notre amitié, Perdre le souvenir de nos concupiscences?... Non, tu ne le crois pas! Ou tu me fais pitié. XLVIII Je veux m’imaginer la première visite Que je te viendrais faire en ami... J’entre; et, toi, Simulant à miracle un angélique émoi, Tu tends la main. Mais à la prendre, moi, j’hésite... Ton sourire ambigu soudain me surexcite; Et, tôt, me démettant du platonique emploi. Je t’assaille... Et tu geins sur ma mauvaise foi. Mais tu chantes au fond de toi ta réussite! Ah! c’est pour toi, ma chère, un facile travail! Sous les yeux tu me mets, sur l’heure, un second bail (Prêt de la veille, dame!), et, m’offrant une plume, De ce bail tu me fais reluire les appas. Rien qu’à les supputer, tout mon sang se rallume... Mais non, mille fois non, je ne signerai pas! XLIX L’humble fille n’est pas, comme tu le présages. Un être dépourvu de sensibilité. J’accorde qu’on peut dire d’elle, en vérité, Pour parler comme toi, qu’elle manque d’usages; Mais tu n’as jamais eu devant les paysages Tant de compréhensive et noble gravité! Certe, elle les admire avec naïveté; Elle ne dit point d’eux que ce sont les visages De la nature; elle ne parle ni de plans, Ni de volumes... Non, pas de termes ronflants. Elle ne me dit pas: «Vois comme ça s’arrange!», Ni: «Quelles lignes!», ni: «Corot n’a pas fait mieux!» Non, non! Tout bonnement, cette fillette étrange Me dit: «C’est beau chez nous: ça vous baise les yeux.» L Elle s’appelle Marianne; et, cependant, Elle n’est point capricieuse: elle est égale. Elle a bon estomac, mais n’a point de fringale. Elle est constante, en résumé. C’est confondant. Bref, avec elle, c’est la paix. Nul incident. Qu’on la prive d’amour, ou bien qu’on l’en régale, Point d’affaire. Moitié fourmi, moitié cigale. Et je ne connais rien de plus accommodant. Elle est à l’aube comme elle est au crépuscule: Auprès d’elle jamais je ne suis en bascule; Car rien ne peut troubler son équanimité. Vainement tu voudrais te modeler sur elle, Parce qu'elle est ce que jamais tu n'as été, - Parce qu’elle est, pour tout te dire, naturelle. LI Je t’ai peint l’humble fille des champs comme elle est. Ne va pas croire, au moins, que je ne le pressente. Telle, tu ne l’as pas trouvée intéressante; Et, j’en suis bien certain, le portrait t’en déplaît. Que te dirai-je? Il est fidèle, il est complet: Nulle touche indispensable n’en est absente. Pour te représenter au vrai cette innocente, J’ai chargé mon pinceau des couleurs qu’il fallait. D’ailleurs, ton jugement méchamment se décide. Je sais que, la voyant si douce, si placide, Tu dis: «Ça ne vit pas, ça, mon cher! c’est du bois!» C’est juger sur la mine, et cette erreur est nôtre. Mais sois contente, va! La fille que tu vois N’en dira rien, mais souffrira tout comme une autre. LII «Innocente?» dis -tu. «S’est-elle pas donnée À toi, dès qu’il te plut de la prendre, bandit? Donnée? Ah! le grand fat! Non, vendue à crédit. Et sachant bien n’avoir pas perdu sa journée! «Innocente? À la fin de sa seizième année, Avouer pour ton âge mûr cet appétit! Innocente! Innocente! Eh! là, c’est bientôt dit! L’innocente, mon cher, est une fille-née!» Tu persifles ainsi, ma chère, et je t’entends. Certe, elle m’a fait don de ses seize printemps Sans débat, sans calcul, en pleine connaissance J’en jure par ce Dieu que j’outrage ici-bis Au surplus, ne viens pas disputer d’innocence, Car l’innocence et toi ne vous connaissez pas! LIII Non, Marianne, non tu n’as pas spéculé! Rien d’impur ne grouillait dans ta blanche cervelle, Lorsque tu t’es offerte à moi, toute nouvelle, Et quand je te cueillis comme une fleur de blé. Par nul souci marchand ton esprit n’est troublé. Ô fille sans détour de la bonne Cybèle, Je te sens dans mes mains comme une colombelle, Avec une chair chaste, un coeur immaculé. Comme la fleur, comme l’oiseau, ta petite âme Fleurit, vole au-dessus de toute boue infâme, Et, même en y tombant, ne pourrait s’y tacher. Marianne, tu ne savais rien de la vie Ni des traits vénéneux que décoche l’Archer: À moi tu t’es donnée ainsi qu’on se confie. LIV Ma peine était immense: Et mon cruel tourment, Dès le premier moment. Te fit mal. Oui. j’y pense. Ah! mon Dieu! je commence À comprendre comment À mon embrassement Tu cédas sans défense! Oui, tu te désolas De me sentir si las De la douleur soufferte; Oui, c’est la vérité Que, si tu t’es offerte, Ce fut par charité. LV Donc, je sais sa raison profonde! Oui. je sais, maintenant, pourquoi Cette enfant s’est livrée à moi, La plus innocente du monde! À cette aumône sans seconde, À cet acte de noble aloi (C’est à toi que je parle, à toi), Comment faut-il que je réponde? Ah! ah! de ma part craindrais-tu Quelque accès soudain de vertu?... Non. non! Cette enfant qui se donne, Moi, le pécheur sans repentir, Nouveau Restif de la Bretonne, Je tente de la pervertir! LVI J’ai commencé ma tâche infâme! Mes vieux instincts ne sont pas morts. Et je m’y livre sans remords. Mais je ne puis rien sur cette âme! Il faut bien que quelque dictame Agisse sur ce jeune corps, Puisqu’en dépit de mes efforts, Rien ne l’atteint, rien ne l’entame. Sensible au seul plaisir normal, Ce corps est réfractaire au mal; Et de vice en lui pas une once. Malgré mes ongles et mes dents, Non, je n’y puis rien. J’y renonce. J’y perds ma science et mon temps. LVII Va, retourne-t-en de ce pas, Toi, de Valmont reflet vulgaire! Tu l’avais bien senti, naguère: Le mal pour elle est sans appas. C’est en vain que ton désir bas Sur tout son corps angélique erre: Tu peux salir le reliquaire; Mais la relique, ah! que non pas! Même, userais-tu de pratiques Cinquante fois plus érotiques, Tu n’en serais pas triomphant. Va, porc, retourne à ton étable, À la ville! Car, cette entant, C’est la pureté véritable! LVIII Quoi! parce qu’elle est ta maîtresse Et qu’en toute ingénuité Elle pâme de volupté Sous ton odieuse caresse, Tu crois que de manière expresse Et qu’en toute réalité. Cette intangible pureté, Elle la souille et la transgresse. Quel cerveau stupide est le tien! Mais tu ne peux comprendre rien À cette pureté, pauvre homme, À présent ni dans l’avenir. Même le prêtre blanc de Rome Ne pourrait le la définir! LIX Et toi-même, eh! oui, toi, qui te crois gangrené, Oui, toi de qui les mains sont du mal les servantes, Toi qui cours à l’enfer, pauvre homme, et qui te vantes D’être par le démon joyeusement mené, Ne désespère pas d’un retour fortuné; Car tu gardes, sous des matières dissolvantes. De cette pureté des parcelles vivantes. Sache que pour le vice aucun de nous n’est né, Que nous pouvons subitement nous reconnaître, Que cette pureté refoulée en ton être De te reposséder un jour a le pouvoir: Que ce pouvoir est grand, que rien ne le resserre, Et qu’il t’est donc permis, ce radieux espoir, De devenir, vieux diable, un ermite sincère! LX Marianne, à qui te dirait Que, ce soir même, je déserte, Tu répondrais: «Vous mentez!» Certe! Et, pourtant, c’est vrai. Je suis prêt. J’ai refait mon sac en secret; Et, pour ton salut, ou ta perte, Aussitôt la lune couverte. Je pars... En aurai-je regret? Ah! pour le moment, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’à l’aurore. Je serai loin... Oui, je m’en vais. Et je couronne ainsi ma tâche. Je n’étais encor que mauvais; Mais je serai, ce soir, un lâche. LXI Il arrive qu’un bûcheron, dans la fureur De son travail et quand de fatigue il ahane. Se trompe et va blesser quelque naissant platane Ou quelque jeune et frissonnant saule-pleureur. Alors, le bûcheron, navré de son erreur, Et tout s’injuriant, retourne à sa cabane... Moi, sciemment, je viens de blesser Marianne. Et je rentre chez moi sans éprouver d’horreur. C’est ainsi! Je n’éprouve aucune horreur, vous dis-je! Et, même (qu’est-ce donc, dites, que ce prodige?). Je sens comme une main qui sur mon coeur brutal Exprimerait le suc d’une odorante grappe!... Eh! ne sais tu pas bien, méchant, que le santal Parfume exquisement la hache qui le frappe!... LXII Nous ne connaissons rien de la loi qui motive L’harmonieux aplomb des lignes de nos corps. Toi, tu tends à la grâce: et tes gestes discords Ruinent malgré toi ta belle tentative. C’est en vain que par l’Art ton cerveau se cultive: De ta grâce apprêtée on voit les faux ressorts. Bien que rustique, Marianne, sans efforts, Sans y penser, ravit: car sa grâce est native. Elle acquit de sa pureté ce don divin. C’est là tout son secret, ma chère; et c’est en vain Que tu le chercheras dans les bibliothèques. Marianne en ce point te tient toute en échec. Elle est comme l’enfant qui prit les poses grecques Sans avoir consulté les flancs d’un vase grec. LXIII Sur le chemin poudreux, dans la lumière hostile. J’avance, en trébuchant, de fatigue recru. Sur ma tête s’éploie un bleu d’outremer cru; La plaine, autour de moi, terriblement rutile. Rien à mes yeux n’a plus de forme ni de style. L’air brûle. Le fardeau de mon sort s’est accru. Tout à coup, dans le ciel quelque chose a paru; Moins que rien: un flacon, une vapeur subtile, Un cirrus, un nuage, oh! d’abord, si petit!... C’est prodige, pourtant, comme vite il grandit! Il ouvre, immensément, ses deux ailes de neige... Et voici que m’inonde un bonheur sans pareil Et que le poids affreux de mon destin s’allège: L’ange de la fraîcheur plane sous le soleil! LXIV L’ange de la fraîcheur plane sous le soleil! Il plane sur mon corps, qui brûlait, tout à l’heure! Depuis que de son aile, en planant, il m’effleure. Je sens en moi couler un sang bien plus vermeil! Il plane sur mon corps; et voici le réveil De mes forces; et c’est si divin que j’en pleure! Il plane sur mon corps; et, ce n’est’pas un leurre. Mon corps est inondé d’un bonheur sans pareil! Mais mon âme est encor sur la grand’route aride! Mais mon âme est encor sous le grand ciel torride, Et l’air qu’elle respire est toujours suffocant! L’ombre douce à mon corps, mon âme la réclame. Ah! pourrai-je jamais peindre mon bonheur, quand L’ange de la fraîcheur planera sur mon âme!... LXV Ah! je m’en souviendrai perpétuellement De cette sotte nuit toute pleine d’orage Où me vint, tout à coup, l’imbécile courage De tout te dévoiler de mon passé d’amant! Je me tançai, trop tard, d’un tel emportement. Avais-je jamais fait un plus stupide ouvrage? Chaque fois que j’y pense, ô ma chère, j’enrage: Et c’est pour ma rancoeur un constant aliment Encor si tu m’avais rendu, toi, la pareille! Allons donc! ton esprit bien trop fort se surveille!... Pourtant, je nie rappelle un moment d’abandon: Un jour que tu gardais un silence barbare, Comme je demandais: «À quoi penses-tu donc?». Tu te trahis, disant: «Mais à rien... Je compare.» LXVI «Je compare!» Ce mot fait encor tintamarre En ma tête, aujourd’hui. Toujours je l’entendrai. Tu t’en voulus, l’ayant à peine proféré. De n’avoir pas été d’un tel mot plus avare. Oui, depuis tout ce temps, encor je m’en effare. Certe, envers toi j’avais, tout bien considéré, Grossièrement agi, souvent contre mon gré; Et sur toi là-dessus largement j’avais barre. Mais à quel point tu sus me distancer, soudain, Par ce mot tout gonflé d’un si rude dédain! Pouvais tu m’affliger d’une pire satire? Rappelle-toi combien mon visage en pâlit! Et, de fait, par ce mot ne voulais-tu pas dire: «Quelqu’un s’est comporté mieux que toi dans ce lit.» LXVII Or, aussitôt que de ta bouche Ce mot terrible eut pris son vol. Je sortis, ma foi! comme un fol, De cette hospitalière couche. L’air digne à la fois et farouche. Aussi fier qu’un Grand espagnol, Vite, je boutonnai mon col. Oui, c’est vrai, j’avais pris la mouche. Et je me jurais: «N-i ni. Nous deux, désormais, c’est fini!», Quand sur moi je tirai ta porte. Mais tes serments, esprit, sont vains. Lorsque la chair est la plus forte... Et, le soir même, je revins! LXVIII D’ailleurs, m’étais-je dit, mon cher, c’est trop bouffon! Vas-tu prendre au tragique une simple bisbille? Le premier invité dans le lit d’une fille N’en est pas le premier invité pour de bon! Certe, il en est flatté; mais il sait bien qu’au fond, Le rêve d’une vierge en fleur d’amants fourmille, Et que, devant qu’elle ait planté là sa famille, Le diable a déjà mis du sien sous le jupon! Et puis, m’étais-je dit encore, admettons, même, Seulement pour pousser cette affaire à l’extrême, Que le premier admis au virginal sommier Ait été le premier vraiment (mais c’est risible!), Le dernier n’a qu’à faire oublier le premier, Pour commencer, et les suivants, si c’est possible!... LXIX «Eh bien! mais Marianne, alors?» me diras-tu. «Par ce raisonnement lui fais-tu pas injure? Pas plus qu’une autre vierge elle n’eût été pure? Ce n’est donc plus ce fier parangon de vertu!» Eh! là! ne me fais pas ce sourire pointu, Et ne crois pas me prendre au défaut de l’armure! Tu devais m’objecter (j’en aurais fait gageure) Ce point-là; mais déjà je l’avais débattu. Le rétorquer pour moi n’est qu’une bagatelle: Marianne était pure; elle est encore telle. À ton objection maligne je repars Que même la plus chaste entre les fiancées N’est pas plus à l’abri des pires cauchemars Que je ne le suis, moi, des plus sales pensées. LXX Partout où tu passais ce n’étaient que hourras, À t’en croire; et, plus belle que Penthésilée, Et plus pure que n’est le lys dans la vallée, Tu te reconnaissais dans tous les opéras. Tout homme désirait l’étreinte de tes bras. À t’entendre. Pas un qui ne t’eût adulée Et ne fût mort pour tes chers yeux. Quelle assemblée On ferait de tous ceux que tu désespéras! Car, les jugeant toujours indignes de ta gloire Tu les désespéras tous, oui, tous, à t’en croire! Mais ils t’aiment encor! Le plus désespéré Révère ton image en son coeur tout en cendre!... Aussi, combien dois-je être d’orgueil enivré, Songeant que jusqu à moi tu voulus bien descendre! LXXI De tout ça, j’en prenais et j’en laissais, ma chère; Mais je reconnaissais ton charme. Il est flagrant. Le subissais-je pas moi-même, au demeurant? Parfois, pourtant, je me disais: «Elle exagère!» C’est ainsi qu’un beau soir de carême, légère, Tu revins de Saint-Roch, où quelque révèrend Avait parlé. C’était un orateur très grand. Et tu me dis: «J’étais à trois pas de la chaire. «Son discours fut très froid, d’abord... Mais il me vit! Tu n’imagines pas ce changement subit! Moi, j’avais pris, tu sais, mon air sainte Thérèe; «Et ma pâleur dans l’ombre était comme un péché! Les yeux du capucin brillaient comme La braise... Ah! le brave homme! Il n’a jamais si bien prêché!» LXXII Ton charme ne troublait pas les seuls capucins, Lesquels ont comme nous une bête endormie En eux: il agissait comme une épidémie Et des sentiments purs en faisait de malsains. Il inspirait ainsi les plus louches desseins Aux femmes mêmes: tu n’avais pas une amie Qui ne te conviât à la tendre infamie Et que ne noircît pas la blancheur de tes seins! Oh! ce ne sont pas là, d’accord, des faits notoires! Mais je les induisis des charmantes histoires Que tu narrais, d’un ton joliment écoeuré... Et puis, j’y songe, explique-moi donc, je t’en prie, Pourquoi, fermant les yeux trop longtemps à mon gré, Tu m’appelais, parfois, indûment: «Ma chérie?»... LXXIII Bref, tu t’es plainte à moi, comme d’un contre-sens, De l’influence, hélas! que ton attrait exerce Et qui se fait sentir jusque dans ton commerce Avec tes protégés les plus adolescents! Bien que, dis-tu, tu chérisses ces innocents Loyalement et sans aucune ardeur perverse. Ton plus discret attouchement les bouleverse. Tu les quittes toujours pensifs et rougissants... Tu t’en plaignais sans offensante simagrée, Et tu semblais d’un vrai désespoir pénétrée. «Elle est meilleure, au fond, qu’elle ne le paraît.» Pensais-je. Quelle erreur! Tu rien étais que pire! Car, tout en te plaignant d’en souffrir, en secret, Tu te félicitais de ton mauvais empire! LXXIV De temps en temps, un désespoir réel t’abat. Tu n’en parles jamais. Non. Mais on le devine Et tu n’as plus, alors, cette effarante mine D’élégante sorcière en quête de sabbat. Alors, il s’en faudrait de peu que ne tombât, D’un seul coup, ton orgueil et toute sa vermine. C’est qu’alors, quelque chose en ton coeur s’abomine. Quelque chose d’horrible et nu. - ton célibat! Et tu te sens, alors, d’un autre état jalouse; Car il t’aura manqué, ma chère, d’être épouse. Pour vaincre le démon de ton oisiveté. Et tu fais bien de craindre une vieillesse amère Et toute d’égoïsme et d’animalité, Car il l’aura manqué, pauvre âme, d’être mère! LXXV Ma chère, de tous ceux que tu pris à ta glu Tu savais démêler le plus obscur mobile. Tu t’es vantée à moi d’être toujours habile À voir clair dans le coeur du plus patte-pelu. Et je suis sûr qu’avec ce coup d’oeil absolu Tu peux bien, en effet, discerner entre mille Quelle est l’âme la plus parfaite ou la plus vile; Mais dans mon coeur à moi, non, tu n’as jamais lu. Non, tu n’en sus jamais déchiffrer le grimoire. On dit l’amour aveugle; et j’aurais donc pu croire Que ton amour pour moi passait tous les amours. Mais non, vois-tu, je sentais trop, quoi que tu fisses. Que ton amour était de l’amour le rebours, Puisque tu ne savais lire en moi que mes vices! LXXVI «Je t’aimais mal: mais, toi, tu ne m’aimais pas mieux Diras-tu. «Dans le coeur misérable de celle Que, si cruellement, ta censure harcèle Ne pouvais-tu donc rien trouver de merveilleux? «Si ton amour avait été plus vrai, tes yeux N’auraient-ils pas su découvrir cette parcelle De pureté dont tu parlais et qui se cèle Dans la vase des coeurs les plus pernicieux? «As-tu fait de ce coeur misérable ta cible? N est-il donc rien en lui que de répréhensible? Quoi! tout le mal du monde y serait renfermé! «Quoi! ce coeur ne serait pétri que de mensonge! Pour l’avoir aimé mal, ne l’a-t-il pas aimé?» Cela se peut, ma chère... Il faudra que j’y songe. LXXVII Quand tu disais m’aimer, tu sais, le premier jour, Le croyais- tu? Pour moi ce n’est pas un problème. Quand tu disais m’aimer, tu te dupais toi-même. Non, tu ne m’aimais pas: tu n’aimais que l’amour! Après d’autres je vins, à mon heure, à mon tour. Comme aux autres, parbleu! tu me crias: «Je t’aime!» Mais, comme ceux d’avant, je ne te fus qu’un thème: On n’en brode pas moins, à changer de tambour. Tu te plus, dès l’abord, ainsi que c’est l’usage Éternel des amants, à parer mon visage De toute la splendeur du visage idéal. Mais, de cette splendeur une fois défleurie, Ma face n’eut pour toi plus rien de nuptial; Et tu me reprochas ta propre duperie. LXXVIII Hélas! chacun de nous vers le rêve emporté Use en ce vol oiseux toute sa force humaine! Tu sais bien que le rêve est hors de ton domaine. Mais tu veux toujours plus que la réalité. Pourquoi t’obstiner vers l’irréelle Beauté? Il n’est pas de chemin terrestre qui t’y mène. Tu n’auras point la récompense de ta peine. Aie, enfin, la pudeur de ta stupidité. As-tu donc le désir d’ouïr ton glas qui tinte! Cette Beauté, qui ne peut craindre ton atteinte, Si tu l’irrites, peut te foudroyer demain. De ceux qu’elle a tués on ignore le nombre... L’Idéal est la proie interdite à ta main. Allons! contente-toi, sagement, de son ombre. LXXIX Les premiers jours (le souvenir m’en désaltère!), Tu n’eus d’yeux que pour moi. Comme tu m’admirais! J’étais à ces chers yeux comme un secret tout frais, Dont il serait si bon de percer le mystère! Nul autre n’existait pour toi sur cette terre. Aucun autre à tes yeux n’avait tous ces attraits. Non, à personne, alors, tu ne me comparais, Car tu voyais en moi le plus grand caractère! De moi je ne t’avais encore rien livré; Et tout te semblait, donc, de moi sublime et vrai. Ta curiosité te faisait frémir toute; Mais tu la retenais dans son premier élan... Bref, cette fois, comme les autres, sans nul doute, Tu croyais bien l’avoir trouvé, ton merle blanc! LXXX Les premiers jours, notre oeil est avide, il se soûle De ces traits qui pour lui sont encor tout nouveaux. En a-t-il vu jamais de plus purs, de plus beaux? Furent-ils pas empreints sur le plus divin moule? Sans fausse honte, ingénument, devant la foule Aussi bien qu’à l’abri des plus denses rameaux, Dans l’oubli de tout l’univers, de tous ses maux, À l’aspect de ces traits, notre regard roucoule! Pour moi, je l’entendis, le doux chant de tes yeux, Les premiers jours. C’est une musique des cieux. Écrite seulement à l’usage de l’âme. Aucun musicien ne l’exprime ici-bas. Non! Beethoven lui même en ressentit la flamme, Et voulut la fixer, mais n’y réussit pas! LXXXI Ces traits, que nous pensions dignes d’une statue Céleste et qu’un dieu seul avait pu concevoir, Trop tôt dans cet éclat nous cessons de les voir. Cet éclat radieux, l’habitude le tue! Oui, trop vite, notre oeil infirme s’habitue À cet éclat qu’il a créé sans le savoir: Et, tout d’un coup, de cet éclat, ô désespoir! Nous trouvons la si chère face dévêtue. Cette face n’est plus ce que nous la croyions: Tristesse! elle a perdu, soudain, tous ses rayons: Elle n’est plus qu’humaine, avant été divine. À notre oeil refroidi, qui brûla, tout d’abord, D’un feu qui la dorait, plus rien ne l’illumine: Et ce soleil d’amour n’est plus qu’un soleil mort. LXXXII Sache-le, toutefois, non, jamais ta figure, Même quand je la vis dans sa réalité, Ta figure jamais n’a pour mes yeux été Ce soleil d’amour mort, cette planète obscure! Quand mon illusion, perdant son envergure, S’abattit sur le sol, comme un aigle amputé, Ta figure à mes yeux garda cette clarté Que l’unique désir de plaire lui procure. Ah! certes, j’aperçus ce qu’elle a d’imparfait, Lorsque je ne lus plus sous le magique effet, Sous l’empire trompeur de l’ivresse première; Mais ce visage, alors terrestrement charmant, S’il ne les prisait plus de l’ancienne lumière, Baignait encor mes yeux d’un cher rayonnement. LXXXIII Un de nos premiers jours, bras dessus, bras dessous, Pareils aux deux amants de l’idylle bourgeoise, Nous marchions tout le long du bord gentil de l’Oise. Vers toi je m’inclinais, de tendresse dissous... Deux ouvriers qui nous suivaient (étaient-ils soûls?) Crièrent, d’une voix canaillement narquoise, L un: «Quel chiqué, bon Dieu! Qu’est-ce qu’il lui dégoise!» L’autre: «Il ne lui dit pas qu’il l’aime pour ses sous!» Ainsi, l’amour qui passe incite au persiflage; Et, lorsque deux ramiers, blottis dans le feuillage, Roucoulent joliment, au soleil de l’été, Le canard gouailleur, interpellant la cane, La veut prendre à témoin de leur stupidité, Tandis que le pivert, en s’envolant, ricane... LXXXIV Nous étions des amants d’identique lignage Et formions, comme on dit, un couple bien couplé. Du meilleur avenir nous possédions la clé; Et (Vénus en pourrait fournir le témoignage) Nous fîmes dans le port un sûr appareillage, Et nous partîmes sous un ciel bien étoilé. Et, déjà, nous chantions le vers de du Bellay: «Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau vovage!» Pourtant, notre voyage, hélas! ne fut pas beau, Et l’orgueil éteignit souvent notre flambeau; Car nous n’avions pas mis l’orgueil à fond de cale! Combien obstinément le méchant nous a nui! Nous le sentions entre nous deux, à chaque escale... Ah! que n’avons nous fait le voyage sans lui! LXXXV Donc, si j’avais tenu pour dûment avérés Les chapitres tout blancs de ton passé splendide, J’aurais bien dû te croire, au physique, candide, Puisque tu n’avais fait que des désespérés! Et quand, enfin, tous tes scrupules libérés, Et prenant un parti que plus rien n’intimide, Tu te levas de ton altière pyramide Et, pour me joindre, descendis tant de degrés, Avais-je pas le droit d’espérer la vestale Qui se renonce et va s’abandonner totale À son premier amant, dans son premier émoi? Je n’étais pas si sot! Quand tu commis cet acte, Je ne m’attendais pas, hélas! pauvre de moi! À te trouver de corps plus que de coeur intacte. LXXXVI Vit-il encor, celui qui cueillit tes prémices Et mit, premier, sa bouche à la fleur de ton sein? À quel vieux céladon, à quel éliacin Fis-tu ce sacrifice entre les sacrifices? Par quelle violence ou par quels artifices Sut il, premier, capter de tes désirs l’essaim? Fut-ce ton précepteur? Fut-ce ton médecin? Ces gens-là sont toujours prêts à ces bons offices. Et pour les imposer ont assez de crédit! Bref, quel fut celui-là, tu ne me l’as pas dit. De lui, qui fut avant tous les autres ton maître, Te rappelles tu bien le visage et le nom? Te les rappelles-tu, dis, ma chère?... Peut-être... Oui, peut-être, après tout... Et peut-être, que non! LXXXVII Tu gardas tes secrets. Je te livrai les miens. Tu ne me trouvas pas à ce jeu réfractaire. Tu ne demandais rien; je ne sus point me taire: Tous mes sales trésors furent tes propres biens. Quelle fut celle à qui, première, je dis: «Viens», Piqué par l’aiguillon du petit sagittaire, Et qui me mit au fait de l’amoureux mystère? Je sus te la nommer; car, moi, je m’en souviens! Fut-ce une curieuse et pâle adolescente, Ou bien fut-ce une dame mûre et bien pensante Qui provoqua chez moi le spasme initial? Non (et j’entends d’ici des cagots la huée). Celle en qui je plaçai, d’abord, mon idéal Était, dans un lieu clos, une prostituée. LXXXVIII Elle n’était pas forte, Et, dans ce mauvais lieu, Elle toussait un peu; Et je sais qu’elle est morte. Oui, le diable m’emporte! Un jour de Fête-Dieu... Tu méprises, parbleu! Les filles de sa sorte. Ma chère, sur ce point. Je ne t’approuve point; Car cette fausse blonde Fut, par égarement, La femme à tout le monde. Oui, - mais loyalement. LXXXIX Ci-gît Lætitia, catin d’un bas hôtel, Triste bûcher d’amour dont a péri la flamme. Elle se consuma dans l’ombre et dans le blâme, Et mourut, à trente ans, d’un mal accidentel. Oyant tinter son heure au lugubre cartel, Elle dit: «Je bénis celle qui me réclame!» Dans l’éther aussitôt s’envola sa belle âme; Dans la terre s’étend son pauvre corps mortel. D’un coeur reconnaissant et sans peur du scandale, Je lui fais le cadeau dernier de cette dalle. Moi, l’un de ses clients et quelle initia. La voici là-dessous dans le peignoir de soie - Blanc qu’elle préférait... Ci-gît Lætitia, D’aujourd’hui seulement une fille de joie. XC Elle, du moins, me fit toutes ses confidences: Je sus le lieu de son naufrage et ses brisants, Et puis comment, fille d’honnêtes paysans, Elle vint échouer dans la maison de danses... La pauvrette! Elle avait vécu deux existences: L’une toute de pureté jusqu’à seize ans. L’autre faite de jours malpropres et cuisants; Et j’ai connu des deux toutes les circonstances. Or, son malheur advint au confluent des deux: Elle fut le jouet d’un passant hasardeux... Elle l’aima, d’ailleurs, ce monstre! Et, Dieu le damne! Une nuit qu’il en eut assez, il la laissa... Dieu me damne, à mon tour! Je pense à Marianne, À présent que, glacé, je me rappelle ça! XCI À mon étable, en ville, oui, porc, je suis rentré. J’ai retrouvé tous mes corrupteurs dieux pénates, Mon grand divan, mes mois coussins, mes fines nattes Tout mon plaisant confort de bipède vautré. Sur les bras du fauteuil si joliment cambré J’ai cru revoir le creux léger de tes mains mates: Et j’ai briïlé, tu sais, de ces bons aromates Qui sont cousins germains de ton parfum ambré. Car ta mémoire ici demeure souveraine... Je vais, je viens; d’un meuble à l’autre je me traîne: Et je finis par m’écrouler sur le divan: Et j’y reste, inactif... Que veux-tu que je fasse?... Je reparcours notre passé toujours vivant... Tout fiévreux d’une ardeur sombre, je nous repasse! XCII J’ai retrouvé, bien entendu, ma vieille Elvire, Qui fut, dans tous les temps, servante sous mon toit, Et dit si drôlement: «Selon que ça se doit». Et qui t’évoque une sorcière de Shakspeare! Or, depuis ma rentrée, elle, qui tant t’admire, Ne m’a pas demandé de nouvelles de toi! Mais, à tous les instants, elle se plante un doigt Sur le front, et s’arrête à mes pieds, et soupire. Et, notant que s’accroît mon ténébreux souci, Depuis déjà vingt jours, elle soupire ainsi; Et je l’entends qui marmotte dans sa cuisine. Et, je ne sais plus quoi m’ayant par là mené, Je l’ai surprise en train de dire à la voisine: «Pauvre monsieur! Il est toujours empoisonné!» XCIII Je ne reçois personne et ne vais voir personne. Je ne sors plus, malgré le soleil printanier. Jamais on ne me vit à ce point casanier. Bêtement, je tressaille, à toute heure qui sonne. Exacte panetière, attentive échansonne, La vieille Elvire seule anime mon foyer. J’ai honte de la voir sur moi s’apitoyer Et souffrir, dirait-on, du mal qui m’empoisonne. Elle me plaint comme un enfant. «Pauvre petit!» Murmure-t-elle. Et, l’autre soir, elle m’a dit: «Elle vous reviendra, votre belle entêtée.» Et, comme je criais: «Pas de mots superflus! Elle, me revenir! C’est moi qui l’ai quittée!», Elle me répondit: «Oh! bien, raison de plus.» XCIV Néanmoins, plus les jours passent, plus elle peste. Elle se montre, maintenant, et sans motif, Avec les fournisseurs d’esprit plus combatif; Elle était lente: elle est, aujourd’hui, presque leste. Une fureur la tient, l’étreint, c’est manifeste: Et son regard s’est rallumé, vindicatif. Oui, la rage la rajeunit, c’est positif; Car, à présent, la vieille Elvire te déteste. Elle m’observe, elle me guette: elle comprend Que mon besoin de te revoir devient plus grand Et que j’écarte en vain le désir qui me tente. Elle m’a dit: «Monsieur, quoi! vous, la supplier! Courir chez elle!... Elle serait bien trop contente; Et, moi, je vous rendrais, du coup, mon tablier!» XCV «La servante au grand coeur», formule lapidaire, Et qui semble emphatique et ne l’est nullement. Commise à l’entretien de mon ameublement, Elvire estime cette tâche secondaire. Certe, elle la remplit; mais elle considère Comme article premier de son engagement Le devoir de scruter ma joie ou mon tourment Et le droit naturel d’en être solidaire. Elle est ma chose, soit! Mais, moi, je suis son bien. En regardant son maître, ainsi juge le chien. Je lui suis avant tout le prix de ses services; Et, tu vas me trouver, ma chère, bien bouffon, Tandis que, toi, tu ne m’aimes que pour mes vices, Elle, elle m aime pour le peu que j’ai de bon. XCVI Oui, tu m’aimes encor, ma chère, c’est certain! Pour mon plus cher malheur le destin t’avait faite; Et, je l’ai dit déjà, mais je te le répète, Pour ton plus cher malheur m’avait fait le destin. Et ce n’est pas l’effet d’un délire enfantin, Si, délibérément, je me suis mis en tête Que, chaque soir, en te couchant, tu te fais fête D’avoir un mot de moi, le lendemain matin. Mais le matin venu n’apporte point la lettre. Je goûte la colère où je te vois te mettre. Ha! Ha! comme tu dois crisper ce petit poing! Rira bien qui rira le dernier! Je vais rire. Car, moi, c’est entendu, je ne t’écrirai point; Quant à toi c’est fatal, tu vas bientôt m’écrire! XCVII Me rendre le premier? Non. perds cette espérance! Ah! j’en meurs de désir! Tu comptes là-dessus. Mais tous tes pronostics flatteurs seront déçus. Car je me fais l’amant le plus têtu de France! Tu t’exerces, sans doute, à la même endurance. Tu sais te résister, et je m’en aperçus. Tous les succès, jusqu’à présent, oui, tu les eus; Mais il faut que ce soit mon tour, en l’occurrence! Ma chère, c’est la guerre entre nous deux? Eh bien! Puisqu’il en est ainsi, désormais il convient De te remémorer la parole notoire, Faite de mots, hélas! pour nous trop longtemps lus Pendant plus de quatre ans: «Il gagne la victoire, Celui qui peut tenir un quart d’heure de plus.». XCVIII Je suis si sûr que tu céderas la première Qu’un grand apaisement m’en est venu. Je puis Retomber au sommeil comme la seille au puits. Quand de l’aube fleurit la rose coutumière, Je rouvre, en souriant, mes yeux à la lumière. Je ne suis plus pasteur du brun troupeau d’ennuis Qu’il me fallait mener tout le long de mes nuits. Il m’est loisible, enfin, de clore la paupière! Et je n’ai plus d’impatience. Et tu peux bien, Puisant dans ton orgueil un reste de soutien, Différer d’un instant encore ta défaite! Dans ma tranquillité suave, je l’attends. retards, mon triomphe s’apprête. Je sais que ce n’est plus qu’une affaire de temps. XCIX Si tu savais combien cette attente a de charmes Et que comme un dauphin dans l’onde je m’y meus, Tu voudrais t’arracher vingt mèches de cheveux. Et de déception tu verserais dix larmes. C’est comme si, sorti de furieux vacarmes. Je rentrais dans le blanc silence de mes voeux! Oui, raidis-toi, ma chère, autant que tu le peux: Non, ne te presse pas de me rendre les armes. Invente contre moi quelque nouveau grief. Cela ne sera pas très difficile. Bref, Que ton ressentiment sans hâte s’édulcore Et me laisse longtemps en cet état, qui n’a Point son pareil, puisque j’y sens, vivant encore, L’anéantissement exquis du nirvana! C Tout me rit. Tout me plaît. Je me réconcilie Avec moi-même et n’ose plus me mal juger! Je me crois bon! Je foule tout d’un pas léger. La vieille Elvire même me semble jolie! Ou’est-ce que cet état, si ce n’est la folie? Je suis comme un jeune arbre en fleurs dans un verger! D’un grand troupeau de rêves purs je suis berger! J’ai la sensation vague que je t’oublie!... Je lis Platon avec un oeil neuf et subtil, Et le comprends. - bien qu’il soit triple, paraît-il! N’est-ce pas effarant? Quelle divine cause, Dis-moi, peut bien produire un si splendide effet? Ah! j'y vois clair! Ce n’est que cette basse chose: L’amour propre qui va se sentir satisfait! CI Aujourd’hui, j’ai reçu ta lettre, en me levant. Je l’appréhende jésuitique et pateline. ( «Laurent, serrez ma haine avec ma discipline...» ) Et, devant elle, sans l’ouvrir, je vais rêvant. «Une chère écriture est un portrait vivant», Écrivit, une fois, la tendre Marceline. Voici la tienne sur l’enveloppe opaline... Ce n’est pas là ton vrai portrait: elle te vend! Non, ce n’est pas ta main nette qui l’a tracée! Dès le seuil, elle a l’air de cacher ta pensée: Elle se courbe, elle qui va si bien debout, À l’ordinaire, et d’une marche noble et dure!... Non, je ne reconnais, ce matin, rien du tout De ton portrait vivant dans ta chère écriture. CII J’ouvre ta lettre. Elle est bien telle Que je l’appréhendais. Elle est, (Tant pis, si cela te déplaît!) Elle est le très parfait modèle, Elle est un exemple fidèle, Le spécimen le plus complet. Le plus charmant et le plus laid. De la féminine cautèle. Sous un prétexte sans valeur. Sans vraisemblance et sans chaleur. Ton seul désir s’y dissimule. Cela vaut ce que cela vaut: Mais c’est tout juste une formule Propre à rattraper un nigaud. CIII Ces quatre simples mots d’un accent si sincère, Je voudrais te revoir, auraient-ils pas suffi? Mais, quoi donc! s’exprimer sans aucun détour? Fi! Quoi! se livrer ainsi, sans fard, à l’adversaire! Quoi donc! lorsque l’orgueil vous tient, là, dans sa serre Et vous commande un ton menteur, un air bouffi, Lui faire ce grand tort, lui porter ce défi De dire, au lieu du superflu, le nécessaire! «Mon cher ami, j’ai, ces temps-ci, bien des moments À perdre. Je voudrais acheter des romans. Mais lesquels? Votre avis me serait bien utile!... «Samedi, venez donc au jardin des Orbots...» Je voudrais vous revoir eût été meilleur style, Que ne m’écrivis-tu ces quatre simples mot! CIV Tu vas dire que j’exagère. Mais, ce billet si bien ourdi, J’en ai cent fois approfondi La teneur savamment légère. Tu n’en fus que plus étrangère À mon coeur déjà refroidi; Et, lorsque vint le samedi, J’avais pris mon parti, ma chère... «À d’autres!» me disais-je, «non! Et je perdrai plutôt mon nom Que d’aller donner dans ce piège!» Je me butais à ce refus. «Je n’irai pas», me répétais-je. «À ce sot rendez- vous!» J’y fus. CV Sans émotion, sans tendresse, (Certes, tu ne m’en croiras pas) Je partis d’un tout petit pas, En marmonnant: «Rien ne te presse. Ce n’est plus vers une maîtresse, En ce moment-ci, que tu vas. Elle n’a plus pour toi d’appas; Plus rien d’elle ne t’intéresse.» Et je fus en retard, ma foi! De plus d’un quart d’heure! Mais, toi, Tu te trouvais là. Quel prodige! Et tu me dis, d’un ton pointu: «J’allais partir! - Mais,» répondis-je. Galamment, «que ne le fis-tu?» CVI Tu te radoucis sur-le-champ, (Hein! tout de même, comme on change!) Et tu me dis, d’une voix d’ange: «Allons, ne soyez pas méchant.» Le feuillage vibrait du chant Mélodieux d’une mésange; Et nous avions un air étrange; Et je pensais: «Que c’est touchant!» Car une éternelle ironie Tout au fond de moi s’ingénie; Et je suis comme un vieux gamin Qui devant tout poncif recule. Or, tu mis sur mon bras ta main; Et je te trouvai ridicule. CVII Ah! je faisais un bien aimable compagnon! Les secondes coulaient. Je n’ouvrais point la bouche Et regardais droit devant nous, d’un oeil farouche: Mais tu feignais de ne pas voir mon air grognon. Et, béate, comme une belle du Lignon, Tu dis, soudain: «Que ce gazouillement me touche! N’est-ce pas qu’il faudrait, vraiment, être une souche, Pour ne pas être ému par cet oiseau mignon?» Ce disant, tu levais ton autre main vers l’arbre Où chantait la mésange. Et je restais de marbre: Car, moi, moi qui savais si bien, précisément, Que cet oiseau mignon, si doux, crève la tête, À coups de bec, après l’amour, à son amant, Je ne te trouvais plus ridicule, mais bête. CVIII Non, je n’avais pas faim des choses bellissimes Que tu disais avant, que je souffrais alors: En ce jour, je n’étais près de toi que de corps; Et, redoutant le flux de tes nobles maximes, Je te dis rudement: «Au fait!» Nous nous assîmes. Mais tu n’obéis pas si promptement au mors; Et tu dis, seulement: «Comme il fait bon, dehors!» La mésange toujours gazouillait sur les cimes: Et, dans une attitude, à peindre, de langueur, Tu paraissais n’écouter qu’elle; et, de tout coeur, Tu buvais, eût-on dit, sa romance perlée! Tu murmurais: «Mon Dieu! mon Dieu! la douce voix!» Ma chère, je t’aurais volontiers étranglée. Si je n’avais pas craint l’effet de justes lois!... CIX Je faisais fausse route, au surplus; et j’eus peur, Là, tout à coup, de te paraître à la torture. J’eus cette impression, nette, en la conjoncture. Que tu te régalais de ma mauvaise humeur. Donc, feignant, à mon tour, un enjoûment trompeur. Je me mis à te faire une nomenclature Des romanciers mondains connus pour leur facture. Et te spécifiai leur talent, leur saveur. Et je pensais jouer au mieux mon personnage; Mais, soit inconscience ou bien cabotinage, Reniant tout l’objet de ton billet récent. Tu fis mine, soudain, de me croire en délire, Et tu me dis: «Mon cher, c’est très intéressant; Mais vous figurez vous que j’ai le temps de lire!» CX De mon faux enjoûment je poursuivis le rôle, Bien que la rage en moi fît son bouillonnement, Ma chère; et, contre ton attente, évidemment, Je te dis, avec le sourire: «C’est très drôle.» Le ruban feu de ton chapeau sur ton épaule Sous la brise faisait un joli flottement. Sarcastique témoin de tout événement, Un merle sifflotait finement sous un saule. Tu paraissais goûter l’heure, tout en rêvant; Je roulais une cigarette du Levant, Tandis qu’au fond de nous crevaient nos amertumes... Le merle sous le saule assez longtemps siffla; Et, pendant tout ce temps, tous les deux, nous nous tûmes... Nous ne savions plus bien pourquoi nous étions là. CXI Le ruban sur l’épaule Cessa son flottement; Le merle, brusquement, Fut muet, sous le saule; Et, reprenant le rôle De mon faux enjoûment, Plus ironiquement Je redis: «C’est très drôle!» Et je connus pourquoi Je vivais, près de toi, Cette heure bocagère. Le fait est si normal! Nous la vivions, ma chère, Pour nous faire du mal. CXII Sur les hortensias bourdonnaient deux frelons. Un arroseur vers les gazons pointait sa lance. Tu persistais à simuler la nonchalance, Mais tu te trémoussais un peu trop des talons. Et j’allais déclarer: «Bien. Nous nous en allons?» Mais, inopinément, tu rompis le silence Et te mis à causer, avec cette excellence De termes qui te fait briller dans les salons. Pleine de cet aplomb coquet que rien n’entame, Tu papotais, et tu faisais ta grande dame. «Où donc, mon cher monsieur, vous ai-je rencontré?» Semblais-tu dire, avec une grâce infinie... Et je nous revoyais, nus, dans ton lit doré, Où tu ne faisais pas tant de cérémonie. CXIII Mais j’étais au fait de la chose Et connaissais, depuis longtemps, En toi deux états plus distants Que la poésie et la prose. Avais-tu pris toute la dose En nos voluptueux instants. Tu te levais, serrant les dents. Et me la faisais à la pose. Avouais-je n’entendre rien À ton changement de maintien, Tu me disais, effarouchée Et te courrouçant à demi: «Femme debout, femme couchée. «Cela fait deux, mon cher ami!» CXIV Tu poursuivais ton verbiage, Pendant que, cynique et mauvais. Ma chère, à cela je rêvais. D’un hypothétique voyage Fait par toi pour le mariage D’un pseudo-cousin de Beauvais, De qui tu ne parlas jamais, Avec un sot enfantillage. Tu me narrais le faux détail. En agitant ton éventail Comme une mondaine pécore. Et je me sentais abruti... Le merle nous guettait encore. Mais l’arroseur était parti. CXV Or (ainsi notre esprit s’exerce Parfois, et nous nous amusons De scabreuses combinaisons), Plus aucune personne tierce Ne gênant, là, notre commerce, Je me dis: «Mon cher, supposons Que sur ces propices gazons, Subitement, je la renverse: «Je gage qu’instantanément Je retrouve tout l’agrément De son amoureuse nature!... «C’est dit. Je compte jusqu’à vingt, Et puis je risque l’aventure...» Par chance, l’arroseur revint! CXVI Il revint. J’en fus aise, en somme; Car, ce faisant, j’aurais été Blâmé par la postérité. Je me ressaisis donc; et, comme, Dans ce langage qui m’assomme, Tu gardais ta loquacité, Sans mot dire, je te quittai, Mais tout à fait en gentilhomme! Et, quand j’y repense à loisir, C’est toujours avec grand plaisir, Oui, vraiment, que je me rappelle, (J’espère que cela te plut) Qu’avant de te quitter, ma belle, Je te fis mon plus beau salut. CXVII De toi je m’exile, D’un pas assuré. De colère outré, À l’instar d’Achille, À mon domicile Me voici rentré. Vois à quel degré Je suis imbécile: Tu mentais, pardi! Et je suis parti. Bon Dieu! que c’est piètre! Si j’étais resté, Tu m’aurais, peut-être. Dit la vérité... CXVIII J’ai fait bonne route. Oui. oui, j’ai bien fait: Car bien fictif est L’espoir que j’écoute. Tu n’aurais, sans doute, Pas dit, en effet, Ce qui t’étouffait. Non, non, somme toute. Or donc, sous mon toit Je demeure; et, toi. Reste en tes parages Il est trop constant Qu’à présent tu rages; Et je suis content. CXIX Un sang nouveau Coule en ma veine. Non, plus de peine En ce cerveau. Le temps est beau! Sur mon domaine Je le ramène. Le bon troupeau De mes pensées Si dispersées! Il n’est plus rien Qui me menace. Va, je suis bien Hors de la nasse! CXX Que c’est étrange! J’étais meurtri: Je suis guéri!... Mais, quoi? qu’entends je? De la mésange Est-ce le cri? Vas-tu pas ri?... Soudain, tout change! Malheur à moi! Voici ma foi Diminuée; Voici, c’est sûr, Une nuée Sur mon azur! CXXI Or, c’était la trêve! Je croyais, pauvret, Qu’elle durerait... Las! elle fut brève! À présent, je rêve; Et, dans le secret De mon coeur, d’un trait. Le doute se lève... Le sommeil s’enfuit. Et, toute la nuit, Sur ce coeur encore Béquète un vautour... Ah! vite, l’aurore! Oui, vite, le jour!... CXXII Rages-tu? Je suis sans Rien qui le certifie. Ou bien es-tu ravie? Non, pas ça, dieux puissants! Je donnerais deux ans De mon inepte vie Pour savoir, mon amie, Vraiment ce que tu sens. Ah! ce jourd’hui dimanche, Pour toi quelle revanche, Si de mon sot émoi Tu soupçonnais l’orage! Car, à présent, c’est moi, Oui, tout de bon, qui rage! CXXIII Par toute la maison j’erre. Tout ce dimanche matin: Je souffre d’être incertain Sur ta vraie humeur, ma chère. Or, vois combien exagère La malice du destin! En préparant son festin. Voilà qu’une ménagère, Voisine dont, jusqu’ici, Je n’avais pas eu souci, Inlassablement chantonne, Rendant mon cas plus mauvais La romance monotone: Non, tu ne sauras jamais!... CXXIV Le dimanche, jour de famille Et de gros plaisirs pourvoyeur. Excite ton esprit railleur. Le dimanche, chacun s’habille Et sort. Toi, tu le dis: «Ma fille, Puisque c’est le jour du Seigneur, Adopte un parti, le meilleur: Demeure, nue, en ta coquille.» Tu fais bien, les six premiers jours De la semaine, quelques tours; Pendant le septième, en revanche, Jamais, non, jamais, tu ne sors! On sait bien que seuls, le dimanche. Les gens du commun sont dehors. CXXV Si les gens du commun sont dehors, Il convient, ma chère, que je sorte; Car, enfin, je suis, moi, de leur sorte: Commun d’âme et de coeur et de corps. Ce n’est plus comme avant! Car, alors, Le seul fait de frapper à ta porte Me classait dans la rare cohorte, Me donnait de mondains passeports. Désormais, je n’ai plus «de la branche»! Au jardin des Orbots, ce dimanche, Je vais faire parler l’arroseur. «Osez-vous!» diras-tu. Certes, j’ose. Par ce simple et vulgaire causeur J’apprendrai, peut-être, quelque chose... CXXVI Dans ce jardin, sous ces berceaux charmants, Près du parterre où triomphe la rose, Sur ces gazons qu’attentif, il arrose, Cet homme a vu bien des couples d’amants. Il entendit leurs soupirs, leurs serments; Et sur l’amour, cette étrange névrose. Ce journalier, soit en vers, soit en prose, Eût pu glaner d’excellents documents. Mais nous n’aurons de lui pas un volume. «Je tiens,» dit-il, «le tuyau, non la plume: C’est la bonne eau, non l’encre, que je sens. Dame! il y a partout des gens honnêtes... Certains métiers, pourtant, sont salissants. Moi, dans le mien, j’ai toujours les mains nettes.» CXXVII Me connaîtrait-il? Il regarde mes gants... Sous leurs fils chamois pense-t-il que je cache À ses yeux aigus quelque vilaine tache, Qui dût résister aux plus actifs onguents? Certe, il en a vu de ces auteurs fringants, Qui semblent porter sur la tête un panache Et qui, fièrement, retroussent leur moustache, Mais sont sales sous leurs dehors élégants. Il en vient souvent dans ce jardin qu’il baigne. Il n’a pas, comme eux, sur lui toujours un peigne Il n’est pas, comme eux, malproprement poseur: Son chapeau n’est pas bordé de fines ganses... Comme eût dit Rostand, lui, cet humble arroseur, C’est moralement qu’il a ses élégances. CXXVIII Il ne me connaît pas, mais il me reconnaît. Oui, je suis ce monsieur qu’attendait cette dame, Hier, et qui, cherchant, d’avance, une épigramme, Faisait avec sa canne un nerveux moulinet. Tout en rouvrant ou refermant son robinet. Il s’est fort diverti de notre petit drame. Bien qu’il n’en sache pas exactement la trame, Je jurerais qu’il sait fort bien ce qu’il en est; Car l’habitude l’a rendu fin psychologue. Il m’a vu m’éloigner de mon pas le plus rogue. Après ce beau salut de rancune gonflé. Tu partis aussitôt, paraît-il, l’air superbe, Mais - du moins, il le croit - l’esprit assez troublé, Car il a retrouvé ton éventail dans l’herbe... CXXIX De ce bel éventail, pour un anniversaire, Je t’avais fait présent. Comme il t’affriola! Tu l’avais vu chez la modiste Paméla Et l’avais désiré d’un désir très sincère. On y voit, dans des fleurs, la lascive Glycère. Moire et dentelle. Éventail de demi-gala. «Oh! mon chéri, quel beau plaisir tu me fais là!» Me dis-tu. «Sur mon sein vois comme je le serre!» Puis, riant, tu repris: «Si je l’égare, un jour, C’est que j’aurai cessé de t’aimer, mon amour!» Sur ce, tu me donnas ton baiser le plus tendre... Or, ce cher éventail, hier, tu l’as perdu! Sans doute as-tu voulu par là me faire entendre Que tu me hais?... Je n’en crois rien, bien entendu! CXXX «Si je pouvais savoir où la dame demeure,» Me dit le bon garçon, «je lui rapporterais L’éventail. Elle en a, sans doute, des regrets...» Lui donnerai-je ton adresse? Ah! que je meure, Bien plutôt! J’ai, du reste, une raison majeure Pour ne point lui livrer ce secret des secrets. Je lui réponds: «Soyez tranquille: tout exprès. Vous la verrez, demain, venir à la même heure.» Il se tait, me regarde... Il me comprend, ma foi! J’en jurerais, vois-tu!... «Mais pas un mot de moi. Surtout!» reprends-je. «Pas un mot. C’est d’importance!» Ah! certe, il m’a compris; oui, ce n’est pas douteux. «Entre hommes l’on se doit mutuelle assistance,» Dit-il. Et nous rions, complices, tous les deux. CXXXI De nouveau, tout a changé! Je n’ai plus d’inquiétude Et sens la béatitude Du militaire en congé! Maintenant, je sais! Oui, j’ai La parfaite certitude De toute ton attitude. Ah! que j’en suis soulagé! Si bien qu’à présent, ma chère, La voisine ménagère, Contre qui je blasphémais. Peut rechanter son air bête: Non, tu ne sauras jamais! Je sais, je te le répète! CXXXII Ce n’est point par mégarde, évidemment, ma belle, Que tu perdis cet éventail tant dorloté. Tu ne l’as point perdu. Non, non! Tu l’as jeté, Sous l’inspiration d’une ruse nouvelle. Cette ruse a fleuri d’un coup dans ta cervelle. Le dessein n’en fut pas du tout prémédité. Ah! tu ne manques pas d’ingéniosité! J’en connais maint exemple et que je me rappelle... Oui, tu t’es dit, j’en suis bien sûr, car tu vois loin: «Il ne vient pas beaucoup de monde dans ce coin; Mais, lui, ma fille, lui, ne pouvant se défendre «D’y revenir baiser la trace de tes pas, Trouvera l’éventail et voudra te le rendre...» Ma belle, bien joué! Mais bien gagné, non pas! CXXXIII Pour moi, je ne vais plus au jardin romantique. Toi, pourtant, que ravit l’hypocrite douceur De cet oiseau bénin, la mésange, ta soeur, Tu reviens t’y griser, le soir, de son cantique. Je discerne aisément, chaque jour, ta tactique. Grâce au concours, tout libéral, de l’arroseur; Et ce qui s’en suivra, l’instinct avertisseur Qui veille en moi le flaire et me le pronostique. Mais notons, tout d’abord, ce savoureux détail: Quand cet homme voulut te rendre l’éventail, Tu lui dis: «Peuh! merci! Vendez-le donc pour boire!» Lui, dans mon cabinet, tantôt, me l’a remis: Car nous nous entendons comme larrons en foire, Et sommes devenus une paire d’amis! CXXXIV Plein d’une joie indéfinie, (Savoir me contenter de peu, Aujourd’hui, voilà tout mon voeu) Cet éventail, je le manie. Est-ce de la monomanie? J’use tout mon temps à ce jeu. Par ce jeu, je t’en fais l’aveu, Avec toi je recommunie: Ce bel et vaporeux objet, Qui, sans cesse, en ta main bougeait, Bouge sa dentelle et sa moire En la mienne, dès à présent, Et me rafraîchit la mémoire, Ma chère, en me rafraîchissant. CXXXV Des poètes ont dit: sait-on tout ce qui dort Dans les choses? Sait-on comment tout s’y réveille? L’éventail va me confirmer cette merveille. Les poètes jamais peuvent-ils avoir tort? Tel petit fait, qu’en ma mémoire j’ai cru mort, De cette chose en moire, à quelque fleur pareille, S’échappe, en bourdonnant, soudain, comme une abeille... Et de ce rien je me ressouviens sans effort. Une foule de petits faits de cette espèce, Que l’oubli recouvrait de sa poussière épaisse, Ressuscitent au vent de l’éventail galant. De tous ces petits faits, oui, l’éventail me parle. Et, d’abord, il m’évoque un soir où, somnolant, Tu m’as (oh! par erreur!), ma chère, appelé Charle! CXXXVI Le soir fâcheux pendant lequel, il m’en souvient, Sortant de je ne sais quelle songerie acre, Tu me fis cette injure impardonnable et pouacre De m’appeler d’un nom qui n’était pas le mien. Je cherchai, sur-le-champ, quel serait mon maintien, Et s’il ne fallait pas crier guerre et massacre. Ou d’un départ glacé faire le simulacre... Je ne bougeai. Je ne dis mot. Je ne fis rien. Mon sang-froid, quand j’y pense, encore m’extasie! Je relevai la tête, et te vis cramoisie. Tu semblais ressentir, ma chère, un tel tourment, Puis, si rouge d’abord, tu devins, ah! si blême Que je baissai le front, très généreusement, Ayant plut de pitié pour toi que pour moi-même! CXXXVII Mais j’ai mauvaise grâce à te chercher chicane Là-dessus, ma toujours très chère. Tu vas voir. Et de ce je frémis encor... C’était un soir. Au village, dans la demeure paysanne. Je pressais sur mon coeur la blanche Marianne... Ô pénible épisode à me ramentevoir!... Le jardin balançait son nocturne encensoir... Un des bras de l’enfant, frais comme une liane, M’entourait... Tout à coup, je pensai qu’autrefois, J’aurais pu te tenir de même; et, d’une voix Distincte, je lançai ton nom dans le silence!... Et, rendu plus brutal par ce trouble regret, Je caressais avec plus grande violence La douce enfant prise de peur - et qui pleurait... CXXXVIII Peut-être Marianne encore garde-t-elle Le souvenir du nom - le tien - par moi jeté, Dans son lit même, au cours de cette nuit d’été. Ce souvenir peut-être encore la martèle. Hélas! oui, je le crains. Mais Marianne est telle Qu’avec elle ton nom mourra non répété. Et, si tu m’inspirais une oeuvre de beauté Qui put vraiment prétendre à rester immortelle. Crois-tu que les amants se rediraient ton nom? Non, non! Car dans mes vers je le tairai. Non! non! Car un puissant esprit de rancune m’anime. Tu n’auras pas l’éternité de Béatrix: Tu ne seras jaunis qu’une Laure anonyme: Pour l’avenir tu ne seras que l’altière X... CXXXIX Non, tu n’obtiendras pas, ma chère, cet hommage Qui sort comme un encens de la postérité! Non, ton nom ne sera gazouillé, ni chanté Dans aucune musique et dans aucun ramage. Je te ferais en te nommant plus de dommage Qu’en ne te nommant point, d’ailleurs, en vérité. Par contre, un jour, quelque essayiste assermenté Pourra recomposer à peu près ton image Et la faire revivre aux yeux de l’univers. Il n’aura qu’à glaner, pour cela, dans ces vers, Chacun des traits par quoi je te caractérise. Mais, quelqu’habile qu’il puisse être en son emploi, Il ne t’aura point vue; et, sujet à méprise, Il ne restituera qu’un faux portrait de toi. CXL Ton père était-il duc? N’était-il que marquis? Eu province fut-il tout bonnement notaire? Je ne le dirai pas non plus; et je veux taire Jusqu’au nom de la vieille ville où tu naquis. Je ne nommerai pas non plus le site exquis Dans lequel ta maison se dresse solitaire: Sur ton logis toujours je ferai le mystère. Tu parus, je t’aimai. Cela seul est acquis. Sous l’épaisseur du voile lourd dont je t’affuble Tu resteras pour tous une énigme insoluble. Effacer tout indice sur toi, c’est mon but. Et, soit que je t’exalte ou que je te diffame, On pourra bien crier: «Oublie femme ce fut!» Mais on ne saura pas quelle fut cette femme! CXLI Ainsi donc, sur ta vanité, La plus noble, puisque posthume. Je crée, à l’avance, une brume Effrayante d’opacité. J’enfouis ton identité De façon que nul ne l’exhume; Et tu seras (quelle amertume!) Comme n’ayant jamais été. Nul ne pourra te reconnaître. Alors qu’aura péri ton être. Dans trente ans, peut-être demain. Tu ne seras plus, sous ce dôme Qui sert de ciel au genre humain. Qu’un symbole vague, un fantôme... CXLII «Pourquoi,» diras-tu, «Dans cette inhumaine Et malpropre haine Ce vouloir têtu? «Ça! quelle vertu Maligne est la tienne? Quel diable te mène, Et qui t’a mordu?» Dis que j’exagère, En ceci, ma chère; Et, j’en suis d’accord. Sois-en révoltée: Je t’en veux à mort De t’avoir quittée! CXLIII Si tu n’avais jamais voulu que me chérir; Si, porteuse d’une âme exclusivement tendre, Tu n’avais pris mon coeur qu’afin de le défendre; Si tu m’avais aimé sans me faire souffrir; Si, jalouse de préserver notre avenir, Tu ne l’avais sali, trop souvent, de la cendre D’un passé dans lequel tu voulus redescendre; Enfin, si tu m’avais du mien voulu guérir, Quelle joie aujourd’hui ne serait pas la nôtre! Nous n’aurions qu’un désir: vivre l’un près de l’autre Nous n’aurions qu’un objet; notre mutuel bien. Sûr, alors, d’un bonheur qu’aucun trait n’envenime. Je l’aurais savouré sans en écrire rien... Et tu serais restée encor plus anonyme. CXLIV Laure fut pour Pétrarque une divinité. Mais il n’est plus de Laure; et nos pauvres cervelles Ne pourraient inventer des images nouvelles Pour chanter la vertu d’accord et la beauté. Où trouver, dans ces temps de bestialité, Des amantes qui soient vertueuses et belles? La beauté, la vertu ne sont plus soeurs jumelles; Et c’est tant mieux, ma foi! pour notre infirmité! Vertu, beauté n’inspirent plus rien à la lyre. Fusses-tu belle et bonne, eh! que pourrais-je dire De toi qu’on n’eût pas dit d’une autre, auparavant? Et je bénis l’amour, qui permet qu’on te chante D’un accent, je l’espère, assez neuf et fervent, Parce que sur ton front on lit: Belle et méchante. CXLV J’ai lu ces mots: Belle et méchante, sur ton front. Je n’ai pas déchiffré le second tout de suite. Non, ta méchanceté n’apparaît pas subite. Las! à la discerner je ne fus que trop prompt! Je dis - d’autres aussi, sans doute, le diront - Qu’à te croire méchante un moment on hésite, Mais qu’on n’est qu’un moment hésitant; car, bien vite Ton masque de bonté se détache et se rompt. Un tel signalement, au surplus, ne suggère Rien d’exceptionnel, puisque tu n’es, ma chère, Ni belle à rendre fou, ni méchante à l’excès. Si tu l’as oublié, lors, je te le rappelle, Ou te l’apprends, si, par hasard, tu ne le sais: Tu n’es pas plus méchante, au fond, que tu n’es belle. CXLVI Lorsque j’écris sur toi, pourquoi trouvé-je ainsi Ma plume sous mes doigts plus tranchante qu’un coutre? D’où vient que si détestablement je t’accoutre? Et d’où vient qu’à ce point je te sois sans merci? Pourquoi suis-je animé de cet affreux souci De te dire ton fait sans jamais passer outre? «C’est la fable toujours de la paille et la poutre!» Diront, probablement, ceux qui liront ceci... Ah! qu’ils auront raison! Combien je vois, moi-même, Et clairement, ce que ma rancune a d’extrême! Et combien fréquemment je me prends en pitié! Mais toi seule pourrais m’excuser. Parle! Explique Comment, n’étant méchante, en somme, qu’à moitié, Tu m’as rendu, moi qui fus doux, diabolique. CXLVII Tel poète amoureux dans ses vers se complaît À célébrer, en de lyriques dithyrambes, Le nid tiède des seins, le creux brûlant des jambes, Et fait de sa maîtresse un éloge complet. De toi j’offre en mes vers un moins brillant reflet. Les lisant, j’en suis sûr, de colère tu flambes! Ce ne sont plus sonnets, à ton gré, mais iambes? C’est vrai que mon éloge a le ton du pamphlet. Serais-tu plus contente de moi, ma chérie, Si je te dédiais des vers en sucrerie? Non, tu ferais la moue et tu n’en voudrais point. De ta réalité jamais je ne m’évade. Dis-moi merci plutôt; car, voici bien le point, Je ne te chante pas, je te peins. C’est moins fade. CXLVIII Pour te peindre, vois-tu, des cheveux aux orteils, Je n’ai pas de pinceaux trempés dans l’ambroisie; Je n’use point de ces couleurs de frénésie Qui répandent sur tout des ors et des vermeils. Et je n’écrirai pas: «Tes yeux sont des soleils! Ils luisent comme ceux des princesses d’Asie!» Non, d’eux je puis bien dire, et sans discourtoisie, Qu’avant, j’en avais vu des milliers de pareils. Sous les cils noirs, soyeux d’ailleurs, dont tu les voiles, Ils n’évoquèrent pas, même, en moi, des étoiles. Je ne m’écriai point: «Les célestes flambeaux! Et, de fait, ils n’ont rien d’astral ni de stellaire... Et, si je le trouvai plus beaux que les plus beaux, C’est qu’en eux je lisais que j’avais su leur plaire. CXLIX Tu parus, je t’aimai. Ces mots sont absolus. D’un fait certain ces mots sont l’expression franche; Et, mordieu! je m’y tiens et rien je n’en retranche! Tu parus, je t’aimai. Rien de moins, rien de plus. Depuis ce fait, voici cinq ans bien révolus; Cinq ans! Et, sache-le, maintenant que je penche Sur ce papier plus jaune une tête plus blanche, Je sais que je t’aimai parce que je te plus. Tu vas te récrier derechef, et, sans doute, Me traiter de menteur, j’en ai peur; mais, écoute, La chose m’apparaît claire comme le jour, Et plus stricte, dirai-je encor, qu’un théorème; Et c’est qu’en les premiers moments de notre amour, Oui, ce fut moi d’abord que j’aimai dans toi-même. CL Aussi bien, puisqu’ici je remonte au déluge Et cherche à m’expliquer notre commencement, Ma chère, si tu peux, réponds sincèrement À cette question nette: pourquoi te plus-je? Oui, là, sans biaiser, réfléchis, pèse, juge, Et dis si dans les bras de ce nouvel amant Tu ne poursuivais pas ton propre embrassement? Dis si je n’étais pas pour toi qu’un subterfuge? Qu’est-ce que tu me dois? Ou faut-il te payer? Suis-je ton débiteur, ou bien ton créancier? Es-tu ma créancière, ou bien ma débitrice? Nous sommes quittes, va! J’étais ivre de moi, En pensant l’être de toi-même; et, spectatrice De mon enivrement, tu l’enivrais de toi! CLI C’est d’un coeur à présent calmé, d’un sens rassis. Que j’aligne pour toi ces vers. Et tu t’effares De les voir à ce point de ta louange avares, Mais à te dénigrer, par contre, si précis. Tu penses qu’à loisir je t’y blâme et noircis. Puisqu’ils n’éclatent pas comme autant de fanfares Pour chanter les vertus dont, à faux, tu te pares, Tu vas me les taxer d’infâme ramassis. Ah! tu n’en saisis pas la réelle portée, Ma chère! Bien plutôt, que n’en es-tu flattée! Car ces vers, que tu tiens pour un sanglant affront. Au lieu de t’abaisser le portent à la nue. Parce qu’ils feront dire à ceux qui les liront: «On ne hait pas ainsi la première venue!» CLII Oui, je te hais; oui, je te hais, comme le prêtre, Quand il l’a renié, hait son dieu tout-puissant; Oui, je te hais; oui, je te hais, de tout le sang Qui circule et bouillonne au fond de mon pauvre être; Oui, je te hais; oui, je te hais, comme le traître Hait la cause qu’il a livrée en blêmissant; Oui, je te hais; oui, je te hais, me nourrissant De ma haine que rien ne fera disparaître. Et cette haine, sache-le, je l’entretiens De mes torts deux fois plus, cent fois plus, que des tiens Le mai que je t’ai fait sans cesse m’y ramène. Et, toi, sachant qu’elle m’anime nuit et jour. Tu devrais à bon droit jouir de celle haine, Puisqu’enfin cette haine est encor de l’amour! CLIII Tu ne sais rien de cette haine, au demeurant. Elle serait pour ton orgueil une pâture Qui te consolerait - trop, je le conjecture. Mais nul ne la connaît; nul, donc, ne te l’apprend. Pour ma part, je sais, moi, que ton dépit est grand D’avoir été par moi conduite à la rupture; Et ton tourment, je dirai même ta torture, Depuis ce jour, est de me croire indifférent. Que tu ne comptes plus pour moi, c’est ta pensée Constante et dans ton sein comme un dard enfoncée! Et, puisqu’il suffirait pour que ton sein guérît Que ma haine te fût connue, eh bien! ma haine, Je la cèle en mon coeur ainsi qu’en mon esprit Comme un double poignard dans une double gaine! CLIV Lorsque tu l’apprendras ma haine, ô mon amour. Elle sera déjà chuchotée à la ronde; Lorsque tu l’apprendras, sur la scène du monde On en aura parlé du jardin à la cour; Lorsque tu l’apprendras, dans chaque carrefour On l’aura vue offerte à tous et vagabonde; Lorsque tu l’apprendras, ma haine, moribonde. En sera, j’en suis sûr, à son tout dernier jour; Lorsque tu l’apprendras, ô mon amour, ma haine, Elle sera pour moi vivante encore à peine, Et bientôt à mes pieds je la verrai gésir, N’attendant plus que la suprême pelletée, Et morte en souriant, oui, morte de plaisir; Car, quand tu l’apprendras, je l’aurai contentée! CLV J’ai choisi le sonnet entre tous; car il n’est Rien de plus propre au lancer d’une javeline; Car c’est une arme et non pas une mandoline. Mais je n’ai pas choisi n’importe quel sonnet. Non. Le poète épris de son art n’en connaît Qu’un seul: c’est le sonnet de stricte discipline, Immuable en son tour! Vers lui tout seul j’incline; Il est le seul à qui je tire mon bonnet. Et tout autre me vexe et me décontenance. Lui seul me plaît par sa régulière ordonnance Et par les beaux effets de sa difficulté. L’on me voit à sa loi rigoureuse docile. Qu’on le sache, au surplus: je n’ai jamais été Séduit par un effort qui ne fut difficile. CLVI Selon la volonté qui me conduit - la mienne - Et selon son caprice, aussi, le plus souvent, Il m’est plaisant, surtout, d’aller contre le vent: J’aime ce qu’on ne peut obtenir qu’avec peine. Et ce net exposé de principes m’amène, Tandis que sur nous deux, chère, je vais rêvant, Oui, m’amène à penser - penser bien décevant - Que tu me fus, peut-être, un peu trop vite humaine. Tu fus trop tôt devant ma ruse en désarroi: Et je n’avais pas mis le siège devant toi Que j’entrais (puis-je ainsi m’exprimer?) dans la place! Je suis comme ces chefs que l’on voit mécontents Lorsque leur adversaire avant l’heure se lasse; - je veux que le mien me résiste longtemps. CLVII À ce reproche, tu t’irrites, (Oh! tu n’as pas tout à fait tort) Et tu dis, d’une voix qui mord: «Cet assiégeant, selon les rites, «Déclare, plus tard, sans mérites Les agréments d’un château fort, Parce qu’il succomba d’abord, Sans résistances hypocrites! «Et, par contre, bien entendu, Si ce château fort,» poursuis-tu, «Eût différé d’ouvrir sa porte, «L’assiégeant eût tourné ses pas. Tôt, vers quelqu’autre place forte! - Ma chère, n’exagérons pas. CLVIII D’ailleurs, mon reproche est factice Et digne du mauvais amant Que je te fus, évidemment. Pis encore, il me rapetisse! Pour te faire pleine justice Et t’accorder, en ce moment, Un décent dédommagement, Il serait séant que je disse Combien tu sus avec vigueur Te conduire envers ton vainqueur Et comment tu sus à ta guise De ce vainqueur avoir raison. Vu qu’aussitôt par moi conquise, La place devint ma prison! CLIX J’étais, bien que déjà grisou, Comme une bête inassouvie Qu’à la liberté tout convie Et qui d’elle attend guérison, Quand tu me mis en ta prison; Mais j’aurais eu l’âme ravie De n’avoir, pour finir ma vie, Que tes yeux pour seul horizon. Hélas! maladroite geôlière, De ma liberté familière Tu me redonnas l’appétit! Si, fatigué d’être ton hôte, Un soir, ton prisonnier partit, Ma chère, ce fut bien ta faute... CLX Nous avions, tous les deux, notre façon de vivre. Nous pouvions, toi, la louve, et moi, le sanglier, Obéir au désir fréquent de nous lier, Car nous sommes, au fond, faits de la même fibre, Et ce qui vibre en toi tout de même en moi vibre; Mais à ton décret seul tu voulus me plier, Ma chère! Or, je n’ai rien du tout du templier: Et, tu le savais bien, je voulais rester libre. Oui, tu le savais bien, et dès le premier jour, Que je ne conçois pas sans liberté l’amour, Et que, même soumis, je demeure sauvage. J’étais, certes, joyeux de porter tes couleurs; Mais j’aurais préféré l’exil à mon servage, Quand tu m’aurais tenu par des chaînes de fleurs. CLXI Qu’aurais-tu fait de moi, si, par hasard, victime De ton formel dessein de m’attacher serré, J’avais pu consentir, bien que contre mon gré, À te payer de moi neuf fois plus que la dîme? Dis-moi donc le pourquoi de ta révolte intime, Dis-moi pourquoi toujours ton esprit s’est cabré, Lorsque l’on te parla de maire et de curé; Pourquoi tu refusas tout lien légitime. Et, puisque de l’amour tu n’as voulu pour toi Que l’emprise légère et non la longue loi, Pourquoi de celle-ci m’imposais-tu l’entrave? Si je t’avais sacrifié ma liberté, Après avoir joui de me voir ton esclave, Me méprisant dès lors, tu m’aurais rejeté. CLXII Je ne pesai jamais sur ton indépendance; Toujours je te laissai tracer notre chemin; Et tu n’avais qu’à faire un signe de la main Pour que j’y répondisse, en toute circonstance. Combien, parfois, j’ai ri de l’extrême importance Que tu t’attribuais, et de ton air romain, Lorsque tu me disais: «Ah! mon cher, pas demain», Me mettant, de la sorte, ainsi qu’en pénitence. Je ne protestais pas. Je disais: «Soit, c’est bien; Et tout ce qui te plaît, ma chère, me convient.» J’étais respectueux de tes moindres caprices; Maiv, tout en m’inclinant à l’ordre de ton doigt, Au demeurant, j’étais heureux que tu comprisses Que j’acceptais gaîment de me passer de toi. CLXIII Dieu sait, pourtant, combien j’étais de ta caresse En tout temps assoiffé!... Mais est-ce bien le lieu De mêler à ceci cet intangible Dieu? Je ne crois pas beaucoup que cela l’intéresse... N’importe! Je n’avais jamais eu de maîtresse Pour qui j’eusse brûlé d’un si terrible feu. T’abstenais-tu de l’apaiser selon mon voeu, Mon coeur se consumait dans ma chair en détresse. Oui, mais je n’acceptais de toi soulagement Que quand il te plaisait m’en donner, seulement. Et j’aurais consenti d’expirer tout en cendre, Par avance endurant le tourment de l’enfer, Plutôt qu’à t’implorer, mon cher amour, descendre. Et, te faisais-tu roc, moi, je me faisais fer! CLXIV Nous parlions de romans; et tu me dis: «Je n’ai De goût que pour ceux-là dans lesquels une flamme De violent désir flambe, et d’eux je réclame Les chapitres brûlants d’un cas passionné.» Tu veux y voir toujours un amant forcené, D’une belle féru jusques à perdre l’âme Et qui, sans redouter le péril ni le blâme, Ait pour elle deux fois au moins assassiné. Et ton bonheur est grand, surtout, quand l’héroïne, Rayonnant d’une grâce infernale et divine, Met sous ses pieds le coeur d’un homme, chaque jour. Tu veux que l’allumeuse ait de quelque statue La constante froideur, et que pour son amour Tout le long des trois cents pages l’on s’entretue. CLXV Naguère encore, il n’était bruit, dans notre ville, Que d’un certain roman plein de lascivité. Il avait tant ému la curiosité Qu’on en avait tiré des dizaines de mille. Tu lus l’un des premiers de la première pile; Et je t’en vis, bientôt, l’esprit tout exalté, Car on y dépeignait l’impassible beauté De la femme à désespérer la plus habile. Sur cette femme-là tu voulus mon avis. «Heu! je n’en pense rien,» fis-je. Alors, tu te mis À crier: «Tu peux bien cacher ce qu’il t’en semble! Mais trois hommes du monde, et qui de moi sont fous, - Sans espoir, cela va de soi, - m’ont dit ensemble: Cette femme, c’est effarant comme c’est vous!» CLXVI Ta mère, qui s’en fut si prématurément Du globe sur lequel vaillamment tu persistes. Pâle et lasse sans cesse en ses blanches batistes, Comme toi, m’as-tu dit, lisait à tout moment. Mais elle n’avait soif, vouée au sentiment, Que de mièvres auteurs, purs autant que puristes; Et, suivant leurs héros convenables et tristes, Elle s’oubliait toute en leur propre tourment. Dans les prouesses érotiques, les folies, De tes héros à toi jamais tu ne t’oublies: En vivant leurs romans, tu vis le tien aussi: Et, feuilletant les leurs, tu hausses les épaules Avec pitié, parfois; car, voyons, Dieu merci! Tu ferais beaucoup mieux dans tous ces premiers rôles. CLXVII Ne dis pas non, tu fais souvent la tragédienne Et veux dramatiser les médiocres amours. Que de fois, allongée en de sombres atours, Tu me voulus navrer d’une lugubre antienne! Oui, me pressant la main faiblement de la tienne, Que de fois, te disant à tes tous derniers jours, Tu m’adressas de noirs et suprêmes discours, Soupirant: «C’est fini. De moi qu’il te souvienne!» Et tu semblais fort près d’expirer, en effet! Un soir, même, ce fut si frappant, si parfait, Que tout autour de moi me paraissait funèbre... Mais de cet appareil il ne restait plus rien, Le lendemain. Et je pensais au vers célèbre: Les gens que vous tuez se portent assez bien. CLXVIII Épuisons, si tu veux, ce thème des romans. Au jardin, tu m’as dit: «Je n’en ai plus que faire.» Et, sur ce, j’aurais pu te répondre, sévère: «Ah! cela n’est pas vrai! Je suis sûr que tu mens.» Tu mentais. Les romans sont les seuls ornements De ton oisiveté pesante et somnifère. Tu n’en veux plus? Tu mens! Ton esprit les espère: C’est sa manne; il n’a pas de meilleurs aliments. En pâture, sous peu, je t’offrirai le nôtre. Somme toute, ma chère, il en vaut bien un autre. À mes yeux, des romans c’est le nec plus ultra. Il est vraiment le seul que je devrais écrire; Et je m’y mets, pour me distraire... Il te plaira. Puisque tu n’aimes pas les romans qui font rire. CLXIX Notre roman, oui, je l’écris. C’est un devoir. Dame! je n’en attends pas de toi le salaire! J’ai dit qu’il te plairait; mais saura-t-il te plaire? Lorsque j’y rêve un peu, je n’en ai plus l’espoir. Mais, bien plutôt, dès aujourd’hui, je crois savoir Que, tout de suite frémissante de colère, Tu précipiteras au feu ton exemplaire. Le geste en est prévu; je crois déjà le voir. Non, dans ce livre, où s’étalera tout ton être, Non, non, jamais tu ne voudras te reconnaître! Mais, sois tranquille, d’autres s’y reconnaîtront. Car, ce roman, je te le dis, quoiqu’il advienne, (Et ne prends pas cela pour un nouvel affront) C’est Le roman d’amour dans la classe moyenne. CLXX Mais non, que nous soyons des champs ou bien des villes, Que nous soyons manants ou que nous soyons nés, Par le despote amour nous sommes tous menés: Toutes nos actions ont les mêmes mobiles. Et, que nos âmes soient plus nobles ou plus viles, Que le sort nous ait faits pauvres ou fortunés, Nous sommes tous également passionnés Et tous à maîtriser nos fureurs inhabiles. C’est pourquoi ce roman n’est pas l’exact reflet Du seul monde bourgeois, mais du monde au complet. Bref, il ne se peut pas qu’aucun de nous dédaigne De le tenir pour sien; car j’ai lu ceci dans Pascal, qui, volontiers, se souvient de Montaigne: Les grands et les petits ont mêmes accidents. CLXXI Ta parure, ce sont tes cheveux ténébreux! Elle est quasi royale et presque sans seconde. Sur elle ton orgueil très justement se fonde, Car elle eût fait celui de l’amante d’un preux. Quand tu les déroulais à mes yeux amoureux, Je me croyais aimé de quelque Frédégonde! Je pense encor qu’ils sont les plus beaux en ce monde Et ferais volontiers douze sonnets sur eux! Tu les laissais, parfois, tomber comme une tente Sur moi, dans notre lit. Sous leur masse flottante Je discernais ton masque au galbe alexandrin Qui luisait paiement, comme un masque d’albâtre... Alors, je me croyais l’esclave souverain Non plus de Frédégonde, mais de Cléopâtre! CLXXII Je voudrais que mes mots fussent tels des essaims Joliment bourdonnants d’abeilles parfumées, Ou fussent d’une essence d’encens les fumées, Pour chanter comme il sied la douceur de tes seins. Je voudrais démontrer, par d’achevés dessins, Que les poitrines les plus pures des almées Près de la tienne seraient moins haut estimées. Je le voudrais crier dans l’or de cent buccins. Mais je n’ai pas de mots divins, poète fruste, Pour chanter comme il sied la douceur de ton buste. Je m’y suis essayé sans honneur, mille fois! Mais pour toujours tes seins ont fixé mes pensées; Et, quand je les revois, ma chère, je revois Deux exquises petites coupes renversées! CLXXIII Je ne saurais souffrir, pour ma part, ces femelles (Cela commence ainsi qu’un morceau de Musset) Qui portent dans les creux de leur vaste corset, Ostentatoirement, leurs soufflures jumelles: Et j’avais grand dégoût de ces massives belles, Chaque fois que, volant sur ton buste doucet, Ma bouche, extasiée à ce jeu, caressait Le tendre bec de tes gentilles colombelles. (Ce n’est plus du Musset, c’est presque du Baïf!) Mais, en mes primes ans, Lovelace naïf. Je trouvais nauséeuse ensemble et messéante Toute gorge qui fût d’un contour limité. Baudelaire m’avait soûlé de sa géante. J’étais, à mes débuts, homme de quantité. CLXXIV En ce temps-là (rassure-toi, non, pas de dates!), Brune fillette en robe courte, aux mollets nus, Aux brillants yeux déjà faussement ingénus, Pendant qu’au piano tes graciles mains mates Faisaient rechevroter de vieillottes sonates, Quels pensers t’agitaient, quels rêves biscornus, Lorsque des visiteurs, tant jeunes que chenus, Se récriaient sur la longueur de tes deux nattes? Sur nul d’entre eux porteur de vêtements bourgeois Tu ne daignais fixer ton éventuel choix; Car ces civils, vraiment, manquent par trop de touche! Et tu soutirais fort bien que quelque impertinent Embaumai sa moustache à ta petite bouche; Mais il fallait qu’il fût, au moins, sous-lieutenant! CLXXV Je t’ignorais, en ce temps-là. Je le déplore. Mais dois-je bien le déplorer, en vérité?... Je ne t’aurais pas plu; car je n’ai pas été L’élève de Saint-Cyr au plumet tricolore Et n’aurais donc pas eu chance de faire éclore, Deux ans (quatre, dis-tu?) avant ta puberté, Ce premier sentiment, lys d’idéalité, Qui naît en vous si vite et si tôt se déflore! Et puis j’avais déjà des goûts de fantassin. Avec peine j’aurais ému ton jeune sein. Tu m’aurais poignardé d’une pointe maligne; Car tu ne te laissais chuchoter de douceurs Par quelque trop heureux officier de la ligne Qu’en l’absence du bel officier de chasseurs. CLXXVI Et quant aux cuirassiers, pour eux que de louanges! Quel culte délirant! Quels transports! À vos yeux, Ces gaillards rutilants, ce sont des demi-dieux! Et vous les adorez, dirai-je, dès les langes. Quelle duchesse, donc, les nommait «têtes d’anges»? Tu l’approuvais, jurant qu’on ne peut peindre mieux. Mais tu te dépitais, geignant: «C’est ennuyeux! Ils ont, figure-toi, des faiblesses étranges...» Et, comme j’avouais te comprendre assez mal, Tu reprenais, en rougissant: «C’est anormal... ( Note que je le tiens de personnes croyables: Sous le sceau du secret chacune me l’a dit...) On assure... il paraît... que ces beaux et grands diables Sous leur acier superbe ont un coeur très petit...» CLXXVII Mais jamais je n’ai vu vibrer mieux ta narine, Jamais je ne t’ouïs faire plus grand fracas De mots élogieux que quand il était cas, Par fortune, de ces messieurs de la marine! Ah! ceux-là ne sont pas de la même farine Que les autres! Il n’est pas au monde de gâs Plus distingués, plus raffinés, plus délicats! Et le coeur est divin qui bat dans leur poitrine Ils sont le fin du fin et la fleur de la fleur. On ne peut pas savoir quel prestige est le leur, Ni l’attrait captieux de leur constant mystère! Tant que je me demande, à toute heure, in petto, Si l’un de ces gâs-là, droitement, vers Cythère, N’a pas su - bon premier - te mener en bateau... CLXXVIII Le soir, quand ses travaux au jardin sont finis, L’arroseur vient chez moi prendre un peu de service, Et, le soleil étant couché, l’heure propice, Humecte à petits coups mes parterres jaunis. Désormais, - c’est son nom, - appelons-le Denis. Il a vécu ses premiers ans dans un hospice; Mais ne crains pas qu’en mes affaires il s’immisce: Il a, c’est positif, un naturel vernis. Jamais de questions aux maîtres. Ce principe Est le sien. Ce garçon, tout en fumant sa pipe. Trouve en mon jardinet un supplément d’emploi. Il s’arrête, souvent, pour cracher dans sa paume. Il me regarde, alors... Et nous pensons à toi, Sans rien dire, pendant que l’oeillet rouge embaume. CLXXIX Je t’en offrais souvent de ces rouges oeillets... Je n’en donnerai plus, désormais, à personne; Et, quand je les contemple, à présent, je frissonne De tristesse, songeant au temps où j’en cueillais Des douzaines pour toi qui t’en émerveillais, Faisant l’enfant et sautillant comme pinsonne... D’un juillet battant neuf la première heure sonne; Et je me ressouviens de quatre autres juillets. Si pleins de nous et dont le cours fut si rapide! Ah! ce juillet nouveau, de ta présence vide, Combien, déjà, subitement, je m’en sens las! D’où sortent ces regrets? D’où vient cette souffrance, Devant ces oeillets-ci, que je ne cueille pas?... T’aimé-je donc encor? Te hais-je? Incohérence!... CLXXX Denis autour de moi s’active, plein de zèle: En longs fils d’argent bleu l’eau choit de l’arrosoir. Il fait grand jour encor, bien que ce soit le soir; Et sur le toit la pie agite sa crécelle Et semble me railler... Tu la connais; c’est celle Qui rompait si souvent la paix du reposoir De verdure où, tous deux, nous allions nous asseoir... Je ne sais toujours plus ce que mon coeur recèle... Le beau nuage rose! Est-ce pas un flamant?... Je suis couché dans l’herbe, et, machinalement, Ma main, pour s’occuper, en arrache une touffe... Plus le calme grandit, plus mon trouble s’accroît... J’entends, soudain, Denis qui murmure: «On étouffe!» Et, moi, subitement, c’est curieux, j’ai froid... CLXXXI Suis-je repossédé? De nouveau, je me ronge. Me revoici brûlant à la fois et glacé; Me revoici cherchant dans notre amer passé Un seul instant qui n’ait pas été de mensonge. La nuit vient, titubant, dans le lit je me plonge, Ainsi qu’un homme soûl roulerait au fossé; Et mon sommeil fiévreux sans trêve est traversé Par les monstres griffus et sadiques du songe. Pour que je sois, ma chère, à ce point tourmenté, Ne faut-il pas que tu le sois de ton côté? Nous sommes reliés par un malin fluide: Tu te réveilles blême en tes cheveux épars. Ainsi que je le fais, dans une aube livide; Et nous sortons, tous deux, des mêmes cauchemars. CLXXXII Hier, notre Denis avait un air de drame, Je ne sais quoi d’étrange en son individu. À son travail il s’est montré moins assidu. Enfin, il a parlé: «J’ai revu cette dame. «Monsieur l’avait senti, c’était dans le programme. Elle a fait: «L’éventail, l’avez-vous bien vendu?» J’ai dit que je l’avais gardé, comme entendu; Et, là-dessus, voilà qu’elle me le réclame! - Cher Denis, tu le lui remettras dès demain! Criai-je,» en lui glissant l’éventail dans la main. Et je respirais mieux, la poitrine élargie... Car c’est cet objet blanc propre à ton nonchaloir Qui m’avait fait subir sa méchante magie: De lui débarrassé, j’ai dormi romme un loir! CLXXXIII Denis m’étonne. Ce garçon Est plus roué qu’on ne le pense: À plus d’un diplomate immense Il pourrait faire la leçon. Il m’a dit: «De toute façon, J’étais bien décidé, d’avance, À l’accepter, sa récompense. Pour ne pas lui donner soupçon.» Ce disant, et riant sous cape, J’en suis sûr, de la bonne attrape, Il arrosait mon petit mail. «Soupçon de quoi, Denis?» lui dis-je. «Que vous avez eu l’éventail!» Brave Denis! C’est un prodige. CLXXXIV Tous les amants sont-ils, Sous cette république Cependant idyllique, Si méchamment subtils? En est-il d’incivils À ce point? Dans leur clique, (En un mot, je m’explique) En est-il d’aussi vils Que je le suis moi-même Qui sait? Mais à l’extrême Je me fais compliment De toute l’aventure, Et jouis, bassement, De ta déconfiture... CLXXXV L’amour, suprême objet de toute poésie. Lait meilleur que le lait, vin plus chaud que le vin. Miel plus doux que le miel, est le régal divin De l’âme, et de lui seul l’âme se rassasie. Pour la soif idéale ineffable ambroisie, Ineffable aliment pour l’idéale faim, Adorable produit d’une source sans fin, L’amour veut pour durer une amphore choisie. Entr’ouvrez un coeur pur et versez-y l’amour; Et sachez, avant tout, l’éloigner du grand jour: Perpétuant, alors, sa saveur délicate, Dans un coeur pur l’amour ne se corrompt jamais! Mais dans un coeur impur combien vite il se gâte! Et, quand il a suri, que l’amour est mauvais! CLXXXVI L’amour, fait pour planer, périt dès qu’il se vautre: Le nôtre a-t-il plané même un très court moment? L’amour prend sa vigueur au plus riche froment: Nous, nous n’avons nourri le nôtre que d’épeautre. Et, cependant, mon Dieu! notre amour, oui, le nôtre, Que j’espérais si magnifique et si charmant, En nos coeurs aurait pu durer plus longuement, Bien que nos coeurs ne fussent purs ni l’un ni l’autre. Pour qu’il fût assuré de nombreux lendemains, Moi-même n’y puisai, d’abord, qu’avec des mains Nettes et ruisselant encore d’une eau claire Versée en un grès blanc trois fois stérilisé... Mais, toi, du premier jour, tu l’infectas, ma chère, Des nuisibles ferments qui l’ont décomposé! CLXXXVII De certains de nos jours je garde le regret. Malgré qu’ils m’aient bercé d’espérance illusoire, Je les chéris. Alors, rien ne m’aurait fait croire Que notre cher amour si vite périrait. Et, maintenant que j’en ai rouvert le coffret Et que tous les versets de sa piteuse histoire Se déroulent amèrement dans ma mémoire, De sa hâtive mort je trouve le secret. La complication dans tout t’est nécessaire: Tu me crus compliqué; moi, je te crus sincère: Et notre amour est mort de ce sot quiproquo. Je voulais être simple, et je le fus sans frime; Mais ma simplicité chez toi n’eut pas d’écho. Simple est un mot, d’ailleurs, avec quoi rien ne rime. CLXXXVIII Aurais-tu pas payé quelque homme de police? Ou par ton seul instinct n’aurais-tu pas appris Qu’aussitôt que le jour revêt son habit gris, Denis - notre Denis - dans ma maison se glisse? Ou bien en as-tu fait, à ton tour, ton complice, (On peut tout acheter quand on y met le prix) Croyant que ce garçon (à ce penser, je ris) Pourrait par ses rapports aggraver mon supplice? Le fait est qu’il m’a dit, ce soir: «Il s’est produit Quelque chose de neuf, aux Orbots, aujourd’hui: La dame est revenue... Elle n’était pas seule...» Qu’importe que Denis me serve de cette eau! Cela m’est bien égal! Mon coeur n’est plus ta meule, Et tu peux sur un autre aiguiser ton couteau. CLXXXIX Comme je me taisais, Denis reprit, soudain: «Moi, tout en arrosant, n’est-ce pas? j’examine. De-ci, de-là, les gens, sans en avoir la mine... Ils ont bien parcouru quatre fois le jardin... Je ne sais pas ce qu’il disait. C’était badin, Sans doute: elle riait... oui. comme une gamine... Il est bien avec elle, oh! ça! ça se devine!... Il est très chic, d’ailleurs: il a l’air d’un gandin.» Oui, c’est, probablement, un des hommes du monde Qui te font, à t’en croire, une cour furibonde Et qui sont entichés si fort de tes appas!... Ma chère, tu peux bien combler ce nicodème! Je ne suis point jaloux de qui ne me vaut pas; ne lo serais que d’un autre moi même. CXC Mais revenons... Denis m’apprend que ton galant Depuis trois jours dans le jardin paraît t’attendre. Mais que tu ne viens plus rejoindre ce Clitandre Si bien verni, si purement guêtre de blanc! «Il croque le marmot. Il prend pied comme un plant, Debout au même endroit.» fait Denis; «c’est à fendre Le coeur, vraiment! Fichtre! la dame n’est pas tendre!... Hein? croyez-vous! Ce bon monsieur! C’est désolant!» Et j’écoute Denis, mais reste bouche close. Le merle siffle. Je souris. Denis arrose. L’ombre tout doucement brunit mon jardinet. Le rossignol va préluder. L’heure est insigne... Pourquoi fais-tu souffrir, ma chère, ce benêt? Je t’assure qu’il est de toi tout à fait digne. CXCI Je m’explique fort bien l’aise que tu ressens Quand, tes chiens devant toi courant à perdre haleine, Tu cherches une proie au bois ou dans la plaine. Tu naquis chasseresse: et, dès tes jeunes ans, Vouée à tes instincts féminins malfaisants, Tu t’en allais, que l’aube fût belle ou vilaine. Le fusil dans les mains, la cartouchière pleine, Pour t’exercer sur nous comme sur des faisans. Nous roulions, sous tes coups, dans l’herbe ou sur la mousse. En ce temps-là, déjà, ta peau seule était douce: Ton coeur, déjà féroce, ignorait la douceur. Le gibier regardé, tu faisais volte-face. Tu fais encore ainsi, comme tout vrai chasseur, Qui ne goûte pas tant le gibier que la chasse. CXCII Tous ces faisans que ta rage passionnelle, Aussi bien par temps chaud que par temps de frimas, Faisait lever en foule à chacun de tes pas, Tu ne les tuais point: tu leur cassais une aile! Puis, les ayant jaugés de ta froide prunelle, Qui sait si bien vous regarder de haut en bas, Tu partais, je l’ai dit, ne les ramassant pas. Eux te suivaient, sanguinolents, dans la venelle... Ah! que n’étranglais-tu de tes petites mains, Là, sur-le-champ, ces malheureux faisans humains, Qui si vite perdaient ta meurtrière trace. Et, la perdant, restaient de désespoir frappés! Que ne leur donnais-tu, dis-moi, le coup de grâce, Au lieu de les laisser à jamais éclopés! CXCIII Moi, tu m’as ramassé; tu m’as fait cet hommage! Oui, tu me ramassas, tout seul d’entre un millier! Or, je n’étais pas plus que d’autres singulier; Je ne t’étonnai point par un plus beau plumage. Mais il était écrit, sans doute, sur ma page Que, pourtant, tu voudrais me tirer du hallier; Et tu le fis, rêvant d’imposer un collier À celui qui semblait redouter l’esclavage. Car, tandis que les autres, criblés de tes plombs, Sautelaient, suppliants, derrière tes talons, Je demeurai sur place; et, cette chose est sûre, À leur honte j’aurais préféré le trépas; Et tu voulus me prendre et panser ma blessure, Lorsque tu vis que, moi, je ne te suivais pas! CXCIV Dans ton petit salon d’oeillets tout parfumé, Parmi tes bibelots d’art et tes copenhagues, Tu liras ces sonnets pointus comme des dagues Et dans lesquels notre combat est résumé. Et je te vois, de ton fin geste accoutumé, Le long de tes doigts blancs faisant glisser tes bagues, Pendant que tu diras: «Peuh! mon cher, tu divagues! N’écrivis-tu donc pas: Tu parus, je t’aimai?» Tu trouveras, j’en jurerais, dans notre histoire, Ce chapitre de chasse un peu contradictoire... Ma chère, il est l’un des plus vrais de notre amour; Car il est vrai qu’aimable à la fois et princière, Tu me fis pénétrer chez toi, le premier jour, Comme un faisan blessé dans une carnassière. CXCV Au jardin des Orbots, où plus rien ne m’attire, Tu venais, fréquemment, toute seule, t’asseoir, Pour goûter la fraîcheur, tiède encore, du soir. Or, une fois (comment me l’osas-tu bien dire!), Près de toi, sous un hêtre, un bizarre Tityre, Bouleversé, crois-tu, par ton fier nonchaloir, Perdit, soudain, toute pudeur, et laissa voir Ce que, jadis, montrait aux nymphes le satyre. Et, bien qu’à cet instant, il s’accusât viril Hautement, tu savais n’être pas en péril, Ce type étant classé d’exhibitionniste... Néanmoins, tu partis, le froudroyant de l’oeil! À merveille! mais j’ai cette impression triste Que tu ne narrais point cette horreur sans orgueil. CXCVI Scabreuse, tu l’étais autant que femme en France. (On peut causer de tout, sachant bien ce que c’est!) Ton talent de causeuse à souhait s’exerçait Sur des thèmes licencieux, de préférence. Et que de fois, ainsi, tu me contas l’outrance D’Untel qui constamment sa femme connaissait... La dame en avait du renoncer au corset! Son bonheur, à la fin, passait son espérance! Puis tu faisais la moue, et tu prenais un air Dégoûté, concluant: «Conçois-tu ça, mon cher! Se peut-il qu’à ce point quelqu’un s’animalise!... On dit qu’on n’y peut rien et que c’est maladif... Combien», ajoutais-tu, «j’ai plaint la pauvre Lise!» Mais le ton de ta voix était admiratif. CXCVII Combien avidement tu suivis le procès, Tout scandaleux, de ce grand homme politique Dont la correspondance aigûment érotique Fut livrée en pâture au grand public français! Des termes spéciaux tu le réjouissais: Tu leur trouvais une saveur aromatique; Car, le Satirycon t’étant fort sympathique, Dans le langage écrit tu ne crains pas l’excès. J’ai ma pudeur à moi que rarement j’abdique: Et, comme mon plaisir t’apparaissait modique À la lecture de ces pages de goujat, Tu me dis, déposant le journal sur la table: «Oh! toi, j’ai remarqué, souventes fois déjà, Que tu n’as nul soupçon d’un amant véritable!» CXCVIII Certes, l’on peut tout dire; en ce pays, surtout! La riche langue qu’on y parle est l’interprète La plus souple pour tout prosateur ou poète: Le sang gaillard et clair de nos vignes y bout. N’en mêlons point le flot limpide aux eaux d’égout! Et, si, parfois, sa course est vive et guillerette, Suivons-la sans scrupule en sa plaisante traite, Sans jamais l’écarter des rives du bon goût. Au surplus, laissons là, tôt, cette métaphore Que le goût précité très justement abhorre. (Car la comparaison est un chemin petit, Qui s’apetisse encore et finit en impasse) Et disons, simplement, - La Fontaine l’a dit, - Qu’on peut tout dire, tout, certes, mais avec grâce. CXCIX Poète, quand tu peux, sur l’azur tu cisèles, Un ciselet brillant de lumière en ta main; Et tu voudrais n’avoir que l’éther pour chemin; Ton zèle harmonieux est le plus pur des zèles. Mais, si tu sais bondir à l’instar des gazelles, Tu ne saurais, pas plus aujourd’hui que demain, Prétendre à mieux régler ton faible essor humain: Et c’est bien rarement que l’on te voit des ailes. Trop souvent, à ton gré, dans ton vol inégal, Tu heurtes de tes pieds quelque sommet fécal; Et dans ton vers, alors, passe un souffle de prose. Or, il n’est point d’oiseau, l’aigle tout le premier. Qui tout à coup, c’est fatal, ne se pose, Et n’enfonce, parfois, la patte en son fumier. CC Que tel grand nuageux auteur de moi se moque, Parce qu’à la clarté j’ai voué mon effort; L’on m’y verra persévérer jusqu’à la mort, Dussé-je en devenir la fable de l’époque. Toute impropriété de termes me suffoque. J’inscris sur mon drapeau: Le mot propre, d’abord! C’est mon constant souci. Sans relâche il me mord, Et je ne puis souffrir sur ce nulle équivoque. D’avance je n’admets au sein du paradis Qu’un Dieu qui clamera: «Je dis ce que je dis. Je ne dis que cela. Que cela te suffise.» De cet unique dieu je serai le dévot; Et mon culte pour lui tiendra dans ma devise: Que le mot soit la chose et la chose le mot. CCI Si misérablement sont mortes nos amours; Si, quand nous souhaitions de les rendre immortelles Et jusqu’à notre fin de leur faire escorte, elles Rencontrèrent l’abîme au début de leur cours, C’est que tu les fis, toi, dès les tous premiers jours, Dévier, par tes artifices, tes cautèles! Eh! oui, si nos amours ne purent être telles Que je l’espérais, moi, ce fut par tes détours. Nous en refêterions, ce soir, l’anniversaire, Si tu t’étais contrainte à demeurer sincère, Comme à le demeurer mon coeur s’étudia; Mais le tien, trop fermé, trop rarement s’épanche! Bref, tu n’as pas (comme eût écrit Hérédia) L’incorruptible coeur d’une maîtresse franche! CCII À présent que je t’ai passée à mon tarais Et que j’ai dit sur toi ma cruelle pensée, Tu ne dois plus nourrir cette idée insensée Que, n’étant plus amants, nous demeurons amis. Ne pouvant plus avoir sur rien le même avis, Nous ne marcherons plus sur la même chaussée... Espère: ta beauté n’est pas toute effacée; Bien des hommes encor par toi seront ravis. Parmi ces compagnons d’un tout moderne Ulysse Il s’en rencontrera pour chanter ton délice; Et ceux-là dans leurs vers à ton gré te loûront. Faisant à ton oreille un plaisant tintamarre, Mais, s’il voient, une nuit, se rembrunir ton front, Ne leur dis pas, pensant à moi: «Rien, je compare!» CCIII Ce pendant, nous vivrons toujours au même lieu, Dans ce tout petit coin de la terre chrétienne: Ma maison n’étant pas distante de la tienne Plus qu’avant, je serai, pourtant, loin de tes yeux. Ma chère, tout ira, de cette sorte, au mieux. En ce bizarre état que Vénus nous maintienne Jusqu’à l’extrémité de nos destins, mordienne! Et, sans plus te revoir, que je devienne vieux! J’ai juré de rester ainsi jusqu’à mon terme. J’ai, pour me renforcer dans ce dessein si ferme, Cette conviction que je t’attire encor; Car, gardant, comme toi, ce petit coin de terre. Mais n’apparaissant plus pour toi dans son décor, Pour toi j’ai de nouveau tout l’attrait du mystère... CCIV Mais nous pouvons nous rencontrer, malgré nos soins! Nous voici, donc, tous deux, brusquement face à face... En ce très mauvais cas, que faut-il que l’on fasse?... Oui, tout à coup, là, face à face, et sans témoins!... Nous hésitons. N’hésiterait-on pas à moins?... Oh! bah! pour t’éviter j’ai bien assez d’espace, Si peu large que soit notre route; et je passe... Et tu passes aussi, serrant tes petits poings... Mais vois-tu qu impulsivement, muette et blanche, Subissant ton désir, tu me prennes la manche, Et, que, muet moi-même et mêmement pâli, Je me laisse emmener encor dans ta demeure!... Vois-tu que nous roulions de nouveau dans ce lit!... C’est pensant à cela qu’il se peut que je meure! CCV L’air de la ville où tu respires m’est mauvais; Et, j’ai beau m’en remettre à ma volonté forte, Je m’énerve; et, parfois, tremblant, j’ouvre ma porte Et pense, sur le seuil: «Oui, c’est dit, je m’en vais!» Alors, tournant le dos à la maison, je fais Dix pas, vingt pas, cent pas, m’excitant de la sorte... Mais ma velléité d’exil est bientôt morte; Et je rentre chez moi... Quand y serai-je en paix?... Que ne t’en vas-tu, toi, de ces lieux la première!... Ah! pour sembler me fuir je te connais trop fière! Sans doute te dis-tu, comme moi: «Bah! plus tard...» Mais nous savons, tous deux, quelle attente est la nôtre! Et, sans nous l’avouer, nous guettons ce hasard Qui doit nous replacer l’un en face de l’autre!... CCVI Tous tes lauriers d’amour en ces vingt ans cueillis Pourris, ne seront plus qu’une innommable pâte! Tout se corrompt ainsi, ma chère, tout se gâte: La reine en son palais, l’oiseau dans le taillis. La pêche, qui pendait, toute d’or, au treillis, Devient blette et noircit pendant que je la tâte... Il faut que le hasard arrive en grande hâte Qui doit nous réunir encor! Car tu vieillis. Dans peu ta vénusté sera toute dissoute. Tu n’avais déjà plus ce duvet qui veloute Le fruit, quand il se gonfle encor sur l’espalier... Ah! oui, que ce hasard merveilleux se dépêche Et que le vent arrière active son voilier, Car déjà tu blettis, tiens, comme cette pêche!... CCVII «Ce qui m’est le plus cher s’écoule à tout moment.» Je trouve dans Pascal cette ligne de prose. Or, c’est un vers plus pur que le lys ou la rose; Et ce vers de Pascal me va tout parfumant. Mais d’un parfum qui me parfume amèrement, Par le mortel penser qu’il suggère et propose!... Que de fois j’ai frémi, ruminant cette chose, À l’heure merveilleuse où j’étais ton amant! «Las!» me disais-je, «hélas! la seconde qui passe Touche, pour la détruire, un peu de cette grâce, De ce charme vivant, qui me tient enchanté!...» Et comme je grondais d’une triste colère, Quand je songeais, voyant se ternir ta beauté: «Celle qui m’a tant plu va cesser de me plaire!» CCVIII Que devient Marianne, hélas! me demandais-je. Or, voici que par cet ami de ses parents Qui me recommanda leur village, j’apprends Qu’on y verra, demain, son nuptial cortège! Allons, cet oiselet qui donna dans mon piège En sera donc sorti, sans dommages trop grands... Elle ne manquait pas, d’ailleurs, de soupirants... Marianne d’amour, que le sort te protège!... Mais, j’y songe, deux mois, deux à peine, ont coulé, Depuis le jour où je t’arrachai, fleur de blé!... Au mariage, ainsi, qui donc le précipite?... Qu’est-ce que ce penser, qui grandit, m’étouffant?... Mon Dieu! mon Dieu! je ne serai, pauvre petite, Pas même le parrain de ton premier enfant! CCIX Au sablier laissons couler dix ans de sable. Marianne; et, si je respire, à ce moment, Un jour, tu reverras de ton premier amant Le visage, pour toi, sans doute haïssable. Mais peut-être te sera-t-il méconnaissable, Ce visage, à cette heure, en son vieillissement, - Visage de celui qui fit son instrument De ton doux corps, on ta jeunesse irresponsable!... Lorsque j’arriverai, ce sera vers le soir: Et tu m’inviteras, poliment, à m’asseoir... Or, surveillant la bûche, ou bien tirant l’aiguille, Tu me reconnaîtras, peut-être, à mon émoi De voir ton premier fils - ou ta première fille - Refuser, par instinct, de s’approcher de moi!... CCX Mais, toi-même, serrant ce premier témoignage De ta fécondité dans le nid de tes bras, Est-ce qu’à tout instant tu te rappelleras Le déjà très lointain secret de son lignage? Crois-tu qu’à mi-chemin de ton mortel voyage, Ce secret n’aura pas sombré dans le fatras Du passé? Tes enfants, tous, lors, tu les tiendras Pour feuilles, j’en suis sûr d’identique feuillage. Le secret mort pour toi, lors, vivra dans moi seul... L’oubli jette sur nous linceul après linceul. Cet être que tu fus pour moi pour toi se fane Et meurt; et le voilà sous les funèbres ifs: Et tu n’y penses plus! Car sait-on, Marianne, Combien il meurt en nous de vivants successifs?... CCXI Combien d’êtres vivants moururent sans un cri Dans ma propre enveloppe et sous ma propre écorce? Le faible enfant, l’adolescent croissant en force Et par l’amour prématuré déjà flétri; Puis l’homme en son premier espoir déjà meurtri; Puis cet autre homme que je fus, d’âme retorse Et qui lançait si bien sa dangereuse amorce... Combien de ces vivants en moi-même ont péri? Mais de ce faible enfant, de l’adolescent même, Soulevé d’idéal, chimérique à l’extrême, Et des hommes aussi que je fus tout d’abord. Si la mémoire on moi se dispersa si vite, Il reste, néanmoins, ceci, qui n’est pas mort: Et c’est ce coeur ardent qui sous ma main palpite! CCXII Lorsque je serai mort, ce que je vous demande Pour mon corps, ce n’est pas un somptueux caveau. Non, ne m’élevez point, par grâce, de tombeau! Portez-moi parmi la bruyère, dans la lande. Un trou, là, juste à ma mesure, pas bien grande: Et jetez-m’y, par un matin ni laid ni beau. (Ne vous effarez pas du cri de ce corbeau, Qui pour happer mon âme, attend que je la rende...) Et pas de cippe, point de croix, nul ornement; Rien que le tertre avec son léger renflement... Et, surtout, point d’inscription lacrymatoire! Je ne veux qu’un cyprès dans ce simple décor: Cyprès qui flambera comme une torche noire, Pour marquer que mon coeur sous terre brûle encor! CCXIII Proteste, mais je sais, d’avance, que tu n’es Pas aussi soulevée, aussi blême de rage Que l’on pourrait le craindre, en lisant cet ouvrage, Tissu pour toi du fil barbelé des sonnets. Pour le grand feu de bois tout prêt sur tes chenets. Non, tu n’en feras pas un objet de tirage. Non, ce pamphlet, quoique sanglant, point ne t’outrage: Il fouette ton orgueil, plutôt! Je te connais. Tu fronçais le sourcil, ma chère, quand mes lèvres Chantèrent ton éloge en mots exquis mais mièvres, À l’heure où le désir premier nous assembla. Je te connais. Non. tu n’es pas de ces poupées Qui veulent des douceurs, mais de ces femmes-là Qui rêvent d’être, un jour, par leur amant frappées! Source: http://www.poesies.net