Coeur D'Amour. (1923) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome I Les Mignons Du Roi. TABLE DES MATIERES I LE CHEVALIER D'ESCORTE. II UN EXCENTRIQUE AVENTURIER. III LA MAISON DES MIGNONNES. IV CE QUE VIT ET CE QU'ENTENDIT COEUR-D'AMOUR. V L'INSULTEUR DE FEMMES. VI LA BRANCHE DE GUI. VII L'ENFANT DU SANG. VIII LES RECLUSES DE BONAGUIL. IX LE SAUT DANS LA VÉZÈRE. X LE PRÉ-AUX-CLERCS. XI SOLANGE. XII PRÉLIMINAIRES DE DUEL. XIII L'OEIL DE MAUGIRON. XIV LA COUR DES MIRACLES. XV LE PÈRE DU MAGNÉTISME. XVI LES PROPOSITIONS DE CATHERINE. XVII LA MUETTE PARLE ENCORE. XVIII OÙ COEUR-D'AMOUR ET GRAIN-DE-RAISON INVESTISSENT VINCENNES. XIX CATHERINE TRAVAILLE. I LE CHEVALIER D’ESCORTE. Le 30 mars 1577, vers les six heures du soir, la route qui conduisait alors de l’ermitage de Meudon à Paris, en passant par le village de Vaugirard, était suivie par trois groupes de voyageurs qui semblaient n’avoir entre eux aucun lien. Le premier de ces groupes se composait de quatre personnes à cheval ainsi disposées: en tête un vieil écuyer, au milieu deux dames, en queue une suivante. Comme celles dont il conduisait la marche, l’écuyer Cortansio, -un homme de soixante ans d’âge, pour le moins, -était couvert du haut en bas d’une épaisse couche de poussière, preuve que le voyage, s’il touchait à son terme, avait été commencé depuis de nombreux jours. Des deux dames allant côte à côte derrière ce peu redoutable défenseur, l’une se tenait droite et imposante sur sa selle, rehaussant encore, s’il est possible, la majesté d’un buste aux admirables proportions; l’autre, sans être plus petite, n’avait pas le même port altier. C’était Mme la marquise de Villeneuve-Marsan et sa fille Solange. Quinze jours plus tôt, miss Huming, -la suivante qui formait l’arrière-garde, -s’était présentée au château de Bonaguil, situé près de Villeneuve-d’Agen, et avait communiqué à la marquise un message de la reine-mère. Cet ordre, car tout désir exprimé par Catherine constituait un mandat impératif, levait l’exil de la châtelaine et lui mandait d’avoir à revenir à Paris. Obéissante, Mme de Villeneuve-Marsan avait immédiatement fait ses adieux au triste domaine de Bonaguil, où une injuste animosité de la cour la tenait enfermée depuis dix ans; puis, accompagnée de Solange et de miss Huming, et sous la garde parfaitement dérisoire du vieux Cortansio, elle avait entrepris ce long et pénible voyage. Certes, si elle se fût doutée de ce qu’était en réalité miss Huming, une des plus célèbres et des plus tapageuses beautés de l’Escadron volant de Catherine de Médicis, elle se fût bien gardée d’autoriser aucun rapprochement entre sa fille et la belle Anglaise messagère de la reine-mère. Peut-être même se fût-elle abstenue de répondre à la faveur royale. Car, expédiée par de telles mains, cette faveur eût semblé friser l’insulte. Mais, au fond de sa retraite de Bonaguil, ses oreilles n’avaient pu percevoir aucun son des bruits scandaleux de la cour. Aussi, était-elle partie le coeur gonflé d’espoir, sa rentrée en grâce, sans qu’elle l’eût sollicitée, lui permettant d’espérer une ère de prospérité nouvelle et surtout, surtout, la libération du marquis de Villeneuve-Marsan, son mari, qui, en même temps qu’elle était exilée dans ses terres, avait été enfermé, lui, au donjon du château de Vincennes. Et il y avait dix ans de cela! dix ans qu’elle n’avait vu son Jacques... dix ans! Solange n’avait alors que cinq ou six ans. Maintenant, mise en présence du marquis, reconnaîtrait-elle son père seulement?... À quatre ou cinq cents pas en arrière de cette petite cavalcade, venait le second groupe, formé de deux cavaliers. L’un, le maître sans aucun doute, était un beau jeune homme de vingt ans au plus. Il était habillé d’un costume où se mariaient le gros drap et le cuir, vêtement solide et admirablement conditionné pour courir les aventures hasardeuses. Une grande rapière, dont la coquille d’acier bruni se terminait en croisette, pendait à son côté et battait sur le flanc de son coursier de race arabe, espèce chevaline alors presque inconnue en Europe. Une toque de feutre coquettement chiffonnée et sur laquelle, en guise de plume, était piquée une branche de gui fleuri, se posait un peu à la diable sur la chevelure soyeuse et bouclée de ce jeune gentilhomme et descendait bas sur le front, sans parvenir pourtant à dissimuler l’éclair de son regard noir. Éclair, il faut bien l’avouer, qui jaillissait toujours en avant, dans la direction des amazones poudreuses portées par les deux dames de Villeneuve-Marsan. -Mort diable! cria-t-il soudain en se retournant sur sa selle pour voir son compagnon dont la bête, un mulet aux longues oreilles, n’avançait qu’avec une sage lenteur; as-tu juré de me faire faillir au devoir que je me suis imposé, hé! Matraque! Le nommé Matraque, un gros et court paysan gascon à tournure de Sancho Pança et sans doute doué, comme son immortel devancier, d’une forte dose de suffisance et de philosophie, se contenta de riposter, sans chercher le moins du monde à activer la marche de son singulier porteur: -Un devoir? Ah! ah! et lequel donc, monsieur le chevalier?... -Celui d’escorter ces dames... -Oh! oh! une escorte qui semble acceptée avec plus de contrariété que de plaisir! -... et de les protéger jusqu’au bout, acheva le jeune homme. -Eh bien, m’est avis que ce bout-là n’est pas loin, monsieur le chevalier, puisque voici devant nous, sur la gauche, les murs de la Maladrerie qui est présentement l’hôpital des Petites- Maisons... -Et ces petites maisons?... -Indiquent le voisinage de Saint-Sulpice et du faubourg qui entoure l’abbaye de Saint-Germain!... «L’hôtel de Villeneuve n’est plus quasi qu’à la distance de ma taupinière agenaise au château de Bonaguil... Ces dames sont autant dire arrivées, monsieur le chevalier... «Et bien contentes, sûrement, ajouta-t-il pour lui seul, d’échapper à un chevalier d’escorte qui, sans leur assentiment, leur impose sa présence continuelle depuis près de quinze grands jours! Le jeune homme n’avait rien saisi de cet impertinent aparté. -N’importe, dit-il, la nuit tombe; le moment serait bien choisi pour une attaque... Vois donc ces vignes à gauche... -Les vignes des Chartreux? -Ne dirait-on pas qu’elles bougent? Matraque s’arrêta, ébahi, regarda son maître, puis éclata de rire: -Ma parole! s’écria-t-il, si je ne vous savais pas brave et fendant tout autant qu’un quelqu’un sortant d’une table ronde, comme on dit, je penserais que vous avez la frousse, monsieur le chevalier!... -Et tu n’aurais pas tort, imbécile, fit ce dernier riant aussi. Mais si j’ai peur, ce n’est point pour moi, crois-le bien. -C’est pour mam’zelle Solange, peut-être bien? -Tais-toi! ceci ne te regarde en rien. D’ailleurs, sais-je moi- même? «Quoi qu’il en soit, ajouta le jeune homme sur un ton de commandement, je vais gagner au pied; fais en sorte de me suivre et de ne plus me retarder, ou je me verrai obligé de revenir te caresser les côtes avec mon fourreau. Ayant dit, il lança son arabe. Matraque haussa les épaules et flatta l’encolure de son âne croisé, se disposant à n’en faire qu’à sa tête, lorsque, soudain, à son tour, il crut voir onduler les échalas plantés le long de l’enclos des Chartreux. Alors, affolé de se trouver seul et peut-être en danger, le pacifique écuyer, qui n’était pas un rodomont, lui, ô dieu non! se hâta de pousser en avant, moins par obéissance que pour se mettre sous la protection de son maître... Encore enfoncé dans les cultures, du côté de Vaugirard, arrivait sur la route le troisième groupe de voyageurs, le dernier. Celui-là se composait de deux honnêtes et francs lurons pour lesquels la route ne paraissait pas assez large, bien qu’ils allassent à pied en se tenant par le bras. Cette précaution, loin de leur être favorable, diminuait au contraire la stabilité bien précaire de chacun d’eux. L’un était un archer de la prévôté, l’autre une sorte de demi- bourgeois mal dégrossi. Ces dignes marcheurs, amis de fraîche date, s’étaient rencontrés devant un broc d’hypocras dans une taverne de Vaugirard, dont le patron avait convié ses connaissances au baptême de son héritier. Pour montrer tout l’intérêt qu’ils prenaient à cet heureux événement, l’archer et le bourgeois n’avaient pu moins faire que d’ingurgiter un nombre respectable d’écuellées du vin tonique. Si bien que, parfaitement éméchés, ils cherchaient à regagner le quartier de l’Université en zigzaguant sur ce chemin qui aboutissait à la porte Saint-Germain et à celle de Buci. Tout en dessinant des lignes brisées avec leurs épaisses semelles, les folichons buveurs ne s’arrêtaient de caqueter que pour entonner à pleine voix des refrains à la mode. Dans leur louvoyant sillage, mais à une distance de plusieurs pas, pour éviter les heurts possibles de ces outres animées, marchait une jeune fille, une fillette plutôt, qui devait appartenir à leur compagnie, mais ne se mêlait en rien à leur conversation et ne mariait pas sa voix à la leur lorsqu’ils chantaient. De mignons sabots claquetant dans la poussière chaussaient les petons menus de cette enfant, dont le costume bizarre était celui des petites païennes de la Bohême. En effet, son vêtement, drapé à la façon orientale, laissait à nu ses bras aussi bien que le bas de ses jambes et se composait uniquement d’étoffes soyeuses, bien que fatiguées, aux couleurs criardes. On est accoutumé à reconnaître les filles d’Égypte à leur teint bronzé et à la noirceur de leurs cheveux. Eh bien, celle-ci vous eût abusé à première vue. Elle ne possédait en rien ces signes distinctifs de sa race, car au milieu d’une petite figure à peau fine et laiteuse brillaient deux prunelles du plus bel azur, et la richesse opulente de sa chevelure blonde cascadait en liberté tout le long de son dos pour venir battre ses mollets bien plus bas que la bordure de sa jupe. Alors, à quoi reconnaissait-on en elle la bohémienne? Pardieu! à son costume, d’abord, puis ensuite à l’amulette qui pendait à son cou, comme à celui de toute fille du diable qui se respecte. Bien singulière, cette amulette! Elle se composait en tout et pour tout d’un minuscule stylet de plomb relié par un cordonnet à une feuille d’ivoire poli. Comme vous le voyez, ce n’était pas trop méchant. Pourtant, il fallait à notre fillette une certaine dose d’audace pour porter à découvert ces innocents petits objets, car, en l’an de grâce 1577, tout affiquet incompréhensible, pour peu qu’il eût tournure de fétiche païen, pouvait fort bien mener son propriétaire soit au pilori des Halles, soit même à Montfaucon... Donc, nos voyageurs poursuivant leur route dans l’ordre initial, les quatre chevaux de la marquise de Villeneuve-Marsan allaient atteindre les premières maisons voisines de Saint-Sulpice, Matraque et son maître venaient de dépasser le mur de clôture de l’hôpital des Petites-Maisons, et nos trois piétons, menant grand tapage, approchaient de la fourche où s’embranchait le chemin particulier menant de l’ancienne maladrerie à la porte Saint- Michel. -Enfin, disait la marquise, dont le voile restait obstinément baissé, nous approchons du but, ma fille. Dès demain, il nous faudra faire diligence pour obtenir une audience de Sa Majesté. Solange paraissait distraite, et bien des fois, sa mère l’avait surprise faisant une demi-volte sur sa selle pour inspecter du regard la route parcourue. La jeune fille demanda: -Ah! madame, vous voulez me mener à la cour? -À la cour, non, bien que vous ayez droit, par votre nom, à un tabouret près de la reine; mais c’est le roi qu’il nous faut voir. -Le roi! pourquoi donc? -Pour nous jeter à ses pieds, Solange, et lui demander justice! -Justice? -Oubliez-vous votre père, ma fille?... Ne songez-vous pas à la torture qu’endure si injustement et depuis si longtemps le noble prisonnier de Vincennes? -C’est vrai, madame, veuillez me pardonner. À travers son voile, la marquise la considéra longuement. -Celle-là est brune, murmura-t-elle tout bas; celle-là me ressemble de visage... Aura-t-elle mon coeur?... «L’autre devait rester blonde; elle avait déjà le limpide regard de mon Jacques! C’était une vivante réduction de son père... «Pourquoi faut-il que vous me l’ayez retirée, mon Dieu?... N’ai-je pas assez souffert?... Ne la reverrai-je jamais?... «Ghislaine, ma petite Ghislaine, où es-tu? Refoulant le sanglot qui voulait monter de sa poitrine à ses lèvres, la courageuse femme reprit au bout d’un instant: -Pourquoi vous retournez-vous sans cesse, ma fille? Le rouge monta au visage de Solange, avant-coureur du gros mensonge qu’elle allait commettre. Elle dit, en effet: -Je voulais voir si miss Huming continuait à nous suivre. -Ne serait-ce pas plutôt dans l’intention de reconnaître si ce jeune cavalier qui nous poursuit depuis notre départ est toujours proche? -Oh! madame! -Eh! où serait le mal, je vous le demande?... Cet obstiné suiveur est de mine avenante et hardie, je dois le reconnaître... Et je ne vous cacherai pas que, si notre voyage s’est passé sans incident fâcheux, nous le devons beaucoup moins à l’escorte du pauvre vieux Cortansio qu’à celle de ce cavalier mystérieux. Solange eut un sourire et la coloration de son visage s’accentua. La marquise n’avait ainsi parlé que par ruse maternelle, aussi continuait-elle à observer sa fille en dessous. Elle remarqua l’incarnat nouveau et pensa: «Je m’en doutais... Ce jeune gentilhomme, qui vient de traverser à notre suite un bon tiers du royaume, doit avoir un autre objectif que celui de contempler la croupe de nos montures... Il n’est mystérieux que pour moi... Solange le connaît!... Au loin, les voix animées des deux piétons psalmodiaient une guisarde qui commençait à être à la mode et allait bientôt devenir le chant de ralliement des ligueurs: Et je n’ai, moi! Par la sang Dieu! Ni foi, ni loi, Ni feu, ni lieu, Ni roi, Ni Dieu! La dernière phrase s’acheva dans un cri de terreur poussé par les deux ivrognes. -À l’aide, bons chrétiens! -Au rufian!... Au meurtre! Bien que ces appels vinssent d’assez loin en arrière, Cortansio et les trois dames s’étaient instinctivement repliés les uns sur les autres et, pâles d’épouvante, n’osaient plus ni avancer, ni reculer. De fait, il faisait maintenant nuit noire. On ne pouvait absolument rien distinguer, mais l’oreille percevait distinctement, sur la droite, devers le vignoble des Chartreux, le bruit effrayant de la lutte que l’archer et son ami le bourgeois devaient soutenir contre une bande de malandrins. Et cette bande semblait être formidable, si l’on pouvait s’en rapporter au bruit mené par elle et aux nombreux noms de coupeurs de bourse lancés par la voix du capitaine, un certain Courmantel, appelant à la rescousse ses bandits. Comme la marquise, Solange et leurs gens, on doit bien penser que Matraque et son maître s’étaient également arrêtés court aux premiers cris de détresse. -Que t’avais-je dit? murmura le jeune homme; j’avais cru voir remuer derrière les échalas! -Moi aussi, avoua le rustique Matraque, dont les dents s’entrechoquaient. Et, se signant, il ajouta: -C’est Satan qui fait des siennes, les chenapans de Courmantel ont une détestable réputation... J’espère que monsieur le chevalier n’a point l’intention d’aller se fourrer dans cet enfer? -Je le devrais peut-être... mais il n’y a que des hommes en danger, et je me dois aux dames! À la bonne heure!... monsieur le chevalier, c’est une sage décision! D’ailleurs, je m’engage à dire un bout de patenôtre pour les défunts, s’il y en a. Et, se bouchant les oreilles: -Éloignons-nous, monsieur le chevalier. Puisque je leur promets une prière, ils pourraient bien mettre une sourdine à leurs lamentations, ces braillards-là!... Ma parole, faire tant de bruit pour mourir, c’est indécent! Les appels continuaient, en effet, ainsi que le bruit de lutte. Soudain, le chevalier dressa l’oreille. Une nouvelle voix venait de lancer un cri inarticulé, et, cette fois, c’était une voix de femme. Ce fut comme un coup d’éperon pour notre escorteur, qui, en un instant, sembla transfiguré. -Attends-moi! commanda-t-il. Je reviens! Et, piquant des deux, il lança son arabe droit devant lui. La nuit les eut bientôt dévorés tous deux. Matraque, le bon gros écuyer, désolé de la tournure que prenait l’incident, abandonna la bride pour lever ses mains vers le ciel: -Quel enragé! se lamenta-t-il. C’est un volcan, ce paroissien-là! Et pas moyen de lui résister, pas même le temps de placer un mot... Il vous donnerait de son estoc dans le gosier ou dans le ventre. Puis, s’apercevant que son mulet broutait l’herbe de la bordure du chemin: -À propos de ventre, reprit-il, voilà qui va diablement retarder l’heure du souper! Il se tut pour écouter. Les bruits de lutte venaient de s’éteindre, et le coupeur de routes criait justement: -Victoire à Courmantel! Vous avez bien travaillé, mes petits agneaux! Je suis content de toi, la Bourrique, de toi aussi, Gingembre; quant à Cabillot et à Pique-Misère, c’était agréable de les voir besogner... Pas un mot! Chacun aura sa part de butin! -Cinq!... Ils sont cinq! grommela le Gascon après avoir laborieusement compté. Si M. le chevalier les dévore tous... et ma foi je l’en crois capable... quel estomac. Toujours courant, le coursier arabe aux environs du carrefour de la Croix-Rouge, était venu donner du poitrail dans la monture du vieux Cortansio, qui s’était héroïquement porté à l’arrière-garde. Ce heurt aurait infailliblement eu pour immédiat résultat de culbuter les deux cavaliers, sans la présence d’esprit du jeune homme, qui entoura de son bras la taille du vieillard et le retint à temps. -Madame, dit-il ensuite en soulevant son feutre, bien que l’opacité des ténèbres rendît ce geste de politesse parfaitement superflu, il serait peut-être bon de commander un temps de galop jusqu’à votre hôtel. -Qui êtes-vous, monsieur? interrogea Mme de Villeneuve-Marsan en cherchant, mais bien inutilement, à voir le visage de son interlocuteur. -On me nomme Bernard d’Arma, madame, et l’on me dit chevalier. -Ne seriez-vous point ce cavalier qui nous fait escorte depuis Sauveterre-la-Lémance? -Si fait, madame la marquise; sans mauvaise intention, je vous prie d’en être assurée, et je veux ne point regretter mon importunité si ma présence a suffi à vous tranquilliser jusqu’à cette heure. -Elle a du moins eu ce résultat de donner à réfléchir aux gens mal intentionnés, qui se sont tenus à l’écart. -De vous l’entendre dire, ma récompense est supérieure au service rendu. -Quelle affreuse sarabande mène-t-on là-bas, chevalier? -C’est précisément ce qui me pousse à vous prier de vous hâter madame la marquise... Éloignez-vous du danger... moi j’y vais! -Vous allez nous quitter? -C’est mon devoir... On attaque une femme! Alors s’inclinant sur sa selle, de l’arçon de laquelle il décrocha un morceau de bois résineux, il planta celui-ci dans la main de Cortansio, en même temps qu’un briquet, et dit en faisant volter son arabe: -Voici pour éclairer votre marche... Mes hommages, madame la marquise, je ne suis qu’un pauvre chevalier errant et me dois aux opprimés... C’est l’usage! Lorsque la résine, enfin allumée, éclaira le petit peloton, Mme de Villeneuve-Marsan ne put que constater l’animation du visage de Solange... Quant au chevalier d’Arma, il était déjà loin. II UN EXCENTRIQUE AVENTURIER. Revenant sur ses pas avec la même vélocité qu’il avait mise à aller prendre congé de ses protégées obligées, le fougueux jeune homme passa à une allure d’ouragan près de son écuyer, dont les réflexions étaient pleines d’amertume. -Suis-moi, lui cria-t-il sans ralentir; au galop, si tu peux! Puis il s’engagea dans les terres labourées. Matraque le suivit tout aussitôt. -Malepeste! se disait-il. M. le chevalier me semble être de mauvais poil! C’est signe d’orage!... De quelle capilotade vais-je être le témoin forcé? Malgré sa mauvaise humeur, il activait l’allure de son pacifique destrier, de façon à n’être pas trop distancé par son maître. En quelques foulées, l’arabe fut sur les premiers échalas de la vigne des Chartreux. De ce coin si animé tout à l’heure, aucun bruit ne s’élevait plus. -Halte! si vous tenez quelque peu à votre peau! cria tout à coup une voix sonore. Comme bien on pense, cet ordre n’était point fait pour arrêter notre bouillant chevalier. Pourtant, si casse-cou qu’il parût être, il fut forcé de paraître y obéir pour ne pas empaler son arabe sur les pieux piqués en terre et qui formaient une redoutable barricade de chevaux de frise, impossible à éviter dans l’obscurité. À vos postes, camarades de la petite Flambe! reprit l’organe impétueux de l’invisible chef des malandrins, s’adressant aux gens de sa bande, non moins bien dissimulés que lui-même dans les ténèbres. -Ils sont cinq! souffla Matraque à l’oreille du jeune homme en le rejoignant. -Eh bien! garde Djaoulia et allume pour me montrer cette racaille, répondit celui-ci en mettant pied à terre et en dégainant. Djaoulia, c’était la monture rapide du chevalier. Ce nom de Djaoulia ne pouvant être porté par un étalon, nous saurons désormais que l’arabe était une cavale du désert. Bernard fit un pas en avant en ajoutant: -Tiens bien les bêtes, pendant que j’administrerai une raclée aux drôles, en leur frottant les côtes du plat de ma rapière! Il est à croire que le fameux Courmantel avait l’ouïe fine, car il s’écria sur un ton moins crâne: -Bas les armes, ou la mort! Et à ses gens: -Pique-Misère, Cabillot, Gingembre, la Bourrique et tous les autres, rassemblement!... Si ce jeune gentilhomme fait mine de charger, à vos couteaux, mes agneaux, et tous à la fois! Personne ne répondit, mais il se fit dans le vignoble un grand bruit de feuilles mortes. Évidemment, celles-ci devaient être foulées par la troupe nombreuse s’assemblant autour de son chef. -Au repos, mes camarades. Attendons! Les feuilles cessèrent de bruire sous les pieds. Le chevalier d’Arma attendait que la torche voulût bien s’allumer pour éclairer ceux qu’il s’apprêtait à châtier et ceux surtout qu’il venait délivrer ou venger. Mais le silex s’obstinait à ne produire aucune étincelle. Enfin, il en jaillit une et la scène fut illuminée soudain, mettant en pleine lumière deux corps immobiles étendus à terre, puis, près d’eux, la gigantesque stature du célèbre aventurier Courmantel, appuyé sur le canon d’un vieux mousquet à rouet, puis encore, en arrière-plan, ses hommes, silencieux et immobiles. Cette vision n’eut que la durée de l’éclair, car le bandit n’avait pas encore eu le temps de prévoir l’attaque que déjà l’impétueux Bernard, franchissant d’un bond de panthère la distance qui l’en séparait, le tenait renversé sous son genou, la pointe de son épée appuyée au noeud de la gorge du vaincu. -Je me rends! hoqueta le géant. -À toi, Matraque; ficelle-moi ce misérable. En un instant, la chose fut faite, et même très proprement, par l’écuyer gascon qui devait en avoir l’habitude. Puis l’on s’occupa des deux victimes, qui n’étaient autres que le semi-bourgeois, grand buveur d’hypocras, revenant d’un baptême à Vaugirard, et la petite bohémienne aux longs cheveux blonds. L’archer de la prévôté n’était point là; sans doute avait-il pu prendre le large. Tandis que Matraque s’occupait de l’homme, après avoir planté sa torche sur un pieu, son maître se penchait sur le corps de la jeune fille. La vue de ce charmant visage aux paupières closes lui fit passer un éblouissement devant les yeux. -Pas possible, murmura-t-il en se penchant de plus en plus, pas possible!... Si je ne venais de la quitter, je croirais être devant celle qui a enchaîné mon coeur volage, devant Solange... Mais celle-ci est blonde autant que Solange est brune... Ce n’est pas une demoiselle, c’est une pauvre fille de la Bohême, son costume en fait foi. Quelle étrange ressemblance, pourtant! S’arrachant à sa contemplation, il se hâta de faire revenir au sentiment la fillette, qui n’était qu’évanouie et ne portait aucune trace de blessure. En s’ouvrant, les yeux de l’enfant se fixèrent tout d’abord sur le beau visage du chevalier penché vers le sien et ses prunelles d’azur s’irradièrent. -Vous n’êtes pas blessée, petite? Vous sentez-vous mieux? Les saphirs limpides des deux prunelles s’illuminèrent de nouveau puis la fillette se redressa, mais sans ouvrir la bouche pour répondre. -N’ayez plus peur, pauvre enfant, je suis un ami, vous êtes sauvée. Toujours même silence. Désespérant de pouvoir obtenir une explication de cette singulière jeune fille dont la ressemblance avec celle qu’il aimait venait de faire vibrer son coeur, Bernard d’Arma se retourna vers son écuyer, demandant: -Ton homme serait-il mort? -Mort! Oh! que non point comme l’entend M. le chevalier, répondit Matraque en hochant la tête. S’il est quasiment défunt, c’est rapport à l’ivresse... Le v’là rond à faire envie et glougloutant mieux qu’une cuve à vinaille... Vrai, c’est tout plein beau, un ivrogne! -Veux-tu te taire! Effectivement, sans plus de mal que la petite bohémienne qui s’était évanouie de peur, elle, l’honnête bourgeois, lui, avait dû choisir le moment précis où il entrait en collision avec les bandits pour s’étendre sur le sol et s’endormir du sommeil du juste. Matraque lui ayant pincé assez rudement le lobe de l’oreille, il se redressa et voulut se remettre à crier; mais, voyant la fillette debout entre leurs deux sauveurs, et constatant que le principal agresseur était chargé de liens, il osa dire avec une remarquable impudence: -Parbleu, monsieur, s’il y a enquête, vous pourrez déclarer sans rien farder qu’attaqué par trente chenapans bien armés Pierre Mirot, porte-clefs juré du donjon de Vincennes, a mis la bande en déroute et capturé son capitaine. L’écuyer, ébahi par tant d’aplomb, écoutait, bouche béante, cette extraordinaire vantardise. Le chevalier souriait: il demanda: -Cet héroïque Pierre Mirot, où donc est-il? -Devant vous... C’est moi! -Ah! ah!... Et vous êtes geôlier, dites-vous, au château de Vincennes? Pierre Mirot s’inclina, déclarant modestement: -Pour ce poste dangereux, vous devez le penser, il fallait un homme sobre, vigilant, courageux... -Par exemple! s’écria Matraque indigné, vous êtes sobre, vous?... -Plus qu’un chameau! -Brave? -Je viens de le prouver! -Ce qui ne vous manque pas non plus, bonhomme, c’est le toupet! -Un gardien doit avoir toutes les qualités! Bernard d’Arma s’amusait fort de l’irritation de son écuyer, qui, hâbleur comme tout Méridional, ne pouvait admettre les étrangères vantardises. Mais il importait de mettre fin à ce colloque sans utilité; aussi demanda-t-il à son tour en montrant de la main la jeune fille qui avait semblé ne rien entendre et continuait - était-ce innocence ou cynisme? -à le fixer de ses grands yeux chargés d’un tendre fluide: -Cette enfant était-elle avec vous? -Certes! répondit Pierre Mirot, Gloriette est ma fille. -Gloriette! répéta mentalement le chevalier, oh! l’adorable nom, et comme il va bien à cette jeune et glorieuse beauté... Bast! à quoi vais-je penser?... La fille d’un tortureur... C’est dommage! -Nous revenions d’un baptême, poursuivait le bavard porte-clefs; Gloriette était marraine et j’avais dû l’accompagner pour dire ce qu’elle avait à dire... car elle est muette? -Muette! s’écria douloureusement le jeune homme en donnant un coup d’oeil attendri à la pauvre créature; elle serait muette? -Depuis que je la connais... Mais un de mes prisonniers, un savant, lui ayant appris à lire et à écrire, à l’aide des breloques qu’elle porte au cou, Gloriette peut se faire comprendre des gens instruits. Le chevalier secoua la tristesse qui s’était emparée de lui à l’annonce de l’affreuse infirmité de la petite bohémienne. Que se passait-il en lui? Il n’aurait su l’expliquer. Toujours est-il que, à part Solange de Villeneuve-Marsan à laquelle il avait tacitement voué sa vie, aucune femme n’avait jamais produit sur son âme une impression comparable à celle qu’y gravait, à cette heure, la seule vue de la petite muette. Poussé par un sentiment où l’admiration le disputait à la pitié, il fit un pas vers Gloriette, et, tirant son feutre, sur le ton respectueux qu’il eût pu prendre avec une noble dame, il prononça: -Mademoiselle, notre rencontre m’a apporté tout à la fois plaisir et peine: plaisir d’avoir pu vous être utile, si peu que ce soit; peine de vous savoir affligée si lourdement à un âge où la vie devrait vous montrer tout un brillant mirage d’avenir... «Dieu, qui vous a placée sur mon chemin, a dû le faire avec intention... Pour lui, les distances sociales n’existent plus... Voulez-vous être mon amie?» Les yeux de l’enfant s’illuminèrent; elle saisit son stylet de plomb et écrivit ce seul mot sur la feuille d’ivoire: «Oui!» Mais le jeune homme, trouvant sans doute que ce n’était pas assez, poursuivit: -Voulez-vous être ma soeur! De nouveau, le stylet courut sur l’ivoire, et le chevalier, se penchant, put lire, tracé d’une petite écriture ferme: «Oui!... Votre soeur!» -Eh bien! petite fille, dit gaiement le chevalier, puisqu’il va falloir nous séparer, venez embrasser votre frère Bernard? Ah! jamais effusion de famille ne fut plus tendre. D’un élan spontané, Gloriette noua ses deux bras nus au cou du jeune homme, et comme les lèvres de celui-ci cherchaient la joue de l’enfant, ce furent d’autres lèvres qu’elles rencontrèrent, et de ce contact électrisant, le chevalier fut si bouleversé, qu’il ne parvint à se dégager qu’après avoir reçu et rendu un baiser d’une ardeur fiévreuse. Matraque en parut tout scandalisé: -Ça, une embrassade fraternelle? murmura-t-il. Alors, s’ils n’étaient que cousins, faudrait pour sûr aller quérir les pompiers! Un instant après, le courageux Pierre Mirot, entraînant sa fille, regagnait le chemin conduisant à la porte Saint-Michel. Durant la conversation, le prisonnier n’avait pas dit un mot, pas esquissé un mouvement. -Qu’allons-nous faire de celui-ci? pensa tout haut le chevalier. -Le pendre! proposa Matraque. -Oh! oh! gémit Courmantel en entendant. Attention, vous autres! À cet ordre bizarre, les feuilles mortes, silencieuses depuis la défaite du malandrin, se reprirent à valser derrière les échalas, avec un entrain nouveau. L’écuyer en eut les sangs retournés. -Malheur, monsieur le chevalier, vous avez oublié de capturer toute la bande! cria-t-il en faisant un saut en arrière. Puis il resta sur place, le regard fixe, médusé par le spectacle qu’il avait sous les yeux. Ah! ça c’est fort. Voyez donc, monsieur le chevalier, les coquins ne se sont point éparpillés, ils restent là, depuis un quart d’heure, sans bouger... V’là qui me semble ébahissant! Et c’était ébahissant en effet. Pas un de ces bandits ne s’était écarté; pas un n’avait eu l’intelligence de mettre à profit la récente diversion, soit pour fuir, soit pour tenter de délivrer le chef. L’immobilité de ces hommes tenait du miracle. Leurs pieds devaient s’agiter, puisque les feuilles se froissaient, mais leur buste ne subissait aucune oscillation. C’était si prodigieux que Bernard ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux. -Allons, coquins, se décida-t-il à crier, jetez vos armes et avancez! Aucun ne bougea, aucun ne répondit. -Corps diable! obéissez ou je vous charge! Même résultat... -La discipline! osa dire le prisonnier. Mes agneaux, n’obéissent qu’à ma voix. -Alors, je vais leur en faire écouter une autre! Se jetant à corps perdu sur les impassibles brigands, d’un revers de son épée le chevalier en coucha deux sur le terrain. -Ventre pape! hurla-t-il, après s’être penché sur ses victimes, quelle est cette mascarade? Et, revenant vers son écuyer, interdit: -Ce que tu prenais pour des ennemis, ce sont des échalas drapés de loques, ni plus ni moins. -Ah! dame, murmura tristement le vaincu, ça ne coûte pas cher à nourrir et ça ne se révolte jamais. Le chevalier ne put s’empêcher de rire à l’audition de cette philosophique réflexion, et il vint examiner de près celui qu’il avait pris sans le voir. C’était un grand diable d’une quarantaine d’années, à la charpente osseuse, au visage amaigri par les privations. Une barbe inculte s’embroussaillait sur sa poitrine, cherchant à donner à sa physionomie un aspect féroce, mais n’y parvenant pas. Au demeurant, de toute évidence, le terrible aventurier, dont la réputation allait loin, devait être un malvoulant des plus inoffensifs. Il ne possédait même pas de quoi se défendre, puisque sa seule arme n’était qu’un simulacre de mousquet grossièrement imité. Sur l’ordre de son maître, Matraque défit les liens du prisonnier, qui put se lever... Alors eut lieu ce peu banal interrogatoire: -Votre nom? demanda Bernard d’Arma. -Baron Courmantel. -Vous êtes de noblesse? -Un peu, par ma femme; elle s’appelait Baron. -Et vous avez ajouté son nom au vôtre? -Je l’ai fait passer devant par galanterie. -De sorte que vous êtes simplement le sieur Courmantel? -En partie. -Comment cela? -Voyez-vous, monsieur le chevalier, je n’étais pas construit pour détrousser les voyageurs. J’étais un honnête maître de pointe, dans le temps. À cette époque, je me nommais Mantel tout court... Mais la fatalité avait placé ma salle sur le chemin de Montfaucon, et, chaque fois qu’un gibier de gibet passait devant ma porte, les gamins ne manquaient jamais de venir me crier: «Mantel, tu seras pendu haut et court, comme lui! tu seras pendu haut et court, Mantel!» -De là votre nom actuel? -Hélas! de là aussi ma chute. -Mais votre bande? Courmantel regarda son interlocuteur avec surprise, et, comprenant que la question était posée avec une entière bonne foi, que son «truc», bien qu’en partie éventé, avait encore bonne apparence, il déclara non sans emphase: -Ma bande, c’est moi! -Ah! par exemple, intervint Matraque peu disposé à souffrir de nouvelles gasconnades, alors, Gingembre, Cabillot, la Bourrique et Pique-Misère, qu’en faites-vous? Votre maître vient d’en faucher deux, mon ami. Les autres sont aussi débonnaires: ce sont des échalas couverts de haillons, pour servir d’épouvantails. -Impossible! Ne les avons-nous pas entendus piétiner les feuilles? -Ici, Grain-de-Raison! cria le singulier bandit. Ce cri fit surgir de l’ombre un grand chien barbet qui, sans sa fourrure gris poussière, eût paru squelettique. Il fit le tour des deux étrangers en remuant la queue et vint frotter son humide museau aux rotules saillantes de Courmantel. -Mon unique compagnon, présenta ce dernier, le seul bon souvenir que m’ait laissé madame mon épouse, une gourgandine assoiffée de luxe... Le métier de coupeur de route ne nourrit pas son homme et, sans cet intelligent animal, je serais déjà mort de faim... Dans notre association, c’est Grain-de-Raison qui est chargé d’imiter le bruit produit par une troupe en marche. -Ma foi, avoua Matraque après avoir été inspecter les épouvantails, une si grande ingéniosité méritait plus de chance, l’ami. Tout bas tombé qu’il était, Courmantel tenait excessivement aux titres pompeux, ignorés de l’armorial de France, mais bien conquis par lui au cours de son aventureuse existence. Aussi se redressa-t-il pour dire: -Veuillez ne point l’oublier... je suis baron. -Par votre femme?... je sais! pouffa Matraque en se tenant les côtes. -... et de noblesse! -Noblesse de cape et de corde, c’est entendu! -Allons, coupa le chevalier en s’arrachant à sa songerie, laisse à ce pauvre diable sa gentilhommerie de misère, puisqu’il semble y tenir. Il est moins à redouter qu’à plaindre. -Et vous avez peut-être l’intention de lui faire grâce, monsieur le chevalier? -Oui, je ne voudrais pas avoir à marquer d’une pierre noire le soir de notre arrivée à Paris, le soir où j’ai eu le bonheur de parler à la mère de Mlle Solange de Villeneuve-Marsan et de rencontrer Gloriette. -Mlle Solange, Gloriette, répéta le gros écuyer avec admiration; l’une et l’autre vous tiennent déjà?... Deux à la fois, mazette!... Ah! monsieur le chevalier, vous ne vous corrigerez pas, je le crains. Ici, comme au pays, vous serez toujours la coqueluche des dames: le beau, l’irrésistible Coeur-d’Amour... -Coeur-d’Amour! hurla le baron Courmantel en reculant de trois pas, en même temps que Grain-de-Raison découvrait ses incisives blanches dans un rictus de colère et grondait lugubrement. Vous avez dit Coeur-d’Amour, ce qui signifie Coeur-Volant? Les deux voyageurs s’étaient mis sur la défensive, ne comprenant rien à la nouvelle attitude du gentilhomme des grands chemins. -Ah! ricana le doux brigand, j’allais faire un beau coup, moi; m’en remettre à la générosité de Coeur-Volant, quelle bévue! Comprenant qu’il devait y avoir quiproquo, Bernard demanda: -Pourquoi Coeur-d’Amour signifierait-il Coeur-Volant? -Vous voulez me faire avouer ce que je pense de vous? clama le bonasse géant avec feu. Eh bien, dussiez-vous me larder de coups après m’avoir entendu, par mes aïeux! je déviderai jusqu’au bout le chapelet de mes motifs de haine!... C’est vrai qu’on vous désigne plus communément par votre second sobriquet, pourtant Coeur-d’Amour ou Coeur-Volant, c’est tout un pour moi, monsieur mon heureux rival. «Ah! vous ne vous attaquez pas à la société avec des armes pour rire, comme cet imbécile de Courmantel, vous, non, vous pillez, rançonnez, incendiez et massacrez... «Vous êtes un tigre! «Vous faites honte à la corporation des brigands généreux dont je suis, par malheur, l’unique représentant... Tous vous craignent, nobles, bourgeois et argotiers, parce que vous terrorisez Paris et ses environs. Tous! non pas, car moi, baron Courmantel, j’éprouve un fier plaisir à vous le dire en face: vous ne me faites point peur, monsieur Coeur-Volant!» Bernard d’Arma avait dû se faire violence à lui-même pour écouter sans broncher l’excentrique baron. Il se rendait bien compte que son sobriquet, lancé un peu au hasard par Matraque, était la seule cause de ce débordement d’insultes qui, le prenant pour cible, ne l’attaquait en rien, puisque en l’espèce, le génial malandrin se méprenant, son cartel s’adressait à un autre. Au surplus, il n’était pas sans avoir entendu parler de ce Coeur- Volant, il avait même quelque peu houspillé sa bande l’année précédente. Par exemple, cet incident lui donnant à réfléchir, il voulait le tirer au clair et désirait se faire renseigner plus amplement sur le misérable personnage en question. -Eh! de par tous les diables! dit-il aussitôt qu’il lui fut permis de placer un mot. Votre colère vous égare, mon pauvre homme; si je réponds au surnom de Coeur-d’Amour, jamais personne ne m’a donné celui de Coeur-Volant. Je ne suis, à ma connaissance, ni incendiaire, ni massacreur d’inoffensifs bourgeois; quant à avoir terrorisé Paris, je n’aurais pu obtenir ce fâcheux résultat qu’en agissant à très longue distance, car, ce soir, pour la première fois de ma vie, j’y vais mettre les pieds. -Ce n’est pas possible! -Possible ou non, c’est la vérité! -Monsieur le chevalier, fit Matraque, à quoi bon vous obstiner à vouloir inculquer une chose de cette simplicité à monsieur le larron... le baron, veux-je dire? De tenir l’affût dans la rosée, ça rend rudement têtu, buté et innocent, faut le croire. Courmantel commençait à avoir des doutes. Sans relever l’impertinence, il demanda: -Si je pouvais voir votre visage bien en lumière? Condescendant, le jeune homme se baissa vers la flamme de la torche qui achevait de se consumer. Courmantel avait imité le mouvement. -Dieu du ciel! gémit-il en se redressant. C’est vous! c’est bien vous! -Sans doute c’est moi!... Auriez-vous la prétention de m’avoir déjà rencontré? -Oui! la nature ne fait pas deux visages aussi semblables... vous êtes Coeur-Volant! -Encore!... Ah! corps de Satan! s’écria le chevalier exaspéré, je ne pourrai rien tirer de sérieux de cet entêté, et puisqu’il s’obstine à voir en moi un parent de ce sanguinaire bandit dont je regrette bien fort de n’avoir pu démasquer le visage lors de notre rencontre sur la Vézère! viens Matraque, en selle, mon ami; laissons ce malheureux cuver sa mauvaise humeur. Au fait, il doit nous tenir rigueur d’avoir interrompu sa triste besogne. Un moment, Courmantel resta indécis; puis voyant que les deux voyageurs, le laissant libre, se disposaient à enfourcher leurs montures, il se frappa le front et courut vers eux. -Un instant, monsieur le chevalier; faites-moi la grâce de m’écouter encore; je me repens d’avoir pu douter de votre parole. Bernard, un pied passé dans l’étrier, eut un haussement des épaules. Sincèrement, il prenait en pitié ce malheureux, dont le cerveau lui semblait mal équilibré. -Maintenant, demanda-t-il, vous n’en voulez plus douter? -Non. -Je ne suis plus Coeur-d’Amour? -Si fait, puisque vous-mêmes venez de l’avouer. -Alors, pourquoi ce revirement subit? -Parce que, si vous avez le propre visage d’un autre, -et cette extraordinaire ressemblance me confond, -vous ne pouvez être Coeur-Volant. -Vraiment... et le motif de cette impossibilité? -Ma nouvelle conviction s’établit sur trois preuves plus évidentes l’une que l’autre. -La première? -Coeur-Volant, sans rien entendre, m’eut poignardé; et le geôlier de Vincennes aurait subi le même sort. Bernard sourit. -Un oubli, un simple oubli, fit-il, on ne pense pas à tout... Passons à la seconde raison? -Il eût enlevé la petite bohémienne! -Hem! c’est encore juste!... Décidément, je baisse... Et la troisième? -Grain-de-Raison se fût fait un vif plaisir de lui planter ses crocs dans les mollets... Avec vous, il s’est abstenu... bien mieux, il a remué sa queue... Ça c’est capital! -Capital! répéta Matraque mis en joie; capital au possible; Monsieur le chevalier ne pourra en disconvenir. -Je vous félicite de votre perspicacité, baron, reprit le jeune homme, et, puisque j’ai négligé de me conduire assez cavalièrement pour avoir droit à un second sobriquet, qu’il n’en soit plus question, séparons-nous. -Monsieur le chevalier, prononça gravement Courmantel, vous avez devant vous un homme qui va se rendre directement à la rivière si vous n’agréez ses services. -Corbleu! voilà qui passe la plaisanterie. Vous déraisonnez, je crois. -Pardonnez-moi d’insister... Votre bonne action de ce soir m’a ouvert les yeux sur ma propre déchéance. Cette déchéance n’est pas complète, il est encore temps d’y remédier. Refuserez-vous d’achever ce que vous avez si bien commencé? Bernard était en selle. -Mon garçon, dit-il, nous n’allons probablement pas fréquenter le même monde. -Grain-de-Raison est autant au-dessous de moi que je puis être au- dessous de vous, monsieur le chevalier, et pourtant la bonne bête m’est utile. Laissez-moi vous prouver ma reconnaissance comme lui me prouve la sienne. -Mais vous seriez dupe, mon pauvre baron, mon pécule est modeste et, à part mon cheval et mon épée, toute ma fortune tiendrait dans la main. -Je ne demande rien quant à présent... Plus tard, lorsque vous serez grand seigneur, -et vous le deviendrez avant qu’il soit longtemps, ce n’est pas douteux, -vous reconnaîtrez comme vous l’entendrez le dévouement d’un bandit devenu honnête homme grâce à vous, d’un obligé discret, peu encombrant, mais toujours prêt à se présenter au premier appel. «Vous ignorez Paris, monsieur le chevalier; de loin, de bas, d’où vous voudrez, moi qui ai dû en apprendre tous ses mystères, je vous mettrai en garde contre les traquenards de la ville et les mensonges de la cour. -Matraque, dit le chevalier se décidant soudain, prends le baron Courmantel en croupe et marchez devant; il nous conduira vers l’hôtel de Villeneuve-Marsan; il doit bien le connaître. Courmantel poussa un soupir, courut à la vigne, réunit en un tour de main les quelques fripes qui figuraient sa bande et composaient son avoir, puis, il revint prestement et se hissa au poste qui venait de lui être assigné. Alors, le coursier à la queue de mulot reprit par les terres labourées, vers Saint-Sulpice, suivi de près par la jument de Bernard et accompagné par les jappements joyeux de Grain-de- Raison, qui ne savait à laquelle des deux montures accorder la préférence. En route, notre chevalier se fit donner des explications sur l’emplacement de l’hôtel, sur ses dispositions extérieures et sur son voisinage. Puis, lorsqu’il eut appris tout ce qu’il lui importait de savoir, d’une pression sur le mors, il retint son arabe de façon à rester un peu en arrière et à pouvoir réfléchir à ce qu’il allait entreprendre pour revoir Solange. Car il ne pensait qu’à elle seule, il en eût fait le serment. Pourtant, chaque fois qu’il fermait ses paupières pour fixer, de mémoire, les traits de Mlle de Villeneuve-Marsan, chose étrange, entre sa pensée et l’image désirée par lui, un autre visage moins altier venait s’interposer. Il voulait le chasser, revenir à son aimée. Impossible! La vision blonde de Gloriette troublait la netteté de la vision brune de Solange. III LA MAISON DES MIGNONNES. Tout au bout du faubourg qui s’était construit autour de l’abbaye de Saint-Martin-hors-les-murs, se dressaient, en face l’une de l’autre, sur la berge de la Seine, regardant la Porte-Neuve, à peu près dans le quadrilatère formé aujourd’hui par le quai Voltaire, les rues de Beaune, de Verneuil et des Saints-Pères, se dressaient, disons-nous, deux constructions de formes bien différentes et que leur voisinage rendait encore plus marquantes. La première, celle qui se trouvait en contact immédiat avec la promenade du Pré-aux-Clercs, affectait par son architecture mauresque l’aspect bien connu des Délicias andalouses. Sa façade ornée d’une colonnade cintrée et surbaissée avait vue, par ses six arceaux, sur le palais des Tuileries. À l’intérieur, les appartements, meublés de divans, de tabourets et de nattes, dans le goût oriental, tournaient autour d’une cour plantée en jardin et aboutissaient à l’arrière-façade, n’abritant que deux grands salons luxueusement tapissés, dont les fenêtres s’ouvraient partie sur la cour plantée, partie sous une toiture en auvent terminant la construction, et destinée à garer les chaises à porteurs ou les montures de la joyeuse ou batailleuse clientèle qui se donnait rendez-vous en ce lieu. Les écholiers de l’Université, pour se moquer des moeurs italiennes affichées par le roi et ses favoris, avaient baptisé ce rendez-vous des plaisirs: la Maison des Mignonnes... Mme Myrtille, la tenancière de l’établissement, n’y trouvait rien à redire, non plus qu’au surnom, peu gracieux pourtant, de «La Poulpe», qui lui avait été décerné autant pour caractériser ses honteuses combinaisons d’entremetteuse, tirant profit des rapports qu’elle parvenait à établir entre les grands seigneurs ou les financiers en quête d’aventures et les petites grisettes à court de pistoles, que pour synthétiser la flasque gélatine de ses charmes monstrueux. On ignorait tout du passé de la Poulpe, mais on la disait riche. En effet, son double métier de pourvoyeuse et d’espionne de la prévôté rapportait de l’or, en lui permettant de se croire à l’abri d’une fermeture motivée. C’était une fiche de sécurité jointe au plus honteux des trafics. Une place rectangulaire, un terre-plein pour mieux dire, séparait la face postérieure de la Maison des Mignonnes du portail majestueux, flanqué d’un haut mur de clôture, au-dessus duquel, par delà une cour d’honneur, se profilait la masse imposante d’un hôtel princier. Un hôtel inhabité depuis tantôt dix ans, sinon par des gardiens; un hôtel sur la façade duquel couraient maintenant des lumières, car c’était là le berceau des Villeneuve-Marsan, comme le clamait le fier cri de guerre du Grand Marquis: À tout! Marsan! sculpté dans la pierre du chaperon du portail, en dessous de l’écusson d’azur. Mme la marquise, revenant d’exil, venait de réintégrer son logis avec Mlle Solange, sa fille, Cortansio, son vieil écuyer, et une nouvelle suivante au grand air dédaigneux, miss Huming. Pour achever la description topographique de cette extrême pointe du faubourg Saint-Germain où vont se dérouler quelques-unes des scènes capitales du présent récit, disons que l’enclos de l’hôtel embrassait un espace immense et presque régulier longeant le Pré- aux-Clercs, à l’ouest, contournant, au midi, un lavoir attenant aux terrains réservés à la foire annuelle, et redescendant vers l’établissement de la Poulpe à l’est. Il pouvait être onze heures de nuit. Depuis tantôt deux heures, le chevalier Bernard d’Arma, l’escorteur impénitent, le défenseur des dames, le batailleur endiablé, notre Coeur-d’Amour enfin, restait appuyé à une des poutres de chêne qui servaient de soutiens à l’auvent situé derrière la Maison des Mignonnes. Que faisait-il là? Rien de bien important, et pourtant il donnait une attention soutenue à quelque travail où l’esprit seul pouvait être en activité. Depuis qu’il était parvenu en ce lieu, il n’avait pas bougé d’une semelle. Était-ce donc le but de son long voyage, ce terre-plein garni d’une herbe rare et foulée par places, comme lépreuse? Peut-être! Toujours est-il qu’il s’était autant dire hypnotisé à la vue des fenêtres éclairées de l’hôtel, n’accordant aucune attention aux lamentations de Matraque dont l’estomac chantait famine, ne répondant pas aux protestations de dévouement de Courmantel qui s’éloignait en lui jetant son adresse: «Rue de l’Échaudé, à l’enseigne des Trois Couronnes!...» ne s’apercevant même pas que son écuyer, fatigué d’avoir toujours à courir après les deux montures, dont les verdures lointaines flattaient les narines, s’étaient finalement éloigné à leur suite, pour ne plus revenir. Que lui importaient, après tout, ces vulgaires nécessités de la vie? Lui n’avait de regards et de pensées que pour les fenêtres de cet hôtel, dans l’intérieur duquel venait de se claquemurer Mlle de Villeneuve-Marsan, Solange, la perle du château de Bonaguil. Il vivait dans un rêve! Il vivait d’amour! Car veuillez remarquer l’étrange désaccord des sentiments qui, en un espace de temps restreint, s’étaient souverainement partagé son coeur. Alors qu’il suivait le paisible mulet portant Matraque et Courmantel, il avait eu toutes les peines du monde à se remémorer le visage de celle qu’il aimait, tant le joli minois de Gloriette, sa nouvelle petite soeur, avait mis d’obstination à s’interposer entre ce visage admirable et les ressources de son souvenir. Eh bien! dès qu’il avait mis pied à terre sur cette place, changement complet: la magique blondeur de la muette s’était soudain transformée en une vision auréolée de cheveux bruns. Le charme jeté sur lui par la petite bohémienne opérait bien encore un peu, puisque, brun ou blond, le visage qu’il avait sommé de répondre à son appel gardait la même forme, semblait conserver les mêmes traits, mais il le reconnaissait mieux maintenant, ces yeux noirs, c’étaient ceux de Solange, ce casque d’ébène, c’était la royale parure du front de Solange; de Solange aussi, il évoquait le nez aux ailes fines, la lèvre rougie comme une fente de grenade. Ah! il était amoureux, ce vaillant chevalier, amoureux comme on croit toujours ne l’être qu’une fois, solidement, définitivement. Solange! Solange! Solange! Il ne voyait qu’elle, ne pensait qu’à elle!... Oh! Gloriette pouvait venir à présent; Coeur-d’Amour se sentait cuirassé contre un retour de faiblesse coupable. Il ne craignait plus le regard céleste de ses yeux tendres... Ah! mais non! pas de bêtises! mieux valait ne point l’évoquer aussi, cette silencieuse enfant, dont le regard avait une voix... Et puis, les filles de Bohême ont des philtres; chacun sait ça!... Sa faction durait depuis tantôt deux heures sans qu’il eût fait un mouvement. Derrière lui, la Maison des Mignonnes avait pris graduellement de l’animation. D’abord, dans le salon de droite, deux personnages, dont l’un était masqué, avaient été introduits mystérieusement par la Poulpe. Puis, à son tour, le salon de gauche s’était peuplé de visiteurs, nombreux, ceux-là, et disposés à agrémenter le plus possible le temps restreint qu’ils avaient à passer dans cette vallée de misères. À droite, on parlait bas, on chuchotait. À gauche, on menait grand tapage: des cris, des rires, des verres choqués, de la musique, des chants, des danses, des baisers. Notre amoureux était si fortement intéressé par la vue des fenêtres qui s’éteignaient l’une après l’autre, que, de tout ce bruit, ses oreilles ne percevaient qu’un bourdonnement confus. Pourtant, il réprimait parfois un geste d’agacement, et, chose étrange, ses contrariétés intermittentes semblaient résulter beaucoup moins des éclats de voix lancés à gauche que des susurrements murmurés à droite. Des lois difficiles à préciser régissent les sensations extérieures perçues durant le sommeil: tel dormeur est affecté par le bruit, l’autre par le silence. Il en va de même du rêveur, qui n’est en somme qu’un dormeur éveillé. Il ne restait plus qu’une seule fenêtre allumée sur toute la façade de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, et l’âme du chevalier passait dans ses yeux, car il se disait: -C’est la sienne! Traduisez: «C’est celle de Solange.» Et il allait peut-être s’élancer, convaincu qu’il ne pouvait manquer d’être accueilli avec plaisir par la noble jeune fille, mais il se contint à temps, réfléchissant à l’esclandre qui résulterait de cette folle entreprise, au cas très improbable où il parviendrait à franchir, par escalade, la haute muraille. Force lui fut donc de demeurer à son poste. Il en fut bien payé par ce qu’il put voir ou deviner. La façade de l’hôtel était séparée du terre-plein public par toute la largeur de la cour d’honneur, et les fenêtres du premier étage ne pouvant offrir, à cette distance, aucune chance d’être prises d’assaut par les malingreux, filous et grappilleurs qui travaillaient de préférence dans les faubourgs hors les murs, où le chevalier du guet et ses archers se gardaient bien de les déranger, ces fenêtres n’étaient garnies d’aucun contrevent. De plus, l’habitation étant restée privée de ses maîtres pendant de nombreuses années, les rideaux et les stores, destinés à masquer la vie intérieure à certaines heures, s’en étaient allés d’eux-mêmes, vaincus moins par l’âge que par le soleil, la poussière et l’humidité. Or, le retour inopiné de la marquise et de sa fille avait nécessité pour cette première nuit, l’installation d’une défense de fortune contre les indiscrétions du dehors, et la dernière croisée éclairée se trouvait n’être protégée que par une simple guipure hâtivement tendue devant le vitrage. Soudain, une moiteur vint mouiller les tempes du chevalier, une forme féminine, éclairée à revers par la flamme du flambeau, venait de projeter très distinctement l’ombre de son profil sur la guipure. Le coeur de Bernard ne l’avait pas trompé; c’était, à n’en point douter, la fine et élégante silhouette de Mlle de Villeneuve- Marsan. Avec la tranquille insouciance d’une personne qui se sait enfermée, bien seule, et ne se sent pas épiée, Solange procédait aux préparatifs de sa toilette de nuit. Elle venait d’enlever sa première jupe, ainsi que son corsage à haut collet, à manches à gigot étranglées, et demeurait en cotte baleinée. Plus à l’aise en cette tenue, qui laissait en liberté ses belles épaules et ses bras peut-être un peu grêles, elle allait et venait, frôlant parfois la traîtresse guipure, examinant cette chambre inconnue d’elle, passant en revue les meubles, les tableaux, les garnitures. Puis, satisfaite de son inspection, après s’être agenouillée un instant sous un grand christ dont le corps d’ivoire blanchissait la pénombre, elle se redressa et ses mains agiles attaquèrent les lacets de son corset. -Corps de Satan! Coeur-d’Amour allait-il donc continuer, à l’insu de celle qu’il aimait, à violer de son regard ses secrets de vierge? Ah! que c’était donc tentant! Oui, mais, pour sa scrupuleuse loyauté, c’eût été une action déshonorante. L’honneur commande de ne prendre de la femme que ce qu’elle veut bien vous accorder de son plein gré. Or, Solange pouvait-elle être consentante? Dans l’impossibilité matérielle où il était de la consulter à cet égard, notre chevalier prit un héroïque parti... Il ferma les yeux. Mais, ses paupières une fois closes et toute l’énergie de sa pensée n’étant plus absorbée par l’acuité du regard, il constata non sans surprise que le sens de l’ouïe, presque atrophié chez lui l’instant d’auparavant par l’impérieuse contention de sa vue, se développait tout à coup au point de devenir d’une sensibilité gênante. En effet, les différents bruits exhalés jusque sur la place par la société qui peuplait la Maison des Mignonnes n’avaient encore tournoyé près de ses oreilles que comme un bourdonnement mal défini. À cette minute même, comme si un mur matelassé se fût soudainement écroulé, ils se dédoublèrent, se précisèrent, telles les parties distinctes d’un orchestre, au point qu’il se crut transporté du coup dans la maison même. Sa surprise fut si forte que ses paupières remontèrent. Instinctivement, malgré la sourde révolte de sa volonté, son regard retourna vers la fenêtre. Alors Coeur-d’Amour poussa un soupir de soulagement, de regret aussi, sans doute? Le temps de contrainte qu’il venait de s’imposer avait été bien employé par Solange. La lumière était éteinte. Toute la façade de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, uniformément sombre, ne laissait plus deviner la place de ses baies que par des renfoncements plus noirs. Le charme était rompu! Incapable d’accorder la moindre attention aux tiraillements de son estomac, -il n’avait pris aucune nourriture depuis plus de douze heures, s’étant arrêté pour la dernière fois à Palaiseau, -et d’ailleurs bien convaincu que son écuyer et leurs deux montures avaient dû aller se gîter et souper quelque part. Coeur-d’Amour se résolut à demeurer encore à son poste d’observation. Par exemple, n’ayant plus aucun sujet d’observation à examiner sur la façade de l’hôtel désormais endormi, il fit le tour du pilastre de chêne pour porter toute son attention sur la Maison des Mignonnes. Le peu qu’il avait pu percevoir, tout à l’heure, de la conversation échangée entre les deux personnages installés dans le salon de droite, l’incitait à en apprendre plus long. Il se rapprocha donc, en évitant de faire le moindre bruit, de la fenêtre la plus proche. Comme il faisait une température assez élevée dans l’intérieur de la Maison des Mignonnes, la Poulpe, avant de se retirer, s’était efforcée d’accrocher l’espagnolette à son cran d’arrêt, pour permettre à l’air du dehors de trouver un passage dans l’entrebâillement des deux battants. Coeur-d’Amour put donc voir les deux interlocuteurs et les entendre. L’un était petit et maigre. Sa figure chafouine, son teint bilieux, son nez fortement busqué, présentaient un ensemble du caractère le plus faux qui se puisse rencontrer. Cette tête d’oiseau de proie surmontait un vêtement tout noir et de coupe sévère. Son propriétaire répondait au nom de Gaspard Mouvette. Lieutenant de robe courte, il ne fréquentait guère le Grand Châtelet, ayant été détaché au service particulier de Catherine de Médicis, et ce service ne pouvait passer pour une sinécure, la reine mère ayant toujours eu la toquade des entreprises où le poignard, le poison et la hache, ensemble ou séparément, étaient appelés à jouer un rôle important. L’autre personnage, beaucoup plus grand, beaucoup plus épais, portait un vêtement où dominait le rouge; sur sa face bestiale, sur son cou de taureau, sous ces cheveux plantés bas, le rouge s’étalait aussi. Ironie du hasard, malgré cette surabondance de sanglantes couleurs, cette brute inintelligente se nommait Peaunoire. Peaunoire exerçait son métier de forgeron d’une façon intermittente, et remplissait plus communément les fonctions d’aide tortureur près la cour prévôtale. Gaspard Mouvette semblait exercer sur son compagnon une fascination singulière. C’est sa voix qui avait tout d’abord attiré l’attention de Coeur-d’Amour, parce que cette voix avait dit: -Le colombier d’en face va se réveiller de son long sommeil. -Les Villeneuve-Marsan sont graciés? -Oh! comme tu y vas, ami Peaunoire!... La marquise et sa fille sont au nid, voilà le vrai, parce qu’on s’intéresse en haut lieu nu placement de la jeune personne... C’est quelque chose comme une affaire d’État... Coeur d’Amour eut la gorge comme dans un étau... Quoi! N’était-il venu de si loin en escortant, en gardant précieusement Solange, que pour se la voir ravir par un autre sitôt son arrivée à Paris? Il est vrai qu’avant de pouvoir obtenir la main de cette noble demoiselle il avait fort à faire, lui simple cavalier de fortune, enfant perdu: il lui fallait conquérir une place au soleil, se faire un nom, obtenir un rang. Il se savait noble, puissant seigneur, peut-être; hélas! il ne pouvait le prouver. Quelles forces garderait-il pour tout ce qui lui restait à entreprendre si, dès le début, l’espoir de conquérir Solange venait à lui manquer? -Mais en ce qui concerne Jacques de Villeneuve-Marsan, poursuivait le lieutenant de robe courte; reviens sur tes pas, mon bonhomme... Le cas de celui-là est différent... bien différent! -En quoi? demanda Peaunoire. -En ce qu’il peut avoir des idées à lui... On parlait du père de celle qu’il aimait, c’était en quelque sorte parler encore d’elle. Bernard d’Arma réprima son angoisse pour écouter. -Ah! des idées à lui, fit l’instable forgeron sans comprendre... Quelles idées? -Parbleu, celle de ne pas trouver le prétendant à son goût... -Quel prétendant? -Celui qu’on destine à la demoiselle, donc! -Ah! c’est juste. -Ou encore celle de vouloir lui-même choisir son gendre. -Ça me semble difficile! -Difficile? -Dame, à Vincennes! -Il peut en sortir! -Tiens, au fait, oui! -Eh bien, c’est ce que nous ne voulons pas! Le petit homme à tête d’oiseau carnassier n’avait prononcé ces derniers mots qu’en baissant la voix, mais l’énergie de son geste ponctuant la phrase pouvait la faire interpréter dans un sens si terrible que, sous l’auvent et dans la pièce, les deux auditeurs reculèrent d’un pas simultanément. -Impossible! pensa Coeur-d’Amour en revenant se mettre aux écoutes tout contre la bordure du châssis. À quoi vais-je rêver là?... On n’oserait! «Puisque je suis en bonne place pour surprendre ce que vont comploter ces deux chenapans, laissons-les s’enferrer... Au dernier moment, s’il y a lieu, j’irai leur mettre la main au collet... «Ventrepape! les autres vont-ils faire le jeu de ceux-ci en m’empêchant de tout entendre? Des rires accompagnés de bravos venaient en effet de partir du salon de gauche, motivant cette réflexion. Par bonheur, ce ne fut qu’une explosion. -Je vous vois venir, vous, s’écria le tourmenteur avec un commencement de colère. S’il y a quelque besogne à faire en dehors des règles, merci bien, je sais ce que cela pourrait coûter... serviteur; je ne travaille pas sans un ordre écrit, moi, seigneur lieutenant de robe courte. -Bon, se dit le chevalier, cette vilaine figure d’enterrement n’est pas celle d’un sacripant, puisque celui qui la porte appartient à la police du royaume. Je me serai trompé sur ses intentions. Au lieu de prendre la mouche, le seigneur lieutenant demanda posément: -As-tu jamais pu voir de près le grand marquis de Villeneuve- Marsan, toi, mon ami Peaunoire? -Oh! souvent!... Mon métier m’appelle deux ou trois fois par semaine à Vincennes, pour la vérification et la réparation des fermetures, des entraves, des chaînes. On m’a même installé une forge dans la cour de la réserve, sous un appentis collé à la tour du donjon... -C’est dans cette tour qu’est la chambre du marquis? -Oui, un noble et beau vieillard... -Un vieillard?... Il va sur ses quarante-cinq ans. -Il porte beaucoup plus... Ce n’est pas surprenant, après tout: dix ans de prison, ça vous déconsolide un homme... Est-ce pour me parler du marquis que vous m’avez fait venir ici? -C’est pour assurer ta fortune, mon bonhomme... N’as-tu jamais rien désiré? -Si, quitter mes fonctions subalternes... être à mon tour le maître... Avoir le poste de tourmenteur juré. -Brr! grogna Coeur-d’Amour avec dégoût, le goujat au manteau rouge est tortionnaire... Immonde espèce! -Tu l’auras! promit Gaspard Mouvette. -Oh! oh! fit l’hercule, pas si vite... Je vous sais puissant, seigneur lieutenant, je n’ignore pas que vous fréquentez haut; mais, avant d’accepter votre offre, faudrait-il au moins que je sache... Le lieutenant de robe courte fit un pas vers lui et le poussa tout contre la fenêtre derrière laquelle notre chevalier se faisait petit, petit. -Drôle, demanda-t-il en baissant le ton, -et cette précaution devenait inutile, puisqu’ils étaient tous deux maintenant dans le voisinage immédiat du chevalier aux écoutes. -Drôle, il s’agit d’obliger notre beau seigneur Roland, duc de Nemours. Ce nom fut perdu pour Coeur-d’Amour, à cause de nouveaux éclats de voix partis du salon voisin. Nos deux interlocuteurs ne prirent aucun ombrage de ce bruit. Chez la Poulpe, à la seule condition de ne point s’immiscer dans les affaires d’autrui, chacun pouvait agir à sa guise et en toute sécurité. Peaunoire plissa ses grosses lèvres lippues. Apparemment le nom prononcé ne l’impressionnait en rien. -Il s’agit de faire le jeu de monseigneur le chancelier de Villequier! C’était plus grave! Gaspard Mouvette acheva: -Il s’agit surtout du service de Mme Catherine! Pour le coup, l’homme au manteau rouge courba les épaules et bégaya avec effroi: -Mme Catherine! La reine mère! -La reine mère! répétait de son côté le chevalier. Que peut-elle encore préparer de louche, celle-là? Ce que je connais de ses actions passées fait dresser les cheveux!... Et puisqu’il est à l’Italienne, ce policier à visage de cadavre ne doit être catholique que de nom... Corps Dieu! j’ai bien fait de rester ici. Dans la pièce si bien surveillée par l’ex-chevalier d’escorte des dames de Villeneuve-Marsan l’entente allait enfin se conclure. Catherine de Médicis n’avait point l’habitude de voir discuter ses ordres et, bien que depuis l’avènement de Henri III, son fils préféré, elle eût perdu beaucoup de son ancienne puissance, elle en gardait encore assez pour faire agir ses séides et mener à bien, du fond de la retraite qu’elle s’imposait, ses multiples et secrets desseins. -Seigneur lieutenant, dit le géant apoplectique, le métier de questionneur n’empêche pas un homme d’être honnête; j’ai toujours apporté beaucoup de scrupule dans mes fonctions et personne ne peut me reprocher d’avoir jamais agi de mon propre chef; mais du moment où il s’agit du service de Mme Catherine... -Et du bien de l’État, mon bonhomme. -Et du bien de l’État... Parlez... Je suis à vos ordres. Gaspard Mouvette sourit. -Tu deviens raisonnable et je t’en félicite, fit-il. Ta résistance pouvait te conduire sur la claie que tu connais bien pour y avoir fait gazouiller tes nombreux clients... Voyons, tu sais tenir un marteau, des pinces, un trident?... Tous les outils de ton métier portent des noms affriolants et sont également bons pour tuer... Peaunoire eut un sursaut et ses genoux fléchirent. -Serais-tu indisposé? s’intéressa ironiquement l’agent de la reine mère. -Je ne suis pas un assassin! -Eh! qui te parle de le devenir?... Alors, à ce compte, et puisque c’est Madame Catherine qui ordonne, Madame Catherine serait donc meurtrière! Sous l’auvent, en écoutant traiter ces abominations avec un sans- gêne gouailleur, Coeur-d’Amour était devenu d’une pâleur de cire. Avait-il donc crainte? Oh! non, c’était la colère, une fureur blanche qui figeait son sang, contractait ses lèvres, enflammait ses yeux, agitait tout son corps de secousses fiévreuses. Pourtant, il ne bougeait pas, parce qu’il se disait, tout en tourmentant de ses doigts énervés la coquille de sa rapière: Je veux savoir! Je veux savoir! Et lorsque je saurai, ah! ce sera fini, pour eux, de rire!... «Mais, vertudiable! qui veulent-ils donc tuer? Peaunoire posait justement la question précise à son interlocuteur: -Quel est le nom de celui qu’il faut frapper pour obliger monsieur le duc, satisfaire M. le chancelier et servir Mme Catherine. -Tu deviens indiscret, mon brave, répondit Gaspard Mouvette, en s’éloignant de l’embrasure et en entraînant vers la porte son interlocuteur, preuve que l’entretien touchait à sa fin. Son nom importe peu, et tu pourras le lui demander à lui-même après l’affaire. -À quelle classe appartient-il? -À la plus élevée; autrement, s’occuperait-on de lui à l’hôtel de Soissons? L’hôtel de Soissons servait de logis à Catherine. -Dites-moi son âge?... Ce qu’il a fait pour mériter pareille fin? -C’est de l’inquisition. -Enfin, je dois pourtant savoir quand il faudra... -Oh! cela, oui... Demain à la tombée du jour. -Sitôt? s’effara Peaunoire. -Si tard, veux-tu dire?... Ah! pour un homme enthousiasmé de son rôle, vrai, tu ne le parais guère... Va demain, à l’heure dite, au château de Vincennes... -C’est là que?... -C’est là. L’émissaire de l’Italienne était parvenu à la porte et sa main en caressait déjà le bouton. Coeur-d’Amour s’était ramassé, prêt à foncer au travers de la fenêtre. -Prends des aides, reprit le lieutenant, pas de tes compagnons, des rufians, des argotiers, à ton choix, et, puisque tu as la forge dans la cour de la réserve, fais les passer pour des compagnons forgerons et cache-les dans l’appentis... -Oh! si c’est au Grand Marquis que vous en voulez, s’écria Peaunoire, la tour du donjon défie toute escalade! -Farceur! feras-tu ce qui t’est commandé? -Mais la garde peut nous surprendre. -La garde aura des ordres et ne se montrera pas... Le feras-tu? -Je le ferai, gémit le malheureux. -Bien... Ton rôle est simple... «Si tu vois un prisonnier chercher à s’évader... un prisonnier, tu m’entends, quel qu’il soit... appelle la garde... Il ouvrit la porte en ajoutant: -Et, comme la garde ne viendra pas, fais ce qu’elle eût eu le devoir de faire... tue! Les carreaux de la fenêtre tombèrent en éclats, et Bernard d’Arma, terrible, bondit dans l’intérieur de la pièce en criant: -Rendez-vous, bandits, ou vous êtes morts! Mais il n’y avait plus personne devant lui, les misérables s’étaient éclipsés, et, emporté par son élan, le jeune homme alla heurter la porte, qui rendit un son plein. Toutes les tentatives qu’il fit pour essayer de l’ouvrir ne donnèrent aucun résultat. La fermeture était à secret. Alors, désolé d’avoir trop tardé et de l’inutilité de ses efforts, Coeur-d’Amour eut une seconde de découragement et gémit: -Les lâches! C’est au marquis de Villeneuve-Marsan qu’ils veulent arracher la vie... C’est le père de Solange qu’ils veulent assassiner. Il se redressa, une réflexion subite venant éclairer son mâle visage: -Ah! vous avez compté sans moi, messieurs les assassins... Puisque le guet-apens tient pour demain... j’y serai! IV CE QUE VIT ET CE QU’ENTENDIT COEUR-D’AMOUR. Ayant pris cette résolution quelque peu folle, puisqu’il ignorait tout de la capitale, n’y possédait aucune amitié et ne pouvait, surtout, intéresser personne à son projet, au lieu de se retirer sur-le-champ, pour la forme seulement, le chevalier se prit à sonder les murailles du pommeau de son épée. La fuite des deux complices pouvait n’être que simulée, la porte, qui sonnait le plein, avait les allures d’un trompe-l’oeil et, dans les murs de cette singulière maison, Bernard ne doutait pas devoir trouver quelqu’un ou quelque chose... Les deux fugitifs apeurés, rencoignés dans une cachette, peut-être?... À leur défaut, il espérait la découverte d’un nouveau secret pouvant servir à alimenter sa batailleuse activité de redresseur de torts, de défenseur du faible contre le fort. Tout en heurtant à petits coups les lambris où une ornementation de stuc dessinait les méandres d’une guirlande de fleurs et de feuillage, il se disait: -Dois-je aller frapper au portail de l’hôtel de Villeneuve et prévenir la marquise du hideux complot?... Ou dois-je retrouver Matraque, monter à cheval, et faire aviser le Grand Marquis par l’intermédiaire de Gloriette? «Examinons le premier point. «La châtelaine de Bonaguil est descendante du seigneur Pierre Terrail, m’a-t-on dit; elle a du sang de Bayard dans les veines; comme telle, au premier mot prononcé par moi, elle serait capable de relever l’épée du Chevalier sans peur et d’appeler le peuple au secours de son époux... Or, le peuple ferait sédition, ce n’est pas douteux, et bien du sang coulerait inutilement sans doute... «Ce moyen n’offre donc aucune garantie... Passons à l’autre. «Aviser Gloriette?... Sais-je seulement où la rencontrer?... Et puis à quelles vengeances la désignerais-je, cette enfant déjà si malheureuse?... En m’obéissant, elle se mettrait en état de rébellion ouverte contre Madame Catherine, la plus vindicative des femmes. «C’est vrai que le roi ne doit pas être au courant de l’infamie projetée... Mais cette femme est sa mère! «Non! le second moyen ne vaut pas mieux que le premier... je dois m’en tenir et m’en tiens à ma précédente résolution: «J’irai seul et sans aide!... Les assassins fussent-ils dix, fussent-ils vingt, mon épée suffira! «Vertudiable! si l’affaire ne devait être chaude, où serait le mérite? Si quelqu’un eût pu voir en cet instant notre chevalier et connaître à fond l’audacieuse entreprise qu’il méditait d’accomplir, il eût frémi en pensant: -C’est un dément, ou c’est un héros. Or, Coeur-d’Amour avait toute sa tête à lui. Il jouissait par avance de la bataille prochaine. Certes, il eût de beaucoup préféré savoir que la lutte aurait lieu entre rapières; car, contre des marteaux, des pinces, des dagues, des fléaux, seules armes employées par Peaunoire le tourmenteur, quelle attaque imaginer?... Bast! le moment venu, il saurait bien la trouver, et alors gare aux écorcheurs! Un jour ou l’autre, il lui aurait bien fallu aller à Vincennes pour revoir Gloriette, sa petite soeur. Sa visite s’en trouverait avancée, voilà tout. Bien entendu, toutes ces réflexions, Bernard d’Arma se les était faites sans discontinuer sa chasse au secret. La muraille battait toujours le plein, il en enrageait. Tout à coup, le croisillon de son épée s’étant heurté à l’une des roses de la guirlande de stuc, il fit un bond en arrière et son premier mouvement fut d’aller souffler la lampe qui se trouvait sur un guéridon à sa droite. Bien lui en prit, sans ce geste, il eût été indubitablement découvert par la nombreuse et bruyante société réunie dans le salon contigu et dont il n’était séparé maintenant que par une fine résille de fer. La face externe de cette trame métallique, inégalement tissée en mailles lâches ou serrées, devait servir de support à une peinture murale, sa transparence offrant des inégalités d’un goût artistique. Le calice de la rose recélait un ressort. Tout le panneau dissimulant l’envers de cette cotte de mailles murale venait de se replier lame sur lame, à la façon d’une jalousie. Ah! si l’établissement de la Poulpe jouissait d’une honnête réputation de discrétion, c’était bien à tort. Par cet exemple, on se rendra facilement compte des moyens employés par elle pour renseigner la prévôté de Paris sur ce qui se passait ou se disait dans chaque pièce de la Maison des Mignonnes, même si le verrou intérieur en était poussé. Le salon ainsi révélé aux yeux de Coeur-d’Amour, par un truc d’une loyauté contestable, mais qui avait son utilité, en ces temps de conspirations, pour mettre la police générale du royaume au courant de bien des intrigues, ce salon était précisément la seconde pièce de l’arrière-façade, celle qui s’éclairait aussi sous l’auvent, celle qui, durant tout le cours de la soirée, avait intrigué le guetteur de l’hôtel de Villeneuve par le bourdonnement confus des mille bruits qui s’y menaient. Il était écrit qu’en cette nuit mémorable tous les sens de Bernard devaient être successivement mis à contribution. Il avait d’abord fait appel au témoignage de ses yeux -et avec quelle âme! -en guettant la dernière lumière de l’hôtel voisin; il avait ensuite chargé ses oreilles d’écouter le colloque des deux conspirateurs d’assassinat. Or, maintenant qu’il pouvait, en toute sécurité, faire agir de conserve ses regards et son ouïe, ce furent ses narines qui, frappées par de bonnes senteurs de victuailles, opérèrent la première reconnaissance à travers la toile. Qu’on nous pardonne de montrer le chevalier dans cette déplorable attitude de renifleur. Hélas! si vaillant qu’il pût être, ce n’était qu’un homme et - grâce à cette faiblesse de l’homme -il en avait les défauts... si tant est que vouloir vivre en est un! Veuillez vous souvenir de ceci: son dernier repas était loin et le laissait à jeun depuis un incalculable nombre d’heures. Or, devant lui, là, s’étalaient les reliefs d’un plantureux souper. Qu’on juge s’il dut se faire violence pour garder son sang-froid et calmer l’odieuse voix de son estomac en pleine révolte. Auprès de celui qu’il endura en un instant, le supplice de Tantale n’était que de la Saint-Jean. En son lieu et place, devant ces senteurs apéritives diaboliques, Matraque eût peut-être abjuré sa foi de chrétien. Lui n’abjura rien; il eut l’héroïque courage de refouler son mal. Comme tout à l’heure, il voulait voir, il voulait entendre. Le salon mitoyen, brillamment éclairé, regorgeait de monde. Il y avait là, pour le moins, quatorze muguets de cour et une demi-douzaine de femmes, sans parler des deux servantes qui semblaient aussi faire partie de la société. Coeur-d’Amour ne put les compter. Il attendit d’entendre parler chacun pour fixer dans sa mémoire voix et physionomies. Les femmes étaient toutes jeunes et belles. Elles fraternisaient ensemble, bien qu’elles fussent de conditions très variées: grandes dames, bourgeoises, bohémiennes, ribaudes. -Hardi la viole, Fiamma! disait un petit blondin étendu, les tibias en l’air, sur un fauteuil renversé; et toi, Isis la Belle, fille de Satan, danse, danse encore... tes jambes sèment la gaîté... -Je ne suis point la fille de Satan, seigneur de Maugiron. Mon père se nomme Ripaudier; il est duc! Tous éclatèrent de rire. -Ah! fit un autre en vidant son verre, duc d’Égypte! noblesse d’argot! La peste soit de tes prétentions, douce Isis... Et toi, Fiamma, ton père serait-il prince, par hasard? Fiamma, superbe fille au regard de velours, abandonna sa viole pour fixer le questionneur. Mon père, dit-elle, est peut-être duc, prince, ou simplement comte comme vous, monsieur de Saint-Mégrin. À son défaut, Salem-Kébir vous est connu; celui-là est mon protecteur. L’énoncé de ce nom jeta un froid. Il n’eût pas fait bon de se moquer trop haut de ce personnage, redouté à l’égal du mauvais oeil. Après un court silence, la conversation fut renouée par un jeune seigneur, assez gros, et possédant un fort accent germain: -Eh! Messeigneurs, que nous importe la filiation de nos mignonnes compagnes, pourvu qu’elles sachent boire... N’est-ce point ton avis, d’Entragues? L’interpellé haussa les épaules. Mon pauvre Schomberg, tu as une façon tout à fait choquante d’envisager la beauté à travers des flacons. Pour ma part, si j’admets difficilement l’ivresse chez l’homme, ce genre d’intempérance me rend la femme odieuse. Le gros Schomberg fit la moue. Heureusement, fit-il, en vidant son verre, il n’y a ici que toi pour être de cet avis, mon cher comte. Si ces messieurs ont la faiblesse de ne me point soutenir, j’en appelle au témoignage de la charmante amie du plus fou d’entre nous. -Ayelle! crièrent plusieurs voix. -Quoi? demanda celle qui répondait à ce nom, une des trois dames dont les collerettes empesées et les toilettes luxueuses n’eussent pas été déplacées à la cour. -Ayelle, Schomberg désire vous poser une question. -Ayelle, gardez-vous de l’écouter; c’est un passionné, sans qu’il y paraisse. -Et quand il devient entreprenant... -N’en croyez rien, délicieuse comtesse, ces messieurs voudraient acheter votre silence au profit de d’Entragues, qui n’est qu’un traître! explosa le gentilhomme lorrain, tout congestionné. -Un traître! expliquez-vous? -Eh! l’explication est simple, coupa un petit homme tout contrefait. Moi, Chicot, je suis du parti de M. de Schomberg et déclare Charles de Balzac, comte d’Entragues, ici présent, coupable de lèse-galanterie. On écoutait sans comprendre. -Chicot, tu déraisonnes! -Chicot, tu deviens bouffon! -Je le deviendrai, n’en doutez pas, lorsque cet imbécile de Sibillot voudra bien abandonner l’emploi que son insuffisance déshonore1. Pour l’instant, je parle fort sensément. -Alors, bavard, donne des preuves. -Soyez donc juges, seigneurs. Depuis que nous sommes réunis céans, M. le comte d’Entragues a-t-il seulement accordé un regard - j’entends un regard où se lise l’intérêt -aux mignonnes personnes dont la compagnie -sauf M. de Schomberg, auquel il faut du vin - nous enivre tous? -C’est vrai, approuva-t-on. -Je m’adresse à votre bonne foi, monsieur de Mercoeur. S’est-il détourné en voyant s’approcher de ses lèvres le bras blanc de Mlle de Limeuil qui vous fait vis-à-vis? -Oui, pardieu! le comte s’est détourné. -Avouez aussi, monsieur d’Épernon, avouez, monsieur de Maugiron, qu’il fermait les yeux lorsque dansait Isis-la-Belle, dont les jambes nous semblent une bénédiction? -Il n’y a pas à le nier: Balzac semblait à cent lieues de cette céleste vision. -MM. de Livarot, de Quélus, de Joyeuse et de Ribérac ne me démentiront point. À leur connaissance, toutes les agaceries de Mlle de Saint-Rémy sont restées impuissantes à dérider le comte, et il s’est même presque fâché, souvenez-vous-en, en se trouvant pris entre les épaules, si séduisantes pourtant, de Faustine et de Mariola, les deux servantes occasionnelles de Mme la Poulpe? -C’est vrai! -C’est vrai! C’est vrai! -A-t-il un regard inquisiteur, ce Chicot! Il n’y avait pas que le petit bonhomme pour avoir de bons yeux, car, à l’abri de sa toile métallique, en cet instant même, Coeur- d’Amour ouvrait démesurément les siens et se disait: -Les voilà donc, tous ces muguets, ces menins, ces mignons, dont la déplorable réputation est parvenue jusqu’à moi au fond de la Gascogne, au bout de l’Italie même... Eh bien! je sais gré à mon étoile de me les avoir fait désigner. «Vertudiable! à distance on a le tort de se former une opinion exagérée de ces courtisans... De près, ce n’est plus du tout la même chose... Et ce qu’ils perdent à se montrer de près! Pourtant, notre chevalier se réservait encore en ce qui concernait le comte d’Entragues. Bernard d’Arma était un observateur réfléchi et il ne pouvait concevoir que, sous le beau front de penseur de celui que raillait si irrévérencieusement le spirituel nabot, il n’y eût d’autres rêves que les ineptes ou les futiles caprices dont se contentaient assurément ses compagnons de plaisir. Une chose intriguait le chevalier: dans son officieuse présentation, dans son énumération pourtant longue, le nain s’était abstenu de répéter le nom de Fiamma, la joueuse de viole, la protégée de Salem-Kébir, le physicien, et n’avait pas nommé non plus un dernier soupeur auprès duquel Fiamma s’occupait justement à un travail incompréhensible de séduction. Il ne put apporter à la suite de cette scène particulière tout le soin qu’il eût désiré y mettre, puisque Chicot reprenait: -Eh bien, messeigneurs, le crime est abondamment démontré, et s’il s’était glissé quelques espions parmi nous, par son attitude compassée de ce soir, M. d’Entragues vous eût fait le plus grand tort... -Comment cela, Chicot? -Éclaire, l’ami, nous avons la vue basse. -Mais, mes bons seigneurs, en donnant un semblant de raison aux propos qui courent la ville sur chacun de vous. -Et ces propos nous accusent de... -Fuir comme la peste l’approche des dames!... Il y eut un immense cri de dénégation au travers duquel on put distinguer ces phrases: -C’est une calomnie honteuse!... -Une abomination! -Des mignons, nous? Ah! mais non! -Si ce n’est au Louvre. -Ou à l’hôtel de Lorraine... Le comte d’Entragues venait de se lever et dominait l’assemblée de sa haute stature. -Écoutez! lança-t-il d’une voix sonore! et tout le monde se tut... Ce grand bruit est sans cause. Je suis fautif, en paraissant ne point m’être occupé de ces demoiselles, d’avoir fourni à notre ami Chicot l’occasion, toujours recherchée par lui, de décocher quelques sarcasmes bien sentis... Entre nous, c’est là mon tort unique, car, décemment, je ne pouvais me montrer assidu après d’une de nos mignonnes sans la tromper ou me parjurer, puisque j’aime ailleurs. -Quelle est l’heureuse beauté? -Vous me permettrez de taire son nom. -Autorisez-moi donc à vous suppléer auprès de ces messieurs qui sont impatients de l’apprendre. -Tais-toi! -Est-ce une prière? -C’est un ordre! -Or donc, je parlerai! -Tais-toi, avorton! D’Entragues s’était élancé pour placer sa main ouverte sur la bouche du nain, mais celui-ci, s’insinuant entre les groupes, avait eu le temps de mettre la table entre son poursuivant et lui, et il criait tout en courant: -Pas si vite, monsieur le comte... Mademoiselle Yannie de Goulaine... (Oh! là là! a-t-on idée d’avoir de pareilles jambes?) la fille adoptive du chancelier... (Je n’aurais pu fournir la course du jardin des Hespérides, moi!...) Elle mourrait de honte si elle pouvait vous voir... (Je me croyais des poumons plus solides!...) poursuivre ainsi, fougueusement... (Ouf! En terminerais-je?) un gentilhomme mal conformé! Le hasard lui fut propice. À l’instant où d’Entragues allait l’atteindre, la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à un nouveau gentilhomme qu’introduisait la Poulpe. Chicot, jouant une dernière farce, s’élança sur l’énorme femme et s’enferma dans les plis de sa jupe comme en une alcôve. La poursuite se terminait de la façon la plus imprévue, car le comte s’était arrêté pour tendre sa main à l’arrivant dont tous acclamaient la venue. Ce devait être ce roi des fous, cet admiré chef de file de la jeunesse de la cour, cet ami de la comtesse Ayelle, enfin, dont avait parlé le gros Schomberg quelques instants auparavant. C’était lui, en effet, c’était Roland, comte d’Armagnac, duc de Savoie-Nemours, premier gentilhomme de la chambre depuis peu, depuis le gain définitif de son procès devant le Parlement. Car si ce dompteur de la fortune, soutenu secrètement par la puissance occulte de Catherine, dont il était le favori inavoué, portait haut, sur ses épaules de vingt ans, la charge écrasante de ses noms ronflants et de ses titres sonores, nous devons dire ici que la propriété des uns et des autres lui avait été vivement contestée jusqu’au dernier moment. Il avait triomphé sur toute la ligne, pour cette raison assez spécieuse que les témoignages des principaux opposants, Salem- Kébir, physicien du chancelier, et un sieur Mantel, dit Courmantel, avaient été déclarés irrecevables et mal fondés, la religion de l’un déniant toute valeur à son serment, comme l’indignité de l’autre, -un voleur! -empêchant qu’on pût ajouter foi à son dire. Mais maintenant qu’il était entré en possession, toute nouvelle contestation qui se serait produite eût semblé puérile et illusoire, car un arrêt du Parlement ne se pouvait casser que par un autre arrêt. Or, l’on sait combien la chose jugée a de poids, les juges répugnant toujours à admettre qu’ils ont pu se laisser abuser. Au fait qu’allons-nous parler de tromperie possible à propos de cet élégant et fier cavalier au large front, auréolé de cheveux plus noirs que l’ébène, à la moustache victorieuse, au teint hâlé, presque bistré? Certes, le comte Roland avait toute la distinction de sa race et un incontestable air de famille. Si sa peau paraissait un peu foncée, de prime abord, et lui donnait une vague parenté de couleur avec celle des chefs de certaines tribus errantes, ce n’était en quelque sorte qu’une preuve de plus de son authenticité, le sang des Armagnacots s’étant mélangé à celui des Maures au temps de l’invasion sarrasine. Au demeurant, il y avait une fausse tournure de gitano dans cette physionomie intelligente autant qu’orgueilleuse, sur le sommet de laquelle -coiffure bizarre s’il en fut -retombait une grande mèche de cheveux plaqués en forme de virgule. Cette mèche originale devait avoir pour destination de masquer un défaut, car elle déparait plus qu’elle n’ornait la beauté symétrique du front. Le nez, hardiment modelé, affectait la forme d’un rostre de vautour: les prunelles, languissantes par moments, et par moments chargées de foudre, semblaient indiquer que leur galant propriétaire était un aimeur bien plus qu’un amoureux, un de ces fascinateurs qui portent l’incendie dans les coeurs Innocents, puis se retirent, sans éteindre, sans calmer, insouciants du mal dont ils sont les auteurs. Nous ne pouvons mieux achever ce portrait qu’en décrivant la bouche: celle-ci était délicate, menue et si élégamment meublée que, sans la soyeuse moustache qui en ombrait le haut, on eût pu la prendre pour une bouche de femme. Jeunes filles, ne vous fiez jamais à cette apparence de plaisirs promis; c’est l’appel du baiser trompeur, le miroir hypocrite, le lâche mensonge d’amour! Ne vous fiez pas à ces lèvres, leur approche empoisonne la vie et leur contact tue! La bouche de Roland, lorsqu’il s’observait, souriait comme celle d’un enfant, mais on sentait que ce sourire d’emprunt cachait un rictus de carnassier! Par ce qui vient d’être dit, on se figurera peut-être qu’il devait exister une opposition frappante entre cette physionomie et celle de Bernard d’Arma, fière aussi, celle-là, terrible à ses heures, comme l’autre, et comme l’autre brunie, mais respirant une loyauté sans bornes, une franchise inquiétante, une bravoure chevaleresque. Si l’on pensait cela, on se tromperait. À part certaines aspérités morales qui donnaient à chacune de ces têtes son caractère propre, à part surtout la mèche caractéristique du duc, au physique, leur similitude était si frappante que, depuis l’entrée du beau Roland, Coeur-d’Amour, stupéfait, ébahi, restait en contemplation devant ce qu’il eût pu prendre pour un double de lui-même, si ce double n’avait porté un brillant costume de soie rehaussé d’or, alors que lui se savait habillé de gros drap et de cuir. Notre pauvre affamé était si fort occupé par la contemplation de cette chose inimaginable, -son propre visage sur un corps de courtisan, -qu’il oubliait tout: Solange, les assassins, le Grand Marquis prisonnier, les mignons, les mignonnes, le pourquoi de sa présence en ce lieu, et même les douloureuses réclamations de son estomac, qui cherchait vainement à lui démontrer combien la nature a horreur du vide. Ce qui suivit mit fin à son extériorisation maladive et le rappela vite au sentiment du présent. La comtesse Ayelle avait été la première à fêter Roland qui, pour l’instant, voulait bien l’honorer de ses faveurs et dont elle était la maîtresse, au su et au vu de tous. Puis, avec une impertinence royale, le beau don Juan serra mollement quelques mains, pinça un menton, effleura de ses doigts bagués une taille, -faveur insigne, doux souvenir, -et, ayant traversé les groupes, il se laissa choir sur le divan, en invitant d’Entragues à le venir rejoindre. Celui-ci vint à l’appel et s’assit, permettant à Chicot d’abandonner sa cachette et délivrant ainsi la Poulpe de l’embarrassante entreprise du nain. Lorsque la Poulpe se fut retirée, Roland déclara sur un ton comique: -Mes belles petites, je viens de voir de bien vilaines figures!... Pas trop de bruit, je vous prie. Sans qu’il y paraisse beaucoup me couve une maladie pernicieuse. -Toi, malade? s’écria-t-on avec doute. Et d’Entragues ajouta en souriant: -Explique-nous cette charade. -Mon cher Entraguet, -dans l’intimité on nommait ainsi Charles de Balzac, second comte d’Entragues, pour le différencier d’avec François, son aîné, -mon cher Entraguet, la maladie que je couve est d’autant plus révoltante que ses symptômes, au lieu d’appeler la pitié, entraînent à leur suite un nombre considérable de stupides félicitations. -Singulière maladie! Quel est son nom? -Un nom affreux! -Affreux? serais-tu menacé de la rage? -De la rage?... Je le voudrais... Un enragé n’est qu’étouffé, c’est rapide, commode et propre... Tandis que le mariage... -Ah! bah! fit le choeur des mignons stupéfaits. -On veut te marier? s’écria Ayelle frémissante. Eh bien! et moi? -Toi, ma belle, après comme avant, tu resteras l’oreiller de mes joies, ma maîtresse adorée. -Mais pourquoi te marier? demanda-t-on. -Le sais-je?... C’est de la politique! -Et Sa Majesté est consentante! -Le roi?... Ah! pauvres innocents... On ne l’a pas consulté... On ne s’en soucie guère... Je vous dis que c’est de la haute politique. On se regardait. Cette politique dont il était question pour la première fois dans ce cénacle paraissait être une nouvelle venue bien audacieuse. Seules, deux personnes ne prenaient aucune part à la conversation générale: Fiamma et le jeune homme dont nous n’avons pas encore donné le nom. Jan du Gaz, chevalier de la Rougie, s’était attaché au service du roi depuis le jour où, désertant son trône de Pologne, Henri III était passé par Lyon pour rentrer à Paris. Il était au nombre de la pléiade des mignons, ce Jan, mais, en secret, il avait un autre amour au coeur: il adorait Fiamma. Or, délices du ciel, cette jolie fille, jusqu’alors insensible à ses regards, l’avait enfin remarqué ce soir et consentait à prêter une oreille charitable aux doux propos qu’il lui débitait, tout en buvant plus qu’à son ordinaire pour se donner du courage. Et Fiamma sucrait le vin de cet amoureux timide, et Fiamma poussait la complaisance jusqu’à agiter ce breuvage à l’aide de son doigt fuselé, et Jan du Gaz, après chaque attouchement du divin doigt, trouvait que sa boisson prenait un goût d’ambroisie. C’est ce manège singulier qu’avait remarqué Coeur-d’Amour avant l’arrivée du duc de Savoie-Nemours... Depuis, ce dernier absorbait toute son attention. V L’INSULTEUR DE FEMMES. Abandonnons pour un instant le chevalier gascon et laissons-le en la solitude de son observatoire assombri pour pénétrer franchement dans la pièce éclairée où mignonnes et mignons se pressaient autour du divan occupé par d’Entragues et par ce beau viveur aux airs désabusés, le duc Roland, premier gentilhomme de la chambre. Ce salon, peut-être l’avons-nous déjà dit, avait un somptueux ameublement à la turque, ce qui pouvait passer alors pour une curiosité et constituait une fantaisie rare et coûteuse. Outre le divan et la table, disséminés au hasard sur la haute laine des tapis de Smyrne, se voyaient des coussins de Jaffa, des sièges de formes bizarres en bois de santal, en bois de cèdre, en bois de fer, entièrement recouverts d’incrustations de cuivre, d’ivoire ou de nacre, des tabourets tendus d’étoffes de soie et d’or fabriquées à Alep, à Bagdad ou à Konieh. Aux fenêtres, de légers tissus emperlés, comme il ne s’en confectionne qu’à Amania, et sur les murs, en guise de décoration, des plombs repoussés, des aciers damasquinés, des cuivres ajourés, des écrans laqués. Seul de son espèce, le panneau central du mur de séparation entre cette salle et la voisine était occupé par une peinture à fresque représentant le grand Soliman au siège de Tauris. Nous n’avons pas besoin d’affirmer que cette oeuvre d’art avait une valeur et une utilité bien supérieures à celle qu’elle était censée représenter, car à sa confection on n’avait dû employer que des couleurs chimiquement inoxydantes, puisque, tour de force unique, ces couleurs adhéraient directement à la gaze métallique, au travers de laquelle pouvait plonger le regard de Bernard d’Arma. Dans la maison, si bien comprise, d’une affiliée à la police du prévôt de Paris, comment pouvait-il se faire que la Poulpe n’eût pas été avisée de la présence insolite, et à coup sûr dangereuse, de cet étranger? Comment pouvait-il se faire qu’on le laissât tranquillement espionner les secrets d’une société choisie parmi la plus haute du royaume et qui se croyait assurément à l’abri d’une pareille éventualité? Oh! c’est fort simple. En abandonnant précipitamment le salon de droite pour échapper à Coeur-d’Amour qui, dans sa naïve précipitation, les avait prévenus de son irruption en brisant les vitres, Gaspard Mouvette et Peaunoire s’étaient mis à couvert d’une poursuite immédiate. En effet, il suffisait de pousser une commande pour ramener sur la porte un solide croisillonnage de fer qui la rendait inamovible. Très au fait des singularités de la Maison des Mignonnes, le policier attaché au service particulier de Catherine avait opéré avec précipitation. Puis, n’ayant plus rien à craindre, lui et son complice demeurèrent immobiles, silencieux, prêtant l’oreille, cherchant à saisir le sens des divagations coléreuses du forcené qui s’escrimait en vain contre le battant de chêne et proférait des menaces dont ni l’un ni l’autre ne parvenaient à saisir le sens. L’envahisseur parut se calmer. Alors Gaspard Mouvette entraîna le forgeron tout tremblant en lui disant: -Il ne faut pas qu’il puisse s’échapper!... Viens m’aider. Ils sortirent de la maison, en firent le tour, et, parvenus sous la remise, remarquèrent avec surprise que la lumière avait été éteinte dans le salon de droite. C’était le moment où notre chevalier, ayant démasqué l’envers de la toile transparente, avait jugé utile de faire la nuit autour de lui. À tout hasard, sans bruit, les comploteurs d’assassinat, mettant ainsi l’envahisseur dans l’impossibilité de fuir, fermèrent les contrevents. Ils revenaient vers l’entrée principale, dans l’intention de prévenir la Poulpe, et touchaient déjà à l’arcade mauresque, lorsqu’ils furent rejoints par une chaise, de la portière de laquelle sortit un brillant seigneur. La lueur des lanternes éclairait en plein les complices. En les apercevant, le gentilhomme esquissa un geste de mauvaise humeur. -Tudieu! exclama-t-il, cette face de carême prenant et cette tête de bouledogue sont un présage. J’aurai quelques désagréments!... «Et monsieur mon oncle, Son Éminence l’évêque d’Auch, ose affirmer que l’homme a été créé à l’image de Dieu!... Voilà qui n’est pas flatteur pour Dieu! Mouvette et Peaunoire restaient interloqués. Ils avaient reconnu le seul gentilhomme qui fût tout à la fois grand favori au Louvre et à l’hôtel de Soissons. Aussi courbaient-ils l’échine sous ce déluge. Le neveu de l’éminence d’Auch reprit: -Comment, vous êtes encore là, manants?... Ne devinez-vous pas que votre présence souille l’air que je respire?... «Arrière, coquins!... À distance!... au large! Et se tournant vers ses porteurs qui considéraient les deux hommes avec cette impertinente supériorité qu’affiche tout laquais bien nourri, il commanda en pivotant sur ses talons, comme dans une figure de pavane: -À vos gourdins, vous autres, et qu’on me bâtonne ces drôles! Alors, éperonnés par la peur, les deux complices détalèrent en vitesse et ne se crurent en sécurité qu’après avoir pu mettre entre eux et les bâtons le guichet de la porte de Nesle. Et voilà pourquoi la Poulpe ne fut pas prévenue que l’étranger opérait dans son établissement. Et voilà pourquoi le plus brillant représentant de la jeunesse dorée avait pu dire aux mignonnes: -Mes belles petites, je viens de voir de bien vilaines figures! À petite cause grands effets. Sans cette incartade de Roland, Coeur-d’Amour eût été découvert, appréhendé et très certainement jeté en prison pour avoir pu surprendre les instructions secrètes données par Catherine. Avec un pareil motif et pour une femme dont les crimes ne se comptaient plus, la vie du chevalier n’eût pas pesé lourd; il se fût éteint brusquement au fond de son cachot par la faute d’une fève mal cuite ou d’un café trop fort en chicorée. Quand un accident de ce genre vient à se produire, franchement, quelqu’un peut-il en être rendu responsable? Heureusement, la fantaisie du plus puissant des mignons avait mis bon ordre à tout cela. Ah! s’il eût pu prévoir quelles conséquences entraînerait son extravagance, combien il se fût gardé de la commettre. Revenons aux lamentations ironiques poussées par le jeune duc à propos du mariage dont il était menacé pour cause de haute politique. À cette époque, la politique n’était pas une chose à l’usage des masses, comme aujourd’hui, et bien peu même comprenaient le sens de ce mot. La plupart de nos mignons voués au luxe de l’antichambre royale ou ducale, coureurs de ruelles, viveurs, joueurs, buveurs et bretteurs, étaient du nombre de ceux pour lesquels ce mot équivalait au sanscrit. Aussi le jeune blondin qui avait insulté Isis la Belle, en la traitant de fille de Satan, demanda-t-il: -Puisque c’est affaire faite, duc, pour satisfaire nos mignonnes qui brûlent d’envie de la connaître, consentirais-tu à nous parler de ta fiancée? -Monsieur de Maugiron, ricana Roland, pourquoi te retrancher derrière la curiosité de ces belles petites, puisque la tienne va devant?... Non, je ne te parlerai point de ma fiancée... D’ailleurs, par tes deux yeux qui sont bien trop beaux pour un seul homme, tu es plus mignon qu’elles ne sont mignonnes et je te prie de clore tes paupières pour ne pas m’induire en tentation, monsieur de Maugiron. L’histoire nous apprend que Maugiron était borgne de l’oeil droit, mais elle a le tort d’ajouter que ce fut par suite d’une blessure récoltée l’année précédente au siège d’Issoire. Incontestablement cette blessure fut toute superficielle et ne priva point le jeune homme d’un charme dont il savait user. En effet, comme le prouve la remarque du duc Roland, dans les premiers jours du printemps 1577, il possédait encore ses deux yeux, des yeux admirables! Henri III les aimait, et si son amour survécut à la perte de l’un d’eux, ce fut en souvenir de la petite lumière éteinte, car il possédait à un trop haut degré le culte de la beauté physique pour avoir pu distinguer un borgne. Nous dirons bientôt à quelle occasion et par qui ce jeune homme de dix-sept ans se vit enlever un des flambeaux, cause de sa fortune. L’impatience du duc lui fit hocher la tête, mais il ne se fâcha point. -Au moins, est-elle très noble, ta fiancée? demanda à son tour d’Entragues. Cette fois, le duc répondit: -Comme Valois! -Et riche? -Plus que le roi! -Et belle? -Comment le saurais-je? Ce fut une secousse donnée à l’attention des auditeurs. -Ah! par exemple! s’écria Ayelle. Et le petit duc de Joyeuse: -Quoi, c’est sérieux? Tu ne connaîtrais pas celle qu’on te destine pour femme? Mlle de Limeuil et de Saint-Rémy échangèrent entre elles un sourire entendu. Peut-être savaient-elles quelque chose... Elles appartenaient à la reine mère au même titre que miss Huming... Au même titre aussi que Gaspard Mouvette, car, hommes ou femmes, l’Italienne n’employait que des marionnettes dont elle tenait les ficelles. -Ma foi, expliqua le beau Nemours en relevant le menton d’Isis qui s’était approchée, si la future duchesse voulait bien être de moitié aussi joliment tournée que toi, ribaude de mon coeur, Ayelle n’aurait qu’à bien se tenir... Mais cet événement, Dieu merci, n’est pas à redouter, car je me suis juré de ne jamais être amoureux de ma femme. «La pécore est des provinces!... «Bien que je sois né au château d’Astaffort, dans la Navarre, la vie nomade que j’ai dû mener depuis le crime qui me fit orphelin ne m’a point fait passer du côté de Villeneuve-d’Agen, ville aux environs de laquelle est situé le domaine princier de la belle... Tandis qu’il écoutait, le regard de d’Entragues s’était involontairement arrêté sur le panneau représentant la prise de Tauris. Au moment précis où était prononcé le nom de Villeneuve, il eut un sursaut et se pencha en avant. Il lui avait semblé voir la poitrine du grand Soliman s’enfler d’un soupir. -Eh! eh! pensa-t-il, perds-tu la tête, Entraguet, mon ami, ou aurais-tu immodérément usé des liquides, malgré les sages conseils que, tout à l’heure, tu donnais à ce flacon ambulant de Schomberg? Très intrigué de s’être enivré sans avoir rien fait pour cela, il se résolut à ne point perdre de vue la peinture murale. Roland poursuivait: -Ma fiancée a seize ans, elle est l’unique héritière d’une fortune et d’une influence égales à celles des Montmorency... Voilà tout ce que je sais d’elle, officiellement. Si j’ajoute qu’elle est belle, c’est pure condescendance de ma part, et parce que des rapports officieux m’ont permis d’apprendre que son âme candide s’était déjà ouverte aux propos d’un rustre aussi riche en habileté que dénué d’argent. -Duc, prononça gravement l’amoureux de Yannie de Goulaine, -c’est par Chicot, on s’en souvient, que nous avons appris le nom de sa passion, -duc, s’il te faut absolument salir la réputation d’une femme, attends au moins que celle-là soit ton épouse... «Ah! pour le coup, s’interrompit-il avec ébahissement et sans se soucier de la colère qui s’était allumée dans l’oeil de Nemours, ceci passe les bornes d’une simple hallucination! -Qu’est-ce? demanda-t-on. -De quelle hallucination parle-t-il? -Entraguet à l’amende! -Entraguet, mets un peu de lumière dans tes paroles! -Entraguet, de quel méchant rêve as-tu donc été assailli? -Quelle mouche te pique? De son doigt tendu, Charles de Balzac désigna la muraille illustrée en demandant: -Messieurs, voyez-vous cette fresque? -Sans doute. -Et remarquez-vous le personnage principal, un sultan de Turquie? -Oui, c’est Soliman II, expliqua Chicot, le plus lettré de la bande. -Eh bien? demandèrent les autres. -Eh bien, regardez-le encore, regardez-le bien. -Pourquoi? -Pour être témoins d’un phénomène extravagant! -Un phénomène? -Messieurs, je viens de le constater; ce Turc respire! Il y eut une seconde d’hésitation, puis, Isis la Belle ayant laissé fuser un rire perlé, ce fut le signal d’une joie délirante, d’une gaîté spasmodique, frénétique, et telle que la Maison des Mignonnes n’en avait vu depuis longtemps. -Ah! cet Entraguet! quelle imagination! L’idée d’aller contrôler de près s’il y avait quelque chose de possible dans cette facétie de pince-sans-rire ne vint à personne. On se fût bien gardé de servir de plastron aux nouvelles railleries, qui n’eussent pu manquer de se produire. Et pourtant on eut tort de ne pas prendre au sérieux ce qui l’était; car, comme on l’a compris, sans doute, la respiration factice du Soliman avait été provoquée par Coeur-d’Amour. Trop actionné à écouter, il s’était insensiblement appuyé contre l’envers de la toile et, selon les sentiments dont il était agité, en soupirant ou en retenant son souffle, il avait animé d’un semblant de vie la poitrine superficielle du défunt conquérant. Mais cette poitrine avait repris sa rigide immobilité, car, mis en garde par la remarque du comte d’Entragues, notre chevalier, maintenant, s’était écarté du réseau métallique trop flexible. Seul, le duc Roland s’était abstenu de participer à la liesse générale. Il haussa les épaules, pinça les lèvres et dit: -Messieurs, ceci est pour vous démontrer qu’on ne peut décemment se fâcher d’une parole inconsidérée échappée à Entraguet. Il a de ces sorties qui feraient la fortune de Sibillot, mais Sibillot n’est pas un fou d’esprit. «Pour en revenir à l’impudent hobereau dont ma future s’est, paraîtrait-il, toquée, je lui réserve la primeur d’un coup droit sur dégagé, dont La Fraîcheur, le maître d’armes de la rue des Morts, au faubourg Saint-Laurent, a bien voulu me donner tout dernièrement la recette. Malgré le peu de succès obtenu par sa récente dénonciation, très certain de n’avoir pas eu la berlue, d’Entragues continuait à fixer la fresque et se demandait s’il n’y avait pas lieu de faire exorciser cette muraille remuante. -Je te sais brave, dit-il, répondant à la fanfaronnade du duc, mais le hobereau pourrait avoir à sa disposition une recette supérieure à la tienne. -En ce cas, je la lui prendrai pour la lui rendre sur le pré!... «Holà! mes mignonnes, et vous, seigneurs, ma présence a-t-elle apporté la tristesse en ce séjour du plaisir?... Non?... Alors que l’on recommence à s’embrasser, à danser, à boire!... Par l’Orlando du poète Ariosto, par ce héros qui doit être mon patron, je veux que l’on m’aide à noyer mon chagrin... -Avant de porter la santé de cette prochaine duchesse, plaisanta Maugiron, il serait bon de connaître son nom? Dans son retrait, Bernard d’Arma s’était repris à écouter avec ardeur. Il s’étonnait ferme de voir ce grand seigneur, son sosie, hélas! faire litière de tous les sentiments chevaleresques. Lui les respectait et les pratiquait, ces sentiments, son âme loyale se révoltait devant un pareil abaissement, et il se promettait, dès qu’il aurait pu sauver et délivrer le Grand Marquis, -car c’était une tâche sainte et sans remise possible, - il se promettait d’offrir à ce mauvais duc l’occasion d’essayer la vertu de son coup droit sur dégagé, enseigné par La Fraîcheur. Notre Bernard devait le connaître, cet homme, ou du moins quelque autre maître agrémenté du même nom, car comment eût-il pu fréquenter celui-là, lui qui n’était jamais venu à Paris? Toujours est-il qu’il avait souri à l’audition de son nom et avait pensé mentalement: «Pauvre La Fraîcheur, quel brave homme!... Sans lui, sans ses leçons, je n’aurais pu saisir à temps les finesses du fameux coup de Spolto... Ah! ce que cette botte l’étonnerait, lui!...» -Ah bah! J’aurais donc négligé de vous le dire, ce nom? s’écria Roland jouant la surprise. Mes bons seigneurs, ce nom vaut le mien, c’est-à-dire qu’il dépasse tous les vôtres de cent coudées... Il va de pair avec ceux des princes du sang! -Est-ce Lorraine? -Orléans? -Rohan? -Halte-là! Tous ces noms me donneraient à garder des beaux-parents et je ne sais rien de plus assommant... Non, ma promise est orpheline ou... bien près de le devenir! -Cette devinaille est fort obscure. -Une devinaille? C’est cela. Écoutez: Mon premier est enclos de murs; mon second meurt au premier usage; mon troisième, en latin, sépare les continents; mon quatrième circule dans les veines, et mon tout... -Est au donjon de Vincennes? fit d’Entragues à demi-voix. -Tu l’as dit. Le mur rendit une plainte métallique, mais nul ne l’entendit, car toutes les voix criaient en même temps: -Villeneuve-Marsan! Charles d’Entragues était devenu sombre; il murmura: -Mme de Villeneuve est vivante? -Certes, mon cher comte... Elle est même présentement là, tout près, derrière ces fenêtres, dans son hôtel qui a été bien surpris, hier soir, de la voir revenir; mais elle reprendra la route de Gascogne sitôt après la cérémonie. C’est dans le contrat. -Dans le contrat, répéta Schomberg en s’éveillant, -car il avait pu s’isoler, malgré le tapage, cet honnête buveur. -Quel contrat? -Parbleu, expliqua le favori, celui qui a été passé entre l’instigatrice de ce mariage et moi... Je ne voulais rien savoir... On m’a fait offres sur offres, promesses sur promesses... L’affaire ne me souriait toujours pas... Pensez donc, aliéner sa liberté, à mon âge!... -Liberté dont vous vous servez si bien, remarqua Chicot. Voyez donc, messieurs, le seigneur duc, qui répugne à se laisser enlacer par les liens du mariage, ne proteste en rien s’il est le prisonnier de chaînes plus nombreuses. En effet, les femmes s’étaient, petit à petit, rapprochées du discoureur et l’encerclaient d’un rempart parfumé. Derrière lui, penchée sur son épaule, Ayelle frôlait de sa collerette raidie les cheveux noirs et frisés; à sa gauche, Isis la Belle tendait un buste flexible en une pose pleine de charme, et les servantes d’occasion, la Napolitaine Mariola, et Faustine, la Parisienne, émiettaient pour lui, dans une coupe de vin d’Asti, une gaufrette pailletée. -Tu vois juste, Chicot, approuva en souriant le Don Juan. Pour mon plaisir, je préfère de beaucoup la vue de quatre paires de beaux bras à une seule... Mais tu as le tort de m’interrompre, car, dans cet imbroglio de faveurs promises, je pourrais me perdre et ne plus retrouver le fil si l’on venait à me le couper encore... «Je vous disais donc, messieurs, que, pour des raisons d’État, mon mariage étant inscrit en tête du programme, on me poussait l’épée dans les reins pour me faire accepter... Et je refusais, je refusais toujours... «J’aurais même persisté dans ce refus jusqu’à la consommation des temps si l’on ne m’avait pris par mon faible en m’assurant que je serais tout aussi libre après mes noces qu’avant... Plus libre même, puisque plus riche et plus titré. -Plus libre? Tu railles? -Par ma foi, non! -Alors, comment l’entends-tu? -Oh! d’une façon fort simple... J’ai posé cette condition que j’aurai le droit absolu de tout prendre et de ne rien rendre en échange. -Pourtant, ta femme? -Naïfs que vous êtes! Avez-vous déjà oublié le hobereau et ses visites compromettantes à ma douce fiancée, là-bas, au pays gascon?... Voilà un garçon qui ne savait pas combien sa fantaisie pourrait me servir... «La loi de nos pères est formelle: tout gentilhomme est gardien de son honneur; pour préserver cet honneur d’une souillure, tous les moyens sont bons. «Avant de m’être destinée, par légèreté, par insouciance ou innocence, la chose importe peu, la demoiselle a déjà mis en péril sa réputation; aussi ai-je résolu, dès qu’elle sera, de par le sacrement, duchesse de Nemours, et pour lui éviter jusqu’à la tentation d’une nouvelle incartade, de lui donner comme asile le couvent de Montmartre... -Le monastère des Filles? -Par prudence et selon mon droit! -Bravo! firent tous ceux qui appartenaient au Louvre. -Tu peux donc voir, Ayelle, ma mie, acheva le duc en se tournant vers la comtesse, tu peux donc voir que cette rivalité ne sera pas bien encombrante, puisque, toute ma nouvelle famille claquemurée ou en exil, je te resterai entièrement acquis. -Nemours, prononça la voix grave du comte d’Entragues, tu dépasses le but en cherchant à te montrer plus mauvais que tu ne l’es... Non, tu ne feras pas cela! -Par Dieu, si, je le ferai! D’un accord tacite, les mignons de Guise s’étaient peu à peu rapprochés du comte, qui semblait ici leur chef. Gentilshommes débauchés, soit! mais gens d’honneur quand même, ils désapprouvaient la honteuse forfanterie, la misérable résolution que venait d’exposer Roland, et se solidarisaient avec d’Entragues pour l’en blâmer. Ce dernier, sans insister, demanda: -Ne nous as-tu pas aussi fait mention, tout à l’heure, de la promesse d’un nouveau titre? -Tu reprends de la raison, puisque ta mémoire te sert si bien, mon féal ami. -Quel titre nouveau pourrais-tu ambitionner? -La chose ne manque pas d’un certain piquant... Tu vas pouvoir en juger... Je suis comte comme toi, Entraguet, et comme toi, Joyeuse, je suis duc... Eh bien! il m’a semblé plaisant de réunir ces deux mots par un sonore trait d’union... Unique en mon genre, je serai tout à la fois comte, marquis et duc! -Marquis de quoi? -De Villeneuve-Marsan, donc! Ne serai-je pas le mari de ma femme? D’Entragues s’était levé. Une barre traversait son front. -Assez de folies! lança-t-il durement. Il est des plaisanteries venimeuses qui portent en elles l’homicide! Nous serions coupables d’en entendre davantage, car le Grand Marquis, quoique prisonnier, est toujours de ce monde. -Et pour hériter de son titre, expliqua Chicot, il faudrait que le Grand Marquis fût dans la tombe! Désormais, il n’y avait plus un atome de gaieté dans le grand salon turc de la Maison des Mignonnes; chacun se sentait la poitrine oppressée, comme si un signe avant-coureur de catastrophes se fût insinué dans l’air. La scène ne présentait rien, maintenant, de son précédent aspect de cour d’amour. Les mignonnes, apeurées par la tournure dangereuse que prenait la conversation, s’étaient éloignées du côté de la porte, et Fiamma, abandonnant à son ivresse, Jan du Gaz, avaient été se joindre à leur groupe: -Heu! Heu! fit Roland, répondant en même temps à l’attaque du comte et à l’explication donnée par le nain, je me suis laissé dire que l’atmosphère du donjon de Vincennes... que la constitution affaiblie du marquis... «Oh! n’allez pas croire que je sois pour rien dans ce prochain malheur!... -Pour Dieu! Nemours! cria le comte d’Entragues, lui coupant la parole, n’achevez pas!... Ce serait un crime! -Un crime! gémirent les mignonnes terrifiées. Et tous les mignons consternés, frémissants de comprendre, répétèrent par deux fois: -N’achevez pas, duc!... N’achevez pas! Mais Roland n’était point d’un caractère à souffrir la contradiction. Dans sa prunelle s’alluma une flamme mauvaise, ses narines se dilatèrent, ses lèvres se pincèrent en un rictus qui faisait mal à voir. Toute sa physionomie prit une expression de férocité basse et le fit un instant ressembler à un bandit sanguinaire beaucoup plus qu’à un duc. -Eh! par le diable! ricana-t-il, si l’enfer veut travailler pour mon compte, qui donc m’empêchera de l’en remercier? -Moi! hurla une voix formidable. Tous se retournèrent vers le panneau peint et tous restèrent médusés de stupeur. Eût-on voulu intervenir, d’ailleurs, qu’on n’en eût pas eu le temps, car ce qui se produisit fut aussi rapide que fantastique. Ceux qui le pensèrent furent vite désabusés. Avec un bruit comparable à celui d’un roulement de tambour, un instant, la muraille oscilla d’arrière en avant; on eût dit qu’un bélier gigantesque battait en brèche, par derrière, les remparts de Tauris; puis la muraille s’étant effondrée, Soliman, laissant un trou noir, s’en détacha pour venir se camper devant le duc Roland, abasourdi de ce phénomène. Il avait évoqué le prince des Ténèbres, Était-ce lui? Disons de suite que c’était tout simplement Coeur-d’Amour. En restant si longtemps sans se montrer, notre jeune chevalier avait fait preuve d’une grande puissance de volonté, car il eût voulu bondir sur le méprisable gentilhomme -son sosie, était-ce assez révoltant! -qui avait eu le triste courage de calomnier Solange, de bafouer sa mère et de condamner son père. Enfin, il s’était décidé; la toile métallique n’avait pu résister à son choc furieux, et s’il se présentait couvert du propre turban de Soliman c’est que, en passant au travers de la toile, ce morceau s’en était détaché et restait accroché à son feutre. Il le fit choir à terre en assurant son couvre-chef d’une claque insultante, et dit à Roland, après avoir promené sur l’entourage un regard assuré: -Monsieur, vous n’êtes ni Savoie, ni Armagnac, ni Nemours! Il ne peut y avoir qu’un vil imposteur pour extraire tant de boue de ces blasons respectés... «Sur mon âme, je plains ceux qui ont pu vous écouter sans se révolter, lorsque vous trouviez des mots d’esprit pour railler le malheur d’un captif et insulter des femmes sans défenseurs. «Ah! il ne vous suffit pas de salir les noms réputés de vos malheureux ancêtres en vous ravalant à émettre des idées qui font honte et dégoût? Vous voudriez encore en porter d’autres pour les traîner dans la même fange! «Rayez cela de vos papiers, monsieur, vous ne serez jamais l’époux de Mlle de Villeneuve, ni marquis, car, par le Dieu vivant, moi, Bernard, chevalier d’Arma, j’ai résolu de m’y opposer, pour l’amour de la beauté, de la faiblesse et du malheur! VI LA BRANCHE DE GUI. Tout parti pris mis de côté, les mignons furent assurément une des tares les plus répugnantes de cette époque pourtant si fertile en monstruosités de tous genres. Jacques Bonhomme se sentait écoeuré à voir passer par les rues ces efféminés jeunes gens, dont les cheveux, comme ceux des dames, frisaient tout autour de la petite toque de velours. Ils avaient le visage fardé, les yeux allongés, rivalisant ainsi avec les petites maîtresses, et sur leur surcot parfumé, chargé de riches dentelles, s’étalaient d’étincelants joyaux, marques de la reconnaissance princière pour leurs coupables complaisances. Pourtant, nous l’avons dit, ces êtres à part, tous gentilshommes de haute naissance, ne reculaient pas devant le danger. Ils étaient courageux et, malgré les douceurs de la vie, assez insouciants de la mort pour la braver journellement en des rencontres que le plus futile prétexte servait à motiver. Ils se comportaient tout à la fois en friands des plaisirs et de la lame, et se nommaient entre eux les «for l’honneur», en souvenir du mot de François Ier après la perte de Pavie. Il leur était indifférent de tout perdre, certes, hormis l’honneur, mais il nous est permis de croire qu’ils attachaient à ce mot «honneur» un sens assez différent de celui qu’il comporte! Entre les favoris du roi et les favoris du duc de Guise, les batailles étaient si fréquentes que le bon peuple, accoutumé à les voir s’entre-tuer, eût été fort surpris d’apprendre qu’ils fraternisaient chez la Poulpe. En réalité, l’inimitié des mignons des deux Henri ne se révélait qu’en public. Il leur fallait la curiosité d’un entourage pour se rappeler qu’ils appartenaient à deux princes hostiles. Comme deux nations voisines sur pied de paix, ils commerçaient entre eux; mais ces rapports étaient-ils traversés par un éclair quelconque, de suite se déchaînait l’orage, s’allumait la guerre. Alors, ils y allaient de franc jeu: les rapières et les dagues revoyaient le jour, le sang coulait. Il y avait toujours des blessés, souvent des morts!... D’un commun accord, depuis l’ouverture de l’établissement de la Poulpe, qui était si commodément situé contre les plantations du Pré-aux-Clercs, où l’on pouvait s’entr’égorger après boire, la Maison des Mignonnes avait été choisie par les deux camps comme terrain neutre. Sous la garde de l’énorme femme, experte, falsificatrice de truandes en demoiselles tout au service de MM. les écoliers, basochiens ou seigneurs, on se réunissait en toute sécurité; on dépouillait la contrainte de cour et l’on pouvait flatter de jolies filles, récréation interdite, distraction réprouvée. Nous venons d’assister à l’une de ces réunions. Tout s’était passé le mieux du monde jusqu’à l’arrivée du premier gentilhomme de la chambre, duc de Savoie-Nemours. Ce qu’il avait raconté des projets de la reine mère sur son mariage avait jeté un froid. Cependant, il n’y eût pas eu de querelle pour si peu. Seuls ses commentaires malveillants et l’exposé de ses propres intentions avaient mis une distance marquée entre chacun des camps rivaux, et, écoeuré par tant de révoltante cruauté, Charles d’Entragues allait faire taire l’impudent, lorsque s’était produit l’incident de la muraille rompue et de l’apparition de Coeur-d’Amour. Dire la stupeur qui s’empara de tous en entendant cet étranger apostropher le favori d’une voix coupante et l’écraser sous le dédain de ses flétrissantes paroles, dire cette stupeur serait impossible. Pour mille fois moins que cela, d’ordinaire, les dagues sautaient d’elles-mêmes hors des gaines pour se plonger, sans autre forme de procès, dans la poitrine du présomptueux insolent. Entraguet était si fort convaincu qu’il en allait être ainsi qu’involontairement il fit un pas en avant pour s’opposer au meurtre de l’inconnu. Mais il n’eut pas besoin d’intervenir: nul ne songeait présentement à tirer le fer. Tous les yeux dilatés par la surprise, allaient simultanément du visage du duc à celui du nouveau venu. La colère cédait le pas à l’étonnement, et l’on se disait à mi- voix: -C’est étrange! c’est étrange! D’Entragues fut le dernier à s’apercevoir de ce qui se passait. Lorsqu’il s’en avisa, il demeura confondu. C’était étrange, en effet. La ressemblance entre les deux hommes était si frappante qu’un même moule semblait avoir servi à les former tous deux. Sans le regard, ce miroir de l’âme, aucune différence essentielle n’eût pu les faire distinguer l’un de l’autre. Coeur-d’Amour, les bras croisés, gardant sa pose de défi, se laissait complaisamment examiner. Il comprenait que sa ressemblance avec Roland était le seul motif de cette trêve, mais il s’était si bien accoutumé déjà à ce cruel jeu du hasard qu’il voulait ne plus y penser, ne s’en trouvant point flatté. Pour son compte, en voyant ce visage en pleine lumière, le duc avait subi la même impression que ses amis, la même impression poussée à son superlatif. Ses lèvres s’agitèrent sans laisser passer aucun son. Pourtant, Chicot crut l’entendre murmurer cette phrase incompréhensible: -Phtah aurait-elle eu un autre fils?... Celui-là paraît être mon frère et René est sous le lac!... Le pavillon de l’oreille de Chicot était aussi large que sensible devait être son tympan. Pour cette fois, cependant, leur propriétaire se refusa à les croire. Le duc était orphelin unique, on le savait... Le jugement rendu en sa faveur l’avait assez proclamé... Alors, comment aurait-il pu parler d’un frère? Chicot renia ses oreilles et songea même à les casser aux gages; mais il réfléchit qu’elles ne lui coûtaient rien et s’avoua loyalement: -Si elles n’écoutent, elles ne coûtent; absolvons-les. Roland avait eu le loisir de reprendre son aplomb. -Mes mignonnes, dit-il en se retournant vers le groupe des femmes en extase devant Coeur-d’Amour, la nuit tire à sa fin; bien que vous n’ayez rien à craindre du grand jour, les premières lueurs de l’aurore sont traîtresses à celles dont le sommeil n’a point bassiné les paupières. Allez donc jeter un nuage de poudre sur vos charmants minois. C’était un ordre. La comtesse Ayelle, coquette réfléchie, fut la première à lui obéir, et toutes passèrent la porte à sa suite. Elles avaient cru comprendre qu’il y allait avoir une chaude explication entre les courtisans et ce fier jeune homme, si brusquement vomi par la muraille pour venir flageller leur couardise. De fait, s’ils paraissaient se reprendre et retrouver leur aplomb, un instant ils s’étaient trouvés dans la position des convives du festin de Macbeth à l’apparition du spectre de Banco. Nous commettons cet anachronisme avec intention et pour bien marquer combien piteuse mine avaient dû faire ces rodomonts. Profitant de la diversion causée par la sortie des mignonnes, Chicot se haussa jusqu’à l’oreille du seigneur de Balzac et lui souffla: -Regardez donc, comte. -Regarder quoi? demanda Entraguet sur le même ton. -Le chapeau du jeune capitan... -Qu’y vois-tu de particulier? -Cette branche... -Tiens! tiens! tiens! fit par trois fois le comte... Serait-ce lui? -Seigneurs, mes amis, reprenait le duc Roland, toute sa froide impertinence revenue, dois-je faire jeter à la Seine ce cavalier poussiéreux?... Coeur-d’Amour était effectivement très peu présentable; son justaucorps de gros drap n’ayant pas été brossé depuis la veille. Il murmura en souriant: -C’est un petit ruisseau bon pour intimider les enfants... Le bain m’irait assez... Mais j’aimerais manger avant de boire... Son regard se porta désespérément sur la table que Chicot en comprit la signification et poussa le coude de d’Entragues, disant: -Il a faim... -Ou bien, poursuivit le duc, dois-je lui faire l’honneur du coup droit sur dégagé de maître la Fraîcheur?... Je requiers votre avis. Maugiron éprouvait le besoin de reconquérir les bonnes grâces du grand favori. -Tu ne peux croiser le fer contre un vilain, dit-il. -C’est pardieu juste! consentit le fiancé politique de Mlle Villeneuve-Marsan... Dis-moi, l’ami, as-tu des quartiers? Notre chevalier était à bout de forces, il fléchissait sous le double poids de la fatigue et de sa longue abstinence. La vue des victuailles restées sur la table semblait l’intéresser beaucoup plus que tout ce qu’on pouvait dire ou faire! Ventre affamé n’a pas d’oreilles, devait écrire plus tard Jean de La Fontaine. Il est à croire qu’avant lui, au spectacle de cet affamé perdant tous ses moyens de beau chevalier pour ne songer qu’à contempler ce qui se trouvait sur la table, Chicot pensa quelque chose de semblable, car il dit: -En fait de quartiers de noblesse, ce gentilhomme les céderait tous présentement pour être invité à dire deux mots à celui-ci! Du doigt il désignait un quartier de saignante venaison. Malgré la gravité de l’heure, on fut sur le point de rire. -Mauvais plaisant, dit Quélus, garde tes saillies ridicules. -Ne voyez-vous donc pas, seigneurs, qu’il ne tient debout que par un prodige d’énergie et va choir d’inanition, positivement? -Est-ce vrai! cria d’Entragues en s’élançant. C’était vrai! on en eut vite la conviction. Moitié soutenu par le comte, moitié marchant de lui-même vers l’attirance des vivres exposés, Coeur-d’Amour se laissa guider vers la table et fit aussitôt une brèche importante dans le quartier de viande désigné par Chicot. Son premier coup de dent avait été en quelque sorte le signal d’une suspension d’armes, -l’armistice de la faim! -On ne l’attaquait plus... Le jour se montrait à peine; on avait donc du temps devant soi pour lui apprendre à vivre en lui taillant des croupières. On le regardait manger, plusieurs l’admiraient même, car il s’acquittait de cette fonction comme il devait savoir faire toutes choses, vite et bien. -Quel superbe coup de fourchette! remarqua Joyeuse. -S’il manie la brette avec un pareil brio, dit à son tour Livarot, son adversaire aura de la tablature. -Bah! conclut Maugiron, celui-ci peut s’engraisser à son aise... Ce repas, il ira le digérer sous terre, si Nemours le veut... Nemours a sa botte secrète! Hélas! oui, Nemours avait sa botte, apprise de La Fraîcheur et encore inutilisée. Seule d’entre les mignonnes, Fiamma n’avait pas obéi à l’ordre donné par le duc. Comme commensale et protégée reconnue de Salem-Kébir, le physicien païen du chancelier, elle avait ses prérogatives, cette Fiamma. Elle était donc restée au milieu des mignons et, maintenant, s’ingéniait à servir l’invité de Chicot, aux lieu et place de Fantine et de Mariola, toutes deux disparues. Or, ce n’était point une sinécure que s’était imposée là la jolie Fiamma; Coeur-d’Amour, son unique convive, besognait des mâchoires mieux qu’un carnassier. Aussitôt arrivait un plat, aussi vite il vous le nettoyait jusqu’au métal. Il buvait en proportion. D’honneur, on pouvait l’admirer. Sa première fringale passée, l’usage de l’ouïe lui était progressivement revenu, et il avait fort bien interprété les phrases lancées par Joyeuse, Livarot et Maugiron. La dernière surtout, celle qui sonnait son glas et psalmodiait par avance son De profundis, eût dû lui enlever le peu d’appétit qui pouvait encore lui rester. Il n’en fut rien! Il n’en perdit ni une bouchée, ni une rasade. Au vrai, la terrible botte secrète ne l’émotionnait pas plus que, naguère, ne l’avait effrayé la menace d’une baignade en Seine. Cette belle confiance en soi n’avait-elle pour point d’appui que l’insouciance de l’avenir? Fatuité commune à tous les jeunes gens qu’aucun déboire n’a encore touchés et qui doivent être désabusés par l’expérience avant de croire au mauvais côté de la vie. Fiamma ne le connaissait guère que depuis un instant, et pourtant Fiamma vous eût dit qu’il n’en pouvait être ainsi pour celui-là. Qu’il avait aimé, souffert et vécu le double des jeunes gens de son âge et que, à peine au sortir de l’adolescence, il possédait, avec la force de l’âge mûr, l’expérience du vieillard. Ce que Fiamma ne vous eût pas avoué -et peut-être l’ignorait-elle encore? -c’est que ce bel étranger venait de faire vibrer en son coeur un sentiment tout nouveau, une passion spontanée. Ah! si Matraque avait été là, il s’en fût bien aperçu, lui; ne savait-il pas, ce gros écuyer, ne savait-il pas que, pour résister au bel oeil de son maître, il ne pouvait y avoir ni une fille, ni une femme. Évite-t-on son sort? Le sort de Coeur-d’Amour était d’être aimé! Enfin, absolument réparé, le chevalier vida un dernier verre, retroussa ses moustaches d’un revers de mains, remercia Fiamma d’un sourire et, s’étant levé, il revint vers le duc. Autour d’eux, le groupe se reforma comme précédemment. L’intermède n’avait duré que juste le temps nécessaire à notre affamé pour se remettre en état, et, pourtant, le soleil levant projetait déjà sur le fleuve comme une longue aiguille d’ombre, la flèche ajourée de la Sainte-Chapelle. Ce faubourg éloigné ne s’animait pas encore, et, personne ne venant du côté de Paris, il était assez remarquable de voir l’entrée principale de la Maison des Mignonnes s’ouvrir de minute en minute pour livrer passage à une chaise à porteurs, qui prenait immédiatement le chemin de la porte de Nesle, en côtoyant la grève. Il en sortit trois, puis trois femmes couvertes de mantes se montrèrent à leur tour et suivirent à pied la même route. C’était les mignonnes qui regagnaient leurs demeures respectives; la comtesse Ayelle de Givors, le Louvre, -elle avait un tabouret auprès de la reine Louise; -Mlles de Limeuil et de Saint-Rémy, l’hôtel de Soissons; enfin, Isis la Belle, Fantine et Mariola, leur gîte ordinaire, la Cour des Miracles. Inutile d’expliquer que l’établissement de la Poulpe possédait une salle d’attente, sorte de corps de garde, où les gens de service pouvaient boire et manger, durant que leurs maîtres ou maîtresses menaient joyeuse vie dans la partie la plus reculée de la maison. À la même minute où l’arcade mauresque de la façade assistait à l’envolée des mignonnes, si Matraque eût eu le coeur de revenir chercher le chevalier à la place où il l’avait laissé, la veille au soir, pour courir lui-même après le coursier arabe, tout en tirant derrière lui son mulet, il eût été quelque peu stupéfait de le retrouver appuyé au même montant de l’auvent et exactement dans la même posture. En effet, comme la lumière stellaire, six ou sept heures auparavant, avait admiré notre chevalier montant sa faction d’amoureux devant les fenêtres de Solange, maintenant le soleil frisant éclairait la haute stature d’un homme enveloppé dans son manteau, d’un homme dont les yeux, dissimulés sous les bords rabattus de son chapeau, étaient fixés sur les mêmes fenêtres. Mais le parfait écuyer se fût abusé en prenant ce mystérieux personnage pour son maître, car son maître, quoique bien proche, s’occupait tout autrement à cette heure. D’ailleurs, l’honnête Matraque n’eut pas la peine de commettre cette impardonnable méprise, pour cette bonne raison qu’il ne vint pas, comme c’eût été son devoir. Au fait, où était-il, ce Matraque?... Un garçon de son intelligence retrouve toujours son chemin, s’il le veut bien. L’homme au manteau regardait donc par-dessus le portail de l’hôtel Villeneuve-Marsan; mais il poussait encore plus loin l’imitation: à l’instar de son prédécesseur sous l’auvent, il s’intéressait également à ce qui se passait derrière lui, dans le salon occupé par les mignons. Ce ne pouvait pas être un rêveur, celui-là, oh! non. Un amoureux? pas davantage. Sans le mystère gardé par la jonction du haut collet et des ailes du chapeau, peut-être eût-on reconnu en lui quelque nouvel espion aposté par Catherine: tout l’opposé d’un Lindor. Il était là depuis un certain temps, car il avait pu saisir tous les mots de l’apostrophe virulente lancée par le chevalier à son apparition dans la salle et il avait murmuré, tandis qu’un frisson, en quelque sorte voluptueux, le secouait tout entier: -Quelle trempe!... S’il ne se fait tuer, il redonnera au nom son éblouissante auréole de jadis... Puis il y avait eu comme une cacophonie de voix, puis le silence. C’était l’instant où notre jeune affamé avait accepté l’invitation de Chicot en se jetant sur les aliments présentés par Fiamma. L’homme épiait ce silence, il savait bien qu’il ne pouvait se prolonger indéfiniment. * Donc, Coeur-d’Amour revenu en face du duc de Nemours, la tête haute, les bras croisés, attendait que soit faite une réponse au défi porté par lui. Roland le regardait en connaisseur. -Réellement, se disait-il, si ce pataud portait mon surcot et moi sa cape, Phtah elle-même hésiterait à décider lequel est lui, lequel est moi!... Cette similitude de traits est d’une impardonnable impudence! Il demanda: -Dis-moi, l’ami, es-tu de noblesse? -Vous avez bien des scrupules, railla Coeur-d’Amour. C’était avant de vous attaquer aux absents que cette généreuse inquiétude eût dû vous venir... Je consens, néanmoins, à vous redire mon nom. Il s’inclina en ajoutant: -On me nomme Bernard, chevalier d’Arma... -Arma! s’écria d’Entragues. Tu as entendu, Nemours? Cette coïncidence est aussi singulière que... l’autre chose... Arma!... Armagnac!... Monsieur est sans contredit de ta famille, et bon gentilhomme, je m’en porte garant. -Oh! fit Maugiron, le comte s’avance beaucoup. Quelle garantie peut-il fournir à ce monsieur?... Le connaît-il seulement? Le duc souriait. Il imposa silence à Maugiron, et, s’adressant au comte: -Entragues, pour me permettre de croiser le fer avec ce garçon, il me faudrait une preuve de sa noblesse; peux-tu l’authentiquer? -Oui. -Ton moyen? Le comte d’Entragues salua gravement Coeur-d’Amour et, promenant un regard hautain sur l’assemblée, il lui tendit sa main largement ouverte en déclarant: -Le voici: J’approuve et admire la haute noblesse de toutes les paroles de M. le chevalier d’Arma, et je considérerais comme un grand honneur d’en partager les conséquences, s’il veut bien me le permettre. -Bien, cela! murmura Chicot en faisant craquer ses doigts maigrelets. Coeur-d’Amour n’eut pas d’hésitation; il saisit la main du comte et lui rendit son étreinte avec une énergie pleine de chaleur. Il ne pouvait indiquer plus clairement qu’il était heureux de l’avoir jugé meilleur que tous les autres et fier d’accepter l’aide d’une épée si gracieusement mise à sa disposition. Car cet acte dépassait les limites permises aux tenants d’un duel; c’était en quelque sorte un nouveau cartel à ajouter au premier. Maugiron le comprit si bien qu’il cria: -Moi, j’ai pleinement approuvé Nemours, il a le droit de faire de sa femme ce qu’il voudra. Et je relève ton gant, Entraguet, pour mon propre compte. Durant l’espace d’une demi-minute, à cette nouvelle insulte venant aggraver et corroborer la première, le visage de Roland s’était masqué de cette démoniaque expression que nous lui avons déjà vue. Il eut cependant la force de redonner à ses traits un air de calme et s’écria joyeusement en constatant la batailleuse disposition de ses amis: -On va donc pouvoir en découdre, Entraguet... Je suis content, content!... Il n’y a rien de tel pour dénouer les nerfs après une nuit de veille... «Ah! par le sang du Christ! une promenade au Pré-aux-Clercs est la plus plaisante distraction que l’on puisse s’offrir à cette heure. «À moi, Valois! -À nous, Lorraine! appela de son côté le comte. Il se fit tout aussitôt un partage dans la salle, les mignons d’Henri III se réunissant autour du duc de Nemours, ceux d’Henri de Guise autour du seigneur de Balzac et de Coeur-d’Amour. -Nemours, demanda tout bas Maugiron, si tu venais à faire un faux pas, que décides-tu de ta femme? -Si ce cas improbable se produisait, je te la lègue, ami, je la lègue à tes beaux yeux, ils en feront une douce victime d’amour. Malgré le peu d’élévation des voix, Bernard avait entendu. Il ne dit rien, mais il couvrit le joli visage du blond courtisan d’un regard acéré qui équivalait à une condamnation. -À tout à l’heure, messeigneurs. -À tout à l’heure. Le duc allant devant, les mignons du roi sortirent les premiers. Jan du Gaz marchait difficilement. Avant de disparaître, il n’en lança pas moins une oeillade passionnée à Fiamma. Lorsque, à leur tour, les mignons de Guise se furent retirés, Fiamma, restée seule, considéra quelques instants le trou laissé dans la muraille par le passage de Coeur-d’Amour. Elle porta la main vers son coeur, puis secouant ses pensées courut ouvrir une des fenêtres. Au bruit, l’homme au manteau se retourna et s’approcha. -Maître, dit la jeune fille en désignant la sombre façade de l’hôtel voisin, Mme la marquise de Villeneuve-Marsan est de retour depuis hier soir... Le saviez-vous? -Je le savais, répondit l’énigmatique personnage... Parle-moi de l’autre... Est-ce fait? -Je vous ai obéi, c’est fait! -Deux gouttes? -Oui, maître, deux. -Ne s’est-il aperçu de rien? -De rien... Il m’aime. -Et l’autre, le jeune fou? Fiamma se couvrit les yeux. -Oh! il va sur le Pré-aux-Clercs... Maître, empêchez les épées de le tuer. VII L’ENFANT DU SANG. Un soir, quelque dix-neuf ans plus tôt, dans un vignoble situé au lieu dit «Barbotan», au pays du Bas-Armagnac, le sieur Gourdin, pauvre vigneron resté veuf et chargé d’un enfant en bas âge, se préparait à réintégrer sa cabane, lorsqu’il avait manqué chavirer sur un paquet lourd et mou placé en travers du seuil. N’ayant aucun soupçon de ce que ce pouvait être, le bonhomme en fit le tour et parvint à ouvrir la porte derrière laquelle son fils, un bambin de six ans, menait grand tapage et appelait à son secours. Après avoir allumé une résine, le vigneron examina sa progéniture. Puis constatant que l’enfant n’avait aucun mal, il lui demanda: -Qu’est-il donc arrivé, Matraque? Dans les alentours, comme on ne savait ni le petit nom du père, ni celui du fils, on avait imaginé d’appeler l’enfant du sobriquet de Matraque, pour le distinguer de Gourdin, le père. Le petit bonhomme expliqua qu’étant enfermé, il avait entendu heurter à l’huis, en même temps qu’éclatait un concert de cris de femmes et de vagissements d’enfant. Il avait ensuite perçu le bruit d’une galopade d’hommes d’armes sacrant et blasphémant. Un cri horrible, cri de bête agonisante, était alors venu le terrifier, puis les soudards s’étaient éloignés, ne laissant derrière eux que le silence. Épouvanté de ce récit, qu’il croyait n’être qu’un cauchemar de son fils, Gourdin se rappela la chose inerte sur laquelle il avait failli choir et rouvrit sa porte en élevant la résine. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux était si épouvantable que ses jambes fléchirent et que la sueur perla à la racine de ses cheveux. -Ma foi de Dieu! bégaya-t-il en se signant, la poverôte a son compte... et bien servi! Couché en travers de la marche du seuil, gisait, au milieu d’une flaque de sang, le corps d’une jeune femme. La malheureuse était morte, ses yeux vitreux exprimaient encore un indicible effroi. Tout le haut du corps était voilé et comme surchargé d’une cape de dentelle blanche roulée en boule. Gourdin se pencha pour reconnaître de plus près la nature de cet incompréhensible fouillis, et, encore une fois, il eut un sursaut de stupeur: -Un bambino, bonté divine! Il y a aussi un bambino à la mamelle!... Effectivement, à plat ventre sur la poitrine de la défunte, un petit enfant émergeait de ses langes de dentelles rougis de sang; de grosses larmes achevaient de sécher au bord de ses paupières. Comme si la scène n’eût pas été assez effroyable, le pauvre innocent pressait le sein tari de ses menottes roses et ses lèvres s’escrimaient vainement à chercher sa vie sur le sein froid et déjà rigide. Matraque avait suivi son père; en avisant l’enfant, il remarqua: -Vois donc, papa... il tette, le petit. -Lou monstre d’angélo, maugréa Gourdin en détournant les yeux, ce qu’il tette, c’est du sang. Mais il avait un coeur sensible et une belle âme, ce vigneron. L’enfant fut rentré et couché sur la propre paillasse de Matraque, après qu’on eût vérifié qu’il ne portait pas de blessure sérieuse. Ah! ce ne fut pas commode cette vérification, dont un homme de l’art ne se fût peut-être pas tiré aussi bien, car les blessures ne manquaient point sur le corps de ce garçonnet à peine âgé d’un an: il en était même tout couvert. Couvert à tel point qu’on eût dit qu’il avait fait une chute dans un ravin et dégringolé de roches en roches. Heureusement, ses nombreuses meurtrissures présentaient un aspect plus redoutable que dangereux, car elles étaient anciennes de quelques jours et à l’état cicatriciel. La pauvre morte eut, elle aussi, son lit de repos, le lit de Gourdin. Car le père ne dormit pas cette nuit-là. Le lendemain, le bailli vint faire les constatations, prescrivit une enquête, ordonna l’inhumation de l’étrangère et autorisa Gourdin à conserver l’enfant auprès de lui. L’inconnue eut de belles funérailles. Cet événement tragique ayant révolutionné tout le pays, les bonnes femmes des villages circonvoisins se firent un devoir de l’escorter jusqu’au cimetière situé sous les murs de l’ancien couvent des Templiers. L’enquête ne donna aucun résultat. On n’avait pu aller rechercher jusqu’aux sources le pourquoi de ce drame navrant, l’étrangère étant morte avant d’avoir rien dit, l’orphelin ne pouvant se faire comprendre et le seul témoignage recueilli provenant d’un enfant. D’ailleurs, si Matraque déclarait avoir entendu de vagues bruits de lutte, il ne pouvait donner aucun renseignement sur les cavaliers assassins, n’ayant pu les voir. Il y avait bien quelque chose, pourtant: un parchemin découvert épinglé dans les langes et un médaillon trouvé suspendu au cou de l’abandonné. Mais le parchemin était si maculé, si déchiré que les quelques traces d’encre encore visibles sur les parties les moins détériorées eussent pu servir de pendant aux énigmes posées par le Sphinx. La figure et l’inscription du médaillon présentaient une sorte de logogriphe non moins difficile à résoudre pour le bailli, qui n’était rien moins qu’un OEdipe, aussi avait-il déclaré ces objets sans aucune importance. Le père Gourdin étant resté dépositaire de ces modestes reliques avait eu l’ingénieuse idée de les porter chez un vieux moine pour les faire déchiffrer, et voici ce qu’il en avait obtenu, sans autre explication: L’énigme du parchemin se figurait ainsi: CH... BER... ...ARMAMORTE... Et le médaillon, en exergue de l’image de la belle Angélique délivrée par le paladin Roger, portait cette fière devise: CUR NON? (Pourquoi non?). Avec deux lettres pour signature: C.B. Gourdin n’en avait pas été beaucoup plus renseigné après qu’avant. -Peut-on écrire dans des langues aussi barbares? -Pourtant, s’appuyant sur les lettres du parchemin, il avait décidé que Ch... Ber... Armamorte devaient être les titres, prénom et nom de l’enfant recueilli par lui. Toutes les villageoises s’accordant à déclarer qu’un poupard ainsi élevé dans de la dentelle ne pouvait appartenir qu’à une famille noble, partie par plaisanterie, partie par respect pour tout ce qui concernait la noblesse, Bernard Armamorte fut appelé le chevalier. Des années passèrent. Aucune lumière ne vint jamais éclairer le mystère de la nuit fatale et la famille Gourdin, augmentée d’une unité, augmentait aussi en prospérité, grâce au travail plus libéralement payé du père adoptif du chevalier et grâce aussi aux générosités, toujours faites d’une façon détournée, des châtelains d’Hordosse, de Pondenas, de Gabardan et de Briac, Mme Jeanne d’Albret ayant fait savoir qu’elle avait grand souci du bien-être de l’homme assez bon pour s’être, malgré sa pauvreté, donné une charge nouvelle. Au fond, les gentilshommes alliés au roi de Navarre, prince de Béarn, pensaient tout bas que le petit orphelin pouvait être un des leurs, tous les représentants de bon nombre de maisons catholiques et calvinistes ayant été massacrés, sous le couvert de la religion réformée, ou de la religion romaine, par le fait de vengeances particulières. Ah! c’était un bien beau temps! Que vous fussiez huguenot ou papiste, il y avait toujours matière à déplorer votre erreur, et, dans un but souvent inavouable, toujours intéressé, on vous faisait passer de vie à trépas pour la plus grande gloire de celui qui a dit: «Aimons-nous les uns les autres!» Pour mettre la raison d’accord avec les faits, il est vrai, les deux parties pouvaient également invoquer, controverse spécieuse, cette doctrine anabaptiste: «Qui aime bien châtie bien!» À ce compte, nous ne savons plus nous aimer aujourd’hui et il n’y a guère que les apaches pour pratiquer encore l’amour du prochain de cette délicieuse façon. Donc, la bénédiction était entrée dans la cabane du père Gourdin en même temps que le chevalier. Son bien s’arrondissait, ses affaires allaient à miracle; il commençait à remplir un vieux bas de laine. Pour cette prospérité dont il le jugeait l’inconscient artisan, Matraque -devenu un adolescent calculateur et positif -avait voué à son petit camarade une amitié en quelque sorte respectueuse. Oh! n’allez pas croire que ce respect fût fait d’obséquiosité. Non! Matraque tenait Bernard pour un être d’essence supérieure, et, pour sa future fortune, il s’attachait déjà à sa personne, persuadé qu’il ne pourrait trouver qu’honneur et profit dans ce modeste rôle de satellite. Par le fait, Bernard d’Arma -il allait sur ses douze ans et avait lui-même retranché de son nom la finale trop lugubre -possédait tout du gentilhomme véritable: beauté, intelligence, force et volonté. Jusqu’à sa septième année, Gourdin l’avait étroitement surveillé, craignant toujours le retour inopiné des assassins de la dame inconnue; puis, peu à peu, cette crainte s’était évanouie. Les meurtriers ne s’étant point remontrés, ils devaient ignorer l’existence de l’enfant ou peu se soucier de s’attaquer à un être d’aussi médiocre importance. De sorte que le vigneron, constatant le peu de goût que son propre fils semblait marquer pour tout labeur sérieux, lui avait repassé la garde de Bernard, ce dont Matraque s’était montré très flatté. Bernard ne manquait jamais, chaque semaine, d’aller rendre visite à la morte inconnue, -sa mère, croyait-il, -sur la tombe de laquelle se dressait une croix de bois portant cette simple date: 15 février 1558. Cette tombe semblait le protéger et lui fit faire deux connaissances sans lesquelles il ne fût pas devenu ce qu’il devait devenir. D’abord ce fut celle du vieux moine consulté par le père Gourdin. Le vieux moine s’intéressa à ce bel enfant et voulut lui communiquer son savoir. Ce savoir était modeste, mais très suffisant pour ce temps. Bernard se l’assimila avec une facilité remarquable. En second lieu, ce fut celle du maître ès armes du capitaine Lanoue-Bras-de-Fer, en résidence au château de Briac, situé à moins de trois lieues de Barbotan. La Fraîcheur -c’était le nom du maître -eut un accès de gaieté lorsque Bernard lui demanda à brûle-pourpoint de lui apprendre son art. Néanmoins, revenant sur sa première impression après avoir examiné le visage énergique de l’enfant, il consentit à lui mettre une épée entre les doigts. Si le petit chevalier avait eu peu de peine à s’inculquer les principes des lettres et des sciences, de l’escrime il semblait avoir la connaissance infuse. La Fraîcheur ne fut pas long à se rendre compte que, malgré sa longue pratique de tous les coups connus, il aurait bientôt du mal à opposer la parade voulue aux attaques de plus en plus furieuses, de plus en plus serrées de son fougueux élève. En effet, dès que ses petits doigts d’acier se refermaient sur la garde d’une épée, son regard lançait des éclairs, son visage se transfigurait, son corps prenait une souplesse féline. Dédaignant de se couvrir, de pied ferme, il portait coup sur coup avec une telle impétuosité, passait sous les ripostes, innovait des bottes stupéfiantes, d’une justesse méthodique, mais prises dans un code à lui qui renversait les règles, que le maître devait se rejeter en arrière et commander le repos, par crainte de voir sa dignité compromise par une touche en plein corps. Inutile de dire que Matraque assistait aux leçons du moine, ainsi qu’aux séances d’escrime, en amateur détaché de tout. Détaché? pas tant que cela, car, au château de Briac, il avait fait la connaissance d’une petite servante basquaise nommée Renaude, et Renaude l’intéressait, il n’eût su dire pourquoi. S’il éprouvait quelque plaisir à voir son futur maître s’instruire aussi rapidement, c’était pure logique de sa part, puisque Bernard était son étoile et qu’une étoile a pour objet de briller. Pour lui-même, Matraque espérait bien n’avoir jamais besoin de se livrer à ces travaux fastidieux ou dangereux... Il était philosophe un peu, assez capon et paresseux supérieurement. Le chevalier ne se servait point de Matraque, par contre Matraque s’obstinait à servir le chevalier en toute conscience, c’est-à- dire en ne faisant quoi que ce soit, en ne lui étant utile en rien. Il se serait fait scrupule d’abandonner le chevalier; il l’aimait bien trop, et comme on aime un profit attendu et certain. Voilà! C’était un caractère original et une belle nature! Lorsqu’il eut quatorze ans, les filles commencèrent à regarder Bernard. Il portait déjà sur son front le signe des prédestinés de l’amour. Dans l’après-midi du 15 février 1571, treizième anniversaire de la mort de sa mère, Bernard d’Arma fut lui rendre visite. Sur la place de l’église, il remarqua un campement de bohémiens, et, sur la porte de la tente principale, deux cavaliers parlant à une gipsy de grande beauté. Il pénétra dans le cimetière sans attacher d’importance à cette remarque et, par conséquent, n’entendit pas un des cavaliers demander en le désignant du doigt: -Est-ce lui, Phtah? La gipsy répondit: -Les astres ne peuvent tromper... Je savais qu’il irait à la tombe... C’est lui! Bernard s’était agenouillé devant la croix de bois. Il était seul. Pour la première fois depuis qu’il en avait la garde, Matraque n’avait pas suivi son étoile. Le soir, le campement avait été levé, les bohémiens s’étaient éloignés. Le chevalier ne rentra pas dans la cabane. Il ne devait jamais y rentrer, il avait disparu sans laisser de traces. Ce fut une grosse douleur pour Matraque et pour Gourdin. Deux ans après, le vieux vigneron s’éteignit. Désolé de rester seul au monde dans ce pays d’où il n’avait cru pouvoir sortir qu’à la suite du chevalier Bernard -hélas! où était-il, celui-là? -Matraque assembla les économies de son père, vendit vignobles et cabane, puis s’éloigna vers le Nord. * Le 15 février -remarquez le retour de ce quantième fatidique -en l’année 1576, les bonnes gens de Barbotan virent avec surprise un cavalier de fière mine, tout couvert de poussière, mettre pied à terre devant le champ de repos et se diriger tout droit vers la place de l’inconnue, dont il baisa la croix... Lorsqu’il revint vers son cheval -un coursier blanc de toute beauté et de pure race arabe -les vignerons hésitèrent à reconnaître en ce gentilhomme imposant, moins par son vêtement que par sa prestance, le fils adoptif de Gourdin. Mais, lorsqu’on se fut assuré qu’il prenait le chemin de la cabane, ce ne fut qu’un cri: -M. le chevalier d’Arma! -M. Bernard! C’était en effet Bernard. Lorsqu’on lui eut tout dit, il donna un regret filial au vieux Gourdin et s’en fut vers Briac, où il ne put voir La Fraîcheur. La Fraîcheur, emmenant avec lui Renaude la Basquaise, étant parti de Briac depuis longtemps. Il ne séjourna que deux jours à Barbotan. Quand il en repartit pour aller à la recherche de Matraque, qu’il désirait revoir, deux pauvres petits coeurs de Béarnaises prirent le deuil et se refermèrent sur un souvenir d’immense et trop bref bonheur. Si, en un aussi court espace de temps, le chevalier avait fait deux victimes, ce n’était pas qu’il se fût beaucoup employé à mener à bien ces conquêtes. En était-il besoin? Il dégageait autour de sa personne un si séduisant fluide d’amour que pas une fille d’Ève ne pouvait le voir sans être prise d’une sorte de démence qui la jetait, vaincue et toute pantelante, entre ses bras. Franchement, le chevalier cherchait à sauver de l’holocauste les tendres amoureuses; il leur exposait sa manière de voir en cette matière: «Tout le parfum de la fleur se respire en une seule fois.» Il voulait les rappeler à la raison, leur montrant le vide d’un bonheur sans lendemain, les larmes, les regrets. Car il ne pouvait se fixer; étant papillon, il se devait tout à toutes. Rien n’y faisait: les belles victimes appelaient le sacrificateur. Alors il se révélait ce qu’il était, l’amoureux le plus passionné et le plus délirant qu’une femme put rêver, et, le lendemain, en se retrouvant seule, languissante, éplorée, l’aimée pensait avec amertume que, jusqu’à la fin de son existence elle ne pourrait revivre qu’en songe l’inoubliable minute. Mais d’où venait donc Bernard et où avait-il passé les cinq ans durant lesquels on n’avait plus entendu parler de lui? Nous aurons à l’expliquer plus tard. Qu’il nous suffise de dire pour l’instant que son teint bronzé indiquait un long stage au pays du soleil, d’où il ne rapportait que son coeur, son épée et Djaoulia, tous trois jeunes, fiers et dispos. Djaoulia était ce coursier -ou plutôt cette cavale -arabe dont les villageois avaient tant admiré la blanche robe, le front étoilé de noir, et la longue queue. Durant tout un mois, le chevalier parcourut la Gascogne, la Guyenne et les provinces circonvoisines. Enfin, sa constance fut récompensée. Un jour, au pays d’Agenais, comme il allait à pied, traînant par la bride sa jument, qu’une pierre coupante avait blessée au paturon, il fut arrêté par un gros paysan qui, s’étant prosterné, lui encerclait les genoux de ses deux bras. Bernard voulut le repousser. Nombre de fois, sur les routes, il avait pu constater que les voleurs ont bien des façons de commencer l’attaque d’un voyageur solitaire. Mais son geste demeura en suspens. Il venait d’aviser la face rubiconde de son antagoniste; or, sur cette face, érubescente, hilare même, coulaient d’énormes larmes. Deux gros yeux en forme de lunettes, les propres yeux de la race bovine, trouaient ce visage empourpré; ils riaient ces yeux, pourtant c’étaient leurs glandes qui sécrétaient les fontaines jaillissantes. -Chevalier! chevalier! chevalier! cria par trois fois le paysan. Au son de cette voix, Bernard tendit sa main largement ouverte et murmura: -Matraque! mon bon Matraque! Matraque était venu planter sa tente en ce pays, non pour y travailler, -nous savons qu’il avait tout travail en horreur, - mais pour y végéter à l’aide de son modeste avoir, augmenté du produit de la chasse et de la pêche. Sa confiance en son étoile était si profonde qu’il s’était dit, concession suprême faite à sa paresse: -Ne la cherchant pas, elle saura bien me retrouver. Le fait venait de lui donner raison; il en pleurait de joie. Il mena Bernard à sa maisonnette bâtie à l’extrême limite du bourg de Sauveterre-la-Lémance, en face des bois derrière lesquels s’apercevaient, dominant la vallée, les remparts et la tour du château de Bonaguil. De ce jour, la pêche et la chasse comptèrent un amateur de plus. Une fois, étant à l’affût dans un site boisé de la Lémance, Bernard demanda en désignant du doigt Bonaguil: -Sais-tu qui habite ce château? -Pardié, monsieur le chevalier, c’est sûrement Mme la marquise de Villeneuve-Marsan, et sa fille Mlle Solange. -Ah! deux dames? On ne les voit pas... Sortent-elles? -Jamais. -Pourquoi? -Ce sont deux recluses... -Et le mari?... Le père?... -Depuis trois ans, je n’ai pas encore vu le bout de son nez... Paraît qu’il habite autre part. Il n’en fut plus question. Bernard d’Arma n’avait aucun penchant pour ce genre de femmes: les recluses! Ce sont des citadelles dont l’abord glacial écarte toute idée de conquête. Par exemple, il avait du goût, un goût très marqué même, pour toutes celles qui promenaient leurs cotillons: bergeronnettes, bourgeoises ou demoiselles de haute lignée, peu lui importait la simplicité de l’une ou l’orgueil de l’autre. Il lui suffit de défendre une ou deux femmes qu’on molestait; sa réputation de chevalier servant des dames fut établie. Il lui suffit de disperser à coup de plat de sa rapière cinq mauvais chaufourniers qui cherchaient à détrousser un vieux collecteur de gabelle pour faire dire qu’il purgeait le pays de ses malandrins. Alors, tous les beaux yeux flambèrent pour ce fier jeune homme, dont la mission semblait être de protéger et d’aimer, car il ne paraissait guère être venu dans le pays pour autre chose. Il arrivait probablement d’une contrée où l’amour est roi. Il fut et resta irrésistible, prenant ici et là, sans compter, presque sans choisir, au grand désespoir et à la profonde stupeur de Matraque qui crut l’arrêter en lui décochant le sobriquet de «Coeur-d’Amour.» Malheureuse idée s’il en fut: Coeur-d’Amour fit fureur là où Bernard n’aurait fait qu’intéresser. De Bergerac à Cahors et d’Agen aux Eyzies, femmes et filles se prirent à rêver à lui. On l’aima sans le connaître, on l’aima mieux le connaissant. Ce fut une toquade, une fureur, une folie dont Matraque ne savait se venger qu’en pleurant: -Ah! monsieur le chevalier, ce que c’est que de nous!... Aurait-on pu penser que vous ne seriez qu’un failli Coeur-d’Amour? En effet, la satisfaction épuisante de cette passion renaissante pour de nouveaux projets, dont le nombre croissait sans cesse, faisait diablement pâlir son étoile. -Et pourtant, pensait encore Matraque, il a tété du sang; il aimera le sang! VIII LES RECLUSES DE BONAGUIL. Une rencontre imprévue devait bientôt faire changer de vie Coeur- d’Amour et prouver que Matraque prophétisait à peu près juste. Le château de Bonaguil fut construit de 1450 à 1480, au sommet d’une colline qui s’avance en façon de cap sur la vallée du Lot, si pittoresque par les nombreux méandres qu’elle décrit entre de splendides escarpements de rochers. Cette vieille demeure, dont il ne reste plus guère que des ruines encore imposantes, dominait alors la vallée de son rempart majestueux de force, car il avait été élevé pour défier tous assauts et résister à l’artillerie. À vrai dire, ce mur de siège n’avait plus guère sa raison d’être, la partie couronnée par le donjon, la forteresse proprement dite, ayant été délaissée pour une demeure moins guerrière. Du rempart, un escalier monumental taillé en plein roc descendait vers la chapelle sise en contre-bas, au haut côté du parc dont les plantations traversaient tout le fond pour remonter vers Sauveterre-la-Lémance. Depuis plus de neuf ans qu’une perfidie de Catherine de Médicis avait fait se refermer les portes du château de Vincennes sur Jacques de Villeneuve-Marsan, la marquise et sa fille Solange vivaient cloîtrées à Bonaguil, sous la garde de Cortansio, le vieil écuyer du marquis, et entourées d’un service très restreint. La marquise ne recevait âme qui vive, se complaisant dans son deuil, n’ayant pour toute occupation que l’éducation de Solange, qui recevait une instruction rudimentaire de don Matéo, le chapelain du château. On conviendra que la jeune fille, ayant toujours vécu dans cette austère retraite, entre l’intarissable chagrin de sa mère et le pédantisme peu récréatif du bon chapelain, devait aboutir à une maladie de langueur. C’est ce qui arriva à l’époque de la puberté, qui se produisit tard pour elle. Les travaux d’aiguille ne la récréèrent plus, les promenades dans le parc lui parurent fastidieuses, elle demeura enfermée des journées entières, se prit à rêver et pâlit. Pierrile, jeune Agenaise de l’âge de Solange, affectée au service particulier de celle-ci, fut la première à s’apercevoir de cet état morbide. Elle en avisa la marquise qui consulta don Matéo -car pour guérir les bobos, le bon chapelain n’avait point son rival. Don Matéo conseilla un bouillon d’herbes et pratiqua une saignée. Solange ne s’en trouva pas plus vigoureuse, au contraire. Il conseilla l’exercice, des chevauchées dans le parc. La jeune fille essaya de suivre ces prescriptions, mais, après avoir longé intérieurement les murs du parc, comme un oiseau vérifiant les barreaux de sa cage, elle regagna sa chambre et prit le lit. Don Matéo, éperdu, avoua à la marquise qu’ayant épuisé la liste des remèdes connus, sans faire fuir ce bobo malin, il se déclarait inapte à en inventer et ne pouvait que faire une neuvaine. Heureusement, plus positive, Pierrile, avait épouvanté Cortansio en lui disant que la jeune maîtresse se mourait, et le brave homme, sautant à pieds joints sur sa consigne, s’en était allé vers Fumel, dont il ramenait le médecin, qu’accompagnait une bohémienne d’âge incertain, mais d’une admirable beauté. Dans le corps médical de cette époque, l’empirisme régnait en maître; on soignait d’après les données de l’expérience acquise, mais sans suivre aucune méthode... Ni raisonnement, ni théorie, les physiciens étaient de purs charlatans... Et encore leur ignorance les poussait-elle parfois à demander du secours aux pratiques de la sorcellerie. À plus de trois siècles de distance on peut rire de ces enfantillages; alors, malgré les anathèmes de Rome, on croyait aux bienfaisants effets du sortilège. La bohémienne n’était pas du pays; rencontrée par Cortansio et par le médecin, sur leurs instances, et après une courte explication, elle avait consenti à leur apporter l’appui de ses connaissances. Bien qu’elle fût bonne chrétienne, en cette circonstance désespérée, la marquise de Villeneuve-Marsan fut charmée de reconnaître en la compagnie de l’empirique une de ces gipsies dont la science passait pour merveilleuse. Elle les conduisit tous deux vers Solange. Après avoir consulté et interrogé le sujet, l’empirique déclara: -Ce n’est rien! -Rien... exclama la gipsy, c’est très grave! -Bah! un peu de fatigue. La nomade haussa les épaules. -Ignare! fit-elle entre ses dents. -Avec un peu de repos, il n’y paraîtra plus. -Bourreau! tu veux donc sa mort? Solange paraissait ne rien entendre, mais la pauvre marquise était sur des charbons ardents. Ébahi, l’empirique demanda à son irritable interlocutrice: -Que crois-tu donc? -Je crois ce qui est!... Je vois ce qui ne peut se cacher à ma double vue!... Cette enfant s’étiole à l’ombre de la noire montagne de pierres que vous décorez ici du nom de château... Elle est avide de grand air, d’espace, de liberté!... Si l’on ne m’écoute, chaque heure de retard fera plus creuse la tombe vers laquelle elle s’incline! -Que faut-il faire? implora la marquise. -Est-elle bonne amazone? -Oui. -Dès demain, qu’elle monte à cheval... -Hélas! le pourra-t-elle? -Elle le pourra!... Qu’elle monte à cheval donc, et franchisse les murs de sa prison... -De sa prison?... Mon Dieu! N’est-ce pas celle de sa mère? -Elle y reviendra revivifiée, guérie, décidée à vivre, si... -Oh! dites-moi tout. -Si vous consentez à la laisser aller jusqu’à la grotte de la Madeleine, où, pour chasser de la possédée le démon qui la tient, vous devrez lui permettre de jeter mille livres parisis d’or. L’empirique fit claquer sa langue. C’était une fortune! Pourquoi la jolie sorcière conseillait-elle de la jeter dans un trou au lieu de se faire délivrer cette somme pour elle et pour lui? La marquise hésitait, ne sachant que répondre. Ne ferait-elle pas mieux de donner cet argent à une communauté, à une église? -Qui me prouve que vous ne cherchez pas à me tromper? fit-elle enfin. -Mon désintéressement! je ne demande rien pour moi. -Et c’est la Madeleine qui sauvera ma fille? -Le sauveur tombera du haut des rochers ou surgira du sein de la rivière! Depuis un instant, Solange écoutait. C’était assez peu clair, une histoire d’enchanteur... Mais elle rêvait de sortir de Bonaguil et cette femme étrange venait de la deviner, plaidait pour elle. Soulevée sur un coude, une épaule découverte, elle regardait sa mère avec des yeux suppliants, semblant lui dire: -Ne refusez pas, madame. -Où donc est cette grotte? demanda Mme de Villeneuve-Marsan. -Aux Eyzies, près du château de Marzac, où l’on peut trouver l’hospitalité pour une nuit. Au cours de la nuit suivante, la marquise dut réfléchir que la santé de sa fille valait toutes les livres du monde et qu’il serait bon marché de la lui rendre au prix d’un millier de sous parisis d’or, même après un désagréable déplacement vers la vallée des grandes roches, car le lendemain matin la maîtresse porte de Bonaguil s’ouvrait à deux battants pour livrer passage à une cavalcade qui prit tout aussitôt le chemin de Sauveterre-la- Lémance. Le hasard faisait justement passer non loin de là Coeur-d’Amour, qui se rendait au rendez-vous à lui donné par une baronne de Puy- l’Évêque... Elle ne devait jamais le voir cette pauvre baronne. La cavalcade, composée de deux dames, d’un écuyer et d’une servante, allait lentement, mais en passant près de Coeur-d’Amour, sans le voir, puisqu’un buisson le dissimulait en entier, elle prit le trot. Alors, notre jeune homme, oubliant subitement le but de sa sortie matinale, prit à la main le fourreau de sa rapière pour éviter de révéler sa présence par un bruit de ferraille, et s’élança par la traverse vers la maison de Matraque que devaient forcément côtoyer les amazones. Elles arrivaient. Il attira le gros Matraque derrière un contrevent dont le bois mal joint laissait un jour, et, lui montrant la route: -Tu vas regarder sans te faire voir et me nommer ceux dont l’approche soulève ce nuage... Distingues-tu les visages?... Allons, parle! -Attendez, monsieur le chevalier... Eh!... mais... Matraque se frotta vigoureusement les paupières comme s’il doutait du témoignage de ses sens. -Ah! par exemple... Elles! toutes deux... sur la route... En voilà un événement!... Coeur-d’Amour trépignait d’impatience. -Va donc! maudite langue de vieille femme! maugréa-t-il... Qui sont-elles?... Les connais-tu? -Puisqu’on vous le dit, monsieur le chevalier. -Canaille! décide-toi à parler franc!... Les noms?... Bernard était hors de lui; une violente émotion le faisait trembler et toute son âme semblait passer dans le regard qu’il lançait vers la cavalcade. Les quatre personnes composant celle-ci défilaient en cet instant, en pleine lumière, sous le contrevent fermé, sans se douter qu’elles étaient l’objet d’une curiosité aussi intense. -Ma foi de Dieu! pensa Matraque en remarquant l’exaltation de son maître, ça le prend comme la courante, ces toquades... En consomme-t-y de ces fumelles, en consomme-t-y!... Sur laquelle a- t-il jeté son dévolu... Faut voir? Et, tout haut, il se décida enfin à répondre: -Faut croire qu’il y a par là quelque pèlerinage, monsieur le chevalier; sans quoi on ne pourrait voir courir sur les routes celles qui, au grand jamais, ne s’y sont encore montrées, les deux dames de Bonaguil... -Les dames de Bonaguil!... Je m’en doutais... Celle qui tient la tête est la marquise, n’est-ce pas? -Sans doute... À sa gauche, à une encolure derrière, chevauche sa fille, la demoiselle Solange. -Solange, répéta Bernard d’Arma, en comprimant à deux mains sa poitrine. Est-elle belle!... Ce nom ne pouvait pas ne pas être le sien... Solange... seul ange! -Patatras! gémit tout bas le gros garçon; voilà M. le chevalier qui tourne au fade... Il fait des vers, misère de moi!... Et pour qui?... Après tout, à défaut de mieux, ce ne serait pas du tout bête de tenter la conquête de ce gros lot et de nous faire épouser par cette héritière unique. Comme les chevaux allaient disparaître au tournant d’une ferme plantée en avant du village, Matraque se donna un grand coup de poing sur la tête et se prit à tourner comme un toton. Il venait d’aviser, attachée sur la croupe du cheval de Cortansio, une sacoche de cuir fauve, dont le ventre s’évasait sous le poids du contenu. -Monsieur le chevalier serait-il désireux de savoir où vont ces dames? demanda-t-il. -Tu le sais donc, toi? -Je ne proposerais pas à monsieur le chevalier de le lui apprendre si je l’ignorais... Elles se rendent à dix ou douze lieues d’ici, vers la grotte de la Madeleine. Et que vont-elles faire dans cette grotte? -Au milieu de la grotte, monsieur le chevalier, s’ouvre un gouffre sans fond dans lequel, pour obéir aux ordres d’une païenne, ces dames vont laisser tomber une pluie de pièces d’or. -Quelle sotte histoire!... Deviens-tu fou? En quelques mots Matraque expliqua comment il tenait ces renseignements du médecin de Fumel qui, le matin même, déjà pris de boisson, cherchait partout des écouteurs pour leur raconter comment et pour quel prix une Égyptienne de passage l’avait assisté dans sa visite à Bonaguil. Lorsqu’il eut fini de parler, Coeur-d’Amour demanda: -Cette façon d’envoyer une jeune fille souffrante cavalcader et semer de l’or te paraît plaisante? -Dame! -J’estime, moi, que pour attirer Solange munie d’une pareille somme loin de Bonaguil, la diseuse de mauvaise aventure doit avoir un autre but ignoré. Il se pourrait fort bien qu’il y ait un guet- apens préparé et je me dois de tirer la chose au clair, de défendre ces femmes s’il en est besoin... «Va seller Djaoulia. Un quart d’heure plus tard, monté sur sa jument arabe et suivi de Matraque à califourchon sur un mulet chargé de vivres, Bernard d’Arma remontait les vallons de la Ménaurie et de la Noze. Le peloton des pèlerins de la Madeleine fut en vue dès qu’ils eurent fait le tour de la colline de Belvès. Désormais, il s’agissait de ne suivre qu’avec précaution, de ne pas se faire remarquer des voyageuses. La chose était assez facile, la vallée de la Dordogne où l’on se trouvait offrant de nombreux abris boisés, des combes profondes et des monticules couverts de fourrés. À Limeuil, brisée de fatigue et admirant la vaillance de sa fille, la marquise donna l’ordre de faire halte. Ce repos était nécessaire pour deux raisons: déjeuner d’abord, puis, afin d’atteindre le terme du voyage, de toute nécessité, il s’agissait de découvrir un guide, car Cortansio, ne s’étant encore pas hasardé aussi loin, se perdait dans le dédale des sentiers à peine tracés et tous pareils. Dissimulé de l’autre côté d’un vieux pan de mur en ruines, Coeur- d’Amour se disposait à leur déléguer Matraque pour les tirer d’embarras, mais il n’en eut pas le temps; de derrière un autre mur non moins ruiné venait de surgir un paysan dont les bons offices furent aussitôt réclamés par la marquise. La petite troupe se remit en marche, suivie à une distance plus respectueuse que jamais par notre chevalier. On venait de pénétrer dans le pays chaotique au travers duquel coule la Vézère, et le guide d’occasion faisait preuve d’une admirable bonne volonté, d’une complaisance remarquable; ce digne homme se multipliait, courant du cheval de Pierrile, dont il rebouclait la sangle, à la monture de la marquise, qui s’était mise à boiter, et trouvait encore le loisir d’aller flatter la croupe du porteur de la sacoche. Voyez pourtant, comme le hasard pourrait faire accuser un honnête homme de maléfices! On arrivait à la font de Peyrine, que domine Marzac, lorsqu’un triple accident se produisit presque simultanément... Le cheval de Mme de Villeneuve, en franchissant une petite crevasse du sol, buta, broncha et, n’étant pas relevé à temps, s’agenouilla. Tous se portèrent au secours de la marquise, dont la position pouvait devenir périlleuse, mais il n’y eut que le paysan et Solange pour lui être utiles. En effet, par une rare abondance de déveine, Pierrile et Cortansio venaient d’être jetés à terre, la première parce que la sangle de sa selle s’était rompue, le second par le fait d’une fureur subite de sa monture. Lorsque chacun se fut relevé, sans grand mal, heureusement, on constata avec désespoir que deux des chevaux étaient hors d’usage et qu’un troisième, le porteur de la précieuse sacoche, talonné par une incompréhensible folie, galopait vers la Vézère. Le pauvre animal semblait tourmenté par une mouche mauvaise, car, à chaque instant, en escaladant les rochers, en dégringolant les pentes, il accomplissait de brusques voltes, pliait son encolure et cherchait à mordre la naissance de sa queue. Réfugiés au milieu d’épaisses broussailles, Bernard et Matraque avaient été sur le point de se révéler. S’ils ne le firent pas, ce fut la réflexion qui les en empêcha. -Ne vous pressez point, monsieur le chevalier, dit le fils du vigneron, vous aurez peut-être, et bientôt, meilleure occasion de courir sus à ce maudit guide de malheur. -Tu crois aussi qu’il est pour quelque chose dans tout ceci? -Dame, trois accidents, et d’un coup, c’est trop à la fois pour être dû au seul hasard. -C’est vrai, ce complaisant personnage a flatté la croupe du cheval échappé... -Il a mis du poivre sous sa queue, monsieur le chevalier, j’en jurerais... -Oh!... Il a frictionné les genoux de la monture de la marquise... -C’est-à-dire qu’il y a planté des épingles! -Oh!... Oh!... Alors, d’après toi, il n’aurait pas rebouclé la sous-ventrière?... -Si fait! Quoique ça, cette sangle doit porter un trait de couteau. -Vertudiable! Si ce ruffian est un traître... je vais le charger! La grosse main de Matraque se posa sur l’épaule de son maître, tandis qu’il murmurait: -Gardez-vous-en bien, monsieur le chevalier. Écoutez plutôt. Cet avis venait à point. Bernard se contint et mit une main en pavillon devant son oreille pour mieux entendre. -Madame, disait le paysan s’adressant à la marquise, par le petit raidillon que vous voyez sur la droite, on arrive au château de Marzac, dont le seigneur est hospitalier. -Et la sacoche? -Avec votre permission, madame, je vais la reconquérir! fit Solange déjà remontée sur sa bête. Les yeux du paysan brillèrent. -Demoiselle, dit-il en s’inclinant, avec ma compagnie vous serez en sécurité, mais, seule, vous pourriez être attaquée par la désolation du pays, la bande à Coeur-Volant. C’était la première fois que Bernard entendait prononcer ce nom; il ne s’y arrêta pas. La conversation reprenait. Mme de Villeneuve-Marsan se défendait de confier sa fille à cet étranger. Ne pouvant la faire suivre par Cortansio, elle entendait l’emmener à Marzac et retarder de vingt-quatre heures l’excursion à la grotte de la Madeleine. Solange résistait. Cette timide jeune fille -sans soupçonner qu’en ce faisant elle commettait un gros péché -avait une foi robuste dans ce qu’avait dit l’Égyptienne, et, ayant hâte de reconquérir sa santé, c’était ce jour-là même et non un autre qu’elle voulait aller porter à la grotte l’or retrouvé. Enfin, elle obtint gain de cause. Tandis que la marquise, après lui avoir recommandé de la rejoindre au plus tôt à Marzac, prenait, accompagnée de Cortansio, chargé de la selle et tirant les deux chevaux, le petit raidillon menant au château, Solange s’éloignait dans la direction de la rivière. L’aimable paysan marchait devant le cheval portant double charge, car Pierrile s’était hissée en croupe derrière sa maîtresse. Force fut à Coeur-d’Amour de rester encore longtemps dans sa cachette, malgré l’impatience qu’il avait de courir après Solange. En effet, de leur position élevée, la marquise et le vieil écuyer dominaient toute la font Peyrine et la broussaille ne pouvait s’ouvrir sans leur livrer son secret. Quand Matraque donna le signal du départ, Solange était hors de vue. IX LE SAUT DANS LA VÉZÈRE. -Au galop! cria Coeur-d’Amour. -Eh! monsieur le chevalier, répondit Matraque, en faisant prendre à son mulet une allure raisonnable, sur ces roches, en allant trop vite, votre Djaoulia risquerait d’arriver trop tard. -Par exemple! Si tu veux lambiner, à ton aise! -Le tout n’est pas de courir, monsieur le chevalier, le tout est d’arriver. Si la jument arabe brise ses fines jambes dans quelque trou du roc, la belle avance que vous aurez là! -C’est juste! mais pense à Solange... Si cet homme est un gredin. -Ma foi de Dieu! c’en est un, tout craché!... -Alors? -Alors, il mène rondement la demoiselle à une rencontre fâcheuse. Je vois cela comme si j’y étais... -Malheureux! Et tu affectes un calme! Tu restes là... -Ah! dame, non, je ne reste pas, puisque nous grimpons... puisque même nous arrivons au belvédère naturel, d’où l’on peut voir de loin la grotte aux sous parisis d’or... Tenez, la voilà! Un dernier effort de Djaoulia venait de lui faire franchir un escarpement à pic et de la porter sur un plateau de granit uni et glissant, du haut duquel on avait vue sur toute la vallée de la Manaurée. De ce belvédère -comme l’avait si bien nommé Matraque -rien n’échappait à l’oeil, du panorama tourmenté des gorges d’enfer que traversait du nord-est au sud-ouest, entre ces falaises de rochers, le serpent argenté de la Vézère. C’était à la fois magnifique et lugubre. -Où sont-ils? demanda Coeur-d’Amour après avoir longuement inspecté le cours de la rivière, où sont les deux jeunes filles et leur conducteur? -Au-dessous de nous, monsieur le chevalier, la plate-forme est en surplomb sur l’eau, et vous ne pouvez les voir. Les fers de la jument glissaient sur ce sol de marbre poli; elle ne pouvait tenir en place et frémissait à tout instant sur ses jarrets. Les sabots du mulet, eux, adhéraient mieux. -Voyez donc là-bas, monsieur le chevalier. De son bras tendu, Matraque désignait un groupe d’arbres plantés en quinconce au milieu de la presqu’île formée par une boucle de la Vézère. -Je vois l’entrée d’une grotte. -C’est celle de la Madeleine... N’apercevez-vous rien d’autre sous l’ombre projetée par les arbres? -Attends donc... Si... Je devine les formes de six hommes. -Dont l’un est masqué. -Vraiment?... Tu as des yeux extraordinaires!... Que peuvent-ils bien faire là, ces hommes? -Ils attendent la proie que le paysan leur amène, monsieur le chevalier. Coeur-d’Amour eut un rire silencieux, un rire qui fit frémir son compagnon. -La proie? murmurait-il en même temps. Ah! par le Dieu vivant! si ces misérables osaient porter une main sacrilège sur Mlle de Villeneuve-Marsan, je leur ferais rire un rire de damné, en employant sans miséricorde le coup que m’a légué le vieux Spolto! Et, se tournant vers son écuyer: -Va voir ce qui se passe au bas de la roche, commanda-t-il. Matraque ne se fit pas prier. Abandonnant sa monture, il se mit à plat ventre et rampa vers l’extrême rebord de la plateforme. Arrivé là, il avança la tête avec précaution. Un instant il resta dans cette position, faite pour donner le vertige, car le moindre mouvement pouvait faire glisser son corps et le lancer dans le vide. Puis, il recula avec la même lenteur et, ayant regagné une partie moins défavorable, il se dressa, en disant: -C’est tel que je l’avais prévu, monsieur le chevalier. N’y a pas plus innocent que mam’zelle Solange, et la Pierrile est tout pareillement bornée... C’est pas pour manquer de respect, au moins... Mais ça me passe de les voir si confiantes... -Elles sont donc là?... C’est vrai? -En doutez-vous, monsieur le chevalier?... Ma foi de Dieu! je ne mens que lorsque mentir est profitable, et jamais sans raison... «Oui, bien, elles sont là, les pauvres! Je viens de les voir monter dans une barque que dirige le madré paysan, que l’enfer confonde! «Tenez, la surface de l’eau se ride... la barque avance vers l’autre rive... on va bientôt l’apercevoir... la voici!» Effectivement, un bateau venait de se montrer. Le guide de rencontre maniait les avirons, faisant face aux jeunes filles, toutes deux assises à l’arrière. En se penchant sur sa selle, mais sans déplacer son centre de gravité, nécessaire à l’équilibre instable de Djaoulia, Bernard d’Arma constata la réalité de ce que venait de lui expliquer son frère adopteur, devenu par la suite son compagnon de chasse, puis son écuyer volontaire. Soudain, Matraque lui souffla: -Voilà l’instant, monsieur le chevalier!... Tenez, le faux guide lâche ses rames... la barque enfonce... une voie d’eau vient de se déclarer... les six sacripants de la grotte accourent... Oh! pas pour porter secours... mais pour enlever la demoiselle... «Vrai! pour une satanée comédie, c’est une satanée comédie! -Les ruffians! gronda Coeur-d’Amour. Il suait à grosses gouttes en suivant des yeux tous les détails de cette scène expliquée à haute voix. Si c’était une comédie préparée, comme le croyait Matraque, le faux guide, il faut le penser, avait fait jouer la soupape avec trop de précipitation, car la barque coulait, positivement, bien qu’elle fût encore loin de la rive opposée sur laquelle se pressaient les six. Deux cris de femmes, cris d’angoisse et d’horreur, montèrent du fond. Solange et Pierrile se tenaient enlacées, elles avaient déjà de l’eau jusqu’à la ceinture. -À la nage! commanda une voix mâle, et qu’on me ramène la brune; je la prends pour la part de Coeur-Volant. La brune c’était Solange. Bernard d’Arma étouffa un juron. -Qui a dit cela? -L’homme masqué, monsieur le chevalier. -Bon! je vais le faire mentir. À l’ordre donné, les six hommes s’étaient jetés dans la rivière. Coeur-d’Amour serra les genoux, forçant Djaoulia, dont les naseaux fumaient, à avancer de deux pas. -Quelle hauteur? fit-il d’un ton bref. -Du belvédère, jusqu’à l’eau?... Au moins soixante pieds!... Ce n’est bon qu’aux hirondelles, ce chemin. -En ce lieu, l’eau est-elle profonde? -Oh! là! oui, c’est autant dire une cave!... Mais, monsieur le chevalier ne va pas commettre la folie de sauter? -Si fait!... Viens-tu? -Pas par là! -Alors, à tout à l’heure! La bouche relevée par une main de fer, ses flancs immaculés saignant sous l’éperon, Djaoulia poussa un hennissement de douloureuse surprise et, faisant feu de ses quatre fers, d’un bond prodigieux, elle franchit le rebord de la plate-forme. Un instant, la blanche cavale du désert, battant l’air de ses sabots, sembla planer dans l’espace, tel hippogriffe au-dessus de l’île des Pleurs, puis, aux cris des bandits qui venaient de voir le ciel s’obscurcir par le passage de cette bête fantastique, plongeant aussi comme le cheval ailé sur l’orque monstrueux, elle s’abattit sur les nageurs, dont deux furent tués sur le coup et entraînés par elle vers les profondeurs de la Vézère. Enthousiasmé, médusé presque par la grandeur de ce mouvement dont l’audace égalait la démence, Matraque, ne pouvant en croire le témoignage de ses sens, avait assisté à ce vol inimaginable et venait de voir disparaître, presque dans la même seconde, les deux jeunes filles enchevêtrées l’une à l’autre et le chevalier faisant corps avec son hippogriffe privé d’aile. Sans s’en rendre compte, Matraque se laissa tomber à genoux, sa respiration était coupée, il étouffait. Allait-il disparaître, cet héroïque jeune homme? N’avait-il pas été se briser sur une dent de rocher? Il avait pu aussi être entraîné par un remous dans une des portes latérales de la cave, et alors son corps y pourrirait sans jamais pouvoir en être retiré! Et les jeunes filles qui ne remontaient pas non plus! -Quel malheur, mon Dieu! Quel grand malheur! En ces instants d’attente fébrile, les secondes ont la durée d’une année et chaque minute semble ne couler dans l’éternité qu’avec la lenteur d’un siècle. L’homme masqué avait rassemblé ses trois hommes que leur bonheur avait fait échapper à la rencontre du centaure plongeur et, le guide infidèle s’étant joint à leur groupe, tous quatre regagnèrent la rive. Enfin, un peu en aval de l’endroit où avait plongé Djaoulia, la noble bête reparut, toujours montée par son cavalier. Les corps inanimés de Solange et de Pierrile étaient couchés en travers, sur le garrot. En remontant, Bernard d’Arma avait eu la chance de les rencontrer et de les saisir ensemble. -Hourra! monsieur le chevalier! hurla Matraque délirant de joie. En voilà une aventure! Ne vous suffit plus des donzelles de la terre... Vous faut encore aller en cueillir sous l’eau... en passant par les nuages... «Défiez-vous! on vous espère de l’autre bord... tirez votre épée, c’est de saison! -Arrive! répondit simplement le chevalier, en poussant sa monture, à peine essoufflée, vers le rivage en pente douce sur lequel, en effet, l’attendaient les cinq bandits. Matraque rejoignit son mulet et l’attira vers une anfractuosité de la plate-forme. Cette fissure servait de porte naturelle à un sentier étroit et zigzagant qui descendait jusqu’au bord de la Vézère, entre deux murailles aussi lisses que le sol était poli. Cette gouttière de granit avait à peu de chose près la largeur et la forme d’un moderne toboggan. Le gros Béarnais, dont la force égalait la paresse, poussa le mulet sur la pente et sauta en croupe. La pauvre bête s’assit, croyant pouvoir résister, mais, avalée par la glissoire, dans cette posture de sénateur romain, elle opéra la descente avec une rapidité vertigineuse. Moins vertigineuse cependant que l’attaque foudroyante de Coeur- d’Amour contre les bandits, car quatre d’entre eux se tordaient déjà sur le sol, le visage ensanglanté. La bataille n’avait pas été longue; malgré cinq épées contre une seule, le sort en avait décidé contre le nombre, et de quelle façon effroyable! Les quatre blessés avaient tous été touchés au même endroit, chacun d’eux ne possédait plus qu’un oeil, le gauche. Quant à l’homme masqué, le chef, il avait pu fuir en rejoignant son cheval dissimulé derrière les contreforts de la grotte. Bernard d’Arma, bouillant de colère, se vit dans l’obligation de remettre à plus tard le juste châtiment qu’il réservait à ce misérable inconnu, car il fallait songer à porter un secours immédiat aux deux jeunes filles dont l’évanouissement, en se prolongeant, pouvait devenir dangereux. Il sauta à terre sans plus tarder et, voyant Matraque aborder, il lui cria: -Dépêche-toi donc, lambin! Viens m’aider. L’original écuyer venait de traverser la Vézère à dos de mulet, sa grosse face réjouie rayonnait. Pour un peu, il se fût flatté de n’être pas complètement étranger à la belle victoire remportée par son maître. Dès qu’il eut pris pied sur la berge, il aida Bernard à enlever du garrot de Djaoulia les deux loques humaines, qui furent déposées sur le gazon. Alors, tirant sa gourde, le jeune défenseur des faibles s’agenouilla auprès de Solange et essaya de faire passer quelques gouttes de vieil armagnac entre les lèvres décolorées de la pauvre enfant, qui ne donnait presque plus signe de vie. De son côté, Matraque s’occupait de la servante et cherchait à la faire revenir à elle, en employant une médication spéciale dont l’usage s’est établi depuis mais qui, alors, eût fait pousser de hauts cris au corps savant et mené l’expérimentateur au pilori, comme coupable de violence sur un cadavre. En effet, Pierrile semblait morte; or, il y avait quelque chose de macabre dans la façon dont le Béarnais violait impunément la virginité de ses lèvres livides. Au vrai, il ne l’embrassait pas, mais il joignait étroitement la bouche brûlante à la bouche glacée et, par cet orifice fait pour le baiser, insufflait une part de sa propre vigueur dans le corps inanimé, dont les poumons se reprenaient à fonctionner de mieux en mieux à chaque effort nouveau. Cependant, entre chacune des introductions d’air faites par lui à l’asphyxiée, le gros novateur, encore apoplectisant de l’effort accompli, ne pouvait s’empêcher de bavarder. -Ah! monsieur le chevalier! On est fier d’être un peu de votre famille! Pour savoir mener un branle, l’épée à la main, il n’y en a pas deux comme vous!... «Et votre traversée des airs? Sans mentir, je n’avais plus une goutte de sang dans les veines... Djaoulia est un fameux oiseau, un fameux poisson de même... «Sauf votre respect, le cheval vaut l’homme!... «Quoique ça, où donc avez-vous mis les hurluberlus de tout à l’heure? Bernard avait couvert le corps de Solange de sa cape et cherchait à la réchauffer. Sans se déranger, car la jeune fille commençait à reprendre des couleurs, il répondit simplement: -Derrière toi. Matraque se retourna et, avisant les quatre estropiés, la figure couverte de sang, grimaçantes, tiraillées par des contractions nerveuses, il eut un tel sursaut qu’il alla heurter la poitrine de Pierrile. Celle-ci rendit un soupir prolongé. Rappelé au devoir, Matraque recommença son étrange manège, puis il s’écria: -Miséricorde! monsieur le chevalier, comment donc que vous vous y êtes pris pour leur infliger cette damnable et éborgnante estocade?... Ils vont en crever, les faillis chiens; pas vrai? Solange renaissait. Bernard put répondre en souriant: -N’en sois pas en peine... Une ligne de fer ne donne pas la mort, et la mauvaise graine est vivace... Ces gaillards-là promèneront la vivante estampille du châtiment que je réserve à tout homme assez lâche pour s’attaquer aux femmes! -Et le chef, monsieur le chevalier, demanda Matraque, l’homme au masque? -Il a pu reprendre le large avant de subir le même sort... Le malheur a voulu que Djaoulia s’ébroue à l’instant où je le tenais au bout de mon épée et allais faire sauter son masque, mais, où qu’il aille et si haut soit-il placé, je le reconnaîtrai et l’atteindrai. -À quoi le reconnaîtrez-vous? -À ceci, dit le chevalier en montrant la garde de son épée ornée d’un grand A formant sceau. D’un coup de pommeau à la racine de ses cheveux, j’ai plaqué sur son front la lettre qui me le livrera, la première lettre du seul qualificatif qu’il mérite: «Assassin!» «Ventrepape! s’interrompit-il, que fais-tu là, malheureux? Pour la dernière fois, le Béarnais venait s’insuffler une bouffée d’air dans les poumons de Pierrile, en usant, pour ce faire, du pavillon le plus naturel. -Rien de mal, monsieur le chevalier, c’est ma manière de résurrectionner les demi-mortes, la bonne... voyez! Pierrile ouvrit les yeux, poussa un profond soupir, puis, intuition féminine, devinant ce que le gros garçon venait d’accomplir pour son bien, elle noua ses deux bras autour de son cou et lui rendit franchement son baiser. Ce geste de reconnaissance était si manifestement sincère que Bernard d’Arma demeura confondu d’avoir été moins habile que son écuyer. Il eût tant voulu obtenir une pareille faveur de Solange. Mais il n’était pas homme à la prendre par surprise. Il se fût cru déshonoré. D’ailleurs, eût-il voulu employer le moyen si heureusement préconisé par Matraque qu’il n’en eût plus été temps. Sous les caresses de Pierrile, accourue près de sa maîtresse, Mlle de Villeneuve Marsan venait de reprendre ses sens. D’un commun accord, le maître et l’écuyer s’empressèrent d’entraîner les deux jeunes rescapées derrière le massif formé par la grotte de la Madeleine, pour leur éviter le spectacle affreux des quatre bandits qui se roulaient sur le sol en gémissant. De ce côté de la boucle, justement, un bac traversait la Vézère, faisant le service du bourg de Tursac. Là, dans une ferme, devant un grand feu de mottes, tous purent faire sécher leurs vêtements. Il fut convenu que l’on devrait garder le silence absolu sur tous ces événements pour ne pas effrayer la marquise. À la nuit tombante, Solange et la servante, ne gardant aucune trace de leur récente noyade, furent reçues à bras ouverts par la marquise et par Cortansio, déjà installés chez le châtelain de Marzac. Selon ce qui avait été très sagement décidé, elles racontèrent leur excursion à la grotte, l’offrande faite à la sainte des mille sous parisis d’or, heureusement retrouvés. Puis Solange embrassa sa mère en déclarant qu’elle était guérie de ses vapeurs, mais, là, complètement, et bien résolue à ne plus sortir de Bonaguil. La petite futée pouvait prendre cette détermination en toute liberté d’esprit, puisqu’elle avait eu la précaution d’indiquer à Coeur-d’Amour, seul artisan de sa guérison, une brèche faite au saut de loup de la clôture du parc, et ne doutait pas que le beau jeune homme saurait en profiter. Elle se savait aimée et croyait aimer. Son rêve prit une forme, une forme des plus gracieuses même; n’était-ce pas suffisant pour tuer sa mélancolie? -Dans tout cela, remarqua la marquise, si je suis heureuse du résultat survenu pour le bien de votre santé, Solange, je constate que l’Égyptienne n’avait pas vu tout à fait juste. -Expliquez-vous, belle madame? demanda le vicomte de Marzac, vieux galantin à la retraite, ancien courtisan de Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois. -Je m’explique, monsieur. Comme je vous le racontais ce tantôt, la fille d’Égypte m’a expressément dit ceci: «Le sauveur tombera du haut des roches ou surgira du sein de la rivière!» Solange détourna la tête pour cacher la rougeur de son visage. -Il est de fait qu’il a manqué à tous ses devoirs, ce personnage... constata le vicomte. «Cependant, ajouta-t-il, je me réjouis qu’aucune rencontre ne se soit produite, car elle eût pu être plus fâcheuse qu’agréable... Coeur-Volant est dans le pays, dit-on... -Coeur-Volant? -Un bandit, qui n’opère que sous le masque... Cette fois Solange pâlit affreusement, elle se souvenait avoir aperçu ce brigand masqué, alors que le bateau commençait à s’enfoncer dans la Vézère. -Au surplus, termina le vicomte de Marzac en pivotant sur ses talons, ce Coeur-Volant n’est peut-être qu’un Coeur-de-Lièvre... Les réputations sont bien surfaites aujourd’hui... Le lendemain, le château de Bonaguil referma ses portes sur ses maîtres un instant saisis par une folie de liberté. La vie y reprit son cours normal et triste... Pas pour tous cependant, car Solange eut désormais des rendez-vous dans les coins sombres du parc et Pierrile fut suffisamment occupée par la mission qui lui incombait de distraire Mme de Villeneuve, d’occuper Cortansio et de tenir tous les gens de service à distance du lieu choisi. Oh! comme il n’était plus le redoutable jeteur de sorts, notre Coeur-d’Amour, comme une seule passion véritable avait rogné ses ailes de papillon et comme il se sentait timide, lui, le crâne, auprès de cette divine Solange qui, dans son innocence, croyait ne commettre aucune inconséquence en permettant à son sauveur de la venir voir en secret. Adorable et chère folie des jeunes tendresses! Temps des contemplations extatiques et des longs silences amoureux! Tandis que Mme de Villeneuve-Marsan restait plus que jamais confinée en son appartement, Solange s’était reprise à vivre parce que sa vie avait désormais un but: aller retrouver, sous une charmille éloignée, le charmant cavalier qui l’avait retirée des eaux de la Vézère et franchissait journellement le mur du parc par la brèche. Que se disaient-ils? Peu de chose. Leurs yeux seuls contaient leur mutuelle admiration. Bien entendu, ils se savaient très en sécurité contre toute surprise, Matraque restant posté en sentinelle au dehors, comme Pierrile exerçait sa surveillance au dedans. Parfois, il s’impatientait de son inaction forcée, ce Matraque; malgré sa prodigieuse paresse, il eût volontiers consenti à reprendre avec la petite servante la muette conversation dont il gardait un souvenir piquant, cette conversation de ses lèvres accolées aux lèvres de Pierrile. S’il refoulait en lui-même cette tentation, c’était moins par devoir que pour Sauvegarder son étoile, lui permettre d’agir, et aussi parce que la jeune Agenaise, ne le prenant pas au sérieux, ne lui accordait, par-ci par-là, qu’un pauvre baiser de complaisance. Matraque approuvait fort le nouveau genre de vie mené par son maître: plus de séductions, plus de maîtresses, le calme plat. Il savait éconduire de la belle manière les quelques cotillons trop passionnés, qui venaient relancer Bernard jusque chez lui. Il accomplissait en conscience son rôle de cadenas et se chargeait d’éviter à ce coeur volage la plus mince occasion de faiblir. Pour lui donner quelques chances d’aboutir auprès de la noble héritière, ne fallait-il pas repousser dans l’ombre et cacher le nombre incommensurable des aventures galantes passées de M. le chevalier? Au fait, M. le chevalier, au gré de son écuyer, mettait un peu trop de temps, maintenant, à pousser sa dernière pointe et à se faire agréer... Il semblait si bien avoir oublié son ancienne fringale d’amour qu’il en tournait au courtisan transi et faisait pitié. -Foi de fils à Gourdin, se disait le gros homme en hochant sa tête crépue, c’est à croire qu’il s’adiotit, le povre... Depuis six semaines qu’il tient la demoiselle, pas encore ça... voilà bien du temps de perdu! «Si je pouvais tenir la Pierrile, moi, il ne me faudrait pas six jours pour la décider. Oh! là, non! L’étonnement de Matraque eût été bien plus fort s’il avait pu assister aux entrevues des deux jeunes gens, entrevues au cours desquelles, le plus souvent, pas un mot n’était prononcé, où les doigts se frôlaient à peine, car le bouillant batailleur, le fringant coureur de ruelles, la terreur des maris, l’épouvante des pères, en était arrivé à ce degré de naïve timidité: il aimait! Vous figurez-vous don Juan amoureux? Moi pas!... D’ailleurs don Juan est un triste pantin sans coeur; sa raison d’être est la négation même de la sensibilité de ce viscère; s’il en arrivait à le sentir vibrer dans sa poitrine, don Juan cesserait d’être le type du libertin frondeur, du séducteur par passe-temps, et le spectacle de son ironie vaincue serait une chose lamentable! Bernard d’Arma n’était pas don Juan. Il y avait autant de distance entre lui et ce plat coquin qu’entre une loyale épée et un poignard. Jusqu’à présent, il s’était laissé guider par la fougue de son tempérament, mais son coeur parlait enfin, et avec quelle force! C’était là tout le secret de sa nouvelle et craintive attitude. Les semaines succédèrent aux semaines. Dans le pays, on commençait à ne plus s’occuper de Coeur-d’Amour, un autre sujet défrayait les conversations, on ne parlait plus que de la disparition de Coeur-Volant, et du terrible châtiment qu’un inconnu avait infligé à quatre hommes de sa troupe. Le quatrième jour du sixième mois, comme Bernard se disposait à franchir le saut-de-loup, il vit, chose invraisemblable, un carrosse s’arrêter devant la maîtresse porte de Bonaguil. Une dame en descendit, pénétra au château, et le carrosse poursuivit sa route. Ce jour-là, notre amoureux attendit vainement Solange; Solange ne vint pas. Vers le soir, seulement, Pierrile le rejoignit sous la charmille. -Monsieur le chevalier, dit-elle, avant d’être interrogée, vous n’aurez plus sujet de revenir ici. Il vient d’arriver un ordre de la cour. Madame la marquise et notre demoiselle partent demain pour Paris. -Elles partent... demain? répéta Bernard sans savoir qu’il parlait. Et toi? -Moi, je ne rejoindrai que plus tard... Miss Huming, la messagère de la reine, doit me remplacer auprès de ces dames... Vous voudrez bien faire mes adieux à M. Matraque, si c’est un effet de votre bonté, monsieur le chevalier. La tête en feu, l’esprit chaviré, Bernard d’Arma regagna la petite maison de Sauveterre-la-Lémance en se déclarant le plus malheureux des hommes. Lui, qui avait tant passé de la brune à la blonde en de rapides baisers donnés et repris, venait de se complaire, pendant six mois, en un farniente émollient de platoniques tendresses. S’il n’avait conservé de toutes ses maîtresses que le souvenir d’un vague parfum, d’une caresse, par contre il ressentait un cuisant regret de la séparation qui s’imposait à lui, car il avait rêvé la continuation indéfinie de son innocente idylle. -Quoique ça, lui dit Matraque lorsqu’il eut refermé la porte de la maison, c’est-y que vous avez marché sur l’herbe de mauvaises raisons, que vous voilà éberlué de tristesse, monsieur le chevalier? -Matraque, Mlle Solange part pour Paris! -Ah! bah!... Le mariage ne tient donc plus? -Quel mariage? -Le sien, le vôtre... le nôtre, pardi! -Imbécile! -Merci tout de même, monsieur le chevalier. Entre nous, n’y a point d’offense! Le jeune homme s’était assis et, la tête entre ses mains, réfléchissait. -Matraque, s’écria-t-il tout à coup, en quelle année sommes-nous? «Vrai de vrai, pensa le gros garçon en faisant la moue, faut-il que pour une fumelle on en arrive à breloquer de la sorte! Et à haute voix: -Nous sommes en 1577, monsieur le chevalier. -Déjà! Quel mois? -On entame le troisième. Le chevalier se frappa le front. -Vertudiable! il était temps de me réveiller... J’allais manquer mon rendez-vous! -Encore quelque princesse de rencontre qui lui aura souri ou montré un peu de sa jambe, se dit Matraque ébahi d’un pareil changement. Tout à l’heure il songeait à se périr pour la demoiselle qui s’en va, et maintenant il songe à coqueter avec une autre... «V’là une belle nature! Il regarda son compagnon en dessous et insinua, cherchant à se faire nommer l’objet de cette nouvelle toquade: -Une de perdue, une autre est vite retrouvée; pas vrai, monsieur le chevalier?... Ah! on peut certifier que vous ne chômez point... «C’est-y bien loin, ce rendez-vous? -À Paris. -À Paris! sursauta l’écuyer. En voilà une affaire! Bien sûr, c’est pour la demoiselle... -Solange? C’est juste, je ne songeais déjà plus qu’elle s’y rend, elle aussi... Nous ferons donc route ensemble... Mais si j’éprouve un vrai plaisir à pouvoir vivre où vivra Mlle de Villeneuve, crois bien qu’elle est étrangère à ma résolution... -Vous en guignez une autre, peut-être? Bernard hocha la tête. -Es-tu stupide, mon pauvre garçon! murmura-t-il. La personne par laquelle je suis attendu, le 2 avril prochain, devant un grand mur percé d’une porte basse, juste en face de la rue des Étuves-Saint- Honoré, est un homme. Matraque n’en fut pas plus content. Il éprouvait une sourde rancune contre le chevalier -ah! le cachottier! -qui ne lui parlait de ce projet de voyage qu’au dernier moment et devait l’avoir résolu depuis fort longtemps... Il ne voulait plus demeurer à Sauveterre-la-Lémance si son maître d’adoption s’en éloignait. À tout prix il devait se faire agréer par lui pour l’accompagner. Ne devait-il pas, d’ailleurs, s’attacher à son étoile?... Et pouvait-il admettre d’être semé par cette étoile juste au moment où elle se disposait à pénétrer au ciel?... car Paris est un ciel réel pour qui veut briguer les faveurs et forcer la fortune. Comme il réfléchissait aux moyens à employer pour imposer sa compagnie, Bernard lui tendit la perche en se plaignant d’avoir épuisé tout ce qu’il possédait et d’être à court d’argent pour entreprendre ce voyage. -Écoutez, monsieur le chevalier, s’écria Matraque; vous êtes moins pauvre que vous le pensez, puisque vous m’avez pour presque frère... Le bonhomme Gourdin a laissé quelques économies... Je les partage avec vous; consentez à me garder auprès de vous en qualité d’écuyer-caissier? La proposition était si inattendue, si héroïque surtout de la part de ce paysan grippe-deniers, compteur de sols, harpagon buté, que Coeur-d’Amour, touché au vif, se précipita sur ses mains pour les serrer avec effusion. -Vous acceptez? -Ah! je crois bien! Tu me sors de peine. L’accord fut scellé séance tenante. Bernard pourrait disposer de la moitié de l’argent, dont Matraque resterait le dépositaire, toute somme nouvellement acquise devant retourner à la masse. Le madré paresseux, en donnant sans donner, en assurant le retour avec usure de ce qui allait être extrait de sa poche, venait d’agir en véritable Machiavel, de faire le généreux en économiste, de mettre, enfin, son intérêt en parfait accord avec sa conscience, puisque, avant de mourir, le père Gourdin lui avait recommandé de partager son bien avec l’enfant disparu, au cas où celui-ci reviendrait. Et voici comment, le lendemain, à quelque distance en arrière de la petite caravane formée par les quatre personnes désertant Bonaguil, le chevalier Bernard d’Arma et son stupéfiant écuyer avaient pu prendre le chemin de Paris. Nous savons combien cette escorte persistante, bien que respectueuse, avait intrigué la marquise, et nous savons aussi de quelle façon mouvementée s’était terminé le voyage, aux abords du faubourg Saint-Germain, par la lutte contre les étranges brigands du baron Courmantel, par la délivrance de Gloriette et par l’échouement définitif du chevalier contre l’auvent de la Maison des Mignonnes. X LE PRÉ-AUX-CLERCS. Les deux groupes des mignons s’étaient retirés de la salle d’orgie dans cet ordre: les partisans du roi, à la suite de Roland, duc de Nemours; les Guisards, faisant bloc avec Charles d’Entragues, qui avait pris sous sa protection Bernard d’Arma, l’audacieux perturbateur de la fête. Restée seule, Fiamma s’était élancée vers la fenêtre pour entrer en communication avec l’homme en manteau aposté sous l’auvent et elle lui avait crié en terminant: -Oh! maître, il va sur le Pré-au-Clercs. Empêchez les épées de le tuer!... Il fallait que le personnage ainsi invoqué fût véritablement doué d’un pouvoir magique pour inspirer une telle confiance à Fiamma. En effet, comment eût-elle pu le prier de sauvegarder de la mort un duelliste au moment du combat, si elle ne l’avait su capable de s’entremettre autrement que de sa personne, c’est-à-dire par la pensée et en usant de moyens extranaturels? L’inconnu n’en éprouva aucune surprise et, tapotant la joue de la jeune fille d’une main à l’annulaire de laquelle brillait un rubis couleur de sang, il prononça d’une voix grave: -Va, ma fille, rentre à la maison. Ne reste pas un instant de plus dans cette demeure mal famée où tu ne vins que pour m’obéir et accomplir un devoir. «Tu veux que le jeune homme soit sauvé? Pourquoi?... Oh! ne réponds rien; je le sais... Ne vois-je pas ce qui est caché comme ce qui se montre?... Ton coeur est sous mes yeux, pauvre petite; il s’est ouvert... il aime!... donc il souffrira!... «Je vois aussi celui auquel ton coeur pense... N’aie pas de crainte à son égard... Pour que sa destinée puisse s’accomplir, il doit vivre... Il vivra... «Va, ma fille... Si, comme tout ici-bas, les prédestinés ont leur heure marquée au cadran du temps, cette heure est à Dieu!... Va!... * L’opéra-comique, les poètes et les romanciers se sont si bien chargés de décrire les différents aspects du Pré-aux-Clercs que les moins instruits pourraient le reconnaître si nous leur montrions un enclos planté de dagues et pourvu d’un orchestre destiné à réjouir les derniers moments des combattants trop endommagés. En face du Louvre et des Tuileries, sur la rive gauche de la Seine, s’étendait autrefois une verdoyante prairie parsemée de buissons et plantée d’arbres qui y entretenaient une riante fraîcheur. L’emplacement occupé par cette prairie pourrait se circonscrire aujourd’hui dans les limites d’un quadrilatère irrégulier formé au nord par les quais Malaquais, Voltaire et une bonne partie du quai d’Orsay, à l’ouest par la rue de Bourgogne et la Chambre des députés, au sud par la rue Saint-Dominique, à l’est, enfin, par la rue Mazarine. Elle mesurait quatorze cents mètres de longueur sur cinq cents de largeur à peu près. C’était le Pré-aux-Clercs. Il fut divisé en deux parties distinctes: le Grand-Pré et le Petit-Pré, jusqu’à la fin du quinzième siècle. Le Petit-Pré, situé au nord de l’abbaye de Saint-Germain, occupait le rectangle allongé qui se délimite de nos jours par la rue Mazarine et la rue Bonaparte, d’une part, de l’autre par la rue de l’Abbaye et le quai Malaquais. Suivant à peu de chose près le tracé de la rue Bonaparte, un canal, ordinairement rempli de boue, descendait la rue Saint- Benoît jusqu’à la Seine et formait séparation entre le Petit-Pré et le Grand. Dès l’an 1368, le Petit-Pré, ayant été cédé à l’Université par l’abbé de Saint-Germain, devint, comme son grand voisin, la promenade favorite des écholiers ou clercs, d’où le nom qui leur fut donné à tous deux. Mais en 1577, il ne restait déjà plus que de très minces vestiges de l’ancien petit Pré-aux-Clercs, car, la ceinture de hautes murailles crénelées qui encerclaient la capitale, devenant trop étroite pour contenir la population toujours croissante de la cité et du quartier de l’Université, cette population s’était donné de l’air en franchissant les remparts pour construire de nouvelles habitations au dehors. Le canal fut comblé pour permettre aux écholiers et aux promeneurs d’aller s’ébattre un peu plus loin, mais il n’y eut pas que les gens de peu qui firent le saut de l’ancien fossé, puisque nous savons déjà que dame Myrtille, dite la Poulpe, avait fait construire sa mauresque maison de plaisirs à l’extrême limite des nouvelles guinguettes et juste en face de l’hôtel des champs de Villeneuve-Marsan. Le Grand-Pré, par le fait, conservait toujours sa destination première, Henri II y avait fait planter huit rangées d’arbres qui commençaient à donner de l’ombre et, pour les habitants de Paris, c’était l’unique promenade qui présentât pareil agrément. L’hôtel de Villeneuve-Marsan et le mur de son parc ne limitaient le Pré-aux-Clercs que sur une étendue assez considérable de son côté est; mais, outre la Maison des Mignonnes, il avait le voisinage immédiat d’une remarquable collection de cabarets qui offraient un abri assuré aux promeneurs pour prendre le frais sous les ombrages voisins du fleuve. L’établissement de la Poulpe était le moins crapuleux de ces rendez-vous, où l’on fêtait à qui mieux mieux Bacchus et Vénus. Les autres se composaient exclusivement de cahutes hâtivement bâties ou même de simples tonnelles, de minuscules bosquets, sous les feuillages desquels des servantes accortes, dressées à plaire et peu farouches, allaient et venaient, proposant indifféremment aux consommateurs des brocs pleins de vin d’Anjou ou des baisers de leurs lèvres pimpantes. Cette liberté d’allures n’eût pas été tolérée dans l’enceinte de Paris, elle justifiait donc la vogue dont jouissaient les guinguettes du Pré-aux-Clercs et leur assurait une supériorité incontestée sur leurs rivales placées sous la surveillance du grand prévôt. Car, et c’est là que la licence autorisée pourra être jugée sévèrement, le Grand-Pré relevait encore de la justice abbatiale. Or, si le père abbé fermait les yeux, c’était moins par ignorance que pour le plus grand profit de la communauté. En effet, les redevances payées par les tenanciers se chiffraient en raison de leurs affaires. Mieux valait donc ne point déloger Satan, puisqu’il travaillait à engraisser la caisse des oeuvres pies. La promenade proprement dite se composait de quatre allées flanquées de rangs d’arbres, comme nous venons de l’expliquer. Ces allées, agrémentées de bancs de pierre ou de bois, placés de distance en distance, étaient généralement sillonnées par les studieux, les rêveurs et les apprentis Démosthène, comme les bancs servaient à l’isolement des couples amoureux. Contre le mur du parc de Villeneuve-Marsan se voyait un jeu de paume en plein air; plus loin, entre des massifs d’arbustes à feuillage persistant, des jeux d’arc, d’arbalète et d’arquebuse attiraient toujours un nombreux public de joueurs ou de spectateurs. Pour faire communiquer le Pré-aux-Clercs avec la rive droite de la Seine, un bac avait été établi en face de la Porte-Neuve. Il opérait sa traversée dans l’axe du Pont-Royal. Après l’heure de la méridienne, le Pré-aux-Clercs se peuplait chaque jour d’une foule bigarrée. C’était, en moins cosmopolite, le recommencement perpétuel du concours de coquetterie de la foire Saint-Germain, dont il était presque mitoyen. Ah! le coup d’oeil de cette heure du persil -comme la nomme le persiflage moderne -ne manquait pas d’originalité. Les basochiens, les écoliers et les habitants du quartier de l’Université arrivaient de la rue du Paon par la porte Saint-Germain, de la rue Saint-André-des-Arts par la porte Buci, des abbayes des Augustins de Saint-Martin par la porte de Nesle. C’est à côté de cette dernière que se dressait la tour illustrée par les fantaisies amoureuses et criminelles de Marguerite de Bourgogne, tour fameuse dont la sinistre renommée devait survivre, et qui, moins d’un siècle plus tard, allait tomber sous la pioche des démolisseurs pour faire place au palais Mazarin. Par le fleuve arrivaient les gens de la ville et de la cour: grandes dames aux toilettes éclatantes, gentilshommes aux pourpoints satinés, aux chapeaux empanachés de plumes. Les uns faisaient usage du bac et se pressaient entre les plats- bords du lourd bachot, bousculés, fripés, mouillés aussi parfois par les heurts du passeur ou de la grosse corde de va-et-vient. Mais ils prenaient toutes ces avanies sans regimber; n’allaient- ils pas vers le plaisir? D’autres -les plus huppés ceux-là! -utilisaient des barques de location et, nonchalamment étendus sur la banquette de l’arrière, indolents comme les patriciens de Venise, ils allaient donner un coup d’oeil aux travaux du Pont-Neuf, alors en construction, avant de se faire déposer sur la berge où ils allaient forcément avoir à coudoyer les petites gens et aussi, hélas! des gueux, des truands, des ribaudes; car les coupeurs de bourses, qui devaient plus tard élire domicile sur le terre-plein du Pont-Neuf, ne dédaignaient pas, alors, la promenade à la mode. Voilà quel était l’aspect animé et joyeusement bruyant du Pré-aux- Clercs durant l’après-midi et jusque vers le soir. Par exemple, le matin, il se présentait sous un jour bien différent. Le champ d’expérience des gais devis, des propos d’amour, des galantises musquées et de toutes les autres distractions devenait le champ clos des batailleurs friands de la lame. Le Pré-aux-Clercs étalait ses tapis verts sous les pieds des duellistes et leur offrait l’abri de ses buissons habilement disposés. La noblesse du quinzième siècle fut décimée par ces rencontres trop fréquentes, dont le plus grand nombre manquait positivement de motif: un geste, un sourire, moins que cela, il n’en fallait pas plus pour aller se couper la gorge. La prairie des Clercs avait été adoptée par les gentilshommes pour y vivre, pour y aimer et y mourir, et plus d’une gente demoiselle put fouler de son pied mignon, sans le savoir, l’herbe encore humide du sang qu’y avait répandu, le matin, son amoureux de la veille. Le caractère légal du duel ayant pris fin après l’interdit décrété par Louis IX contre le combat judiciaire, souvenir de la barbarie des Gaules et de la féodalité, on avait pu espérer le voir disparaître de nos moeurs; grâce à son amour immodéré des armes et à son imprudence, Henri II en fit renaître l’usage. Sous les règnes qui suivirent, cet usage fit d’effrayants progrès; les vengeances personnelles s’en mêlant, les habitants du faubourg Saint-Germain furent journellement témoins de scènes sanglantes dont bon nombre dégénéraient en assassinats. L’épée seule ne suffisait plus, on y ajoutait l’emploi de la dague dans des combats qui mettaient en présence six, huit, et jusqu’à douze adversaires. Comme, sans même s’enquérir du motif qui faisait mettre l’épée au vent, tout témoin devait faire sienne la querelle de celui qui l’honorait en réclamant ses services, et comme il était permis, dès qu’on avait expédié son adversaire, de s’élancer au secours des siens, ces rencontres ne pouvaient passer pour un jeu, à l’instar la promenade salutaire suivie d’un déjeuner qui constitue les seuls dangers du duel moderne. Autres temps, autres façons de s’aligner. Alors la mort faisait ample moisson parmi les combattants. Le champagne n’était pas encore inventé, on ne pouvait donc en boire à la réconciliation des adversaires; par contre, l’herbe du Pré ne manquait jamais d’absorber une ou deux pintes de sang frais; généreuses saignées dont l’honneur se déclarait à peine satisfait. Avec la plus parfaite insouciance, le plus stupéfiant dédain de la mort, signes certains d’une aveugle bravoure, chacun prodiguait là son existence, et cette légèreté exempte de toute réflexion démontrait plus que toute autre chose l’inquiétante décadence de la jeune noblesse. Comme à Venise, à Vérone et à Spolète, les plus puissantes familles, pour éviter l’anéantissement complet de leur race, entretenaient autour d’elles, en secret, des bravi, estafiers et spadassins «qu’elles nourrissaient au sang», comme put le dire plus tard le cardinal de Richelieu, parlant du duel qu’eut le baron de Luz contre le chevalier de Guise. Par ce que nous venons d’expliquer, on comprendra sans peine que l’autorité royale et les gouvernants cherchèrent plusieurs fois à endiguer cette folie meurtrière; pourtant, l’édit de Charles IX, en 1566, l’ordonnance de Blois de 1579 et l’arrêt du Parlement de Paris de 1599 n’arrêtèrent en rien les raffinés d’honneur. Seul, Richelieu devait mettre un terme à cette démence en faisant tomber sous la hache du bourreau des têtes altières et trop chaudes. Les terrains choisis pour ces combats étaient les jardins de l’Hôtel Saint-Paul, le moulin de Saint-Marceau, celui de la butte Saint-Roch, les derrières du monastère de Saint-Lazare et la vigne des Chartreux, dans laquelle nous avons pu voir le baron Courmantel changer les échalas en brigands mobiles et silencieux. Mais le lieu le plus employé, comme on le sait déjà, était le grand Pré-aux-Clercs. C’était sur le Pré-aux-Clercs, confinant à la Maison des Mignonnes et au mur de clôture du parc de Villeneuve-Marsan, que devait se dénouer et se laver la provocation faite par Coeur-d’Amour. Les amis du duc Roland et de Maugiron, le mignon aux trop beaux yeux, s’étant retirés les premiers pour choisir le terrain et déterminer lesquels d’entre eux serviraient de témoins, on se rappelle probablement que, à leur tour, les mignons de Guise avaient abandonné la salle des secrètes orgies pour faire escorte au chevalier d’Arma et à son illustre second, Charles d’Entragues. La petite troupe franchit l’arcade mauresque de l’établissement de la Poulpe sans rencontrer âme qui vive, car dame Myrtille, prévenue de ce qui s’était passé chez elle, soit par le brusque départ des mignonnes, soit par les moyens d’espionnage dont elle disposait, se garda bien de se montrer pour ne pas avoir à faire au grand prévôt un rapport circonstancié qui eût pu lui enlever une bonne part de sa riche clientèle. Après avoir doublé l’angle nord-est de la maison, nos gens tournèrent le dos à la Seine et prirent directement vers le jeu de Paume. Il pouvait être six heures du matin. Le pré ne s’éclairait qu’à une certaine distance, les murs projetant sur son sol et sur ses verdures naissantes une ombre allongée que ne coupait qu’un seul rectangle de soleil, juste entre la Maison des Mignonnes et l’hôtel, dans le prolongement de cette place au gazon lépreux qui servait de tampon entre la princière demeure et le bouge mondain. Entraguet et Bernard allaient devant; ils ne parlaient point, pour des raisons bien différentes. Le premier examinait à la dérobée la branche de gui dont s’ornait le chapeau du second et celui-ci, les regards fixés vers le sol, se gourmandait de s’être attiré cette affaire à l’heure où il s’était promis de se donner tout entier à la délivrance du Grand Marquis. Chicot, seul, venait de suite après les deux récentes connaissances. Il se félicitait de la tournure tragique qu’avait prise la fin de la fête, et, en détaillant la carrure de Bernard, sa souplesse, il espérait bien pouvoir assister à une correction magistrale dont l’impertinent duc, grand favori détesté par lui, endosserait tous les coups. Derrière, enfin, marchaient Ribérac et Mercoeur, soutenant chacun sous un bras le gros Schomberg, encore mal dégrisé. Ceux-là n’étaient pas silencieux; bien au contraire! Avec l’insoucieuse forfanterie qui était la caractéristique des gentilshommes, à l’heure où deux d’entre eux, tous trois peut- être, -car il pouvait y avoir huit témoins pour quatre combattants! -allaient affronter la mort, ils affectaient de ne point parler du duel et devisaient joyeusement. -Marche donc plus droit, disait le beau-frère du roi au gentilhomme lorrain, la vue d’Isis la Belle a-t-elle dénaturé la connaissance que tu dois avoir de la perpendiculaire? -Non, expliqua Bibérac en riant, ce qu’il y a de dénaturé en lui, c’est le sang. Schomberg a tant bu que ses veines doivent véhiculer du vin. -J’ai soif! Pourquoi n’y a-t-il plus à boire? demanda le plastron de ces lazzis en trébuchant. Les soutiens lui épargnèrent une chute. L’ivrogne reprit: -Qui parle d’Isis?... Isis est une non-valeur... -Oh! oh! une non-valeur! -Une si belle fille. -Sait-elle boire?... Non... Alors qu’il n’en soit plus question!... Je n’estime que miss Huming, parce que miss Huming est Anglaise et sait boire! -Tu es révoltant, mon pauvre comte... À dix-sept ans, aimer une femme qui en a vingt-cinq! -Ou plus! L’escadron de la reine mère ne comprend que des douairières. -Si elle a pris de la bouteille, je la préfère doublement. Ayant donné cette explication, le buveur fut pris d’un rire spasmodique qui secoua sa bedaine et provoqua un court arrêt du trio. -Avancez donc! cria de loin Entraguet, qui venait de tourner la tête. Lui et Bernard traversaient en ce moment le rayon lumineux de la petite place. Cette place était déserte! L’homme au manteau avait dû quitter son poste et s’éclipser après sa courte conversation avec Fiamma, car le regard perçant du chevalier ne vit rien d’insolite aux abords de l’auvent sous lequel il avait passé la majeure partie de la soirée précédente. Tout naturellement, le chevalier reporta son regard vers la façade de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, puis il l’en détourna en poussant un profond soupir. Entraguet avait surpris la direction du regard et entendu le soupir. -Chevalier, dit-il en appuyant familièrement sa main sur l’épaule de son compagnon, je vous tiens pour un parfait gentilhomme, galant et féru d’honneur. Votre entrée en matière dans la salle des délices était d’une surprenante audace et, tout de suite, a fait de moi votre ami; veuillez m’en croire sur parole... Dans ces conditions, il me peinerait de vous savoir un chagrin que je ne pourrais partager... «Daignerez-vous me confier pour quelle cause, vous si brave, je n’en puis douter, semblez soudain pris de tristesse? Bernard eut un frémissement. -Monsieur le comte, répondit-il, je vous dois trop pour l’oublier déjà. Ce m’est un précieux honneur d’avoir pu acquérir une amitié telle que la vôtre... Avec vous, je serais donc heureux de pouvoir partager le peu qui soit à moi, hormis l’état de mon coeur. -Que regardiez-vous donc? -Une fenêtre. -Ah! chevalier, consentez à pardonner mon indiscrétion... Cet hôtel est celui du captif de Vincennes et des dames exilées à Bonaguil, n’est-ce pas?... -Oui... -Tout m’est donc expliqué... -Qu’avez-vous compris? -Que celui qui s’est si vertement déclaré le chevalier servant de la beauté, de la faiblesse et du malheur, ne pouvait passer devant la demeure de celles qu’il va venger, sans leur envoyer une pensée au passage. Bernard baissa la tête et n’insista pas. Il comprenait qu’il avait été deviné entièrement, mais que, par une généreuse et judicieuse retenue, le comte s’était abstenu de s’expliquer plus librement... À trois pas en arrière, Chicot n’avait rien perdu ni du jeu de scène ni des quelques paroles échangées. -C’est bien l’envoyé du Béarn, se disait-il. Ils ont un diable de sang dans mon doux pays... Quel feu! Quelle vigueur!... Et sentimental aussi... Vrai, il ne lui manque rien à ce garçon... Qu’un peu de confiance... Car il est diantrement fermé sur le sujet qui nous intéresse... «Enfin, tel qu’il est, je l’aime tout plein. Le rire du buveur lorrain ayant pris fin, les trois derniers venants s’étaient remis en marche et traversaient à leur tour la partie ensoleillée. -À propos, reprit Schomberg, qu’a-t-on fait de mon Anglaise?... Depuis fort longtemps on ne la voit plus... -C’est vrai, dit Mercoeur, miss Huming se fait invisible. -Elle n’était pas cette nuit à la Maison des Mignonnes avec Mlles de Limeuil et de Saint-Rémy. -Pour un soiffeur de ta capacité, tu vois encore assez clair... Elle n’y était pas. -Elle doit être en mission, proposa Ribérac. -En mission? -Dame, si j’ai bien compris ce que nous a conté Nemours, pour faire revenir à Paris les dames de Villeneuve-Marsan, il fallait un courrier royal ou une messagère... À quelle savante personne confier une telle mission, si ce n’est à la plus fieffée des coquines de son entourage, à miss Huming? -C’est impossible. -Je ne crois pas me tromper. -Nous aurions dû la revoir, puisque les dames de Villeneuve sont arrivées. -Ce qu’il fait soif! grogna Schomberg... Miss Huming est une éponge. -Si elles sont arrivées, expliqua Ribérac, cela ne prouve pas que l’Anglaise ait été dégagée. Les demoiselles de la reine sont d’habiles espionnes. -Une éponge, répéta l’ivrogne, une humide éponge! Ce que je voudrais la presser et la boire. -Alors, où serait-elle? demanda Mercoeur. Du doigt, le comte de Ribérac indiqua l’hôtel encore endormi. -Là! dit-il. Lorsqu’ils furent passés, il se fit un mouvement parmi les objets emmagasinés sous l’auvent. Si Coeur-d’Amour n’avait rien vu, c’est qu’il n’avait pas suffisamment regardé, car l’homme au manteau sortit de derrière un amoncellement de caisses et s’avança lentement vers les buissons qui encadraient le jeu de paume. XI SOLANGE. Nous avons dû laisser Mme de Villeneuve, Solange et leur modeste suite au moment où, sur le carrefour de la Croix-Rouge, Bernard d’Arma, appelé par les cris de Gloriette, était venu inviter ses protégées à pousser en avant au plus vite et sans se retourner. Guidée par Cortansio, porteur de la torche donnée par le chevalier, la petite troupe avait donc pris par la ruelle du Dragon, contourné l’abbaye Saint-Germain et gagné la rue des Saints-Pères, qui n’était encore qu’un chemin défoncé desservant les guinguettes voisines du Pré-aux-Clercs. Comme on parvenait au tournant de la petite place servant de séparation entre l’hôtel et la Maison des Mignonnes, la lueur de la résine éclaira un groupe de deux femmes et de deux hommes. La première des deux femmes, -une toute jeune fille, -portait un riche costume oriental à demi dissimulé sous un burnous de laine blanche et semblait ne pas être très à sa place au milieu de ses compagnons que leurs loques faisaient reconnaître pour des habitués de la Cour des Miracles. L’autre femme pouvait avoir de trente-trois à trente-cinq ans; elle avait un air de souveraine distinction, bien qu’elle fût couverte de haillons; mais l’absence de la pensée se lisait dans le regard incertain de ses yeux vagues. On la nommait Divine-la-Folle. On ne savait ni qui elle était, ni d’où elle venait, car elle avait été adoptée par la grande confrérie du royaume d’Argot parce qu’elle passait pour avoir le don de guérir certaines blessures. Petit-Musc et Tafouilleux, -les deux hommes, -le premier, maquilleur (artiste peintre en fausses plaies), le second camoufleur (maître en matière de déguisement), étaient les moins déshonnêtes sacripants de Paris, leur art respectif leur permettant de vivre sans voler, sans compter les profits qu’ils savaient tirer de Salem-Kébir, par lequel ils étaient secrètement employés. Disons tout de suite que la jeune fille au burnous blanc n’était autre que Fiamma. Au moment de pénétrer dans la Maison des Mignonnes, non pour son propre agrément, mais pour obéir aux ordres du physicien du chancelier, il avait semblé à Fiamma voir passer auprès d’elle Divine-la-Folle, qu’elle connaissait et aimait. Surprise, même inquiète de savoir la pauvre démente aussi loin de la Cour des Miracles, la nuit, elle s’était élancée à sa poursuite et venait de la rejoindre sur la place, juste comme Petit-Musc et Tafouilleux, également à sa recherche, y arrivaient. Les gueux furent quelque peu décontenancés en voyant apparaître Cortansio, suivi de près par les trois dames. L’habitude reprenant ses droits, ils allaient peut-être s’avancer, se découvrir et demander la charité, lorsque Fiamma, les arrêtant d’un geste impérieux, prononça à mi-voix: -Silence! et n’avancez point, au nom de Sidi Salem! Le nom du roi et même celui pourtant redouté du prévôt de Paris n’eussent pu produire plus salutaire effet; nos deux artistes baissèrent la tête et restèrent en place. Le vieil écuyer n’avait accordé qu’un regard distrait à ce groupe hétéroclite; une grande émotion venait de s’emparer de lui. -Nobles dames, s’écria-t-il en levant sa torche pour éclairer l’écusson sculpté au fronton du portail, Dieu a exaucé ma prière... je n’espérais plus en sa miséricorde... Il me comble alors que j’allais douter... Voici dix années que j’attendais cette heure... L’heure où je pourrais voir entrer dans la demeure des Villeneuve-Marsan madame la marquise Marie, ma bonne maîtresse. Au son de cette voix, Divine avait soudain dressé l’oreille. -Villeneuve-Marsan! répéta-t-elle, Marie! où donc ai-je entendu prononcer ces noms? Le front de la folle se plissa. Incontestablement elle faisait effort pour fixer son souvenir. -Heurtez, Cortansio! ordonna la marquise, les Peyragude doivent nous attendre. Cette fois, la folle eut un sursaut. Elle se frappa le front avec fureur, comme pour en faire sortir quelque chose qui y était enfermé. Sans doute possible, si la voix de l’écuyer ne lui était pas inconnue, celle de Mme de Villeneuve venait de faire vibrer en elle une corde atrophiée. Cette agitation étonna Fiamma. -Que peut-elle avoir? se demanda-t-elle. Sa démence va lui faire commettre une inconséquence regrettable. Elle veut s’attaquer à la marquise. Cette femme lui déplaît. Les fous ont de ces idées! Persuadée qu’il en serait ainsi, si elle ne s’interposait, Fiamma fit signe aux deux artistes de s’emparer d’elle et de l’amener. Le peintre et le costumier de la Cour des Miracles s’empressèrent d’exécuter cet ordre, malgré la résistance de Divine, qu’une idée fixe tourmentait. Comme ils allaient tourner l’angle sud-est de l’établissement de la Poulpe, le voile dont s’obstruait le cerveau de la folle se déchira soudain. -Marie, Marie!... Marie!... cria-t-elle par trois fois. Bien que ce triple appel de son nom eût été en partie couvert par le bruit formidable du marteau de fer que Cortansio venait de soulever et de laisser retomber sur la plaque, la marquise n’en tressaillit pas moins. Se soulevant sur sa selle, elle chercha à percer l’obscurité de la rue. -Agitez la torche! cria-t-elle. Le vieil écuyer obéit. La plus grande lumière qui en résulta ne montra rien à la marquise, car Petit-Musc et Tafouilleux, pris d’une crainte salutaire, s’étaient décidés à enlever la folle et galopaient vers la Seine avec leur fardeau... D’ailleurs, déjà reprise par sa douce marotte, Divine ne résistait plus et pleurait sourdement, en psalmodiant une berceuse dont la tristesse fendait le coeur des deux artistes qui, pourtant, la connaissaient bien: Je cherche l’enfant Que m’a pris la guerre; Ma fleur éphémère Au regard aimant... Il avait des anges Les doux yeux étranges2!... Mme de Villeneuve retint un grand soupir: -Si je ne savais pas que ma pauvre Blanche est morte, murmura-t- elle, je pourrais croire... C’est impossible! -On ne bouge guère là dedans, remarqua la voix flûtée de miss Huming. -Frappez de nouveau, Cortansio! Pour la seconde fois, le marteau armorié retomba sur son enclume. -Par tous les saints! cria-t-on dans la cour intérieure, les Normands remontent-ils encore la Seine?... Voilà! Voilà!... Les verrous furent tirés, l’antique porte grinça en tournant sur ses gonds rouillés. La torche éclaira le profil d’une petite femme aux cheveux grisonnants. Quand la marquise passa dans le rayon lumineux pour franchir la porte, cette femme joignit les mains et ses paupières devinrent humides. Puis elle se mit à crier de toutes ses forces: -Holà! Colomban! Silvain! Gualbert! Arrivez tous, les Peyragude!... Voici notre dame et maîtresse qui s’en revient par chez elle comme au bon temps!... Dieu du ciel! ai-je assez prié pour elle... «La bonne nuit, Cortansio! bien que ta barbiche soit devenue toute blanche, de poivre et sel qu’elle était, je te mire sans me tromper... «Ah! mais, Jésus-Dieu! arriveront-ils les Peyragude?... Gualbert! Silvain! Colomban! êtes-vous sourds ou estropiés?... Des torches! lambins, et du leste, ou vous regretterez toute votre vie d’avoir pu manquer à vos devoirs d’honnêtes serviteurs! Miss Huming passait à son tour. -Aurais-je la berlue? se coupa la bavarde bonne femme en la dévisageant. Celle-ci n’est point ma Pierrile!... Serait-elle en disgrâce? -Non, lui souffla le vieil écuyer. Elle n’arrivera que sous peu de jours. -À la bonne heure!... Je me disais aussi... «Saints anges! s’interrompit-elle encore en saisissant au passage la main de Solange pour la porter vers ses lèvres; celle-ci serait-elle ma douce Ghislaine?... -Françoise, cria la marquise en se retournant. -C’est vrai!... C’est vrai!... Je ne puis encore me figurer qu’un tel malheur soit réel, noble dame... Mais, alors, celle-ci est ma Solange, la troisième... la seconde fille de mon lait, veux-je dire... Elle s’arrêta à bout de force et de souffle, et aussi parce qu’il lui fallait refermer le portail. Les quatre chevaux s’étaient arrêtés au milieu de la cour, une cour assez vaste, mais que le voisinage de la massive construction rapetissait, écrasait presque par l’avancement brachial de ses deux ailes. La clarté mourante de la résine donnée par Coeur-d’Amour allongeait les ombres équestres et profilait des silhouettes fantastiques sur le principal corps de logis surmonté de deux étages. Les avant-corps, beaucoup plus bas, contenaient, l’un les écuries, l’autre le logement des gardiens. Deux passages rond-voûtés ouvraient leur gueule de four au branchement des ailes de l’hôtel proprement dit et servaient de communications entre la cour et les jardins. Soudain, cette cour s’illumina magnifiquement; trois hommes, un vieillard et deux jeunes gens, porteurs de pots à feu, venaient d’y faire irruption en sortant du logis de gauche. Ceux-là c’étaient les Peyragude, les serviteurs toujours dévoués aux Villeneuve-Marsan: le père Colomban, les fils Silvain et Gualbert, respectivement âgés de cinquante-cinq, vingt-huit et vingt-cinq ans. Tous trois forts, tous trois braves, époux et fils de la vieille Françoise, père et frères de la jolie Pierrile, restée à Bonaguil. -Enfants, s’écria le père Colomban, le songe que je faisais naguère se réalise: l’aurore se lève en pleine nuit... «Fléchissez le genou, mes fils!... Vîtes-vous jamais rendre l’hommage lige?... Peyragude le doit à Villeneuve-Marsan avant de le devoir au roi! Il donna l’exemple. Sous son voile, miss Huming souriait ironiquement. Elle qui avait approché si souvent les rois et passait pour la plus favorisée des demoiselles de Catherine, elle ne pouvait avoir, on le comprendra, qu’un profond dédain pour ce qu’elle qualifiait intérieurement de ridicules simagrées. Aidées, l’une par Cortansio, l’autre par Françoise, la marquise et sa fille avaient déjà mis pied à terre en effleurant à peine le genou des Peyragude. Après le baisemain, Mme de Villeneuve prononça lentement: -Vous avez pris votre rêve pour la réalité, Colomban, mon vieil ami; tant qu’une dure captivité retiendra loin des siens le Grand Marquis, votre seigneur, aucune aube de joie ne pourra mettre quelque clarté dans la tristesse de mon deuil. Les Peyragude s’étaient relevés; ils baissèrent le front et demeurèrent silencieux. C’était une douche glaciale qui tombait là sur le bonheur exprimé par eux. Marie de Villeneuve-Marsan reprit: -Peut-être trouverez-vous difficilement de quoi nous faire à souper?... Ce sera notre faute, nous aurions dû vous prévenir. -Pas n’était besoin, noble dame, riposta orgueilleusement Françoise. Pouvions-nous douter que vous reviendriez un jour?... Nous sommes les Peyragude, et les Peyragude ont la foi, Dieu merci!... «Nous pensions souvent: si les maîtres se présentent ici, que ce soit de jour ou de nuit, il faut qu’ils trouvent la table servie, des appartements aérés, du feu dans les cheminées, des lits fraîchement faits et des gens prêts à les servir! -Vous avez fait cela, Françoise? -Tous les jours! -Pendant dix ans? -Depuis dix ans, noble dame, nous n’y avons pas manqué un seul jour. Miss Huming dévisageait avec ébahissement, et comme on regarde des curiosités fossiles, ces serviteurs extraordinaires qui, sachant les maîtres en exil ou prisonniers, avaient pu s’astreindre à de pareilles précautions. Elle doutait. La vieille Françoise souriait. L’effet produit par ses paroles la payait de toute la peine qu’elle avait dû prendre. -Vos gens sont à leur poste, noble dame, vous venez d’en être témoin, reprit Françoise; tout à l’heure vous pourrez vous assurer dans vos appartements que la poussière n’a jamais séjourné sur les meubles et que vos couches sont bassinées; mais, pour le présent, un réconfort vous est nécessaire... passez donc à table... Madame la marquise est servie. Comme s’il n’eût attendu que ces mots pour se mettre en marche, Colomban monta tout aussitôt le perron d’honneur et ouvrit la porte donnant sur le grand vestibule. La marquise, sa fille et miss Huming, éclairées par Cortansio et Silvain, gravirent à leur tour les marches du perron, laissant leurs chevaux à la garde de Gualbert. De fait, comme l’avait fait pressentir Françoise, le vestibule était d’une extrême propreté, tout y reluisait: les cuivres, les cuirs, les panoplies, et la femme du Grand Marquis, en revoyant ces choses si nettes, comme abandonnées de la veille, sentit sa poitrine se serrer. Elle eût pu se croire sous l’empire d’une fantasmagorie et rajeunie de dix ans, si la griffe de ces dix années n’avait imprimé sa marque sur ses traits et dans son coeur. À trente-quatre ans, il est vrai, une femme est encore dans tout l’épanouissement de sa beauté; mais Marie de Villeneuve avait auprès d’elle un témoin pour lui certifier la réalité de son exil. À l’époque où il avait fallu s’éloigner de Paris, Solange n’était qu’une enfant, et l’enfant s’était muée en jeune fille. La porte de la salle à manger s’ouvrit: ce fut une stupeur. Non seulement Françoise n’avait point vanté les Peyragude, mais encore elle avait mitigé de beaucoup la peine prise par eux. Toutes torchères allumées, avec sa table servie, ses cristaux étincelants, son argenterie brillante, ses chaises rangées, ses carafes pleines, cette salle -pareille à celle du palais de la Belle au bois dormant que Charles Perrault ne devait découvrir qu’un siècle plus tard, -semblait attendre les convives mythiques, puisque rien n’avait fait prévoir la venue de ceux qui se présentaient. Ce notait pas le service d’un festin, c’était un en-cas dont chaque unité avait été habilement choisie pour demeurer acceptable assez longtemps après sa mise en place: des viandes fumées, un chaud-froid de volaille, une terrine de gibier à la gelée, des crêtes séchées au four, du fromage de chèvre, des confitures diverses, des fruits secs, du vin des côtes et de l’Anjou. Après avoir fait honneur à cet original repas dont la carte, composée depuis deux lustres, n’avait pas dû varier sensiblement, Mme de Villeneuve-Marsan donna congé à ses fidèles serviteurs et, ayant embrassé Solange sur le front, elle se fit accompagner par miss Huming pour gagner son appartement. Puis l’Anglaise fut licenciée à son tour, l’ex-châtelaine de Bonaguil ayant hâte de se retrouver seule dans sa chambre où allaient venir l’assaillir les troublants souvenirs de ses seules années de joie, les souvenirs de ses chastes amours. La vieille Françoise avait pris un flambeau et guidait Solange vers la pièce qui lui était réservée, pièce située dans la partie ouest de l’hôtel et très voisine de la chambre de sa mère. -Demoiselle, dit Françoise en posant le flambeau sur un guéridon: voici la chambre où nous dormions toutes deux autrefois. -Toutes deux? répéta la jeune fille, sans attacher aucun sens à ces deux mots. Elle venait de s’approcher de la fenêtre dont les rideaux tombés laissaient les vitres à nu, et collait son front sur le verre pour chercher à voir au dehors. Dehors vers la gauche, c’était la nuit noire du Pré-aux-Clercs endormi. En face, il y avait la place, et, derrière la place, l’auvent sous lequel se voyaient deux traînées lumineuses. -Toutes deux, redit Françoise, car je suis la mère de Pierrile, qui a votre âge, demoiselle, et vous avez bu mon lait. «Seigneur Dieu! s’interrompit-elle, ces maudits rideaux ont donc choisi cette heure pour choir à bout d’âge. Elle prit sur le lit la courte-pointe de dentelles et poussa un fauteuil vers la croisée. -Je vais vous faire un cache-intérieur pour cette nuit. La neuve maison de devant vous est failliment clientélée! Coeur-d’Amour n’était pas encore arrivé au poste qu’il devait garder assez longtemps cette nuit-là. Or, c’était Coeur-d’Amour qu’avait espéré voir Solange en courant vers la fenêtre. N’apercevant rien, elle s’en détourna avec dépit et laissa sa nourrice installer le rideau de fortune. À six ans, les petites filles ont déjà un embryon de cervelle. Solange avait six ans lorsque, pour la dernière fois, elle s’était éloignée de cette chambre. Les souvenirs revinrent en foule à la vue des tapisseries représentant les scènes mythologiques et dont les personnages l’avaient si souvent fait fermer les yeux de terreur. Au-dessus du lit, une torchère à cinq branches l’avait frappée, dans le temps, car elle figurait la main menaçante du géant Polyphème. Elle sourit de ses anciennes craintes et sentit une larme mouiller sa paupière, car, dans le coin le plus sombre, son petit berceau, où trônait une poupée, entre différents jouets, vint lui rappeler une grande figure presque oubliée, celle d’un homme jeune, beau, affectueux, qui venait chaque matin la tirer de là pour la presser sur sa large poitrine. -Père! pauvre bon père! murmura-t-elle. Mais une autre préoccupation vint l’arracher à cette contemplation mélancolique. Pourquoi le chevalier Bernard d’Arma s’était-il éloigné avec une telle précipitation en entendant le cri d’angoisse d’une femme inconnue? Pourquoi avait-il dit qu’il allait à son devoir, alors que son devoir, tout au contraire, eût été de resserrer sa bienveillance autour des dames escortées par lui, à l’heure où un danger était à redouter? Sans vouloir se l’avouer, Solange éprouvait quelque chose comme un commencement de jalousie. Digne fille d’Ève, cette demoiselle, élevée en serre, entendait garder pour elle seule le premier homme qui eût fait battre son coeur, non d’amour -pouvait-elle connaître l’amour? -mais du contentement d’être courtisée respectueusement. D’ailleurs n’y avait-il pas un secret entre eux: le sauvetage de la grotte de la Madeleine et les rendez-vous du fond du parc? Avait-elle parfois pensé que Bernard pourrait un jour aspirer à sa main?... Peut-être!... Cependant, nous devons dire tout de suite qu’une telle éventualité ne pouvait longuement l’arrêter, parce qu’il y avait de nombreuses chances que la main d’une Villeneuve-Marsan ne serait jamais accordée à un petit chevalier sans fortune et sans avenir?... Elle-même n’entendait aliéner sa liberté que contre de sérieuses compensations de richesses et d’amour. Hélas! le péché mignon de cette enfant était l’orgueil! Elle avait du coeur, beaucoup de coeur même, mais chez elle, la tête commandait, étouffant, si c’était nécessaire, la voix timide du sentiment. Alors, qu’espérait-elle avoir du chevalier? Rien autre chose que ce qu’elle savait déjà avoir de lui. Ce n’était pour elle qu’un hochet favori qu’il lui était pénible de voir servir à d’autres. Elle le tenait en chapelle comme une madone tient son fervent. N’était-ce pas assez pour lui de se savoir accepté dans ce rôle platonique de soupirant? Plus tard si l’époux merveilleux qu’elle rêvait venait à se présenter, elle se donnerait à lui par logique et par raison, et réserverait au petit chevalier, pas assez haut placé pour l’avoir su obtenir, la seule place qu’il pût ambitionner dans son coeur, celle du préféré symbolique. Malgré cela, en attendant, Mlle de Villeneuve-Marsan entendait rester la seule idole du chevalier. Elle eût beaucoup souffert d’être abandonnée par lui, d’être trompée, -ce mot énorme lui donnait le frisson! -car elle l’aimait à sa façon. Étrange enfant! Singulier amour! Bien entendu, elle ignorait tout de la vie folle menée naguère par Bernard d’Arma. Les équipées amoureuses de son sauveur avaient impunément pu se colporter, durant cinq mois, par toutes les vivantes chroniques de l’Agenais; les hautes murailles de Bonaguil étant à l’épreuve des cancans aussi bien que du canon, le nom de Coeur-d’Amour lui était inconnu. La vieille Françoise venait de terminer son travail de rafistoleuse de rideaux. En descendant de son escabeau improvisé, elle aperçut miss Huming qui venait d’entrer et s’occupait à disposer sur le lit la robe de nuit de Solange. Le sac de voyage qui avait contenu cette robe était ouvert devant elle. La bonne femme marcha vers la jeune fille. -Demoiselle, lui demanda-t-elle tout bas en désignant l’Anglaise, celle-ci serait-elle votre camériste? -Bonne Françoise, répondit brusquement Solange, je me suis accoutumée à me servir moi-même et continuerai à le faire jusqu’à l’arrivée de Pierrile. C’était un congé. Miss Huming le prit aussi pour elle, car elle disparut par une porte après avoir fait une raide révérence. -Oh! oh! murmura-t-elle, dès qu’elle fut à l’abri du battant refermé, cette petite Villeneuve s’est enamourée d’un beau traîneur de brette, je m’en suis assurée ce soir au carrefour de la Croix-Rouge, en la voyant s’émotionner... Mais je suis là! Ma souveraine m’a donné l’ordre de lui rapporter tout ce qui se passe ici, et de travailler pour le compte de Roland, duc de Savoie- Nemours... Tous deux seront bien servis!... D’une pression de main, Solange avait arrêté sa nourrice au moment où celle-ci se disposait à se retirer. Elle l’attira vers la fenêtre et, soulevant la mousseline, demanda: -Qu’y a-t-il de ce côté, où il fait si noir? -Un lieu maudit et enchanté, noble demoiselle. Enchanté durant l’après-midi, maudit le matin. C’est le terrain choisi par les gentilshommes pour leurs duels: le Pré-aux-Clercs! Solange frissonna, laissa retomber le voile et congédia Françoise. Coeur-d’Amour arrivait en cet instant sur la place et prenait sa patiente faction. Nous savons tout ce qu’il put voir, depuis le départ de Courmantel et la fuite de Matraque poursuivant ses montures, jusqu’à la minute où, ayant fermé les yeux, la lumière de Solange s’était éteinte. Mlle de Villeneuve-Marsan dormit mal, cette nuit-là, malgré la fatigue du voyage; elle eut des songes. Lorsqu’elle s’éveilla, il y avait un rayon de soleil qui se jouait au travers du rideau improvisé, mais il était très tôt. Au château de Bonaguil on avait des moeurs campagnardes: on n’y dormait que durant la nuit. Le premier mouvement de la jeune fille, fut tout à la curiosité de se retrouver en cette chambre qui ne lui était plus familière. Un petit groupe de marbre placé bien en évidence sur le prie-Dieu attira de suite son regard, elle ne se souvint pas de l’avoir remarqué la veille au soir et mit résolument ses pieds hors du lit pour aller l’examiner de plus près. De suite, elle joignit les mains et poussa ce cri: -Nous! C’était une oeuvrette sans prétention due au talent d’un petit- fils de Donatello. Le groupe représentait deux mignonnes fillettes enlacées, une brune et une blonde. En effet, selon la mode de Ferrare, les chevelures étaient sculptées dans un marbre nuancé, rapporté après coup. Les fillettes se souriaient, se baisaient sur la bouche, mariaient leurs mignons bras potelés avec une candide ingénuité d’amoureuses; elles avaient la beauté des anges. Leur frappante ressemblance indiquait deux soeurs. -Nous!... Elle et moi!... Ah! pouvais-je ne plus penser à cette âme chérie? Déjà Solange s’était emparée des figurines et collait fiévreusement ses lèvres sur le visage de l’enfant blonde. -Ghislaine! murmura-t-elle en comprimant les sanglots qui gonflaient sa jeune poitrine découverte, ma Ghislaine! mon aimée! Ma soeurette!... la meilleure de nous deux!... Qu’est-elle devenue, mon Dieu? Pourquoi l’ai-je perdue?... Elle s’interrompit pour écouter, il lui avait semblé entendre du bruit au dehors... Ce n’était pas une erreur de ses sens. Elle perçut distinctement ce nom lancé par une voix mâle bien connue d’elle: -Bernard, chevalier d’Arma!... Puis une seconde voix, au timbre fier et railleur, riposta: -Roland, duc de Savoie-Nemours!... Puis encore d’autres noms, beaucoup d’autres noms défilèrent. Elle n’en retint aucun, la voix au timbre moqueur venait de faire sauter son coeur. Elle avait déjà dû l’entendre... Où? Des fers s’entrechoquèrent. Alors, affolée, Mlle de Villeneuve-Marsan posa précipitamment le marbre. Sa fenêtre était la dernière de ce côté; en se penchant, la jeune groupe sur le pied du lit, courut à la fenêtre, l’ouvrit et se pencha vers le dehors, au risque de tomber dans la cour. La fille dominait du regard la majeure partie du Jeu de Paume et tout le Pré-aux-Clercs. Ce qu’elle vit la stupéfia et la glaça d’effroi. Huit hommes, la rapière et la dague au poing, s’attaquaient avec fureur. Six autres les regardaient faire. Derrière un buisson se dissimulait un seigneur, complètement à l’abri des regards sous les ailes de son chapeau et le haut collet relevé de son manteau. Mais le plus étrange, c’était que les deux combattants du centre semblaient s’attaquer à un miroir reflétant leur propre image. Même corpulence, même visage. Nemours faisait face à Solange, elle le vit faiblir... Que se passa-t-il en elle?... Il serait malaisé de l’expliquer... Elle agita ses bras nus et cria: -Bernard!... Puis, sans qu’on pût savoir si ce cri avait pour but de favoriser le chevalier ou son adversaire, la jeune fille, sous le coup d’une émotion considérable, n’eut que le temps de se rejeter en arrière, tomba tout de son long sur le parquet de sa chambre et perdit connaissance. XII PRÉLIMINAIRES DE DUEL. En arrivant au milieu du jeu de paume, Charles d’Entragues s’arrêta et demanda à celui dont il avait si courageusement pris la défense: -J’espère, chevalier, que vous avez déjà par devers vous nombre d’affaires? Coeur d’Amour sembla s’éveiller. -D’affaires? répéta-t-il. Si vous entendez par ce mot que j’ai pu distribuer nombre de horions par-ci, par-là, à des spadassins ou à des ruffians, je crois, en effet, n’être pas à ma première. -Non, chevalier, j’entends des duels. -Ah! pour cela, je suis au désespoir de vous l’avouer, mon casier est vierge. Il ajouta en souriant: -Craignez-vous de me voir mal tenir ma partie? Le coup fameux enseigné à mon adversaire par maître La Fraîcheur n’est pas fait pour m’arrêter, je vous en préviens. Le front d’Entragues s’était plissé. -Je le sais, murmura-t-il. La témérité folle dont vous avez fait preuve en venant seul, et les bras croisés, défier chez eux une douzaine de friands de la lame, m’est un sûr garant; mais autre chose est de charger des vilains et autre chose de s’aligner contre les gentilshommes qui ont tous l’habitude de ces sortes de passe-temps. -Auriez-vous l’intention de me fausser compagnie, monsieur le comte? -Dieu m’en garde, chevalier... Qui plus est, je ne veux rien retenir de vos dernières paroles, dont l’amertume contient un soupçon immérité. -Veuillez me pardonner? -Vous l’êtes!... Mon hésitation de tout à l’heure provenait d’une raison beaucoup plus élevée et qui concerne nos compagnons bien plus que moi-même. «Les conditions des rencontres actuelles, chevalier, sont terribles... La partie peut être définitivement perdue pour le rang dont une unité vient à manquer... Chicot vous le dira comme moi. Le petit homme venait de les rejoindre. Il approuva de la tête. -Corps diable! s’écria Coeur-d’Amour en rougissant; je ne comprends rien à toutes ces réticences, monsieur le comte. Faut-il donc tant de discours pour... Entraguet lui coupa la parole. -Vous avouez être à votre premier duel? -Sans doute!... Est-ce une tare?... Ne faut-il pas qu’il y ait un commencement en cela comme en tout? -Si fait, mais... -Mais quoi? -À ma première affaire, j’avais pris leçon de Bussi d’Amboise, dit le comte. -Pour la mienne, le baron de Vittaux avait bien voulu m’enseigner sa riposte redoutée, dit Chicot. -Et vous blessâtes vos adversaires, sans doute? -Le mien trépassa dans la semaine qui suivit. -Le mien, plus pressé, n’eut pas le temps de faire ouf! -Or çà! gouailla Bernard, veuillez agréer tous deux, messieurs, mes sincères félicitations pour d’aussi brillants débuts... «Pour moi, n’ayant connu ni Bussi d’Amboise, ni Vittaux, je ferai de mon mieux, tout simplement, et j’ose espérer que vous n’aurez point trop à rougir d’un débutant de mon espèce. Après ce que nous avons rapporté plus haut sur les conditions des rencontres de cette époque, on n’aura pas de peine à comprendre d’où provenait la perplexité du comte d’Entragues. Les seconds jouaient un rôle si actif que, pour soutenir la cause, on apportait la plus grande attention à ne choisir que des bretteurs éprouvés. Le manque de courage ou la maladresse d’un seul combattant pouvait entraîner la défaite, la honte et souvent même la mort des autres. Le cas présent laissait au second plan l’examen qu’on eût pu faire des témoins, puisque c’était le provocateur, le combattant principal, qui malgré son énergie et son courage, pouvait, par son inexpérience et en commettant une faute imprévue, faire pencher la balance en faveur du camp opposé. Ribérac et Mercoeur, traînant toujours Schomberg, rejoignaient enfin. En quelques mots, Chicot les mit au courant de la difficulté. -Bah! remarqua le Lorrain; est-ce la profondeur de la coupe qui vous effraie? Moi, quand le vin est tiré, je le bois. Ce fut le mot de la situation. Il s’agissait désormais de procéder au tirage des témoins: mais comme Georges de Schomberg n’avait en somme qu’une vaillance mal servie par deux jambes hésitantes, tant il était encore sous l’empire de la boisson absorbée, Chicot brigua l’honneur de le remplacer. -Schomberg est trop grand, trop gros, trop plein, dit-il. Il compromettrait notre dignité, messieurs, malgré ses proportions de futaille. Moi, si petit que je sois, je saurai vous être utile, et ma bonne tenue, vous le verrez, fera dire: «À basse taille, chic haut!» On applaudit à ce jeu de mots. La proposition du nain, d’ailleurs, venait fort à propos, Schomberg n’ayant point l’élasticité qu’il fallait. Le fond du jeu de paume était fermé par une maisonnette en planches qui, pour l’ordinaire, ne servait de logement qu’aux balles et à leur gardien. Comme il n’y avait rien à voler, la porte en restait presque toujours ouverte. -Voici d’Épernon, annonça Mercoeur. Il sort de la loge de jeu et vient à nous. D’Épernon s’avançait en effet. Arrivé à la distance de trois pas, il salua courtoisement Coeur-d’Amour et ses nouveaux amis, puis dit en allongeant son bras au bout duquel se balançait sa toque emplumée: -Messeigneurs, messieurs de Nemours et de Maugiron m’envoient vous prévenir qu’ils sont tout à vos ordres. -C’est nous qui sommes tout aux leurs, s’empressa de répondre le chevalier, trouvant la phrase exacte de l’exquise politesse employée pour ces cas. -J’ajouterai, continua l’envoyé, que du Gaz et moi sommes à la disposition de ceux d’entre vous qui voudront nous faire l’insigne honneur de répondre contre nous. -Comte, demanda d’Entragues, ne pensez-vous pas que le terrain où nous sommes serait merveilleusement choisi? Le sol est uni, l’herbe foulée n’a pas eu le temps de se développer et, particularité attrayante, l’hôtel de Villeneuve-Marsan abrite des rayons du soleil. Avant de répondre, d’Épernon examina le sol en connaisseur, puis fixa son regard dans les différentes directions. -Parfait, dit-il après un moment, je vais faire part à ces messieurs de votre offre aimable. Il reprit le chemin de la loge dans laquelle le tirage au sort des témoins avait eu lieu entre les mignons d’Henri III. Mais il avait suffi que l’attention de tous ait été prise un instant par ce court colloque pour permettre à l’homme au manteau -celui auquel Fiamma donnait ce titre «maître» -de quitter l’encoignure de l’hôtel où il s’était tenu jusque-là, et de gagner vivement l’abri d’un buisson épineux situé dans le voisinage immédiat du terrain choisi. Arrivé là, ce singulier espion se fit petit, s’incorporant pour ainsi dire à la verdure naissante du buisson. Puisqu’il n’avait pas été aperçu durant sa rapide traversée en sol découvert, il avait toutes chances, maintenant, de ne plus l’être, à moins d’une imprudence de sa part. Coeur-d’Amour se promenait de long en large. Maintenant que les préliminaires du duel étaient réglés, il attendait le combat avec une impatience fébrile et se disait: «Devrai-je ou ne devrai-je pas tuer cet homme?... Malgré sa méchante fanfaronnade de gentilhomme sans coeur, je crois devoir l’épargner et ne lui donner qu’une leçon. Il porte mon propre visage, comme ce Coeur-Volant dont le baron Courmantel m’attribuait les odieux méfaits... «C’est peut-être un de mes proches, après tout; un enfant perdu peut avoir une famille et ne point la connaître. Il se rapprocha de d’Entragues. -Comte, lui demanda-t-il en s’emparant de son bras, connaissez- vous beaucoup ce M. de Nemours. -Ma foi, mon cher chevalier, voilà une question! -Vous me trouvez indiscret? -Pas le moins du monde, je connais Roland depuis quelques années... Exactement depuis l’époque où il introduisit auprès du Parlement une demande d’entrée en possession de ses biens et titres. -Il est d’origine béarnaise? -Assurément, puisqu’il naquit au château d’Astaffort, sorte de nid d’aigle, perché sur un promontoire escarpé, dont les ruines dominent encore la rive droite du Gers. Bernard songeait, semblant faire appel à sa mémoire. -Astaffort! des ruines! Le Gers!... Pourquoi ces trois mots m’impressionnent-ils? Il reprit, ton haut: -Le vîtes-vous toujours coiffé comme il l’est présentement? -Qui ça?... Nemours?... -Oui... Pourriez-vous me garantir que, à l’époque de votre première rencontre avec lui, il portait déjà cette mèche retombante? -Originalité dont nous devons lui savoir gré, chevalier, puisqu’elle permet de vous distinguer l’un de l’autre... Entre nous, je n’ai jamais fait grande attention à la façon personnelle qu’a chacun de torturer la mode... «Pour ce qui est de la mèche qui vous préoccupe, je n’oserais rien affirmer; mais il me semble bien, pourtant, qu’elle fut de tous temps sur le front de Roland. Chicot intervint: -Le crois-tu fermement, d’Entragues?... moi pas!... D’ailleurs le chevalier serait à même de se renseigner auprès d’une jolie personne assurément plus compétente que nous-mêmes en la circonstance. -Laquelle? -La comtesse Ayelle de Givors. -Cette dame est la maîtresse de M. de Nemours? -L’une des maîtresses, voulez-vous dire!... La plus ancienne, en tous les cas; celle vers laquelle revient généralement le volage après chacune de ses nombreuses incursions en d’autres ruelles... «Je me suis souvent demandé s’il ne devait pas y avoir entre eux quelque bizarre association. -Où pourrais-je rencontrer cette dame? -Pas en son hôtel. M. de Givors a la maladresse de se montrer jaloux pour tous, hormis pour celui qui fait journellement trébucher son honneur. -Alors, où? -Au Louvre! proposa Chicot. -L’antichambre royale est un excellent terrain neutre, admit d’Entragues, et si... -Si? -... L’un de nous peut se tirer ce matin du Pré-aux-Clercs... Coeur-d’Amour eut un geste de superbe insouciance. Il n’admettait pas qu’on pût douter de la victoire. -... il aura pour mission de vous présenter à M. de Guise, qui sera fort satisfait de votre venue, termina le comte en touchant du doigt -geste peut-être inconscient -la branche de gui fleuri piqué sur la toque du jeune homme; et M. de Guise vous introduira lui-même chez le roi. Coeur-d’Amour avait senti l’attouchement. Il allait en demander l’explication, mais le nom du roi fit dévier sa pensée. S’il ne réussissait pas à délivrer le Grand Marquis, comme il en avait l’intention, si les assassins apostés à Vincennes parvenaient à avoir le dessus, à qui pourrait-il venir demander justice contre les meurtriers du père de Solange, sinon à Henri III en personne?... Et voilà qu’il était question de lui faciliter cette tâche en l’abouchant à un prince réputé pour l’intransigeance et le despotisme de ses requêtes au trône. Avec l’égide de celui qui tenait en échec la puissance royale, qui commandait à des compagnies de reîtres dans l’Est, à des bandes espagnoles dans le Sud et au parti des mécontents, dont les troupes nombreuses encombraient tout le territoire, pourrait-on ne point l’entendre? Aussi demanda-t-il avec élan: -Croyez-vous, monsieur le comte, que le grand Balafré consente à me faire une faveur? -C’est chose résolue d’avance, chevalier, à moins que... -... -... Mammouth le Rouge!... dit Mercoeur venant se mêler à la conversation. -Abou-Nadarah!... continua Ribérac. -... Ou Salem-Kébir! surfit Chicot. -... Ne s’y opposent, acheva d’Entragues. Cette kyrielle de noms fit sourire Coeur-d’Amour. -Ventre pape! s’écria-t-il, ces personnages sont-ils donc puissants à ce point? -Le premier est mage de Sa Majesté! -Un sorcier? corps diable! -Le second astrologue de la reine mère! -Quelque fils de Satan? mort de mes os! -Le troisième physicien du chancelier de Villequier! -Sang de moi! messieurs, suis-je bien éveillé, ou fais-je un rêve?... Si je vous comprends suffisamment, l’Islam serait donc plus écouté que la Messe à la cour de France? Tous baissèrent la tête en manière d’affirmation. Bernard n’en pouvait croire ses oreilles. Fallait-il donc venir de si loin pour apprendre cette chose incroyable: le roi très chrétien, sa mère et son ministre s’adonnant aux pratiques réprouvées par Rome et courbant le front sous la menace de trois Orientaux à coup sûr plus audacieux que savants? Du centre de sa cachette vivace, l’homme au manteau n’avait pas perdu un seul mot de toute la conversation, et si l’on avait pu voir ses yeux, on eût été surpris de l’expression sarcastique qui était venue les animer lorsque avaient été mis en cause les trois païens. Au travers de son rideau de verdure, il ne cessait de regarder Bernard, ayant l’air d’admirer chacune de ses paroles, chacun de ses gestes. -Quel brave enfant, murmura-t-il, et comme je suis heureux du hasard qui lui a donné l’amitié de ces bons jeunes gens: d’Entragues et Chicot... «Les voies de Dieu sont insondables!... Pouvais-je prévoir qu’en traversant la France, ce lionceau irait se fixer aux environs de Bonaguil et ferait la connaissance de la fille de Jacques?... Il l’aime! «Dès qu’aura été menée à bien la mission que je me suis imposée, - et l’heure de ma justification au grand jour est proche, -j’aurai plaisir à favoriser cet amour-là, car la fille de Marie et de Jacques doit être en tous points digne du vaillant garçon. «Pourvu qu’il ne lui arrive pas de mal! «Non, la Providence ne peut s’être montrée aussi clémente envers lui pour l’abandonner au dernier moment; surtout parce qu’il soutient la cause de l’opprimé contre l’oppresseur, surtout parce que son adversaire est cet infâme détrousseur de parchemins, l’homme au visage volé!... «Ah! si l’enfant venait à faillir, malheur à l’autre!... Je suis là. Doucement, l’étrange personnage releva un pan de sa longue cape et tira de sa ceinture trois ou quatre tiges de roseau qu’il assembla bout à bout. Il prit ensuite, dans une poche de son pourpoint, un étui renfermant de petites ampoules de verre. Une de ces ampoules fut glissée avec précaution dans la partie creuse du tube végétal, qui lui-même prit une position horizontale, son extrémité étant dirigée vers le lieu du prochain combat. Ces dispositions prises, l’énigmatique espion parut reprendre toute sa tranquillité d’esprit. -Admirable instrument, murmura-t-il; projectile empoisonné plus admirable encore!... Est-il un mousquet comparable à ce silencieux fusil dédaigneux de la poudre? «Est-il une balle dont les effets pourraient rivaliser avec cette bulle de venin?... «La science a du bon! L’instrument ainsi braqué n’était autre qu’une sarbacane. L’ampoule renfermait un poison foudroyant... La remarque malheureusement trop juste de Coeur-d’Amour avait fait baisser le front à d’Entragues. Aussi ce dernier résolut-il de couper court à tout nouvel interrogatoire qui n’aurait pas le duel pour objectif et de parer au plus pressé. Les mignons du roi commençaient à sortir de la loge du garde et s’avançaient avec crânerie. Dans un instant ils seraient à portée. Il s’agissait donc d’employer utilement les deux dernières minutes et de mettre le néophyte combattant au courant de toutes les ruses autorisées par l’usage ou la coutume. -Chevalier, dit-il, puis-je vous prier de me laisser troquer votre adversaire contre le mien? -Par exemple! s’écria le jeune voyageur très surpris. Vous entendez plaisanter, monsieur le comte. Serait-ce l’habitude, par ici, de céder sa femme au voisin qui vous offrirait la sienne en échange? -Pas précisément!... Quoique fort rare, le cas d’une mutation entre adversaires ne serait pas nouveau... Il est admis surtout lorsque, comme vous, un gentilhomme, à sa première affaire, a pour opposant un raffiné de choix, et Roland de Nemours est le roi des raffinés! -Ah! le roi... Vraiment?... Je vais donc avoir à lutter contre un roi... Pour moi, quel honneur!... «M’expliquerez-vous maintenant, monsieur, quel sens vous attachez à ce mot raffiné... J’arrive du bout du monde et dois vous paraître bien risible? -En aucune façon, mon cher chevalier, votre question est on ne peut plus naturelle... «Le raffiné est une sorte de maniaque qui dîne et soupe moins souvent qu’il ne se bat. Lui faites-vous remarquer qu’un lévrier a les oreilles basses, il se fera un devoir de trouver en cela une allusion blessante, et vous appellera sur le pré!... Niez-vous son dire?... Bataille!... L’approuvez-vous?... Flamberge au vent!... Il lui suffit de voir une plume trop frisée, d’être croisé par un cheval hongre, d’avoir un salut de seconde main, ou de tout autre motif d’une égale importance, pour s’offrir à vous couper la gorge sur-le-champ... «Voilà le raffiné... -Au demeurant, un parfait galant homme? -C’est sa prétention! -M. de Nemours a de bien beaux caleçons rouges! observa Bernard en regardant venir la cohorte des favoris du Louvre. -Sa chemise doit être de la même couleur, soyez-en assuré. C’est un raffinement de plus, car les blessures peuvent répandre du sang sur cette nuance sans trop marquer. -Et l’homme peut mourir en beauté? -Extrême ressource dont il n’use pas souvent, car il tue plus fréquemment qu’il n’est tué. -Merci grand, pour ces détails, monsieur le comte. Je serais au désespoir d’avoir à vous céder un aussi succulent morceau... -Pourtant, chevalier, réfléchissez... -C’est tout réfléchi. Le roi des raffinés me plaît et je le garde!... Bien que prévue, cette décision contraria fort d’Entragues. Il connaissait trop la force aux armes du duc Roland -même le dernier coup enseigné par La Fraîcheur étant mis à part -pour augurer bien du résultat. -Passons donc rapidement l’examen de vos armes, dit-il en s’approchant... Mordiable! Votre épée est plus lourde que celle des anciens preux... Auriez-vous fait l’acquisition de l’estoc du Cid ou de l’encore plus redoutée Durandal? Mercoeur, Ribérac et Chicot ouvraient de grands yeux. En dehors des gigantesques lardoires de combat, épées à deux tranchants que l’on nommait alors des duels, il ne leur avait pas encore été donné de voir pareil tranche-montagne. -Et ce poignard! s’écria le comte en vrai connaisseur. Quelle coquille bien comprise! Quelle lame aux cannelures profondes!... À quoi peuvent bien servir les godets repoussés et les trous dont s’orne la garde? -À briser ou à emprisonner la pointe de l’adversaire. -Fameux bouclier! est-ce de l’acier de Tolède? -Non, de Milan. -Me direz-vous de qui vous tenez cela? -Pourquoi en ferais-je mystère, messieurs? J’eus occasion, en passant par Venise, l’année dernière, de rendre un léger service à l’ami le plus cher de Paul Véronèse... -Le grand artiste italien? -Oui... Cet ami voulut bien me marquer sa reconnaissance en me donnant, avant de mourir, tout son avoir, représenté par cette épée et par cette dague; beaucoup plus que je ne méritais. -Le nom de ce mourant? -Spolto! -Spolto! répétèrent les auditeurs en reculant d’un pas. Spolto le Véronais? -Lui-même! -Ah! chevalier, vous a-t-il aussi légué sa manière? -Son fameux coup? -Sa botte secrète? -Sans doute, messieurs. L’éborgnade faisait partie de l’héritage. On se tut, parce que les gentilshommes du roi venaient de s’arrêter à dix pas et saluaient avec ensemble en balayant le sol de leurs chapeaux emplumés. XIII L’OEIL DE MAUGIRON. Nous avons omis depuis trop longtemps de nous occuper des faits et gestes de deux de nos personnages, et non des moindres. Après avoir conduit, ainsi qu’il s’y était engagé, son généreux vainqueur du vignoble des Chartreux devant l’hôtel de Villeneuve- Marsan, le baron Courmantel avait pris congé de Coeur-d’Amour en lui indiquant son adresse et en l’assurant de son entière fidélité. Puis, lesté d’une couple de pistoles que lui avait remis Matraque, -oh! bien à contre-coeur et sur l’ordre exprès de son maître -il avait pris le chemin de son logis. Le chemin le moins direct, il faut bien l’avouer, car ce génial capitaine d’une bande d’épouvantails avait à réfléchir longuement sur la nouvelle situation que lui créait son repentir, joint à la promesse faite par lui au chevalier. À petits pas, il descendit le chemin des Saints-Pères et prit le quai des Théatins, en remontant vers la porte de Nesle. Grain-de-Raison, la tête basse, la queue entre les pattes, marchait sur ses talons. Ce chien savant semblait comprendre que l’événement de ce soir venait de marquer un tournant de sa carrière, et il donnait un souvenir attendri à ses anciennes fonctions de barbet figurant le bruit des foules. Arrivé à l’emplacement du ruisseau fangeux qui venait d’être comblé, Courmantel tourna à droite dans la rue des Petits- Augustins. Il pensait: «Ce jeune homme est un crâne et honnête garçon... Il eût pu me faire pendre, me livrer à la Prévôté... C’était son droit... Il a préféré me faire grâce, ce qui est bien, et accepter mes services, ce qui est mieux... Je saurai lui revaloir tout cela à l’occasion... «Malepeste! Sa ressemblance avec ce coquin de Coeur-Volant est fâcheuse à l’extrême. J’ai bien été sur le point de les confondre tous les deux... Et sans Grain-de-Raison... «Mais qu’a donc ce chien stupide?... Ne dirait-on pas qu’il voudrait me fausser compagnie pour filer par la rue Tarane? Après avoir longé la rue Saint-Benoît, il arrivait au carrefour et allait s’engager dans la nouvelle rue de l’Égout. -Dis donc, reprit-il, perdrais-tu la jugeote, mon vieux?... Tu sais que ce n’est guère l’heure de penser aux amours... D’abord, il fait trop noir; les galantes ribaudes de ton espèce ont dû prendre gîte dans des litières de seigneuries moins crottées que toi... Ensuite, le quartier n’est pas sûr, et nous n’avons plus la ressource de remuer les feuilles sèches sous les défroques de Cabillot, de la Bourrique, de Gingembre et de Pique-Misère... «Ces fidèles compagnons de tant d’escapades sont défunts, mon pauvre vieux poilu, bien défunts. M. le chevalier en a fait une remarquable capilotade... «Ici, Grain-de-Raison; ici, cerbère maudit! mon joli mâtin!... «J’entends des pas de chevaux dans cette rue!... Cet animal damné, que la peste étouffe -je lui souhaite longue et heureuse vie! -va me faire écrabouiller par les sabots! «Ici, donc, matou de chenil! Ayant ainsi tempêté et comprenant qu’il n’obtiendrait rien de son barbet, décidément disposé à aller au-devant des cavaliers nocturnes, Courmantel le saisit au collier et l’entraîna de force dans la rue de l’Égout. Il est à croire que cette manière expéditive de le mettre en bon chemin ne fut pas du goût de Grain-de-Raison, car cet honnête quadrupède exprima de suite son mécontentement en donnant de la voix. À son jappement, un hennissement répondit dans la rue Tarane et le clapotis d’un galop se fit entendre. Évidemment les cavaliers -car les chevaux étaient deux, pour le moins -venaient de lancer leurs montures et suivaient le ruisseau placé au milieu de la rue. Pour le coup, n’ayant pas la conscience absolument tranquille, le baron Courmantel allongea et prit chasse. -Chien vendu! pour l’amour de ton maître, tais ton bec! bougonnait-il en courant. Mais Grain-de-Raison, en pleine révolte, s’ébrouait sous la main énergique soudée à son collier et poussait des abois lamentables bien faits pour attirer le chevalier du guet, s’il eût été dans les environs. Heureusement, cette éventualité n’était pas à craindre. Par exemple, les cavaliers suivaient la piste et arrivaient à fond de train. -Misère de moi! gémit Courmantel en tournant l’angle de la rue de l’Échaudé; ce Poil-aux-Pattes a juré ma mort! Il abandonna Grain-de-Raison pour frapper à tour de bras contre une porte cloutée au-dessus de laquelle se balançait une enseigne. Éclairée de biais par le lumignon placé dans une niche votive voisine, cette enseigne ne portait que ces trois mots: AUX TROIS COURONNES C’était la marque distinctive d’une auberge placée sous l’égide de la propre devise du roi, troisième du nom. -Oh là! ventrebleu! têtebleu! morbleu! m’ouvrira-t-on! criait le baron en battant en brèche l’huis solidement ferré. Ce ne fut pas la porte qui s’ouvrit, hélas! mais bien une fenêtre du premier étage. Dans son encadrement se montra un homme en chemise. Il brandit à bout de bras une arquebuse de siège en hurlant cet anathème: -Éloignez-vous, diables à faces de carême-prenant, huguenots! parpaillots! hérétiques et écouteurs de prêches! Éloignez-vous si vous ne voulez être arquebusés, massacrés, carnagés, écorchés et navrés comme les réformés au 24 août! Courmantel n’était pas encore revenu de sa stupeur de cette sortie impayable, -car maître La Palice, patron des Trois-Couronnes, était le plus doux des hommes, -qu’il put assister à une scène non moins surprenante. Deux chevaux, ou plus exactement un cheval et un mulet, lancés en pleine course, venaient de s’arrêter brusquement dans le rayon lumineux de la niche votive et acceptaient d’un air bénévole les folles caresses de Grain-de-Raison. L’instant d’après, un petit homme ventripotent, suant, soufflant, roulant, vint se jeter entre les jambes des animaux en geignant: -Ventre de puce!... Djaoulia! Muletmio! est-ce qu’on se quitte sans crier gare?... Vous vouliez faire tort de votre prix à un pauvre homme, bêtes sans honnêteté! Du même coup, Courmantel reconnut Matraque et les deux montures. C’était l’écuyer de Coeur-d’Amour, en effet. En quittant son maître, pour suivre Djaoulia et le mulet, -qu’il nommait Muletmio, -il avait été entraîné vers la rue Tarane, puis vers celle de l’Échaudé. Courmantel, tout joyeux, demanda: -Venez-vous quérir mon hospitalité, monsieur Matraque? L’écuyer tenait les brides, il reconquit son aplomb. -Paix! paix! dit-il. Appelez-moi M. le baron sans faire de façons, si vous le voulez bien. -Quoi, vous seriez?... -Parbleu! vous l’êtes bien, vous, M. Le Larron pénitent... Je suis de Barbotan, sachez-le. «Or, suivez-moi bien, de Barbotan à Baronbotan, il n’y a que deux lettres d’écart... Deux!... Peu de chose, en vérité... Aussi, n’étant pas à deux lettres près, je me baronnise Botan!... «Est-ce assez limpide?... Courmantel n’eut pas le temps de marquer sa surprise. La porte des Trois-Couronnes s’ouvrit et l’hôte parut, son casque à mèche à la main. Il avait surpris quelques mots de la conversation et accourait s’incliner devant le gentilhomme qui voulait bien honorer de sa clientèle. Et tandis que Djaoulia et Muletmio s’endormaient sur une litière fraîche, les deux barons de contrebande purent souper, puis dormir dans la plume. * Au petit jour, Matraque et Courmantel reprirent avec leurs bêtes le chemin de l’hôtel de Villeneuve-Marsan. Il s’agissait pour eux de savoir ce qu’était devenu le chevalier, laissé dans le mauvais voisinage de la Maison des Mignonnes... Au salut cérémonieux du premier gentilhomme de la chambre, de Maugiron et de leurs seconds, les Guisards et Coeur-d’Amour s’empressèrent de répondre par une courbette toute semblable. Instantanément, sous les yeux indifférents de ceux que le sort n’avait point désignés, les huit acteurs de cette rencontre se rangèrent face à face, quatre par quatre, et commencèrent à se dépouiller en jetant prestement sur le sol, les uns du côté du buisson, les autres du côté opposé, chapeaux, capes, casaques et pourpoints. Alors, ils apparurent tous en corps de chemise, chaque col ouvert laissant voir, suspendus à une chaînette d’or ou un petit cordonnet de soie, de minuscules sachets, des reliquaires, des médailles ou le portrait d’une femme aimée. C’était alors la mode des talismans, dont le moindre devait préserver son possesseur des coups d’épée et de la malemort. Il faut avouer qu’une cotte de mailles eût bien plus pratiquement rempli cet office, mais catholiques et protestants croyaient fermement être intangibles avec ces inoffensifs protecteurs et se faisaient larder jusqu’à bout de sang pour en démontrer la vertu. -Tiens, vous avez aussi les vôtres, remarqua Chicot en avisant, appendue au col de Coeur-d’Amour, une petite enveloppe en taffetas qui voisinait avec un médaillon. S’ils avaient pu prendre connaissance du contenu de l’enveloppe, ces superstitieux jeunes gens eussent été quelque peu désappointés, car elle ne contenait rien autre que ce bout de parchemin souillé de sang que le père Gourdin avait trouvé, un soir, épinglé sur l’enfant de la morte inconnue. Quant au médaillon, nous le connaissons, il constituait, avec le lambeau de parchemin, l’unique moyen laissé au chevalier d’Arma de se faire reconnaître un jour par sa famille. À la remarque faite par le nain, Entragues s’était penché, cherchant à voir de plus près. -Cur non! murmura-t-il, après avoir lu la devise qui encadrait l’image de l’Arioste. Arma!... Cur non!... et avec ça cette ressemblance!... Je crois bien me souvenir qu’il a été parlé d’un objet de ce genre lors du procès devant le Parlement... Comment peut-il être en la possession du chevalier?... Chacun dégarnissait ses poches de chausses, -les flasques, comme on disait alors, -puis, dernière fanfaronnade, tous se courbèrent pour dénouer les rubans de leurs souliers, impertinence qui marquait leur ferme intention de ne point reculer. Seul Coeur-d’Amour ne fut faire montre d’une audace semblable, car son costume de cavalier ne ressemblait en rien aux costumes de cour des mignons; il était chaussé de bottes molles dont les hautes tiges venaient s’évaser jusqu’aux environs de sa bouffante et courte culotte. Brusquement, comme à la parade, les huit se redressèrent, les ceinturons furent débouclés, les mains gauches se soudèrent à la poignée des dagues, les mains droites s’élevèrent, tenant les épées toujours garnies du fourreau. C’était l’instant psychologique, la minute suprême avant l’attaque. Si, jusque-là, les duellistes avaient procédé en silence, ils allaient se dédommager en commençant par la présentation obligée d’adversaire à adversaire. C’était la coutume, le cérémonial voulait qu’on fît précéder la tuerie de l’annonce pompeuse de ses noms, titres et qualités. -Monsieur, commença l’offensé en s’adressant à Coeur-d’Amour, moi, Roland, comte d’Armagnac, duc de Savoie-Nemours, officier de l’ordre, premier gentilhomme de la chambre de Sa Majesté, je vais avoir l’honneur de vous estocader et de vous daguer par plaisir, à la façon de maître La Fraîcheur! Bernard répondit: -Moi, monsieur, je ne suis que chevalier d’Arma, et encore, le sais-je?... Mais ma cause est juste et bien à moi. C’est une compensation dont vous saurez reconnaître la valeur... Je suis à vous! Les autres continuèrent à tour de rôle: -Fernand, marquis de Maugiron, officier de l’ordre, officier de la garde-robe. -Charles de Balzac, comte d’Entragues. -Jean-Louis, seigneur de Nogaret et de la Valette, comte d’Épernon, officier de l’ordre, capitaine des chasses! -Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercoeur, beau-frère du roi! Cette qualité n’avait que faire en un tel lieu, mais, au moment d’affronter la mort, on se rehaussait selon ses moyens, et Philippe-Emmanuel, n’étant point décoré, comme tous les mignons d’Henri III, jugeait utile d’afficher sa parenté avec celui-ci, puisqu’il était le propre frère de Louise de Vaudemont-Lorraine, la reine. -Jan du Gaz, chevalier de la Rougie, officier de l’ordre, officier de bouche. Par quel hasard le timide admirateur de Fiamma, l’obéissant buveur de boissons sucrées par un joli doigt, avait-il été choisi pour seconder Maugiron? Il ne le savait pas lui-même, car il vivait dans un rêve depuis son entretien avec la protégée de Salem-Kébir. Allait-il donc se battre sans avoir seulement connaissance des motifs du combat? Mon Dieu, oui! D’ailleurs, sa pensée n’habitait plus son corps, elle voguait vers une forme éthérée, celle de Fiamma! Il y a de ces fatalités! Le nain, dernier second, devait encore se nommer pour clore la série. Ne voulant pas demeurer en reste de fatuité avec les autres, il s’annonça en ces termes ironiques: -Chicot Ier, gentilhomme gascon; maître d’un écu dont les armoiries se blasonnent ainsi: «Coups de gueule à unique Chicot noueux en pal!...» Tenez-vous bien, monsieur du Gaz, si vous ne voulez avaler mon poignard, qui porte cette devise: Amer comme Chicot un! Le petit homme venait à peine de terminer sa grotesque bravade, que déjà, agitant son épée en l’air, d’un énergique coup de fouet, d’Entragues en envoyait choir le fourreau à plus de quinze pas derrière lui. Tous l’imitèrent et, un instant, les gaines volèrent autour des duellistes avec des vibrations de flèches. -Nous y sommes, pensa dans sa cachette le veilleur au manteau; après les vantardises, les gestes d’apparat; mais après les gestes d’apparat, les coups!... Ouvrons l’oeil!... «Il ne faudrait pas que l’homme au visage volé s’avise d’endommager mon jeune coq! Il donna un dernier coup d’oeil à sa sarbacane et attendit, les lèvres collées sur l’orifice postérieur de cet instrument. Tous les fourreaux ne s’étaient pas dispersés du premier coup, ceux de du Gaz et de Maugiron, soit noblesse de geste, soit maladresse de bras, n’avaient effectué qu’une demi-sortie et s’étaient repliés en encapuchonnant la pointe des deux lames. L’habitude aidant, ce fait se produisait rarement. On le prenait pour un présage funeste. Du Gaz n’y prit garde, mais Maugiron frémit. Tous deux achevèrent d’enlever les fourreaux en s’aidant de la pointe de leur poignard. Les huit épées se froissèrent avec bruit. De suite Roland de Nemours comprit qu’il aurait fort à faire contre celui qu’il avait dédaigneusement qualifié de hobereau sans importance. En effet, s’animant au point d’en paraître resplendissante, la physionomie du jeune homme avait pris une telle expression de sauvage audace, au premier choc des fers acérés, et son épée, vibrante, comme vivante, avait si prestement fait le tour de sa rivale en voltant une fois, deux fois, trois fois, en se jouant presque, que le roi des raffinés dut faire un saut en arrière pour éviter le corps à corps consécutif de cette attaque foudroyante. Interdit, stupéfait, heureux de n’avoir pas été embroché au hasard par la colichemarde de ce fou, dont la vigueur était aussi surprenante que la méthode pleine de feintes incompréhensible, Roland se remit en garde, bien résolu à rester sur la défensive. Il escomptait la fatigue prochaine, une faute possible, l’impatience, la nervosité. Il lui suffisait, par le fait, d’amener son adversaire à se découvrir, ne fût-ce qu’une seconde; alors il saurait en profiter, et son épée bien en ligne, poussée droit au corps, partant raide comme balle, le traverserait d’outre en outre: De profundis! Mais il avait compté sans la réflexion. Dès que Coeur-d’Amour choquait le fer, une fièvre étrange s’emparait de lui, il ne se connaissait plus; le sang se ruait dans ses artères, lui enlevait son libre arbitre, sauf en ce qui concernait sa science aux armes, qui était alors décuplée et faisait de lui l’être le plus dangereux qui se puisse rêver. C’est précisément ce qui s’était produit à la première passe. Sans sa reculade imprévue, le duc eût infailliblement encaissé quelque mauvaise éclaboussure de l’impétueuse arme de Milan. Heureusement, cette reculade s’étant produite, malgré le danger du faux-pas qu’elle pouvait entraîner, -les rubans des souliers traînaient sur l’herbe mouillée de rosée, -notre chevalier reconquit soudain tout son sang-froid. Il venait de se rappeler sa récente résolution: châtier l’insulteur des Villeneuve-Marsan, cela se devait, c’était mérité, mais éviter de le frapper trop gravement avant d’en connaître plus long sur son compte; car l’énigme de son visage le lui rendait sacré, pour le présent. L’effet de cette réflexion produisit un temps d’arrêt. L’espion caché au centre du buisson, lui, pouvait voir le duc Roland de trois quarts, et toute autre semblait être l’impression produite sur son esprit. Ses mains, agitées d’un tremblement convulsif, secouaient involontairement le tube dont il comptait se servir dans un cas extrême; son oeil fixe et comme vitrifié lançait, sous la large visière de son chapeau rabattu, un regard d’une acuité si perçante qu’il paraissait vouloir fulgurer dans l’air ensoleillé pour frapper le favori du roi. À un moment, ses dents s’entre-choquèrent et il murmura: -Jamais je ne l’avais si bien vu... C’est odieux!... Comment Dieu a-t-il pu permettre cette chose inouïe: le vol d’un visage? «Phtah maudite!... sorcière exécrée!... Ah! sois vouée au feu de l’enfer pour avoir pu rêver et surtout accomplir ce vivant blasphème! Dans l’état de formidable surexcitation où il se trouvait, il fallait que cet homme fût doué d’une volonté supérieure et d’un magique empire sur soi-même pour pouvoir résister au délire meurtrier qui le poussait à se servir immédiatement de son arme à vent, de son projectile chimique. Au début, malgré la parole rassurante lancée par Coeur-d’Amour, d’Entragues avait ferraillé à longueur de bras pour se donner le temps d’examiner son nouvel ami. Vite rassuré par la dextérité de son jeu et même persuadé que sa fougue extraordinaire allait donner au duc bien de la tablature, il avait reporté ses yeux sur Maugiron, son adversaire, décidé à mener à bien sa partie. Plusieurs fois déjà, d’Entragues et Maugiron s’étaient mesurés. Ils se connaissaient donc et leur façon de s’attaquer se ressentit forcément de la mutuelle estime qu’ils professaient l’un pour l’autre, sur le terrain. On sait que Mercoeur avait pour vis-à-vis d’Épernon. Ce dernier, de quatre ans plus âgé que le frère de la reine, avait déjà à son actif quelques rencontres heureuses; aussi n’ayant pas à faire montre, sur ses tablettes, d’antécédents aussi glorieux, le jeune Philippe-Emmanuel voulut-il égaler d’un coup ce raffiné. À cet effet, follement et d’une manière presque irréfléchie, il lui porta brusquement botte sur botte, grêle de froissés, averses de feintes, déluge d’engagements. Ce procédé, digne des étourneaux, n’est pas sans réussir quelquefois. On a vu des apprentis avoir raison de la sorte d’hommes qui possédaient une réputation d’invulnérabilité. D’Épernon était bien trop habile pour se laisser ébranler pour si peu. Il n’en voulait aucunement à son petit rival et le laissait s’échauffer jusqu’à l’instant où il trouverait le joint de lui faire une piqûre insignifiante. Effectivement, c’était là sa seule ressource, car, si bien en cour qu’il fût, il ne savait que trop quel malheur ce serait pour lui de blesser grièvement un mignard tout à la fois apparenté aux Valois et aux Guises. De leur côté, Chicot et du Gaz besognaient bellement l’un contre l’autre. À jeun, le chevalier de la Rougie eût eu sans peine raison du nain; mais il ne paraissait pas être dans son état naturel et répondait aux estocades inhabiles du Gascon par des fendants tout aussi comiques. De sorte que tous deux se démenaient en vrais diables et hurlaient comme des sourds sans produire grand dommage: deux tranche-montagnes d’opérette! En résumé, entre d’Entragues et Maugiron, Mercoeur et d’Épernon, Chicot et du Gaz, le duel offrait des avantages partagés et bien malin eût été celui qui se serait avancé en pariant pour l’un ou pour l’autre. Les choses n’en allaient pas de même en ce qui concernait Coeur- d’Amour et Roland. Après la courte pause qui avait suivi leur premier engagement, le chevalier des belles et des opprimés, voyant son adversaire rester sur l’expectative, -ce qui n’était guère à prévoir, -avait repris l’offensive en prenant, cette fois, une garde semi-italienne et en portant au raffiné des coups bas déconcertants. -Oh! oh! dit le duc de Nemours, trop occupé à parer pour pouvoir riposter, quel est ce genre, monsieur? -C’est apparemment le mien! -Faudra-t-il ramper pour vous rencontrer? -Préférez-vous voler?... À votre aise!... Volez donc! répliqua Bernard. En même temps, se redressant avec prestesse, du bout de son épée, il sépara en deux la touffe de cheveux qui retombait sur le front de Roland. -Cornes d’Enfer! gronda celui-ci en secouant sa tête pour remettre en ordre la parure dérangée. -Vous ai-je touché, monsieur? -Non! -Or donc, reprenons! dit Coeur-d’Amour qui s’était pris à examiner la pointe de sa rapière au lieu de poursuivre sans désemparer, comme cela lui était permis. Le duc reprit position. Par exemple, il eût été difficile de reconnaître en lui le gentilhomme d’insouciante impertinence. Son beau visage s’était transformé soudain, revêtant ce caractère de féroce bestialité qui indiquait chez lui le paroxysme de la colère. Ses moustaches frisées, parfumées, pommadées et peignées au peigne de plomb, se hérissèrent en éventail, comme celles des chats, et sa prunelle noire fut traversée par un filet d’or, marquant la nature de ses sentiments. À prunelle de tigre, coeur sanguinaire! La lutte reprit; le duc Roland accumulant toutes les ressources de son savoir, mettant en usage tout ce que lui avait appris la constante pratique de l’épée, science qui lui avait valu le titre fatal de roi des raffinés. Bien entendu, le réputé bretteur continuait à se tenir sur la défensive, parait seulement et attendait avec impatience que se reproduisît une découverte propice, comme celle de l’instant d’auparavant, de laquelle il avait eu le tort de ne point profiter. Toutes ses victoires antérieures, l’étude approfondie qu’il croyait avoir faite de la science de l’épée, ne lui donnaient aucune supériorité, même aucune prise sur ce démon d’une agilité telle, d’une sûreté, d’une fermeté et d’une vitesse de main si surprenantes que la simple défensive exigeait de sa part la plus persistante attention, tant la pointe de la flamberge étincelante mettait de fantaisie à voltiger autour de lui avec la rapidité désordonnée du tourbillon. Aux attaques courroucées des yeux de basilic du grand favori répondaient les éclairs convergents des yeux du gentilhomme voyageur. C’était un second duel celui-là, le duel des lucarnes de la volonté... Or, dans celui-ci, comme dans l’autre, l’avantage restait au nouvel ami des guisards. On comprenait aisément que le jeune cavalier, faisant tous ses efforts pour rester calme, employait son adresse et sa maîtrise à toucher le duc sans le trop détériorer. Mais on devinait aussi, par contre, que si le moindre incident venait à le mettre en état d’infériorité, son adversaire n’userait pas de la même générosité et ne chanterait victoire qu’après avoir jeté un cadavre sur le sol. Les choses en étaient à ce point, aucune blessure marquante n’avait encore été reçue ni d’un côté ni de l’autre, lorsqu’un cri retentit à la gauche des deux principaux lutteurs. Charles d’Entragues, voulant faire un pas en avant, venait de s’entortiller le pied droit dans les rubans de son soulier de gauche et était tombé sur un genou. Pour comble de malheur, cherchant à se retenir en s’appuyant sur son épée, celle-ci, s’enfonçant dans la terre molle, s’était brisée par son milieu. C’en était fait du comte, car, usant de son droit et profitant de ce que son adversaire était à terre, Maugiron courut tôt sur lui, la dague levée. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Au cri poussé par son ami, Coeur-d’Amour répondit par un éclat de rire retentissant qui fit tourner toutes les têtes, et l’on pu voir le terrible héritier de Spolto accomplir coup sur coup, presque simultanément, deux mouvements inattendus. Le premier fut une torsion rapide de son poignet, torsion qui eut pour résultat de lier l’épée de Roland, de l’arracher à sa main et de la lancer au loin. Le second fut un bond de côté qui le porta juste entre d’Entragues et Maugiron. -Ah! fi! monsieur l’officier de la garde-robe, ricana-t-il en fouettant la main armée du poignard, de façon à lui faire lâcher prise, vous vous prépariez là une bien vilaine besogne... Je viens vous l’épargner... Allons, monsieur, point de façons, vertu- diable! Profitant de ce que le duc désarmé courait après son épée, il poursuivit en croisant le fer: -Vous avez deux beaux yeux, monsieur de Maugiron, deux beaux yeux qui font méchante oeuvre, à ce qu’il paraît... Voulez-vous me faire le serment de ne les pas employer contre Mlle de Villeneuve- Marsan? -Non!... -Alors, couvrez-vous bien!... Ah! ne regardez pas si M. le duc revient, il arrivera trop tard!... C’est l’affaire d’un instant! Maugiron, déconcerté par les évolutions de l’épée enchantée que dirigeait un poignet de fer, rompait en parant de son mieux. -De la tenue, monsieur!... Je vais vous amener à faire ce que je veux; c’est mon habitude!... «Encore une fois, jurez-vous de... «Vous refusez. Obstiné!... Ne vous en prenez donc qu’à vous- même!... Regardez ma pointe, le plus beau de vos yeux la fascine, l’attire!... Voyez... votre croisillon va servir de guide à ma lame... elle glisse... elle vole! Elle va droit à votre... «Ventre pape, monsieur! Vous vivrez, car il n’y avait qu’une ligne de fer... mais vous serez borgne!...» Maugiron lâcha son épée, porta les deux mains vers son front, et s’écroula sur l’herbe en jetant un hurlement de douleur. La pointe de la rapière forgée à Milan avait été se planter juste au but visé et venait de cueillir son oeil droit. C’est à peine si d’Entragues avait eu le temps de se relever, tant s’était rapidement passée cette scène d’atroce virtuosité. C’est à peine si M. de Nemours avait pu rejoindre l’épée arrachée à sa main. Pourtant Mercoeur avait pu mettre à profit ce court laps, puisque, en regardant de son côté, le vainqueur de Maugiron le vit un genou sur la poitrine de d’Épernon renversé. -Te rends-tu? cria le beau-frère du roi. -Je me rends! répondit le vaincu. Les gens de Valois n’ont pas de bonheur aujourd’hui, ami Philippe; d’ailleurs, mon épaule me fait souffrir. Son épaule était endommagée, en effet, et saignait abondamment. Fier de s’être conduit si brillamment, le jeune Philippe-Emmanuel se pencha sur son adversaire pour l’aider à se relever. -Voyez à gauche, chevalier! lança la voix de Charles d’Entragues. À gauche, Chicot faiblissait. Sous l’empire d’une surexcitation alcoolique effrayante, Jan du Gaz le poussait avec frénésie et allait immanquablement avoir raison de la faiblesse du nain. Pour Coeur-d’Amour voir le danger c’était le détourner. Le duc Roland revenait en criant avec fureur, mais cinq pas le séparaient encore des combattants. Cinq pas!... dix secondes! C’était assez!... Le chevalier allongea son épée dans la direction de du Gaz, et du Gaz, sans un mot, s’écroula comme une masse, pour ne plus se relever. Bernard ne s’attendait pas à un semblable résultat, car son épée, croyait-il, n’avait rencontré que le vide, mais il n’eut pas le loisir de se renseigner de visu. Le duc était sur lui, il dut se retourner pour l’accueillir. -Ventre pape! murmura-t-il; cet enragé m’énerve, à la fin, il faut en finir. -C’est ce que je vais faire, gronda Roland. Les épées se reprirent. -Pas vous, monsieur, moi, si vous le permettez? dit posément Coeur-d’Amour; et, d’abord, puisque vous avez médit de la beauté... -Empoche ce coup de pointe, bavard! -Va pour le coup de pointe... et prenez ces grains de beauté... Un pour monsieur le marquis... Le chevalier se fendit. -Un pour madame la marquise!... Il se fendit une seconde fois. -Un pour mademoiselle de... -Bernard!... Ce nom lancé par une voix féminine lui fit faire un saut en arrière et relever son épée. Tous les yeux se portèrent vers l’hôtel de Villeneuve-Marsan, à l’angle duquel les mignons crurent voir deux bras nus, sortant d’une fenêtre, faire des signaux. Le combat ne devait point reprendre, grâce à un nouvel incident, et le duc devait se tirer de cette première rencontre contre Coeur-d’Amour avec deux grains de beauté seulement. -Alerte! messeigneurs, jeta le comte d’Épernon; voici venir, je crois, messieurs les sergents du guet. De fait, on entendait un bruit de pas du côté de la maison des Mignonnes. Malgré cela, Roland crut devoir proposer: -Monsieur, je suis plus que jamais à vos ordres. Le cri de Solange -il ne pouvait douter que ce fût elle -avait désarmé Coeur-d’Amour. -Si vous n’y voyez pas d’empêchement, nous nous en tiendrons là pour aujourd’hui. -Je vous rends grâce!... Comme je ne me soucie guère d’être accosté par les gens qui viennent, j’accepte de ne reprendre cette partie que plus tard... foi de Nemours, vous êtes une fière lame! -On ne m’a jamais touché!... Que ferons-nous de ce malheureux? Du doigt, le chevalier désignait le corps de Jan du Gaz. -Rien!... Venez vite!... Messieurs les hallebardiers en feront leur affaire! En route!... Entraîné par ses amis, le héros de ce mémorable duel dut s’éloigner du côté de la rue Tarane en suivant les mignons du roi, qui soutenaient Maugiron, gémissant et effondré. Derrière, venaient les non combattants, spectateurs émerveillés de la lutte homérique. Lorsque le dernier d’entre eux eut disparu, en tournant le mur de clôture du parc de Villeneuve, l’homme au manteau, qui n’avait pas eu l’occasion d’essayer les effets de sa sarbacane à projectile toxique, sortit du buisson du centre duquel il avait tout pu voir, tout entendre, et vint directement au corps de Jan du Gaz, sur lequel il se pencha. -C’est merveilleux, murmura-t-il après avoir posé sa main sur la poitrine, il est tombé juste au moment voulu!... Et pas une blessure!... Deux gouttes! c’est admirable!... Il se releva en pensant: -Comment le ferai-je transporter? Eh! mais, qui vient là? Le bruit entendu par les duellistes ne provenait pas d’une incursion du guet sur les terres soumises à la juridiction abbatiale. Au bout du rectangle ensoleillé qui séparait la maison des Mignonnes de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, deux hommes se montrèrent tout d’abord, un grand et un petit; un chien au poil terreux marchait entre eux; puis un mulet et une jument tenus en bride parurent ensuite. -Allons, Muletmio, qu’as-tu à flairer ces hardes, mon brave?... Va bien, Djaoulia, où donc est passé M. le chevalier, ma belle? C’était Matraque, gentilhomme de fraîche date, et c’était Courmantel, seigneur de noblesse puérile, qui s’en venaient tout droit des Trois-Couronnes, à la recherche du chevalier Bernard. La plus grande richesse du malandrin converti consistant en costumes lamentables qui figuraient naguère les personnages de sa bande obéissante, ces loques avaient été chargées par Matraque sur son mulet pour le cas où il viendrait à rencontrer un fripier. Il comptait faire argent de tout, ce brave écuyer trésorier et n’entendait pas qu’on détériorât sa marchandise; voici pourquoi il interdisait à Muletmio de la flairer de trop près. Tous cinq, hommes et animaux, s’engagèrent sur le terrain du jeu de paume. Le buisson leur cachait le groupe formé par l’homme au manteau et le corps du mignon. Grain-de-Raison allait quêtant, le nez au vent. Il fut le premier à tourner l’obstacle... La vue du cadavre lui arracha un hurlement plaintif. Djaoulia venait derrière le barbet. Le retour de son ami apportant l’odeur du sang lui fit faire un brusque écart, et les naseaux fumants de peur, elle partit au galop dans la direction de la loge du gardien, au revers de laquelle elle et Grain-de-Raison qui la suivait ne tardèrent pas à disparaître. Le fils de Gourdin se préparait à les poursuivre, quand une voix formidable commanda: -Halte! Au son de cette voix, Courmantel sentit ses jambes se dérober sous lui, et il souffla d’un ton mourant: -Obéis-lui! Obéis-lui! C’était l’homme au manteau qui venait de commander «halte!» Il reprit en s’adressant à Matraque: -Vois-tu ce corps, rustre? -Je vois le corps, oui, mais, pour être rustre, je ne le suis plus. -Tu vas le charger sur ta bête et le mener tout droit au petit guichet du Louvre. On t’attendra... Si tu réussis, tu auras cinquante pistoles, et cinquante coups de trique au cas contraire... À bientôt! Il s’éloigna sans saluer. -Plus souvent! commença Matraque. -Obéis!... Obéis!... répéta Courmantel, toujours secoué d’un frisson. -Obéir? Pourquoi? Et, d’abord, comment se nomme cet olibrius mal poli? -Sidi Salem-Kébir. -Connais pas!... Qui est-ce?... -Le Diable!... XIV LA COUR DES MIRACLES. Le Paris de la Renaissance possédait encore ses remparts moyenâgeux, vaste enceinte fortifiée de tours et percée de seize portes plus fortifiées encore, car, pour franchir le fossé, on devait passer sous les pierriers de petites citadelles crénelées dans l’échauguette desquelles un archer veillait nuit et jour. De plus, chaque porte était en guichet, c’est-à-dire en passage voûté et, pour le plus grand nombre, à pont-levis. Sur la rive gauche, huit ouvertures trouaient l’enceinte. Nous avons déjà eu occasion de parler des portes Nesles, Buci, Saint-Germain et Saint-Michel; les suivantes étaient la porte Saint-Jacques, la porte Saint-Marcel et la porte de la Tournelle, cette dernière sur le bord de la Seine. La partie nord de la ville, beaucoup plus étendue, ne possédait pourtant qu’un même nombre d’issues, qui se nommaient respectivement comme la rue à laquelle chacune aboutissait: Saint- Antoine, du Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, Saint- Honoré. Les deux dernières, la Porte Neuve et celle de la Conférence, ne formaient en réalité qu’une seule entrée à deux engorgements espacés de toute la largeur du jardin des Tuileries. Juste entre la porte Montmartre et la Porte-Saint-Denis, occupant un quadrilatère placé à cheval sur le mur d’enceinte détruit sous Louis XIII, le couvent et les cultures des Filles-Dieu, tenaient tout l’espace compris entre ces deux sorties de la ville, la rue Montmartre et la rue d’Aboukir actuelle. Dans les limites formées, au nord par le couvent, à l’est par le mur d’enceinte, au sud par la rue Saint-Sauveur, et à l’ouest par la continuation de la rue Saint-Denis, zigzaguaient alors, en un ignoble fouillis, deux infectes ruelles tortueuses, puantes et mal bâties. La première se terminait en impasse. C’était, d’abord, le cul-de-sac du Paradis; désignation louangeuse et d’une amère dérision, car il ne contenait que boue et détritus. L’autre ruelle était connue sous ce nom ironique: Le boyau de la Conception et aboutissait, celle-là, à une immense place de forme irrégulière, lamentable et nauséabonde, dont la réputation a franchi les siècles. C’était la Cour des Miracles! Le royal domaine de la confrérie des gueux! L’empire de Galilée!... Le duché d’Égypte!... Le royaume d’Argot!... Cette dénomination fabuleuse se justifiait par la transformation subite et supernaturelle qui s’opérait dans la personne des voleurs, bateleurs, vagabonds, mendiants et autres aimables rançonneurs de la grande ville, dont ce lieu était l’habituel repaire, dès qu’ils y rentraient. De fait, parvenus dans l’enceinte de ce singulier lieu d’asile, - la police et la force armée n’y avaient qu’exceptionnellement droit d’accès, -les culs-de-jatte se prenaient à courir, les boiteux à marcher sans inégalité, les tordus se redressaient, les souffreteux étaient guéris, les manchots se servaient de leurs deux bras, les aveugles voyaient, les sourds entendaient, les bossus perdaient leur gibbosité dorsale, les paralytiques jetaient leurs béquilles, les épileptiques se calmaient, les hydropiques se dégonflaient, les hydrocéphales se réduisaient, les muets bavardaient, les idiots prenaient de l’esprit; les plaies variqueuses et ulcéreuses disparaissaient au lavage, les blessures se déplaçaient au frottement, les vieillards rajeunissaient sans avoir à faire marché de leur âme et ce qui était encore plus fort, c’est que les fillettes adorées de leurs tendres mères, les garçonnets, jolis espoirs de leurs dévoués pères, redevenaient instantanément de déterminés orphelins. On conviendra que des merveilles journalières de cette importance pouvaient justifier le nom donné à cette métropole de la truanderie et de la ribaudaille, car il eût fallu être incrédule au delà de tout pour ne pas oublier son scepticisme et devenir croyant, après avoir assisté à quelques-unes de ces métamorphoses glorieuses. Pour atteindre ce chef-lieu de la gueuserie, d’après un historien du temps, il fallait descendre une pente assez longue, tortue, raboteuse, inégale, -la montée de nos rues Poissonnière et Montorgueil, sans doute, -et traverser un nombre infini de ruelles dont le sol avait toujours figure de cloaque. Toutes les voies de ce quartier, où se vautraient la fange et l’écume de la société, n’étaient pavées que d’immondices se dressant de toutes parts en tas où grouillaient les germes animés des maladies pestilentielles. Par les temps de sécheresse on y respirait des odeurs méphitiques asphyxiantes. Par les temps de pluie, c’était un épouvantable débordement, une inondation fangeuse transportant des détritus organiques dont la vue vous eût fait lever le coeur. La nuit, une population déguenillée, immonde, terrifiante, grouillante, mettait une vie formidable dans ce cloaque. Un tumulte assourdissant, un effroyable vacarme, annonçaient le commencement de la sarabande nocturne qui se poursuivait en pleine obscurité, protectrice habituelle de tous les actes et de tous les crimes. Ou bien, aspect non moins effarant, aux lueurs rougeoyantes de feux de joie, on voyait les masures s’éclairer, et, sur leur façade, se projeter de grandes ombres de cauchemar, qui dansaient, buvaient, aimaient ou s’entretuaient. Sauval rapporte dans ses Antiquités de Paris, qu’il a pu voir en cet endroit une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n’avait pas quatre toises en carré et où logeaient pourtant plus de cinquante ménages chargés d’une infinité de petits enfants légitimes, naturels ou dérobés!... Il ajoute que dans ce petit logis et dans les autres habitaient plus de cinq cents grosses familles entassées les unes sur les autres. La Cour des Miracles était environnée de tous côtés de logis de cette sorte, bas, enfoncés, obscurs, recroquevillés, difformes, faits de matériaux innommables, croulant sous le nombre des gens qui s’y installaient les uns sur les autres. Une image de Dieu, sans doute dérobée dans quelque lieu saint, dressait son corps torturé dans une niche placée au bout de la place. Le crucifix, inattendu en un tel bourbier humain, élargissait sans trêve ses bras rédempteurs et élevait vers le ciel son regard de martyr, pour ne point assister aux orgies. Il est à remarquer ceci: tous ceux qui ne veulent pas se ranger sous la loi commune et déclarent s’affranchir par amour de la liberté, dès qu’une solidarité les unit, ne tardent pas à se donner des maîtres et à édifier des règlements, souvent plus sévères et moins sages que les règlements auxquels ils se sont soustraits. La gueuserie de Paris en avait de terribles. Chacun était tenu de ne rien posséder qui ne provînt de la mendicité ou du vol; de plus, cette possession ne pouvait excéder un jour, sans cela la paresse eût pris le pas sur l’ingéniosité. Les membres de la confrérie parlaient un jargon appelé argot, d’où leur nom d’argotiers, et leur armée se recrutait dans les différentes classes de gueux, qui se désignaient entre eux, selon leurs spécialités en drogueries (tromperies): Orphelins, rifodez, mercadiers, malingreux, piètres, sabouleux, coquillards, callots, polissons, hubins, drilles, franc-miteux, convertis, narquois, courteauds de boutanche, etc. La hiérarchie se décomposait ainsi: Tout en bas les narquois, ou gens de la petite flambe. Ce nom leur venait des ciseaux (flamberge) qu’ils portaient pour couper les bourses. Les archi-suppots venaient ensuite. Ceux-là étaient les savants, les professeurs de jargon. Au-dessus, les cagous formaient l’état-major du chef suprême, sa police. Ils étaient passés maîtres dans l’art de voler de mille manières plus ingénieuses les unes que les autres, de mendier et de simuler des plaies. Au-dessus encore, il y avait les deux assesseurs du maire: le duc d’Égypte et l’empereur de Galilée. Enfin venait le grand Coësre, qui portait aussi le titre ambitionné de roi de l’argot ou de roi de Thunes. Ce chef, ayant les pouvoirs les plus étendus, était élu par ses sujets assemblés en États généraux, une fois par an. Il exigeait une redevance annuelle variant de cinq sols par tête à deux écus, et quand il avait à recevoir de nouveaux confrères, il employait la formule suivante pour leur faire prêter serment: «Levez votre main gauche. C’est une erreur que les cours du Parlement font lever la droite, c’est celle de quoi nous torchons le c... et tuons les hommes et faisons tous les maux. La main gauche est la prochaine du coeur, c’est la main honneste... Vous promettez sur votre foi, sur la vie, ne déclarer le secret!» En cas d’infractions aux lois, le roi de Thunes avait droit de vie et de mort. Il se faisait amener le délinquant et le jugeait sans appel. Il est juste d’ajouter qu’il était lui-même justiciable de ses sujets, et dans les mêmes formes. La redevance royale se percevait d’une façon assez originale: Flanqué de l’empereur de Galilée et du duc d’Égypte, et ayant derrière lui un héraut miteux porteur de son étendard, une peau de chien crevé au bout d’un bâton, le grand Coësre, vêtu d’un manteau en loques, coiffé d’un chapeau déformé orné de coquilles, était monté sur les épaules d’un robuste coupeur de bourses. Devant lui, sur un billot était posé un bassin dans lequel, à tour de rôle, tous déposaient en passant leur offrande. Ceux qui cherchaient à esquiver l’impôt étaient accrochés au passage par la béquille royale et s’exécutaient en maugréant. Comme on doit le penser, les honnêtes associés de la confrérie se trouvaient en relations continuelles avec les tireurs de laines, tranche-cordons, rougets, grisons, frères de la besace, coupeurs de routes, bandits et autres malvoulants auxquels ils ne se faisaient pas faute d’apporter leur aide lorsqu’il y avait à piller, à rançonner, à prendre, enfin à porter ici ou là le désordre et la ruine. La nuit venue, dit encore l’auteur que nous venons de citer, une bonne partie des quarante mille aventuriers sans foi ni loi qui désolaient alors la capitale, trouvaient, au sein de cette Cour des Miracles, aux abords impraticables, abri, boisson et nourriture. C’était le paradis de la pègre, on s’y engraissait d’oisiveté, on s’y instruisait à la meilleure école du brigandage et du crime. Entre truands et ribaudes, les orgies étaient quotidiennes, la licence inouïe, la passion effrénée, le plaisir farouche et les actes impossibles à décrire. La veille au soir, vers les dix heures, c’est-à-dire à peu près dans le même temps où la maison de la Poulpe commençait à s’emplir de bruit, où Mme de Villeneuve-Marsan se couchait, où Solange faisait sa prière et où Coeur-d’Amour, laissé en plan par Courmantel et par Matraque, s’appuyant au pilier de l’auvent, commençait sa faction, une animation extraordinaire emplissait la Cour des Miracles et le cul-de-sac qui n’en était séparé que par un double rang de cahutes ne communiquant pas entre elles. Sur la place fangeuse, éclairée par cinq ou six torches plantées dans des fentes de tables ou contre des poteaux destinés à servir de mannequins aux apprentis voleurs, grouillait, hurlait, buvait, se chamaillait une population fantastique de haillonneux bien plantés et de monstres, -ces derniers ne s’étaient pas encore miraculés! -au milieu des cuisines en plein vent, dont les exhalaisons nauséabondes montaient vers le ciel avec l’encens des pustules de graisse rance. Entre les bancs boiteux, les escabeaux-cul-de-jatte, les tables en perdition, mais néanmoins surchargées de brocs de godale ou de cervoise, de mets fumants, de casseroles baveuses et de gobelets huileux, allaient, venaient ou se vautraient, déjà ivres, des enfants, des jeunes filles, des jeunes garçons. Pour compléter ce tableau déjà typique et accompagner en sourdine l’infernal charivari qui se menait là, il y avait aussi des embrassades, -l’amour niche partout! -des batailles... Ici, en aboyant, un chien disputait un os à un gamin pleurnicheur; là, sous les regards de quelques fillettes amusées, une chèvre à la toison teinte et aux cornes dorées défendait une sucrerie destinée à son chevreau, contre deux chats miauleurs, la queue gonflée, la moustache hérissée et la griffe menaçante. Des poules picorantes, des gorets groinnants, des pies, des lapins, des tourterelles, des singes, des pigeons: tout cela pêle- mêle à la billebaude, en vadrouille... La confusion de l’arche. À une table campée près de l’endroit où débouchait le boyau de Conception, six truands et trois ribaudes faisaient honneur au service d’un brouet des moins appétissants en l’arrosant de force gobelets de cervoise. À part le petit homme bilieux assis au haut bout de la table et qui n’était autre que Ripaudier, duc d’Égypte, à part aussi Nathaniel le Lépreux, auquel ses fonctions d’archi-suppôt donnaient un certain vernis, le reste de la tablée n’était composé que d’infimes amis du bissac d’autrui, gars sans grande importance: Fargas, dont la spécialité était de faire l’idiot; Col d’Azur, dont le cou conservait les traces de la corde; Grosse- Bille, un hydrocéphale intermittent; Michel l’Arsouille, un esbroufeur au copieux talent; puis la Flasque-Luronne, voleuse d’enfants; la Tétasse, nourrice de chiens bichons, et Pâquerette, danseuse de carrefours, ces trois dernières épouses respectives du pendu, de l’hydrocéphale et de l’esbroufeur. Michel tenait Pâquerette sur ses genoux. Celle-ci semblait souffrir d’être vue en cette posture familière par tant de monde, aussi la Flasque et la Tétasse, vieilles sorcières jalouses, ne se faisaient pas faute d’accabler de leurs quolibets la jolie petite ballerine. -C’est bon, dit tout à coup Michel en la repoussant, tu préférerais peut-être le maquilleur ou son compère le camoufleur, ma fille, mais ta belle frimousse n’est pas pour ces aristos... Au fait, comment ne sont-ils pas encore rentrés à cette heure, ces deux-là? -Petit-Musc? dit Fargas en posant son gobelet. -Tafouilleux? compléta Grosse Bille. -Hem! fit Col-d’Azur. -Hem! répéta Nathaniel. -Ils sont bien souvent dehors, alors que tous les Francs miteux sont dedans. -C’est louche! opina la Tétasse en regardant Pâquerette; ces cagous font les beaux muguets... -Les mignons, pouah! surfit la Flasque. Trahiraient-ils? À cette insinuation pernicieuse, Pâquerette ne put s’empêcher de répondre: -Vous savez bien, mes amis, que la pauvre Divine les entraîne parfois fort loin... Peuvent-ils revenir sans la ramener?... -C’est juste, intervint Ripaudier ouvrant la bouche pour la première fois. Pourquoi tourmenter cette petite? Michel éclata de rire. -Ah! ce n’est pas toi qui te permettrais de tourmenter ta fille, hein! Ripaudier? -Que veux-tu insinuer, l’Arsouille? Le beau truand s’était levé; il reprit sa place en haussant les épaules. -Rien que tu ne saches déjà, dit-il. Bois plutôt un coup de godale avec moi. De cette façon nous godaillerons comme godaille Isis la Belle... hé! hé! -Tais-toi, mauvaise langue! Isis est une honnête fille!... Lorsqu’elle va à la Maison des Mignonnes... -C’est d’un bon rapport pour son père!... -En cela, plaisant bavard, elle ne fait que suivre les principes de la loi: «Rien à soi!...» Ta jalousie te trahit... Pâquerette est trop innocente pour te rapporter autant. Voilà le vrai!... «Tu oublies trop vite qu’Isis pleura sur tes pieds et supporta le poids de ton corps lorsque tu fus accroché, il y a cinq semaines, aux échelles de la Croix-du-Trahoir, sur l’ordre du sorcier de la rue des Vieilles-Étuves... Sans ma fille, ce matin-là, tu crachais ta rouge babillarde... «Est-ce vrai, vous autres? -C’est vrai, approuva Fargas, qui mâchait un morceau de savon et s’essayait à écumer pour agrémenter son idiotisme de commande de quelques vagues crises d’épilepsie. Col-d’Azur et Grosse-Bille décrétèrent en même temps: -L’Arsouille, tu manques d’à-propos! -L’Arsouille, l’Égypte vient de te river ton clou! Michel se disposait à riposter quand, de l’ombre du boyau de Conception, surgirent trois nouveaux personnages. Tous se levèrent en poussant des cris: -Ah! voici Divine! -Notre bonne jeune mère! -Divine avec ses deux gardes du corps! -Le joli maquilleur! -L’élégant camoufleur! La folle que nous avons vue assister, très impressionnée, à l’arrivée des voyageurs venant de l’Agenais, s’avançait en effet entre Petit-Musc et Tafouilleux. Les deux hommes avaient eu bien du mal à rejoindre celle qui passait pour le bon ange de la Cour des Miracles, et ce n’est pas sans une grande difficulté qu’ils étaient parvenus à l’y ramener. L’éclair de raison qui avait un instant mis en mouvement les ressorts cérébraux de Divine s’était éteint. Si elle semblait encore agitée plus qu’à son ordinaire, les noms de Marie et de Cortansio s’étaient enfuis de sa mémoire, car, reprise de sa douce démence, elle marchait avec précaution en berçant dans ses bras un enfant imaginaire, sur le sommeil duquel elle versait la plaintive mélopée de sa chanson. -D’où venez-vous donc si tard? demanda Ripaudier. -Ah! dirent les deux artistes, il va se passer d’étranges choses à la cour! -La Cour des Miracles? -Non, la cour du Louvre! -Quelles nouvelles avez-vous? -Mme et Mlle Villeneuve-Marsan... -La femme et la fille du Grand Marquis? -Oui!... sont de retour d’exil! Divine était passée, cloîtrée dans son rêve, et sans même se douter qu’elle était l’objet d’une sorte de culte de la part des truands qui s’agenouillaient sur son passage pour baiser le bas de sa robe. Il suffisait d’intéresser son regard, disait une légende, pour avoir du bonheur en affaires pendant la semaine entière. Nul n’eut cette chance. Mais la superstition des ribauds et leurs salamalecs autour de la démente furent cause que Ripaudier seul apprit cette nouvelle invraisemblable: le retour des dames de Villeneuve. Les deux artistes s’étaient empressés de rejoindre leur protégée. Avec elle, ils traversèrent de biais la place fangeuse, témoins intéressés du respect qu’inspirait Divine, puis, à sa suite, ils pénétrèrent dans une cahute lézardée, située vers le milieu et sur le côté gauche de la cour. C’était la maison de Divine. Le duc d’Égypte allait peut-être faire part à ses sujets de l’événement appris par lui, mais le boyau qui mettait en communication la cour des Miracles avec l’extérieur vomit encore un arrivant. -Par Lazare le ladre, mon estimable patron, s’écria Nathaniel le Lépreux. Oh! mes amis! suis-je atteint de longue vue ou vois-je réellement dans cette enceinte pénétrer ce chenapan de Peaunoire? -Tu vois juste, estimable vieillard, -pour les âmes sensibles, Nathaniel, outre sa lèpre factice, portait pour le moins quatre- vingt-quinze ans d’âge! -c’est le forgeron tourmenteur! Il y eut un immense cri de colère. Sans Ripaudier, qui vint à son secours, sans doute aurait-on fait un assez mauvais parti à Peaunoire, très détesté par tous ces aventuriers dont il devait un jour ou l’autre river la chaîne. Mais Ripaudier savait par expérience qu’il y avait parfois des testons à gagner dans la fréquentation de l’aide tortureur. Il se retira donc à l’écart avec lui, entama une conversation à voix basse et, l’instant d’après, le grand Coësre étant venu se joindre à eux, tous trois sortirent de la Cour des Miracles. -Ô mes enfants! pleura le presque centenaire en les voyant s’éloigner; ce fils de Bélial emmènerait-il notre roi en captivité? À propos, intervint Col-d’Azur, savez-vous que Coeur-Volant a fait des siennes, ce soir, devers la vigne des Chartreux? -Qu’a-t-il fait, mon fils? -Il a vaincu, en combat singulier, le baron Courmantel, ce ruffian solitaire, et il l’a chargé sur son cheval après avoir délivré ses prisonniers. -Tu deviens obscur, pendu de mon coeur! De quels prisonniers parles-tu? -De ceux de Courmantel, donc. Il avait capturé Pierre Mirot, le porte-clefs du donjon de Vincennes, et sa fille Gloriette, la muette. -Quelle extravagance!... Es-tu certain que Coeur-Volant ait recherché pareil gibier? -Dame, je ne me suis pas montré, vous pensez!... Mais j’étais assez près, dans la vigne, et son visage m’est bien connu. -Poltron. Tu as dit «à-propos», échappé de gibet; à quel propos perdais-tu le respect dû à mon grand âge et m’interrompais-tu? -À propos de Mirot et de notre roi... Ne sais-tu pas ce qu’a dit le geôlier? -Tu me fais mourir, misérable enfant... parle! Je ne sais rien. -Un jour, en voyant passer notre grand Coësre, Pierre Mirot s’est écrié: «Si je ne savais mon prisonnier sous clef, je pourrais croire qu’il s’est échappé... Celui-là a sa taille, ses manières, toute son allure.» On écoutait, sans comprendre où voulait en venir le narrateur. -Et tu supposerais... commença Nathaniel... -Je suppose ce qui peut être. Au cas où l’on voudrait se débarrasser du Grand Marquis et faire croire qu’il est toujours dans sa prison on n’aurait qu’à y enfermer Gaulfarault!... Un silence de stupeur accueillit cette extravagante supposition. -Ô mes petits innocents bien-aimés! s’écria Nathaniel, un aussi odieux forfait serait-il possible?... Par Abraham, Isaac et Lévi! en quel temps vivons-nous, mon Jéhovah!... Gaulfarault, roi de Thunes, Ripaudier et Peaunoire, après être sortis par le boyau de Conception, zigzaguèrent au milieu du labyrinthe des ruelles infectes et s’engagèrent enfin dans le cul- de-sac du Paradis, dont la dernière maison à droite était celle du duc d’Égypte. Cette maison, luxe rare, avait un étage; mais il n’y avait, en haut comme en bas, qu’une seule pièce. Ripaudier fit monter ses deux hôtes par une échelle de meunier, puis monta lui-même, après avoir poussé un pavé contre le battant vermoulu de la porte. Les verrous étaient inconnus au royaume d’argot, chaque bicoque possédait son pavé pour en tenir lieu. Dès qu’ils furent installés sur le grabat de Ripaudier, -la pièce du bas était réservée à Isis la Belle, -les trois hommes reprirent la conversation qui n’avait été qu’ébauchée par eux dans la cour des Miracles. Nous savons à peu près ce qui devait se traiter là. Peaunoire, mis en demeure par Gaspard Mouvette, le lieutenant de robe courte attaché à la personne de Catherine, d’avoir à trouver des complices pour exécuter le plan infernal combiné par la reine mère, expliqua la chose à sa façon. Pour le salut de l’État, il s’agissait d’empêcher un forcené de s’échapper de Vincennes. Le forcené assez audacieux pour tenter un pareil exploit ne fut pas nommé; mais le nombre des pistoles que rapporteraient aux loyaux sujets sa capture et sa mort fut scrupuleusement débattu, et rendez-vous fut pris avec le duc d’Égypte, qui devait amener avec lui cinq hommes déguisés et bien armés. -Ah! Ah! dit le forgeron au moment de redescendre, j’oubliais de vous faire une commission, seigneur Gaulfarault. Au lever du jour, sans mettre personne dans le secret, il vous faudra quitter subrepticement votre royaume et vous rendre à l’hôtel de Soissons. -Oh! -Attendez. On m’a chargé de vous dire qu’aucun danger ne vous menaçait... Au contraire, on songe à faire votre fortune d’un coup, si vous savez plaire à la personne qui commande! Il descendit deux marches, puis remonta. -Ah! où ai-je donc la tête? J’allais ne pas faire la principale recommandation... Surtout, munissez-vous de votre boîte à grime et de postiches... C’est dans la comédie!... Comme tous les soirs, la petite Pâquerette était venue aider Divine à se mettre au lit. Après son départ, la folle ne dormit pas, sa fièvre demeurait intense. La raison vacillante cherchait à reprendre le dessus sur sa démence. À un moment, il lui sembla entendre parler derrière la muraille qui confinait à son grabat. Tout d’abord, elle n’y prêta pas attention; puis obsédée par ce murmure, elle finit par se rouler vers ce mur contre lequel elle appliqua son oreille. Elle demeura longtemps dans cette position, retenant son souffle, respirant à peine, tressautant parfois comme si on l’eût frappée. Enfin elle se rejeta en arrière en bégayant: -Demain! c’est pour demain!... Mon enfant!... Ah!... Ce dernier cri, cri terrible, alla réveiller Petit-Musc et Tafouilleux qui dormaient dans une pièce voisine. Ils accoururent et trouvèrent la folle étendue sur le sol, évanouie!... Qu’était-il arrivé? Ceci simplement: le cul-de-sac du Paradis était en contre-bas de la cour des Miracles, et le hasard ayant voulu que la maison de la démente fût précisément celle qui s’étayait sur la bicoque du duc d’Égypte, comme une simple cloison de torchis séparait les deux logements, Divine avait entendu la conversation des trois complices. Avait-elle compris? Nous n’oserions l’affirmer. Toujours est-il que, le lendemain matin, ce fut en vain qu’on la chercha. Divine avait profité du sommeil de ses dévoués gardiens pour fuir la cour des Miracles. XV LE PÈRE DU MAGNÉTISME. L’ancien château de Vincennes fut une des résidences favorites de la royauté. En 1337, Philippe de Valois le fit mettre bas et commença la construction de celui qui existe encore aujourd’hui et est connu sous le nom de donjon. On mit quarante ans à mener à bien ce travail, dont Charles V vit la fin. L’enceinte du château proprement dit forme un vaste parallélogramme régulier qu’entourent de larges fossés, des murailles et des tours carrées. Au milieu, du côté nord, un large bâtiment, qui conserve encore toutes les apparences du moyen âge, -on y voit les vestiges des ponts-levis, herses et mâchicoulis, -sert d’entrée principale et s’ouvre sur la grande route de Paris. Le côté méridional offre également une porte centrale donnant sur le bois. Le côté est possède la chapelle du château en son milieu. La disposition de la face ouest est analogue, mais c’est le célèbre donjon qui s’élève au centre. Ce donjon est entouré de fossés particuliers, profonds de quarante pieds environ, et revêtus de pierres de taille. Vers le sommet de ce revêtement à pic, règne une corniche tellement saillante qu’on ne saurait la franchir sans intelligence au dehors. Le haut du rempart est flanqué de quatre tours et défendu par une galerie ouverte qui font aussi saillie sur le fossé. Après avoir franchi le pont-levis pour pénétrer dans la citadelle, il faut passer par trois portes voûtées dont la dernière ne s’ouvre que par un accord commun de celui qui entre et de celui qui est derrière. On se trouve alors dans la cour du donjon, dont trois autres portes ferment encore l’entrée. Sous Henri III, la partie nord-est de cette enceinte, appelée cour de la réserve, avait été séparée de l’autre par une palissade faite de troncs d’abattis, et le rempart se trouvait percé de ce côté d’une entrée particulière au service des vivres et travaux de réfections d’où le nom qui lui avait été donné de cour des fournisseurs. Le donjon est carré, il a une tour à chacun de ses angles et se divise en cinq étages. Chaque étage se compose d’une grande salle rectangulaire, au centre de laquelle se trouve un gros pilier formant soutien de voûte, et où se loge aussi une cheminée. Aux quatre angles, des retraits forment prisons. On y voyait encore, en 1790, des lits de pierre et des anneaux de fer scellés au mur. La salle du rez-de-chaussée se désignait: chambre de la question; celle du premier, salle commune ou des gardes; celle du second, salle des chevaliers; celle du troisième, qu’enserre une galerie en saillie faisant le tour du bâtiment, chambre royale; celle du quatrième, chambre de la race, parce que la reine s’y reposait parfois et y recevait son royal époux. Enfin, celle du cinquième étage, le dernier, salle du conseil, car, au dire des chroniques, les rois y tenaient conseil lorsqu’ils habitaient le donjon. Chacune de ces pièces était fermée par une épaisse porte de chêne doublée de fer, garnie de deux serrures et de trois verrous. Elles ne s’éclairaient que très faiblement à travers de lourdes grilles. Le comble du donjon forme une terrasse cintrée entourée d’un parapet. À l’un de ses angles s’élève, à une grande hauteur, une guérite de veilleur. De cette échauguette on découvre un splendide panorama. Il nous a paru nécessaire de donner ces quelques explications topographiques, sans lesquelles certaines des scènes qui vont suivre eussent nécessité de la part du lecteur un effort d’imagination. Depuis Henri II, sous la grande maîtrise duquel l’ordre de Saint- Michel fut pompeusement reconstitué dans la chapelle du château, les rois de France s’étaient abstenus de paraître au donjon de Vincennes; mais il n’avait point chômé d’habitants, par le fait de la puissance de Catherine, qui le préférait à la Bastille pour y loger ceux qu’atteignait sa rancune. Plusieurs prisonniers de marque y étaient morts, de moins nombreux en étaient sortis, telle Marguerite de Valois, reine de Navarre, à l’époque de l’avènement de son frère, mais un captif, surtout, y jouissait d’une notoriété rare, tant à cause de la longueur de son emprisonnement qu’à cause de son originalité. Ce prisonnier n’était autre que le marquis Jacques de Villeneuve- Marsan. Il avait été enfermé là sous le futile prétexte d’une mission mal remplie par lui. En effet, à l’époque où Catherine de Médicis, reprise par le goût de ses intrigues de mariage, avait eu l’idée d’envoyer des ambassadeurs à Elisabeth d’Angleterre pour lui offrir d’épouser le roi de France, le Grand Marquis et Castelnau avaient été choisis par elle comme messagers matrimoniaux. Mais ils n’avaient pu rapporter que cette réponse énigmatique, faite par la rusée souveraine des îles: -Il est, pour moi, trop grand ou trop petit! C’était sensé, car Charles IX n’ayant que seize ans alors qu’Elisabeth en avait trente, il était trop petit par son âge peu proportionné, et trop grand par sa royauté, qu’il n’aurait pu laisser pour aller s’asseoir sur le trône d’Angleterre. Catherine ne fit point, tout d’abord, montre de son dépit, et ce ne fut qu’après la bataille de Saint-Denis, au cours de laquelle Robert Stuart tua d’un coup de pistolet le connétable de Montmorency, aux côtés de Villeneuve-Marsan, qu’elle donna libre cours à sa rancune. Une autre version accusait bien René le parfumeur d’être pour quelque chose dans la façon toute brutale dont avait été frappée la famille de Villeneuve-Marsan. En effet, la reine mère favorisait René, croyait-on, et René accordait à la marquise Marie de trop nombreux regards d’admiration. De là la haine féroce vouée par l’Italienne aux Marsan! De là -le prétexte presque avouable étant trouvé -la captivité du marquis et l’exil de sa femme. Le cachot du loyal gentilhomme n’était point, comme on pourrait le croire, un de ces retraits d’angles décrits plus hauts, dont le moins étroit mesurait dix pieds sur treize; non! le doyen des hôtes obligés du donjon -il y avait dix ans tout juste qu’il y était entré pour n’en plus sortir -avait plus d’espace à sa disposition: il était logé dans la salle du conseil. Catherine ignorait, bien entendu, cette dérogation aux usages d’inhumanité qu’affichait alors tout bon geôlier. D’ailleurs, le mauvais sort du Grand Marquis ne s’était amélioré que depuis deux ans seulement. Huit années durant, il avait respiré l’air raréfié de l’un des petits cachots d’angles. Puis, un beau jour, un rayon de soleil était venu lui redonner du goût à la vie, lui rendre un peu d’espoir: l’ancien guichetier s’étant laissé mourir, son successeur, Pierre Mirot, avait amené avec lui sa fille âgée de quatorze ans. Il y avait été autorisé parce que la blonde fillette ne pouvait communiquer avec les prisonniers, étant muette. C’était elle le rayon de soleil. Gloriette! De ce jour, le donjon devint un paradis pour le Grand Marquis. Bien qu’elle ne pût parler, l’enfant savait comprendre et se faire entendre. Elle avait un coeur d’or et de l’ingéniosité. Sous le prétexte de nettoyer le cachot, elle fit passer le marquis dans la salle du conseil. Elle le nettoya si bien, l’emplit de tant de choses qu’on n’y put plus rentrer. Mirot tempêta, sacra, parla d’aviser le gouverneur. Mais, en faisant son petit ménage, Gloriette avait découvert un petit trésor dans la paillasse du prisonnier. Cette paillasse était bourrée de pistoles. Argent accumulé de la pension qu’un ami inconnu et puissant -sans doute quelque chef de la faction des mécontents -faisait secrètement tenir au Grand Marquis et dont celui-ci n’avait jamais employé la plus mince obole. Ce fut Gloriette qui, de sa propre autorité, écorna le magot. Elle vint baiser la main de M. de Villeneuve et lui referma les doigts sur cinq pistoles en le regardant d’une manière suppliante qui semblait dire: -Donnez cela à mon père? Jacques de Villeneuve pouvait-il ne pas comprendre la mimique expressive de la fillette. Il sourit et appela: -Venez ça, braillard! Il y avait tant de majestueuse hauteur dans les manières de son prisonnier que, malgré lui, le porte-clefs avança. -Prenez, brave homme, et faites en sorte de ne me plus rompre les oreilles. Les pistoles passèrent d’une main dans l’autre. Alors, ébahi, Pierre Mirot retira son bonnet, s’inclina obséquieusement et sortit à reculons, en faisant une nouvelle génuflexion à chaque pas. Il allait boire. Gloriette, cette petite rouée, connaissait le vilain défaut de son père. Elle avait agi avec la presque certitude qu’elle réussirait. La salle du conseil, enténébrée et sonore, était désormais conquise. Il ne s’agissait plus que de s’y maintenir et de la meubler. Le mobilier que réclama le Grand Marquis à sa petite protectrice fut simple et peu dispendieux: un lit de sangle, un lavabo de campagne, une escabelle suffirent à contenter l’ancien soldat, frère d’armes de Montmorency. Par exemple, il n’en alla pas de même des livres et instruments qu’il fallut lui procurer; livres et instruments à la recherche desquels, bien payé, Pierre Mirot dut lancer deux de ses amis de la cour des Miracles, Petit-Musc et Tafouilleux. Contre toute attente, les deux artistes se tirèrent assez bien de leur mission, peu commode à remplir, d’abord, parce qu’elle devait être exécutée avec la plus scrupuleuse discrétion, et, secondement, parce que l’on ne fabriquait pas couramment, à cette époque, les objets réputés de sorcellerie. En effet, moins de quinze jours plus tard, si le gouverneur de Vincennes se fût avisé de monter à la salle du conseil, il n’eût pas été peu stupéfait de trouver celle-ci transformée en laboratoire dit de Grand oeuvre, avec ses cornues, ses matras, ses alambics, ses creusets, ses agitateurs et ses fioles de toutes couleurs, rangés en ordre sur le manteau de la cheminée ou ronflant dans le foyer même de celle-ci, sous le plafond à poutrelles enfumées, entre la tristesse majestueuse des pierres nues. Heureusement, ce gouverneur remplissait aussi les fonctions plus intéressantes de trésorier général des compagnies suisses. Il ne venait jamais à la citadelle et laissait à Mirot la charge de bien garder son prisonnier. Celui-ci s’en acquittait pour le mieux, comme on le voit. Il s’était résolu à tout permettre, à tout favoriser même, -sauf l’évasion! -car il gardait l’espoir de découvrir un jour la fameuse cachette d’où sortaient les pistoles qui payaient toutes ces choses et entretenaient son ivrognerie. Seul, M. de Villeneuve-Marsan se fût vite fait voler son trésor, mais la constante surveillance de Gloriette et l’habile manière qui lui faisait déplacer chaque jour et le transporter précisément dans le coin fouillé la veille par son père, mettaient cette réserve à l’abri d’une surprise. Pourquoi Gloriette s’était-elle prise d’une si belle amitié pour le prisonnier? Il est des sentiments impulsifs qu’aucune démonstration ne saurait expliquer. Celui de la charmante petite bohème blonde était de ce nombre. Dès leur première entrevue, la belle tête intelligente du Grand Marquis avait fait sur elle une immense impression. Il ne pouvait pas être coupable, ce chevalier non résigné, et sans doute enchaîné par des méchants. Spontanément la pauvre enfant s’était donnée tout entière, coeur et cerveau, à la tâche d’atténuer, dans la mesure de ses moyens, les chagrins noblement supportés par le captif, douleurs dissimulés, secrètes et rongeuses pensées qui avaient fait de lui un vieillard avant l’âge. Elle le respectait, voilà le fait, et elle l’aimait... oh! qu’elle l’aimait!... Cet amour inconscient, impérieux, sans racines précises, avait ceci de particulier, de fiévreux, de farouche même, qu’elle se fût dévouée sans réflexion, avec bonheur, pour sauver le Grand Marquis. M. de Villeneuve-Marsan, d’ailleurs, rendait à l’enfant, en tendresse paternelle, le dévouement filial qu’elle lui marquait. Comme Gloriette passait la plus grande partie des journées avec le prisonnier, -Pierre Mirot, se croyant très habile, avait permis cela, en recommandant à sa fille d’éventer le trésor, -celui-ci, à plusieurs reprises, s’était efforcé de découvrir le lien qui paralysait la langue de sa petite amie. Or, chacun de ses examens lui avait laissé la conviction absolue que la fille du porte-clés ne pouvait être muette de naissance, qu’un accident, une peur peut-être, avait été la cause initiale de cette atrophie persistante. Tourmenté, il avait interrogé Pierre Mirot à ce sujet. Pierre Mirot était bavard comme une vieille femme, mais seulement lorsqu’il avait courtisé des topettes de vin d’Anjou ou troussé la cote des dames-jeannes de Beaugency. Or, comme il avait la pudeur de ne se montrer au marquis qu’à jeun, il s’était refusé à répondre. Jacques de Villeneuve-Marsan n’avait pas insisté et s’était promis d’employer tous ses loisirs -ils étaient nombreux -à découvrir un agent chimique ou physique qui aurait assez de puissance pour rendre à Gloriette l’usage de la parole. Il était plus médecin que chimiste. Son laboratoire, rudimentairement installé, avait moins la prétention de l’aider à découvrir la pierre philosophale, rêve magique caressé par tous les doctes cerveaux d’alors, que lui permettre des études comparatives sur les éléments. Studieux, laborieux, il avait étudié fort longtemps en la compagnie d’Armagnac, le meilleur ami de sa jeunesse, la méthode du traitement magnétique de Paracelse, l’alchimiste Schwitzois. Plus tard, tous deux avaient pu connaître l’érudit Rodolphe Goclenius et, sous ses ordres, s’étaient enflammés pour les sciences fermées. Jacques d’Armagnac se lança dans la chimie, l’astrologie et la mécanique, tandis que Jacques de Villeneuve n’éprouvait de curiosité que pour le mystère des sciences nouvelles: le magnétisme animal, très au-dessus de la portée du vulgaire, et les phénomènes psychiques qui peuvent en dériver. Ses expériences d’alors l’avaient amené à deviner, théoriquement, les merveilleux phénomènes du somnambulisme3. Il résolut donc de reprendre avec plus de ténacité que jamais ses essais dans ce sens et avec le seul objectif de guérir, s’il se pouvait, la douce enfant qui claustrait volontairement sa jeunesse et sa beauté pour lui redonner à lui quelque goût à l’existence. On était en 1575, Jacques de Villeneuve-Marsan n’avait alors que quarante-trois ans; par exemple, il en paraissait bien dix de plus. C’était un grand et robuste seigneur, aux traits accentués. Le malheur n’avait pu faire fléchir sa taille, ni dompter son énergie; mais l’ombre et la solitude dévastent le physique, même quand le moral résiste. Le Grand Marquis portait une barbe de neige et des cheveux tout blancs. Son premier essai de médium le stupéfia et eut un triple résultat. Il lui démontra d’abord que Gloriette était un sujet sensible à l’excès; ensuite qu’il était, lui, et sans s’en être douté, doué de fluide; enfin que, du fond de sa prison, avec Gloriette pour voyante et sa propre force pour la diriger, il serait facilement renseigné sur tout ce qu’il voudrait savoir de ce qui se passait à l’extérieur, tout près ou très loin. Renseigné? direz-vous. Comment la petite muette pouvait-elle le renseigner, par signes?... par écrit?... Patience! On vous dit qu’il fut stupéfait! Un soir que Gloriette, assise devant lui, travaillait, selon sa coutume, à un ouvrage d’aiguille, le marquis, s’étant approché d’elle, lui caressa le front et les cheveux. Elle se renversa sur le dossier de sa chaise; ses doigts abandonnèrent l’ouvrage commencé. Surpris, il fixa ses deux yeux sur les yeux de la jeune fille. Elle poussa un profond soupir; ses prunelles s’immobilisèrent. Elle-même ne bougea plus. Il lui saisit la main. Cette main était froide et se laissa prendre sans opposer la moindre résistance. Souvent le prisonnier parlait à sa petite amie; mais jamais il ne lui posait de questions: c’eût été trop cruel. Cette fois, la surprise le fit s’oublier: -Qu’as-tu? interrogea-t-il. Serais-tu souffrante? Miracle!... Une voix enfantine, une voix à l’intonation séraphique, lui répondit tout aussitôt: -Je dors! Et il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien la muette qui avait parlé... Ses lèvres remuaient encore. Représentez-vous la stupeur d’un homme qui, par passe-temps, dirait aux éléments de lui obéir et qui verrait soudain se réaliser son souhait insensé: tomber de la pluie ou s’élever le vent, précisément celui des deux qu’il aurait appelé... Il se croirait le jouet d’une coïncidence merveilleuse et ne songerait guère à s’attribuer le bénéfice de l’événement. Telle fut la première impression de l’expérimentateur. Sans réfléchir aux effets du fluide magnétique lancé par lui, sans s’arrêter à la signification pourtant précise de ces deux mots: «Je dors», il éprouva une secousse profonde produite par ce fait extravagant. Il avait interrogé la muette et la muette venait de lui répondre! La commotion le fit se rejeter en arrière et s’appuyer contre une étagère supportant des bocaux. Les bocaux basculèrent et vinrent s’émietter avec bruit sur les dalles. Le prisonnier n’y prit point garde. La joie le dominait! Il revint vers Gloriette; voulut la féliciter, la caresser, l’embrasser. Mais il eut un court frisson en constatant l’insensibilité de la jeune fille et l’inflexible fixité de son regard. -Ah! murmura-t-il, est-ce possible?... Elle dort!... Suis-je donc doué, sans le savoir, de cette volonté transmissible que prévoyait Paracelse, que cherche toujours Goclenius?... «Elle dort!... «Et, ce qui passe l’imagination, elle parle en dormant!... «En théorie, en cet état de somnambulisme lucide, son regard interne doit pouvoir traverser les murs et franchir les espaces... «En pratique, est-ce possible?... D’ailleurs, ne serait-ce point sacrilège d’user d’une science diabolique pour contraindre une créature à dénoncer les secrets du créateur?... Gloriette restait toujours assise et ne remuait pas: seule sa jeune poitrine montait et redescendait par saccades, preuve que sa respiration était pénible. Mais le marquis ne la regardait plus. Sous l’empire d’une excitation nerveuse, il marchait avec agitation en se disant: -Puisque toute science vient de l’omniscience, c’est-à-dire de Dieu, s’il a permis que cette jeune fille soit lucide pour moi, ce n’est pas le tenter de vouloir en user. «Pour moi seul elle parlera, puisque à l’état de veille elle redevient muette, et ses yeux psychiques iront fouiller pour moi seul le mystère des choses éloignées, puisqu’elle-même ne devra se ressouvenir de rien! «Ah! j’ai trop longtemps souffert de n’avoir aucune nouvelle de tous ceux que j’aime pour laisser échapper ce moyen qui s’offre à moi, fût-il damnable. «Je veux, oui, je veux savoir où sont et ce que font Marie, ma chère épouse, Solange, ma brune fillette, et aussi ma blonde mignonne, Ghislaine, la malheureuse enfant volée!... Je veux savoir si mon frère Jacques est toujours de ce monde... si ses malheurs ont pris fin... s’il a pu retrouver Blanche d’Armagnac et son fils. «Oh! je saurai!... Il revint vers Gloriette, étendit ses deux mains au-dessus de son front et commanda en projetant une averse de fluide: -Où est présentement la marquise de Villeneuve-Marsan? L’enfant tressaillit et demeura silencieuse. -Quoi! me serais-je trompé? se dit le marquis... Le réveil de sa langue n’était-il qu’un incident passager?... Non! par le Dieu vivant! puisqu’elle a pu parler une fois, elle... «Ah! s’interrompit-il, suis-je distrait!... Pour la mettre sur la voie, il faut lui faire toucher un objet ayant appartenu à la personne recherchée... «J’ai là tout ce qu’il faut. Il déchira la doublure de son pourpoint, en retira un sachet de peau souple qu’il ouvrit et renversa sur la table. La vue des objets qui en sortirent lui arracha un douloureux soupir. Cette mèche de cheveux avait bouclé sur la blanche nuque de la marquise Marie. Ce hochet d’ivoire avait captivé l’attention de ses filles jumelles et son manche portait encore deux rubans aux nuances fanées dont les couleurs différentes lui rappelaient deux têtes adorées: le rose, sa Solange aux yeux noirs; le bleu sa Ghislaine au doux regard d’azur. Ici, c’était un cachet dont la devise nous est connue: Cur non? il avait appartenu à Jacques d’Armagnac, le meilleur ami du marquis. Là, c’était une épingle de corsage, puis encore un noeud de soulier d’enfant. Épingle et noeud venaient de la femme et du fils de son ami: Blanche et Bernard d’Armagnac. Le Grand Marquis baisa pieusement, l’une après l’autre, ces pauvres reliques, puis, résolument, il plaça la boucle de cheveux entre les doigts écartés de Gloriette et demanda: -Vois-tu? La muette répondit: -Je vois! XVI LES PROPOSITIONS DE CATHERINE. Bien qu’il s’attendît à cette réponse, Jacques de Villeneuve- Marsan eut un sursaut, mais il fit effort pour dominer son émotion et reprit: -Que vois-tu? -Attendez!... Quelque chose comme un château fort... Un puissant rempart que domine une construction ancienne bâtie sur un cap qui s’avance vers une rivière... Un escalier descend vers une chapelle... -Bonaguil! murmura le marquis. C’est formidable!... Cette enfant, je dois le croire, n’a jamais dû voir mon château et je le reconnais à la description qu’elle en fait. La voyante poursuivait: -Au chevet de la chapelle est un petit castel entouré d’un grand jardin... -Entre dans le castel! -J’y suis!... Dans la galerie inférieure, un vieillard se promène la tête basse... il est seul... Personne autre dans cette maison... Si! tout au fond, dans un oratoire, agenouillée, sous un portrait, une femme pleure et prie... -Marie! balbutia le prisonnier. La sueur perlait à son front, il retenait sa respiration. -Tiens, ce portrait, c’est celui... -Celui? -Du prisonnier de mon père!... -Noble femme! Une larme brûla la paupière du Grand Marquis. Il l’essuya d’un revers de main pour ne rien perdre de ce que disait Gloriette: -Quel grand jardin! Qu’il est beau!... Une belle jeune fille de mon âge... elle est seule... elle est brune et ressemble à la dame... -Solange! ma petite Solange! -... Elle rêve!... Tiens, je crois la connaître. -C’est impossible! s’écria le marquis avec violence, la fille de Marie ne fréquente pas les bohémiennes! Tout en parlant, il avait repris la boucle de cheveux, mettant à sa place, dans la main de Gloriette le hochet d’ivoire. -Sûrement, je dois la connaître... -Qui? -La brune jeune fille de la charmille... -Petite malheureuse, veux-tu bien te taire!... Tu me ferais douter de la science! Mais comment peux-tu la voir encore, ma Solange?... Ah! le ruban rose, parbleu! C’était le sien! D’un geste fébrile, il dénoua l’un des deux rubans qui ornaient le manche du jouet et n’y laissa attaché que le bleu. -Maintenant, dis-moi où est Ghislaine? Si elle vit. Après un silence de quelques secondes, durant lesquelles les veines de son front se gonflèrent sous l’effort de la pensée, la fille de Pierre Mirot prononça lentement: -Elle est blonde!... Son nom n’est pas le sien... Elle souffre sans pouvoir se plaindre... Elle aime sans pouvoir le dire!... -Où est-elle? -Dans un château, citadelle et prison... Chez son père qui n’est pas son père!... Près d’un étranger qui n’est pas un étranger pour elle et qui la cherche tout en l’ayant! -Explique-toi! Explique-toi! -Je ne peux pas! -Et moi, je le veux! Enfiévré d’impatience et voulant contraindre l’enfant à lui dire où était sa fille Ghislaine, le prisonnier magnétiseur fit des passes rapides, la chargeant de fluide. Haletante, épuisée, courbant la tête sous le choc de cette torturante volonté, la pauvre petite tordait ses mains en répétant: -Grâce! je ne peux pas! On ne sait à quelles extrémités en fût arrivé le marquis s’il n’eût entendu des pas lourds sur les marches de l’escalier. Brusquement, il fit disparaître tout l’attirail de ses souvenirs dans le sachet de peau sous son pourpoint. Puis il plaça ses mains, paume contre paume, sous celles de la jeune fille et lui souffla sur le front. Celle-ci se réveilla soudain et regarda autour d’elle avec effarement. Il était temps, Pierre Mirot ouvrit la porte en produisant un grand bruit de ferrailles. -Oh! Oh! fit-il, vous causez donc tout seul, monsieur le marquis?... Il m’avait semblé entendre une voix de femme?... Le prisonnier ne répondit pas tout de suite... Il attendait avec angoisse... Si Gloriette allait parler... Adieu la théorie scientifique du dédoublement de la personnalité... Et quelle débâcle! Mais la fillette garda sa tranquille posture habituelle et ne parut pas comprendre l’insinuation... Le sommeil magnétique devait seul lui délier la langue... Il pouvait être tranquille... son secret resterait à lui, bien à lui, qui pourrait produire à volonté le phénomène le plus étrange. En revenant à la vie réelle, Gloriette était redevenue muette! Alors, rassuré, le Grand Marquis crut pouvoir plaisanter: -Et avec qui parlerais-je, mon bonhomme?... Croyez-vous votre fille capable de me tenir conversation? -Oh! pour cela, non! riposta le geôlier. Sa salle du conseil est non moins bien fermée que la vôtre, monsieur le marquis. -Sa salle du conseil? -Eh! oui, sa bouche, pardi!... Elle est garnie de petites dents, monsieur le marquis... les tabourets des conseillers, vous comprenez? Et l’ivrogne, heureux de sa facétie, eut un gros éclat de rire. De ce jour, M. de Villeneuve-Marsan s’abstint de renouveler ses expériences de magnétisme, ne voulant pas épuiser sa petite amie, dont il avait remarqué la souffrance lors du premier essai. D’ailleurs, il était tranquille au sujet de la marquise et de Solange, toutes deux réfugiées à Bonaguil; il n’émettait pas l’ombre d’un doute à cet égard, le phénomène de la parole momentanément rendue à la fille du porte-clefs lui ayant offert la démonstration la plus absolue de la puissance du magnétisme. Et puis il voulait étudier de plus près Gloriette et ne tenter sa guérison que lorsqu’il aurait la certitude de pouvoir mettre en jeu un remède efficace. Toujours en contact avec sa petite amie, très touché de son affection, qu’il ne pouvait manquer de lui rendre, il entreprit son instruction. Ce n’était pas chose aisée; mais si le professeur dut s’armer de patience et user d’ingéniosité, sa tâche fut singulièrement facilitée par la bonne volonté de l’élève, dont il admira plusieurs fois l’intelligence primesautière. Grâce aux pistoles parcimonieusement comptées à Pierre Mirot en échange de ses complaisances, le geôlier n’apportait aucun empêchement à ce que voulait entreprendre le marquis, et lui laissait la compagnie de la muette, bien qu’il se fût enfin rendu compte qu’il ne découvrirait jamais par elle où nichait le trésor tant et si vainement cherché. La somnolence naturelle de Mirot s’accommodant mal de la quotidienne fatigue qui avait été le seul résultat certain de ses inutiles perquisitions, il s’était résigné à n’en plus tenter, par crainte de perdre la bienveillance de son prisonnier. Cette bienveillance, est-il utile de le spécifier? se traduisait pour lui par le don des pistoles; ces pistoles lui permettaient d’acquérir de l’hypocras et de l’hydromel; or, ces boissons fermentées lui procuraient le seul plaisir qu’il sût goûter: une béatitude d’ivrogne. Le Grand Marquis mit deux ans à parfaire l’instruction de Gloriette. Au bout de ce temps, elle déchiffrait la musique à vue, jouait du rebec et de la viole, lisait toutes les écritures et écrivait couramment. À présent, le captif et sa compagne pouvaient s’entretenir ensemble et même tenir des conversations suivies. Oh! il ne lui avait pas été besoin, pour obtenir ce résultat, de l’endormir à nouveau; non, nous le répétons, il s’était résolu à n’employer que le moins possible ce moyen dont il savait toujours pouvoir user. Mais, tout en ne rendant pas la parole à Gloriette, il avait fait presque autant pour elle en lui suspendant au cou cette amulette dont nous l’avons vue se servir, au début de ce récit, pour répondre aux questions de Coeur-d’Amour. Avec sa feuille d’ivoire et son stylet de plomb, la jolie blonde pouvait correspondre et se faire entendre; l’agilité de ses doigts savait suppléer à l’immobilité de sa langue. N’était-ce pas déjà un assez beau prodige? Pourtant, malgré ces nouvelles connaissances, n’en prenant point orgueil, la jeune fille continuait à marcher les pieds nus, le corps enveloppé de ses oripeaux multicolores de bohémienne. Pierre Mirot le voulait ainsi, moins pour se remémorer la Cour des Miracles et la confrérie des gueux à laquelle il avait été initié, que pour mettre une note d’ironique gaîté dans la tristesse de ses solitaires saouleries entre les sombres murs du donjon. Nous croyons nécessaire de noter ici une particularité qui marqua, pour M. de Villeneuve, l’époque de son singulier professorat. Depuis des années, il n’aurait su dire exactement depuis quand, la pension que lui faisait tenir une main amie lui était toujours et régulièrement parvenue par des voies détournées, jamais les mêmes, ce qui lui avait souvent donné à penser que cet anonyme banquier devait jouir d’une bien grande puissance pour ne pas être arrêté par les murs épais et la triple enceinte du donjon. Brusquement, les envois cessèrent. Le marquis n’y prit garde, n’étant pas homme à se préoccuper du lendemain; il accorda seulement une passagère pensée de gratitude à l’ami fidèle qui avait pu être fauché par la mort ou surpris par un espion. La muette ne prit pas la chose, elle, avec une semblable égalité d’âme: elle savait son père par coeur, et se doutait bien qu’il changerait du tout au tout si sa prébende venait à manquer. Aussi, avec une prévoyance rare, et malgré les cris du geôlier, réduisit-elle son casuel de façon à faire durer la réserve une année entière, alors qu’elle eût dû se fondre en moins de six mois. Mais toute bourse à laquelle on emprunte sans cesse arrive forcément à se vider, si on ne la regarnit. Un matin, désolée, Gloriette vint trouver le Grand Marquis et lui montra sa feuille d’ivoire. Le vieillard y lut: «Seigneur, mon père n’a plus à boire... il jure!... Je crains un méchant coup de tête!... Que faire, mon Dieu!... Avant-hier, je lui ai remis la dernière pistole!...» -La dernière? répéta-t-il en se levant. La dernière, dis-tu... Parbleu!... cet or du mystère a duré plus que je ne l’aurais cru... Allons voir le fond du trou. Il marcha vers la cheminée, repoussa un mortier de fonte, fit choir sur le fourneau une brique qui dépassait le plan du mur latéral et plongea sa main dans l’excavation. -Oh! oh! fit-il en la retirant crispée sur une poignée d’or qu’il jeta sur la tablette du fourneau; voilà qui te fait mentir, petite... «Nous ne pouvions rester à court... Messire le diable est revenu cette nuit! Gloriette, effarée, constata, qu’en effet, la cachette regorgeait de nouvelles pistoles. Comment le mystérieux donateur, revenu si à propos, et profitant du sommeil de tous, avait-il pu pénétrer jusqu’auprès du prisonnier? Nous ne nous chargeons pas de l’expliquer. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que cet étrange sorcier devait, désormais, et d’une façon inaccessible à la raison, continuer son service. Le matin de l’avant-dernier jour de mars, -à peu près à l’heure où le chevalier d’Arma et son écuyer Matraque se remettaient en selle, à Palaiseau, pour la dernière étape du voyage vers Paris, - comme Jacques de Villeneuve-Marsan se disposait à faire chauffer un matras à moitié plein de liquide, Gloriette se précipita dans la salle du conseil et lui tendit sa feuille d’ivoire d’un geste fiévreux. Il y jeta les yeux. Sa surprise fut telle que ses mains laissèrent échapper le vase qui alla se briser sur le sol. Voici ce qui avait provoqué ce geste inconscient. Sur le porte- notes de la muette, il avait pu lire: «Seigneur, un envoyé de la reine vient vous visiter... Il monte!» Effectivement, du côté de l’escalier, on entendait venir un bruit de pas et de clés; le tout accompagnait la voix du geôlier qui se lamentait en ces termes: -Pouvais-je prévoir tant d’honneur, monsieur le lieutenant? Et moi qui pensais pouvoir aller, avec ma fille, à un baptême, du côté de Vaugirard... -Si les portes sont bien fermées, qui vous en empêchera, mon brave homme? répondait une autre voix. -Vous, monsieur le lieutenant... votre présence ici! -Oh! je compte ne point abuser des instants de M. le marquis. -C’est que... -Quoi? -Le prisonnier... -Eh bien? -N’est pas dans le cachot où vous pensez le trouver... -Ah! par exemple! -Ce cachot me semblait insalubre... alors... -Lui auriez-vous donné la clé des champs? -Oh! monsieur le lieutenant!... J’ai cru bien faire en le mettant dans la salle du conseil. L’interlocuteur de Pierre Mirot éclata de rire. -Quel brave geôlier vous faites! dit-il. Je vous ferai augmenter pour cette sollicitude que j’approuve... Ah! vous avez bien une main de fer dans un gant de velours! -Je ne porte jamais de gants, monsieur le lieutenant. -Et bien vous faites, mon ami. Vous ne trouveriez pas votre pointure dans le commerce... Je parlais au figuré... «Allons, ouvrez-moi cette porte! Le prisonnier ne pouvait en croire ses oreilles... Une visite?... pour lui!... Pour lui qui depuis dix ans qu’il était enfermé à Vincennes n’avait vu que deux visages, celui de son gardien et celui de Gloriette. Bien isolé au sommet du donjon, plus éloigné de la cour que s’il eût été en plein désert, il n’avait jamais eu de nouvelles du dehors et croyait encore Charles IX sur le trône. La porte ouverte lui montra un homme à la mine cauteleuse et au costume sévère. Le marquis fut mal impressionné et, pour bien marquer la supériorité qu’il entendait conserver sur ce visiteur inconnu, au lieu de faire un pas à sa rencontre, délibérément il prit place sur son fauteuil. Le nouveau venu marcha vers lui, retira son chapeau, et dit en s’inclinant jusqu’à terre: -Monseigneur, voulez-vous m’accorder une audience de quelques instants? -Un prisonnier n’accorde pas d’audience, monsieur. Il est tenu d’accepter toute présence qui peut s’imposer à lui. La vôtre doit être de ce nombre, puisque vous avez pu pénétrer jusqu’à moi. Pierre Mirot avait vainement cherché à découvrir sa fille pour la faire sortir; ne la voyant pas, il s’était décidé à se retirer et avait dit avant de refermer la porte: -Vous frapperez, seigneur, lorsque vous voudrez repartir. Je resterai à portée d’entendre votre appel. -Monseigneur, reprit le visiteur toujours incliné, je suis envoyé vers vous par Madame la reine mère... Le Grand Marquis allait désigner un siège. Il arrêta son mouvement pour s’écrier: Le deuil que vous portez n’est donc pas celui de l’Italienne? -Le deuil? -Ce costume tout noir? -Est celui de mes fonctions, monsieur le marquis. -Eh! commencez donc par vous présenter pour que je sache en quelle estime vous tenir? -Je me nomme Gaspard Mouvette et suis lieutenant de robe courte détaché au service particulier de Madame Catherine. Jacques de Villeneuve fit la moue. -Vilain service, monsieur, et situation spéciale que pas un homme de coeur n’ambitionnerait de remplir... «Restez debout, car je ne pourrais souffrir de voir un agent de la prévôté s’asseoir en ma présence, et veuillez m’expliquer le motif de votre dérangement? -Voici ce que m’a ordonné Madame Catherine: «Va vers Jacques de Villeneuve-Marsan, m’a-t-elle dit, et sache s’il a conservé au fond du coeur quelque animosité contre sa souveraine... J’eus le tort, après la bataille de Saint-Denis, de lui faire porter tout le poids d’un malheur dont il ne devait pas être responsable... Ne voulant pas me souvenir de ses actes de loyalisme envers la royauté, poussée par une colère aveugle, j’eus la cruauté de le claquemurer, lui, et d’exiler les siens... «Va vers ce martyr, ami Gaspard, offre-lui de faire sa paix avec moi... «Il est libre s’il consent à oublier le passé et à me servir... «Pour obtenir cela, au besoin, je t’autorise, toi, mon messager, à te jeter à ses pieds et à lui marquer par cette posture la sincérité de mon repentir.» Gaspard Mouvette mit un genou en terre et ajouta: -Monseigneur, j’obéis à la reine... Je vous demande merci!... -Oh! oh! s’écria le prisonnier, dont les ongles entamaient le cuir du fauteuil, pour si tardif que soit, en ma faveur, ce revirement de la veuve d’Henri II, je le trouve bien vif... Connaissant le caractère de cette femme, j’ai lieu de m’étonner de cet acte d’humiliation. «Par le Dieu vivant! monsieur, terminez sans plus d’ambages... Madame Catherine ne donne rien pour rien, c’est sa coutume!... Bien plus, quand elle offre peu, c’est pour recevoir beaucoup... «Je suis donc plus effrayé que flatté d’être l’objet d’une requête ainsi présentée... «Quelle chose formidable va-t-elle exiger de moi en retour?... Parlez! -Madame Catherine est mère... son coeur saigne de voir son fils aimé se livrer à des orgies débilitantes en la compagnie de jeunes débauchés... -Quoi, le bon petit Charlot, aurait-il changé de manières? Je le croyais amoureux de l’unique Marie Touchet, et passionné seulement pour la chasse. -Sa Majesté Charles repose dans les caveaux de la basilique de Saint-Denis. Le Grand Marquis se dressa tout frémissant: -Le roi est mort? -Oui, monseigneur, il s’éteignit voici bientôt trois ans, dans la chambre royale de Vincennes. -Ici? À deux étages au-dessous de moi!... Et je n’en ai rien su!... «Étrange destinée que la mienne; je vis dans un cercueil! -Il ne tient qu’à vous d’en sortir, monsieur le marquis. -Qui règne donc à présent?... Ah! je devine!... Vous avez dit à l’instant: «Son fils aimé!» Celui de ses enfants que préférait Catherine, c’était le duc d’Anjou... -Couronné sous le nom de Henri III. -Je comprends... le duc avait des dispositions bizarres, mais il est roi!... Il est roi et, à un loyal sujet, cette omnipotence conférée par Dieu, doit tout faire oublier! «Si Sa Majesté court un danger et si Madame Catherine a songé à moi pour lui venir en aide, je dois l’en remercier... C’est le plus grand honneur qu’elle puisse me faire, ce pourquoi je suis prêt à rétracter mes paroles amères... «Je suis disposé à ne vouloir me souvenir que d’une chose, c’est qu’elle eut la généreuse pensée de me rendre mon épée pour servir la cause du roi. -Madame la reine ne doutait pas que vous seriez avec elle en cette circonstance, monseigneur, mais, pour arriver au but vers lequel elle tend, l’épée serait plus nuisible qu’utile. -Pourtant, les conspirateurs? -Un ennemi est moins à craindre qu’un ami, surtout si cet ami use pour son propre compte du poison qu’il verse... Sa Majesté est entourée de nombreux parasites de cet ordre... «Les mignons du roi -c’est ce nom que le peuple leur donne - forment autour d’Henri III une phalange de jeunes gens musqués qui se suffisent à eux-mêmes et répugnent à la fréquentation des dames... -C’est infâme!! -C’est précisément ce qu’a pensé Madame Catherine, et voici ce qu’elle a imaginé pour les faire répudier par le roi... -Un homme répudier d’autres hommes! Quel conte me faites-vous là? -La formule peut vous paraître extravagante, monseigneur; c’est pourtant la seule qui puisse être employée... «Le roi est jaloux de ses mignons: si ceux-ci venaient à se marier, il les pleurerait comme on pleure une femme infidèle et ne les voudrait plus voir... Or, pour sa guérison, ce sont ces mariages-là que veut faire ma royale maîtresse.» Jacques de Villeneuve-Marsan croyait rêver, il avait du rouge au front et restait écrasé par le cynisme de cette honteuse exposition. De telles moeurs avaient pu s’implanter à la cour? Quelle abomination! Et pourquoi, s’il ne s’agissait pas de combattre, avait-on besoin de son concours? Ne sachant que répondre, il ouvrit les bras, et ce geste signifiait si clairement: «Qu’y puis-je?» que Gaspard Mouvette reprit aussitôt: -Tous ces jeunes gentilshommes sont de haute naissance, monsieur le marquis. Parmi eux, le plus distingué, le plus chargé d’honneurs, est assurément monseigneur Roland, comte d’Armagnac et duc de Savoie-Nemours. -Roland? pensa le marquis. Jacques aurait-il eu un second fils et Bernard serait-il bien mort? Tout est mystère en cette charade! Tout haut, il répondit: -Je connaissais son père, un imprudent, mais grand coeur, le meilleur de mes amis... son fils est-il tombé si bas? -Monseigneur, le jeune comte aura des qualités de loyalisme qui manquèrent à son valeureux père!... «Mais voici une nouvelle qui va vous réjouir: la reine mère, certaine de votre approbation, a rappelé d’exil Mme la marquise de Villeneuve-Marsan et sa noble fille... elles arriveront ce soir à Paris. Le prisonnier sentit un frisson lui courir à fleur de peau. Commençait-il à deviner un piège? -Marie! Solange! mes deux amours! murmura-t-il en aparté. Et tout haut: -Ne faites plus aucune allusion à ces personnes respectées, monsieur, je vous le défends! -C’est que Mme Catherine... -Eh bien?... -A fixé son choix sur Mlle de Villeneuve... -Sur ma fille!... -... pour le... par la... enfin pour ses projets... et pensait pouvoir obtenir votre consentement à son mariage avec M. de Nemours! termina tout d’un trait le messager, effrayé de voir la couleur abandonner le visage du marquis. -Misérable! tonna celui-ci en le repoussant avec une telle vigueur que le lieutenant de robe courte alla s’échouer dans un lot d’éprouvettes dont les éclats endommagèrent fortement ses chausses. Il eut pourtant l’extrême courage de demander en se relevant: -Refuseriez-vous, monseigneur? Le vieillard le dominait de toute sa hauteur; sous ses sourcils hérissés, ses yeux lançaient des éclairs. -Plus un mot! commanda-t-il. Plus un mot, ou je t’écrase, vil maroufle! Valet de la plus abominable femme qui ait jamais souillé le trône de France!... «Ah! j’allais croire au repentir de cette mégère d’Italie, honte et opprobre de l’humanité!... De cette compatriote des Borgia!... Quelle dérision... Elle voulait ma fille... ma fille! pour la jeter entre les bras d’un usurpateur éhonté, d’une courtisane mâle! d’un sacripant maculé de vices... «S’il te reste une once d’énergie dans les os, plat coquin que tu es, retourne vers ta souveraine digne de l’enfer, qui ne peut manquer de l’attendre, et redis-lui ceci: «M. de Villeneuve refuse la liberté offerte par vous... mais il saura la reprendre de lui-même pour défendre sa fille contre vos entreprises indignes! «C’est tout!... va!... va, te dis-je... «Avec ou sans l’assentiment de Catherine, moi, marquis de Villeneuve, je serai libre dans quarante-huit heures, je le jure!... -Vous avez appelé, seigneur demanda Pierre Mirot en ouvrant la porte. Il arrivait juste à point, le digne geôlier. Avait-il écouté et entendu? En passant le seuil, Gaspard Mouvette se retourna pour décocher ce trait empoisonné: -Vous ne sortirez pas d’ici, monseigneur, et votre fille sera l’épouse du grand favori! Le marquis se laissa tomber sur son siège et mit sa tête entre ses mains. En descendant l’escalier du donjon, le messager se frottait les mains et se disait: -J’aurais cru avoir plus de mal... Ces grands seigneurs sont naïfs! Celui-ci a exactement fait ce que je voulais lui faire faire... Il va trouver ma dague et s’en servir pendant l’absence de Mirot que j’ai fait inviter à Vaugirard. «Maintenant, il s’agit de faire venir Peaunoire à la maison des Mignonnes et de l’effrayer assez pour qu’il termine cette affaire dans les meilleures conditions possibles. Nous savons déjà quelle convention s’était traitée à l’établissement de la Poulpe entre Gaspard Mouvette et l’aide tourmenteur et nous savons aussi comment ce dernier, réduit à obéir, avait été chercher des complices chez Ripaudier, duc d’Égypte, dans le cul-de-sac du Paradis. XVII LA MUETTE PARLE ENCORE. Le grand marquis demeurait immobile dans la pose où l’avait laissé le départ de l’agent envoyé par l’Italienne. Il était triste et souffrait plus qu’il n’avait encore souffert depuis son incarcération. Sa conversation avec cet homme venait de remettre à vif la blessure de son coeur. Par loyalisme, par obéissance, il avait tout accepté sans se plaindre, tout subi sans se révolter: sa détention imméritée, sa brusque séparation d’avec celles qu’il aimait, le rejaillissement sur celles-ci de sa propre défaveur: leur exil! Il avait espéré, par sa longue soumission, lasser l’acrimonieuse jalousie de la vieille reine et revoir, maintenant qu’il avait les cheveux blancs, celles dont il avait été séparé alors que la vie lui permettait encore de belles années de bonheur. Hélas! l’infernal génie d’intrigue de la Médicis venait de faire tomber de ses yeux les dernières écailles: elle avait eu l’audace de songer à sa fille, à Solange, pour capter un instant l’attention de l’un de ces débauchés que la voix populaire appelait des mignons... Bien plus, dans sa cruelle inconscience, elle avait essayé de l’acheter, lui, le père, le chef de famille, et d’obtenir son consentement à cet abominable mariage... Infamie! Ah! le vase d’amertume débordait enfin!... Il se refusait à boire jusqu’à la lie ce poison de l’attente... Lui absent, on menaçait Marie, on voulait s’emparer de Solange!... Eh! bien! il allait rompre ses chaînes, -comment? il ne le savait pas encore! -franchir ces murs entre lesquels on le tenait enfermé pour mieux tyranniser les siens, et, en agissant soit au grand jour, soit dans l’ombre, -les circonstances guideraient ses actes! -apporter aux deux femmes désolées l’appui de sa présence!... Le feu de deux lèvres s’appuyant à sa main lui fit relever la tête. Il vit Gloriette agenouillée auprès de lui, Gloriette dont les doux yeux avaient des larmes. -Tu étais là, pauvre enfant?... Je ne t’avais pas entendue entrer... D’un geste, elle souleva le tapis qui de la table descendait jusqu’au sol. -Tu t’étais cachée pour rester avec moi, bonne fillette!... Tu as tout entendu?... Je suis bien malheureux! Gloriette mit ses deux mains sur son coeur et s’accroupit à la façon des esclaves. Elle voulait dire par là: -Si je puis vous être utile, seigneur, disposez de moi... Je suis à vous plus que si vous étiez mon père... et si ma vie devait être utile à vos projets, je serais heureuse de vous la donner! L’attitude de la muette signifiait tout cela. Ou du moins le Grand Marquis le comprit ainsi, car il murmura: -Cette enfant me confond!... Parfois je me surprends à douter de son infime naissance... «Par le Dieu vivant! Une fille de mon sang ne pourrait avoir plus de simplicité, plus de grandeur!» Puis, rappelé à l’angoisse du présent, il eut ce cri de joie: -Elle se propose... Dieu me l’envoie!... Je vais recommencer l’expérience magique qui donne des yeux télépathiques aux endormis et rend l’organe de la parole à ceux qui en sont privés! Prenant les deux poignets de la jeune fille, il la força à se relever, puis, plongeant son regard ardent au plus profond des yeux de la petite bohémienne, brusquement, il fit au-dessus de sa tête des passes rapides, la chargeant de fluide. Tout d’abord, Gloriette essaya de résister. Elle n’en eut pas le temps... l’effet fut immédiat... Ses épaules s’infléchirent, ses bras tendus en avant retombèrent inertes, son sein s’apaisa, sa respiration se régularisa. -Dors-tu? -Je dors! Question et réponse claquèrent presque simultanément, comme deux coups de mousquet. Pour la seconde fois, à deux ans de distance, se reproduisait le miracle de la muette parlant. Ce jour-là, Jacques de Villeneuve ne s’attarda pas à admirer le phénomène. Il s’attendait si bien au résultat qu’il tenait déjà à la main le sachet de peau souple, son reliquaire aux souvenirs. Il en tira la boucle de cheveux et le hochet orné de son seul ruban rose. -Vois-tu? demanda-t-il, en faisant toucher ces objets par la somnambule. Comme si son sommeil magnétique n’avait pas eu une solution de continuité de vingt-quatre lunes, la dormeuse répondit tout aussitôt: -Je vois le vieillard du couloir, la femme en deuil de l’oratoire et la jeune fille brune de la charmille. Le prisonnier poussa un soupir. -Le coquin m’a menti, pensa-t-il, le mensonge est l’arme préférée de la Médicis... Mes deux anges sont toujours à Bonaguil. -Vois-tu toujours le petit castel?... la chapelle?... le parc? -Non! -Ah! Où sont donc celles dont tu viens de parler? bégaya l’hypnotiseur. -À cheval! -À cheval! Mais où? -Sur la route... le long d’un bois... Elles passent devant une auberge... au-dessus de la porte il y a une inscription... -Peux-tu lire? -Oui... il y a: Au repos de Chevreuse. -Chevreuse!... À six lieues de Paris!... Le misérable a donc dit vrai? Le prisonnier arpentait la salle, fébrile, menaçant. -Dis-moi, reprit-il en s’arrêtant devant son sujet dont le sommeil commençait à devenir pénible; ces amazones doivent avoir une escorte?... des gardes? -Non, il n’y a que le vieillard et une troisième dame jolie... -Blonde?... -Oui!... blonde! -C’est peut-être Blanche? sursauta le marquis; la malheureuse amie de Marie! Il atteignit, au fond de son petit sac, une épingle de corsage et la mit dans la main de Gloriette. -Est-ce la femme qui porta cette épingle? -Oh! fit la dormeuse en reculant avec effroi; quel grouillement de loqueteux, de mendiants, de faux malades... Une femme en haillons passe au milieu de ces gens... Ils se prosternent... Ils baisent le bas de sa robe... Elle ne les voit pas... Elle est bien belle, malgré son air égaré... Elle va toujours... Elle chante... Que chante-t-elle? Ah! j’entends!... Que c’est triste!... Je cherche l’enfant Que m’a pris la guerre... -Blanche! gémit le marquis. Oh! pauvre mère dont un immense chagrin emporta la raison, je te reconnais au cri navrant de ta douleur... Où es-tu, malheureuse femme?... Avec ton mari peut- être, si Jacques est encore de ce monde!... «Je veux savoir! Il prit dans son sac le cachet dont nous avons déjà parlé et le substitua à l’épingle. -Quel grand laboratoire! s’écria Gloriette. Un homme... très grand, tout noir, masqué de verre... fait bouillir un liquide orangé sur un trépied de fer... Ce liquide produit des vapeurs bleues, rouges, violettes... Auprès de l’homme est une femme altière, l’air mauvais, l’oeil brûlant... Cette femme touche à la soixantaine. Elle se penche vers l’homme et demande: «Mon fils vaincra-t-il le Lorrain?...» L’homme hoche la tête... il répond: «La conjonction des astres est pour Valois... Mais les buées de l’OEuvre sont en faveur de Guise... Votre Majesté le voit- elle?...» M. de Villeuneuve-Marsan arracha le cachet en hurlant: -Tais-toi!... Tais-toi!... Tu viens de voir Catherine la Maudite et Côme Ruggieri4, son damné Florentin!... «La science serait-elle en défaut?... Ou l’âme de Jacques serait- elle passée dans la carcasse de cet infâme sorcier? Pour ramener son sujet à une plus saine raison, il fit quelques nouvelles passes et lui prit la main en disant: -Regarde-moi... Réussirai-je à sortir d’ici? -Oui! fit Gloriette. -Par où? -Par la meurtrière... en sciant le barreau de gauche... le plus faible... -Scier un barreau?... Avec quoi? -Avec ceci! Le doigt tendu de la somnambule désignait les débris des éprouvettes sur lesquelles Gaspard Mouvette s’était assis. Était-ce hasard ou préméditation? Le lieutenant de robe courte avait oublié son poignard. Le marquis alla le prendre et constata avec surprise que son tranchant, d’une trempe excellente, était limé en dents de scie. Il revint vers la fille du geôlier dans l’intention de lui poser encore quelques questions précises sur la façon dont il devrait opérer pour réussir; mais, au lieu de se mettre en communication avec elle par sa main droite, par crainte de la blesser, car cette main tenait le poignard, ce fut avec sa main gauche, armée du sachet, qu’il la toucha. Dans les différents emprunts qui avaient été faits à ce sac, le petit noeud de soulier d’enfant s’était peu à peu rehaussé vers le bord et ce fut lui qui frôla l’épiderme de la jeune fille. À ce moment, ses yeux se dilatèrent. -Oh! oh! fit-elle, nous revoici sur la route... Loin derrière les dames... deux cavaliers vont côte à côte, l’un monté sur un cheval à longue queue, l’autre sur un mulet... le premier... mon Dieu qu’il est beau! qu’il est fier! qu’il est robuste!... C’est le maître!... À qui ressemble-t-il donc?... Est-ce au sorcier ou à la folle?... Cette suite décousue de tableaux, au milieu desquels il lui était bien malaisé de distinguer les êtres qu’il cherchait, déroutait le prisonnier. Il n’avait pas remarqué le frôlement exercé sur la main de la somnambule par le noeud de soulier d’enfant et, cette mise en rapport à distance lui ayant échappé, croyant que la voyante errait, puisqu’il la voulait en communication directe avec lui- même, il voulut l’interrompre. -Que m’importent ces cavaliers, commença-t-il. Tu vas... Mais il ne put achever; les doigts délicats de la bohémienne venaient de se nouer autour de son poignet avec une si prodigieuse vigueur qu’il eut l’impression d’être pris dans un étau. -Eh! tu vas me broyer les os!... Vive Dieu! petite, quelle poigne d’acier tu as! Elle le repoussa en se penchant comme pour saisir un bruit lointain. -Chut!... Écoutez donc!... Ils causent entre eux. Le maître a chaud... il veut se donner de l’air... il ouvre son col, il demande: «Serons-nous bientôt arrivés?» L’autre répond: «Trop tôt pour vous, monsieur le chevalier, car vous ne pourrez plus voir aussi facilement les deux beaux yeux de Bonaguil.» -Bonaguil!... Tu as dit Bonaguil?... Et tu ne vois plus les deux dames? -Mais, si vous parlez, je n’entends plus! s’écria la somnambule qu’agitait, depuis un moment, une fébrile impatience... Si, je vois les dames, elles vont à quatre cents mètres en avant... «Évidemment, sans appartenir à leur compagnie, les cavaliers les escortent... Tiens, du col entr’ouvert du chevalier sort un médaillon... Où ai-je déjà vu une pareille gravure?... «Ah! je me souviens... sur le cachet du sac de peau et sur la bague du sorcier... Pour le coup, le marquis devint attentif: -Explique! fit-il entre ses dents. Que représente cette médaille? -Une mer agitée par les soubresauts d’une bête hideuse... Un rocher contre lequel est enchaînée une femme nue... Le monstre va se jeter sur la malheureuse... Mais il lui vient du secours... Du ciel tombe un cheval ailé qui porte en croupe un étincelant chevalier... À mesure qu’elle parlait, la poitrine de son auditeur paraissait se charger d’un poids de plus en plus pesant. -N’y aperçois-tu rien de plus? -Si!... Sept lettres, ainsi disposées: trois, puis quatre... Cur Non!... -Pourquoi non! s’écria M. de Villeneuve. Sa devise!... Serait-ce Jacques, enfin?... Regarde bien celui à qui appartient ce bijou... et dis-moi son âge? -Oh! il est tout jeune!... Vingt ans au plus! L’exaltation du marquis tomba du coup. -Ce n’est point Jacques! -Mon Dieu! reprit Gloriette en joignant les mains, que dit son compagnon?... «M. le chevalier, vous pensez trop longtemps à la même... Vous allez perdre votre sobriquet de papillon et ne serez plus Coeur-d’Amour!...» Cet homme me fait du mal!... À qui peut penser le chevalier? J’ouvre son vêtement!... J’interroge son coeur!... Hélas! ce coeur est plein d’une seule image de femme!... Soudain, de grosses larmes jaillirent des yeux de Gloriette; prise d’un violent désespoir, elle tordit ses bras avec frénésie et acheva en un cri d’inexprimable angoisse: -Cette femme, c’est la brune jeune fille de la charmille... la jeune amazone... Il l’aime!... mon Dieu!... il l’aime!... Ah!... j’ai mal!... J’ai mal là! Ses deux mains se portèrent au côté gauche de sa poitrine en un geste poignant. Affolé par la rapide explosion de cette crise incompréhensible et redoutant une issue fatale, si la pauvre enfant n’échappait pas de suite au grandissime chagrin qui la secouait toute, le marquis s’empressa de l’arracher au sommeil commandé, au milieu duquel elle se débattait contre une souffrance morale intense. D’ailleurs, il croyait en savoir assez. Il venait de prendre la résolution décisive de profiter de l’absence inaccoutumée de Pierre Mirot pour scier le barreau et voler vers la liberté. En revenant à la vie réelle, Gloriette eut le geste des enfants qui s’éveillent et fut surprise de trouver ses yeux humides. Que s’était-il donc passé? Ah! elle se rappelait: un méchant homme était venu chagriner le vieillard qu’elle respectait et affectionnait au-dessus de tout; de là ses pleurs, sans doute. Voilà ce qui lui revenait à la mémoire. Quant à sa catalepsie, à son sommeil lucide, elle n’en conservait aucun souvenir, et la petite muette eût ri bien fort au nez de qui serait venu lui dire qu’elle avait pu voir des choses invisibles aux yeux du corps et pu les expliquer. Oh! cela surtout lui eût fait trouver la plaisanterie un peu forte, car, pour expliquer, il faut pouvoir parler, et elle se savait condamnée, la pauvrette, à ne jamais prononcer un seul mot!... Les douze coups de midi sonnaient à l’horloge de la chapelle du château, lorsque Pierre Mirot parut. Il était porteur d’un panier qui contenait pour son prisonnier la valeur de deux repas, celui du dîner de la méridienne et celui du souper. -Eh! quoi, bonhomme, s’écria le marquis en voyant son geôlier étaler toutes ces victuailles sur la table, et, feignant une profonde surprise, aurais-je prié quelqu’un à dîner sans le savoir? -Non, monseigneur, c’est simple précaution pour ce soir, car, par permission supérieure, nous allons un peu prendre l’air, ma fille et moi. -Vous m’enlevez Gloriette? -Oh! pas longtemps! Elle vous reviendra demain matin. Un congé de porte-clefs, ça ne pèse pas lourd, hé! hé! -Mais ma promenade quotidienne sur la plate-forme? -Sera reportée à un autre jour, monsieur le marquis. Pour aujourd’hui, la visite du seigneur officier des deux cours, la royale et la prévôtale, a dû vous apporter une suffisante distraction... «C’est un bien honnête homme que cet officier. Je craignais des reproches, un déplacement, un cul de basse-fosse peut-être, pour la liberté que j’ai prise de vous laisser vous installer dans cette salle... «Eh bien, le croiriez-vous, au moment où j’allais me confondre en excuses, dire, ce qui est vrai, que vous avez acheté ma conscience en me faisant boire, -car les pistoles qui peuvent procurer la boisson sont une invite à l’ivresse, -à ce moment, il m’a félicité chaudement de mon initiative... -On n’est pas plus humain! -Sur ce, monseigneur, permettez-nous, à ma fille et à moi, de prendre congé... Nous sommes attendus à Vaugirard... Un archer de la prévôté, un brave à tous crins, veut bien nous espérer en dehors de la troisième enceinte pour nous faire la conduite... Par ces temps troublés, Paris et ses abords sont mal fréquentés... -Vous craignez d’être attaqué, monsieur le bavard? -Bavard! moi?... Quant à être attaqué, ma foi, avec le soldat, j’ai moins de crainte... Quoique ça, faut avoir l’âme bien trempée pour s’aventurer de la sorte. -Pourquoi faire courir ces risques à votre fille? -Et qui serait marraine, monsieur le marquis? -Ah! vous allez au baptême d’un enfant? -De quelqu’un ou de quelque chose; d’un poupon ou d’une barrique de vin... Qui sait? Le loquace ivrogne prit la main de sa fille. -Allons, viens, Bouche-Cousue... Monsieur le marquis, ne vous ennuyez pas trop... On se reverra demain. -Attendez, fit encore M. de Villeneuve, avisant le léger costume de Gloriette. J’espère que vous n’allez pas contraindre cette enfant à courir les routes jambes et bras nus? -Si fait, si fait, monseigneur. La mère était d’Égypte, or la chair des filles de Bohême est amoureuse des baisers du soleil et des cailloux du chemin... Resté seul, Jacques de Villeneuve se prit à manger sans hâte, comme pour accomplir un devoir. Il repassait dans sa tête les différentes visions décrites par la voyante, cherchait à les coordonner, à découvrir le lien qui pouvait les raccorder l’une à l’autre. Enfin, n’y pouvant parvenir, il se leva en disant: -J’établirai tout cela plus tard; pour l’instant, il s’agit de préparer mon évasion. Pour se donner du courage, il prononça encore les noms de Marie et de Solange, puis, adaptant aux quatre pieds de la table des roulettes préparées d’avance, il fit progresser le meuble massif jusque sous la meurtrière, mit sur la table un lourd escabeau et se hissa avec agilité sur cet échafaudage. Il avait calculé juste, sa tête dépassait le bas de la meurtrière et il pouvait, de cet observatoire élevé, dresser le plan d’un grand rayon de pays, ainsi que des deux dernières enceintes particulières au donjon. Quant au premier rempart, celui qui défendait la cour dite des Fournisseurs, il ne lui était point permis de le voir, l’épaisseur du mur et le plat bord de la meurtrière le lui masquant. Aucun mouvement ne se faisait aux environs de la place; le silence le plus absolu régnait dans les cours intérieures et, à part un bûcheron, dont la cognée martelait l’aubier d’un chêne, sur la gauche, le bois semblait désert. Comme le gouverneur de Vincennes, toujours absent, ne doutait pas que l’escalade de la triple enceinte du donjon fût impossible, sur un ordre de service, les sentinelles avaient été supprimées depuis longtemps. Le prisonnier n’avait donc à redouter aucune surprise si ce n’est de la part de Pierre Mirot; or le geôlier était loin, il le savait. Par excès de précaution, cependant, le marquis n’attaqua le mauvais barreau indiqué par Gloriette qu’avec méthode et en rythmant le va-et-vient de sa lime improvisée sur les coups de la cognée qu’accompagnait en faux bourdon le chant traînard du bûcheron. S’il eût pu voir cet original abatteur de chênes qui ne frappait qu’avec le dos de sa hache, il n’eût pas été aussi satisfait de l’avoir pour innocent complice. En effet, si M. de Villeneuve ne pouvait voir le travailleur du bois, celui-ci, par contre, voyait fort bien le profil de la meurtrière, la main gauche du marquis cramponnée au barreau de droite et sa main droite, armée du brillant poignard à lame dentée, limant le barreau de gauche. Ce bûcheron solitaire n’était autre qu’un agent aposté là par Gaspard Mouvette. Il était arrivé, vers midi, dans les réserves de la faisanderie royale, et, tout en guignant du coin de l’oeil la fenêtre grillée du cinquième étage du donjon, il avait entrepris sa singulière, inutile et bruyante besogne. La première apparition des mains du marquis l’avait fait sourire et soupirer. -Ça y est, s’était-il dit. Encore une méchante ruse du patron qui va réussir!... «Je pourrais prévenir ce chercheur de liberté, -quelque seigneur sans doute, -de l’inutilité de sa tentative d’évasion, mais j’y perdrais le pain de mes enfants... «Non, mon devoir est d’observer cela jusqu’au bout et d’en aller porter les détails au seigneur lieutenant... Jacques de Villeneuve-Marsan travaillait sans relâche; il ne sentait pas la fatigue et remerciait intérieurement l’honnête coupeur de bois de lui faciliter sa tâche. Le soleil disparaissait derrière les hautes futaies de la grande Pinte quand le barreau, scié jusqu’au fil, lui resta dans la main. À bout de souffle, le marquis s’empressa de faire passer sa tête par l’ouverture. Il voulait connaître le bûcheron, voir son travail... Mais le coupeur d’arbres avait dû s’éloigner sans doute, puisqu’il ne put l’apercevoir et, chose plus étrange, il ne lui fut pas même possible de discerner l’emplacement occupé naguère par ce laborieux ouvrier, car aucune coupe n’existait aux environs, pas un tronc ne portait la trace d’une entaille faite par le fer! Sans s’arrêter à ce que cette constatation pouvait présenter d’anormal, le prisonnier admira avec plus d’intérêt une partie du magnifique panorama qu’il contemplait en son entier depuis dix ans, à chacune de ses promenades sur la plate-forme. Sur sa gauche, en arc de cercle, se remarquaient les chênes plantés par Olivier le Daim, le repopulateur de l’ancien bois; plus près, mais par-delà les réserves giboyeuses, s’ouvraient les coupes pratiquées sur l’ordre de Henri II pour les échafaudages de la Sainte-Chapelle; devant lui, la route royale, des bois et des cultures jusqu’à Montreuil; à sa droite, enfin, les abbayes des Minimes et des Moines de Saint-Maur-les-Fossés, et le ruban argenté de la Marne sous les hauteurs de Fontenay qui fermaient l’horizon. La nuit tombait. Le marquis abaissa son regard sur les formidables défenses qui ceinturaient le donjon et fut effrayé de se voir si haut perché. La fièvre qui l’avait tenu en haleine durant toute la journée commençait à le quitter; il éprouvait une lassitude générale. Devant l’énormité de la descente à accomplir et des travaux d’art à franchir sans aide, il commençait à douter de pouvoir mener son projet à bonne fin. -Pour cette nuit, d’ailleurs, il ne devait pas songer à pousser plus loin; ses muscles se raidissaient et il n’avait pas à sa disposition le matériel compliqué dont la nécessité venait de lui être démontrée: une corde, des échelles, des crampons! Où et comment se procurer cela?... Par Gloriette peut-être? Désolé d’être arrêté ainsi, dès le début, par ces empêchements auxquels il n’avait pas eu le temps de songer, son projet d’évasion datant de quelques heures à peine, le Grand Marquis remit le barreau en place, en dissimulant de son mieux les traces de coupure; descendit de son échafaudage, repoussa la table à sa place et alla se jeter sur son lit en pensant: -Je suis trop agité pour manger... Qui dort, dîne!... Je vais dormir, réparer mes forces, et demain, par tous moyens, je sortirai d’ici! Il ferma les yeux. Mais si le sommeil vint à son appel, ce fut avec tout un cortège de rêves où il se vit menant un combat fantastique pour protéger Marie et Solange... À cette même heure, de l’autre côté de Paris, le baron Courmantel capturait sans coup férir Pierre Mirot et Gloriette, retour de Vaugirard. Puis il était lui-même réduit à les relâcher, à se convertir et à suivre volontairement Coeur-d’Amour, après l’impétueuse contre-attaque de celui-ci. XVIII OÙ COEUR-D’AMOUR ET GRAIN-DE-RAISON INVESTISSENT VINCENNES. Après le duel du Pré-aux-Clercs, duel qui s’était terminé de la façon que nous connaissons, les mignons des deux Henri, abandonnant sur l’herbe le corps de Jan du Gaz, s’étaient éclipsés afin d’échapper aux gens du guet. Nous savons que messieurs les sergents de la police urbaine n’avaient rien à voir en cette affaire, puisque le bruit produit par l’arrivée de Courmantel, de Matraque et de leurs animaux avait seul alarmé d’Épernon et causé la panique. Les favoris du roi, entraînant Maugiron toujours gémissant, furent les premiers à disparaître au bout de la rue Tarane, mais leurs adversaires, sur un signe de Charles d’Entragues, s’arrêtèrent pour délibérer derrière les murs du parc de Villeneuve-Marsan, aux environs de l’abreuvoir. -Messieurs, leur dit le comte, si les hallebardiers sont à nos trousses, m’est avis qu’il serait sage de les dépister en tirant de deux côtés à la fois, même de trois, Ribérac accompagnera Schomberg vers la porte de Nesle, Mercoeur et Chicot rentreront dans Paris par la porte Buci, et le chevalier et moi, nous irons attendre, derrière la bicoque du gardien du jeu de Paume, le moment favorable pour remonter vers la Croix-Rouge. Cette retraite en ordre dispersé ayant été accueillie favorablement par tous, quelques instants après, tous deux abrités au revers de la baraque, Entraguet disait à Bernard: -Après les nombreuses preuves de vaillance et de science aux armes que vous venez de nous fournir, chevalier, je suis surpris de vous voir soucieux... Est-ce le cri lancé par Mlle de Villeneuve qui vous tracasse. -Ah! vous avez reconnu sa voix? -À quoi pensez-vous, chevalier?... Comment aurais-je reconnu une voix dont le son me frappe aujourd’hui même pour la première fois?... «Ce que j’ai pu faire, c’est rapprocher les termes de votre provocation héroïque de la Maison des Mignonnes de cette clameur de jeune fille lançant votre nom... -C’est vrai... Elle a prononcé mon nom! -Et d’une façon qui ne laisse aucun doute sur la profondeur de ses sentiments à votre égard... -Vous croyez? -Je vous le jure!... Or, je m’y connais assez bien!... Corbac! chevalier, déridez-vous, que diable!... Auriez-vous quelque autre projet de bataille en tête? Coeur-d’Amour ne répondit pas de suite... Il hésitait... S’il parlait, en quels termes le ferait-il pour ne point mettre son nouvel ami de moitié dans le secret du lâche complot qu’il avait surpris et qu’il s’était résolu à conjurer, lui tout seul. Pourtant, comme il ignorait Paris, il lui fallait bien s’ouvrir à quelqu’un, et qui, mieux que d’Entragues, pouvait lui venir en aide? -Monsieur le comte, prononça-t-il enfin, vous vous êtes montré si compatissant envers un pauvre inconnu... -Malepeste! un inconnu de votre trempe fait honneur à qui le seconde, chevalier. -Merci! Vous voyant dans ces bonnes dispositions à mon endroit, j’ose donc vous soumettre une requête... Je suis attendu... -Eh! par Dieu! s’écria joyeusement Entraguet, nous y voici!... Inutile de parler, chevalier... Je sais parfaitement où vous êtes attendu. -Vous? fit Bernard ébahi. -Oui, moi!... N’arrivez-vous point de Gascogne? -Si fait. -N’êtes-vous pas entré dans le faubourg par la Croix-Rouge!... La Croix-Rouge, vous m’entendez bien... autrement dit: la croix de Lorraine! -J’ignorais... C’est tout à fait par hasard. Le comte se mordit les lèvres. -Chevalier, il y a temps pour tout. Votre discrétion est aussi méritoire que superflue. Je sais qui vous attend, vous dis-je... «Ne feignez plus, et suivez-moi à l’hôtel de Lorraine. M. le duc de Guise sera très aise de vous recevoir. Il y avait déjà bien du temps que Coeur-d’Amour attribuait à un malentendu la familière conduite de d’Entragues. Ces dernières paroles le confirmèrent dans son opinion, et il voulut faire cesser le quiproquo. -Monsieur le comte, s’écria-t-il, dussé-je perdre si tôt l’amitié que vous avez bien voulu m’offrir, j’estimerais indigne de moi de vous laisser dans votre erreur. D’Entragues souriait. -Erreur?... prononça-t-il. Serait-ce aussi par erreur, ou par hasard, que vous mîtes cette cocarde à votre chapeau? Tout en parlant, de son doigt il touchait la branche de gui fleuri. -Seigneur, murmura Bernard, je suis un chevalier de fortune, c’est-à-dire indigent... C’est pour cacher le trou laissé à mon feutre par la plume envolée que j’ai dû mettre ce modeste panache coupé sur la route. Il se découvrit et montra son couvre-chef pour affirmer la véracité de ses paroles. Charles d’Entragues ouvrit de grands yeux. -Voilà une preuve irréfutable et que j’aurais mauvaise grâce à vouloir discuter, fit-il. Ayons donc pour entendu que, cavalier du Béarnais, vous avez chevauché jusqu’ici pour votre unique plaisir et que vous avez pris fait et cause pour les Villeneuve-Marsan contre le duc de Nemours par pure distraction. «Ceci admis, -et voyez si j’y mets du bon vouloir, -ceci admis, il n’en reste pas moins certain que vous avez un rendez-vous quelque part?... -À Vincennes. -À Vincennes!... Serait-ce indiscret de vous demander avec qui? -Avec Gloriette, la fille du porte-clefs du donjon. Cette réponse était venue tout naturellement à Coeur-d’Amour. Ne devait-il pas celer à quiconque le devoir qu’il s’était promis de remplir? -Oh! oh! modula le seigneur de Balzac, jolie fille! mais privée de la parole, m’a-t-on dit... Chevalier, il serait indigne de vous de vouloir abuser de cette malheureuse enfant! -Vertudiable! monsieur le comte, abuse-t-on de sa soeur? -Elle... votre soeur? -Hier au soir, devers la vigne des Chartreux, j’eus le bonheur de la tirer des griffes d’un bandit plus redouté que redoutable, et même de ramener ce brigand dans la bonne voie. -Ah! mais, chevalier, vos aventures passent toutes croyances: un combat, un sauvetage, une conversion, un mur jeté bas, une provocation et un duel, tout cela en moins de douze heures!... Je suis à vous... vive Dieu! je suis à vous quoi que vous fassiez... -Il me faudrait un cheval, puisque le mien a disparu. -Vous aurez un cheval, une maison pour vous abriter... des vêtements nouveaux pour vous changer un peu... Car, après l’éborgnage de Maugiron et la mort de Du Gaz, il serait imprudent de vous remonter avec ce justaucorps de cuir et ces chausses de drap. Un hennissement joyeux fit tourner la tête aux deux interlocuteurs; puis ce fut un jappement prolongé. -Djaoulia! Grain-de-Raison! s’écria Bernard en mettant un baiser sur les naseaux de la jument qui s’était arrêtée devant lui et en flattant de la main la tête laineuse du barbet. Vrai, je vous retrouve à propos. -Monsieur le comte, ajouta-t-il en remarquant l’intérêt que son compagnon semblait prendre à cette scène, il n’est plus besoin de me procurer un cheval... Je vous présente Djaoulia, ma plus ancienne, ma plus fidèle amie... C’est une sécurité, pour l’attaque comme pour la défense, d’avoir entre les genoux une pareille gazelle... Ah! combien de fois n’avons-nous pas chassé le tigre ensemble... -Vous avez chassé le tigre... En Béarn? -Non, beaucoup plus loin!... Quant à Grain-de-Raison, il m’est connu depuis beaucoup moins de temps. C’est le chien de ce malandrin humanitaire dont je vous entretenais à l’instant... «Comment Djaoulia et lui sont-ils parvenus à me retrouver sans le concours de mon écuyer Matraque et de Courmantel? Voilà ce que je ne me chargerais pas d’expliquer. -Ni même de rechercher quant à présent, coupa le seigneur de Balzac en tendant son oreille du côté du jeu de Paume. Chevalier, nous ne nous sommes déjà que trop attardés ici. Si vous m’en croyez, puisque vous possédez une monture, qui vaut à elle seule les deux meilleurs coureurs de mes écuries, vous accepterez mes propositions pour le reste... «À quelle heure votre rendez-vous tient-il? -Je voudrais être là-bas avant la tombée de la nuit. -Bien... nous avons tout le temps de vous métamorphoser... En route donc! Suivis de Djaoulia et de Grain-de-Raison, qui marchaient sur leurs talons avec une docilité remarquable, Charles d’Entragues et Bernard d’Arma gagnèrent la Croix-Rouge et rentrèrent dans Paris par la porte Saint-Michel. Ils ne devaient faire qu’une seule rencontre digne d’être notée. Après avoir traversé le premier bras de la Seine sur le pont Saint-Michel et comme ils allaient s’engager sur le pont au Change, tout encombré de maisons basses et humides, un cri fut poussé par une troupe de gens armés qui débouchaient de derrière l’église Saint-Pierre-des-Arcis: -Arrêtez l’homme à la branche de gui; le meurtrier du seigneur de Maugiron! -Alerte! souffla le comte en poussant le chevalier sur la voie étroite du pont. Et se tournant vers un groupe de mendiants disposés en ordre sur les marches du temple, il prononça tout bas: -Lorraine! En un instant, sous la conduite de Nathaniel-le-Lépreux, les plus hideux porteurs de plaies de la Cour des Miracles encombrèrent l’entrée du pont. Il y eut tumulte et bataille au profit des fugitifs, qui purent traverser le pont et débouchèrent, en courant, devant un château- fort d’aspect sinistre. -C’est le Grand-Châtelet, expliqua le comte. L’hospitalité qu’on y offre manque d’attraits, m’a-t-on assuré; Dieu vous garde donc, chevalier, d’être invité à y faire un séjour quelconque. -Allons-nous le contourner? -Pas n’en est besoin. Tournons à droite, contre l’église Saint- Leufroy, et prenons par la Grève, jusqu’à la maison des Piliers. D’ici à notre refuge, la distance n’est que de mille pas à peine. Quelques instants après ils pénétraient dans la petite rue du Pet- au-Diable et s’arrêtaient devant la porte d’une maison de bonne tournure. Dès la porte franchie, Entraguet cria: -Holà! Morvan, ce cheval à l’écurie... Du vin, des vivres, une chambre et un vêtement neuf pour monsieur le chevalier... «Attends!... désormais, monsieur le chevalier pourra rentrer ici ou en sortir selon sa fantaisie... Cette maison est la sienne, tant qu’il voudra bien me faire l’honneur de l’habiter, et je te donne à lui!... Bernard rougit jusqu’aux oreilles. -Sur mon honneur, murmura-t-il, je ne saurais pousser aussi loin l’oubli de ma dignité, seigneur comte. Je refuse tant de faveurs, parce que j’ai la conviction que vous me comblez ainsi en croyant en obliger un autre. -Et, sur mon honneur à moi, riposta d’Entragues, j’estime que vous poussez trop loin l’art de vous amoindrir, chevalier!... Si vous croyez me devoir quelque chose pour le peu que je vous offre, eh bien! vous me payerez lorsque la fortune vous aura montré un visage souriant... «D’ici là, ne me refusez pas ce que je vous donne de grand coeur au nom de votre esprit batailleur, de votre amour et de la mort vers laquelle vous allez courir peut-être: Arma-Amor-Morte. Coeur-d’Amour sursauta et porta la main à sa poitrine en pensant: -Aurait-il vu? Mais il se souvint que seul son médaillon s’était montré avant le duel et que le parchemin éventré et maculé -pauvre témoin d’un drame ignoré -n’était pas sorti de l’étui protecteur. Alors, emporté par une involontaire émotion, il prit la main qui lui était tendue et la pressa avec force en disant simplement: -J’accepte! Il pouvait être un peu plus de quatre heures de l’après-midi quand Bernard d’Arma, bien lesté, bien reposé et doté d’une dernière accolade de l’obligeant comte, franchit la herse de la porte Saint-Antoine. Monté sur Djaoulia harnachée de neuf, et précédé par Grain-de- Raison, auquel ce courtisan de Morvan avait fait faire toilette, le jeune homme ayant plus que jamais fière mine sous son nouveau costume, fut salué par tous les archers du corps de garde, car il avait bel et bien la tournure d’un grand seigneur allant à de galantes aventures. Cette pensée pouvait d’autant plus facilement venir aux braves soldats qu’il s’engagea sur la route menant au village de Reuilly, dont un couvent de filles passait pour attirer les gentilshommes avides de s’instruire et de paraphraser certains passages du Cantique des cantiques. Bernard ne se doutait point de cela et ne s’en fût guère soucié s’il l’eût su. Il s’intéressait vaguement au va-et-vient de Grain-de-Raison qui l’avait adopté pour maître avec un extraordinaire sans-gêne et semblait ne plus se souvenir ni de Courmantel, ni de son ancien métier de simulateur de foule. Depuis qu’il s’était réveillé, dans la maison de la rue du Pet-au- Diable, la pensée de Solange l’avait repris tout entier, et c’est pour Solange qu’il allait à la délivrance du Grand Marquis, dont il ignorait presque l’existence hier encore; pour elle qu’il tenait à batailler contre les assassins stipendiés par Catherine. C’était un enfant généreux. L’existence eût été pour lui vide et fade s’il s’était trouvé dispensé d’entrer en lutte, de s’efforcer d’aimer et de vaincre. Lorsque les dernières maisons s’espacèrent, il mit sa jument au pas. Il avait conscience qu’arriver trop tôt serait une imprudence. Il savait, par la conversation entendue la veille, qu’il n’y avait autour du donjon aucun cordon de sentinelles; les précautions étaient bien prises pour favoriser le coupe-gorge organisé par les scélérats, mais ceux-ci pouvaient se défier et lui ne devait point leur donner ombrage, en dénonçant sa présence avant de s’être introduit dans la place. Car il pensait pouvoir s’y introduire, le brave jeune homme: Il ne se faisait qu’une idée très relative des défenses de la citadelle qu’il devait envahir... Bonaguil représentait, à son sens, le summum des maisons fortes, or, chaque jour, durant des mois, n’avait-il pas franchi les murs du parc de Bonaguil? Vincennes ne pouvait lui résister davantage!... Lorsque l’on chevauche seul sur une route déserte, la rêverie se ressent des variations du paysage. Passé Reuilly, aux premiers arbres du bois, celle de Bernard avait tourné; il croyait revoir le comte d’Entragues, ce serviable et brillant gentilhomme qui, abandonnant inopinément la cause de ses compagnons de fête, s’était soudain rangé de son bord en s’intitulant son second. Il le revoyait s’insurgeant contre la stupide lâcheté du duc Roland, au moment où celui-ci se vantait d’épouser la Villeneuve et d’hériter de tous les titres et biens du Grand Marquis. Avoir le puissant favori pour rival n’importunait guère Bernard; celui-là, il savait pouvoir le tuer s’il devenait trop encombrant, mais il se sentait le coeur tout meurtri à l’idée que le seigneur de Balzac pouvait être, lui aussi, dans les mêmes conditions. Oh! cela ne pouvait pas être, non! car ce gentilhomme si fier et si brave n’eût jamais laissé, pour la défense de sa dame, aucune autre épée sortir du fourreau. La jalousie possède un instinct supérieur à toutes les bonnes raisons. La sympathie qui l’attirait vers le comte ne se fût pas produite si pareille rivalité eût été possible. Il n’était pas non plus sans avoir entendu parler de la faction des mécontents, de la tendresse sur pied de guerre qu’affectaient l’un pour l’autre Henri de Valois et Henri de Guise, aussi, à son sens, d’Entragues devait faire partie d’une puissante association dont les affiliés se recrutaient dans la noblesse, dans la bourgeoisie et même parmi les ruffians. Il en avait eu la preuve en voyant les loqueteux et les infirmes leur venir en aide au premier mot glissé par le comte à l’oreille de l’un d’eux. Le mot ainsi lancé, il n’avait pu le saisir, mais il ne pouvait douter que le brillant seigneur de Balzac ne fût connu et respecté des gens de la cour des Miracles. Parmi l’imbroglio des aventures qui pleuvaient sur lui depuis son arrivée en vue de Paris, l’énigme la plus insoluble, la plus compliquée était représentée, pour Coeur-d’Amour, par la personne de son nouvel ami. Il ne pouvait admettre que le hasard seul avait présidé à leur rapide intimité. Et cette phrase latine: Arma-Amor-Morte! qu’il croyait être seul à connaître, cette phrase inscrite sur le parchemin recueilli sur l’étrangère morte à Barbotan, où donc le comte aurait-il pu l’apprendre, puisque le parchemin n’était pas sorti de sa cachette, de l’étui placé sur la poitrine du chevalier, entre la toile de la chemise et la peau? Était-ce une devise de passe, comme le gui devait être un signe de ralliement? Car Charles d’Entragues avait-il assez insisté au sujet de cette malheureuse branche de gui plantée dans le chapeau du voyageur? S’était-il assez débattu pour faire avouer que cet ornement comportait certainement une signification plus qu’une utilité. Si Coeur-d’Amour se perdait dans ce dédale, il n’en continuait pas moins son chemin dans la bonne direction, car Grain-de-Raison, qui semblait savoir où il devait aller, marchait en éclaireur, et Djaoulia, la bride sur le cou, le suivait docilement. Quand ils eurent dépassé l’emplacement sur lequel devait s’élever plus tard le couvent de Picpus, le jeune homme parut se réveiller et regarda tout autour de lui. Le soleil déclinait rapidement. En face du cavalier, le bois, chargé de gros bourgeons et de petites pousses vertes, formait une ligne sombre. -Hop! prononça Coeur-d’Amour, craignant d’être en retard. À ce mot bien connu d’elle, la jument arabe dressa les oreilles et prit un petit trot allongé. Le barbet tourna la tête, jappa joyeusement et pointa en avant. Cette nouvelle allure obtenait son assentiment. Bientôt chien, cheval et cavalier s’engouffrèrent sous la voûte des arbres. Tous trois suivaient un sentier de chasse à peine tracé. La huitième heure était passée depuis peu lorsque Bernard d’Arma, traversant les coupes du roi, se vit soudain en présence du donjon de Vincennes, qu’une infâme machination avait assigné pour tombeau au père de Solange. Sans ralentir, il traversa de biais tout le terrain dénudé et, voyant une brèche au mur de la réserve giboyeuse qui contournait les côtés est et sud des remparts, il y courut droit et siffla doucement. Djaoulia comprit. Ce que lui demandait son maître n’était qu’un simple jeu pour la souple cavale habituée à voler au-dessus des précipices. Elle se ramassa sur ses jarrets, les détendit, s’enleva avec la gracieuseté d’un chamois et, l’instant d’après, Bernard mettait pied à terre dans la zone interdite, au lieu précis où, la veille, le fantaisiste bûcheron s’était employé à faire sonner les arbres, sans en détériorer un seul. Bernard fit pénétrer son cheval au centre d’un buisson, pour le dissimuler, et ordonna à Grain-de-Raison de se coucher. Le barbet obéit sans se faire prier, mais non sans surprise, car si, avec Courmantel, il s’était accoutumé à tenir de sournoises factions, il croyait bien ne pas avoir à recommencer un métier déshonorant avec son maître intérimaire. Alors, mais alors seulement, Coeur-d’Amour put contempler en détail l’imposante citadelle, ses fossés, son mur infranchissable et son énorme tour carrée, autour de laquelle sa triple enceinte de pierres grisâtres formait une défense capable de défier les assauts d’une armée. Il fut stupéfait de voir qu’il pouvait exister quelque chose d’aussi formidable. -Bonaguil n’était qu’un jouet! murmura-t-il. Jamais aucun ennemi, si puissant fût-il, ne saurait forcer ce colosse!... «Vincennes est imprenable5! Il n’eut pas une seconde de découragement, pourtant. D’ailleurs, il ne s’agissait pas pour lui d’assiéger le donjon, mais de découvrir une fissure à sa carapace monstrueuse pour s’y introduire et besogner au mieux des intérêts du Grand Marquis. À un moment, il pensa: -Comment peut-on ne point mourir dans ce léviathan de pierre?... Comment ma petite soeur Gloriette a-t-elle pu y vivre enfermée et même y devenir si jolie? «Ah! si je pouvais la voir, cette mignonne blondinette sans voix, si je savais le moyen de me mettre en communication avec elle... À nous deux, certainement, nous arriverions à mettre le vaillant marquis hors de peine. «Allons, le jour baisse... L’heure du guet-apens est proche... À la besogne, Coeur-d’Amour!... C’est pour obtenir un sourire de Solange que tu vas batailler, mon ami! Il se prit à longer lentement la haute muraille en examinant soigneusement tous les défauts de la pierre. De ce côté, le rempart n’était qu’imparfaitement entretenu, car il était défendu expressément de pénétrer dans les réserves royales et les bourgeois de Vincennes et de Saint-Mandé n’avaient garde de se risquer dans ce lieu prohibé! Bernard ne tarda pas à se trouver devant une petite porte dissimulée dont le battant en bois épais, mais en partie rongé par la mousse et l’humidité, présentait de légères solutions de continuité. Il mit son oeil à l’une de ces fentes, puis son oreille. Il ne vit ni n’entendit rien. Alors, tirant son poignard, délibérément, il attaqua le bois autour de la serrure. Le bois était vermoulu, presque réduit à l’état d’amadou. Il ne fut pas long à céder. La porte s’ouvrit. Avec précaution, le chevalier pénétra dans la première enceinte. C’était un chemin de ronde d’une largeur de trente-cinq pieds, un chemin désert et jamais visité. Sur le sol, l’herbe y croissait en toute liberté. Bernard n’eut pas besoin de longer la seconde muraille pour chercher son défaut. Dès l’abord il avait avisé une deuxième porte dans le prolongement immédiat de la première. Cette fois, il ne prit pas la peine d’espionner avant d’en commencer l’attaque. Le temps pressait. Et puis, qui pouvait soupçonner sa présence?... Si les assassins étaient à leur poste, ce devait être dans la dernière cour, à l’abri de la troisième enceinte; trop loin pour entendre. La nouvelle porte offrit plus de résistance, car elle avait moins d’âge que la première. Il ne put en venir à bout qu’après un travail acharné, qui dura un bon quart d’heure. Comme il pénétrait sur le second chemin de ronde, il eut un instant d’angoisse et tira son épée en faisant un bond de côté... Était-il découvert?... Un corps mouvant venait de frôler ses jambes. Ce n’était qu’une fausse alerte!... Il s’en rendit compte tout aussitôt en voyant Grain-de-Raison se rouler à ses pieds. Contre l’ordinaire des chiens, qui, lorsqu’ils viennent de commettre une frasque, donnent de la voix, comme pour appeler le pardon, l’intelligent barbet ne laissait parler que ses yeux suppliants et n’aboyait point. Bernard d’Arma sourit de sa peur et rengaina. -Bonne bête, murmura-t-il. Oui, je te comprends, tu ne voulais pas me laisser prendre tous les risques... Eh bien!... reste! Peut- être pourras-tu m’être utile... Qui sait? Une troisième porte se voyait dans le prolongement des deux autres. Celle-là, par exemple, il eût été puéril de la vouloir violer. Elle était doublée de fer. Le chevalier écouta. Un silence impressionnant pesait sur le donjon et sur ses alentours. Le meurtre était-il déjà perpétré? Du pied de la muraille, Bernard ne pouvait plus apercevoir le donjon dont l’écran colossal, interceptant les derniers rayons du jour, épaississait le crépuscule de ce côté. Son coeur se serrait, il s’enfiévrait de ne pouvoir connaître ce qui se passait derrière ce rempart, dans cette cour des fournisseurs où devaient être tapis les faux aides forgerons réunis par Peaunoire. Le mur, fait de pierres taillées et assemblées au ciment, présentait une surface unie. C’eût été folie que de vouloir en tenter l’escalade. Mais c’était le seul chemin qui fût à la disposition du silencieux, forceur de citadelle et, si démente que lui parût être cette tentative, il résolut de l’entreprendre. Voici pourquoi: Échauffé par le mouvement qu’il s’était donné à briser la résistance des deux premières portes, il avait dû arracher les boutons supérieurs de son pourpoint pour donner de l’air à sa poitrine. Or, son regard étant tombé sur le médaillon attaché à son cou, les deux mots de la devise inscrite en exergue de la scène de L’Arioste le frappèrent: Cur non? Cette question de la médaille, en cet instant où les secondes avaient une mortelle valeur, lui parut être une réponse sensée à son hésitation. Il la tint pour un ordre impérieux et répéta en calculant la hauteur de l’obstacle: -Pourquoi non? Il chercha Grain-de-Raison. Le chien n’était plus où il l’avait laissé; il s’était avancé de quelques pas et flairait bruyamment au pied du mur. -Ici! siffla Coeur-d’Amour, tout en déroulant de sa ceinture une sorte de lasso. Ici! Grain-de-Raison! Avant d’effectuer sa redoutable ascension, il voulait attacher le chien qui eût pu s’accrocher à lui. Contre son attente, l’obéissant barbet, sans se déranger, mit ses griffes au lieu même où s’était précédemment collé son museau et se prit à gratter avec entrain. Intrigué, Bernard d’Arma voulut voir ce qui retenait le chien et s’avança. Ô prodige! l’instinct de l’animal lui avait fait découvrir la seule blessure de cette muraille polie. En cet endroit, de la base au faîte, courait une lézarde zigzagante dont les retraits et les points de suture allaient prodigieusement faciliter le tour de force rêvé par le jeune homme. -Merci, bon chien, murmura-t-il en caressant la rude toison du barbet. Vertudiable! tu as plus d’esprit que bien des chrétiens de ma connaissance! Il attacha solidement au collier du quadrupède le bout libre de son lasso, l’autre bout restant accroché à sa ceinture, et recommanda: -Reste là!... Pas d’émotion, surtout... Quand je serai là-haut, pour ta récompense, je te promets de te hisser à ton tour et de te faire voir du pays!... En attendant, motus! Sans plus attendre, il posa le pied dans le trou élargi par Grain- de-Raison, planta son poignard dans une jointure, juste au-dessus de sa tête, et commença à s’élever sur le rempart perpendiculaire. C’était d’une inconcevable audace! S’il eût été donné à quelqu’un de voir ramper sur ce mur à pic cette larve humaine, nul doute que le témoin d’une aussi téméraire entreprise eût senti ses cheveux se dresser sur sa tête! Mais la délirante obsession de Coeur-d’Amour devait lui faire réaliser l’irréalisable! Trois minutes après, ni plus ni moins, il atteignait le rebord en surplomb et, d’un rétablissement vertigineux, s’élançait sur le faîtage. Là, il se coucha, tant pour éviter de se faire voir que pour conjurer une chute mortelle, car le sang bourdonnait à ses tempes. De ce poste élevé, il pouvait voir toute la partie est de la cour des fournisseurs et la massive tour carrée qui y prenait racine. L’appentis dont avait parlé l’aide tourmenteur, dans sa conversation avec Gaspard Mouvette à la maison des Mignonnes, l’appentis contenant la forge des riveurs de fer était appuyé à la base du donjon. Sa porte était entr’ouverte, sa cheminée fumait, son soufflet ronflait doucement. C’est là que devaient être réunis les faux forgerons, les assassins. L’affaire n’avait pas encore eu lieu. Les misérables apprêtaient leurs armes! Tout en reprenant haleine, Bernard se rendit compte aussi que, le moment venu, il ne lui serait pas permis d’apporter l’aide de son bras au prisonnier attaqué par ces lâches. En effet, de ce côté, le sol était très en contrebas et, sur une largeur de quinze pieds, à partir de l’enceinte, défendu par une plantation de piques en forme de chevaux de frise. Vouloir franchir d’un saut cette défense barbare c’était se vouer à une mort certaine. Allait-il donc devoir assister à la lutte homicide comme un inerte témoin? Ah! l’abomination! Non, il n’en aurait pas le courage. Mais d’où allait venir le Grand Marquis? Son oeil égaré gravit progressivement tous les étages du donjon et ne remarqua rien de particulier. Alors il songea à Grain-de-Raison, déhala la corde. Ce dut être une souffrance pour le chien de se voir ainsi emporté entre ciel et terre, cependant, héroïsme étrange, il ne se débattit pas et prit pattes sur l’entablement du mur sans avoir fait entendre le moindre jappement. Bernard l’embrassa et le fit se coucher auprès de lui. Il fallait attendre; il fallait veiller. Quelques minutes se passèrent ainsi. Le silence n’était troublé que par un ronflement discret, celui du soufflet de forge. Soudain, un grincement imperceptible sembla tomber du ciel et fit relever la tête au fidèle barbet. Instinctivement Bernard d’Arma l’imita. Mais ce qu’il vit le pétrifia d’épouvante! XIX CATHERINE TRAVAILLE. L’Hôtel de Soissons, dont il ne reste aucune trace, était situé sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la Bourse du Commerce. Précédemment dénommée Hôtel de Nesle, du nom de son premier possesseur, qui en fit don au roi Louis IX et à la reine Blanche, cette célèbre habitation passa des mains du comte de Valois, frère de Philippe le Bel, dans celles de Jean de Luxembourg, roi de Bohême. D’où sa deuxième dénomination: Hôtel de Bohême ou de Béhague. Après deux siècles de vicissitudes, l’ancien hôtel de Nesle, dont la majeure partie servait d’abri à une réunion de filles pénitentes, fut rasé sur les ordres de Catherine de Médicis, qui avait choisi son emplacement pour y faire élever une nouvelle construction désignée désormais sous le nom d’Hôtel de Soissons. À l’époque dont nous parlons, cette magnifique et grandiose demeure se composait de trois corps de bâtiments principaux. Celui du centre, le plus important, était bâti en retrait, se divisait en deux pavillons couverts d’ardoises et était flanqué de deux autres bâtiments en avant-corps. En avant du pavillon central s’étendait la cour, fermée par une galerie à terrasse percée de fenêtres. Un portail copié sur celui de Farnèse, à Capprarole, donnait accès dans l’hôtel. Une Vénus de marbre, oeuvre de Jean Goujon, ornait le centre d’un bassin de marbre de même couleur qui tenait le milieu d’un parterre, auquel on pouvait arriver après avoir traversé la cour d’honneur. Faisant face aux appartements de parade, le jardinier paysagiste de la cour avait tracé un autre grand parterre à la française qui allait jusqu’aux rues de Grenelle, Saint-Honoré, des Deux-Écus et Coquillière et dont les allées plantées et les massifs de verdure masquaient des maisons circonvoisines. Pour terminer cette description topographique, ajoutons que l’aile droite contenait une chapelle recelant de grandes richesses et que, opposition d’une âme tiraillée entre les saintes croyances et les superstitions antireligieuses, accolée à l’aile de gauche, se dressait une colonne supportant l’observatoire et le laboratoire édifiés pour l’usage de Côme Ruggieri, dont la science arrachait aux astres tous les secrets concernant l’avenir. Tout le derrière de l’hôtel où Catherine de Médicis s’était installée depuis les derniers dissentiments survenus entre elle et son dernier fils, confinait à la rue du Four. La veuve d’Henri II touchait alors à sa cinquante-neuvième année. Grande femme à la figure ferme et froide, au béguin toujours bien collé, il ne lui restait plus rien de cette beauté italienne dont Varillas nous a laissé un portrait, plus rien de son ancienne coquetterie qui lui avait fait inventer une nouvelle manière de monter les haquenées pour mieux faire admirer sa jambe gantée d’un bas de soie. Ce qui restait encore à cette reine qui, durant quarante-cinq ans, n’avait vécu que d’intrigues, de ruses et de mensonges, c’était, poussée aux plus extrêmes limites, la blanche matité de son teint et la mobilité d’un regard fascinateur. Plus que jamais elle «sentait le cadavre», comme l’avait dit son époux, qui éprouvait à son endroit une répulsion profonde et ne s’était astreint à faire son devoir auprès d’elle qu’en de rares occasions, en «surmontant la nature»! C’est qu’elle était issue d’une famille tellement endommagée par la terrible maladie du siècle, cette maladie à laquelle avait succombé François Ier, qu’elle devait fatalement conduire la race des Valois vers la dégénérescence et l’extinction. «Froide comme le sang des morts, dit l’implacable Michelet, Catherine portait en elle le germe morbide qui avait tué son père et sa mère; elle ne pouvait avoir d’enfants qu’aux temps où la médecine défend spécialement d’en avoir.» Sans les remontrances de Diane de Poitiers qui voulait à son amant une lignée légitime, il est probable que la France n’eût pas eu l’attristante faveur de voir d’autres Valois succéder au fils du vainqueur de Marignan. «Le premier fléau désiré fut François II, roi pourri, qui mourut d’une fluxion d’oreille et nous laissa la guerre civile. «Le second fut Charles IX, ce fou de la Saint-Barthélemy. «Puis un énervé, Henri III, et l’avilissement de la France.» Alors purgée, féconde d’enfants scrofuleux et d’avortons mort-nés, la fille du duc d’Hurbin et de Madeleine de la Tour put vieillir engraissée, gaie d’une gaieté sinistre et toujours à l’affût d’une nouvelle infamie à commettre, si celle-ci pouvait lui faire espérer qu’elle verrait revenir à elle son fils préféré. C’est auprès de cette femme fatale que nous allons introduire le lecteur. Revenons à cette matinée qui vit la fin de la fête de la maison des Mignonnes, le duel du Pré-aux-Clercs, l’ordre donné à Matraque par l’espion au manteau de transporter le corps de Jan du Gaz au Louvre, l’arrivée de Bernard d’Arma au refuge de la rue du Pet-au- Diable, le conciliabule du cul-de-sac du Paradis, et enfin la disparition de Divine, la folle de la cour des Miracles. Il pouvait être dix heures, les fenêtres de l’hôtel de Soissons restaient closes, tout y semblait encore endormi, pourtant depuis longtemps déjà la reine-mère était dans son oratoire, recevait des visites ou dépouillait les avis envoyés par les nombreux espions qu’elle entretenait un peu partout. C’était une infatigable travailleuse; catholique entêtée à certaines heures, presque païenne à d’autres moments, selon que son intérêt la poussait vers la religion ou vers l’impiété. Dieu a toujours été quelque peu traité en égal par les grands de ce monde; entre roi du ciel et rois de la terre, on se doit faire des concessions; la bonne intelligence est à ce prix. Donc, Catherine travaillait! Elle avait écouté le récit de tout ce qui s’était dit ou fait la nuit précédente dans l’établissement de la Poulpe. Dans tout ce fatras, une seule chose avait paru l’intéresser vivement: l’entrée théâtrale de ce jeune inconnu venant fustiger de son insultant défi le favori des deux cours, l’homme choisi par elle pour épouser Solange de Villeneuve-Marsan et commencer la désagrégation de cette bande de voluptueux jeunes gens qui formaient l’entourage du roi! Ah! mais, allait-il venir compliquer son jeu, cet impudent garçon? Et d’abord, d’où venait-il?... Qui était-il? Mlles de Limeuil et de Saint-Rémy n’ayant pu répondre à ces questions, -on doit se rappeler qu’elles avaient été congédiées par le duc Roland avant la fin de l’explication, -furent autorisées à se retirer et à s’aller mettre au lit. Ces demoiselles n’eurent garde de refuser, elles avaient un urgent besoin de repos et ne chômaient guère depuis la disparition des cent cinquante filles nobles de l’escadron volant. Lorsqu’elles se furent éloignées, Catherine demanda à l’une de ses caméristes: -Gaspard Mouvette est-il rentré cette nuit à l’hôtel? -Non, madame. -C’est étrange!... Qu’on aille me quérir mon astrologue; j’ai besoin de savoir, par lui, si cet étranger maladroit nous sera utile ou nuisible. La camériste ne bougea pas. -Eh bien! Bella, n’as-tu pas entendu? -Madame, le seigneur Abou-Nadarah a quitté l’hôtel un peu avant minuit. -Par où? -Par la porte qui lui est particulière; celle donnant sur la rue des Deux-Écus. -C’est juste, approuva la reine; il est libre d’agir à sa guise. Ceci était dit pour la camériste, car, en son for intérieur, elle pensait: -Quel singulier homme, ce musulman!... Un savant?... Oui, certes, mais une énigme vivante!... Il ne s’est attaché à moi qu’après avoir reçu l’assurance qu’il serait libre d’aller et de venir à son gré... «Où va-t-il? Que fait-il? «Si je le faisais surveiller?... «Non, ce serait imprudent, autant qu’inutile; car il devine tout et sait tout... Les astres lui parlent!... Je crois ce qu’il me dit, et parfois il me fait peur, lorsque dans ses yeux inquiétants, s’allument des flammes dévorantes! «Ah! comme je préférerais mon pauvre René, celui-là me comprenait, celui-là m’aimait; Nostradamus, lui, ne possédait pas toute ma confiance... et Ruggieri s’est fait prendre sottement... Catherine en était à ce point de ses réflexions lorsqu’on vint lui annoncer miss Huming qui venait d’arriver à l’hôtel et demandait à l’entretenir. Elle ordonna de l’introduire. C’était bien miss Huming, soeur cadette de l’Écossaise qui fut aimée par Henri II, miss Huming que nous vîmes à Bonaguil et à l’hôtel de Villeneuve-Marsan, miss Huming dont la mission affichée avait été de ramener à Paris les dames exilées, mais dont l’officieuse servilité ne devait point s’arrêter à l’accomplissement d’une aussi facile besogne. La belle blonde pénétra dans l’oratoire d’un pas frisant. Les yeux baissés, le buste incliné en avant dans une posture d’humilité respectueuse, elle vint jusqu’à sa maîtresse, s’agenouilla devant elle, puis posa ses lèvres en fleurs sur la main froide qui lui était tendue. -Ma souveraine, murmura-t-elle de cette voix archihypocrite que savaient prendre toutes les personnes dressées par Catherine, vos ordres ont été exécutés... Celles que vous m’avez envoyé quérir sont à Paris. D’un geste autoritaire, la Médicis renvoya Bella, puis, lorsque la lourde portière fut retombée sur la camériste, elle murmura: -Bien, Huming, je suis contente de toi... relève-toi!... Dis, tu as pu voir de près la Villeneuve-Marsan, l’étudier... Est-elle belle? -Madame la marquise est la plus fière beauté que je vis jamais, madame. Catherine gardait au coeur une plaie bizarre, faite de la jalouse inimitié qu’elle avait vouée jadis à l’épouse du Grand Marquis. Elle se souvenait toujours avoir remarqué les regards admirateurs jetés sur celle-ci par René le Florentin, le seul homme qui eût fait battre le viscère de tigresse enfermé dans sa poitrine. Elle explosa, terrible: -Je ne parle pas de celle-là, malheureuse!... Celle-là ne pourra jouir longtemps des faveurs. Mais sa fille?... la future duchesse de Nemours? -Que ma souveraine veuille bien me pardonner un instant d’oubli... Mlle Solange est délicieuse... -Facile à former? -Je me suis renseignée dans les environs de Bonaguil... On lui prête une aventure! -Avec qui, cette aventure? -Avec un jeune aventurier étranger au pays, madame. -Son nom? -Je n’ai pu connaître de lui que son sobriquet: Coeur-d’Amour. -Qu’importe!... Il est loin... -Excusez-moi, madame. Un cavalier, accompagné de son écuyer nous a suivis depuis Villeneuve-d’Agen... À l’émotion que manifestait parfois la demoiselle, j’ai cru comprendre... -Que ce cavalier n’était autre que Coeur-d’Amour?... Il faudra veiller à cela, Huming... «Qu’est-ce? Cette question s’adressait à Bella. La camériste se remontrait sous la portière légèrement soulevée. -Madame, c’est un pli envoyé par le lieutenant de garde à la porte de Nesle. La Médicis brisa le cachet et prit connaissance du rapport suivant, sans que sa froide figure fût animée du moindre reflet de ses sentiments intérieurs: «Les soupeurs réunis cette nuit à la maison des Mignonnes se sont rencontrés ce matin au jeu de Paume du Pré-aux-Clercs. La provocation venait d’un jeune inconnu introduit chez la Poulpe on ne sait par qui, ni comment... «Messieurs les amis de Sa Majesté ont beaucoup souffert... L’étranger, spadassin de la plus redoutable espèce, a désarmé monsieur le chevalier Jan du Gaz et fait sauter l’oeil droit du seigneur de Maugiron... «Des ordres ont été donnés pour rechercher et appréhender le jeune inconnu, qui, signe distinctif, porte à son chapeau une branche de gui fleuri.» Tout en déchirant le pli en tout petits morceaux, la Médicis pensait: -Du Gaz, égorgé?... Bon, cela!... Un de moins!... Maugiron rendu borgne!... Admirable!... Car Henri aime trop la beauté pour conserver sous ses yeux un visage ainsi enlaidi!... «Ce jeune pourfendeur a fait là de bien belle besogne, et j’aimerais à le savoir à l’abri des poursuites. «Au fait, il serait bon de s’attacher un tel homme... Par la mère du Christ! avoir désarmé Nemours, le roi des raffinés, n’est pas une action de manchot! Puis, prise d’une idée subite, elle demanda: -Dis donc, Huming, le cavalier qui vous fit escorte sur les routes avait-il une plume rouge à son chapeau? -Ah! j’avais oublié de vous faire connaître ce détail, madame. Au lieu et place du panache, son couvre-chef ne portait pour tout ornement qu’une branche de gui... -Fleuri? -Fleuri, oui, ma souveraine... Vous saviez donc?... -Je sais, exclama Catherine, je sais que ton aventurier sans grande conséquence, ton Coeur-d’Amour, est un seigneur déguisé, puisqu’il a pu croiser le fer contre les plus nobles gentilshommes du royaume!... «Je sais aussi que c’est un diable à tous crins et que, si nous ne voulons le voir nous causer des ennuis, il nous faudra le museler à temps? -Mademoiselle de Villeneuve-Marsan... -Ne doit point le revoir... Veille à cela... et, au cas où il se présenterait, fais-moi prévenir de suite... Mais qu’as-tu donc amené là, Huming? De son doigt tendu, la Médicis désignait un paquet rectangulaire et plat resté sur le tapis où s’était agenouillée miss Huming en arrivant. -C’est le portrait de M. de Villeneuve-Marsan, madame. Ne m’aviez- vous point fait dire de vous l’apporter? -Si fait, Huming, si fait! Tu as pu le décrocher? -Dans le grand salon, ce matin... Il serait imprudent de le laisser trop longtemps hors de son cadre. -Oh! tu vas pouvoir le remporter dans un instant et le remettre en place. «Tiens, va t’asseoir dans ce coin sombre... J’entends venir ceux qui vont avoir à prendre un modèle de cette peinture.» Comme si cette parole eût eu le don de faire surgir Bella, la camériste reparut à cet instant et annonça: -Le seigneur Gaspard Mouvette avec un personnage de fière mine, mais bien mal vêtu. Catherine sourit. Le personnage mal vêtu était l’homme attendu par elle. -Retire cette toile peinte de son enveloppe, dit-elle, et place le châssis bien en vue, debout sur la tablette du prie-dieu... «Bien!... Maintenant, tu peux l’introduire. Elle fit effectuer à son buste, haut corseté de la cuirasse à la mode, une évolution tournante, pour donner un regard à la toile exposée. C’était le portrait d’un gentilhomme de trente ans, d’allure hautaine, de tournure vaillante. Il était harnaché du costume de guerre employé quinze ans plus tôt par les capitaines du duc de Guise, celui-là que devait assassiner Poltrot. Contrairement à l’usage adopté, il portait toute sa barbe, brune comme ses cheveux. Un air d’austère loyauté auréolait le front pensif de ce guerrier et semblait être le reflet d’une belle conscience. Ces natures rigides, ces scrupuleux de l’honneur et de la parole donnée sont souvent marqués par la fatalité. Celui qui avait servi de modèle à l’artiste auteur de cette esquisse vibrante avait-il subi un malheureux sort? Oui, car c’était là le portrait de Jacques de Villeneuve-Marsan; portrait fait à l’apogée de son bonheur et alors que la marquise Marie venait de le rendre père de deux anges jumeaux: Solange et Ghislaine. Chose étrange, à l’instant où se croisaient les deux regards, - celui de la Médicis et celui de la figure peinte, -un éclair de défi sembla jaillir de chacun d’eux. -Il doit être bien vieilli, murmura Catherine en détournant les yeux; Gaspard l’a vu; Gaspard indiquera les retouches à faire pour le moderniser. «... Ah! voici notre homme! La lourde portière venait encore de se soulever, donnant passage au lieutenant de robe courte derrière lequel s’avançait Gaulfarault. Mon Dieu, oui, Gaulfarault en personne, le plus haut dignitaire de la cour des Miracles. Comme l’avait si bien remarqué Pierre Mirot, porte-clefs du donjon de Vincennes, par sa haute taille et sa façon imposante de marcher, de dos, Gaulfarault présentait tout à fait les apparences du Grand Marquis, prisonnier doyen du donjon. De face, par exemple, et surtout lorsque le prince des truands marchait tête nue, il en allait tout autrement, car une alopécie tenace s’était chargée de dénuder son crâne et de tondre son menton. Mais c’était là la seule différence physique capable d’empêcher toute confusion entre ces deux hommes. Or, cette confusion devant être le pivot de la nouvelle intrigue organisée par la reine-mère, son infernal génie s’était déjà employé à trouver le remède qui rendrait une toison absalonienne au déplumé. Quant au costume, c’était la moindre des choses. Si l’habit ne fait pas le grand seigneur, il est certains comédiens à panache qui pourraient donner des leçons de haute tenue aux gens les mieux nés. Or, par une grâce toute spéciale du hasard, Gaulfarault était passé maître en ce genre. Vous pensez peut-être que cet habitué du cloaque voisin des Filles-Dieu fut intimidé en pénétrant dans l’oratoire de celle qu’il savait être la mère du roi?... Point!... Il regarda de droite et de gauche, pinça les lèvres et pensa: -Les amis de la petite Flambe ne trouveraient rien à glaner ici... Des bons dieux, de l’eau bénite, des reliques... la crève! Catherine le regardait venir et l’examinait. -Halte! lui souffla tout bas Gaspard Mouvette, de la tenue et de la distinction s’il se peut, ami Gaulfarault; la dame puissante en la présence de laquelle je t’introduis peut faire de toi, selon sa fantaisie, un balancier de gibet ou un grand seigneur... Attention! La voix blanche de la Médicis vint mettre un terme à ces recommandations. -Quel est ton nom, l’homme? demanda-t-elle. -Voilà un début qui nous promet la perte d’un temps précieux, riposta le drôle en se drapant dans sa cape trouée avec la dignité d’un sénateur romain. Le seigneur Gaspard eût agi sagement, noble dame, en vous mettant, par avance, au courant de ces insignifiants détails. -Tu parles haut, l’homme... Sais-tu qui je suis? -Assurément, et ce m’est une véritable surprise de vous trouver faite comme tout le monde, noble dame. Vous êtes l’ancienne rivale légitime de la châtelaine d’Anet... Le policier privé lui saisit le poignet avec force. -Oses-tu bien, malheureux!... commença-t-il. -Laisse! ordonna l’Italienne dont le visage immobile ne marquait aucune colère; l’impudence de ce ruffian n’est pas sans valeur. Du coin sombre où elle se tenait, miss Huming assistait à cette scène imprévue et en éprouvait une stupeur profonde. Nullement troublé, de plus en plus à son aise, Gaulfarault poursuivit: Entre gens de bonne compagnie, noble dame, on se doit des égards... Les présentations sont faites, les convenances respectées... Ne vous semble-t-il pas qu’après ces préliminaires fastidieux nous pourrions en arriver au fait? -Tu es pressé? -Je le suis toujours! -Quel métier fais-tu donc? Pour le coup, Gaulfarault rejeta les pans de son manteau, mettant au jour d’héroïques haillons d’où s’échappaient des parfums inconnus en Arabie. -Par ma couronne! déclara-t-il en se campant, la mémoire vous fait-elle à ce point défaut, illustre dame?... Ou n’entendîtes- vous jamais parler du grand Coësre dont la personne inspire amour et respect à tous les miraculés du monde?... «Si c’est une fonction que vous venez m’offrir, rengainez votre compliment... Je suis au-dessus des plus hautes, et les dédaigne toutes! La reine-mère attira Gaspard Mouvette. -Te serais-tu trompé? lui glissa-t-elle à mi-voix. Ce personnage respire la démence! -Détrompez-vous, madame, répondit l’officier sur le même ton, il est tout au contraire d’une intelligence remarquable!... Bavard!... Oui!... Couard? sans aucun doute, mais original avec conviction, menteur sans scrupules, philosophe sans préjugés, doué d’un orgueil que celui des plus grands seigneurs ne pourrait atteindre, et d’une suffisance bien portée... Il a trouvé le moyen, sans un sol vaillant, de vivre grassement tout en observant le repos dominical et en ne travaillant aucun des autres jours de la semaine... -Mais n’est-il pas trop exalté? -Non, à mon humble avis, et pour ce que vous voulez en faire, Majesté. Dix ans de captivité enlèvent à la tête la plus solide une portion notable de saine raison. Un moins excentrique personnage laisserait à désirer, celui-ci, tout en restant lui- même, endossera la peau du lion, dont il saura tenir le rôle, tant qu’il se sentira en sécurité. -C’est juste! approuva Catherine en se décidant. Au surplus, on aura l’oeil sur lui! «L’homme, reprit-elle tout haut en dardant sur Gaulfarault sa prunelle de serpent, as-tu idée de ce que peut être un marquis? Durant le court colloque secret de la reine-mère et du lieutenant de robe courte, le potentat de la Cour des Miracles s’était commodément installé sur le haut siège d’un fauteuil en pensant: «La messe basse tire en longueur; essayons de dormir. Mon compère Gaspard me réveillera lorsqu’il sera temps. La question qui lui fut nettement posée l’arracha à sa première somnolence et lui fit hausser les épaules. -Un marquis, riposta-t-il avec fatigue, c’est peu de chose auprès d’un roi... Or, je suis roi, moi... roi de Thunes! -Roi de l’Argot! expliqua Gaspard Mouvette. -Par la Passion! sourit l’Italienne, le drôle est plaisant... Aurais-tu quelque plaisir à descendre de ton trône pour coiffer la couronne à douze pointes? Gaulfarault sourit ironiquement. -Celle de Notre-Seigneur en avait encore plus, noble dame, et pourtant... «Écoutez, descendre c’est déchoir. Je ne saurais abandonner mon royaume sans une sérieuse compensation... Le marquisat dont il s’agit est-il doté d’un apanage présentable?... Être marquis, soit... mais marquis pour de bon, ou il n’y a rien de fait! L’outrecuidance de ce loqueteux commençait à énerver la reine; les pommettes de ses joues prirent un ton de vieil ivoire, c’était sa façon de pâlir. -Majesté, s’écria l’agent prévôtal tremblant d’effroi, veuillez croire que je ne lui ai rien promis de tel. Le grand Coësre s’était levé, développant la richesse de sa haute stature. -Oh! certes! affirma-t-il, Gaspard ne m’a rien promis du tout, noble dame, et m’eût-il promis quelque chose, d’ailleurs, j’affirme que je n’aurais accordé aucune créance aux paroles d’un employé de bas étage... «Si nous ne nous entendons point, pas n’est besoin de se fâcher pour si peu... Mettons que ma visite était politesse pure... «À vous revoir, madame la reine! Il esquissait déjà un mouvement de retraite. -Tu seras marquis!... Tout ce qu’il y a de plus authentique! lança la Médicis en l’arrêtant d’un geste. -Bien! fit-il en revenant. C’est plaisir de bavarder avec vous, noble dame. Vous avez un esprit agréablement tourné... «Maintenant, pressons le mouvement, je vous prie... Quel personnage dois-je remplacer?... Car on m’a fait prendre une boîte de transformations miraculeuses, et ce ne doit pas être pour rien... «Qui vais-je doubler?... De son doigt tendu, Catherine désigna le portrait apporté par miss Huming. -Tu as la vue juste, l’homme, fit-elle; voici celui que tu seras désormais! Gaulfarault fit un pas vers la toile, puis recula. -Le Grand Marquis! balbutia-t-il. Ah! Vanitas, vanitatum! La prison a-t-elle fait la fin de ce noble seigneur? -Pas encore, soupira Gaspard Mouvette de façon à n’être entendu que de la hautaine intrigante, mais l’affaire sera terminée ce soir même. Gaulfarault avait ouvert sa boîte de grime et s’était installé devant un miroir. Il travaillait vite et bien à se confectionner une chevelure et une barbe postiches. Au bout de quelques minutes, aidé des indications fournies par le lieutenant, il eut achevé sa transformation. Alors, il se retourna. Ce fut un effet, on peut le dire. -Monsieur le marquis! cria de son coin miss Huming qui joignait les mains. Monsieur le marquis vieilli de trente ans. -Lui! lui! disait de son côté la reine-mère en mordant ses lèvres jusqu’au sang. -D’où il appert, conclut légèrement Gaulfarault, que la noblesse est un don de naissance!... «Maintenant, madame et chère souveraine, ajouta-t-il en s’inclinant avec une grâce surprenante, veuillez donner des ordres pour que votre malheureux cousin Jacques de Villeneuve-Marsan, relaxé de Vincennes après dix années d’épreuves et heureusement rentré en faveur, soit rendu à la tendresse des siens. La Médicis avait eu le temps de se remettre. -Vite, Huming, dit-elle à l’Anglaise, refais un paquet de ce tableau, prends un carrosse de l’Hôtel de Soissons, mène M. le marquis chez un étuviste avant de le reconduire à sa maison du faubourg Saint-Germain et, pendant qu’il sera à faire sa toilette, tu pousseras jusqu’au pied-à-terre du duc de Savoie-Nemours pour prendre de ses nouvelles et t’entendre avec lui. «Quant à vous, ajouta-t-elle en se tournant vers le nouveau marquis, veillez à vos paroles et à vos gestes. En route, miss Huming vous fournira toutes les explications nécessaires au rôle que vous devrez tenir désormais... Allez! Au bas des degrés conduisant à l’appartement de la mère du roi, un homme enveloppé d’un long manteau à l’orientale se tenait accoudé. Lorsque Gaulfarault passa près de lui, cet homme, impossible à dévisager sous le voile musulman qui dérobait sa figure, avança la tête et dit entre ses dents: -Incroyable! -Quel est ce caricatural pain d’épice? ronchonna le roi de l’Argot, qui dut faire un détour pour éviter son approche. Miss Huming frissonna. -Un démon! dit-elle. Abou-Nadarah!... L’astrologue de Mme Catherine! -La peste soit de lui!... Ne pourrait-on saluer un dignitaire de ma sorte? Source: http://www.poesies.net