Coeur D'Amour. (1923) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) TOME III L’Homme Au Visage Volé. TABLE DES MATIERES. I LE LAC LUMINEUX. II PHTAH MANSOUR. III UNE SCÈNE DE "ROLAND FURIEUX". IV COMMENT ON FAIT PARLER UN MORT. V ENDYMION ET LA NYMPHE. VI LA DIABOLIQUE TRINITÉ. VII LES VOIX MYSTÉRIEUSES. VIII OÙ LE GRAND MARQUIS PREND PEUR. IX COEUR D'AMOUR CHEZ LES TRUANDS. X FUNÉRAILLES MERVEILLEUSES. XI DANS LEQUEL, INSULTÉ, BERNARD PARDONNE. XII LE GÉNIE DE LA DISCORDE. XIII LE CERCUEIL DE VERRE. XIV LA VIVANTE ET LA MORTE. XV AU SOMMET DU CALVAIRE. XVI ARRESTATION DE COEUR-VOLANT. XVII BRELAN D'AMOUREUSES. XVIII DE LA DOULEUR À LA JOIE. XIX AUX ÉCOUTES, SOUS LA LITIÈRE. XX LA RUÉE DANS LA NUIT. I LE LAC LUMINEUX. Plus loin que la courtille du Temple, au delà des villages de Popincourt, de Bagnolet et de Belleville, en un site sauvage et tourmenté, se dressait, à cette époque, le massif squelette du château de Chaumont. Bâti par Adhémar de Roye, en 1364, et déjà plus que délabré à l’avènement de François Ier, ce fief féodal avait été définitivement livré aux corbeaux et aux hiboux, après la mort du dernier seigneur de Roye, tué à Marignan. De 1515 à 1569, Chaumont, continuant à s’effriter, ne reçut aucune visite marquante, tout ce qu’il recélait de précieux ou d’utile ayant été déménagé depuis longtemps et les pillards les plus audacieux ne se souciant guère d’aller se risquer sous ses murailles branlantes. Mais, en cette dernière année, une nombreuse troupe de bohémiens était venue s’y installer. Elle s’était emparée de cette ruine sans aucune autorisation et, durant des mois et des mois, chacun s’était employé à consolider les parquets, à redonner du jeu aux herses, à étayer ce qui restait encore debout. Bien plus, sur les indications de la reine gipsy, une femme à la beauté troublante, la tribu s’était employée à pratiquer un travail mystérieux dont le résultat devait porter l’effroi aux alentours. Un soir, en effet, le lac situé sous les murs du château s’était soudain éclairé comme si une lumière diabolique se fût allumée sous ses eaux. Le foyer incandescent restait invisible et semblait être au fond du lac. On était venu de très loin pour chercher à connaître la nature de cette lueur, mais, bientôt, à la curiosité avait succédé la terreur, car chaque manifestation du phénomène coïncidait, ce n’était, hélas! que trop facile à contrôler, avec quelques rapts, quelques vols à main armée ou même quelques meurtres, effectués, dans les environs, par une bande insaisissable de malfaiteurs toujours masqués. On fit le vide autour du lac lumineux, on n’osa plus passer aux alentours de la butte sur laquelle trônait, noire et fatale, la ruine séculaire. On se répétait tout bas ce qu’avait rapporté, avant de mourir, un jeune bouvier échappé par miracle des souterrains de Chaumont: «La reine des gipsies cousinait avec Satan, faisait de l’or, commerçait avec les esprits, commandait à des légions de démons, se faisait obéir des éléments et avait même le pouvoir de faire changer de visage aux enfants volés par elle.» Comme preuve de cette dernière monstruosité, le bouvier avait décrit une scène effroyable, au cours de laquelle, sous ses yeux, Phtah Mansour, la gipsy, s’était appliquée à dénaturer les traits de deux jeunes garçons de douze ans, malgré les pleurs et les cris de souffrance de ceux-ci. À l’époque où se déroule notre récit, il y avait trois ans déjà que Phtah, tout en n’abdiquant en rien sa souveraineté, avait délégué le commandement de sa bande à un jeune scélérat de haute valeur qui s’était empressé d’étendre le cercle de ses déprédations, se déplaçait avec une rapidité prodigieuse et opérait avec une égale maestria en province comme à Paris. Toujours masqué, cruel, audacieux, on ne le connaissait que par son sobriquet de Coeur-Volant. C’est Coeur-de-Monstre qu’on eût dû le nommer, car la plupart de ses victimes -et Dieu sait si leur nombre était grand! -n’avaient subi ses assauts que forcées et contraintes, souvent dans l’espoir que le bandit ne torturerait pas des parents aimés ou ne consommerait pas leur ruine. Espoir généralement déçu, d’ailleurs. Toutes les plaintes portées contre ce misérable, toutes les poursuites commencées à l’effet d’envahir son repaire et de se saisir de sa personne échouaient lamentablement. Le bon sens populaire voyait là une mauvaise volonté notoire des sergents de la prévôté. Toujours, Coeur-Volant était avisé assez à temps pour éviter la rencontre. L’embuscade dans laquelle il devait tomber était-elle tendue à gauche? Il en profitait pour opérer en toute sécurité à droite. On disait qu’il avait à la cour un défenseur occulte, une égide puissante... Les moins timorés donnaient même à ce protecteur le nom de Roland de Savoie-Nemours... C’était absurde, incontestablement, mais allez donc empêcher les langues de parler? Et puis, à cette époque, il faut avoir la franchise de l’avouer, on n’y regardait pas de trop près; un beau bandit, si féroce fût- il, pouvait bien avoir des partisans parmi ceux qui n’avaient pas encore eu maille à partir avec lui, puisque la plupart des gentilshommes considérés par leur courage ne manquaient pas une occasion d’agir avec la même cruauté et la même absence de scrupules. Il pouvait être dix heures du soir... Les jarrets frémissants et le mors chargé d’écume, Djaoulia s’arrêta sur les bords du lac lumineux... Djaoulia, en cette soirée, et pour la première fois de sa vie, afin de sauver son jeune maître, assiégé dans la maison du physicien Salem-Kébir, s’était laissée atteler au carrosse de Roland de Savoie-Nemours. Maintenant, la noble cavale du désert de Syrie était libre, sans les brancards déshonorants accrochés à ses flancs, mais, après son travail de peine, et à la suite de cet effort inaccoutumé, elle venait encore de fournir un galop endiablé. Entre le marché aux pourceaux et le chemin encaissé des buttes Saint-Roch, le carrosse sorti de la Maison maudite avait été abandonné, selon les conseils donnés par Salem-Kébir, sous la garde d’Ayelle de Givors et du duc Roland. Celui-ci commençait à donner les signes d’un prochain réveil. Et, tandis que Fiamma, Isis et Renaude se dirigeaient, les deux premières vers la Cour des miracles, et la dernière vers les marais Saint-Laurent, en longeant la muraille d’enceinte, Coeur- d’Amour, enfourchant sa jument blanche au front étoilé de noir, s’était élancé vers Belleville, suivi de près par son écuyer et par le baron Courmantel, l’un et l’autre montés sur les chevaux des gardes. En passant sur le pont Arcans, tous trois s’étaient débarrassés des costumes d’emprunt, en les lançant par-dessus la murette de pierre, dans les eaux boueuses de la Grange-Batelière. Les Porcherons furent franchis sans encombre, mais, au détour des faubourgs Saint-Laurent, les torches s’étant éteintes, la nuit étant noire et les montures des soldats ne pouvant tenir le train de l’arabe, Bernard n’avait pas tardé à s’apercevoir que ses compagnons ne le suivaient plus. Incapable de modérer son impatience, le jeune cavalier, sans les attendre, avait poussé de l’avant, s’était égaré et, dans ce pays dont il ignorait tout, au milieu de cette obscurité opaque, le hasard seul venait de le faire s’arrêter précisément au lieu du rendez-vous assigné, par Phtah Mansour, à Divine la folle. Par exemple, il était loin de se savoir si proche de son but. -Eh bien! dit-il en flattant l’encolure de Djaoulia; qui t’arrête, ma belle? Je ne vois pas la moindre chandelle ici; or, c’est vers un lac aux propriétés éclairantes qu’il nous faut aller. D’ordinaire, un simple claquement de la langue rappelait Djaoulia au devoir. Il n’en fut pas de même cette fois. Elle baissa la tête, allongea le cou. Le jeune homme crut percevoir le bruit d’un petit clapotis. -Malepeste! murmura-t-il en sautant à terre, aurions-nous là quelque fossé plein d’eau? Comme il allait se baisser pour se rendre compte, au moyen du toucher, puisqu’il ne pouvait rien voir, soudain il fut rejeté en arrière par un écart de Djaoulia, dont il avait encore la bride passée autour de son bras. -Mort de mes os! jura-t-il en se relevant, la bête a de meilleurs yeux que moi; j’allais faire un plongeon dans cette mare d’encre! Devant lui, une parcimonieuse et diffuse lueur, tombant du firmament, faisait miroiter en clair-obscur une large surface polie. Coeur-d’Amour allait se gourmander d’avoir fait fausse route, car il y avait peu d’apparence que cet étang aux eaux souillées fût le lac lumineux indiqué par la gipsy, lorsque ses yeux, enfin habitués à décomposer les nuances de la nuit, crurent distinguer, au delà de la nappe d’eau, les contours plus accentués d’une construction colossale. Craignant de s’abuser, ne voulant pas se laisser tromper par un vain mirage, il ferma les paupières l’espace d’une demi-minute. Lorsqu’il les rouvrit, toute ambiguïté se dissipa, et ce fut en grondant un vertu-diable! ébahi, qu’il constata l’étrange phénomène qui s’était produit en quelques secondes. Les eaux, naguère noirâtres, brillaient maintenant, éclairées par une phosphorescence interne, incompréhensible, intense. Le foyer magique paraissait prendre sa source au centre même du lac lumineux -ah! il ne pouvait plus douter que ce fût lui! - faisant jaillir de l’ombre la monstrueuse carcasse de pierres d’un féodal château, d’une forteresse, dont les substructures, en certains endroits, plongeaient dans l’eau transparente, et, en certains autres, s’arrêtaient sur un débarcadère en forme de demi- lune rentrée. De ce côté, l’antique forteresse, éclairée par un jour venant d’en bas, semblait conserver toute la rude robustesse de ses premiers ans, tant par son élévation que par la solidité de ses murs, l’épaisseur de ses tours à plusieurs plans, ses parties plates et arrondies, ses étroites fenêtres, ses mâchicoulis, ses échauguettes, ses clochetons. Coeur-d’Amour fut un temps avant de pouvoir s’arracher à cette contemplation. Le formidable édifice lui donnait une haute idée des guerriers d’autrefois. -Je suis au port, murmura-t-il. Incontestablement c’est ici le repaire des forbans où Pierre Mirot a cru devoir se réfugier en y entraînant ma petite soeur Gloriette. C’est aussi sur le bord de ce lac que doivent se rencontrer l’Égyptienne et la pauvre folle. » Mais j’y songe, l’heure du rendez-vous doit être passée. Toutes ces allées et venues dans la nuit ne m’ont pas mis en avance. » Ventrepape! ce coquin de Courmantel ne pouvait-il avoir un cheval plus rapide? Il m’eût enseigné par quel côté on a accès dans cette tanière... Bast! avec ou sans lui j’y pénétrerai pour surprendre les secrets, surtout pour en faire sortir Divine et Gloriette. Il ne peut y avoir rien de bon à récolter pour ces deux malheureuses femmes dans la demeure de Coeur-Volant... Le nom du bandit le fit sursauter. -Oh! oh! murmura-t-il, le danger est double autant que pressant; d’une part, il y a cette sorcière Phtah, qui a promis à Divine de lui procurer sa vengeance, quelque infâme machination de la goule, sans doute? De l’autre, il y a les entreprises amoureuses toujours possibles de ce scélérat, dont la réputation me fait peur. » Allons! orientons-nous!... » Mais, vertudiable et ventrepape! je ne vois aucune entrée... Ce n’est pas en s’insinuant dans les replis de cette eau enchantée qu’on peut franchir le seuil du manoir, je pense? Cette réflexion avait sa raison d’être. En effet, si le débarcadère en éventail paraissait être l’ancien parvis affecté au service de la porte seigneuriale du château, les nouveaux occupants devaient s’être ménagés de plus discrètes issues, car cette porte disparaissait complètement sous les pierres d’un mur nouvellement construit. Après avoir accordé un dernier regard au foyer invisible qui faisait du lac une sorte d’écumeuse opale, que zébrait le passage de quelques nageurs aux écailles d’argent, le jeune homme se prit à suivre les contours de la rive, dans l’espoir de se rapprocher des murailles et d’y découvrir un portillon. La première chose qui arrêta sa marche et fixa son attention fut le tronc extraordinairement développé d’un chêne centenaire. Cet ancêtre végétal ne mesurait pas moins de dix-huit pieds de tour à sa base. Ses racines, surgissant du sol comme des tibias fantastiques, sautaient une roche et plongeaient dans le lac. Ses maîtresses branches formaient jonction à quinze pieds de hauteur et se séparaient en deux parties bien distinctes, l’une encore vive, l’autre déjà morte; car l’un des bras de ce géant avait été paralysé par l’action de la foudre. Coeur-d’Amour fit le tour du tronc et remarqua que des encoches, faites à la cognée, le pénétraient de place en place, figurant une sorte d’échelle hélicoïdale. En temps ordinaire, la vue de ces gradins d’une utilité problématique aurait fait réfléchir notre chevalier. Sa fièvre de trouver une brèche quelconque par laquelle il pourrait s’introduire dans la maison forte lui fit négliger ce détail. Le chêne se trouvant placé à l’extrême limite orientale du lac, comme dans les plaines d’Asie, il laissa Djaoulia livrée à sa propre initiative pour s’élancer lui-même sur la pente rocailleuse qui devait contourner le mamelon servant de soubassement au château. En quelques enjambées, il dépassa la construction latérale de gauche et se retrouva en plein dans les ténèbres! Malgré cela, il put constater que plus il avançait moins se présentaient de chances favorables à une entreprise du genre de celle qu’il rêvait. Un large fossé, défendu par des herses de fer, ceinturait toute la façade postérieure. Le pont-levis, relevé, bouchait l’unique porte d’un formidable enchevêtrement de madriers, et les fenêtres les moins élevées perchaient à trente pieds du sol. Coeur-d’Amour regretta son isolement. La veille, à cette même heure, il tentait l’escalade du dernier rempart de Vincennes, mais il avait alors Grain-de-Raison pour soutien, et la conversation surprise dans la maison des Mignonnes guidait ses mouvements. De plus, le feu de la forge et les rayons intermittents de la lune lui permettaient de ne point marcher à l’aveuglette. Ici, rien de tout cela. Aucune indication, la nuit noire; à peine l’esquisse de quelques contours imprécis; des arêtes de créneaux se profilant sur le ciel, ton sur ton, vagues comme des rêves. Et le grand silence de ce désert de pierres, le silence oppressant, le silence hostile!... Ah! comme son exploit de Vincennes lui paraissait mesquin comparativement à la terrible entreprise qu’il allait engager en ce lieu. Et pourquoi ce silence de mort? D’après ce qu’il croyait savoir, une armée de ruffians étrangers devait habiter le léviathan de pierre. Pourtant, rien ne bougeait ni ne se montrait. Une tombe ne pouvait pas être plus muette que ce colosse aux membres repliés, que ce sphinx couché dans la poussière de la colline redoutée. Ventrepape! que n’avait-il eu la patience de modérer l’allure de Djaoulia? Peut-être, avec Courmantel, eût-il eu la clef du problème. La connaissance des habitudes de Coeur-Volant eût rendu d’utiles services en cette extrémité. Tout en se mordant les pouces d’avoir égaré, en chemin, celui qui possédait sans doute le Sésame du château de Chaumont, notre chevalier, ayant effectué le tour complet des constructions, se retrouva au lieu précis où il avait dû mettre pied à terre. Là, ses idées prirent un tour différent. Puisqu’il lui fallait pénétrer coûte que coûte dans cet antre, où devaient se tramer d’abominables choses, eh bien! il y pénétrerait par l’entrée principale, dût-il employer toute la nuit à déchausser une à une toutes les pierres de la maçonnerie qui l’obstruaient. Pour parvenir à pied d’oeuvre, que devait-il faire, somme toute? Traverser le lac! Cette résolution une fois prise, il se déshabilla en un tour de main, mit ses effets et son épée sous la garde de Djaoulia qui était venue à sa rencontre et, son poignard entre les dents, sans bruit, il se laissa glisser dans l’eau. La largeur du bassin n’excédait pas deux cents pieds. Pour un nageur de la force de Coeur-d’Amour, c’était un jeu de franchir cette distance. Son dernier repas ne pouvait le gêner, et la fraîcheur du liquide devait lui procurer une sorte de bien- être. Très habilement, couché sur le côté, il coupa en ligne droite, les mains à deux pouces de la surface. Nage toute spéciale, rapide et silencieuse, qu’il avait vu pratiquer par les Kurdes, traversant les rapides du Jourdain, pour aller surprendre et piller un campement de Maronites. Au bout d’un instant, il comprit qu’une attraction involontaire le faisait dériver de sa route. La lueur mystérieuse, à mesure qu’il avançait vers le milieu du lac, l’appelait, l’entraînait. Il la distinguait plus dessinée, moins diffuse et, bientôt, abandonnant par une brusque embardée la primitive direction, il pointa au centre de la pièce d’eau. À mi-chemin, en traversant un bouquet de nénuphars et de narcisses, il s’embarrassa les jambes dans une grosse tige flexible qui aboutissait à une énorme fleur, étalée sur l’eau en forme de flotteur ou de méduse dormante. -Pouah! fit-il en se dégageant, les poissons cuisinent-ils en ce pays? Voilà une fleur de macabre aspect qui vous a la désagréable odeur d’une bassine de bitume en fusion! Le flotteur fumait en effet, à petites secousses, empuantissant l’air autour de lui, le rendant irrespirable. Bernard d’Arma dut s’en éloigner avec précipitation, sans se douter qu’il venait de frôler un appareil d’invention humaine. Enfin, parvenu au centre, il s’arrêta indécis et quelque peu dérouté. La lumière qui, de loin, paraissait naître au lieu où il était arrivé, de près perdait toute précision, s’épandait en un halo dont les couches liquides défendaient jalousement le foyer; elle semblait jouer à cache-cache avec l’indiscret nageur. Dépité, persuadé qu’il lui fallait savoir à quoi s’en tenir au sujet de ce phénomène par trop singulier, Coeur-d’Amour plongea. Une première fois il se perdit dans les ténèbres vaseuses; mais en récidivant, il fut plus heureux et alla s’accrocher à une façon de grande bouée sous-marine, tout auprès de laquelle, violent, éblouissant et bien caractérisé cette fois, brûlait le foyer fantastique. Tout d’abord le jeune homme négligea ce foyer; il en était encore trop éloigné pour en déterminer la nature. Il fixa donc un point de repère, une touffe d’herbes à laquelle il devait venir s’accrocher à son prochain plongeon, puis il examina minutieusement la bouée ancrée au fond de l’eau. C’était une façon de grosse cloche de fer, sa base se perdait sous la vase du fond tandis que son sommet se divisait en deux parties égales hermétiquement jointes qui devaient, à l’occasion, pouvoir jouer le rôle de portes, car de fortes charnières en relevaient les contours. -Bizarre instrument, se dit Coeur-d’Amour en se laissant remonter pour reprendre haleine. Je ne vis jamais rien de semblable... À quoi cela peut-il bien servir?... Fiamma pourrait peut-être me tirer d’embarras... c’est une savante, cette jolie fille... si elle était ici je lui demanderais des explications... » Ah! mais non, se reprit-il en riant, je me garderais bien d’offusquer ses regards en me présentant à elle dans cette tenue primitive. Vertudiable! ce serait une bien indécente manière de la remercier de ses soins. Cet a parte lui rappelant sa récente blessure, il caressa son épaule et fut agréablement surpris en constatant que la cicatrice résistait à sa baignade prolongée. -Récapitulons, se dit-il. Il ne s’agit point de m’embrouiller dans ce qui me reste à faire: » Cette nuit, je dois entrer à Chaumont pour en enlever Divine et Gloriette... Comment m’y prendrai-je?... La lumière qui brille sous moi m’en fournira peut-être le moyen? » Demain?... Ah! la journée et la nuit de demain sont plutôt chargées... D’abord, je veux savoir ce qu’est Divine... elle me tient au coeur, cette femme; est-ce étrange?... Ensuite, je dois aller au rendez-vous de Bar-Cobral... » Je viens de le voir, celui-là... il ne m’a point parlé... quel être mystérieux!... » Puis au rendez-vous du marquis de Villeneuve-Marsan!... Oh! je n’aurai garde d’y manquer... Rendez-vous avec Ayelle de Givors... la peste soit de cette encombrante amoureuse!... avec miss Huming, pour lui arracher le secret de sa présence à l’hôtel de Villeneuve... avec Solange, s’il se peut?... avec Gloriette, cela se doit... avec Fiamma... avec Renaude... » Ouf! est-ce tout?... » Mais, mais... et ma lumière?... j’allais ne plus y penser!... Coeur-d’Amour aspira une large lampée d’air et se laissa couler juste sur la touffe d’herbes dont sa main gauche saisit une poignée. Alors, un cri manqua lui échapper, tant il fut saisi par l’étrangeté du spectacle qui se révéla à ses yeux. Le foyer lumineux provenait d’un grand rectangle de cristal placé, comme une dalle, au fond de l’immense cuvette servant de lit à la pièce d’eau. Ce n’était point la constatation de ce fait, pourtant unique en soi, qui venait de troubler Bernard au point de lui faire perdre la notion de sa propre situation, non, c’était ce qu’il apercevait au travers de cette plaque, la scène qui se déroulait au-dessous d’elle!... Dans une salle de dimensions moyennes, sous la glace de cristal qui en formait le plafond, éclairées par les feux convergents de cinq puissantes lampes, quatre personnes se trouvaient réunies: Divine la folle, Gloriette la muette, Phtah l’Égyptienne, -Bernard la reconnut malgré qu’elle fût vêtue très différemment de l’amazone tzigane vue par lui dans le bois de Vincennes, -et un homme costumé en seigneur de la cour. Ce dernier tenait ses deux mains sur son visage, dérobant ses traits. Il avait la tournure contrainte d’un hypnotisé qui subit le pouvoir d’une influence supérieure et cherche vainement à résister. Gloriette, elle, tenue d’une part par Divine et de l’autre par Phtah, montrait ses beaux yeux d’azur emplis de larmes; son pauvre vêtement, déjà si léger, était déchiré en plus d’un endroit. L’enfant avait dû résister, lutter, être vaincue. Dans sa détresse, ne pouvant parler, elle implorait du regard, elle suppliait, elle pleurait. Que voulait-on d’elle? Ah! c’était horrible! On voulait faire subir à cette malheureuse jeune fille la plus infâme des tortures. On voulait la livrer à l’homme! Et Divine, l’insensée, au lieu de la couvrir de sa protection, allait prêter la main à cette abomination. Elle ouvrait sa bouche, devait appeler son enfant et riait, riait inlassablement. Le sang figé par l’horreur, Bernard se rendit compte du drame qui se préparait, ceci en reconnaissant soudain l’homme qui devait être le bourreau de la muette. Cet homme venait de délivrer son visage du masque formé par ses doigts crispés. Enfer! c’était le duc Roland, celui-là même que notre chevalier venait de laisser aux buttes Saint-Roch, endormi dans son carrosse sans chevaux; comment avait-il pu s’éveiller et faire diligence à ce point? Et c’était également le bandit Coeur-Volant, car, sous ses cheveux relevés, une cicatrice se détachait formant un A majuscule livide: la marque frappée par la garde de l’épée de Bernard au-dessus du masque que portait le chef des ravisseurs de Solange, sur le bord de la Vézère... Il n’est pas besoin de dire que toute cette scène n’avait eu que la durée de quelques secondes. En constatant la double identité de l’homme, bandit sans foi ni loi et gentilhomme parfaitement dépravé, le chevalier d’Arma sentit ses cheveux s’agiter sur son crâne... Gloriette était perdue!... Abomination! qu’arrivait-il donc? Rêvait-il?... La fillette regardait le monstre, ses prunelles de velours bleu s’emplissaient d’un rayon paradisiaque, elle ouvrait les bras... Victime débonnaire, allait-elle s’offrir à son bourreau?... Alors, abandonnant la touffe d’herbes et poussant un hurlement de rage, qui fit monter quelques bulles d’air vers la surface du lac, le vaillant jeune homme, d’un élan impétueux, se rua sur la glace de cristal. Le choc fut terrible! Il eut à peine le temps de voir les habitants de la loge sous- aquatique lever la tête vers lui. Le contre-coup l’emportait. Lorsqu’il put se retourner, il crut rêver. La nuit l’enveloppait, la lumière s’était éteinte. En cherchant à s’opposer à un crime, avait-il été l’auteur d’une catastrophe?... Avait-il, en brisant la glace, précipité les eaux du lac dans la chambre profonde, et causé la mort de tous ceux qui s’y trouvaient réunis? Aucun moyen de le savoir. À bout de forces, désespéré, asphyxié presque, le chevalier Bernard d’Arma s’abandonna. II PHTAH MANSOUR. Comment, échappant pour la seconde fois à la surveillance de Petit-Musc et de Tafouilleux, Divine la Folle était-elle parvenue à sortir inaperçue de la Cour des miracles? Ce ne lui avait pas été trop difficile, pour deux raisons: d’abord, parce que la truanderie, depuis le geste énergique accompli par son coësre, vivait dans une fièvre agitée par des ferments de révolte, ensuite parce que, comme tous les maniaques, Divine possédait, dans son sac, plus d’une ruse insoupçonnée des vigilants artistes. Sous l’empire de sa marotte maternelle, elle se dirigea sans se tromper vers Belleville et arriva au lac lumineux à la tombée du jour; à peu près à l’heure où, dans la rue du Coq, Salem-Kébir parlementait avec les assiégeants. Phtah Mansour l’attendait. -Enfin, te voici, comtesse, lui dit-elle. Tu as bien tardé. -Ai-je tardé? fit la folle, qu’importe! je viens chercher ce que tu m’as promis. -Le ravisseur de ton enfant? Divine grinça: -Oui, du petit enfant! -Tu veux le voir? -Je veux l’avoir... oh! donne-le moi! -Suis-moi donc! Phtah prit par la main la bonne mère des gueux, lui fit contourner le lac et l’entraîna sur une pente qui descendait dans les douves. Au bas de ce sentier, émergeant de l’eau du fossé, se voyait une large tablette de pierre que traversait une croix de fer. Toutes deux montèrent sur la dalle. Phtah mit celle-ci en mouvement, car cette dalle était tout uniment un radeau peint en trompe-l’oeil, de même que la croix désassemblée fournissait une paire de rames. Le plancher flottant s’étant arrêté sous l’énorme gueule d’une gargouille servant à l’écoulement des eaux de la cour intérieure, Phtah en ouvrit la grille et, par ce conduit, les deux femmes entrèrent dans le château de Chaumont. L’une dirigeant l’autre, précédées d’un bohème qui portait une lanterne et s’était trouvé sur leur passage, elles montèrent et descendirent des escaliers, traversèrent des salles encombrées d’hommes de mauvaise mine, occupés à jouer aux dés, longèrent des galeries aux murs suintant d’humidité et, finalement, parvinrent à une sorte de cellule n’ayant pour tout mobilier qu’un grabat. -Voici ta chambre, comtesse, dit la maîtresse du château en y poussant sa compagne. Je vais te chercher... -Le voleur du petit enfant? interrogea la folle dont les yeux s’animèrent. -Oui, le voleur de ton enfant... Prends patience!... Divine se laissa tomber sur le grabat sans faire aucune objection. Elle ne s’aperçut même pas qu’on l’enfermait. Précaution bien superflue, car elle ne songeait guère à fuir. Elle n’avait fait attention ni aux personnes rencontrées, ni au chemin parcouru. Elle vivait son douloureux rêve et ne pensait qu’à la vengeance promise. Cette vengeance, pourtant, Phtah Mansour ne savait pas du tout comment la lui fournir. Cette femme mauvaise s’était emparée de la folle pour posséder un instrument nouveau capable de faire souffrir et de donner la mort. Sa nature haineuse, son esprit vindicatif, nourrissaient depuis des années d’effroyables projets associés à des espoirs grandioses. Pour sa propre satisfaction, elle avait décidé l’écrasement complet de deux familles. Les malheurs des Villeneuve-Marsan et la terrible aventure des Armagnac étaient son oeuvre bien plus que l’oeuvre du hasard. Elle n’était pas encore satisfaite. À quelle nouvelle victime destinait-elle Divine, cette arme inventée par son génie diabolique?... Était-ce au Grand Marquis? non, puisqu’elle le croyait mort, Pierre Mirot lui en ayant apporté la nouvelle!... Était-ce à la marquise Marie? à Solange?... Peut-être à toutes deux, peut-être à d’autres encore. Pour l’instant, elle se trouvait dans la situation d’un forcené qui a allumé la mèche d’une mine et qui hésite à la déposer à droite ou à gauche, ne pouvant la faire éclater des deux côtés à la fois. Les événements devaient l’inspirer, mais il s’agissait pour elle de se hâter maintenant qu’elle avait remonté le mécanisme de la folle. Sa mèche brûlait! Après avoir mis Divine sous clé, l’Égyptienne suivit de nouvelles galeries souterraines et, parvenue devant une porte massive, elle renvoya son porte-lanterne en lui disant: -Qu’Ismaël fasse doubler les postes. L’escalier du chêne creux peut être laissé sans gardien. Tous les autres côtés doivent être surveillés. Du haut de la tour, j’ai vu flamber la maison de Salem-Kébir et, chaque fois que brûle la demeure de ce faux frère, la nuit est mauvaise pour nous... » Ismaël devra aussi préparer la tempête factice et la harpe éolienne pour éloigner des alentours les voyageurs et les curieux... Toi, tu me ramèneras la fille de Pierre Mirot... Va!... Le bohémien partit en courant. Phtah le regarda s’éloigner, puis, ayant ouvert la porte, elle en passa le seuil. C’était une salle hexagonale meublée et agencée de la façon la plus hétéroclite. Si le milieu, avec sa table de marbre, ses sièges bas, ses coussins, ses tapis, son brûle-parfum et ses urnes, semblait faire partie d’un cabinet-boudoir dont eût pu se contenter la fille d’un Pharaon, tout le côté droit avait les allures d’un laboratoire de chercheur de quintessence et s’encombrait de l’attirail complet des instruments que nous vîmes déjà une première fois dans la prison du donjon de Vincennes, une seconde fois dans la maison de la rue des Vieilles-Étuves. Le côté gauche, par contre, se divisait en deux compartiments: le premier, chambre d’armes et de repos; le second, chambre cylindrique composée de tôles boulonnées entre elle et disposées de façon à former une large tour de métal, dans laquelle on ne pouvait pénétrer que par une porte à presse-étoupes percée à sa base. Des machines d’un usage difficile à saisir enserraient de tous côtés les tôles que traversaient des tubulures de cuivre. Quatre lampes à réflecteurs éclairaient ce temple bizarre, illuminant la mosaïque du dallage et projetant de violents rayons sur un rideau de fer qui masquait le plafond. Particularité remarquable, les lampes étaient à feu renversé et chacune d’elles portait un chapeau garni de tuyaux adducteurs en amiante dont l’extrémité supérieure allait se perdre sous le manteau du fourneau allumé. Disons de suite que cette salle n’était autre que l’habitation située à la partie inférieure du lac, et que tous ces tuyaux aboutissaient à la tige de la fleur géante dont le parfum devait bientôt intriguer Coeur-d’Amour. Un gentilhomme, vêtu selon la dernière mode adoptée à la cour de France, était assis tout contre la table. Les coudes au marbre, la tête entre ses mains il paraissait dormir. Du seuil, l’Égyptienne le considéra un instant avec une nuance de mépris. -Toujours désolé, murmura-t-elle, toujours plaintif et révolté contre mes ordres. S’il marche, c’est à contre-coeur; s’il obéit, c’est après avoir épuisé tous les moyens de conciliation... Il est mou, il est sentimental, lui, mon fils!... Ah! comme il ressemble peu à son frère! Elle fit quelques pas en avant et vint poser sa main sur l’épaule du dormeur. Celui-ci releva la tête et découvrit le propre visage de Bernard d’Arma, le propre visage du duc Roland de Savoie-Nemours. Mais ce n’était ni Bernard, ni Roland. Bernard se distinguait par la beauté de l’insouciance valeureuse, Roland par celle de l’archange déchu. Tout en leur ressemblant à tous deux, ce troisième ménechme présentait des différences essentielles de caractère et une tare physique, car son front portait une cicatrice que nous n’avons pas encore remarquée sur le front de l’un des deux adversaires du Pré- aux-Clercs. -Mère, je vous demande grâce! dit-il en ouvrant des yeux terrifiés. Phtah n’était plus costumée en tzigane, nous l’avons déjà dit; elle portait le riche et rutilant vêtement de parade des souveraines de la ville aux cent portes. Un kalosiris de drap d’or ajouré et tout constellé d’Uroeus en pierreries moulait ses formes, laissant à découvert sa gorge marmoréenne. Des bracelets encerclaient ses chevilles et ses poignets; un serpent diamanté ceignait sa taille. Sur sa chevelure d’ébène, finement tressée, comme calamistrée, se drapait harmonieusement le klaff à rayures bicolores qui sert de coiffure à tous les sphinx, et qui lui-même supportait la parure royale d’or vert, en forme de vautour ou de fleur de lotus renversée, terminée sur le front par la petite vipère, symbole du commandement, qu’on nomme Uroeus. -Grâce, répéta-t-elle d’une voix sifflante, grâce de quoi? -Du rôle que vous m’imposez... de ce métier de luttes sournoises, de cette guerre hypocrite, et sans merci pour lesquels je ne suis pas né... -Toi? -Moi! ma sensibilité réprouve toutes les abominations, toutes les erreurs coupables au milieu desquelles vous vous complaisez... » Je suis d’une nature paisible... mes préférences vont aux actes d’héroïsme ou de bonté... L’horreur m’étreint en présence du crime et toutes mes actions, par le fait de l’influence que vous avez sur moi, sont un tissu de forfaits plus abominables les uns que les autres... » Je souffre, mère, je souffre de mener cette vie de honte, je souffre atrocement d’être le paria au coeur réduit en esclavage, au visage masqué d’une peau qui me brûle comme devait brûler la tunique de Nessus!... » Libérez-moi, délivrez-moi; consentez à me rendre le physique de pauvre bohémien que m’avait donné la nature et, dussiez-vous me maudire, ma mère, dussiez-vous m’abandonner, me renier, me tuer même, jusqu’à mon dernier souffle, moi, je vous bénirai. Il tendit ses mains suppliantes vers la superbe créature dont le sein découvert battait, révolté. Phtah avait dû faire un violent effort sur elle-même pour écouter jusqu’au bout cet étrange plaidoyer du jeune atrabilaire. Son impétuosité comprimée fit alors explosion. -Malheureux! s’écria-t-elle, oses-tu bien exprimer devant moi, devant ta reine, la lâche veulerie de tes sentiments? Non, je ne puis, ni ne veux te laisser abaisser ma race souveraine!... Si abâtardi que tu sois, tu continueras à servir, dans la mesure de tes moyens, le pacte de haine juré par toi... -Ai-je donc juré? -J’ai fait ce serment pour ton frère et pour toi, n’est-ce pas exactement la même chose?... » À une époque où vous n’étiez encore que des enfants inconscients, j’ai pris l’engagement, sur vos deux têtes réunies, que nous n’aurions de repos, ni vous ni moi, avant d’avoir expulsé de ce monde, les roumis impurs qui me firent souffrir, avant d’avoir tué leurs descendants mâles, violé leurs filles et de nous être substitués à eux dans leurs biens et dans leurs honneurs. -Oh! ma mère! ma mère! -Tais-toi, Néré. Puisque le culte de nos vengeances te semble être un culte coupable, je vais chercher à te faire changer d’idée. Pour cela, il me suffira, je l’espère, de retracer les grandes lignes de notre histoire. Elle prit place sur une pile de coussins et reprit après avoir forcé le gentilhomme à s’asseoir à ses côtés: -Nous sommes d’essence quasi divine! Nous descendons des mameluks Baharites qui régnèrent sur l’Égypte durant deux siècles. À la mort de Hadji-Saleh, vingt-troisième et dernier représentant mâle de la dynastie, sa fille fut exilée dans les ruines de Karnak, avec le titre de reine de la Thébaïde, titre qui devait se transmettre de femme en femme dans la famille. » Je n’avais pas encore quinze ans lorsque mon tour vint de prendre le pouvoir; mais une convention, passée avec les sultans ottomans, obligeait les nôtres à accepter un époux, des mains du potentat de Constantinople, avant de recevoir l’investiture. » J’avais déjà aimé. » Je fus dépossédée. » Avec Mansour, mon époux, nos parents et nos fellahs, nous passâmes la mer. » Désormais, la tribu errante de Phtah devait travailler pour vivre. Le sultan n’avait mis qu’une condition à notre retour, il avait dit: «Que Phtah ait une fille, cette fille pourra régner!» » Il me fallait une fille! Or, Mansour ne paraissait pas avoir les qualités requises pour perpétuer la race... Je devais chercher ailleurs, trouver un biais afin de tourner la difficulté... au besoin me dévouer! » Deux ans nous errâmes par tous les pays d’Europe... Heureusement, je possédais au plus haut degré la science des gipsies... Heureusement aussi nos bohémiens ignoraient les scrupules et savaient s’approprier, par la ruse ou par la force, ce qu’on leur refusait de bon gré; car, partout, nous étions traités en parias et repoussés à coups de fourche par les maudits giaours. » Toujours stérile, j’avais pris la résolution de tenter une expérience comparative dès qu’un homme ferait impression sur mon coeur. » Loyalement, j’en avertis Mansour, lui reprochant son incapacité. » Il s’inclina. Il me devait obéissance. » Un jour, au pays de Gascogne, je reçus le coup de foudre attendu. C’était un gentilhomme de haute mine et de fière prestance, le comte Jacques d’Armagnac. Il me trouva belle. Il consentit à faire de moi sa maîtresse... Notre bonheur n’eut point de durée, car il se maria. » Cette trahison me fut d’autant plus cruelle que l’expérience n’avait donné aucun résultat. » Mais Dieu veillait! » Mansour, dédaigné par moi, se révéla au moment propice, car, alors que la comtesse Blanche donnait la vie à un petit comte en son château d’Astaffort, moi, sous la tente, je mettais au monde deux jumeaux. Ceux-ci reçurent les noms de Landro et de Néré. C’était ton frère et toi. » J’avais été délaissée, je devais me venger. » Je prévins Jacques que mon fils -je ne voulais pas dire mes fils, cette mystérieuse dualité pouvant servir mes projets -était le sien et que l’enfant naturel serait reconnu, plus tard, comme étant son héritier légitime. » Il traita ma prophétie de fable. Il eut grandement tort, l’orgueilleux. -Oh! oui, grandement tort! soupira celui qu’on venait de nommer Néré. Phtah croisa ses jambes l’une sur l’autre, mettant en évidence un pied menu chaussé d’une résille d’or, qui laissait voir la peau ambrée et des ongles passés au henné. -N’est-ce pas? dit-elle. Astaffort fut brûlé; la mère et l’enfant disparurent. Jacques, croyant à une vengeance de la Médicis, se révolta, se laissa prendre... » Les galères de Malte sont un tombeau dont on ne revient pas!... » Trois années passèrent. Avant de mourir, Mansour combla mes voeux en me donnant une fille. Je voyais l’avenir en rose. Par vous, je pouvais espérer une fortune princière, des honneurs occidentaux; par votre soeur Fatima, j’avais la certitude de pouvoir reconquérir mon trône de Karnak. » Hélas! un malheur épouvantable allait m’enlever la meilleure de ces espérances... » Nous étions toujours des vagabonds. Un jour, jour néfaste, en levant le camp, Fatima ne fut pas retrouvée... » Elle ne devait jamais l’être! » S’était-elle égarée? L’avait-on enlevée? Qui le dira jamais?... » Et, pour la remplacer, je n’avais plus la ressource de la collaboration de Mansour. » Dans ma rage, une idée me vint. Pourquoi, après tout, fournir au sultan une fille de mon sang?... La verrait-il seulement? Non! » Alors, une enfant quelconque pouvait tenir sa place, et il y a tant de gens qu’une nombreuse progéniture embarrasse. » Je fixai mon choix sur une famille de race, celle d’un ami intime du comte Jacques. » Le marquis de Villeneuve-Marsan avait deux fillettes charmantes; il m’en fallait une... Je procédai avec le marquis comme j’avais procédé avec le comte. Au lieu d’un bohémien, ce fut une bohémienne qui entra en service chez lui et, quelques jours après, une des deux fillettes, volée par cette femme, tombait en mon pouvoir... » Nous étions venus nous installer ici; Landro et toi vous alliez sur vos douze ans. » Il était temps, pour obtenir le résultat escompté par moi, de commencer le travail de carnoplastie qui, remaniant l’ouvrage de la nature, devait vous faire porter, à vingt ans, le visage qu’aurait eu le petit comte à cet âge. » En effet, en possession d’un modelage de l’enfant, j’avais constitué, créé, devrais-je dire, une dizaine de masques de plâtre correspondant aux différents âges de dix à vingt ans, et dans le façonnage desquels rien n’avait été laissé au hasard. » J’aurais pu ne transformer par la prothèse superficielle que la seule figure de Landro, mais je voulais avoir quelqu’un pour le suppléer en cas d’urgence et qui, mieux que son frère, était appelé à remplir cette fonction? » Ah! une opération de ce genre ne peut se pratiquer sans souffrance pour le patient... Bien souvent, devant l’abondance des effusions sanguines, voyant le derme se contracter, les yeux se brider, les... -C’était affreux! gémit Néré. Vous n’avez pas eu pitié! -Le but avant tout!... Je songeais à votre avenir. -Un avenir de mensonges, de crimes et de continuelles tortures, car ce masque fait endurer les plus angoissants supplices. -Le mensonge deviendra vérité, les crimes seront réputés actions de justice, et est-il une seule femme laide qui ne se soumettrait volontiers à semblable opération simplement pour devenir belle? «Quoi qu’il en soit, ma ténacité fut couronnée d’un plein succès. La prosection faciale, suivie de greffes anatomiques et dermiques vous changea tous deux au point que Jacques lui-même en rencontrant Landro ou en te rencontrant, toi, n’aurait pas manqué d’ouvrir ses bras et de croire presser sur sa poitrine son fils retrouvé. » J’avais obtenu ce résultat effarant, mais scientifiquement escompté, de vous doter du visage d’un autre, d’un «visage volé», et désormais indélébile, puisqu’il devait croître avec vous, se modifier, vieillir, selon la loi naturelle qui, aux mêmes époques, aurait dû apporter des changements similaires sur la figure du petit comte, s’il eût vécu. » Il importait maintenant de remanier vos noms et vos âmes. » Pour les premiers, ce fut facile: Landro prit le nom de Roland; toi, Néré, celui de René. » Pour les secondes, mes efforts furent moins heureux. » Ton frère, bandit par tempérament, s’était déjà distingué sous le nom de Coeur-Volant. Audacieux, cruel, sans entrailles, il ne rêvait que pillages et viols. » Sa bande organisée ne pouvait se passer d’un tel chef et, bien à contre-coeur, tu fus obligé de le remplacer plusieurs fois, pour lui permettre de mener son train à la cour, après que nous eûmes obtenu du Parlement des lettres patentes vous rendant votre nom et vos biens; les biens et les titres du petit comte d’Armagnac. » C’est au cours d’une de ces expéditions imposées par moi, que tu te fis blesser au front, mon pauvre Néré. Le jeune homme soupira: -Je me souviens, ma mère. C’était au bord de la Vézère. Je devais enlever une jeune fille qui portait une forte somme à la grotte de la Madeleine. Notre rabatteur l’amenait, nos gens la tenaient déjà, lorsqu’un cavalier... mais à quoi bon vous rappeler cela?... Seul, il eut raison de nous. Les moins maltraités de nos hommes furent éborgnés!... -Éborgnés! c’est vrai! s’écria Phtah en prenant un de ses genoux entre ses mains. Éborgnés comme M. de Maugiron. Ce coup d’épée n’est pas commun. Est-ce que le hasard aurait amené à Paris notre foudre de guerre des Eyzies, et l’adversaire de ton frère au Pré- aux-Clercs serait-il?... » Quel nom donnait-on à celui dont tu portes la marque? -Coeur-d’Amour! La trace indélébile qu’il a laissée sur mon front figure un A, son initiale, sans doute. -Coeur-d’Amour contre Coeur-Volant... voilà une bien singulière similitude de noms! -La comparaison ne s’arrête point là, ma mère. La seule fois que nous nous rencontrâmes, ce Coeur-d’Amour et moi, j’eus l’illusion de combattre contre mon frère... -Que dis-tu?... Il ressemblerait à Roland? -Aussi parfaitement que moi-même. La gipsy se leva d’un bond et se prit à tourner comme une lionne en cage. Sa démarche saccadée faisait bondir son sein et soulevait les pans de sa tunique, découvrant des jambes d’un galbe parfait. -Oh! oh! pensa-t-elle, n’aurais-je fait ce miracle de corriger l’oeuvre du créateur que pour aboutir à une défaite plus cruelle?... Non! non! je lutterai!... Et si le fils de Jacques est vivant, malheur sur lui! Elle s’arrêta apaisée. -Pourquoi le rideau est-il fermé? demanda-t-elle en levant les yeux au plafond. À cette heure, le lac devrait luire; sa lumière épouvante et tient à distance les indiscrets. Néré ou René, puisqu’il répondait à ces deux noms, alla appuyer sur un levier guilloché et, immédiatement, le rideau de fer attiré par la rotation de son support se replia sur lui-même. À sa place se montra une épaisse glace de cristal au-dessus de laquelle, spectacle impressionnant, des poissons au ventre argenté, des anguilles, des cyprins pourprés, des silures, passaient et repassaient dans les profondeurs d’une eau troublée. C’est à cet instant précis que le chevalier d’Arma, ayant mis pied à terre devant une mare aux eaux noires, constatait avec effarement la phosphorescence soudaine et éblouissante de ces mêmes eaux. -Après ce que je viens de te dire, reprit Phtah Mansour, tu comprendras ma volonté absolue d’aller jusqu’au bout. L’affaire de Roland est en bon train. J’ai poussé à son mariage avec Solange de Villeneuve-Marsan; j’ai poussé à l’assassinat du Grand Marquis, tant pour m’emparer des biens de cette riche famille que pour la punir d’avoir compromis mon retour à Karnak... -Comment cela? La jeune fille enlevée par vous serait-elle morte? -Mieux le vaudrait pour elle. Son rapt l’impressionna si vivement qu’elle perdit, pour toujours, l’usage de la parole. Elle est muette! -La malheureuse! -Inapte à régner, je l’ai confiée à Pierre Mirot. Durant des années elle a servi de trait d’union entre le marquis et son geôlier. Mais le marquis est mort et, maintenant... -Maintenant? -Je veux satisfaire ma haine contre cette petite, assez obstinée pour n’avoir point vaincu son infirmité... -Le pouvait-elle? -Je pensais d’abord à la faire dévorer par une folle... J’ai trouvé mieux... Elle est belle... elle est en âge d’être aimée... et tu es le représentant, le remplaçant de Coeur-Volant... -Mon Dieu! Je crains de vous comprendre! s’écria le jeune homme épouvanté. -Ta crainte est fondée, car tu as compris. -Vous êtes le génie du mal! -Merci! cette opinion me flatte! Gloriette va venir... Gloriette doit t’appartenir... -Jamais! -Fou que tu es! Attends de la voir avant de refuser l’aubaine... Tiens, la voici! Le bohémien à la lanterne revenait, traînant à sa suite Gloriette et Divine. -Celle-ci a voulu venir, dit-il en montrant la folle. -C’est bien! laisse-la et sors. La pauvre petite muette faisait peine à voir. Depuis son arrivée au château de Chaumont elle avait dû être l’objet des railleries des bandits, et plusieurs même s’étaient permis de la tirailler. Sa modeste robe déchirée en fournissait la preuve. En la voyant entrer, René avait poussé un cri d’admiration, puis s’était voilé les yeux. Divine le regardait de façon farouche. -Sorcière, demanda Divine en le désignant, est-ce lui le voleur du petit enfant? -Non, non, s’empressa de répondre la gipsy, il va le venger, au contraire... Tiens, regarde cette fille, c’est elle qui... » Arrête! s’écria-t-elle, voyant la démente grincer des dents et allonger ses griffes. Arrête! Je te la donnerai après. Auparavant, tu vas la voir endurer une contrainte qu’aucune femme ne pourrait lui faire subir! Et poussant la malheureuse enfant, elle ajouta: -Tiens, René, embrasse cette vierge, emporte-la. Fais-en ta chose!... Je te la livre! Le jeune homme gardait ses mains obstinément appuyées sur ses yeux. -Jamais! redit-il encore. Ce serait infâme! Phtah Mansour eut un rugissement de hyène. -Jamais! Es-tu stupide d’avancer ce mot... » Oh! tu y viendras... Tu as de mon sang dans les veines... Il suffira de te montrer cette fille sans voile pour allumer tes désirs et changer tes beaux sentiments en fureur sensuelle... Elle s’interrompit, ne comprenant rien à ce qui se produisait. C’était très inattendu en effet. Pour écouter sa mère, René venait de dégager son front, mettant sa figure en lumière, et, soudain, se méprenant à l’aspect de ce visage si semblable à celui de son défenseur de l’avant-dernière nuit, Gloriette avait fait montre d’une joie d’enfant... Ouvrant ses bras... elle allait elle-même se laisser tomber sur la poitrine du jeune homme... Le bruit d’un choc contre la voûte arrêta son mouvement et fit lever toutes les têtes. Là-haut, au-dessus de la glace de cristal, apparût alors le corps tout blanc d’un nageur nu... -Alerte! rugit l’Égyptienne en actionnant un appareil avertisseur, qui devait alarmer le château et faire exécuter les ordres précédemment donnés. Et, tandis que René refermait le rideau de fer au moyen du levier, tandis que Divine s’emparait de Gloriette en poussant un rauquement de joie, par la porte, ouverte sur les couloirs souterrains, on put entendre s’approcher et grandir une rumeur tumultueuse. III UNE SCÈNE DE «ROLAND FURIEUX». Bernard d’Arma, épuisé par son immersion et par l’effort considérable qu’il avait dû produire, s’était laissé entraîner par l’eau. Combien de temps fut-il ballotté? Ceci devait toujours rester pour lui un mystère, car, à la suite de bourdonnements douloureux dans les oreilles et de céphalalgie intense, il avait perdu la notion des choses. Lorsqu’il revint à lui, il crut franchement être en plein délire. Son corps montait sur des vagues, descendait dans des vallons liquides, était secoué, battu, roulé. Une rafale puissante passait sur le lac redevenu tout noir, soulevait des montagnes d’eau qui s’en allaient balayer les rives et mugissait lugubrement dans une aulnaie voisine. Bernard avait toutes les peines du monde à se maintenir à la surface de l’élément bouleversé. Il s’étonnait et s’effrayait de la soudaineté de cette tempête, que rien n’avait fait prévoir. Il s’inquiétait surtout de ne pas trouver la terre, bien qu’il nageât depuis longtemps -il le croyait. Il se demandait enfin si le phénomène n’avait pas soulevé le lac et doublé son étendue... Dans cette obscurité épaisse, il ne pouvait se rendre compte de rien et constatait seulement ce fait anormal: la rive semblait le fuir. En réalité, il avait la fièvre et nageait en cercle. Enfin ses pieds rencontrèrent le sol. Mais il n’était pas au bout de ses peines. Dans l’impossibilité où il se trouvait d’aller rejoindre Djaoulia, gardienne de son épée et de ses vêtements, il voulut appeler l’intelligente jument... Ah! ce fut bien autre chose! À son coup de sifflet, un instrument invisible, mais à coup sûr de proportion monstrueuse, répondit tout aussitôt, couvrant sa propre voix, en vociférant des milliers d’accords plus assourdissants qu’agréables à entendre. Les échos s’en emparaient, les prolongeant à travers la campagne en les grandissant encore. Puis, des ondes, des roseaux, des arbres, des bruyères, des rochers, du colossal château, de tous les points des ténèbres surgirent des flammes légères et fugitives, soupirs de trépassés ou feux follets. Cet éclairage eut tout au moins l’avantage de permettre au chevalier de retrouver ses vêtements. Mais la robe blanche de Djaoulia ne se fit point voir. La discordante symphonie de la tourmente avait dû effrayer le quadrupède, le chasser. Coeur-d’Amour marcha vers le vieux chêne foudroyé. Espérait-il retrouver son cheval au revers de cet arbre, ou cherchait-il encore le moyen d’aller au secours de Divine et de Gloriette? Les bruits les plus divers continuaient à sortir du cacophonique instrument. C’était des cris aigus et stridents, des plaintes olifanesques de pachydermes agonisants, des voix vibrantes comme celles des cymbales. C’était la déflagration assourdissante d’un tonnerre, le déchirement de rires sataniques. Par instants, une accalmie se produisait, les sons se faisaient bucoliques: tintements de clochettes sur la colline, appels de pipeaux, voix mélancoliques, plaintives, mourantes. Puis, tout à coup, renaissait le tumulte, éclatant dans toute l’ampleur de sa délirante énergie. Jamais voix incréées de la terre et de l’air, ne s’éveillèrent pour harmoniser en choeur de plus sauvages accords. Cette perturbation atmosphérique, ces vibrations lugubres étaient produites, faut-il l’avouer, par des instruments dont l’infernal génie de Phtah avait su assembler les rouages puissants. Sitôt le cri d’alarme poussé par la reine des gipsies, l’ouragan hurleur avait éclaté tout autour du château de Chaumont, mais sans évoluer au delà d’un certain rayon, parce que l’énergie de la harpe éolienne et de la machine condensatrice des tempêtes avaient été réglées pour ne pas le conduire plus loin. Bien entendu, Coeur-d’Amour ne soupçonnait en rien cette supercherie diabolique; aussi se laissait-il engourdir par la fascination magique au point d’en oublier les dangers qui l’environnaient, d’oublier même les deux malheureuses femmes qu’il devait arracher aux griffes de leurs persécuteurs. Le fracas cessa brusquement, tandis que se rallumait le foyer sous-aquatique. Rappelé à lui-même, le jeune chevalier ouvrit des yeux effarés, se croyant sous l’empire d’un nouveau cauchemar. Et n’en était-ce pas un, en vérité? Des créneaux du château, des meurtrières, des fenêtres, des tourelles pendaient de longs cordages, dont l’extrémité venait traîner soit dans l’eau, soit sur le parvis de la porte murée et, tout le long de ces cordes, dans un cliquetis d’armes, un bourdonnement de jurons étouffés, descendaient, s’invectivaient, se choquaient, des grappes de fourmis géantes, des Bohèmes aux faces patibulaires, aux oripeaux infects. Une armée, une véritable armée de sacripants: la bande de Coeur- Volant! À quoi aurait pu servir à Bernard de s’attaquer à ces misérables, grands-pères des truands illustrés par Jacques Callot. Il n’avait pas été aperçu; il préféra donc se dissimuler derrière le tronc noueux du chêne. Inconsciemment il introduisit le bout de son pied dans la première des encoches qui régnaient autour du tronc et, inconsciemment aussi, il gravit la spirale du rudimentaire escalier. Parvenu à sa fourche, il dut se retenir pour ne pas tomber. Le chêne était creux. Entre les lèvres d’un étroit palier circulaire s’ouvrait un trou béant, cheminée naturelle d’un nouvel escargot qui tirebouchonnait dans le noir et s’enfonçait aux entrailles du sol. -Mort de mes os! grommela Bernard. Voici l’entrée de la cage mystérieuse. Par ce chemin on doit aboutir à la lanterne du lac?... Allons-y! Je vais faire un joli gâchis dans cette pétaudière de forbans! Un crépitement singulier lui fit tourner la tête. Nouvelle stupeur. De son poste élevé, il dominait toute l’étendue du lac lumineux. Son regard s’étant reporté vers ce point, ce qu’il aperçut lui parut tenir du prodige. L’eau bouillonnait. Comme dans une cuve surchauffée, elle se gonflait, entrait en ébullition, était traversée par des bulles, mais par des bulles dont la grosseur semblait proportionnée à l’importance de la chaudière. Autre anomalie fantastique, ces bulles, composées d’une matière spéciale, ne crevaient point en entrant en contact avec l’air. Tels des bouchons de liège, elles surgissaient du liquide et, avant de retomber sur sa surface, s’ouvraient en forme de coquilles de noix qui surnageaient et contenaient chacune un être humain. Coeur-d’Amour compta bientôt une demi-douzaine de ces barques minuscules. Il ne pouvait plus s’étonner; tout ce qu’il voyait ou frôlait depuis son arrivée en ce lieu était si véritablement prodigieux qu’un miracle de plus ou de moins importait peu. Cependant, il crut trouver l’explication du dernier phénomène en se rappelant la forme de la grande bouée sous-marine à laquelle il s’était accroché lors de son premier plongeon. «Bizarre instrument», avait-il pensé en examinant la cloche de fer. Bizarre instrument, en effet, mais dont il croyait comprendre l’utilité, à cette heure, car, d’après lui, c’était par l’orifice supérieur pratiqué dans cette cloche que devaient s’échapper les sphères habitées. -Vertudiable! se dit-il après avoir mûri cette idée. Si les coquins lâchent le fond, c’est donc qu’ils abandonnent les deux femmes pour courir à ma recherche?... » Mazette! À l’effet de me capturer, Coeur-Volant a mobilisé sa troupe de terre et sa flotte! C’est flatteur et maladroit, car je vais pouvoir profiter de cette sortie en masse pour envahir le bas repaire... » Courez, tas de loups, fouillez les alentours et cherchez-moi dehors... Je suis dedans! Satisfait de pouvoir jouer cette bonne farce aux bandits, dont les opérations combinées, il en avait la ferme conviction, étaient dirigées contre sa personne, Bernard abandonna son belvédère et se laissa glisser dans les profondeurs ténébreuses de la vivante cheminée. Après avoir descendu cinquante gradins de bois, il calcula qu’il devait être arrivé à la hauteur du sol. Effectivement, les marches qui suivirent étaient en pierre, comme les murs; il s’en rendit compte par le toucher, aucun autre moyen d’investigation n’étant à sa portée. L’arrêt d’un palier le fit trébucher et il tourna son pied sur la première marche d’un nouvel étage. Sa belle humeur n’en fut pas amoindrie. Il était si convaincu de pouvoir jouer un bon tour à Phtah, en lui subtilisant ses prisonnières, qu’il se contenta de grommeler railleusement: -Holà!... quelqu’un!... des torches!... Ne pourrait-on me recevoir avec les égards qui me sont dus?... Un dernier palier l’arrêta. L’escalier n’allait pas plus avant. Coeur-d’Amour s’orienta en tâtonnant à droite et à gauche. Partout des pierres. Il se trouvait dans une cuve cylindrique paraissant sans autre issue que l’escalier tournant. Trois fois il fit le tour de cette cage, et toujours ses mains ne rencontrèrent qu’un mur sonnant le plein. Alors la colère s’empara du chevalier. -Ventrepape! gronda-t-il, cette valetaille est sans excuses!... Çà, drôles! marauds! faquins! maroufles!... des flambeaux!... la porte!... et du leste!... Un peu imprudemment, peut-être, il accompagna cet ordre d’un formidable coup de pied détaché dans la muraille. Mais, il avait du bonheur... Son soulier rencontra le bois d’une porte qui vola en éclats et ses yeux éblouis clignotèrent. Devant lui s’ouvrait l’entrée des souterrains: un long couloir éclairé par des lampes fixées, de distance en distance, dans des niches surmontées de cheminées d’amiante. Coeur-d’Amour n’éprouva aucune surprise... En une circonstance semblable, Matraque aurait certainement remercié son étoile. Lui, oubliant qu’il devait ce résultat à l’intervention de son soulier, se contenta de dire à des êtres invisibles: -À la bonne heure, gens du commun... J’allais sortir de mon caractère... Je préfère entrer chez vous! Il mit l’épée à la main, décrocha une lampe, pour le cas où il aurait à traverser des lieux non éclairés, et se mit à marcher, non sans avoir adressé aux autres luminaires cette dernière gasconnade: -Je vous dispense de m’accompagner! Le boyau, creusé en plein gypse, s’élançait en ligne droite, puis tournait brusquement à gauche. Désormais, rendu à sa prudence de chasseur, l’intrus le suivit avec précaution. Ses pas s’étouffaient dans la poussière blanchâtre du sol, sa main droite frôlait la pierre à plâtre, sa gauche une cloison plus rugueuse, comme enduite de ciment. De ce côté, une grande porte de chêne blindée s’étant présentée, il s’arrêta un instant pour prêter l’oreille. Rien ne remuait par derrière: le silence d’une tombe. Il tourna le coude et poursuivit sa route. Ce second couloir s’incurvait par endroits, en d’autres, remontait vers le sol par bonds inégaux, chaque plan correspondant à une ouverture de chambre qu’il était facile de fouiller du regard, sans ralentir, aucune des portes n’étant close... Par leurs dispositions et leur mobilier, ces retraites marquaient leur destination. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour leur assigner un nom. C’étaient des cellules de correction, des cachots sourds, quelque chose comme des in pace où plus d’un juif, plus d’un bourgeois avaient dû languir des semaines et des mois en attendant que soit payée la rançon exigée pour leur liberté. Coeur-d’Amour passa. Il n’avait que faire en ce lieu; il cherchait la chambre sous- marine et s’étonnait fort d’avoir tant à remonter avant de la découvrir. Bientôt il fut complètement égaré dans un inextricable réseau de ruelles de mine, dont le lacis se multipliait à l’infini. Plus Bernard essayait de se retrouver dans ce dédale, plus il se perdait. -Misère de moi, pensa-t-il; vais-je tourner ici jusqu’à la consommation des siècles? Il riait, cherchant à repousser l’appréhension naissante, mais celle-ci croissait en raison même de l’inutilité de ses efforts. Une moiteur d’angoisse mouillait ses tempes. Oh! son propre sort ne l’inquiétait pas, mais il pensait avec désespoir que sa trop grande confiance en lui-même allait priver les deux malheureuses femmes du jeune défenseur qu’elles paraissaient espérer. Enfin, il se laissa tomber sur un coffre en gémissant: -Je suis muré! Divine et Gloriette n’ont plus rien à attendre de moi! Le hasard se complaît à ces ironies! La haine peut engendrer l’amour et, si la roche Tarpéienne est près du Capitole, le contraire n’est pas moins vrai. L’homme s’agite en vain, son destin suit son cours. C’est souvent à l’instant où l’on n’ose plus croire à rien, où, condamné par la Faculté, on se résigne à mourir, que survient le mieux imprévu, la résurrection, la signature d’un nouveau bail avec la vie. Il en fut ainsi pour le chevalier. À peine venait-il de choir sur le coffre en abandonnant sa lampe, que la flamme de celle-ci, atteignant un cordonnet de couleur neutre et demeuré jusque-là invisible, mit le feu à celui-ci. -Oh! sursauta Coeur-d’Amour, une mèche de mine?... Pas de ça lisette! On a toujours le temps d’en arriver au suicide. Il se saisit du bout brûlant et l’éteignit entre ses doigts, pensant: -Délicieuse aventure! cette mèche doit conduire quelque part... suivons-la! Quelques minutes après, à la suite du fil conducteur, il parvenait à sortir du labyrinthe et revoyait le ciel, coiffant une ligne de sinistres créneaux en partie démolis. Il était dans la cour d’honneur du château de Chaumont. Il inspecta les façades, il tendit l’oreille... tout n’était qu’ombre et silence... Évidemment la chasse à l’homme avait attiré au dehors la bande entière de Coeur-Volant, et les deux prisonnières, enchaînées, réduites à l’immobilité, devaient rester sous la garde de quelques infirmes inutilisables dans la poursuite engagée. Bernard avait hâte d’en finir; chaque minute écoulée diminuait ses chances de succès; les autres pouvaient revenir. Résolument, l’oeil et l’oreille aux aguets, il franchit le grand portail, traversa la salle des gardes encore encombrée de brocs chavirés et toute empuantie d’une écoeurante odeur de cervoise, témoins de la dernière orgie. Il grimpa des escaliers, longea des couloirs, mit sens dessus dessous le mobilier de différentes chambres, fit le tour de la chapelle transformée en temple d’un culte luciférien, inspecta des dortoirs, des gynécées, des poudrières, des laboratoires, des magasins où s’entassaient des objets volés et parvint enfin aux appartements réservés de Phtah Mansour. Le luxe oriental de ceux-ci lui causa quelque surprise. Mais il s’arracha à cette contemplation pour redescendre au plus vite. N’ayant rien découvert dans le château, il voulait retrouver la chambre sous-marine. Le fil conducteur le ramena tout le long du labyrinthe, jusqu’au coffre, témoin de sa lassitude. Le cordonnet allait plus loin; il le suivit encore et arriva devant la porte blindée. Comment la jeter bas, cette porte! Elle paraissait de force à résister au canon. Encore une fois, le hasard vint en aide à notre explorateur. Comme il tourmentait son fil conducteur dont l’extrémité se perdait sous le panneau cuirassé, ce dernier tourna soudain sur ses gonds, découvrant une salle hexagonale, la salle où s’était déroulée la scène entrevue par Coeur-d’Amour. Les quatre lampes à réflecteurs étaient éteintes, mais Bernard avait son lumignon. Son premier coup d’oeil lui fit reconnaître la table de marbre, les meubles égyptiens et le reste. Déconcerté de ne pas retrouver là celles qu’il cherchait, il entreprit la visite de tous les recoins. -Corbac! se disait-il, où sont-elles passées? On n’a pu les volatiliser, pourtant! Le cylindre de métal flanqué de machines à tubulures de cuivre attira son attention. -Qu’est-ce que cela? La porte à presse-étoupes montrant un certain jeu, il la fit glisser dans ses rainures et introduisit la lampe dans l’ouverture ainsi pratiquée. Alors il se rejeta en arrière en voyant glisser jusqu’à lui un filet d’eau visqueuse et vaseuse où traînaient des débris d’herbes aquatiques hachées, comme écrasées. -Je comprends! C’est le compartiment étanche qui communique à la cloche sous-marine. C’est par là que se sont échappées, vers la surface du lac, les sphères à chargement humain!... Ah! malheur! Si par ce chemin, ma petite soeur et la folle?... Son émotion était telle qu’il dut chercher un point d’appui. Un roulement sonore grondant au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux. Fortuitement, il venait de peser sur le levier guilloché, et le rideau de fer, obéissant à l’appel du mécanisme, se repliait sur lui-même, en dégageant la glace de cristal. Par cette voie mystérieuse, une lumière tamisée pénétra dans la salle. En effet, si, à cette heure, le rayon magique des profondeurs du lac s’était éteint, à sa surface, par contre, de nombreux feux tournaient, s’agitaient, se poursuivaient. Les prunelles distendues par l’épouvante, Coeur-d’Amour perdait le souffle à vouloir suivre les mouvements de ces lueurs. Que se passait-il là-haut? Il ne le voyait pas, il ne pouvait le voir, car une couche d’eau de plusieurs mètres d’épaisseur l’en séparait. Or, tous ceux qui en firent l’expérience vous le diront, si l’on peut, étant dans l’eau, déterminer d’assez loin la nature des objets immergés, il est matériellement impossible de distinguer ceux qu’une couche d’air sépare des ondes, la surface miroitante produisant un effet de verre strié. Eh bien! l’acuité fiévreuse du regard de Bernard d’Arma devait mépriser toutes les règles de la physique, traverser les ondulations et percevoir ce qui n’eût été visible pour aucun autre, car il poussa un hurlement fait de rage et d’horreur: -Gloriette! oh! Gloriette! Et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage, il bondit hors de la chambre. Comment, dans son affolement, eut-il la pensée de prendre à gauche? Comment, sans se rompre vingt fois les os, put-il gravir quatre à quatre les marches triangulaires du serpent tracé au coeur du chêne? Nous ne saurions le dire. Le fait certain c’est qu’il accomplit ce tour de force en moins de deux secondes. Il y a un Dieu pour les ivrognes! Pourquoi les cerveaux seraient- ils privés d’un fétiche pareillement serviable? Lorsqu’il parvint sur la plate-forme annulaire ménagée à la fourche moitié morte et moitié vivante du géant séculaire, Coeur- d’Amour prit un temps -oh! un temps très court! -pour embrasser en son ensemble le tableau qui se déroulait sous lui. Il était horrible ce tableau!... Loin de songer à faire poursuivre le plongeur audacieux qui lui était apparu à travers la glace de cristal, et, d’ailleurs, bien persuadée que la violence de la tempête déchaînée par elle l’avait dès longtemps mis en fuite, Phtah Mansour ne s’était donnée la peine de jeter toute sa tribu hors du château que pour la faire assister et concourir au grandiose châtiment qu’elle entendait infliger à la malheureuse jeune fille qu’une paralysie de la langue rendait inapte à servir ses projets. Sur son ordre, malgré ses larmes, malgré ses gestes de désespoir, la petite vierge blonde, la muette aux yeux d’azur, avait été transportée sur le parvis de la maîtresse porte murée. Là, dépouillée de ses vêtements, n’ayant pour toute parure, suprême ironie, que les amulettes d’ivoire et de plomb suspendues à son cou, des chaînettes unissant ses membres aux anneaux de la maçonnerie; seule entre quatre porte-torches, avec, devant elle, la gipsy, son fils et Divine, l’enfant restait livrée aux regards insultants de la tourbe des bandits que cette façon impudique de comprendre l’exposition au pilori mettait en joie. Tout d’abord, soutenue par les bons sentiments qui formaient le fond de sa nature, René Mansour, frère de Coeur-Volant et réputé Coeur-Volant lui-même, puisque, comme lui, il portait un faciès postiche à l’image du petit comte d’Armagnac, René, disons-nous, s’était révolté contre sa mère, se défendant de commettre l’infamie rêvée par l’Égyptienne; mais, peu à peu, son regard s’étant attaché sur la victime, un changement s’était opéré en lui. Comme l’avait prévu Phtah, dans son infernale science du mal, la vue de tant de charmes offerts venait de réveiller les sens ataviques du misérable jeune homme, la goutte de fiel maudit qui roulait encore dans ses veines, presque purifiées, venait d’empoisonner tout son sang. Le regard trouble, la gorge sèche, un feu démoniaque le rongeant tout entier, affolé par les cris de haine de Divine qui croyait voir en Gloriette la voleuse de son petit enfant, l’esprit perdu, les oreilles bourdonnantes, les mains fébrilement crispées, il se prit à marcher vers la victime expiatoire. Sur l’eau, sur terre, le long des murs, des ricanements éclatèrent; les grappes humaines suspendues aux cordes ondulèrent, se tordirent, cherchant à ne rien perdre de l’abominable sacrifice qui allait se consommer; les coques de noix dansèrent; une ronde de torches s’organisa. On s’embrassait, on se mordait. La hurlante farandole enveloppa le lac d’un grouillement diabolique. On eût dit un immense serpent aux écailles faites d’armes et de haillons: l’orque! l’orque gigantesque chanté par l’Arioste! Les bandits zigzaguant sur le rivage représentaient la queue du monstre, son corps était figuré par les nacelles roulant sur l’eau écumeuse et René, René dont les mâchoires s’ouvraient et se refermaient nerveusement, comme celles des félins en quête d’un bon repas, était à la place de la tête dévorante... Voilà la vision dantesque qu’eut Coeur-d’Amour en arrivant sur la plate-forme annulaire du chêne... Voilà ce qu’il comprit... l’orque se préparait à festoyer avec le radieux corps d’Angélique, et Angélique c’était Gloriette! Vertudiable! Ventrepape! où donc était Hippogriffe, le vaillant Pégase de Roger? Coeur-d’Amour ne pouvait s’y tromper, c’était là la reproduction exacte des préliminaires du drame de l’île des Pleurs, de cette scène gravée sur le médaillon qu’il portait suspendu à son cou... Le tumulte augmentait. La malheureuse, comprenant enfin qu’elle s’était laissée abuser par une ressemblance, fermait ses beaux yeux et, moitié morte de peur, se repliait sur elle-même, attendant l’instant fatal. Le chevalier ne savait pas hésiter; il se serait élancé au-devant de quiconque, mais l’aspect de cette radieuse nudité blonde lui arracha un blasphème. Sans pouvoir analyser la douleur qui le mordit au coeur, il ressentit une contraction aiguë, une rage faite de jalousie, parce que cinquante regards libidineux souillaient la pudeur de la vierge. Alors, prêt à bondir, il voulut calculer la hauteur du saut. Sous lui, ô bonheur! Djaoulia, revenue, le regardait, gonflant ses reins comme pour les assurer par avance contre la brisure d’un choc terrible, et au loin, venant du Temple, accouraient deux cavaliers: Courmantel et Matraque. Bernard sauta! Le heurt de son poids fit fléchir les jarrets de la jument. Mais elle se raffermit et, comprenant les intentions de son maître, partit dans un galop d’ouragan. Comme un coin de fer, l’homme et le cheval pénétrèrent dans la grouillante farandole des bandits en délire. -Cur non! Arma! Il y avait déjà des mourants et des morts lorsque ce cri de guerre fut lancé. L’épée gluante, le portail rouge du sang de la tourbe coupée en deux, le centaure se rua dans le lac, le traversa en quelques monstrueuses foulées, dispersant, coulant, écrasant les coques de noix qui naviguaient à sa surface. L’impétuosité du cavalier était telle que Phtah Mansour, culbutée dans l’eau, n’avait pas eu le temps de l’apercevoir qu’il prenait déjà pied sur la grève du parvis. Divine voulut prévenir du danger, poussa un cri... Trop tard! Enlevée par une main de fer, encapuchonnée dans sa robe, la folle perdit connaissance sur le garrot de Djaoulia, tandis que René, par une savante ruade de la jument, juste au moment où il allait toucher Gloriette, décrivait dans les airs une parabole et s’enfouissait sous les eaux à l’autre extrémité du lac. -Arma! Arma! À chaque syllabe un coup d’épée... À chaque coup d’épée un homme à terre, un oeil de moins. Rien ne séparait plus Bernard de la rayonnante vision blonde. Elle ouvrit les yeux et ses joues se colorèrent d’un vif incarnat. Qui expliquera jamais les étrangetés de la pudeur féminine? Le respectueux regard de Coeur-d’Amour venant à effleurer sa chair fit éprouver à la jeune fille cent fois plus de honte qu’elle n’en avait ressenti devant les cinquante paires d’yeux de ses lâches insulteurs. Sautant à terre, Bernard s’empressa de couper d’un revers de dague les chaînettes attachées aux poignets de la prisonnière, puis, dégrafant son manteau, il voulut en envelopper celle-ci pour faire cesser sa confusion. Mais il dut reculer, ivre, chancelant, perdant la tête. Une brûlure ardait ses lèvres, un collier de feu encerclait son cou. Dans sa joie d’être secourue, pour la seconde fois, par le beau héros de son rêve, l’innocente muette s’était élancée sur lui d’un mouvement spontané, éperdu, nouant ses bras nus à ses épaules et lui donnant un baiser dont il devait garder l’éternel souvenir. -Chère, chère petite soeur, put-il enfin balbutier. Le peu que je viens d’accomplir pour toi ne valait pas ce prix... Laisse-moi, je t’en supplie, tu m’enlèves toutes mes forces et j’en ai grand besoin pour te sortir d’ici... Vois, les coquins vont nous couper la retraite. Rassemblés par Phtah, qui semblait une Euménide vomie par le Styx, les bandits se ressaisissaient, en effet, et se formaient en cercle pour envelopper l’auteur de ce hardi coup de main. Les bras blancs se dénouèrent, les yeux bleus consentirent en jetant un fugitif éclair si plein d’expression que Coeur-d’Amour, l’âme retournée, frémit en pensant: -Celle-ci m’aime, comme j’aime Solange! Tant bien que mal, il attacha son manteau sur les épaules de Gloriette, la mit sur la croupe de la jument et remonta en selle. -Tiens-moi bien, petite soeur; le retour sera accidenté; j’aurai trop à faire pour te soutenir. Djaoulia reprit l’eau. Encore une fois elle portait une charge écrasante, mais elle était infatigable, cette fille du désert. Comme elle allait poser ses sabots d’argent sur la rive encombrée d’ennemis, soudain des jurons énergiques éclatèrent derrière ceux- ci. -À la rescousse! baron... pas de quartier! tripes de Lucifer! culbutons cette racaille! -Culbutons-la, baron... Ventre de puce! écrasons la vermine! -Arma! Arma! Pris à revers par Matraque et Courmantel, et ne pouvant plus s’opposer au débarquement du terrible jouteur dont ils venaient d’apprécier la valeur, les bohémiens se débandèrent en entraînant leur reine qui hurlait des imprécations... Une demi-heure plus tard, la buveuse d’air descendait la rue des Morts, au faubourg Saint-Laurent; elle était escortée de deux cavaliers disparates: Courmantel, don Quichotte dégingandé, et Matraque, Sancho court autant que replet... À la porte de maître La Fraîcheur, Coeur-d’Amour se sépara de Gloriette, qu’il confia à la petite Renaude. À chacune, en secret, il assigna un rendez-vous pour la nuit suivante... Puis, flanqué de ses gardes du corps, il poursuivit son chemin vers Paris, car il voulait conduire Divine à la cour des Miracles et prendre des renseignements sur cette malheureuse. Solange? Gloriette? Laquelle des deux lui tenait le plus au coeur? Il hésitait à se prononcer maintenant. Les dernières minutes écoulées avaient été pour lui, bien que silencieuses, des minutes de joies ineffables et il était encore tout bouleversé d’avoir pu ressusciter la scène extraordinaire décrite par son médaillon. IV COMMENT ON FAIT PARLER UN MORT. À l’heure où la Maison maudite de la rue des Vieilles-Étuves achevait de se consumer, à l’heure aussi où Coeur-d’Amour, Courmantel et Matraque s’élançaient à la conquête du château de Chaumont, après avoir abandonné entre les buttes Saint-Roch le carrosse ne contenant plus que le duc Roland endormi et prêt à se réveiller, en cette même nuit et à cette même heure, un homme de haute taille, tout enveloppé d’un cafetan brun et le visage couvert d’un voile, suivait à pas feutrés la galerie menant à l’appartement que s’était réservé le grand chancelier au palais du Louvre. Cet homme arriva à la porte de l’appartement, l’ouvrit sans bruit et demeura un instant sur le seuil. Assis devant un immense bureau tout couvert de papiers, veillait le marquis de Villequier. Il veillait, mais ne travaillait point. On venait de lui apprendre le suicide extraordinaire de son physicien, qui, plutôt que de rendre le relaps réclamé par le roi, avait préféré l’ensevelir avec lui sous les ruines de sa demeure incendiée. Soudain, il releva la tête et demeura comme frappé de stupeur. Le nouveau venu avait fait le tour de la table et se dressait devant lui dans une posture calme et fière. -Toi!... toi, Salem, put enfin articuler le ministre. Tu n’es donc pas mort? -Excellence, riposta Salem-Kébir d’un ton sévère, lorsque la protection des hommes cesse de me garantir, j’en appelle à celle d’un plus fort... Celle-là m’est acquise et ne se dément point. -C’est un reproche, ami Salem? -C’est une constatation, Excellence... -Pouvais-je exiger le maintien de ton droit d’asile lorsque Sa Majesté ordonnait de passer outre?... » Ah! cet aventurier... l’éborgneur, qu’en as-tu fait? -Son heure n’avait point sonné, et il possédait un philtre. -Malheureux! l’aurais-tu laissé fuir?... Le roi... -Le roi n’est qu’un homme!... Allah est Dieu! coupa gravement le barbaresque. Lequel des deux doit s’incliner devant la volonté de l’autre... Dieu ou le roi? -Tu perds la tête!... Ta dialectique n’est point de ce monde... -Ce que nous perdons, Excellence, c’est du temps!... Je suis venu pour interroger le corps, à votre intention. -Le corps! répéta Villequier en frissonnant de superstitieuse épouvante. C’est vrai... Tu m’as affirmé que, par des moyens à toi, la répétition de quelques affreuses simagrées des anciens rites païens, tu sauras déchirer le voile derrière lequel se dérobe le mystère de demain... -C’est fait, Excellence!... » Tandis que, penché sur votre table, vous laissiez votre esprit vagabonder très loin des documents qu’il vous plaisait paraître regarder, et réfléchissiez, peut-être, aux conséquences de ma disparition, moi, je travaillais pour vous. -Dans ta fournaise? -Non, seigneur, ici! Le bras du physicien s’éleva lentement et se tendit vers un coin sombre. Machinalement, Villequier suivit le geste et détourna les yeux en tressaillant. Tout au fond de l’angle rentrant se détachait, en rectangle noir, une tapisserie semée d’étoiles d’argent. Vue de loin, dans le clair obscur, cette masse sombre figurait à s’y méprendre une tenture de catafalque. Et c’en était une; en effet, car elle masquait la porte vitrée du cabinet dans lequel, sur une ottomane de cuir, reposait la peau de chien ramenée de Montfaucon par Bervic, la peau de chien renfermant un cadavre humain. Le chancelier n’avait rien pu voir, mais en était-il besoin? Complice ténébreux des machinations de la reine-mère, il avait sournoisement prêté la main au guet-apens de Vincennes et, pour lui comme pour Catherine, le linceul poilu renfermait les restes du marquis Jacques de Villeneuve-Marsan assassiné. Il tressaillit donc et demanda en abaissant les franges de ses cils: -Tu as été le voir? -Pour exécuter vos ordres, Excellence. -Est-il changé? -Il est tel aujourd’hui qu’il était hier et sera demain! C’est une manie chez les oracles de s’exprimer en phrases dont le sens peut être interprété d’une manière ou d’une autre; de la sorte, ils ne peuvent manquer d’avoir raison. Villequier hocha la tête, cherchant à se traduire cette réponse sous une forme moins ambiguë. -Eh! c’est limpide! pensa-t-il soudain. Puisque le Grand Marquis s’est fait tuer hier, il est défunt et continuera à l’être. Sur cette réflexion, il se tut. Ce qui lui restait à demander devait être très grave et difficile à dire car il hésitait. Du coin de l’oeil il regardait son médecin arabe avec l’espoir que celui-ci se déciderait à parler, lui évitant ainsi de poser la question. Mais Salem-Kébir semblait prendre plaisir à constater cette gêne et, loin d’y apporter le seul remède qui fut possible, à l’abri de sa sombre cagoule, il fixait sur son maître des yeux ardents chargés de haine et de mépris. -Mon bon Salem, se décida à prononcer l’Excellence, as-tu pu faire l’expérience dont tu m’avais entretenu? -Sans doute, monseigneur. Serais-je devant vous s’il en était autrement? -Et tu as réussi? -J’ai réussi! -Le mort a parlé? -Il a parlé! À chacune de ses questions la voix du chancelier faiblissait et chaque réponse faisait pâlir son visage qui en arrivait à prendre une teinte cireuse. -Est-ce possible? murmura-t-il d’une voix basse et tremblante. Ceux qui sont dans la tombe peuvent-ils recevoir des ordres des vivants et leur obéir? -Ils le peuvent, seigneur; ils le peuvent, n’en doutez pas!... Issa, votre prophète, jeûna quarante jours au désert et répondit à l’Esprit du mal... Allah, le seul Dieu, donna quarante heures à tout homme, mort de mort violente, pour désigner ses meurtriers et faire connaître le châtiment qu’il désire leur voir infliger. -Mais, s’écria le chancelier respirant avec effort, suis-je pour quelque chose dans la fin prématurée du prisonnier, moi? -Vous n’ignoriez pas ce qu’on tramait contre sa vie... Il me l’a dit! -Malheureux! -Votre Excellence me pardonnera. Si le cadavre a menti sur ce point, toutes les menaces contenues dans ses autres paroles tombent d’elles-mêmes. Une agitation extraordinaire s’était emparée de l’homme d’État; il se défendait de pouvoir attacher quelque créance aux manifestations plus ou moins prouvées de cette magie noire; cependant, il avait peur!... Quel autre que le défunt marquis aurait pu mettre son physicien au courant de sa louche complicité dans l’assassinat projeté et réussi? -Mon bon Salem, balbutia-t-il, le mensonge est patent, donc tu l’as dit toi-même, je ne puis rien avoir à craindre. -Je m’en réjouis pour vous, monseigneur, je m’en réjouis surtout pour la personne à laquelle vous vous intéressez. -Quelle personne? De qui parles-tu? Salem-Kébir fit disparaître sa main droite sous les plis de son manteau et en relira un collier qu’il vint poser sur la table. En apercevant ce joyau, Louis de Villequier fut pris d’un tremblement, ses yeux papillotèrent. -Qu’est-ce que cela? C’était un collier fait de deux rangs de jolies perles bleuâtres, laiteuses, irisées, de pierres enchâssées dans un treillis de fils d’or d’une finesse exquise. Au centre s’accrochait un pendentif en diamants formé de deux lettres entrelacées, un Y et un G. Salem-Kébir expliqua: -Ce sont les opales qu’a bien voulu me confier Votre Excellence pour que je puisse interroger la victime sur les intentions amoureuses de la femme qui les porte. -Yannie!... Yannie de Goulaine! ma fille adoptive... celle que j’aime plus que ma vie!... Celle dont je rêve!... Celle que je veux pour femme!... Celle dont l’indifférence me ferait mourir!... pensa le chancelier en adressant une prière ardente à son idole. Car ce méchant débauché, qui avait fait mourir de chagrin son épouse, et avait marié sa fille au marquis d’O, l’être le plus libertin de la cour, se trouvait alors sous l’empire d’une sénile et violente passion. À cinquante-cinq ans qu’il avait, il s’était pris d’une belle flamme pour Yannie de Goulaine, jeune et douce vierge de dix-sept ans dont le père, mourant, lui avait confié la tutelle. Jalousement gardée par ce peu séduisant courtisan, Yannie ne quittait l’hôtel de la rue de l’Austruce, où son tuteur la terrait en charte privée, que pour aller, chaque dimanche, à la messe de Saint-Eustache, en compagnie de dame Tiphaine, une duègne renfrognée. Cette dernière avait pour mission de préparer la jeune fille à la haute faveur que lui ménageait le vieux soupirant; mais l’innocence de l’enfant était telle que, jusqu’à ce jour, les propositions les moins déguisées n’avaient eu pour résultat que d’aiguiser son frais sourire. D’ailleurs, son petit coeur n’était pas sans avoir déjà fait un choix. À l’église Saint-Eustache, il lui avait bien fallu remarquer un gentilhomme de belle prestance qui lui tendait l’eau bénite à l’entrée de la nef et la saluait à sa sortie de l’office. Les jeunes gens ne s’étaient jamais adressé la parole. À quoi bon? Est-il besoin de parler pour s’aimer? Les yeux, lorsqu’ils le veulent, savent converser avec une souveraine éloquence!... Ceux de Yannie de Goulaine et ceux du seigneur Charles de Balzac, le cadet des d’Entragues, s’étaient compris. Charles et Yannie s’aimaient! Tacitement, ils s’étaient promis l’un à l’autre. Ah! si Louis de Villequier avait pu soupçonner cela, quelle rage! Il n’en avait pas la plus légère idée, pour cette bonne raison que, dame Tiphaine, son espionne, n’avait elle-même rien saisi du manège des deux complices. Et si, fatigué de voir sa pupille rester indifférente à toutes ses attentions, l’aimable tuteur s’était enfin adressé à son Arabe, passé maître en sciences occultes, pour obtenir de lui un breuvage magique capable de lui faire avoir, par maléfice, ce qu’il ne pouvait espérer obtenir par l’effet de ses charmes naturels, c’était pour hâter le résultat et aussi parce que, talonné par sa passion, il manquait de patience. À sa demande, Salem-Kébir avait répondu: -Un philtre, monseigneur, est toujours une boisson dangereuse! Les aphrodisiaques vicient le sang, détruisent la santé des personnes faibles... Avant de recourir au philtre, peut-être serait-il sage de vous assurer que la dame ne pourra vous agréer sans maléfices. -Et le moyen? s’était informé le crédule dispensateur des plaisirs royaux. -Le moyen? Se procurer le corps d’un supplicié, d’un bourgeois noyé par les malandrins ou de tout autre individu victime d’entreprises ayant engendré la malemort. Ensuite me confier un colifichet, un bijou ou un brimborion de parure ayant touché la peau de la dulcinée... C’est à la suite de cette conversation que Villequier avait donné des ordres pour que le corps du marquis de Villeneuve, transporté à Montfaucon, soit amené en secret à son cabinet du Louvre, et c’est aussi pour faciliter la tâche du physicien qu’il lui avait remis le collier d’opales appartenant à Yannie de Goulaine. En revoyant ce collier sur sa table, nous l’avons dit, le misérable sentit tout le feu de son ardente passion lui remonter au coeur et frémit parce que les paroles précédemment prononcées par Salem-Kébir lui revenaient. Le mort avait proféré des menaces... contre la personne à laquelle il s’intéressait! -Ami Salem, fit-il, en s’efforçant de paraître calme, faire parler le cadavre est une monstruosité digne de la roue et même du bûcher... Mais je veux croire que toutes ces flagorneries n’ont été faites par toi que dans une bonne intention et pour me complaire. -Monseigneur, c’était, en effet, pour vous complaire. «... Il n’en est pas moins vrai que le mort a fait des révélations du plus haut intérêt. -Quelles révélations? -À quoi bon vous les répéter, puisque son premier mensonge en atténue le désastreux effet. Sous son pourpoint, les ongles de Villequier déchiraient sa chair. Il allait être question de Yannie, il le prévoyait. Il souffrait mille morts à l’idée qu’elle pouvait le détester. Il cria, perdant tout décorum: -Parleras-tu, animal? Salem-Kébir lui décocha un regard sanglant. -Puisque vous l’exigez, dit-il, en s’inclinant. Et, désignant le collier: -Voyez-vous ces pierres, Excellence? Ne vous semble-t-il pas qu’elles changent de teintes... que leur éclat se ternit... qu’elles pâlissent? -Si, de par Dieu! quel est ce mystère? -Ne vous effrayez point, monseigneur. Après tout, ce n’est peut- être qu’une illusion d’optique. -Tu penserais?... -Dame, peut-on croire un menteur? -Ne vois-tu pas que tu me fais damner, misérable!... Qu’a dit ton oracle à propos de ces pierres? Salem-Kébir se recueillit: -Ceci... Les opales vivent la vie de celui qui les porte... Elles prennent leurs maladies... elles meurent, s’il meurt!... Une sueur froide inonda le front du chancelier. Celle qu’il aimait était-elle en danger? Depuis le commencement de cette scène, il avait le pressentiment qu’un implacable malheur pesait sur lui, et lentement, inexorablement, la terreur, comme une chape de plomb, écrasait ses épaules. Il voulut réagir, se leva, interrompit le sybillin rapporteur: -Ah! Yannie est malade! -Attendez!... Il a ajouté: Celle qui fut la châsse vivante de ces petites vies souffre d’être renfermée, car elle porte un amour au coeur... Lorsqu’elles se terniront, sa prison sera envahie par celui qui, sous couleur d’amour, saura l’entraîner pour la tuer... -Elles pâlissent! Ah! qu’elles pâlissent! -Et, lorsqu’elles n’auront plus de lueurs, c’est qu’elle-même sera morte! Livide, les nerfs à vif, ne pouvant mettre en ordre les pensées folles qui se heurtaient dans son crâne, Louis de Villequier, comme pris d’un brusque accès de démence, poussa un véritable rugissement, renversa son fauteuil et bondit vers la porte. Derrière veillait un hallebardier. Il le bouscula et passa. Il était ivre! il était fou! Il courait à son hôtel particulier de la rue de l’Austruce, dans lequel, à cette heure, si l’abominable prédiction était fausse, devait dormir Yannie de Goulaine sous la garde de dame Tiphaine, sa duègne. Lorsque le chancelier eut disparu au bout de la galerie, Salem- Kébir, d’un signe, congédia le factionnaire qui se frictionnait, ébahi de l’aventure, puis il ferma les portes au verrou et revint vers le bureau. Là, relevant son capuchon et arrachant son voile pour donner un peu d’air à ses joues empourprées, il mit en lumière une tête énergique auréolée d’une masse de cheveux grisonnants, la propre tête du voyageur musulman qui fit la rencontre de Bernard d’Arma dans les gorges de l’Anti-Liban. On ne peut s’en étonner, puisque nous savons déjà, par ce qui s’est passé à la Maison maudite, que Salem-Kébir et Bar-Cobral étaient un seul et même homme. En cet instant, son regard d’aigle aux reflets d’acier avait une expression de satisfaction vraiment comique. -Les niais! murmura-t-il en haussant les épaules; peut-on être crédule à ce point?... Et c’est à ce fantoche imbécile et couard que sont confiées les destinées du royaume?... Quelle ignominie!... » Oh! je dois ne point m’en plaindre; comment eussé-je pu entreprendre ma lourde tâche et jouer ce rôle de fanatique génie si j’avais eu devant moi des intelligences plus éprouvées?... Un seul grain de sable peut me faire trébucher en route, faire avorter mes projets... » J’en vois deux, hélas!... deux consciences rigides: mon frère Jacques et mon fils!... » Ton fils, ma Blanche adorée, le sang de tes veines, la flamme renouvelée, renforcée, de tes yeux qui vivent toujours en mon coeur! » Oh! Dieu! faites-moi la grâce de les sauver, de régénérer la France!... » Jacques est inflexible! mon fils est l’honneur même!... Si l’un et l’autre venaient à lutter contre moi, je serais vaincu... j’en ai le pressentiment... Blanche ne pourrait être vengée... et je mourrais, Seigneur, je mourrais en blasphémant votre saint nom!... Un léger bruit qui se fit entendre du côté de la pièce voisine coupa court à ses lugubres réflexions. -Serait-ce elle, déjà? pensa-t-il. Reprenant brusquement possession de sa volonté, il redisposa avec soin son capuchon et son voile, puis, prenant la lampe, il passa dans le cabinet, dont l’entrée se dissimulait sous les plis de la portière sombre étoilée d’argent. Sans accorder un regard au cadavre du chien jeté sur l’ottomane de cuir, il posa la lampe sur un guéridon, baissa la flamme, et marcha vers une porte dont le rectangle se découpait sur le mur opposé. On grattait à cette porte. Le barbaresque l’ouvrit et s’effaça, en s’inclinant, pour livrer passage à une femme vêtue et encapuchonnée de noir. Derrière l’arrivante, le long des murs de la galerie, se profilaient les silhouettes de deux estafiers. D’un geste de sa main gantée cette femme fit reculer les bravi jusqu’aux premières marches d’un escalier qui se perdait dans l’ombre, puis elle pénétra dans le cabinet d’un pas saccadé et, la porte refermée, releva son capuchon. Alors apparut, au-dessus du col plissé et sous le béguin triangulaire, cette façon de masque en vieil ivoire qui était le visage de la plus astucieuse des reines. C’était Catherine de Médicis en effet. Un impérieux motif avait pu seul la décider à se transporter au Louvre, surtout à cette heure de nuit, car ce palais lui rappelait trop cruellement sa puissance passée et ses crimes. Elle marcha droit à l’ottomane, dilata ses narines, aspira à pleins poumons l’air vicié et les odieuses émanations qui s’échappaient de cette peau de bête, enveloppant un corps humain; puis, revenue vers l’Arabe resté immobile, elle prononça d’une voix moitié ironique, moitié effrayée: -Je n’espérais guère te trouver au rendez-vous, mon pauvre Balthazar. De la tour de Ruggieri, j’ai vu Satan emporter les pierres de ta maison... Il t’a donc oublié? -Aurait-il osé me faire manquer de parole à Cybèle? D’après le calendrier cabalistique employé dans les conversations entre la reine mère et son astrologue, on doit se rappeler que Cybèle c’était Catherine, comme Balthazar était Abou-Nadarah. Mais pourquoi la maîtresse de l’hôtel de Soissons donnait-elle à Salem-Kébir, -car c’est Salem-Kébir que nous vîmes entrer en ce lieu! -pourquoi lui donnait-elle le sobriquet porté par Abou- Nadarah? Ah! voici où l’aventure prenait vraiment une tournure extraordinaire, et semblait apporter une preuve de logique au récit colporté par la regrattière de la rue des Deux Écus; en passant le seuil du bureau du chancelier, l’homme au cafetan avait changé de nom sans pour cela avoir besoin d’apporter la moindre transformation dans sa démarche, ni dans son costume. Sorcier-Prothée, Salem-Kébir avait fait place à Abou-Nadarah. -Pas mal pour un païen! reconnut la Médicis, approuvant la réponse faite par son astrologue. Tu deviens courtisan, signe de faiblesse... Laissons cela... Ma présence ici pourrait être révélée au roi. As-tu consulté le sujet? -Je vous attendais, madame. » Pour que vous ne puissiez croire à quelque subterfuge de ma part, je voulais votre présence... Vous avez désiré plonger votre regard dans l’avenir et les astres ont refusé de vous éclairer... Mais rien ne résiste à l’évocation faite sur une dépouille humaine violentée, profanée, souillée, et quelle autre que celle-ci pourrait avoir subi plus de misères et plus d’opprobres? Il alla placer la lampe à la tête de l’ottomane, puis, écartant la toile huilée, il ouvrit la gueule du chien. Immédiatement, par cette ouverture, on put voir apparaître quelque chose d’effroyable. Au milieu d’une face humaine, méconnaissable tant elle était barbouillée de sueur et de sang, une bouche crispée convulsivement essayait un rictus amer et au-dessus de cette bouche, une paupière était close, l’autre ouverte. Cette dernière montrait une prunelle pétrifiée dans une attention fixe et muette. Elle reflétait une glace placée derrière la Médicis. Celle-ci se signa et porta jusqu’à ses lèvres flétries une image de la Vierge. -Il me semble bien changé, murmura-t-elle d’une voix mal assurée. Le marquis avait un tout autre regard... Ne peux-tu le découvrir un peu plus? L’évocateur était allé se placer à l’écart. Son grand corps formait écran devant la glace et masquait le reflet; sa main droite disparaissait sous les plis de son ample manteau. -L’heure est venue, fit-il sans répondre. Interrogez, Madame. Posez les questions que vous avez à poser; celles-là seulement, et posez-les dans l’ordre convenu entre nous... -C’est extravagant! -Qu’importe! la mort voit la mort!... De l’au-delà, cette chose inerte saura se faire comprendre de vous, si Allah le veut! -Si Dieu le permet, veux-tu dire, mécréant? -Allah est Dieu seul! -Tu m’es utile, je te pardonne ton blasphème. La Médicis se tut, hésita, puis, brusquement, elle demanda en fixant les lèvres du défunt: -Réponds-moi, toi qui es là où nous irons tous... Henri descendra- t-il avant moi dans la tombe? Point de réponse... Les lèvres restèrent figées... Mais le regard de l’Italienne ayant remonté des lèvres vers l’oeil ouvert, elle sursauta, car, dans cette prunelle assombrie, durant l’espace d’une seconde, d’une seule, cinq lettres se détachèrent en clair, et ces cinq lettres disaient: -APRÈS! Elle se retourna en maugréant: -Te rirais-tu de moi, effronté charlatan? Il lui avait semblé deviner un mouvement de l’astrologue. Celui- ci, les bras croisés, restait impassible. Elle revint au mort, pensant s’être trompée. Pourtant son soupçon était juste, devant le reflet de la glace, Abou-Nadarah avait rapidement fait passer un parchemin pris sous son cafetan, parchemin troué de lignes bizarres. -Puisque tu vois dans les espaces supérieurs, reprit Catherine, prise au piège, dis-moi, mourrai-je honorée? L’oeil fut un temps avant de se décider, puis il dessina soudain le mot: -MAUDITE! La reine fronça le sourcil... -Villeneuve me tient rigueur, pensa-t-elle. Sa haine lui survit! Elle questionna encore: -Du moins, serai-je victorieuse? -VAINCUE! riposta l’écran vitreux. -Et lui... mon Henri... comment finira-t-il? Avant même d’avoir attendu la fin de la phrase, rageusement, la prunelle fut sillonnée par un trait de feu criant cette prédiction fatale: -POIGNARDÉ! Poignardé?... Henri!! ... Affolée d’horreur, car elle aimait encore le dernier représentant de sa honteuse lignée, la Médicis s’enfuit sans regarder derrière elle. V ENDYMION ET LA NYMPHE. Nous n’en avons pas fini de rapporter les nombreux sortilèges qui eurent lieu cette nuit-là dans quatre parties différentes de Paris et de sa banlieue, si, aux événements dont la Maison maudite de la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré furent le théâtre, nous ajoutons ceux qui se déroulèrent dans le corridor mystérieux de l’hôtel de Villeneuve-Marsan, sur le lac lumineux du château de Chaumont et au Louvre. C’est dans une autre partie de ce palais que nous allons nous transporter. Un vaste salon rectangulaire s’éclairant par trois larges fenêtres ayant vue sur le fleuve et sur la tour de Nesle. En face des fenêtres une double porte communiquant aux antichambres, à gauche, celle des vestiaires et garde-robe, à droite celle de la chambre à coucher d’Henri. Cette pièce est le salon royal. Des meubles lourds et encombrants, des tentures épaisses. Appendus sur les panneaux, de chaque côté de la double porte, d’une part, un grand tableau représentant le duc d’Anjou gagnant la bataille de Moncontour, de l’autre, un portrait de Henri III, peint par Jean Cousin. Une figure guindée, empesée, une figure de cérémonie, dans le cadre de laquelle, en un cartouche, se voient trois couronnes ainsi disposées: deux à la base, une au sommet, devise parlante: Manet ultima coelo! (la dernière m’attend au ciel). Cri prétentieux surtout de la part de ce prince perverti qui avait été roi de Pologne avant d’être roi de France. Sous les cadres deux selles de marbre rouge incrustées de bronze. La première sert de support à un Endymion endormi, oeuvre remarquable de Canova qui n’a pas encore vingt ans; la seconde soutient une réduction en argent de la Nymphe de Fontainebleau, pour laquelle Diane de Poitiers servit de modèle au divin Cellini. Les deux statuettes se font face, elles se complètent l’une l’autre. En les rapprochant, l’ordonnateur du palais a voulu magnifier la beauté humaine en ce qu’elle a de plus attrayant. Elles viennent d’être placées là en secret. C’est un cadeau du duc de Guise, une sorte d’hommage lige destiné à faire oublier au roi les incidents du récent duel. Le roi soupe. Il n’a pas été prévenu. En entrant, à n’en pas douter, son regard va s’illuminer, charmé par la surprise d’aussi jolies choses... Un bruit se fit du côté des antichambres; la porte s’ouvrit à deux battants, livrant passage au premier gentilhomme de France que suivaient le marquis d’O, le capitaine de Bervic et la cohorte parfumée des favoris, Joyeuse, Saint-Mégrin, d’Épernon, Quélus et Livarot! Ce dernier faisait piètre figure; il portait un emplâtre au lieu et place de l’oreille qu’avait fauchée le diabolique boomerang. Ses amis semblaient se condouloir de cette perte, mais leur ironique affliction ne pouvait se donner libre cours en présence du maître qui, par un jeu de bascule habituel à sa versatile nature, était aussi joyeux ce soir-là qu’il avait été triste et renfrogné la veille. Cette agréable humeur du monarque avait pour cause, indépendamment du plaisir qu’il se promettait de prendre le lendemain, tant aux funérailles de l’oeil de Maugiron qu’au bal donné en son honneur à l’Hôtel de Ville, avait pour cause, disons-nous, l’ensemble des bonnes nouvelles qui venaient de lui parvenir coup sur coup. Tandis que, après souper, du haut de son palais, il regardait du côté de l’hôtel de Soissons et s’effrayait de voir monter vers le ciel des flammes immenses, Maître Ambroise Paré s’était présenté et l’avait assuré que Maugiron lui serait rendu sous quelques jours. Puis ç’avait été le retour de l’expédition envoyée à la chasse de l’éborgneur. Le feu aperçu était celui de la Maison maudite. Salem-Kébir s’était refusé à livrer l’homme réfugié chez lui, mais par une singulière inconséquence de suppôt du diable, il se suicidait en le brûlant et en rôtissant du même coup Abou-Nadarah, son voisin. Ah! quel superbe acte de foi! La disparition des deux sorciers, rivaux du sien, allait donner à Henri une incontestable supériorité sur sa mère, qu’il redoutait toujours, et sur Villequier, qu’il supportait en le jalousant. -Messieurs, dit-il, en faisant à pas comptés le tour du salon, que pensez-vous de l’absence prolongée de M. de Savoie-Nemours?... Les mignons se regardèrent indécis. Sauf d’Épernon, tous savaient parfaitement en quelle compagnie le duc Roland se trouvait à cette heure; ne l’avaient-ils pas vu dans son carrosse, amoureusement penché sur l’épaule de la divine Ayelle? Eh bien; ils avaient conscience de ne pouvoir avouer cela au roi, auquel on ne connaissait aucune maîtresse. -Il se sera querellé, opina l’un. -Battu! surfit l’autre. -C’est le roi des raffinés! Le Valois eut un sourire narquois. -Grâce pour cette majesté, messieurs. Si elle se souvient de l’affaire d’hier matin, le vent de vos propos pourrait aller lui échauffer les oreilles!... Non, si Nemours estoquade des Guisards, c’est de jour... Quelqu’un de vous l’a-t-il rencontré? Le capitaine de Bervic n’avait pas les mêmes raisons que nos seigneurs pour taire ce qu’il savait, aussi ouvrait-il déjà la bouche, quand Paul de Stuer de Caussade la lui ferma résolument avec la paume de sa main, en sifflant tout bas: -Taisez-vous, capitaine, Nemours ne vous pardonnerait pas! -D’ailleurs, voyez le roi, vint appuyer le petit vicomte d’Arque parlant sur le même ton; il ne songe déjà plus au duc. C’était vrai! Henri venait d’apercevoir l’Endymion de Canova et, tombé en arrêt, il contemplait le doux berger du mont Latmos en caressant ses formes d’un regard attendri. Tous s’approchèrent intrigués. D’où venait cette statuette? Qui l’avait placée là? Le fils de Catherine se penchait sur elle, extasié. Sa main s’était avancée et fébrilement palpait le marbre. Son pouce ondoyait, glissait, imitant le geste bien connu des modeleurs. -Oh! oh! oh! fit-il par trois fois. Est-il rien de plus charmant, de plus délicat, de plus troublant?... Quelle finesse dans les attaches!... Vois donc, Joyeuse, ne dirait-on pas ton bras?... » Quelle morbidesse, quelle mollesse dans la chair!... » La tienne est ainsi, Quélus!... » Quelle gracieuse sveltesse de formes!... Qui donc en a de semblables?... » Ah! c’est toi, Livarot!... » Quelle souplesse dans la pose!... Mon pauvre du Gaz avait ces manières-là!... » Quelle vérité dans le jeu des masses musculaires!... Nemours et toi, d’Épernon, vous avez des contorsions de ce genre!... » Mais l’ensemble de ce corps si beau, si frais, si gracieux, où donc l’ai-je vu vivre?... Ah! parbleu! c’est Maugiron!... Une rougeur ardente envahissait les joues du capitaine de Bervic. À entendre exposer froidement la honte de ces turpitudes, il se croyait le jouet d’un répugnant cauchemar. Les mignons, eux, approuvaient en dodelinant de la tête, amusés par les détails, telles des petites maîtresses réunies autour du protecteur commun qui mettrait au concours la valeur de leurs charmes. Le roi reprit: -Celui-ci dort... Il est aveugle! On dirait l’amour!... Maugiron lui ressemble plus que vous tous... -Parce qu’il n’a plus qu’un oeil? hasarda Joyeuse. -Hélas! -Sans cet oeil, il lui ressemblerait tout à fait. -Tout à fait, répéta Henri. La gravité du cas de Maugiron ne comportait rien de risible, pourtant, à ce mot, la gaîté explosa. Le malheur de l’un d’entre eux ne pouvait affliger longtemps ces écervelés courtisans. -Sire, dit Bervic, heureux d’apporter une diversion, le jeune Dieu n’est pas venu seul. Du doigt, il montrait le groupe de la Nymphe de Fontainebleau. Le regard d’Henri suivit la direction de ce geste et ses lèvres se plissèrent en un mouvement de répulsion. -Par le Saint-Esprit! s’indigna-t-il, voici une impudique exhibition dont s’offusqueraient les yeux les moins prudes. S’est- il donc trouvé une femme perdue assez dépravée pour se promener en cette tenue? -C’est une allégorie mythologique, Sire. -Fort bien! mais le Florentin Cellini, dont je vois ici la signature, ne s’en fût point chercher son modèle dans l’Olympe, je pense?... Quelqu’un parmi vous, messieurs, a-t-il connu l’éhontée commère qui dut poser au naturel devant l’artiste? -Moi, avoua le marquis d’O. -C’était quelque impure fille de Bohême? -Excusez, sire, c’était Mme la duchesse de Valentinois. -Vraiment, la dame du château d’Anet?... Eh bien! je ne puis complimenter mon royal et respecté père d’avoir pris quelques plaisirs en la compagnie de cette lourde matrone... » Comparez, messieurs, comparez ces deux maquettes... À votre avis, les formes graciles du berger n’ont-elles point une incontestable supériorité?... Franchement peut-on hésiter entre l’harmonie admirable que présente dans toutes ses lignes le corps d’Endymion et l’indécente exposition des graisses tremblotantes de l’égérie magnifiée par un ciseau mercantile? Bervic s’abstint de prendre part à ce vote pro domo, mais les mignons abondèrent dans le sens du maître et déclarèrent éprouver les mêmes impressions. Oui, l’esthétisme humain se condensait tout entier dans l’homme. Ils ne pouvaient guère opiner autrement. L’intérêt leur commandait de dénigrer la beauté féminine, de qualifier ses charmes de défauts. -Pouah! termina le roi en pirouettant sur ses talons; voilez ces choses, Bervic, leur vue est une offense à la morale. Détail à noter, ce prince qui rénova à sa cour les moeurs extravagantes du bas empire, ne pouvait voir une gorge féminine sans ressentir une sorte d’écoeurement. On cite de lui ce trait curieux: N’étant encore que duc d’Anjou, alors qu’il traversait la Lorraine pour aller prendre possession du trône de Pologne, il se laissa séduire par la beauté fermée de Louise de Vaudemont, qui, seule entre toutes les dames, osa se faire présenter à lui, ayant une guimpe montante qui ne laissait rien paraître ni de ses épaules, ni de son cou. En souvenir de cette réserve très appréciée par lui, Henri, sacré roi de France, la prit pour épouse. Entre époux, fussent-ils roi et reine, il est des instants où les charmes se révèlent sans voiles. Louise était avantagée d’une poitrine opulente, ses «testons ondoyaient à la marche», a dit Brantôme, qui fut le plus avisé critique de son temps; leur contact épouvanta à tel point le roi qu’il ne renouvela jamais l’expérience et fit sceller une grille de fer entre ses appartements et ceux de la reine, comme pour s’interdire à lui- même tout retour possible. Molière était encore à naître; Tartufe existait déjà!... Pour complaire au souverain, Bervic s’empressa de dénouer son écharpe et d’en recouvrir le groupe, puis après en avoir demandé licence, il sortit pour aller passer, selon sa coutume, l’inspection des portes du palais. Son départ précipité ressemblait si bien à une fuite que le prince et ses favoris se regardèrent en souriant. -Maintenant, proposa Henri en s’asseyant à califourchon sur une chaise étroite, si l’on essayait les costumes du ballet qui doit être dansé demain? D’Épernon et Joyeuse détournèrent la tête en esquissant une grimace; cette petite comédie avant la grande ne leur souriait qu’à demi, car elle pouvait se prolonger fort avant dans la nuit et leur faire manquer Faustine et Mariola, qu’ils avaient hâte de revoir à la Maison des Mignonnes. -Ne craignez-vous point de vous fatiguer, sire? demanda hypocritement le premier. Le second surfit: -Il faudra se lever de bonne heure... Nous avons la cérémonie des funérailles. Henri frappa du pied. -Qu’on prenne les robes, commanda-t-il. Je veux vous admirer sous ces nouveaux atours, mes mignons. Il n’y avait pas à discuter. On s’empressa d’aller quérir au vestiaire les costumes de ballerines apprêtés pour la circonstance. Mais, comme la ridicule scène de toilette allait commencer, un nouveau personnage se précipita dans le salon et vint tomber à genoux devant Henri, en criant: -Sire, ordonnez à vos gardes de me suivre!... Je tiens une nichée de conspirateurs! C’était un grotesque petit homme que l’exiguïté de la tête et de son buste, jointe à la longueur inusitée de ses membres, faisait ressembler à une araignée du genre faucheux. Son costume, aussi parfaitement ridicule que sa personne, se composait d’une sorte de blouse mi-partie rose et verte, dont les pans, découpés en pointes nombreuses, supportaient des grelots. Son entrée dramatique aurait dû produire quelque sensation. Il n’en fut rien cependant, car le pauvre hère avait pour mission difficile d’égayer le roi. Son esprit étroit ne le servait guère, il se montrait très inférieur dans son rôle de bouffon et n’inventait que des facéties stupides. -Relève-toi, Sibillot, dit le roi en le repoussant avec humeur. Nous sommes occupés sérieusement! Comment oses-tu bien venir nous troubler par tes ineptes racontars? Sibillot, fou d’Henri III, celui-là même que notre ami Chicot détestait et espérait supplanter un jour, se releva en décochant à la ronde un regard torve. -Oh! oh! fit-il secouant sa marotte, si se costumer en fille est une occupation sérieuse pour ces jeunes seigneurs, je consens à prendre cotillon, et deviendrais du coup une grave petite folle! -Te tairas-tu, plaisantin? -Sire, Triboulet, mon aïeul par le sceptre, disait parfois à François le Glorieux: «Il n’est parole de sage qui vaille celle d’un fou! Écoute la mienne, ô roi!... À cette heure, non loin d’ici, dans l’hôtel des d’Entragues, ces gentilshommes affiliés, à la Sainte-Ligue, il y a nombreuse réunion... on complote une déchéance... Les mignons s’étaient arrêtés, prenant goût à l’intermède. Ils écoutaient. Quélus voulut faire du zèle. -Nomme les traîtres, bouffon? -Les traîtres? Vous les connaissez tous, vous les côtoyez chaque jour... Le premier, le plus dangereux, c’est Chicot... À l’audition de ce nom, malgré la présence du souverain, il y eut une explosion de gaieté bruyante. On savait quelle rivalité haineuse animait l’un contre l’autre les deux contrefaits de la cour. Entre eux, c’était une guerre continuelle et sans merci: Chicot épigrammait, Sibillot dénonçait. Tous deux restaient manche à manche, comme les Guises et les Valois, dont ils étaient les serviteurs les plus humbles. Du moment où la dénonciation de Sibillot visait Chicot, la crainte un instant ressentie se dissipait. Désormais, il allait pouvoir citer tous les noms de France et de Lorraine sans la ranimer. L’entr’acte se terminait, il fallait en prendre son parti et, bon gré mal gré, essayer les jupes. Le petit Joyeuse et le comte d’Épernon s’en désolaient in petto. Leur soirée chez dame Myrtille, surnommée la Poulpe, paraissait définitivement compromise. Ils jetèrent un coup d’oeil désespéré vers les fenêtres, cherchant à distinguer la sombre silhouette de la tour de Nesle, si voisine de l’hospitalière maison. -Tiens, remarqua tout bas Joyeuse. Notre soleil se lève... C’est bon signe! D’Épernon s’effara: -Notre soleil?... où vois-tu un soleil? Le jeune duc désigna un disque brillant dont l’image se balançait sur les flots limoneux de la Seine. -Ça! mais c’est la lune! -Parfaitement! -N’avais-tu pas dit?... -Notre soleil!... Si fait, mon bon, et j’ai même ajouté: signe favorable, parce que, chacun sait cela, la lune est le soleil des amoureux!... -Est-ce assez enrageant cette idée qu’a eue le roi de nous retenir! -Mariola m’avait promis... -Je comptais que Faustine... Ah! comment sortir d’ici? -Tu as eu tort de désespérer... Phébé annonce la fin de notre incarcération. -Ah! que le libérateur arrive!... -Il arrive, sois-en certain. Par où se présentera-t-il? Ça, je l’ignore... Sera-ce par la cheminée, par une fenêtre, ou par une porte? La porte donnant sur les antichambres s’ouvrit soudain, interrompant ce colloque. Bervic, le visage haut coloré, la démarche hésitante, reparut et s’avança vers Henri. -Qu’y a-t-il, Bervic? -Sire, balbutia le capitaine de façon à n’être entendu que du roi, Mammouth le Rouge m’a commandé. -Ah! se peut-il que j’obéisse à ce païen? -m’a commandé de venir rapporter à Votre Majesté ces paroles énigmatiques: «L’heure est venue... Le livre de l’avenir est ouvert!» Le roi se leva d’un bond. -Ah! l’heure est venue! Il a dit cela? Sa figure ordinairement rosée et poupine se couvrit d’une pâleur terreuse lui donnant une grande ressemblance avec celle de sa mère. D’un pas saccadé, heurté, le roi traversa toute la largeur du salon, puis revenant vers ses compagnons de plaisir: -Messieurs, excusez-moi de brusquer notre séparation... une affaire!... La bonne nuit je vous souhaite!... À demain!... C’était un congé péremptoire. Tous s’empressèrent d’abandonner les étoffes de mascarade, vinrent s’incliner sur les mains du roi et sortirent ensemble, soulagés d’échapper à une contrainte. En descendant les escaliers, d’Épernon toucha le bras de Joyeuse. -As-tu entendu ce que disait Bervic? -Ma foi non, je pensais à Mariola. -Sais-tu qui a poussé le roi à nous congédier? -Ça oui. -Qui? Le petit vicomte d’Arques éclata de rire et répondit: -La lune! VI LA DIABOLIQUE TRINITÉ. Dans le cabinet où s’était déroulée la scène de sortilèges que nous avons rapportée, le sorcier demeura immobile, l’oreille aux écoutes, durant les deux ou trois minutes qui suivirent le départ affolé de la Médicis. Puis n’entendant plus rien, encore une fois, il se démasqua, révélant ce visage énergique et hautain que nous connaissons. Mais, qu’il appartînt à Salem-Kébir ou à Abou-Nadarah, cette fois- ci ce visage s’éclaira d’un sourire railleur, nous pourrions presque dire perfide, si le cynisme de l’expression ne nous semblait incompatible avec la noblesse du front. -J’avais envie de la poignarder, cette vipère! murmura-t-il d’une voix caverneuse. Pourquoi sa présence me pesait-elle plus que les autres fois? Pourquoi la souffrance que je lui imposais envenimait-elle mon inguérissable blessure, au lieu de lui paraître un agréable baume? » Hélas! Je ne sais! Plus le but se rapproche et plus mon appréhension augmente. Un nuage de découragement passa sur l’éclair de sa prunelle. -Les rénovateurs assistent rarement au triomphe de leur idée, reprit-il. Qu’importe! Je n’espère point de récompense pour moi! La France, voilà celle que je dois soulager... Le fils de Blanche, voilà celui qui profitera! » Je suis le soc qui déchire le sol, envahi par l’ivraie... Je défriche et vais semer... » Verrai-je germer le grain?... » Un pressentiment me dit non... Le coin de ses lèvres se retroussa en un plissement de fierté dédaigneuse, tandis qu’il ajoutait: -Par la Croix... ou par le Coran! Rien ne sera perdu... D’autres récolteront... Mon rôle est le plus beau! Il tira d’une boîte de paille dissimulée sous les plis de son manteau deux petites plaques légères et brillantes sur le poli desquelles apparaissaient des dessins capricieusement ombrés. -Singulière chance que d’avoir été aux Indes, songea-t-il. Les fakirs m’ont appris à graver le verre chargé de vif argent. Avec l’aide de ces minuscules miroirs artistement truqués, combien sont faciles à combiner les apparitions magiques. La lampe fut portée par lui au chevet de l’ottomane et sa lumière disposée de façon à éclairer le corps du molosse-cercueil, tout en reléguant dans la pénombre la hideuse révélation de sa gueule ouverte. De la sorte c’est à peine si l’on pouvait apercevoir l’oeil ouvert. Abou-Nadarah fit glisser sa main sur le visage du mort et releva les paupières closes; puis revenant en arrière et prenant entre l’index et le pouce la première des deux petites glaces, de loin, il la tendit vers la flamme, s’ingéniant à la faire miroiter. On eût dit un de ces écoliers qui, armés d’un réflecteur, s’amusent à capter un rayon de soleil pour en reporter obliquement la réverbération soit sur un condisciple de classe, soit sur le pion. Après quelques essais infructueux, le rejaillissement de la lumière s’implanta net dans les yeux immobiles, révélant une image qui s’éclipsa aussitôt, l’expérimentateur ayant fait disparaître son accélérateur. Abou-Nadarah sourit: -Nostradamus avait calculé ce que je vais montrer, murmura-t-il. Si Nostradamus s’est trompé, l’effet n’en sera pas moins produit. Il dépouilla son cafetan, le retourna et le réendossa, la doublure en dehors. Puis, entendant un bruit de pas dans la galerie, il se coiffa d’une chéchia retombante, ouvrit la porte et sortit. Le capitaine des gardes arrivait du salon royal et commençait sa ronde. En apercevant la grande ombre du magicien, il ferma les poings et recula de trois pas, en bougonnant à part: -Encore ce damné diable rouge! Décidément, il est partout! De fait, l’occulte personnage, qui venait d’être tour à tour le physicien de Louis de Villequier et l’astrologue de la reine mère, se présentait maintenant sous l’éclatant costume écarlate du mage d’Henri III. Était-il donc aussi Mammouth-le-Rouge? Bar-Cobral, le musulman qui avait passé une nuit dans la caverne de la mort en la compagnie de Bernard d’Arma; Bar-Cobral, qui avait appris, on ne saurait dire comment, l’histoire du comte Jacques d’Armagnac et celle du marquis Jacques de Villeneuve, avait-il l’audace et le bonheur de pouvoir jouer à la cour ce triple rôle écrasant? Nous ne saurions encore répondre à cette question en ce qui concerne la dernière incarnation. Tout ce qu’il nous est permis d’affirmer, c’est qu’il possédait bien, ou semblait posséder, le don d’ubiquité; qu’il changeait de forme et de voix presque à volonté et que deux personnages tout au moins, Salem-Kébir et Abou-Nadarah, s’incarnaient en lui. Pour ce qui est de Mammouth-le-Rouge? dame! écoutez, Bervic le connaissait assez, ce suspect mufti, et Bervic n’était point sujet aux hallucinations. Bar-Cobral, il faudrait donc le croire, remplissait aussi les fonctions du mage rouge. Ainsi s’expliquerait le mystère de la diabolique trinité. Ainsi se comprendrait l’extraordinaire puissance de ce Prothée sans visage qui se ramifiait, enveloppait tous les grands partis du royaume et captait leurs secrets à son seul profit, tout en paraissant n’agir que pour eux-mêmes. Le capitaine de Bervic se serait aisément dispensé de parler au mage, mais celui-ci s’avança vers lui demandant: -Que fait Henri? -Henri? répéta le capitaine ébahi; quel Henri? -Ton maître! Le soldat sourit; une poussée de chaleur lui montait aux oreilles. -Païen, oses-tu bien?... -Pas de phrases... Réponds! Subjugué mais furieux, le capitaine déclara en haussant les épaules: -Le roi fait ce qu’il veut. Il est le roi! -Déduction fort juste... Il s’amuse? -Peut-être! -Est-il au Louvre? -Puisque vous vous flattez de tout savoir, pourquoi m’interroger? -Pour t’éprouver, roumi! Je t’aurais interrompu si tu m’avais menti... Le roi est nerveux, ce soir. Il s’efforce de se distraire sans y parvenir... Penses-tu qu’il puisse s’arracher à ses futiles occupations pour venir me rejoindre ici? Pour le coup, Bervic s’effara: -Non, je ne le pense pas. -Incrédule stupide!... Si je le voulais, il abandonnerait tout pour accourir... -Le roi? Ah! je voudrais voir cela! -Sois donc satisfait... Tu vas toi-même servir à l’expérience... Retourne vers ton maître et dis-lui... Le capitaine recula en esquissant un geste de refus. -C’est trop d’impudence, monsieur l’infidèle! Suis-je à vos ordres? -Tu l’es, dès l’instant où je l’exige! Le magicien marcha vers l’officier et, tout en faisant peser sur lui un regard fascinateur qui brillait comme deux braises dans l’uniformité de son voile écarlate, il reprit en donnant à chacun de ses mots la sonorité d’une claque: -Va vers le roi et, sans y changer une syllabe, tu lui répéteras ceci. Le capitaine chercha à s’échapper. -Je refuse! L’autre laissa tomber sur son poignet une large patte aux tons de cuivre et le retint avec une vigueur incomparable. -Qu’importe que tu le veuilles ou non, valet déguisé en soldat!... Ma volonté annihile la tienne!... Tu n’es qu’un hochet dans ma main!... Tu répéteras donc ceci... Grave tous les termes dans ton épaisse cervelle de guerrier d’antichambre... il faut n’en omettre aucun... ceci: » Sire, je viens de la part du seigneur Mammouth pour dire à Votre Majesté: «L’heure est venue... Le livre mystérieux de l’avenir est ouvert!» Les doigts du mage rouge relâchèrent leur étreinte. -Va, maintenant! Chancelant, dominé, se croyant sous le coup d’une attaque d’apoplexie, étouffant de rage d’être contraint d’obéir à cet hérétique qu’il haïssait, le capitaine de Bervic revint lentement sur ses pas. -Bonté divine! songeait-il. Sa Majesté va me croire fou!... Si elle se fâche, si elle tempête, je lui ferai part de la contrainte infernale dont je suis l’objet... et alors, peut-être se décidera- t-on à déférer le mécréant devant une cour ecclésiastique qui allumera son bûcher! Nous savons que sa crainte comme son espoir devaient être déçus. Nous avons dit quelle émotion s’était emparée du roi Henri III à l’audition des paroles énigmatiques du message et comment, mettant un terme immédiat à l’essayage des robes de ballerines, il avait brusquement congédié ses favoris. * Il y avait déjà cinq bonnes minutes que le dernier Valois, pâle et tout frémissant de superstitieuse horreur, s’était assis, devant le corps du chien, dans le retrait attenant au cabinet du chancelier. Aucune parole n’avait encore été prononcée. Volontiers, le roi cherchait à se faire passer pour un esprit fort, mais, en cet instant, le regard attiré par l’abominable chose que révélait la gueule ouverte de l’animal, toujours dans la pénombre comme nous l’avons expliqué, il ne songeait pas à feindre et sa gorge se serrait. Auprès de lui, debout, immobile, Mammouth-le-Rouge l’observait avec un ironique mépris, tout en respectant son silence. -Roi, dit-il enfin, avant d’évoquer l’esprit qui habite ce cadavre pour obtenir de lui la connaissance des secrets qu’aucun vivant ne doit percer, laissez-moi vous informer de ceci: les serviteurs du Prophète ne pourront mourir que si Allah le permet! -Méchant païen... gronda Henri révolté, je te défends de nommer devant moi tes idoles... De quels serviteurs parlais-tu? -Puissant maître, je parlais de Salem-Kébir et d’Abou-Nadarah. -Ceux-là ne nous gêneront plus. Ils doivent être en enfer! -Ils sont vivants! -Vivants?... Par la messe! voilà qui me désoblige... Ont-ils pu échapper au feu? -La salamandre et le phénix sont à l’aise dans les flammes! Henri fit la moue. -Eh! l’ami. Ta comparaison est choquante. Passe encore pour la Salamandre; mais, d’après toi, lequel des deux serait l’oiseau fabuleux? -Ni l’un ni l’autre, sire. -Tu vois bien. -Ils avaient un compagnon avec eux... C’est celui-là qui est de la race du Phénix! -L’éborgneur! exclama le roi. Tu veux parler de cet infâme spadassin. Se serait-il tiré sain et sauf, lui aussi? -Sain et sauf!... L’incendie est son élément... Tout enfant, il en traversa un sans en être incommodé. -Ah! pourquoi Roland de Nemours n’était-il point là?... Le barbaresque hocha la tête. -Royal sire, Nemours était là... ou du moins celui qui se pare des plumes de l’aigle... Il n’est pas plus Nemours qu’Armagnac, c’est un fils de vautour, un mensonge vivant qui traîne dans la fange son nom volé. -Je l’ai fait premier gentilhomme de ma chambre, ce Roland. -Comme le Parlement l’a fait comte... -Et duc! -Comme Madame Catherine va le faire marquis... -Marquis? -Dès qu’il sera devenu l’époux de la Villeneuve-Marsan. -Tais-toi, mécréant! Roland ne saurait me trahir en se mariant sans mon consentement. -C’est ce qui vous trompe, seigneur roi. L’affaire est en bon train. Henri mit sa tête entre ses mains et prononça d’une voix altérée: -Chercherait-on à faire le vide autour de moi? Voudrait-on m’enlever mes seuls amis? Le mage rouge scanda lentement: -Les princes qui aiment se font aimer! -Par le Saint-Esprit! remarqua le roi en le regardant ébahi, ce n’est pas dans le fatras du Coran que tu as pu puiser cet aphorisme, toi... Souvent je me demande si tu es bien le musulman que tu parais être. -Les chrétiens, confiants en l’absolution qu’ils peuvent réclamer, ont seuls l’habitude du mensonge! -La paix!... Pour détester et calomnier ainsi madame ma mère, tu dois être vendu au Lorrain... au Béarnais, peut-être... Et si tu es au mari de ma soeur Margot, Villequier doit également être vilipendé par toi... » Au fait, qui donc es-tu, toi, l’ennemi de la foi?... Et pourquoi chercher à défendre par de sottes paroles ceux que mon juste ressentiment voulait châtier? Heureusement, le voile rouge dérobait au roi la vue du visage de son nécromancien, sans quoi il eût frémi en apercevant l’éclair sanglant de son regard. -Je suis à vous, à vous seul, royal seigneur, répondit cependant Mammouth d’une voix qu’il parvint à rendre calme. Vous m’accusez de vouloir calomnier Mme Catherine et le marquis de Villequier. Mais j’étais au-dessous de la vérité. Me croirez-vous si je vous apporte la preuve que, tout couvert qu’il fût par votre protection souveraine, le plus innocent des prisonniers a été lâchement attaqué par des assassins et mis à mort en votre nom? -Un prisonnier?... Qui cela? -Jacques de Villeneuve-Marsan! -Tu extravagues! Le Grand Marquis, gracié par Mme de Médicis, est de retour en son hôtel. -Un faux marquis, oui! Un immonde sosie qui doit consentir au mariage projeté de votre duc de Nemours avec la Villeneuve- Marsan... Le vrai marquis s’y serait opposé, lui... aussi est-il ici! -Ici? sursauta Henri III stupéfait en jetant un regard apeuré tout autour de lui. Où est-il? Du doigt, le Rouge désigna l’ottomane: -Là! Instinctivement, le roi fit reculer son fauteuil. -Là?... sous cette peau?... Jacques? -Royal sire, vous doutez... je prouve! De la main tendue du magicien parut jaillir un rayon lumineux qui pénétra droit dans la gueule de l’animal couché sur l’ottomane. Cette projection surprenante n’eut que la durée de l’éclair, cependant le roi se prit à trembler et ses doigts se crispèrent convulsivement dans l’étoffe du fauteuil. -Lui! murmura-t-il. Quelle abominable profanation!... On a osé cela!... mettre de la chair de chrétien aux lieu et place d’une viande immonde!... Ah! je ferai dire des messes à Saint-Germain, à Saint-Paul, à Notre-Dame, partout!... » Et c’est madame Catherine... Oh!... et Villequier qui... Puis-je faire condamner ma mère?... Non, ce serait un funeste exemple... Mais Villequier?... Par la couronne d’épines! la hart lui ira bien, il a le cou fait pour cette aventure... » Au fait, il m’était utile, qui le remplacera? -Les galères ne tuent que les faibles!... Jacques d’Armagnac n’est point mort! Ceci fut soufflé, bien plus que prononcé. Le roi le comprit pourtant, car il remarqua: -Un révolté, si ma mémoire est bonne? -Jacques de Villeneuve-Marsan peut revivre! -Revivre? Ce sortilège est-il possible?? -Rien n’est impossible à Allah! -Encore une fois, mécréant, laisse là ce personnage... Pourrait-il aussi ressusciter mon petit du Gaz? -Peut-être! -Et rendre à Maugiron l’oeil qu’un maudit chat dévora? -Non, sire, l’oeil de M. Maugiron est bien perdu. -Dommage! soupira Henri... Quoique ça, païen, nous voici fort loin du motif qui me fit venir céans... Je ne pensais guère y rencontrer le pauvre Grand Marquis. -Ah! je me souviendrai longtemps de cette horrible vision! -J’eus de sérieux torts envers lui... j’aurais dû me souvenir de ses anciens services... car, au demeurant, c’était un assez loyal compagnon... -Le meilleur, le plus fidèle! -Oui, tu sais tout... Quel cerveau!... Penses-tu qu’il voudra bien ne point me tenir rigueur et consentir à me renseigner? -La matière aurait pu résister, l’esprit doit obéir. Celui-ci ne saurait braver mon influence alors que, deux fois déjà, cette nuit, il s’est courbé sous des volontés dont la puissance est inférieure à la mienne. -Deux fois déjà, cette nuit, répéta Henri incrédule et railleur. Étais-tu donc présent? -Par la pensée. -Et tu voyais cela au travers des murailles, avec les yeux de ton esprit?... Qui fit parler le mort? -Salem-Kébir pour votre chancelier et Abou-Nadarah... -Quoi, l’astrologue de l’hôtel de Soissons se serait introduit dans ce palais? -Avec Mme de Médicis, puissant seigneur. -Ma mère!... Ma mère au Louvre?... C’est impossible! Tu cherches à me tromper? -Je dis ce qui est!... «Comme vous, royal sire, Mme Catherine et le ministre voulaient connaître leur horoscope. C’est même pour se procurer un sujet de tout premier choix, un homme mort de mort violente et profané après décès, comme l’indique un argument secret de la Kabbale, qu’ils firent assassiner le Grand Marquis et donnèrent l’ordre de l’enfermer dans cette peau préparée d’avance. Sans l’intervention de M. de Bervic, le sacrilège aurait même était plus loin, puisque le cadavre déguisé devait être suspendu au gibet de Montfaucon. -Voilà qui est inconcevable!... Je préfère ne point te croire, car j’aurais trop à sévir... » Non, Villeneuve, en essayant de s’évader, est tombé sur une bande de ruffians qui dévalisaient la forge du château de Vincennes. Croyant avoir affaire à un ennemi, ceux-ci l’ont occis et cherchaient à se défaire de son corps... » Pour moins romanesque qu’elle soit, cette façon d’envisager l’événement me paraît se rapprocher beaucoup plus de la vérité... » Autre chose! » Puisque tu vis, à distance, l’opération pratiquée par tes deux confrères en sorcellerie, tu dus entendre aussi ce qui fut dit? -Pour cela, il m’eût fallu l’aide d’une voyante comme Fiamma, la protégée de Salem. -De sorte que, de l’horoscope de ma mère et de celle de Villequier, tu n’as pas entendu un traître mot? -Je n’ai vu et constaté que leur affolement... -Allons donc! Une Médicis s’affecter, se troubler!... -Madame Catherine, en sortant de ce cabinet, était dans un état d’agitation extrême. Elle gémissait confusément. Ses yeux vrillés par les larmes l’empêchaient de se diriger. » Elle se serait laissée choir sur les degrés de l’escalier, si les deux bravis qui l’accompagnent d’ordinaire dans ses expéditions secrètes ne s’étaient élancés pour la soutenir. -Par la messe! grommela le roi, quelle énormité fâcheuse a-t-elle donc apprise?... Et Louis? -Faites rechercher le hallebardier qui factionnait à la porte de son appartement, lorsqu’il en sortit. Il vous dira que M. le chancelier, les yeux hors de la tête, ivre, comme fou, le heurta avec une telle impétuosité qu’il tomba sur sa hallebarde et en brisa la hampe... -Hum! mauvais présage!... Ne peux-tu me dire vers quelle partie du palais Louis s’élançait? -Vers la porte donnant sur les jardins, royal sire. -Son hôtel brûlait-il? -Non, mais, pour M. de Villequier, il y a quelque chose de plus précieux que l’hôtel lui-même, c’est ce qu’il contient... -Quoi donc? -Mlle Yannie de Goulaine, sa pupille. -Peuh! une femme! Cette pensée l’exaspéra. -Par tous les bienheureux! gronda-t-il, ces consultations macabres, ici, sont une insulte à ma personne... Prendrait-on mon palais pour une succursale de l’enfer?... Et parce que j’ai un mage, doit-on m’imiter?... » Je ne veux plus permettre ces sortilèges maudits... Essayer de forcer le cours des événements et vouloir sonder l’insondable, c’est insulter à Dieu!... Plus de sacrilèges!... Par ces moyens démoniaques, on commet des crimes sans rien risquer... N’ai-je pas entendu dire qu’en perçant les yeux d’une effigie de cire, René le parfumeur crevait ceux d’un homme vivant? » Assez de sorciers, de par le ciel!... Je ferai pendre tous ceux qui me désobéiront... Je ferai claquemurer Satan lui-même!... » Ah! ah! on apprendra à me connaître! Impassible, silencieux, Mammouth considérait le roi avec une commisération dédaigneuse. Ce dernier s’était animé. La matité de son teint se colorait violemment. -Respecté sire, proposa le mage rouge d’une voix où perçait l’ironie, devrai-je vous reconduire? Le regard d’Henri chavira, parce qu’il venait de se reporter sur le cadavre; de nouveau, le sang abandonna ses joues, et ce fut avec une sorte de timidité enfantine qu’il demanda: -Le livre s’est-il refermé? -Vous venez de promettre la mort à qui oserait... -Eh! stupide infidèle, la défense ne nous concerne pas... Il est des dispenses que les princes... Un roi a des droits... » Je veux connaître le sort qui est réservé au Balafré et celui qui m’attend, moi? -Voyez donc, seigneur roi! Mammouth le Rouge projeta sa main, paume en avant, dans la direction de la lampe. Dans cette main s’encastrait un de ces petits disques miroitants dont nous avons parlé. Soudain, comme s’ils servaient d’écran à une lanterne magique invisible, les yeux vitreux du cadavre devinrent phosphorescents. -Guise! s’écria le fils de Catherine en frémissant de tous ses membres à la vue de ce phénomène inattendu. L’oeil gauche reproduit le portrait de Guise... Ne croirait-on pas qu’il vient de rendre l’âme?... Et, dans l’oeil droit... On dirait le petit Loignac? -L’assassin de l’oeil gauche! Henri se leva en frappant ses mains l’une contre l’autre. Il eût voulu danser de joie. -Loignac tuera le Lorrain?... Ah! par la messe! ce Gascon sera capitaine. Mais, voici les images qui changent... Tiens, je suis à gauche!... Et, à droite, quel est ce frocard?... Un frère dominicain?... -Un futur régicide, sire! -Un... ré... gi... ci... Les prunelles du roi virèrent, se fondirent dans le blanc; sa voix s’étrangla; ses bras battirent l’air, puis, tout d’une pièce, il se laissa aller en travers du fauteuil. Il avait perdu connaissance. -Race lamentable et dégénérée, murmura Mammouth-le-Rouge avec un hoquet de dégoût. Et c’est ce freluquet efféminé, perdu de vices, qui a, par droit de naissance, la direction du peuple le plus brave et le plus chevaleresque du monde! Honte soit sur lui!... Dieu m’aidera dans ma mission d’assainissement... Elle est sainte! Il fit passer ses mains à quelques pouces du visage d’Henri et, aussitôt, la contraction des muscles se fondit, le masque d’épouvante s’effaça, les traits prirent un aspect de calme serein, la respiration, d’oppressée qu’elle était, devint douce, reposée. Le mage recouvrit l’ottomane avec la toile huilée; puis il s’en fut ouvrir la porte et appela: -Officier! Au bout de la galerie, Bervic, entouré de quelques gardes royaux attendait. Il s’empressa d’accourir et recula épouvanté. -Païen, as-tu tué le roi? Mammouth haussa les épaules. -Non, giaour; ton seigneur maître s’est endormi. Il ne faut point l’éveiller... Appelle tes hommes et fait transporter le roi dans son appartement... Là, tu le feras déshabiller; tu le mettras toi- même entre ses draps... Ensuite tu reviendras ici, mais seul. -Moi revenir ici? -Ordre de Sa Majesté! Le capitaine de Bervic était trop accoutumé aux fantaisies incroyables du Valois pour émettre quelques doutes sur celle-ci. Aussi, tout en maugréant à part soi, s’empressa-t-il d’obéir. -À tout à l’heure, officier! scanda le mage en refermant la porte sur les porteurs. Il revint vers l’ottomane, releva la flamme de la lampe et, tirant son poignard, d’un habile effleurement, sans hésitation il fendit, de bas en haut, le cuir du molosse couché sur les coussins de peau tannée. Alors apparut, dans ses vêtements souillés de graisse, taché de sang et fripés par un long usage dans l’enveloppe hideuse, le corps d’un jeune gentilhomme. Notre ami Chicot, le spirituel antagoniste de Sibillot, eût été bien surpris de reconnaître en ce personnage son malheureux adversaire du Pré-aux-Clercs. En effet, c’était Jean du Gaz, chevalier de la Rougie, celui-là même qui avait activement courtisé Fiamma dans le salon de la Maison des Mignonnes; celui-là même qu’une botte imprévue de Coeur-d’Amour avait couché sur le pré; celui-là même enfin que Matraque avait convoyé, sur le dos de Muletmio, caché dans les défroques de Courmantel, depuis le faubourg Saint-Germain jusqu’au château de Vincennes. Chose étrange, ce corps baladeur, ce corps qui gardait depuis bientôt quarante-huit heures une insensibilité quasi cadavérique, ne présentait aucune des apparences de la mort. Bien plus, une vie surnaturelle semblait circuler sous l’épiderme souillé. L’Oriental n’éprouva aucune émotion. Il s’attendait à voir Jean du Gaz aux lieu et place du Grand Marquis; il s’attendait aussi à le trouver tel qu’il était. -Admirable travail, murmura-t-il; ce mignon doit une fameuse chandelle à Fiamma, car le soporifique, versé par celle-ci, l’a terrassé à l’instant propice en le faisant passer sous le coup de pointe de Bernard... » Quoi qu’il en soit, il était temps que la comédie des révélations surnaturelles prenne fin, car le garçon donne des signes évidents d’un réveil prochain. » Fichtre! ce n’est pas ici qu’il doit revenir à la vie, mais bien sur le seuil de sa propre maison. De la sorte, s’il garde quelques souvenirs de la boisson que lui a fait avaler Fiamma, il pourra croire qu’il a dormi deux jours et une nuit... » Tiens, que signifie ceci? Cette dernière réflexion lui était arrachée par la vue d’un filet de sang qui sortait de la manche droite du pseudo-défunt et se répandait dans la peau décousue... Vivement Mammouth glissa sa main dans l’ouverture béante du pourpoint. Quand il la retira, elle était gluante et rouge. -Suis-je distrait, murmura-t-il en souriant. Le rubdira-mandab6 produit toujours cet effet-là, et, dame! Fiamma l’en a généreusement abreuvé!... » Ah! ajouta-t-il en enveloppant Jean du Gaz dans la toile huilée; voici le capitaine, son concours m’est nécessaire pour jouer la dernière scène. Bervic entra sans frapper. Un pli barrait le front du vieux brave; il souffrait d’avoir à subir l’influence du sorcier. -À quelle nouvelle manigance répugnante vas-tu vouloir encore m’employer, hérétique? demanda-t-il sur un ton de révolte. -Écoute et comprends, répondit Mammouth. Pour complaire au seigneur roi, tu dois m’aider à faire sortir d’ici cette charogne impure... -Sa Majesté a-t-elle exigé cela? -Avant de s’endormir, elle m’a dit: «Païen, entends-toi avec cette brute de Bervic... -Cette brute? -Oui, le royal sire avait ses nerfs. Il a ajouté: «Qu’il te conduise aux écuries où doit se trouver le mulet du rustre béarnais... Qu’il vous fasse sortir du Louvre, tous trois, le corps, l’animal et toi, dans le plus grand secret... Arrangez- vous, par la messe!... Que personne ne soupçonne ce que peut être le macabre colis... Si vous vous faites prendre... vous serez pendus l’un et l’autre!» Bervic courba l’échine. Il lui avait semblé entendre parler le roi. -Le Lorrain est moins brutal, pensa-t-il. Si Guise venait à supplanter Valois, catholiques et gens de guerre y gagneraient. » Seigneur mage, fit-il plus haut, à cette heure, les postes sont endormis, je n’aurai donc qu’à faire tourner le dos aux archers de veille... Dois-je vous aider à porter ce... -Non! j’y suffirai... marche devant! Mammouth saisit le corps de du Gaz, le jeta sur son bras comme il eût fait d’un enfant et ramena sur lui les amples plis de pourpre de son burnous... Quelques minutes après, le mage rouge et son fardeau sortaient du Louvre sur le dos de Muletmio. VII LES VOIX MYSTÉRIEUSES. Ce même soir, mais à une heure un peu moins tardive, -c’est-à-dire alors que les bourgeois et manants du quartier Saint-Honoré, fatigués du joyeux branle qu’ils s’étaient permis de danser autour des ruines fumantes de la Maison Maudite pour célébrer sa destruction, se préparaient à dormir sans plus avoir à redouter les cauchemars des précédentes nuits, -Solange de Villeneuve- Marsan, précédée d’un porte-lanterne, regagnait l’hôtel du faubourg, sous la conduite de miss Huming. La jeune fille avait tenu à aller faire ses dévotions à Saint- Germain-des-Prés pour remercier le ciel du retour de son père et de la bonne entente qui semblait enfin s’être établie entre ses parents. Elle avait hâte de rentrer, n’ayant qu’une confiance médiocre en cette Anglaise dont elle avait dû accepter les bons offices pour sa sortie dévotieuse, la marquise Marie s’étant mise au lit dès la chute du jour et Pierrile ne connaissant rien aux détours des rues de la capitale. Dans le temple, peut-être à son insu, l’enfant avait eu quelques distractions. Sa prière n’avait été dite que du bout des lèvres, sa pensée retournant invinciblement vers le joli visage à peine entrevu par elle de ce jeune gentilhomme du Pré-aux-Clercs, de ce beau seigneur menacé par l’épée de Bernard d’Arma. Ah! la joie et l’abomination! Son cri d’épouvante avait été involontaire, instinctif, toutes ses fibres intimes s’étaient révoltées à l’idée poignante que les yeux brillants de ce magnifique seigneur allaient peut-être s’éteindre pour toujours. Il lui avait semblé qu’un voile de sang tombait brusquement entre elle et lui... De là son évanouissement. Pourquoi l’image de cet homme -de cet inconnu à qui sa mère lui avait fait défense de penser -s’obstinait-elle à la poursuivre? À la poursuivre même jusqu’aux pieds des autels? Qu’était-il pour elle?... Qu’espérait-elle de lui? Un prétendant probable?... Un fiancé possible?... Rêves!... Rêves stupides et sans attraits, puisqu’il lui était interdit de s’y arrêter. Pour obéir à sa mère, Solange cherchait à effacer en elle jusqu’au souvenir de cette vision impressionnante; elle voulait oublier le brillant seigneur... Oui, mais c’était au-dessus de ses moyens... Au tournant de la maladrerie Saint-Père elle se secoua et chercha à reconnaître si l’on approchait de l’hôtel. -Tiens, remarqua-t-elle, surprise, où donc est passé Cortansio? Plus défiant que tous, sans en être prié, le vieil écuyer s’était en effet attaché aux pas de sa jeune maîtresse pour la servir en cas de fâcheuse rencontre; mais il avait compté sans l’astuce de miss Huming qui, au sortir de l’église, l’avait habilement semé. Elle avait mis à profit le désarroi causé dans l’hôtel par le retour du Grand Marquis, pour replacer dans son cadre, sans être vue de personne, le portrait qui, dans l’appartement de la reine mère, avait servi de modèle à Gaulfarault obligé à se faire une physionomie nouvelle. Après cela, déchargée de cet objet encombrant et du souci de pouvoir être prise en faute, l’intrigante personne n’avait plus eu qu’une pensée, amener une occasion d’être seule à seule avec la Villeneuve, pour commencer à entreprendre l’innocente au profit du duc de Nemours, simple instrument politique entre les mains de Catherine. On voit que l’Anglaise avait assez bien manoeuvré puisqu’elle était parvenue à isoler Solange. Il s’agissait maintenant de sonder la pensée de la jeune fille et de l’aiguiller, si faire se pouvait, vers l’espoir d’une haute alliance de cour. -Monsieur l’écuyer? répondit-elle à la remarque de la Villeneuve. Comme il n’y a rien à redouter dans ce tranquille faubourg, il a dû nous précéder, demoiselle. -C’est une bien singulière compréhension de son devoir!... Pressons le pas? L’Anglaise dut obéir et se taire, devinant que n’avait pas encore sonné l’heure d’entamer le chapitre des conseils perfides. Le porte-falot et les deux femmes traversèrent alors cette partie du Pré-aux-Clercs où furent plantés plus tard les jardins de la reine Marguerite. Venant de l’abbaye, il leur avait fallu pour passer par là, contourner le parc de l’hôtel et doubler la longueur du chemin qu’elles avaient à parcourir, mais c’était un supplément de marche dont miss Huming connaissait seule la raison et dont Solange ne pouvait guère se rendre compte. Cette dernière, replongée dans ses réflexions, revoyait et revivait l’étrangeté de l’entrevue qui avait réuni son père et sa mère après dix ans de séparation. Elle avait manqué fort mal se terminer cette rencontre, et, incapable de saisir le fond des réticences imprévues de la marquise Marie, l’enfant s’avouait qu’en cette circonstance le noble captif y avait mis beaucoup du sien pour ramener à lui le coeur de la pauvre femme, affolée par on ne sait quel cauchemar. Après cela, normalement, n’aurait-on pas dû terminer la soirée en famille? Eh bien! non! l’émotion calmée, la marquise, sous l’empire de son obsession revenue, s’était découvert un fort mal de tête, et, loin de la retenir, comme satisfait d’en être quitte à si bon compte, le Grand Marquis avait effleuré ses blanches mains d’une lèvre distraite, en déclarant qu’il se sentait en appétit et allait donner une forte tape au gigot commandé par lui à la vieille Françoise. C’est dans ces conditions singulières que l’on s’était séparé, chacun semblant avoir hâte de tirer de son côté, de s’isoler. Comme elle parvenait sur cette petite place qui, formant une sorte de tampon aéré, s’étendait entre les derrières de la maison des Mignonnes et le portail de l’hôtel seigneurial, Solange eut un timide mouvement de recul vers miss Huming. Elle venait d’aviser un carrosse qui stoppait devant la maîtresse porte. L’Anglaise l’accueillit maternellement dans ses bras, murmurant: -Quelle enfant! Que pouvez-vous craindre? -Descends, maraud, criait-on de l’intérieur de la voiture, et va soulever le marteau! -Cette voix! fit Solange en tressaillant. -Eh! quoi, demoiselle, cette voix est celle du plus brave et du plus noble gentilhomme de la cour de France! affirma miss Huming, qui ne pouvait s’y tromper. Croyez-vous qu’un maltôtier s’annoncerait de la sorte?... Avancez donc. Nous allons profiter de ce que cet ours de Peyragude fait béer la porte. Le vieux Colomban, en effet, appelé par le coup de marteau, venait d’ouvrir et demandait d’un ton maussade: -Est-ce une heure pour venir chez des chrétiens? -La paix! vieille barbe! lança de nouveau l’organe sonore, va annoncer à ton maître que Roland de Savoie-Nemours, son futur gendre, demande à l’entretenir. Son futur gendre!... Pour le coup, la Villeneuve sentit ses jambes se dérober sous son poids. Puis elle porta ses deux mains vers son coeur en balbutiant: -Lui!... lui!... Mon Dieu! Est-ce que je rêve? Le gentilhomme venait de jaillir hors de la caisse et se montrait en pleine lumière entre le porte-falot et la torche tenue par Peyragude. Miss Huming entraînait Solange vers le portail. En passant près de Roland, elle lui souffla à mi-voix: -La Villeneuve!... soyez galant!... Le duc arrivait le coeur débordant de rage. Une heure plus tôt, échappant à la contrainte du stupéfiant que lui avait fait respirer Salem-Kébir, il s’était réveillé dans son carrosse abandonné, sans chevaux, entre les buttes Saint-Roch. En constatant cet état de choses, il s’était emporté contre Ayelle de Givors, la seule personne qui fût là pour subir ses invectives. -Ah! ce que j’ai bien été roulé! s’était-il écrié en grinçant des dents. -Nous avons été joués tous deux, mon ami, avait répondu la fine mouche. -Par qui? -Par Salem-Kébir! -Je lui ferai payer cher cet outrage! -Il n’en est plus besoin, il s’est puni lui-même. -Bah! comment cela? -En se faisant rôtir dans son repaire! -Est-ce possible? -Oui! Il n’avait pas le choix des moyens... Tous vos amis de l’entourage immédiat du roi assiégeaient sa maison à la tête de nombreuses troupes de pied. -Alors, pourquoi m’a-t-il laissé sortir? -C’est sur mes instances et pour vous permettre de vous retrouver un jour en face de Bernard d’Arma. -Quoi! l’Éborgneur est libre? -Il s’est évadé de la rue des Vieilles-Étuves dans cette voiture; sous les yeux de tous vos amis qui l’ont acclamé, le prenant pour vous! -Et vous, Ayelle, où étiez-vous? -Mais auprès de lui. -Comment, gueuse! Ne pouvais-tu crier? Ne pas laisser s’accomplir cette monstruosité? -Non, car il vous eût poignardé! -C’est juste! avait avoué Roland en se calmant. Puis il s’était inquiété du moyen de gagner le faubourg Saint- Germain, où il voulait aller se présenter au père de la fiancée qui lui avait été imposée par Catherine. C’était simple: on devait réquisitionner deux chevaux et un automédon dans les environs. Et tandis qu’Ayelle se rendait au marché aux pourceaux, où elle devait trouver un voiturier et des animaux de trait, Roland empruntait au coffre du carrosse des vêtements destinés à suppléer ceux que lui avait pris Coeur-d’Amour. Ayant déposé Ayelle en route, il se présentait à l’hôtel de Villeneuve, encore tout frémissant de sa colère rentrée... À l’avertissement glissé à voix basse par miss Huming, il leva les yeux sur sa jeune compagne et s’empressa de la saluer avec grâce. Mais, tremblante et confuse, Solange, perdant tout son sang-froid, n’osa répondre à cette politesse et s’enfuit vers le perron. -Mazette! ricana le beau duc, la biche est plaisante à voir!... Elle s’effarouche, c’est bon signe! » Allons! commanda-t-il en s’adressant à Colomban Peyragude resté au port d’arme devant lui; éclaire-moi, bonhomme, et montre-moi le chemin... Le Grand Marquis te revaudra le plaisir que tu vas lui procurer en m’introduisant auprès de lui! Toujours courant, Mlle de Villeneuve monta à sa chambre. Là, elle se laissa tomber à deux genoux devant le grand christ et, élevant vers lui ses mains suppliantes, elle implora avec ferveur: -Ah! si vous pouviez m’accorder cela, Seigneur?... Si vous pouviez changer les idées de ma mère et me donner à lui?... Car, je le sens, je vais l’aimer plus que mon chevalier... plus que tout!... Elle se releva le front radieux; sa prière venait de lui envoyer une inspiration: -Mon père a trop souffert pour ne pas être disposé à compatir aux souffrances de sa fille; je lui montrerai le fond de mon coeur; il comprendra, il m’aidera en faisant taire les scrupules incompréhensibles de ma mère... Ah! c’est celui-là que Madame Catherine me destine comme fiancé... La porte de communication s’entr’ouvrit, et miss Huming se montra. -Oh! pardon, demoiselle, fit-elle en jouant la confusion. Je vous croyais couchée; il m’avait semblé vous entendre gémir... Mais vous priiez, je me retire... Solange l’arrêta d’un geste. La fine mouche s’y attendait, son mouvement de retraite n’était qu’apparent. -Dites-moi, miss, demanda Mlle de Villeneuve en s’efforçant de donner à sa voix une intonation dégagée, vous connaissez ce jeune gentilhomme qui vient de se faire annoncer chez le marquis. -Certainement, demoiselle, qui ne connaît le plus beau, le plus puissant favori des deux cours? -Qu’a-t-il dit au vieux Colomban? -Vous l’avez entendu comme moi, demoiselle. Il lui a dit: «Va annoncer à ton maître la visite du duc Roland de Savoie-Nemours, son futur gendre... Solange tressaillit violemment et, joignant les mains, murmura: -Son futur gendre? Mon Dieu! -L’auriez-vous trouvé déplaisant ou mal contourné? -Miss! -Demoiselle, pardonnez-moi... Je devine des sentiments que vous croyez cacher... Votre coeur s’était égaré vers un but indigne de lui... Il se retrouve... Vous serez la plus heureuse et la plus aimée des duchesses!... * Satisfait de la façon dont s’était dénouée sa première rencontre avec sa femme et sa fille, le Grand Marquis avait regagné son appartement en donnant l’ordre à Gualbert Peyragude de faire servir, sans retard, le souper commandé par lui. En effet, si proche qu’il fût encore de l’heure où s’était achevé son précédent repas, celui-ci lui semblait déjà lointain, tant il s’était dépensé en manières diplomatiques et en prodigieux efforts de mémoire afin de faire admettre son identité par celles qui eussent dû être les dernières à en demander les preuves. -Bast! pensa-t-il en se laissant choir entre les bras du fauteuil éventré; les réputations sont bien surfaites; ces dames de noblesse ont des airs guindés qui ne me vont point... Est-il quelque chose de supérieur au libre débraillé des belles ribaudes? -Ah! drilles et cagous! quel inepte marché de dupe ai-je fait là?... Madame mon épouse, sous ses guimpes d’éplorée, dissimule des reliefs de charmes probablement moins déjetées que ceux qu’exhibent si facilement la Tétasse et Flasque-Luronne. » Et que dire de la mignardise de Solange?... C’est guignant qu’elle soit ma fille, cette gironde-là! -Ma fille?... Ô combien peu! -Si je n’étais son auteur présomptif, c’est sur ma paillasse qu’elle aurait à faire ses premières armes, et non entre les abatis du drôle dont je dois avoir l’avantage d’être le beau-père. » Mais, par les menesses de la soif! s’interrompit-il soudain en dilatant ses narines, cette vieille gaupe sait cuisiner... Je sens s’approcher son rôt d’agneau... Il embaume! La porte s’ouvrit en cet instant, démasquant Gualbert, derrière lequel cherchait à se cacher Françoise. Le premier avait les bras chargés de flacons poudreux; la seconde ne portait rien et tortillait le coin de son tablier en baissant la tête. Le regard du Grand Marquis se porta tout d’abord sur les mains de la Peyragude et, remarquant qu’elles étaient vides, une bouffée de colère empourpra son front. -Eh! quoi, s’écria-t-il eu se dressant, est-ce ainsi qu’on m’obéit?... Durant ma longue captivité, l’habitude de vivre sans maître aurait-elle incité les serviteurs de ma maison à n’en agir qu’à leur guise?... Voudrait-on ma mort? -Monseigneur!... -La paix! bonne femme... où avez-vous caché la pièce principale de mon souper?... Pas loin, je suppose, car le délicieux parfum de son assaisonnement vous a précédé céans. La mère et le fils eurent un mouvement de recul. -Le rôt de Monseigneur?... -Eh! oui, mon rôt... sorcière! Voudrais-tu me faire croire qu’il s’est envolé, alors que son odeur flotte autour d’ici et me donne «la dent»! Les deux Peyragude humèrent l’air avec doute et durent reconnaître, non sans effarement, que le marquis ne s’abusait point: l’atmosphère était comme saturée d’un arôme de bonne cuisine: la propre odeur du gigot si malencontreusement enlevé par le barbet fantomatique. Françoise, larmoyante, raconta alors à son maître la scène singulière du tourne-broche dévalisé; sa poursuite au jardin, sa chute et, finalement, la disparition étrange du voleur. Elle se signa pour contre-balancer le mauvais sort qu’il lui semblait sentir planer sur la maison et termina par cette profession de foi: -Pour sûr et certain, ce n’est pas un chien naturel qui a fait le coup, mon noble seigneur: un chien n’est pas de moitié aussi futé... C’est quelque méchante incarnation du Malin. J’ai senti sur moi son poil brûlant, sa griffe maudite, une haleine empestée, et tout!... Que le doux Jésus nous protège, le diable est là- dessous! -Mais, malheur et guigne! rugit M. de Villeneuve, Satan n’est point carnivore, ma bonne femme. Et puis, on ne m’ôtera pas de l’idée que le rôt d’agneau est quelque part, ici près. Comme pour ponctuer sa phrase, il frappa du poing la muraille et fit vibrer les panoplies. -Écoutez! gémit Françoise. Tous trois tressaillirent et, d’un mouvement involontaire, se rapprochèrent les uns des autres. Un hurlement lugubre, plaintif, assourdi, venait de répondre en accompagnement au cliquetis des armes ébranlées. Il s’éteignit sans qu’on pût deviner de quel côté il provenait. Ce pouvait être tout aussi bien un gémissement humain qu’un aboi strangulé de chien aux prises avec des os. Des deux, cette dernière hypothèse devait être la plus plausible, car au hurlement succéda le bruit lointain d’un os broyé entre de puissantes molaires. -Bonne femme, demanda le marquis en s’efforçant de donner à sa voix un ton assuré, n’y a-t-il point quelque passage secret dans l’épaisseur des maçonneries de cette vieille masure? -Jésus béni! Monseigneur peut-il penser?... S’il en existait, monseigneur serait seul à les connaître. -Seul! répéta tout bas M. de Villeneuve. Seul! La crève m’emporte! Ce scélérat de Gaspard Mouvette se serait-il amusé de ma personne? Aurait-on manqué l’autre?... Si c’était lui qui fait le chien?... Décidé à en avoir le coeur net, il tira son épée et, s’en servant comme d’un bâton, de droite et de gauche, à tour de bras, il se prit à sonder les murailles. Partout les murs sonnèrent le plein; mais le hurlement s’étant à nouveau fait entendre, cette fois nos trois personnages sentirent un frisson glacé leur courir à fleur de peau en percevant, distinctement, cette phrase prononcée par une voix caverneuse: -Silence, Grain-de-Raison! C’en était trop! la peur ressentie par la vieille et son fils commençait à s’insinuer dans les veines du vaillant marquis; sans fausse honte, il se disposait à fuir son appartement lorsque le père Colomban vint annoncer que Roland de Savoie-Nemours sollicitait de lui l’honneur d’une entrevue. Cette visite du roi des raffinés, à laquelle il semblait s’attendre, fut accueillie par M. de Villeneuve avec un soupir de soulagement. Toute son assurance reconquise, il commanda deux couverts, un nouveau souper impromptu, et donna l’ordre d’introduire le jeune Duc. VIII OÙ LE GRAND MARQUIS PREND PEUR. Il y avait un peu plus d’une heure que duc et marquis étaient en tête à tête. Un fumet de mauvais lieu planait dans la grande pièce où, le verre en main, ils avaient fait connaissance; de nouvelles taches s’étalaient sur la nappe armoriée, un plus grand nombre de flacons brisés jonchaient de leurs tessons le parquet maculé et, cependant, la plus parfaite harmonie semblait régner entre les convives. -Or donc, seigneur, mon aimable beau-père, dit Roland en repoussant son siège, je vois que nous ferons facilement une paire d’amis. Nos goûts sont identiques: néant de scrupules, amour des vins frais et des femmes dito... -Hein! la marquise Marie s’est un peu défraîchie durant mon absence... Celle que je vous destine me chausserait davantage à cette heure. -Malepeste! quel bon vivant vous faites!... Cette façon d’envisager les choses est passablement roide. À votre âge... -Quel âge me donnez-vous donc? -Celui que vous paraissez avoir: cinquante-cinq, soixante, peut- être? -Erreur, mon gendre, votre générosité vous égare; je suis de 1532, et, comme j’ai dû dormir dix années à l’ombre d’une vieille tour, je me réveille tout jeune, tout jeune! Le duc éclata de rire. -Presque en enfance!... À l’aurore de votre printemps, je bois donc, mon cher beau-père! Le marquis lui rendit raison et demanda, en reposant son verre: -Serait-ce abuser de votre condescendance de parler quelque peu raison? -Que non pas! Je suis à votre entière disposition. Il se reprit à rire en ajoutant: -Quand je pense qu’on m’avait gavé les oreilles de votre puritanisme et de votre intransigeance! Vrai, ce que vous savez cacher votre jeu, vous! -Attendez, conseilla le Grand Marquis en essuyant du revers de sa main un filet de rota qui emperlait sa lèvre, nous allons le découvrir, ce jeu... Et d’abord, dites-moi, en épousant ma fille unique, qu’espérez-vous? -La belle question? J’espère m’approprier une jolie femme, une immense fortune et ajouter à mes titres un autre titre non moins ronflant... -Eh là! pas si vite! Ce titre est à qui le détient, et ma vie commence à peine... Quant à la fortune, chacun en aura sa part... Je vois bien ce que vous pensez acquérir, mon gendre, mais vous ne m’avez pas encore dit quel prix vous voulez y mettre? -Un prix? -Dame! n’est-ce pas un marché?... Pour tout dire, qu’offrez-vous en échange de la marchandise? Roland le regarda ébahi. -Seigneur marquis, vous avez de ces mots! -Dans tout commerce bien tenu, on établit d’abord le doit et l’avoir... Répondez, qu’offrez-vous? -Mais, mon amour! -Autrement dit: Néant! C’est maigre. Roland, piqué au vif se redressa. On lui avait fait entrevoir que son mariage étant arrangé d’avance, il se trouverait en présence d’une créature fatiguée, sans ressort, résignée à tout subir pour obtenir la paix, et voilà que le marquis se révélait mercantile et plus retors qu’un vieux juif. -Oubliez-vous à qui vous parlez? commença-t-il, essayant l’intimidation. Je suis premier gentilhomme de la chambre... -Peuh! qu’est-ce cela?... Moi, je suis roi... ou plutôt, je l’étais... c’est-à-dire... enfin, je me comprends. -Nul n’est plus en faveur que moi auprès de Mme Catherine. -Je le fus avant vous... Sa haute protection a de funestes revirements. -Elle pourrait vous en faire tâter à nouveau! -Non! j’ai mis une muselière à cette coquine qui se moque de vous tout autant que de moi. Roland haussa les épaules. -C’est bien possible, en somme. Que m’importe! Elle est bien trop occupée de ses propres intrigues pour voir clair au fond des miennes. Le Grand Marquis réfléchissait. -Vous me paraissez être un gentilhomme de grand sens et de bel avenir, fit-il au bout d’un instant. Au lieu de nous entre-dévorer en nous caressant, il serait plus adroit de mêler nos jeux... Faisons-nous partie liée, jeune homme? -De grand coeur, vieillard adolescent! Ils se serrèrent les mains. Puis le duc reprit: -Cartes sur table... À quel prix la mettez-vous en vente, votre fille? -À vous, seigneur duc, je vous la donne gratis, libéralité invraisemblable! mais je garde pour moi ce qui, à votre estime, formait la dot obligée de l’enfant: mon titre et sa fortune; et je m’engage à ne vous repasser ces petites choses qu’après mon décès. -Hem!... à considérer la mine fleurie de Votre Seigneurie, cette solution paraît devoir ne pas être prochaine. -Mon gendre, s’il vous prenait fantaisie de la vouloir hâter, vous y trouveriez du mécompte. -Quelle fâcheuse idée vous faites-vous donc de moi? -Je vous estime assez pour vous croire capable de déblayer votre route, oh! sans aucun remords!... Moi même, d’ailleurs, si le mari de ma fille se montrait impatient d’hériter, je m’empresserais de l’envoyer ad patres aussi facilement que j’éteins cette cire. En même temps, sans quitter sa pose nonchalante, d’un jet de salive habilement dirigé, M. de Villeneuve atteignit la mèche de l’un des flambeaux placés sur la table. Celle-ci crépita, sa flamme baissa progressivement jusqu’au bleu, puis mourut. Le jeune homme avait été surpris par ce geste imprévu. -Palsambleu! concéda-t-il amusé, vous avez là un bien gentil talent de société. Vrai, au bilboquet, Sa Majesté ne fait pas mouche avec plus de rectitude... Vous plairait-il que nous résumions? -J’allais vous le proposer... sur les bases dont il vient d’être question, sommes-nous d’accord? -Certes! Je prends Mlle Solange par amour et par politique... Vous vous chargerez, vous, d’obtenir son consentement et celui de Mme de Villeneuve-Marsan? -Mon gendre, nous traitons de vous à moi... Peu me chaut de demander leur avis à ces dames. -Alors, comment faire? demanda Roland stupéfait. -C’est facile... la marquise a des idées vétustes et des haines malaisées à déraciner... De son côté, ma fille a certaines attaches... Cette maladie de jeunesse s’est présentée à elle sous les traits d’un certain gentillâtre du pays d’Agen... -Bernard d’Arma! gronda le duc en pâlissant. -Vous le connaissez?... C’est juste!... Il me revient qu’il vous a taillé d’assez jolies croupières dans le pré voisin... Eh bien! pour couper court à tous les empêchements possibles: hésitations de la tendre mère et larmes de l’enfant, simplifions les préliminaires... -Par quel moyen? -Oh! n’inventons rien... le plus connu conviendra à merveille... Enlevez ma fille! Roland ricana: -Je vous admire! C’est bien la première fois, je crois, qu’un père ose recommander pareil expédient... Je suivrai donc votre conseil, mon hôte, et si la demoiselle faisait des difficultés pour accepter mon nom, ma foi, sa joliesse aidant, je n’aurais aucun déplaisir à la prendre pour maîtresse. D’un saut brusque, le Grand Marquis fut debout. Il fit le tour de la table, vint appuyer ses deux mains sur les épaules du plus brave des mignons et, son front olympien barré d’une ride, non plus ironique, mais souverainement digne, il prononça d’une voix pleine de hauteur: -Seigneur duc, ceci passe l’impertinence permise! Vous parlez de la Villeneuve, veuillez ne point l’oublier! -Seigneur marquis, répondit l’autre en souriant, je vous rends grâce de m’en faire souvenir. Cependant, comme vous n’avez rien négligé pour m’amener à en douter, je vous prie de m’être clément. M. de Villeneuve se rasséréna. -J’admets votre excuse, fit-il en se prenant à marcher de long en large. Le monde a bien changé durant ma retraite forcée... Les dieux s’en vont, dit-on. S’ils partent, les galantes manières les ont précédés sur le chemin de l’exil... » De mon temps, monsieur, on n’affichait pas un pareil laisser- aller. Nos actions, pas meilleures que les vôtres, pires peut- être, se dissimulaient toujours sous le couvert d’une apparence de respectabilité. -Soyez donc mon professeur en hypocrite diplomatie, marquis; je ne demande qu’à m’instruire, à faire le diable avec des allures d’ange. Il y eut un instant de silence, puis la conversation fut reprise entre eux à voix plus réservée. Ce qu’ils complotèrent ensemble, la suite nous l’apprendra peut- être. Qu’il nous suffise d’avouer, à regret, que le beau mignon et le prisonnier libéré, que tout semblait devoir séparer, s’entendirent à merveille, du moins, ceci paraissait résulter de la poignée de main qu’ils se donnèrent au moment de se séparer. En réalité, Savoie-Nemours se retirait l’oreille un peu basse. Il n’avait pas eu beau jeu contre l’esprit retors du Grand-Marquis et ses amis auraient pu hésiter à reconnaître, en cet homme au visage contracté, l’effronté discoureur qui, la veille au soir, à la maison des Mignonnes, leur avait rebattu l’entendement de ces trop hideuses fanfaronnades qui firent surgir du fourreau l’épée vengeresse de Coeur-d’Amour. Donc, notre visiteur attardé se disposait à quitter la place et avait déjà ouvert la porte qui mettait l’appartement du marquis en communication avec la grande galerie. Tout à coup, de ce large couloir mal éclairé s’élança la blonde miss Huming, qui, essoufflée comme par une course rapide, se précipita vers le duc en criant: -Ah! monseigneur Roland, que je suis donc aise de vous trouver enfin seul... J’ai à vous parler de la petite, et je craignais que M. de Villeneuve vous gardât toute la nuit... Heureusement, il a jugé bon de s’éloigner. L’Anglaise pouvait le croire, en effet, car le Grand Marquis, incommodé par la bonne chère et la variété des crus, s’était reculé vers l’alcôve pour relâcher d’un cran sa ceinture. -Drilles et cagous! fit-il en se montrant, suis-je de trop pour écouter vos cancans, belle insulaire? L’espionne de Catherine eut un sursaut et ses yeux s’agrandirent démesurément. -Lui! encore! bégaya-t-elle en portant les mains à son cou. AH! j’étrangle! Paternellement, le noble vieillard prit sur la table un verre à demi-plein et voulut le porter aux lèvres de miss Huming. Frissonnante, la mâchoire contractée, elle détourna la tête et se laissa choir dans un fauteuil. -Ma tendre poulette, grommela Roland, ces simagrées deviennent crispantes. Tu as dû travailler pour moi depuis que je te vis, ce matin, à mon pied-à-terre de la rue Pet-au-Diable. Apprends-moi donc sans grimacer ce que tu avais à me dire sur ta jeune maîtresse et ne crains pas de parler devant le seigneur marquis, mon futur beau-père. En famille, tu sais, ce qui est agréable à l’un fait plaisir à l’autre. Miss Huming continuait à ne point pouvoir desserrer les dents; incontestablement, sa frayeur n’avait rien de simulé, et c’était la vue du marquis qui semblait en être la cause. On sait que, de tous les sentiments communicatifs, cet état d’affaissement nerveux qu’on nomme la peur n’est pas le moins vif à se propager. Roland de Savoie-Nemours -et, nous l’avons entendu dire à Phtah, sous ce nom se dissimulait son fils aîné, Landro Mansour, dit Coeur-Volant, criminel aventurier de haute envergure -possédait une âme bien trempée, inaccessible à semblable faiblesse; mais il n’en était pas de même, hélas! pour le prisonnier libéré. Tant qu’il s’était trouvé seul à seul avec son vaillant convive, le Grand Marquis avait pu se donner l’illusion d’oublier la récente manifestation des voix mystérieuses. L’attitude singulière de l’Anglaise le fit s’en souvenir soudain, et ce fut d’une voix mal assurée qu’à son tour il interrogea: -Dans les corridors déserts de ce vieux nid de hiboux, charmante enfant, auriez-vous par hasard fait la rencontre de quelque fantomatique apparition? -Oui, répondit confusément miss Huming. Roland se tint les côtes: -Palsambleu! la plaisante histoire! Par contre, le sourire qui cherchait à naître sur le visage du maître du lieu se mua en une affreuse grimace. -Oui, répéta-t-il. Était-ce un homme? -C’était vous! M. de Villeneuve laissa échapper un juron et se prit aux cheveux en maugréant entre ses lèvres: -Ah! l’animal! le pleutre! le ruffian de Gaspard Mouvette... Plus de doutes, il a manqué l’autre!... Me voici dans de beaux draps, moi. -Ah çà! beau-père, gouailla le duc fort intéressé par le tour que prenait cette aventure; je ne vous savais pas le pouvoir de vous dédoubler. Vous jouez donc à cache-cache avec vous-même dans votre propre hôtel?... Ceci jette une clarté dans le chaos des paroles prononcées par Huming en entrant ici. De pâles qu’elles étaient, les pommettes de M. de Villeneuve- Marsan se recouvrirent d’un vif incarnat. -Trêve de forfanterie, dit-il. À mon époque nous n’étions pas des esprits forts; nous ajoutions foi aux avertissements de l’au-delà, et il est démontré que les défunts peuvent revenir lorsque c’est la volonté de Dieu... ou du diable! -Mais vous n’êtes pas mort, seigneur beau-père? -Qu’en pouvez-vous savoir? -Il devient fou, pensa Roland. -Ma bonne fille, continuait le marquis s’adressant à miss Huming, rappelez vos esprits et regardez-moi de près. Persistez-vous à déclarer que vous me vîtes dans la galerie, il n’y a qu’un instant? Voyant le débonnaire aspect de son fantôme, l’Anglaise avait reconquis toute son assurance. La fine mouche, d’ailleurs, depuis son incorporation dans l’escadron volant de la reine, en avait déjà pu voir de toutes les couleurs, tant au Louvre qu’à l’hôtel de Soissons. -Certainement, riposta-t-elle sans se troubler. Pouvais-je ne pas vous reconnaître, seigneur Gaulfar... je veux dire seigneur marquis? -La peste vous étouffe, pécore!... Comment aurais-je été en même temps ici et là-bas? -C’est justement cela qui m’a déconcertée tout d’abord. Mais j’avais bien toute ma cervelle et n’ai pas pu m’abuser... » Sortant de chez ma jeune maîtresse, j’accourais ici pour annoncer à M. le duc que ses affaires sont en bonne voie, lorsque soudain, vers le bout de la galerie, le mur s’ouvrit et se referma devant moi... -Vous dites, le mur? -Sans doute, parce que, à ma connaissance, il n’y a pas de porte à cet endroit. Roland intervint: -Et le seigneur marquis sortait de ce mur? -Encore une fois, oui. -Avec quoi peut bien communiquer cette ouvrante muraille? -Avec l’appartement de Mme la marquise. -Patatras! railla le duc débordant de joie, la délicatesse de cette situation unique m’oblige, en ma qualité de gendre respectueux, à vous céder la parole, mon cher amphitryon. Le cher amphitryon touchait au coup de sang, il sauta sur la sonnette et l’agita avec frénésie en rabâchant avec rage: -Satané Gaspard! Maroufle sans entrailles!... m’en a-t-il donné à garder! -Là! là! conseilla le duc craignant un esclandre; j’ose croire que vous n’allez pas malmener ma belle-mère? -Hé! par les menesses et la soif! je me moque bien de la respectable matrone! J’ai soupé de toutes ces stupides complications. Quelle rage a donc pris à la vieille Italienne de me sortir d’où j’étais si bien? -Quoi, fit curieusement Roland, le donjon de Vincennes est-il si digne de vos regrets? -Taisez-vous! vous m’assommez tous! hurla le noble vieillard abandonnant toute dignité. Dès que cet immonde Gaspard est venu me relancer dans ma cour, de la part de la femme fatale, j’ai pensé qu’il m’en cuirait d’abandonner ma couronne... -De quelle couronne entend-il parler? demanda tout bas le jeune homme intrigué. -Probablement de celle des martyrs, expliqua sur le même ton l’Anglaise, car elle ne pouvait révéler le secret à elle confié par la reine mère. Les mains agitées de crispations nerveuses, les cheveux dérangés, comme si cette partie de son système pileux n’adhérait que de façon factice à son crâne, le Grand Marquis, sous l’empire d’une agitation toujours croissante, tournait autour de la table, en dévidant une litanie de jurons inconnus dans son monde. Le jeune Peyragude parut à la porte, demandant: -Sa Haute Seigneurie m’a appelé? -Sa Haute Seigneurie! répéta M. de Villeneuve s’arrêtant court et comme ébahi de s’entendre donner ce titre. Ah! le ruffian!... le scélérat!... le régicide!!! La trahison probable de Gaspard Mouvette ne cessait de le tourmenter. Il fixa sur son serviteur un oeil farouche. -Quel est ton nom, maraud? -Gualbert Peyragude... Monseigneur m’avait déjà fait la faveur de me le demander ce tantôt. -Je sais!... Te tairas-tu, bavard damné!... Drilles et cagous! Si le malheur des temps a voulu que l’insubordination s’installe parmi les domestiques d’une maison privée de son maître, je ferai place nette pour y remédier... Qu’on se le dise! » Or ça, Dagobert... -Gualbert, monseigneur. -Bien, bien!... Caribert ou Rigobert, je sais ce que je dis, peut- être?... Mon garçon, tu vas prendre tes jambes à ton cou et galoper jusque vers le couvent des Filles-Dieu... Tu pénétreras à la truanderie de la cour des Miracles... -Seigneur, la ville est en émoi... On brûle la maison du sorcier de monseigneur Villequier! -Que me fait cela?... As-tu peur?... Je te fais brancher! -Maître, ordonnez, je suis pour vous obéir. -Morbleu! c’est sagesse de ta part!... Dans la cour des Miracles, tu diras venir de la part du Grand Coësre, tu te feras désigner deux bons garçons nommés Fargas et Os-à-Moelle; tu leur diras de se faire accompagner par la Tétasse, une dame de qualité, et, toujours courant, tu me les amèneras. » En route, clampin! -Pardieu! que signifie? voulut s’informer Savoie-Nemours dès que le jeune Peyragude se fût retiré. -N’en ayez cure, mon gendre. Vous devez avoir sur la conscience plus d’une peccadille dont vous ne voudriez pas me faire partager le secret; moi, de mon côté, j’ai pris l’habitude, en prison, de commercer amicalement, avec la graine habituelle de ces logis... » Chacun ses défauts... Gardez les vôtres et laissez-moi entretenir les miens. -Ce ton, seigneur beau-père? -Est celui qu’il me convient de prendre à cette heure! grinça le marquis. Et, d’un geste souverain, désignant la porte, il ajouta: -Voici la sortie!... Dispensez-moi de vous reconduire. Toujours souriant et faisant preuve, en cette occasion, d’une longanimité superbe, étant donné son caractère pointilleux, le jeune duc salua d’un geste large et sortit en entraînant miss Huming. Dans la galerie, il demanda à cette dernière: -A-t-il souvent cette aimable humeur de dogue? L’Anglaise haussa les épaules et ne répondit rien: elle était là pour espionner les victimes de la mère du roi; la vue d’une pareille brute la distrayait simplement par rapport aux agréments suspects dont la marquise Marie aurait à en souffrir. Un instant, le Grand Marquis, demeuré seul, resta aux écoutes, puis il marcha vers un miroir et se considéra avec une comique commisération. Maintenant qu’il n’était plus en représentation, son visage, dépouillé du masque de fière noblesse qu’il y avait tenu attaché à grand’peine, se montrait hideusement bouleversé et présentait tous les stigmates de la plus révoltante couardise. Pour fuir la vue de cette image lamentable, il virevolta sur ses talons, reprit place entre les bras du fauteuil éventré et pleura presque en se massant à petits coups l’abdomen: -Ça ne passe pas, drilles et cagous, j’ai comme des fourmis sous la peau du nombril!... Et c’est la faute à cet infâme assassin de Gaspard Mouvette!... » Je n’avais jamais souffert de par là?... Sont-ce des maux d’estomac ou des coliques? Je ne sais; mais quelle stupide passion m’est venue de vouloir changer mon humble royauté, mon sceptre d’ordures et mes haillons contre un marquisat entouré d’incalculables dangers? » Misère! ce Villeneuve est un stupide soldat! un grossier foudre de guerre! un tranche-montagne dans le genre du paladin Roland! enfin, un être sanguinaire!... » Ah! mon ventre!... C’est à en devenir fou!... Comme le chenapan m’a bafoué!... J’étrangle!... Non, ce sont des tranchées de cheval que j’éprouve!... Car j’ai bien entendu la voix, moi, et la petite a cru me voir où je n’étais pas!... » Si ce n’était moi, c’était donc LUI!... LUI! chez la marquise!... Peut-être s’entendent-ils ensemble pour me dévorer les boyaux!... » Je me trompe, ce sont mes intestins dans lesquels ce satané souper ribouldingue!... Ah! la hart! les voici!... Il tomba sur ses deux genoux et tendit ses mains suppliantes vers la porte qui s’ouvrait. Gualbert parut et se rangea pour laisser passer un trio splendidement drapé de loques repoussantes et fétides. La Tétasse, ignoble ribaude dont les orteils fangeux se montraient coquettement entre l’empeigne et la semelle de ses chaussures béantes, s’avançait, formant le panier à deux anses, entre Fargas l’idiot, malheureusement privé de l’un de ses yeux au guet-apens de Vincennes, et Os-à-Moelle, joli garçon, ainsi nommé parce qu’il savait joindre la dureté de l’un au velouté de l’autre. En les apercevant, le marquis se redressa, retrouvant du coup sa vaillance et son aplomb... -Amis de la petite flambe, dit-il en ouvrant ses bras, venez gîter sur mon coeur! Et toi, faquin, ajouta-t-il en s’adressant au jeune Peyragude, vide les lieux! Les trois truands firent onduler leurs guenilles malodorantes et, imitant superbement le geste des Horace, ils chantèrent en choeur: -As-tu entendu, maroufle, décanille! Fargas d’une voix de basse; Os-à-Moelle en ténorino joli coeur et la Tétasse en contralto. Gualbert, se bouchant les oreilles, était déjà loin. Les haillonneux s’avancèrent. -Ah! ce que tu fus intrépide et beau ce matin, pleura la Tétasse en frottant ses lippes sur les joues du marquis. -Salut au vengeur des truands! À celui qui bafoua les gens d’armes royaux et foula dans la poussière le retrait de nos franchises! cavatina Os-à-Moelle. Et Fargas modula mezzo-voce: -Je ne vois plus qu’à moitié, ô notre sauveur à tous! Aussi est-ce peut-être pour cela que je ne comprends pas comment tu peux être à la fois ici et là-bas... Ici Villeneuve-Marsan, là-bas... roi de Thunes? Le visage du marquis se renfrogna. -Que me chantez-vous là? grogna-t-il. La ribaude et les truands étaient déjà installés autour de la table et s’empiffraient à qui mieux mieux, séchant les flacons et ravageant les victuailles. La bouche encombrée d’une saucisse de sanglier qui n’en finissait plus et tortillait encore son autre extrémité sur le plat, Fargas expliqua: -On prend de la bravoure en entrant dans l’armorial, hein? Gaulfarault nostro! Tu ne saurais croire combien notre peine a été grande lorsque nous t’avons cherché, après l’affaire, pour te porter en triomphe. Le marquis croyait rêver. -Mais quelle affaire? par les menesses et la soif! Et pourquoi vouliez-vous me porter en triomphe? -Pour te remercier d’avoir fait prompte justice de la provocation du grand chancelier, pardine! -Hein! j’ai fait quelque chose comme cela, moi? -Ne fais pas petit bec, Coësre de mon coeur. La modestie va mal à tant de valeur guerrière, à tant de force... Quelle poigne, mon prince, pour avoir jeté bas le poteau! Le marquis ouvrait des yeux de cauchemar. Fargas larmoya: -Oh! tu étais beau plus que jamais nous ne te vîmes, plus même que maintenant avec ta barbe et tes tifs d’occasion... -Vrai, mon Cupidon, intercala la Tétasse; si nous n’avions reconnu ta bobine de veau sans persil, on aurait pu avoir des doutes. Os-à-Moelle leva son verre: -Nib de chichi, l’Argot! c’était toi tout craché... à ta santé! Le Grand Marquis s’empoigna la tête à deux mains et, pour la seconde fois, toute sa toison grisonnante et touffue vira sur son crâne. -Malheur et guigne! gémit-il. Il faisait encore nuit lorsque j’ai quitté la cour des Miracles. Y aurait-il donc un impudent coquin qui se serait permis de voler mon effigie?... -Hein? exclamèrent les truands estomaqués. -Dites-moi, Gaspard Mouvette, le lieutenant de robe courte attaché au service de l’infernale Catherine, n’était-il point là? -Peut-être! -Oui bien! -Il se dissimulait derrière les gens d’armes! Maudite époque! proféra Villeneuve avec une violente indignation. Temps de décadence où l’on peut voir un pair de France se parer de la dépouille d’un franc miteux!... Oui, mes amis, je saisis toute la machination de cet effronté Gaspard, -de l’Italienne plutôt. Tandis que le roi de Thunes joue ici le rôle de Villeneuve-Marsan, c’est le Grand Marquis, j’en jurerais, qui... On ne mangeait plus, on ne buvait plus. Cette permutation supposée semblait si menaçante d’imprévu que nos chapardeurs n’attendirent pas la fin de la phrase pour se lever et pour chercher à gagner tortueusement la porte. Halte! les arrêta d’une voix tonnante le Grand Marquis qui parut alors se hausser à la taille de son emploi. Toutes les issues sont gardées, mes fils, et, si l’heure est venue de vous faire tuer, sachez mourir dignement, en faisant un rempart de vos corps au- devant de la personne du roi librement choisi par vous! On doit penser si cet appel à l’héroïsme produisit un effet piteux. Nos drôles s’arrêtèrent avec l’appréhension d’aller donner dans quelque chausse-trappe et échangèrent entre eux des regards désespérés. Ils attendaient mieux de cette aventure. Le festin si bien commencé s’interrompait comme celui de Balthazar, par l’annonce d’une terrifiante menace. -Père des ribaudes, supplia la Tétasse, laisse-moi sortir; je te serais un embarras? -Ma commère, nous traiterons cette question sur l’oreiller, tandis que ces terribles lapins veilleront. -Roi de Thunes, firent les deux autres, vois nos infirmités, nos membres amaigris... nous sommes plus débiles que des petits enfants. -Erreur, mes compadres chéris. Si vous ignorez votre force et votre vaillance, l’événement va vous mettre à même de les mettre à l’épreuve... Et vite, qu’on m’obéisse!... Comme nous allons avoir à tenir un siège, peut-être... Barricadons! Domptés par cette énergie, les pauvres diables s’exécutèrent en rechignant et, transportant les meubles, traînant les coffres, déplaçant les bahuts, eurent bientôt fait d’interposer des remparts monstrueux entre les différentes issues et l’intérieur de la pièce. Le Grand Marquis se frotta les mains. -Il ne s’agit que d’attendre l’aurore, murmura-t-il. Au soleil, les revenants ne sont plus à redouter. -Les revenants! répétèrent les trois dont les dents s’entrechoquèrent. -Eh hop! reprit le grand homme en avisant les panoplies; qu’on s’arme jusqu’aux dents, maintenant! Ils reculèrent encore: c’était trop leur demander vraiment. Mais, tel un mouton enragé, le marquis se cabra; rien ne pouvait lui résister à cette heure. La peur l’électrisait, l’incitant à dompter et à diriger utilement la frousse des autres. Avec une juvénile ardeur, il dépouilla deux magnifiques trophées et, bon gré mal gré, distribuant, heaumes, miséricordes, boucliers, masses d’arme, fauchards, fléaux, pertuisanes et braquemarts, fit plier ses deux défenseurs improvisés sous le faix de toute cette vieille ferraille. Alors il respira plus librement; les malheureux ainsi ligotés, bâillonnés, incapables de gesticuler, avaient, brebis timides, l’aspect formidable de farouches matamores. Maintenant, véritablement, l’appartement de M. de Villeneuve était changé en place de guerre gardée par des chevaliers bardés et hérissés de fer. -Veillez! dit le marquis, après avoir passé sa troupe en revue, et, si l’ennemi se présente, sachez mourir avec honneur! Les deux armures frémirent, la fente médiane des deux heaumes laissa sourdre une plainte confuse. -C’est bien, mes vaillants, je reçois votre serment! Le marquis entra dans son alcôve pour revêtir une cotte de mailles puis il appela la Tétasse. -Viens t’éjouir avec moi, ribaude. Moins d’un quart d’heure après, quatre ronflements sonores emplissaient la forteresse; deux venaient de derrière les courtines closes, deux bourdonnaient sous les casques. Os-à-Moelle et Fargas oubliaient leurs soucis; ils dormaient tout debout dans leur armure! IX COEUR D’AMOUR CHEZ LES TRUANDS. La nuit touchait à son terme, les premières flèches de l’aube commençaient à tirer de l’ombre le campanille de la chapelle des Filles-Dieu et les tours robustes de la porte Saint-Denis, lorsque Bernard d’Arma fit un mouvement et ouvrit les yeux. Il constata qu’il reposait, tout habillé, sur une paillasse particulièrement mal garnie, se releva sur un coude et regarda autour de lui. Tout d’abord, la semi-obscurité ne lui venant guère en aide, il eut quelque mal à deviner où il se trouvait, tant la pièce ressemblait au plus lamentable des taudis. Enfin, ses yeux s’habituant à l’ombre, il devina plutôt qu’il ne les vit, à sa gauche, deux corps allongés à même la terre battue formant sol et, à sa droite, deux autres formes humaines couchées côte à côte sur une paillasse toute semblable à la sienne. -Ventrepape! pensa-t-il en se frottant les paupières, ce coquin de Matraque, pour ne pas avoir à partager notre commun et maigre boursicot, m’aurait-il fait claquemurer, avec les pires produits d’humanité, dans quelque basse geôle?... Ou suis-je défunt, sans m’en douter, et, déjà déversé dans la fosse commune? Le bourdonnement continu des quatre puissantes respirations l’incita à ne pas trop attacher d’importance à cette dernière hypothèse. -Des morts ne ronfleraient pas si fort, réfléchit-il, et la déduction logique de cette remarque m’oblige à la compléter en ajoutant: un mort n’entendrait pas ronfler! » Vertudiable! ce raisonnement m’amène tout naturellement à conclure: Je pense, donc je suis!... Mais où suis-je? Dilemme nouveau! Allongeant son bras droit, avec énergie, il empoigna entre ses doigts nerveux l’omoplate du dormeur le plus proche. Celui-ci se dégagea par un instinctif mouvement en arrière qui envoya sa tête caramboler celle de son compagnon de lit. -Tête et queue! grogna le premier, Grain-de-Raison, infect fils de louve que vous êtes... Je veux dire mon meilleur ami... vous m’avez mis vos crocs dans l’épaule, engeance damnée!... -Ah! baron de pacotille, cessez ce jeu! Votre rotule, ma foi de Dieu! vient de me trépaner le crâne! Ce fut tout. Le souffle égal des deux amis, pareil à un jeu d’orgues, reprit de plus belle. Ils ne s’étaient même pas éveillés. -Courmantel! sourit le chevalier; Matraque!... deux braves coeurs dans des pulpes grossières!... Dormez, pauvres amis, reposez- vous... Vous devez en avoir grand besoin après ce que nous avons fait hier et cette nuit... Je me souviens de tout, à présent, de tout!... Le jour grandissant l’aidait d’ailleurs à rappeler ses esprits et à reconnaître dans les deux hommes couchés à même la terre les artistes Petit-Musc et Tafouilleux, ces truands amis et protecteurs de Divine, chez lesquels lui et ses compagnons avaient pris gîte après avoir, du château de Chaumont, ramené Gloriette chez maître La Fraîcheur et la folle jusqu’en la cour des Miracles. Dans la pièce voisine, le logis de la jeune mère des gueux, la démente s’était assoupie dès son arrivée. Pâquerette, la petite ribaude, veuve de Michel l’Arsouille, nouvellement mariée à Torticolis, s’était chargée de veiller sur son sommeil; elle avait même entortillé les pieds de la folle et recouvert son corps grelottant avec ses meilleurs vêtements. Bien entendu, l’arrivée de Coeur-d’Amour à la cour d’Argot, en cette nuit où toute la truandaille était encore sous l’empire de la surexcitation causée par l’affichage du rescrit et par sa destruction, avait été accueillie avec un enthousiasme indescriptible. Le seul fait de ramener Divine chez ses enfants aurait pu obtenir semblable résultat. Mais il y avait plus, sa venue avait été saluée par des exclamations multiples dont voici les principales: -Ah! s’étaient écriées Faustine et Mariola, servantes et esclaves d’amour de l’établissement de la Poulpe; c’est le jeune seigneur qui a tout brisé chez dame Myrtille! -C’est lui qui a vidé l’oeil de Maugiron, tué du Gaz et blessé le duc de Nemours! avait ajouté Isis-la-Belle. Les mignons n’étaient pas en honneur chez les argotiers, on s’était bousculé pour voir de près ce foudre de guerre, et c’est alors que Nathaniel le lépreux, parlant au nom de Ripaudier, de Grosse-Bille et de beaucoup d’autres, avait clamé de sa voix cassée de Mathusalem: -Ô mes amis! en croirai-je mes yeux? N’est-ce point là le jeune bras d’acier qui accompagnait monseigneur Charles d’Entragues lorsque les sergents de la prévôté nous bâtonnèrent au pont au Change?... Si fait, par le Dieu d’Abraham! et c’est aussi l’écraseur de Peaunoire, l’infâme bourreau! » Ô mes fils! mes chers fils! croyez en mon expérience et voyez pleurer mes calots, qui ont chacun près de cent ans, cet enfant est comparable à l’archange Michel... son épée flamboya pour la défense du Grand Captif de Vincennes!... Et voulez-vous voir le vainqueur de Bélial?... Voulez-vous admirer de près l’exterminateur centauresque des armées barbares embusquées ce matin sous les fourches patibulaires de Montfaucon?... Le voulez- vous?... » Alors, ô vous tous que j’aime depuis bientôt un siècle, écarquillez vos mirettes et ne louchez pas... car, en vérité, je vous le dis: c’est lui!... le voici!» À la suite de ce discours surchauffant, une immense clameur de bienvenue avait assourdi Bernard. Il se croyait transporté dans une sorte d’enfer, tant il voyait danser de silhouettes fantastiques et hurlantes devant les feux allumés dans cette grande cour. Mais enfin, grâce aux bons offices de Tafouilleux et de Petit- Musc, qui s’étaient aussi chargés de donner une bonne litière à Djaoulia, lui et ses amis avaient pu s’installer chez les artistes, pour y finir la nuit et veiller de plus près sur Divine la folle. On avait dîné d’une épaule de bique arrosée de cervoise et, avant de s’endormir, rappelant certains de ses souvenirs, le baron Courmantel avait conté comment, ayant rencontré Divine sur les routes, quelque dix-neuf ans auparavant, c’était lui-même qui l’avait amenée jusqu’à Paris, puis introduite à la cour des Miracles. C’était à toutes ces choses que réfléchissait Bernard d’Arma en restant étendu sur la paillasse prêtée par le camoufleur. -Assez musardé, murmura-t-il soudain en se levant; j’ai trop à faire et ne crois pas que, de longtemps, je retrouverai semblable occasion de flâner. » Ah! le Grand Marquis me tracasse! Qu’entreprend-il?... Où est- il?... Bien sûr, il a dû passer par ici! » Cette nuit, dans le portrait que je me suis fait faire par Petit-Musc de ce Gaulfarault qui aurait renversé l’écriteau royal, il m’a bien semblé reconnaître tous les traits du père de Solange tel qu’il m’apparut lorsqu’il se fut fait raser et tondre chez ce juif étuviste qui me prenait moi-même pour Coeur-Volant et dont j’ai dû punir la traîtrise. » Bah! que vais-je penser là?... » Au paradis, il n’y a pas que Saint-Roch pour se faire accompagner d’un chien?... » D’ailleurs, l’un et l’autre se sont éclipsés d’ici et, puisque M. de Villeneuve m’attend aujourd’hui même en son hôtel, je pourrai savoir à quoi m’en tenir... » Réveillerai-je Matraque?... Non. Courmantel saura le diriger... il est intelligent et dévoué, ce pseudo-bandit.» Le jour était complètement venu; Coeur-d’Amour enjamba les corps des dormeurs et, bien doucement, fit tourner sur ses clous le battant de vieilles planches qui tenait lieu de porte entre la chambre de Divine la folle et celle de ses fidèles gardiens. Là, il s’arrêta, le regard vague, l’esprit encore tourmenté d’un doute, cherchant à se remémorer tout ce qui lui avait été dit à propos de ce Gaulfarault. Une remarque faite par Nathaniel, ce simulateur de l’âge avancé, lui revenait maintenant. Le faux lépreux n’avait-il pas intentionnellement appuyé sur la couardise bien connue du roi de Thunes qui, pour la première fois, en ce jour mémorable, s’était couvert de gloire, en besognant avec une intrépidité d’homme d’épée, un froid dédain du danger couru. Au fait pourquoi le Grand Marquis s’était-il fait raser et tondre?... Pourquoi avait-il si singulièrement modifié l’aspect de sa noble physionomie?... Pourquoi, surtout, après avoir écouté les divagations de Jonas l’Étuviste, s’était-il séparé de lui, Bernard, en déclarant: «Laissez-moi votre chien, chevalier, et gardez le cheval... un truand tel que moi ne peut avoir pareille monture.» Oui, le courageux vieillard avait bien prononcé ces mots! Et voilà que, ce jour-là même, quelques instants après leur séparation, Gaulfarault, truand pusillanime, Gaulfarault, accompagné d’un chien qu’on ne lui connaissait point, réintégrait la cour des Miracles désertée par lui et accomplissait un acte de témérité. Cette coïncidence illuminait l’esprit de Bernard. Le Gaulfarault valeureux ne pouvait être que le père de Solange transformé. La chose lui parut être d’autant plus admissible que l’homme s’était à nouveau éloigné sans dire où il allait, mais en emmenant son chien, dont les crocs avaient fait de nombreuses entailles au cuir de ses congénères, preuve évidente qu’il n’était point familiarisé avec la gent quadrupède du quartier de l’Argot. Soudain, notre chevalier fut arraché à ses réflexions parce que, tout près de lui, la voix de la folle venait de s’élever, redisant les premiers vers de la triste mélopée déjà entendue dans la nuit de l’évasion du marquis: Je cherche l’enfant Que m’a pris la guerre; Ma fleur éphémère, Au regard aimant... Il avait des anges Les doux yeux étranges!... Divine tournait autour du siège occupé par Pâquerette assoupie et semblait véritablement chercher quelque chose. Le coeur du jeune homme se contracta. Elle reprit, en regardant du côté du lit dans la paille duquel la trace de son corps demeurait en creux: Le petit enfant, Aux bras de sa mère, Se plaisait sur terre, Riait en dormant... Seule, en ma demeure, Je peine et je pleure!... Une angoisse maladive révulsait ses paupières rougies. Elle faisait peine à voir, plus peine encore à entendre, car sa douleur n’était point feinte, hélas! Elle marcha vers la fenêtre et, sans voir le jour, sans se soucier des allants et venants qui commençaient à mettre de l’animation dans l’immense quadrilatère fangeux, elle modula, les yeux élevés vers le ciel: Le petit enfant, Savait, sous ses voiles, Parler aux étoiles Comme à sa maman... La lune blafarde De mes cris se nargue! Son regard se fit mauvais. Il lui semblait voir l’astre nocturne, et celui-ci se raillait de son dément chagrin. Il y eut un instant de silence pendant lequel Coeur-d’Amour, angoissé, se surprit à pleurer intérieurement sur l’affreux deuil de cette mère martyre. Puis il tressaillit violemment, elle venait de joindre ses mains amaigries et les tendait vers le ciel dans un geste de supplication attendrie... Cesse, ô cesse enfant, D’affoler ta mère! Reviens... de misère Son coeur est mourant... L’écho mécanique Redit, ironique... Enfant! Mourant!... En râlant ce couplet, la malheureuse avait été saisie d’un tremblement convulsif, ses derniers mots eurent l’étendue d’un hurlement. Sa crise parvenue à son paroxysme d’intensité et lui enlevant l’usage de ses jambes, elle se serait certainement écroulée sur le sol, si Bernard d’Arma ne s’était précipité pour recevoir entre ses bras ce pauvre corps qu’un rêve de lointaine tragédie suppliciait. -Infortunée, murmura-t-il en considérant ce visage émacié, mais toujours jeune, qu’auréolait une chevelure de neige, ah! si je pouvais te rendre l’objet de ton tourment!... Tu pleures un enfant et moi, je n’ai pas connu ma mère... Elle était évanouie et lui se croyait bien seul. Une idée généreuse autant que spontanée le fit se courber sur le front de Divine, sur l’ivoire brûlant duquel il posa chastement ses lèvres en murmurant: -Reçois, chère éplorée, reçois ce baiser qui voudrait pouvoir tromper ton chagrin... d’un orphelin qui donnerait tout au monde pour retrouver sa mère... sa mère!... dont l’amour serait comparable au tien! Jamais, depuis son enfance, depuis ses visites à la morte, inconnue du petit cimetière de Barbotan, il ne se souvenait s’être laissé aller à pareil attendrissement. Que pouvait donc lui être cette inconsciente dont le visage le captivait, dont la voix faisait vibrer ses nerfs et sursauter son coeur, autant et plus peut-être que les douces prunelles de Gloriette, que l’harmonieuse beauté de la Villeneuve? Oh! pas de la même façon, car s’il l’aimait, cette indigente, -et force lui était de se l’avouer, -c’était sans doute uniquement parce que son incommensurable malheur la lui rendait sacrée. Au contact de ses lèvres, le pâle visage de Divine se détendit; un indéfinissable bien-être parût succéder à la soudaine crispation de tout son corps. -Mort de mes os! pensa Bernard ébahi; aurais-je le don d’opérer des miracles?... Si le premier baiser a pu calmer... -Le second guérira! par les pieds fourchus de Satan! lança après de lui un organe sonore. Or, donc, mon rédempteur, pour guérir, récidivez! Le chevalier tourna la tête et ne fut pas peu surpris de se voir au milieu d’un cercle formé par Pâquerette, Tafouilleux, Petit- Musc, Matraque et Courmantel. Réveillés en sursaut par le cri final de la folle, tous s’étaient élancés, mais, arrêtés par le spectacle émotionnant qui s’offrait à leur vue, d’un commun accord, ils avaient fait silence, assistant, sans oser la troubler, à l’impressionnante effusion du jeune homme. Le charme venait d’être rompu par l’ex-chef de bande. Au dernier moment, le baron n’avait pu se retenir d’achever à sa façon la phrase commencée par Bernard d’Arma. Le charme étant rompu, Divine fut confiée aux soins de Pâquerette, la bonne petite ribaude. Précédés par les deux artistes, le camoufleur et le maquilleur, Coeur-d’Amour sortit dans la cour avec ses compagnons et se dirigea vers le hangar sous lequel Djaoulia avait dû passer la nuit. Mais parvenir jusqu’à cet endroit n’était pas des plus commodes, il dut bientôt le reconnaître. Une agitation tumultueuse emplissait la fangeuse cité où tous les malingreux, mendiants et voleurs des différents quartiers de Paris semblaient s’être donné rendez-vous ce matin-là. -Est-ce ainsi tous les jours? demanda-t-il à Tafouilleux en se garant du mieux qu’il pouvait des accointances par trop fâcheuses. -Non pas, riposta l’artiste en guenillerie; certainement, pour agiter ainsi la confrérie déjà mise en révolte par l’événement d’hier, il a fallu qu’un mot d’ordre venu de haut fasse sortir sitôt nos paresseux amis. -Ventre de puce! observa l’écuyer aux aguets, est-ce prêche aujourd’hui... Voyez donc, monsieur le chevalier, là-bas, sur ce tonneau! Tout au fond de l’impasse, perché sur le trône réservé au maître de l’Argot, une caricature malpropre gesticulait et hurlait. Autour, la tourbe grouillante des truands et des ribaudes formait un fourmillement pestilentiel d’où s’échappaient des bruits de disputes, de luttes et de baisers; car, chez ces grands enfants de faible intellectualité, toute circonstance, qu’elle fût agréable, chargée d’appréhensions ou même redoutable, était prétexte à jeux amoureux. Ainsi s’égaient en leur simplicité, durant le calme prédécesseur des tempêtes, les animaux nuisibles. -Mais, mais, fit Petit-Musc, dont la vue était perçante, c’est maître la Hoquette, empereur de Galilée; son élévation prouve que le Coësre n’est point de retour... -De retour? Sait-on où il a été? -Depuis vingt-quatre, Gaulfarault ne nous a fait aucune confidence, seigneur chevalier. Notre roi agit avec des mystères, change de caractère, enfin n’est plus tel que nous l’avions toujours connu... -Pour ce qui est du lieu où il se retranche présentement, ajouta Tafouilleux, dame! on peut croire que c’est quelque part au faubourg Saint-Germain, puisque, cette nuit, sur son ordre, Fargas, Os-à-Moelle et la Tétasse se sont éloignés d’ici pour suivre un serviteur du Grand-Marquis. -Du Grand-Marquis! répéta mentalement Bernard, se rappelant ses récentes déductions, je ne m’étais donc pas trompé. M. de Villeneuve a réellement réintégré son hôtel. Ce soir même, je me rendrai au rendez-vous qu’il a bien voulu m’assigner... » Et qui sait, avec un peu de chance, peut-être aurai-je le bonheur de voir Solange? Cet espoir fit rayonner son front. Dans la mouvante cohue que nos cinq compagnons cherchaient à couper de biais, il leur fallait déployer une énergie considérable. Coeur-d’Amour, préoccupé, se laissait guider sans joindre ses efforts à ceux des autres. Aussi, faute de cet appoint précieux, englobé dans la masse, entraîné par les remous de cette mer humaine, notre petit groupe se trouva-t-il tout à coup refoulé dans la partie la plus dense de la multitude, aux pieds du tréteau royal. Là, force leur fut de s’arrêter, de regarder et d’écouter. Juché sur son tonneau planté debout, La Hoquette haranguait la foule en émaillant son débit de ce bégaiement inarticulé et bizarre grâce auquel il devait son sobriquet. Les éclats de voix de l’empereur de Galilée couvraient mal le décousu de son improvisation qui était difficilement traduisible et qu’on n’écoutait autant dire pas; des interruptions moqueuses, des cris et des rires d’espèces particulières, venant couvrir les rares membres de phrases qui pouvaient comporter une signification précise. Par le fait, ce troisième consul de la Cour des Miracles, appelé à suppléer le Coësre absent et le duc d’Égypte encore très mal en point, semblait n’accomplir qu’à son corps défendant cette ingrate besogne d’orateur. La masse des argotiers ne saisissant que la partie comique de l’aventure ne pouvait deviner la cause de son trop visible malaise; mais il n’en fut pas de même de Coeur-d’Amour qui, sitôt mis en présence du harangueur, devina qu’il n’était que le porte- parole d’un tiers invisible pour tous, mais visible pour lui. En effet, derrière le tonneau, et facilement caché aux yeux par cette chaire improvisée ainsi que par l’envolée incessante des haillons de La Hoquette, se tenait un personnage de haute taille, au feutre rabattu sur le front, au visage masqué et au corps herculéen drapé dans un ample manteau. À chaque instant, le malhabile discoureur s’interrompait, hésitait, se penchait en arrière, pour repartir ensuite de plus belle. À n’en pas douter, cet inconnu l’inspirait donc, le dominait, lui communiquait de nouvelles forces; Bernard le comprit de suite; aussi, pour en avoir le coeur net, puisqu’il ne pouvait ni reculer ni avancer et se trouvait être prisonnier de la cohue, se décida- t-il à écouter. La Hoquette reprenait justement: -Ca-cagous!... pi-pitié pour mes oreilles; et vous, coco-qui- quillards et riri-fo-fodés, écou-cou-tez-tez-moi... -Ben, mon salaud, interrompit un farceur, pour qui nous prends- tu?... T’as donc des nénés d’nounou, à c’t’heure? Une tempête de rire accueillit cette boutade de loustic. Lorsqu’elle se fut un peu calmée, La Hoquette, poussé par son mentor masqué, désigna du doigt la potence au lumignon fumeux qui avait pour destination d’éclairer le roi de Thunes lorsqu’il tenait ses états aux heures nocturnes. -Holà! cria-t-il -(nous corrigerons désormais la difficulté qu’il éprouvait à s’exprimer) -holà! Torticolis, dépends-moi cette lanterne, et toi, Col-d’Azur, amène ici l’interrupteur. Je veux voir la laide grimace que fera le drôle au bout du chanvre! Le loustic avait eu le bon esprit de se faufiler entre les jambes; il ne fut pas appréhendé; mais la menace obtint du moins ce résultat que le silence se rétablit comme par enchantement. -Bien! approuva le cagou satisfait. Puisque vous êtes devenus sages, gens de la besace et seigneurs de la bourse plate, je vais vous enseigner un coup à faire... Et d’abord, quel qualificatif appliquerons-nous à la conduite de notre Grand Coësre?... -Vas-tu mal parler du roi de Thunes, Galiléen? -Silence! glapit La Hoquette, je parlerai comme il me conviendra... Pourquoi, au surplus, délaisse-t-il ses francs compagnons à l’heure où le maudit chancelier menace de faire raser nos masures et de nous enlever nos franchises? -Tu rentrerais sous terre s’il survenait! -Silence! -Tu sais bien ce qu’il a fait, pas plus tard qu’hier matin, pour affirmer la légitimité de nos droits! -Hem! le poteau de la proclamation? Était-il bien solide, ce poteau? -Il était défendu par des gens d’armes! -Qui se sont montrés bien peu empressés à mettre la main sur Gaulfarault... Savez-vous pourquoi? -Non!... Le saurais-tu, toi? -Eh! c’est limpide à comprendre: ces hommes d’estoc n’avaient aucune hâte de récolter des horions en cherchant à se saisir de Gaulfarault, alors qu’ils savaient d’avance que Gaulfarault irait les retrouver de son plein gré. -Oh! oh! oses-tu bien prétendre qu’il trahit? -Je l’affirme et je le prouve!... Par l’intermédiaire de Gaspard Mouvette, il s’est vendu à notre pire ennemie... On a pu le voir s’introduire à l’hôtel de Soissons et en ressortir avec une des plus effrayantes commères de l’escadron volant... Isis-la-Belle, Faustine et Mariola connaissent bien cette éhontée. -Comment la nommes-tu? demanda la fille du duc d’Égypte. -Miss Huming! -Ô mes amis! gémit Nathaniel en se bouchonnant les yeux. Une telle trahison serait-elle possible? En qui croire? Doux Jéhovah!... Mais alors, le poteau? -Tour de passe-passe! -L’écriteau foulé aux pieds? -Impertinence calculée pour aggraver notre cas; geste dont nous aurions bientôt à payer les frais si... -Si? répéta-t-on. -Si ce vieux La Hoquette dont on n’a jamais su apprécier les talents ne s’était mis dans la bobine qu’il sauverait la situation, affermirait vos franchises et ferait de chacun de vous un rentier capable de bambocher pendant quinze jours d’affilée! Cette promesse était trop belle pour ne pas être accueillie avec une extrême réserve. Cependant, au silence de stupeur succéda bientôt la manifestation d’une joie débordante et bruyante, tant l’esprit se complaît facilement à croire réalisable le bonheur espéré. Depuis quelques instants, Bernard d’Arma ne prêtait plus qu’une oreille distraite aux phrases qui se croisaient sans interruption; une canalisation s’était creusée dans la cohue des gueux, il aurait pu s’éloigner; Courmantel, à voix basse, l’y avait même engagé. Pourtant il restait sur place, examinant toujours le géant masqué. Et son regard attirait l’autre regard, il lui semblait maintenant que, des deux oeillères du loup dérobant les traits de l’étranger, partait un rayon lumineux qui se portait directement sur lui. -Ma foi de Dieu! grogna Matraque en suivant la direction des yeux de son maître, faut-il que monsieur le chevalier soit toqué de sa guérisseuse mécréane pour la mirer de la sorte! Cette réflexion surprit Bernard. Il n’avait pas encore remarqué la présence de Fiamma. Celle-ci, cachée jusque-là par la haute stature de l’homme encapuchonné sous son feutre, venait de se montrer et le regardait aussi en échangeant avec l’inconnu des paroles qui devaient se rapporter à lui, Bernard. Sur un geste de l’homme, elle quitta sa place pour se rapprocher du chevalier. -Ô mes fils bien-aimés, pleura Nathaniel attendri, ce La Hoquette, que j’aurais voulu avoir porté dans mon giron durant nonante mois, si Jéhovah m’eût fait ribaude, ce La Hoquette va parler d’or! » Par Abraham, Isaac et Lévi! Écoutons-le! -Oui, écoutez-moi, reprit l’empereur de Galilée. Si, en suivant mes avis, vous n’obtenez fortune, honneur et gloire, ce matin même, aux funérailles qui vont se faire dans la grande rue Saint- Antoine, il vous restera encore la ressource de les récolter en allant à la tour de Nesle! Fiamma arrivait auprès de Coeur-d’Amour. -Chevalier, murmura-t-elle, en lui prenant la main, sortons de cette presse; venez par ici, et donnez-moi des nouvelles de votre blessure. Bernard se laissa entraîner sans remarquer que Courmantel et Matraque, saisis par l’intérêt des propositions du cagou, ne le suivaient point. -Ma blessure? fit-il en souriant, hé! charmante physicienne, il n’en est plus question, votre baume souverain a opéré miracle!... Mais vous-même, comment êtes-vous ici? Qu’est devenu Bar-Cobral, que vous nommez Salem-Kébir, et quelle est cette vivante énigme à laquelle vous parliez à l’instant? -Là! là! que de questions, chevalier!... J’y répondrai tout à l’heure... À vous d’abord?... J’aurais quelque chose à vous remettre... Dites-moi... où et quand pourrai-je vous revoir? -N’était-ce point convenu, charmante?... » Ce soir, à la petite porte qui s’ouvre au revers des jardins de l’hôtel de Villeneuve-Marsan. -Merci, chevalier... à ce soir!... Voici votre beau coursier... Je vous quitte. Un hennissement joyeux salua Bernard. Djaoulia s’ennuyait de son maître. Il s’approchait d’elle et se disposait à la flatter, lorsqu’une frénétique acclamation se fit entendre, secouant la poussière des vieilles masures. Elle fut bientôt suivie d’une galopade infernale. -Que veut dire ceci? demanda Bernard à la jeune fille. -Encore une question! vous êtes insatiable!... J’avais oublié de vous faire cette recommandation: ce matin, n’allez pas vous promener du côté de la rue Saint-Antoine... Il y fera mauvais! » Maintenant, je vais répondre en une seule phrase à vos quatre demandes: » J’étais ici avec mon maître, l’homme dont le masque vous intrigue, et c’est lui, Salem-Kébir, qui vient de lancer sur Paris tout ce que contenait la cour des Miracles. -Ah! fit Coeur-d’Amour en enfourchant Djaoulia, Bar-Cobral me doit une explication, je vais le rejoindre! Par malheur, il eut beau galoper tout autour du quadrilatère, il ne rencontra pas son homme, non plus d’ailleurs que Courmantel et Matraque. Un vent de folie venait de chasser, en trombe, la redoutable armée des truands et c’est à peine si Bernard en put croiser quelques- uns, les traînards, à l’entrée du boyau de Conception. X FUNÉRAILLES MERVEILLEUSES. Nous n’avons rien inventé. Si libres que soient les divertissements et travestis adoptés par carabins et rapins dans leurs modernes exhibitions des bals de l’internat et des Quat’z’ Arts, ces jeunes gens ne sauraient atteindre, ni même friser de loin les grandioses et licencieux spectacles que furent les fêtes païennes de l’antiquité: bacchanales, dionysies, saturnales, calendes et lupercales. Chez nous, sans remonter jusqu’aux Saliens, le moyen âge ressuscita ces mascarades désordonnées avec sa fête des fous et son cortège de l’abbé des cornards. Et Charles-Quint, impériale majesté catholique, n’hésita pas, lors de son entrée à Anvers, à déflorer son triomphe en imposant des conditions dignes d’un Tibère. En effet, comme le César décadent faisait suivre et précéder son char par des jolies affranchies dévêtues, Charles, à cheval, parcourut la cité au milieu d’un cortège de radieuses nudités, vivant écrin dont chaque précieux sujet avait été soigneusement choisi parmi les plus belles jeunes filles de noblesse. Qu’on nous pardonne de rappeler ces cérémonies païennes à propos de funérailles, mais il nous faut bien démontrer que, parmi toutes les inventions bouffonnes qu’enfanta le cerveau dégénéré de certains maniaques royaux -celle de Caligula pour son cheval Incitatus étant mise à part -aucune ne fut comparable à la grotesque parodie des obsèques pompeuses qu’organisa Henri III pour «feu l’oeil amé de son amé mignon». Les ordres avaient été communiqués, la veille, à tous les corps d’état, ainsi qu’aux dignitaires de la cour et de la ville... Seul, le clergé, moins par respect que par crainte de représailles et d’esclandre, restait officiellement dans l’ignorance de cette cérémonie. Dès le lever du jour, de tous les points de la périphérie parisienne, de la Cité et de l’Université, bourgeois et manants, avisés on ne sait par quelle indiscrétion de la singulière manifestation funéraire que voulait accomplir le roi, s’étaient mis en marche pour aller former la haie sur la longue théorie des rues que devait suivre le cortège. Aussi, à l’heure où celui-ci, formé dans la cour du Louvre, commença à sortir processionnellement du palais, on peut dire que tout Paris l’attendait, massé contre les maisons bordant le long ruban des voies étroites et parfois étranglées qui, de la grande rue Saint-Honoré à la grande rue Saint-Antoine, coupait la ville de bout en bout. C’est à la conquête des bourses, des escarcelles et des colifichets portés par les badauds, les commères, les galants et les minaudières jeunesses de cet interminable ruban humain que La Hoquette avait lancé la tourbe des argotiers. Dans les passages resserrés comme ceux de Saint-Jacques-la- Boucherie, la rue Jehan-Pain-Mollet et le carrefour Guilleri, la petite flambe allait trouver matière à exercer en grand sa loyale industrie au nez et à la barbe des exempts, des gens d’armes et des archers, trop occupés à maintenir le passage libre et à refouler de droite et de gauche les curieux pour songer à les protéger contre les entreprises des mains expertes. Bien entendu, le mot d’ordre donné aux truands par l’empereur de Galilée, obéissant lui-même à Salem-Kébir, le cavalier masqué, se rapportait à un but autrement grave et sérieux: mais, avant de le mettre à exécution, les loyaux enfants de la confrérie n’avaient point reçu défense de s’entretenir la main. À dix heures, la procession funèbre s’étendait déjà de la place aux Veaux jusqu’aux environs de l’hôpital Saint-Gervais, ne faisant naître sur son passage aucune idée de deuil, bien au contraire, car, comme les seigneurs et dignitaires la composant, le peuple accueillait cette indigne pitrerie en l’accompagnant de lazzis et d’injures. Ceci, comme bien on pense, seulement lorsque le roi ou son entourage immédiat n’étaient plus en mesure de les entendre. Douze hérauts chamarrés d’or ouvraient la marche. Douze trompettes les suivaient à distance, en arrachant à leurs instruments des notes qui voulaient être lugubres et n’y parvenaient point. Ensuite, encadrée par vingt massiers du palais, précédée et suivie par les chambellans à verge, venait la litière sur laquelle trônait la châsse d’or orfévrée et endiamantée, dans laquelle la théâtrale douleur d’Henri III aurait bien voulu enfermer la prunelle éteinte de son favori. Par malheur, cet oeil tant recherché, n’avait pu être reconquis; l’infâme chat noir qui se l’était approprié, en le gobant en présence du monarque et de son sorcier rouge, s’étant obstinément refusé à se laisser prendre. Aussi la cérémonie ne pouvant être remise, on célébrait en quelque sorte des funérailles par défaut, le reliquaire étant vide. Par exemple, le secret le plus absolu avait entouré l’acte de cannibalisme du fugitif félin et les invités du roi ne se doutaient guère qu’ils convoyaient, en pompe, un cercueil inhabité. Et l’immense pitrerie macabre se compliquait, de la sorte, d’une fumisterie non prévue, macaronique: l’oeil de M. de Maugiron se refusant à comparaître à ses propres obsèques! La litière, du plancher de laquelle retombait jusqu’à terre un poêle de drap d’or et de velours azur, tout brodé de fleurs de lys et d’auréoles d’argent, était portée à bras par les valets du palais, tous revêtus de brunette. Les pannetiers, échansons, officiers de bouche, maîtres d’hôtel et écuyers tranchants allaient ensuite sur quatre rangs, tenant qui les cordons du poêle, qui des torches, qui des images à enluminures représentant le cher défunt. Immédiatement à la suite se présentait Henri III, entouré de ses favoris. La douleur du roi ne se pouvait deviner; il ne gardait plus trace de la récente terreur qu’il avait éprouvée devant le cadavre de Jean du Gaz, lors des fantasmagories de son mage. Il pouvait croire n’avoir été visité, dans son sommeil, que par un cauchemar, et, très intéressé lui-même par l’originalité de cette représentation unique qu’il donnait au peuple, volontairement, il s’efforçait d’oublier la terrifiante vision. Après, s’en venaient les princes, les capitaines, les quatre présidents du Parlement vêtus de leurs manteaux vermeils fourrés de vair; puis M. d’Estouteville, prévôt de Paris, entre le prévôt des marchands et les échevins; puis les maîtres des requêtes, les conseillers, les dignitaires de corps constitués. Puis encore les seigneurs, devisant de galantises aux fenêtres des litières dans lesquelles se faisaient porter les nobles demoiselles. Les appariteurs des facultés. Les écoliers et basochiens avec leur escorte obligée de jolies pécheresses, joyeuses, bruyantes, turbulentes, en somme fort peu recueillies. Enfin, les petites gens, bourgeois et bourgeoises, marchands, procureuses, charlatans, vendeuses de frivolités, se joignaient au cortège pour jouir du spectacle jusqu’au bout, ou se pressaient sur des estrades et se penchaient aux fenêtres, se pourchassant avec des rires, se décochant des quolibets; car ce deuil scandaleux était accueilli par les Parisiens comme une réjouissance exceptionnelle à laquelle on pourrait se vanter d’avoir assisté, parce qu’elle n’aurait jamais son pendant. Si l’on remarquait fort l’absence, à son rang, du chancelier Louis de Villequier, par contre, nombre de nos autres personnages qui s’étaient postés sur le parcours, sitôt le défilé terminé, s’insinuant dans les groupes au gré de leurs préférences, se joignaient au cortège ou se pressaient de gagner la rue Saint-Paul par des voies détournées pour voir la châsse pénétrer dans l’église. À l’angle de la rue des Barres et de la porte Baudest, dans une encoignure qu’abritait des ardeurs du soleil déjà chaud l’avancement du balcon régnant au premier étage et formant loggia, maître La Palice, hôtelier de la rue de l’Échaudé, à l’enseigne des Trois Couronnes, s’était fait entreprendre par la regrattière de la Croix du Trahoir et lui répondait, sans l’écouter; chacun ayant, croyait-il, beaucoup plus à dire qu’il ne pouvait avoir à apprendre. -Croiriez-vous, mon compère, que cette essence de Satan, ce sorcier maudit, nous empêchait de fermer l’oeil depuis... -Connaissez-vous M. le baron de Courmantel, vous, commère? Eh bien... -Depuis qu’il s’était installé rue des Vieilles-Étuves. Mais hier... -... avant-hier, le baron m’amena un sien ami, M. le baron Botan... Et savez-vous ce qu’il traînait derrière lui?... -... hier donc, le feu a tout détruit chez le damné!... -Un damné? s’écria maître La Palice, qui n’avait entendu que ce mot et s’en emparait comme d’une réponse. Perdez-vous l’esprit, bonne femme?... Non, non, mais un mulet... -À d’autres! cria la regrattière exaspérée. Je l’ai vu, de mes yeux vu... Il était fait comme vous et moi... Un rassemblement s’était formé autour des deux discoureurs. La procession défilait, n’accrochant que les regards, mais il y avait matière à amuser et à intéresser les oreilles dans les divagations des deux entêtés et aussi dans les propos qui s’échangeaient sur le balcon. Là, en effet, dame Myrtille, surnommée la Poulpe, procureuse de plaisirs, patronne de la maison des Mignonnes et affiliée, sans qu’on le sût, à la police générale du royaume; dame Myrtille, disons-nous, avait installé sa loggia et y trônait au milieu d’un cercle de jeunes gens avisés qui trouvaient plus plaisant d’éviter les fatigues déambulatoires en devisant avec l’ogresse, Mlle de Limeuil, Mlle de Saint-Rémy et la belle comtesse Ayelle de Givors. Cette dernière, penchée sur la rampe du balcon, se complaisait surtout à prêter l’oreille aux propos décousus tenus au-dessous d’elle. Maître La Palice reprenait justement, sur un mode indigné: -Que vous soyez faite comme un mulet, ma commère, il me faudrait le voir pour le croire... quant à moi... -Quant à vous, compère, vous êtes un sot!... et l’homme est mort!... -Mort! oui da!... Je devine!... le mulet est célèbre dans tout Paris, bonne femme... On le cherche partout... Il emporte un cadavre dissimulé sous un monceau de nippes... Mais mes barons... -Tes barons! as-tu fini? -Non, ma chère... Ces barons que leur toupet damne... -Vlan! hurla la regrattière en prenant l’entourage à témoin. Qui qui comprend c’t’affaire-là?... A-t-il parlé d’un mulet? -Oui, fit-on, il en a parlé. -Alors, à c’t’heure, l’pet d’âne, d’qui qui viendrait? Ce fut un concert de rires et de cris de joie que deux nouveaux venus mirent à profit pour explorer les poches. Fraise-de-Veau et Torticolis avaient déjà fait ample moisson par ailleurs et, grisés de leur facile triomphe, ils commençaient à perdre toute prudence. Le quiproquo de sa commère ne troubla point l’honnête hôtelier qui reprit: -Oui, bonne femme, que leur toupet damne! se sont éloignés des Trois Couronnes sans régler leur écot et, tenez, leurs notes, je les ai là, sur moi... les voi... Il s’interrompit pour lancer cet appel strident: -Bonnes gens! à l’aide!... au voleur!... Je les tiens! Et, effectivement, ses mains s’étant plongées avec ensemble dans les fentes de sa houppelande de droguet s’y étaient rencontrées avec deux dextres étrangères qui en exploraient les profondeurs. Dûment capturées, les délinquantes, se contournant piteusement entre les doigts crispés de maître La Palice, cherchaient à lui faire lâcher prise. -De quoi! de quoi! dit d’une voix traînarde Torticolis, l’un des maladroits; on ne peut donc plus se tromper? J’m’étais mis dans le ciboulot que j’descendais dans ma réserve? -N’en v’là des giries! pleurait l’autre. J’m’appelle Fraise-de- Veau, c’pas, Torticol?... J’ai du coeur et d’l’honneur. Mais quand une négresse s’fait les dents sur vos abajoues, dame! j’le d’mande aux digues, faut-y pas qu’on s’griffe les cuvettes. Malgré cette impertinente et inadmissible explication, il y a tout lieu de croire que nos argotiers, ainsi pris sur le fait, auraient été houspillés d’importance, par les bourgeois et boutiquiers réunis en cet endroit, si le Dieu des tire-laines n’était à point venu leur apporter son aide. Une grande rumeur de bataille arriva soudain du bas de la rue Saint-Antoine. Sur le pavé, aussi sur le balcon, le silence s’opéra comme par magie, chacun tendant l’oreille vers le point où se montrait encore la queue du cortège. Durant quelques secondes, il fut impossible de rien distinguer de précis dans cette cacophonie faite d’appels de trompettes, de cris de fureur ou de terreur, de chocs d’armes. Bientôt pourtant, la foule débandée, avec la précipitation heurtée d’une marée d’équinoxe, reflua de la pointe Saint-Antoine. Du haut de leur loggia, dame Myrtille et Ayelle s’informèrent en même temps: -Eh! monsieur le procureur, qu’y a-t-il? -Que fait-on devers Saint-Paul, monsieur l’agent des gabelles? Il leur fut répondu: -On attaque le roi! -Sa Majesté a été enlevée! Et les prudents bourgeois passèrent au galop, bousculant maître La Palice, et, du même coup, dégageant les deux voleurs qui se hâtèrent de prendre le large... En débouchant sur le Ponceau, au sortir du boyau de Conception, Bernard d’Arma s’était arrêté hésitant. Devait-il passer à droite ou à gauche? À gauche se profilaient les toits en poivrières et les créneaux de la porte Saint-Denis. À droite s’étendait la rue qu’il ne pouvait se rappeler avoir déjà parcourue la veille. En effet, si l’on veut bien s’en souvenir, c’est à bout de forces, affaibli par la perte de son sang, qu’il s’était inconsciemment laissé conduire par ses fidèles vers le quartier Saint-Honoré. De ce côté et marchant vers le centre de la ville, la cohue haillonneuse vomie par la cour des Miracles se pressait en roulant, tortueuse, claudicante, s’arrêtant puis repartant avec de brusques ressauts d’ivrogne. -Courmantel et Matraque doivent être par là, pensa Bernard en faisant volter Djaoulia. -Chevalier... seigneur chevalier, prononça derrière lui la voix de Fiamma, ne deviez-vous pas vous rencontrer aujourd’hui avec Bar- Cobral? Coeur-d’Amour tourna la tête et vit la petite infidèle. Celle-ci l’avait rejoint et se hissait sur une borne pour atteindre à sa hauteur. -Si fait, admit-il. Mais si sa maison est réduite en cendres, où le prendrais-je? -Je puis vous mener vers lui... -C’est que, charmante et savante Fiamma, je voudrais voir, auparavant, sur quel ragot le brave La Hoquette a lancé sa meute. -Ah! seigneur chevalier, avez-vous déjà oublié mon avis?... Les horions vont pleuvoir dans la rue Saint-Antoine... n’y allez point! -C’est que, sourit d’Arma, ce que je rêve précisément, ma jolie, c’est de rafraîchir mon sang sous des averses de ce genre... Je suis ainsi fait, contrariant à l’extrême; que voulez-vous, on n’est point parfait. -Il suffit de vous conseiller la prudence pour vous voir entreprendre une folie! -Hein! c’est donc si grave?... Alors, va pour la folie! -C’est bien décidé? -Vertudiable! délicieuse enfant, en douteriez-vous?... Ma destinée ici-bas, sachez-le, est de me mettre en travers de tout acte de force injustifié et en est-il de plus louable que d’apporter mon aide aux inoffensifs passants que vont chercher à rançonner les cinq ou six mille malingreux de l’empereur de Galilée? D’un saut léger, en un instant, Fiamma fut sur la croupe de Djaoulia. -S’il en est ainsi, dit-elle, allez, chevalier... Puisqu’une infirmière doit surveiller son malade, je vous accompagne. Acceptant cette aventure comme un divertissement, Coeur-d’Amour pressa des genoux les flancs de sa jument en criant: -Tenez-vous bien! L’avertissement n’était point superflu. Avec sa fougue ordinaire, Djaoulia prit de suite son allure la plus rapide. Fiamma avait eu le temps de jeter ses deux bras à la peau ambrée autour du cou de son cavalier, et celui-ci sentit un frémissement le parcourir tout entier. Il eut l’illusion d’avoir encore la douce Gloriette auprès de lui. Sous l’empire de cette délicieuse et chimérique pensée, son coeur bondit dans sa poitrine et ses paupières se rapprochèrent. Ainsi aveuglé, pour lui, les bras de son collier avaient la blancheur transparente des bras de la petite muette, dont il croyait revoir la trompeuse apparence. Mais il ne pouvait se laisser longtemps abuser. Le capiteux parfum de la brune barbaresque le rappela vite à la réalité. Alors il ouvrit les yeux et constata, en tournant Sainte-Catherine pour entrer dans la rue des Lombards, qu’il lui faudrait modérer l’allure de Djaoulia s’il ne voulait écloper sérieusement plusieurs des faux estropiés dont le trop grand nombre encombrait la route. -En somme, demanda-t-il à sa compagne; à quelle curée s’en vont ces piètres lascars? -Seigneur chevalier, répondit Fiamma, puisque vous vous mettez volontairement au service de toutes les nobles causes, vous ne pourrez vous opposer à leur action qui vise un but sacré. -Sacré? Ventre pape! raillez-vous, Fiamma? -Non, chevalier. C’est un grand patriote, un ami du peuple, un généreux visionnaire rêvant une France pacifiée et régénérée qui dirige leur mouvement. -Voilà un personnage sympathique, mort de mes os! Comment le nommez-vous? -Pour moi, c’est «le Maître»... pour vous, l’ami des gorges de l’Anti-Liban. -Bar Cobral? -Seul contre tous, honni, mais redouté, il a entrepris une tâche surhumaine et croit remplir une mission sainte. -Avec l’aide des argotiers? -Eh! qu’importe l’instrument, chevalier? -C’est juste, ma mie, la portée excuse la forme... Enfin m’expliquerez-vous? -Écoutez, sur l’ordre de Sidi Salem, La Hoquette a prononcé un discours qui peut se traduire ainsi: «Sujets du royaume d’Argot, frères de la besace, rougets et grisons, vous tous qui êtes avides de friandes curées et de franches lippées; vous tous qu’une insulte sans nom vient d’atteindre en vous prouvant qu’on cherche à rapporter vos droits séculaires, oyez cet avis: c’est ce matin temps de mascarade impie, enfants de Bohême! c’est jour où le fils de l’Italienne va faire parader dans la rue la soie, le velours, les broderies d’or, les résilles de perles fines, les pistoles et les écus... Tout cela est à vous, ribauds et ribaudes, je vous le donne de grand coeur à la condition qu’à la faveur de l’émeute et du pillage, des gentilshommes de nos amis puissent enlever le roi...» -Ah! ah! réfléchit Coeur-d’Amour. Enlever le roi, passe encore; après, qu’en veut-on faire? -Le tondre! Bernard fit la grimace. -Piètre recrue pour un monastère, dit-il. Et les ribauds vont à cette fête?... Au fait, quel saint célèbre-t-on aujourd’hui? -Saint-Borgne, seigneur chevalier. Sa Majesté a imaginé de faire porter en grande pompe, à Saint-Paul, l’oeil que vous fîtes sauter hors de l’orbite de M. de Maugiron. -Vertudiable! que m’apprenez-vous là?... Un roi capable de pareille démence est indigne de porter le manteau fleurdelisé et je vous l’abandonne... Mais je ne souffrirai pas que, pour s’en emparer, on navre ou endommage de paisibles curieux. Par les rues de la Verrerie, du Hoqueton, du Roi-de-Sicile et la Voûte-des-Belles, ils abordèrent dans la grande artère Saint- Antoine, déjà encombrée d’une multitude qui s’impatientait à attendre la tête du cortège. Bernard d’Arma mit pied à terre, aida sa compagne à en faire autant et s’installa sous l’auvent d’un marchand d’épices d’où il pouvait explorer tout le terrain choisi pour servir de champ à la prochaine émeute. En route, il n’avait croisé ni Salem-Kébir, ni Courmantel, ni Matraque, mais il avait laissé derrière lui tous les suppôts de La Hoquette, et s’étonnait de rencontrer, déjà réunis, un nombre considérable de pouilleux à mines patibulaires. Il ignorait que la métropole des gueux, située près les Filles- Dieu, possédait de nombreuses succursales dans Paris. En réalité, en avance sur ceux de la cour des Miracles, les contingents de la cour des Mauvais-Garçons, de la cour Brisset, de la cour de la Mortillerie, des impasses des Coquilles, Gentien, Saint-Nicaise et du cul-de-sac des Francs-Tapeurs, se trouvaient appostés au lieu du trébuchet et s’humectaient le gosier, car des buvetières circulaient offrant à tous cervoise et godale. À l’instant précis où commencèrent à se faire entendre, au lointain, les notes stridentes des trompettes du cortège, notre chevalier fit une remarque importante: dans les groupes étagés à sa gauche, sous les murs du couvent Sainte-Catherine, circulait l’homme masqué entrevu le matin même. Ce devait être Salem-Kébir. Son visage, toujours caché, reconnaissable seulement à la flamme de ses prunelles, l’énigmatique personnage disposait ses cohortes avec art en accouplant aux truands des hommes à la tournure guerrière. Bernard se disposait à l’aller rencontrer, à l’accoster, lorsqu’il eut son regard invinciblement attiré par l’arrivée en face de lui d’un autre homme de haute taille. Chose étrange, celui-là aussi travaillait les paquets échelonnés sur l’autre côté de la rue, sur les derrières de l’hôtel du grand prévôt; mais, à l’encontre du premier, il n’avait à sa disposition, pour les appuyer, aucun homme de métier. À l’aspect de ce second personnage, Bernard eut un afflux de sang au cerveau. Était-ce Gaulfarault, le roi de Thunes, ou était-ce sa fausse émanation, c’est-à-dire le Grand Marquis, rendu méconnaissable par la puissance des ciseaux du barbier Jonas? La réponse se fit d’elle-même. Un sale chien suivait pas à pas le Coësre reparu et, dans cet animal d’aspect minable, le chevalier reconnut son grimpeur de murailles, Grain-de-Raison, l’intelligent barbet, le seul, l’unique bandit vivant de la fameuse troupe du redouté Courmantel. Bernard voulut traverser la rue. Cela ne lui était plus permis. En quelques secondes, les événements s’étaient précipités. Les massiers, coupant la cohue, ouvraient un passage au cortège. Intimidés par cette pompe, les argotiers restaient indécis et, malgré les exhortations des cagous, il est à croire que, la litière étant déjà passée, Henri III et ses seigneurs auraient pu franchir sans encombre le dangereux goulet, si un incident comique n’était venu fournir aux conjurés l’occasion d’entamer l’action par une bousculade. À l’instant précis où le groupe formé par les mignons, entourant leur maître, allait tourner l’angle de la rue Saint-Paul, le roi eut un mouvement de recul et, le bras tendu vers la Bastille, il balbutia, les dents serrées: -Par le saint Esprit! messieurs, voici venir un revenant! Tous les regards prirent la même direction; alors, tandis que la tête du cortège, continuant sa marche, pénétrait dans l’église et que la queue venait se heurter au centre immobilisé, on put entendre se croiser ces réflexions faites à voix basse: -Corbac! disait Saint-Mégrin. Si nous n’avions vu tomber le chevalier de la Rougie... -Si nous ne savions que notre Lyonnais est mort... continuait Quélus. -Ou bien, acheva le choeur des mignons, si nous l’ignorions, nous pourrions croire que celui-là est Jean du Gaz! Et c’était Jean du Gaz, en effet, Jean du Gaz qui, réveillé par le mage rouge et laissé à califourchon sur Muletmio, parcourait la ville, depuis la fin de la nuit, sans savoir où il allait, sans savoir seulement s’il existait. Encore sous l’action de la composition à lui versée par Fiamma, abêti, les yeux vagues, le cerveau vide de pensées, il venait de se montrer à l’orée du ruisseau Saint-Martin, obéissant à sa monture qui l’amenait au roi. Or, chaque pas fait en avant par le macabre cavalier était répété, mais à reculons, par Henri III, pétrifié de voir venir à lui ce cadavre démoniaque. Tous les morts allaient-ils donc, à présent, recruter dans l’au- delà, les moyens superhumains soit de revivre, soit de se faire comprendre des vivants? En regardant s’avancer celui-là, Henri croyait revoir les yeux vitreux du marquis de Villeneuve, ces yeux qui, au cours de la précédente nuit, brillaient dans la gueule du molosse crevé et s’étaient fait les miroirs d’affreuses prédictions. Les rires faisaient trêve, les conversations particulières avaient pris fin; au bruyant brouhaha de la minute précédente succédait un pesant silence. On se pressait afin de mieux voir; à toutes les fenêtres se penchaient des chapelets de figures effarées, et telle était l’émotion générale, en présence de cette extraordinaire attitude du roi, qu’il y avait hésitation de la part des conjurés. Les truands attendaient, pour agir, que le mot d’ordre soit lancé; or, Salem-Kébir, les bras croisés, drapé dans le vaste manteau qui faisait de lui un chef anonyme, gardait un farouche mutisme. En cet instant tragique, il faisait un retour sur lui-même, interrogeant sa conscience. Il semblait espérer qu’une intervention divine se produirait à point pour faire exploser la machine chargée par lui. Cependant, en animal insouciant et déjà fait aux honneurs de la popularité, Muletmio poussait en avant. Dans le cortège, derrière le roi, il venait d’aviser des porteurs de palmes vertes. À défaut des délicieux chardons désirés, le famélique animal jouissait par avance de l’acompte qu’allait s’offrir son estomac en absorbant ces verdures. Le roi, se heurtant au mur humain fermé derrière lui, ne pouvait plus reculer. Les yeux exorbités, les mains projetées en avant, il cria: -Vade retro! Mais de la rue Saint-Paul, à présent libre, surgirent deux surprenantes caricatures: Courmantel, matamore dégingandé; Matraque, petit, rond, gros et lourd. Bernard se hissa sur Djaoulia; l’affaire se corsait; il entendait dominer la scène. Il n’était que temps. Simultanément, Grain-de-Raison et Courmantel, Muletmio et Matraque s’aperçurent. Le barbet donna de la voix, l’ex-bandit sacra, tempêta, larmoya de plaisir et l’écuyer béarnais, venant à reconnaître, bien en selle sur sa propre monture, le gentilhomme décédé au Pré-aux-Clercs et convoyé par lui au milieu d’une suite ininterrompue d’aventures, se révolta d’avoir été dupe si longtemps. -Ventre de puce! cria-t-il, dilatant les rates, déchaînant le rire; v’là qu’est farce et déshonnête, mon gentilhomme. On me devait une prime pour le macchabé. Mais il s’est défilé en douce et s’est résurrectionné pour me dérober ma bête de prix, un double-sang, pas moins! Il s’empara de la bride du mulet en hurlant comme un écorché: -Seigneur défunt, si mal occis, déboutez-vous et prestement, ou, ma foi de Dieu! j’appelle à l’aide, à la rescousse, au sac! -Noël! Noël! vociférèrent mille voix. Par une fatalité vraiment incompréhensible, c’était là le mot d’ordre attendu par les gueux. L’intervention miraculeuse qu’avait appelée Salem-Kébir venait de se produire. En un instant, la large voie fut transformée en champ de bataille. Par toutes les issues, bourgeois et manants, bousculés, malmenés, culbutés, fuyaient en hurlant de terreur; de sorte que la muraille vivante qui s’interposait entre les séditieux et la personne royale se fondait, diminuait, s’amincissait. Non, le doute n’était plus permis; les énergumènes, dirigés et poussés par les hommes de guerre appartenant au duc de Guise, -(du moins pouvait-on le croire, car ils criaient: Lorraine!), - fonçaient en avant pour s’emparer du Valois, afin de le remettre entre les mains de la duchesse de Montpensier. Gardé par le seul petit noyau de ses favoris dont la bravoure n’aurait pu longtemps tenir tête à cette avalanche, la dynastie allait être mise en grand péril. Non qu’un régicide fût à redouter de la part de la soeur des Guises, mais l’on sait que cette batailleuse Égérie de la Ligue portait toujours à sa ceinture les ciseaux à l’aide desquels elle avait fait le voeu de tonsurer Henri III. Surveillé par Salem d’une part, et de l’autre par Fiamma, Coeur- d’Amour assistait à cette mêlée en spectateur indifférent. En somme, que lui importait le sort réservé à ce prince inutile et même nuisible. L’incident du Gaz-Matraque l’avait intéressé davantage. Il oubliait le lieu où il se trouvait, fermait ses oreilles aux bruits de luttes, voulait ne penser qu’à Solange. Une main posée sur l’arçon de sa selle le rappela à lui. -Qu’est-ce à dire? prononça une voix grave qui le fit tressaillir. Jeune homme, me serais-je trompé sur ton compte?... Notre sire est en danger et tu restes là, les bras croisés. Bernard se retourna et reconnut le roi de l’Argot, celui-là même qu’il avait été sur le point de confondre avec le Grand Marquis. -Vieux père, répondit-il, dois-je quelque chose à ce mannequin fleurdelisé? -Bien dit! murmura l’homme masqué. -Oui, chevalier, ne vous mêlez pas de ceci, supplia Fiamma. Une soudaine indignation venait d’empourprer le visage de Gaulfarault. -Un mannequin fleurdelisé! répéta-t-il en un grondement. Par le Dieu vivant! les enfants d’aujourd’hui ont l’âme noire! Salem et Bernard tressautèrent à la façon dont avait été jeté ce noble juron. -Étrange! pensa le premier. -Étrange! pensa aussi le second. La voix du roi de Thunes se lit âpre et sévère: -L’ami, ta devise parle mieux que toi-même! Et, baissant le ton: -Il y a deux nuits, mon fils, pour une besogne moins méritoire, au nom de la jeune fille que tu aimes, je te vis tirer ton épée! Bernard d’Arma pâlit et balbutia: -C’est donc bien vous, bien vous, seigneur marquis? -Silence! Thomas que tu es!... Le temps n’est pas aux vains discours lorsque Henri de Valois est sous le poignard des traîtres!... Écoute et crois-moi, car, par le saint suaire! j’en fais le serment, si ton bonheur dépend de moi, tu seras heureux... Mais sauve le roi, jeune homme!... Sauve le roi! -Où dois-je le mener? -Dans l’église! Salem tenta d’intervenir. Il lui eût été plus aisé de capter un ouragan. -Arma! Arma! Les flancs vierges de Djaoulia frémirent sous l’injure des éperons, et la cavale blanche, dans un galop de foudre, renversant ribauds et guisards, fonça dans la mêlée. Débordés par le nombre, écrasés, vaincus, les mignons, mis dans l’impossibilité de continuer la lutte, assistaient impuissants à la capture de leur aimé souverain qu’un reître gigantesque venait de ceinturer et s’apprêtait à jeter sur son épaule. -Arma! Arma! La trouée d’un boulet de canon! Des vociférations, des râles! Ganté de la coquille de son épée, le poing du chevalier s’abattit sur le morion de l’Allemand, écrasant du même coup contenant et contenu. La chute du reître n’entraîna pas celle du prince, qui, soulevé par une poigne d’acier, fut assis commodément sur le garrot de Djaoulia, la jument blanche. La course reprit, à rebours cette fois. Et, moins de deux minutes après, les hérauts d’armes, les trompettes, les massiers, les chambellans et généralement tous les officiers du palais réunis dans la nef de Saint-Paul autour de la châsse de l’oeil, virent un cavalier monter au galop les degrés du parvis, s’avancer tête haute sur les dalles sonores et retourner tranquillement vers le porche, après avoir déposé, bien doucement, sous l’hermine du dais royal, Henri III évanoui, mais indemne de blessure. XI DANS LEQUEL, INSULTÉ, BERNARD PARDONNE. Jusqu’au soir, une consternation angoissante pesa sur la capitale. Depuis trois jours, on vivait dans un perpétuel malaise, en écoutant les ridicules récits mis en circulation. Hélas! la gravité du coup de main, tenté le matin même et coram populo sur la personne de Sa Majesté, permettait aux moins pessimistes d’envisager l’avenir sans grand enthousiasme. Que la sédition avortée eût été préparée par les gens du Balafré ou par les truands, on ne pouvait attendre de la mise en pratique de ces résolutions extrêmes qu’un acharnement nouveau dans les luttes intestines qui enfiévraient les uns, désolaient les autres, mais, somme toute, amoindrissaient la France, en jetant au creuset des passions religieuses, politiques ou simplement personnelles tout son or et le meilleur de son sang. Si contradictoires que fussent les nouvelles colportées, aucune n’était rassurante. Mayenne, à la tête d’une armée de mercenaires teutons, marchait sur Paris en doublant les étapes! Henri de Guise, à la tête de routiers espagnols et flamands, accourait des Pays-Bas! Henri de Navarre, beau-frère du roi, époux de Marguerite de Valois, à la tête de ses redoutables Gascons, -les huguenots maudits! -venait de culbuter Condé, l’abjurateur, et arrivait de son côté! Pourquoi cette course au clocher? Écoutons les doléances de dame Myrtille, dite la Poulpe, qui congédie Faustine et Mariola, servantes par occasion et mignonnes à titre d’extra, nous le saurons peut-être. -Mes belles petites, je n’ai plus besoin de vous. C’est la fin de tout!... Mon honnête commerce est ruiné! Vos vilains cagous et puants suppôts de la truanderie assiègent notre sire le roi en son Louvre! -Oh! nous savons tout le contraire, dame. -Vous ne savez rien du tout, mes poulettes... Je tiens le renseignement de haut! -Et de qui donc? -De messire Jean d’Estouteville, notre grand prévôt! Faustine et Mariola se regardèrent. -Il vous a trompé, dame, dit la première. Et la seconde expliqua: -Depuis la sérieuse frottée qu’ils encaissèrent ce matin, rue Saint-Antoine, les vaillants de notre confrérie sont rentrés dans leurs quartiers et n’en sont point sortis. -Admettons-le, mes biches. Il n’en est pas moins vrai que le roi, très souffrant, à vainement fait rechercher son mage rouge, et c’est Ambroise Paré qui le soigne. -Il donne également ses soins à Madame Catherine, atteinte de mauvaise fièvre, dit-on, et dont on n’a pu retrouver l’astrologue. -Et monseigneur de Villequier? -On ne sait où il s’est réfugié!... non plus que son physicien, d’ailleurs. -Eh bien, petites, personne ne m’ôtera de l’idée que cette triple disparition des sorciers nous sera fatale. Déjà n’aurait-on pas occis notre jeune souverain sans la bravoure extravagante de notre client préféré, de notre beau Roland, duc de Savoie-Nemours. -Par exemple, s’écria Mariola, le sauveur n’est pas celui que vous nommez, c’est Coeur-Volant! -Coeur-Volant, le bandit? -Lui-même! Je le tiens de Col-d’Azur, qui doit bien le connaître, puisqu’il fut décroché par lui des échelles de la justice. À son tour, Faustine affirma: -Vous vous trompez toutes deux. Le fantastique cavalier n’est autre que ce jeune inconnu qui provoqua nos Mignons, ici-même, et leur tailla de rudes croupières sur le pré. -Non! -Si! je le vis s’entretenir avec Fiamma avant l’affaire. -La belle preuve! -Attendez!... J’entendis Fiamma le nommer seigneur chevalier... Or, par la mise à prix qui fut proclamée après la rencontre du Pré-aux-Clercs, chacun sait bien que l’éborgneur de M. de Maugiron se dit chevalier. Les trois femmes se turent, se demandant laquelle d’entre elles était dans le vrai. Cette confusion possible entre trois personnages si différemment connus compliquait encore l’imbroglio. -Quoi qu’il en soit de cette charade, dit enfin l’énorme tenancière de la plaisante maison en ouvrant la porte, vous pouvez retourner ribauder par les ruelles, mes brebis blanches. Les mauvais jours sont venus avec ce cavalier étranger que Vénus confonde!... De longtemps, j’en ai peur, les jeunes seigneurs amateurs de doulces caresses et d’amoureuses accointances ne trouveront le loisir de venir s’esbaudir moult joyeusement en la compagnie des Mignonnes. * Les murs de l’hôtel de Villeneuve-Marsan formaient un rempart infranchissable aux bruits du monde extérieur; aussi les drames du dehors y étant ignorés, la vie devait-elle s’y poursuivre dans les conditions de la veille. Au matin, le Grand Marquis s’était éveillé tout guilleret et n’avait pas été peu surpris de se retrouver dans un appartement qu’il croyait bien ne point connaître. À la vue de la Tétasse, ronflant à poings fermés auprès de lui, sa bouche édentée soufflant un relent d’alcool, la mémoire de la nuit lui était revenue, et, la clarté ramenant sa bravoure, il n’avait pu s’empêcher de rire en avisant Os-à-Moelle et Fargas piteusement repliés sous le poids des armures. -Or ça! dit-il en se levant pour les délivrer, puisque vous avez fait bonne garde, la coterie, je vous retiens à mon ordinaire. Le jour, liberté libertas, entre ces quatre murs s’entend, car il ne faudrait pas vouloir jouer de la fille de l’air à qui vous offre bombances, noces et festins! -Va donc pour l’invitation de jour, opina Fargas débarrassé de sa gaine. Os-à-Moelle, plus spécieux, précisa: -On accepte pour jusqu’à la nuit. -Malheur et guigne! gronda le maître; voulez-vous donc vous faire étriper par mes Peyragude, lâches sacripants que vous êtes! Non, je vous garde jusqu’à plus soif! De ma vie dépend la vôtre! La nuit, vous aurez donc à me défendre pour vous conserver! L’idiot et le joli garçon courbèrent la tête. Qu’auraient-ils pu opposer à la sagesse de ce raisonnement?... Dans l’aile occidentale de l’hôtel, c’est à peine si le sommeil était venu clore les paupières de la marquise Marie et de la jeune Villeneuve. Craignant pour l’avenir de sa fille, s’effrayant du doute persistant qui la tourmentait au sujet de son Jacques, la première avait prié et pleuré une partie de la nuit, redisant continuellement, comme si sa résistance instinctive s’en trouvait pardonnée: -Il n’a point parlé de Ghislaine, notre pauvre petit ange blond!... Il n’a point fait allusion au corridor secret!... » Se pourrait-il, mon Dieu, se pourrait-il qu’un homme en arrive à ne plus savoir qu’il fut père deux fois?... Et serait-il possible que Jacques ait oublié le chemin de nos premières tendresses! À différentes reprises, tendant l’oreille, elle s’était élancée d’un bond vers la tapisserie, ressaisie par la folle illusion, vite démentie, qu’un bruit de pas se faisait entendre dans l’épaisseur du mur. Pourtant, ses sens exaltés pouvaient ne pas l’avoir agitée sans quelque apparence de raison, puisque nous l’avons entendu dire par miss Huming, devant elle, un homme, en tout semblable au marquis, s’était fondu dans la muraille confinant à l’appartement de Mme de Villeneuve. De son côté, Solange n’avait point fermé l’oeil, se promettant de parler à son père, d’attendrir sa mère, afin d’obtenir d’eux qu’ils consentissent à ses fiançailles avec ce beau duc dont l’image ne la quittait plus. Elle ignorait, la chère innocente, que, de ce bonheur rêvé par elle, le marché avait été déjà passé. Ah! jeunes filles! Jeunes folles! les yeux qui brûlent sont aussi les yeux qui tuent! Devant les beaux yeux de la fatalité, le coeur est avide de sottises, ne vous laissez pas aller à écouter son perfide gazouillis si l’admirable femme à laquelle vous devez tout cherche à interposer sa saine raison entre son chant de sirène et votre oreille... Il pouvait être quatre heures de relevée lorsque le Grand Marquis se fit annoncer chez son épouse. Celle-ci était en tête-à-tête avec Solange. Les deux femmes avaient dîné seules. -Madame, demanda M. de Villeneuve, en venant baiser la main qu’on tendait vers lui comme à regret, voudriez-vous me faire la grâce de m’expliquer à quoi riment les fantômes faméliques qui pullulent en cette demeure? -Les fantômes faméliques? répéta la marquise Marie sans comprendre. -Certes! faméliques à l’excès, outrecuidants et voleurs!... Vous a-t-on dit que mon souper d’hier soir fut emporté par un chien? -La vieille Françoise me l’a dit, oui, seigneur. -Bien! J’ai donc manqué mourir d’inanition dans ma propre maison... L’assassin qui manque une fois recommence... Ce matin, cet animal est revenu aux cuisines et, cette fois, s’est octroyé un canard... Vous l’a-t-on dit et veut-on me réduire par la faim? Cette phrase maladroite indigna la noble dame. -Monseigneur, riposta-t-elle, qui donc serait intéressé à vouloir cela?... L’affaire pourrait traîner singulièrement, puisque vous vous êtes fait servir, à ce qui m’a été rapporté, de quoi traiter pendant toute une semaine vos invités... gens d’apparence peu recommandable. Le Grand Marquis avait le rouge au front; il se disposait à tonner. Pourtant, ce fut d’une voix attristée qu’il expliqua: -Gardez-vous de décrier les humbles, madame. Ceux-là furent les seuls êtres humains qui me rattachèrent à la vie, durant les interminables années de notre douloureuse séparation. Vous ne pouvez connaître ces natures frustes, vous, mais sachez-le, les coeurs d’or se rencontrent moins souvent en haut qu’en bas. Me conseilleriez-vous l’ingratitude? La marquise avait déjà regret de ses paroles et pensait: -Il a tant souffert! Puis-je le juger? -Enfin, madame, pour en revenir à cet impertinent animal, dont la race m’est odieuse, à qui appartient-il? -Je l’ignore. -Je le saurai, moi, dussé-je faire démolir les murs de mon appartement! Mme de Villeneuve appuya ses deux mains contre son coeur. Ces derniers mots venaient de la faire bondir... Si celui-là parlait de faire démolir les murs, c’est donc qu’il ignorait... Alors, qui était-il?... Et l’autre... l’autre?... Car le chien ne pouvait être seul! Solange s’était approchée de la croisée. Accoudée à la barre d’appui, elle regardait tantôt à droite, tantôt à gauche vers les profondeurs du parc. Si on se fût avisé de la surveiller, on eût pu remarquer que son sein battait avec force et qu’une perplexité la tenait. Le Grand Marquis fut le premier à constater ce trouble. -Hé! hé! murmura-t-il finement, le printemps incite. Par aventure, madame, n’auriez-vous pas un écuyer d’un âge tendre? -Nous n’avons que Cortansio, seigneur, et Cortansio va sur ses soixante ans. En même temps, Mme de Villeneuve chercha à voir ce que regardait sa fille. Le noble captif libéré en profita pour étouffer un bâillement. Il s’ennuyait aux côtés de son épouse! Allez donc nous parler des amoureux de longue haleine dont Ulysse fut le prototype! S’il avait parlé d’un écuyer, c’était pure flagornerie, car il avait la certitude que le personnage assez intéressant pour fixer l’attention de la jeune fille ne pouvait être que Roland, son convive de la veille, pour le compte duquel miss Huming avait dû travailler. Il était dans le vrai et dans l’erreur tout à la fois; en effet, si le jeune duc était entré par la petite porte du fond du parc et s’avançait en se dissimulant, un autre gentilhomme, en tout semblable au premier, avait franchi une brèche du mur et marchait, lui, sans redouter de se faire voir. De là la perplexité de Solange qui se demandait: -Lequel est le vrai? Car elle ne pouvait se douter, la pauvrette, que Bernard d’Arma, son sauveteur de la Vézère, sa première distraction d’amour, avait troqué ses buffleteries contre un admirable costume de cour ayant appartenu à Charles d’Entragues. Tous deux disparurent en même temps, l’un derrière un massif, l’autre sous la voûte conduisant à l’avant-cour de l’hôtel. -Madame, reprit le Grand Marquis, madame Catherine, en me rendant à vous, entendit reconnaître son erreur. Elle désire aussi faire acte de générosité en vous donnant un gendre... Quelque rancune que vous puissiez lui conserver de sa passagère et futile jalousie, avouez-le, c’est une noble femme!... Elle veut réparer et elle répare à tour de bras. Il se frotta les mains avec satisfaction. La marquise Marie avait été secouée par un frisson. Elle était pieuse; au fond du coeur elle consentait à pardonner, mais elle ne pouvait concevoir que la victime pût se poser en panégyriste de son bourreau. Et puis, sa fille était mise en jeu! Ce fut pour défendre Solange qu’elle trouva l’énergie d’objecter: -Sur la question d’un prétendant à notre alliance, seigneur, la première personne à consulter est la principale intéressée, ce me semble? Le Grand Marquis parut tomber de son haut. -Sapreminette! s’écria-t-il en prenant à deux mains son abdomen qu’une gaîté factice soulevait. Tandis que je m’étiolais sur la paille, la contagion des idées nouvelles a-t-elle abâtardi notre sang bleu?... » Peut-on assister aujourd’hui, sans en être révolté, à l’écroulement des institutions divines qui confèrent au patriarche le droit de disposer?... » A-t-on décrété l’abdication de la souveraineté paternelle et permet-on aux fillettes amoureuses de rester sourdes aux ordres du chef de famille? de n’agir qu’à leur fantaisie? » Malheur et guigne! marquise, je fus longanime, une fois, en m’abaissant à plaider devant votre défiance... Il serait dangereux de vouloir renouveler cette épreuve! Un bruit arrivant de la galerie permit à la marquise Marie de conserver pour elle sa réponse. -Puis-je voir M. le marquis de Villeneuve-Marsan? demandait une voix dans laquelle Solange reconnut de suite celle de Bernard d’Arma. -Impossible, répondait Françoise Peyragude. Monseigneur... L’importun coupa sur un ton décidé: -Laissez-moi passer, bonne femme. Monseigneur me donna rendez-vous pour cette heure. Solange regarda son père avec une stupeur indicible. Elle avait espéré pouvoir lui confier son troublant secret, obtenir son puissant appui. La chose lui semblait d’autant plus aisée que l’objet de ses sentiments avait déjà été reçu par le marquis à titre de futur gendre. Hélas! voici qu’une nouvelle complication surgissait: son innocent flirt de Bonaguil allait aussi être reçu par son père; tous deux se connaissaient. La vieille Françoise ouvrit la porte, demandant: -Leurs Seigneuries consentent-elles à recevoir un jeune gentilhomme qui se dit attendu par elles? -Certes! certes! chantonna le vieux seigneur enchanté de couper court au corps-à-corps familial et oubliant de s’informer du bon vouloir de la marquise, chose qui, pourtant, était contraire à son ordinaire courtoisie. Introduisez! bonne femme. Se trouvant mis en présence de Solange et de sa mère, notre chevalier eut un éblouissement, car il n’avait cru rencontrer que le Grand Marquis. Il se courba respectueusement devant les deux dames, puis, se tournant vers M. de Villeneuve, sur un ton de déférente admiration, il prononça: -Par deux fois, monseigneur, vous m’avez invité à vous venir voir. Comme je me suis fait le serment de toujours vous servir... me voici! -Par les menesses et la soif! pensa le marquis en jetant sur le nouveau venu un regard déconfit; d’où m’arrive ce bavard croquant, et comment aurai-je pu l’inviter? Bernard attendait. Il commençait à trouver quelque peu singulière l’hésitation de son obligé à lui faire bon accueil. Mais ce dernier n’était pas un moyen comédien: comprenant vite ce que le peu de cordialité de son attitude devait avoir d’anormal, il la modifia soudain. -Eh! l’excellente surprise, modula-t-il avec bonhomie, en offrant une main aux ongles mal tenus. Suis heureux de vous revoir, mon jeune compagnon. Alors, la santé est bonne?... Rien de cassé?... Ne sachant à qui il s’adressait, il battait les buissons, bafouillait, allait s’enferrer. -Grâce vous soit rendue pour avoir fait couvrir ma retraite, ce matin, monseigneur... Mais vous-même, vos blessures?... » Les onguents de l’étuviste ont-ils eu raison de leur nombre? Pour la troisième ou quatrième fois depuis son retour chez lui, le marquis se heurtait à une énigme nouvelle: -Drilles et cagous! ronchonna-t-il entre ses dents, j’ai donc sauvé la mise à ce luron-là, quelque part, ici ou là? et d’une! Je me suis laissé taillader le cuir? et de deux!... Enfin, j’ai dû consentir à recevoir des soins!... » Tout cela paraît incontestable, prouvé, démontré, mais que le diable me patafiole si je sais où, quand et comment je fus la victime ou le héros de toutes ces aventures. » Ah! je te revaudrai cela, Gaspard Mouvette, stupide animal! Ne pouvais-tu m’apprendre un peu mieux ma propre histoire? Le silence pesait. Mise en éveil par les paroles surprenantes de ce visiteur dont le visage, vu à contre jour, ne lui rappelait rien de précis, mais dont elle croyait avoir entendu déjà la voix mâle, la marquise Marie, les nerfs tendus, attendait avec anxiété la réponse de son seigneur et maître!... -Hem! hem! se décida à riposter ce dernier, les graisses onctueuses de ce coquin d’étuviste ne valaient pas tripette!... Que diable! je suis en position, Dieu merci! et Ambroise Paré n’est pas manchot... Mme de Villeneuve vacilla sur son siège. -Il ment, Ange... Il vient de mentir! murmura-t-elle à l’oreille de sa fille consternée, celui-là n’est pas ton père! Solange espérait trop en l’intervention de ce père retrouvé, pour accueillir, sans protester, cette confidence qui semblait vouloir ramener la situation tendue de la veille. -Oh! madame! essaya-t-elle sur le même ton, voyez son noble visage... -C’est le sien, Ange! ma fille chérie, c’est bien le visage de mon Jacques!... Mais Jacques avait un coeur loyal et franc, et celui- ci cherche ses mots... Il trompe, te dis-je! Villeneuve-Marsan sentait le terrain brûlant. Il ignorait ce qu’il eût dû connaître, et de cette ignorance pouvaient découler pour lui de regrettables méprises. Il se résolut donc à brusquer la fin de l’entrevue. -Mon gentilhomme, dit-il en se levant, si j’ai pu vous être de quelque utilité ce matin, c’était pure revanche pour le fameux coup d’épaule que vous m’aviez donné dans ma cellule... -Non, rétorqua Bernard, pas dans votre cellule, Excellence; lorsque je vous vis pour la première fois, vous étiez déjà entre ciel et terre, suspendu à la chevelure d’une femme... -Mazette! pensa le marquis, m’assimile-t-il à un pou, ce clampin? Je préfère ne pas m’être vu sur ces cheveux-là! -... À la seconde, vous étiez déjà dans le préau où vous accomplissiez des prodiges d’héroïsme comparables à ceux que chante le Tasse... Moi, j’étais sur la crête de l’enceinte intérieure, avec Grain-de-Raison, le chien de... Au fait, monseigneur, où donc est-il, ce vaillant toutou? Solange était retournée vers la fenêtre; cette question fut donc perdue pour elle; mais les deux époux l’entendirent, eux, et l’effet qu’ils en éprouvèrent se peut traduire ainsi: -Ce chien, vierge mère! pleura tout bas la marquise, serait-ce celui que j’ai pu voir?... Si c’était lui, Jacques, mon Jacques serait donc cet homme? -Ah! le chien! le sale animal rapace! grogna de son côté Villeneuve; est-il ou n’est-il pas le même dont s’enquiert ce fabricant de quiproquos?... Damné Gaspard! Si je te tenais, quel vilain quart d’heure tu aurais à passer! À tout hasard, il répondit: -Il est à la niche, cet ineffable quadrupède... Ah! j’en ai grand soin! -Menteur et traître! siffla sourdement la marquise Marie. Avais-je besoin de cette preuve pour lever mes derniers doutes?... Si Jacques est vivant, celui-ci vole sa place! -Mes prodiges d’héroïsme? reprit Villeneuve-Marsan. C’est vraiment priser mes gestes à une valeur qu’ils ne méritent pas. Vous êtes trop dithyrambique, jeune homme. -Et vous par trop modeste, monseigneur!... Comment pourrais-je qualifier autrement la lutte d’un homme affaibli, demi-nu et seulement armé d’une miséricorde édentée, contre Peaunoire, le tourmenteur, et sa bande d’assassins! » Lorsque je parvins à vous apporter le secours de ma rapière, souvenez-vous-en, vos lâches bourreaux étaient déjà fort mal en point. Le front plissé, la joue marbrée, le Grand Marquis devait mentalement se reporter à cette heure effroyable, et, effet réflexe sans doute, positivement, sa chair se rétractait avec horreur en cet instant comme pour échapper à la vision d’épouvante. -Certes! bégaya-t-il en tamponnant sa nuque baignée par une sueur froide, ce fut horrible et pitoyable, mon cavalier... Au fait, - ah! après dix ans de tombeau, la mémoire s’étiole! -votre nom?... me l’aviez-vous dit? -Excellence, répondit tristement Bernard désorienté de retrouver un homme si différent de celui qu’il croyait connaître, Excellence, un être de peu d’importance, un enfant perdu tel que moi, n’a droit qu’au nom que le hasard lui confère... » Je vous l’ai dit, ce nom de cavalier errant, et ventrepape! ce n’était point pour me signaler à votre gratitude; mais il parut vous frapper au même titre que les traits de mon visage. » Et, voulez-vous me permettre de vous rappeler vos propres paroles? -Sans doute, mon camarade! Comme la marquise, Bernard pensait: -Je le reconnais et je doute de mes sens! De son côté, le Grand Marquis se tenait ce raisonnement: -Le misérable Gaspard s’est fichu de moi... il m’a mis en mains un jeu nourri de bûches... Puisque ce champion poisseux m’a tiré d’affaire, c’est donc que je vis!... moi qui m’espérais mort!!! Malheur et guigne!... Cette habitation me devient suspecte... Mon ombre en balade peut m’y tomber sur la peau!... Brou!... -Je vous obéis donc, monseigneur, reprit le chevalier. De suite après votre heureuse délivrance, vous m’avez dit textuellement, en me regardant au fond des yeux: «Enfant, tu m’étais envoyé par mon frère Jacques, par mon frère Jacques qui doit reconnaître en toi le vivant portrait de sa Blanche adorée!» À ces mots, la marquise Marie poussa un cri étouffé, son âme passa dans le regard dont elle enveloppa Bernard. -Vierge des douleurs! murmura-t-elle, c’est vrai, il ressemble à ma soeur Blanche!... Ah!... J’en appelais aux morts pour confondre les vivants, le ciel m’a-t-il entendu? -Parbleu! approuva le Grand Marquis, je me trompe rarement, mon jeune ami... Je retrouve effectivement dans votre coupe de cheveux, dans votre façon de marcher, des points de contact avec une jolie rib... une certaine grande dame de ma connaissance, veux-je dire. -Vous m’avez dit encore, poursuivit Bernard: «Mon fils, comme la mienne, ta vie doit être au roi!» » Et j’ai sauvé Sa Majesté pour vous obéir, vous ne l’ignorez pas! M. de Villeneuve-Marsan était sur des charbons ardents... Il croyait vivre un cauchemar et marmottait en a parte: -Dors-je ou suis-je enmaboulé?... Après m’avoir sauvé, voilà qu’il aurait aussi sauvé mon cousin Valois? -Vous m’avez dit, enfin, Excellence: «Vous avez fait plus que forces humaines ne permettaient d’attendre d’un seul... Venez me voir!... Quoi qu’il advienne, ce sera entre vous et Villeneuve- Marsan à la vie à la mort!» -Bénie soyez-vous, Marie, ma céleste patronne! cria la marquise galvanisée. Je ne saurais plus douter que mon Jacques existe, car ces nobles paroles sont bien de lui! Le Grand Marquis hocha la tête et riposta rondement: -Madame, è finita la commedia!... Jeune homme, c’était une épreuve. Ne m’en veuillez point, j’aime intriguer... Je voudrais pouvoir reconnaître le service rendu; voulez-vous m’en fournir l’occasion? -Non, seigneur. Si ma tête est mise à prix, il suffit de mon épée pour la défendre. -Et moi, cher camarade, je ne suis pas en humeur d’accepter du crédit... Prenez ceci... les bons comptes font les bons amis! Ce disant, il glissa une bourse garnie entre les doigts de Coeur- d’Amour et s’en fut, en sifflotant, vers la fenêtre que venait de quitter Solange. Le rouge de la honte était monté au front de la marquise, mais non pas à celui de Bernard d’Arma, dont les doigts s’étaient desserrés pour laisser choir la bourse. La jeune fille, témoin de l’acte outrageant accompli par son père, venait au chevalier. En passant devant lui, elle murmura: -Pardonnez à mon père, seigneur chevalier, il fut si malheureux! -Demoiselle, riposta Bernard sur le même ton, l’affront ne compte pas... mais, par grâce, accordez-moi une entrevue, comme à Bonaguil. Solange était passée. Pourtant, fut-ce illusion ou réalité, il lui sembla entendre cette réponse: -Ce soir... dix heures... à la petite porte du parc! Alors, l’âme chavirée, il salua la marquise sans la voir et s’enfuit. Hélas! pauvre chevalier, les pratiques secrètes des agents politiques de la Médicis devaient faire avorter ce tendre rendez- vous! XII LE GÉNIE DE LA DISCORDE. Qu’on veuille bien se rappeler les circonstances dans lesquelles Louis de Villequier nous a été montré pour la dernière fois. C’était, le soir précédent, dans le cabinet qui lui était réservé au Louvre. Là, il avait donné rendez-vous à Salem-Kébir, son physicien, pour obtenir, avec son aide, et par la consultation du corps ramené de Montfaucon, dans une peau de chien, pour obtenir, disons-nous, la promesse qu’il parviendrait à se faire aimer par Yannie de Goulaine, sa pupille. Cette évocation magique, nous le savons, avait semblé vouloir tourner à son avantage, jusqu’au moment où l’aruspice arabe, compulsant un autre livre du destin, avait extrait de son manteau le collier d’opales, orné d’un pendentif aux initiales de la jeune fille. De ce moment, par exemple, les révélations s’étaient précipitées, terribles, formidables, ne tendant rien moins qu’à démontrer cette double abomination: Yannie s’étant éprise d’un autre homme! Yannie courant un immédiat danger de mort! Yannie!... celle qu’il aimait!... son sang!... sa vie!... son âme!... Meurtri, torturé par cette pensée, le ministre avait planté là son physicien, bousculé son hallebardier de garde et s’était élancé hors du palais, par les jardins. Son hôtel était tout proche, vers le milieu de la rue de l’Austruce, sur la gauche. En quelques enjambées, il fut devant le portail. Là, comme une menace de congé frappait le serviteur qui se fût permis d’entr’ouvrir cette porte, il dut chercher sa clé et ne parvint à la glisser dans la serrure qu’après de nombreux tâtonnements. Sa main tremblait. Sitôt entré, il se mit à crier, emplissant la maison des éclats de sa voix: -Yannie! Yannie! Les échos des longs corridors se renvoyaient ironiquement ce gentil nom; mais aucune réponse ne venait, aucun bruit de pas n’annonçait que l’appel du tuteur faisait accourir la pupille. Villequier sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le physicien avait-il vu juste? L’enfant n’était-elle plus là?... Était-elle morte, déjà? Les jambes brisées, l’esprit en déroute, le chancelier parcourut une à une toutes les pièces du rez-de-chaussée: toutes étaient vides! Il revint vers le maître escalier et, s’accrochant à la rampe de fer ouvré, péniblement se mit à gravir les marches. Cet exercice qu’il répétait quotidiennement lui parut si pénible cette fois qu’il dut s’arrêter bien avant d’être parvenu au dernier palier. Là, une idée consolante lui vint. -Elle doit dormir, songea-t-il. Le sommeil de la jeunesse est particulièrement tenace! Le sourire qui voulait naître sur ses lèvres se figea. -Mais la duègne, se reprit-il, elle est vieille, elle, et doit avoir le sommeil léger. Pourquoi ne vient-elle pas? Je vais la secouer, cette paresseuse. Alors, les deux mains mises en pavillon devant sa bouche, il lança cet appel que la vieille dame de compagnie devait confondre avec les vibrations des trompettes du jugement dernier: -Dame Tiphaine! eh! dame Tiphaine! Même silence! Une tombe n’est pas plus muette! -Les aurait-on assassinées toutes deux? râla le malheureux, suffoqué. Alors, faisant violence à sa courbature nerveuse, il poursuivit son ascension. Tout le premier étage étant occupé par son appartement particulier, ce fut seulement pour la forme que Villequier le visita. Lorsqu’il parvint au second étage, sommet de son Golgotha, le chancelier tremblait la fièvre, commençait à ne plus douter de son malheur et sentait vaciller sa raison. Successivement, l’antichambre de la jeune fille, son boudoir, le retrait dans lequel elle aimait à fabriquer des dentelles, furent fouillés. Pleurant à bas bruit, il passa enfin le seuil de la dernière cachette. Dans cette chambre virginale, sa rage d’exploration n’épargna rien; il vida les tiroirs, retourna les coffrets, ouvrit les bahuts, bouleversa la couche. Tout cela en pure perte. Le vivant joyau qu’il eût voulu découvrir là n’y était point! L’espérance est opiniâtre!... Villequier voulut se persuader que la jeune fille se cachait, se faisait un jeu de sa peine, -cet âge est inconscient! -une distraction de ses angoisses! -Yannie! implora-t-il, cesse ce jeu cruel!... Montre-toi!... Quitte ta cachette, ma chérie!... Oh! je ferai tout, tout ce que tu voudras... fallût-il me tuer pour te plaire!... mais reviens, mon adorée!... Reviens, je veux te voir encore... Yannie, ma Yannie!... Il disait cela d’une voix douce, timide, apeurée. Ses sanglots semblaient sortir de la poitrine d’un tout petit enfant qu’accable un gros chagrin. Cet homme avait un fonds haïssable; il dépassait en perversion les plus pervertis de son temps; ses crimes nombreux ne comptaient plus; il avait parachevé l’oeuvre néfaste de Catherine en faisant du roi de France une caricature de César vicieux, et, pourtant, sa lamentation continue aurait apitoyé la moins sensible de ses victimes. En quelques instants, ses cheveux à peine grisonnants avaient complètement blanchi, le vieillissant de dix ans! Lorsqu’il se fût enfin persuadé qu’il s’adressait au vide, que Yannie disparue ne se montrerait pas, il se laissa emporter par la fougue de son désespoir. Il n’eut plus conscience de ce qui lui restait à faire: appeler dame Tiphaine, obtenir d’elle des renseignements précis sur la fuite ou l’enlèvement; donner des ordres... lancer ses sbires sur les traces des ravisseurs ou de la volontaire fugitive... Non! tout ce que devait lui inspirer la saine raison lui échappa. Comme un fou furieux, il se roula dans les vêtements de la chère disparue, mordit ses oreillers, déchira ses draps, son linge, ses dentelles, et finalement perdit connaissance, épuisé d’amoureux carnage. La nuit entière et toute la journée qui suivit se passèrent pour Villequier en perpétuels recommencements de cette scène inouïe, toujours suivie de la funeste somnolence. Voilà pourquoi le chancelier ne s’était pas montré à son rang dans le cortège des funérailles. N’ayant rien pris depuis la veille, épuisé par tant de crises successives, Louis de Villequier se réveillait pour la cinquième ou sixième fois sur le lit saccagé de sa pupille, lorsqu’il poussa ce cri de haine: -Mécréant! viens-tu voir ton oeuvre? Salem-Kébir, voilé, imperturbable, se tenait devant lui. À l’hôtel de Villeneuve, à cette même heure, Coeur-d’Amour était accueilli par le Grand Marquis de la façon originale que nous connaissons. -Excellence, riposta le physicien, je ne suis pour rien dans le malheur qui vous atteint. Les perles du collier de Mlle de Goulaine me révélèrent leur secret, et je vous le transmis... Mon rôle, en tout ceci, vous inciterait-il à taxer ma franchise de mauvaise action? J’avoue mon tort, fit le ministre en se levant pour réparer le désordre de sa toilette, dont il avait honte; mais pourquoi ne m’as-tu pas révélé en quel lieu a été emmenée Yannie, et si je pourrai la reconquérir? -Votre Grâce me l’a-t-elle demandé? Païen! tu épilogues au lieu de répondre. J’interrogerai dame Tiphaine... -Ceux qui sont venus ravir le bien de Votre Seigneurie étaient masqués... Dame Tiphaine ne sait rien. -Toi, sais-tu? -Je sais tout! -Et dis-tu tout? -Cela dépend du prix qu’on peut y mettre... -Veux-tu cent livres?... en veux-tu mille? -L’argent n’a point de valeur pour qui sait faire de l’or!... D’ailleurs, Excellence, votre faveur est en baisse... -Serais-je disgracié? -Vous allez l’être! -Ah! maudit! maudit! cria le chancelier en se laissant tomber sur le rebord du lit; tu mériterais d’être écorché vif pour ce mensonge odieux! La haute taille de Salem-Kébir parut se hausser d’un demi-pied. Il se croisa les bras, fit un pas en avant et déclara posément: -Marquis de Villequier, je n’ai point pour habitude de parler sans certitudes. Écoutez-moi donc sans interrompre, et faites votre profit, s’il se peut... » Avec mon aide, vous pourrez encore être puissant, mais, et prenez ceci au pied de la lettre, si vous ne consentez à suivre mon impulsion, votre rôle est terminé! » Ce matin, vous dont le devoir est de marcher auprès du roi, dont la raison d’être est de protéger sa personne qui fait votre force, car vous n’êtes qu’un de ses rayons, le premier!... vous n’étiez pas à ses côtés!... » Or, savez-vous ce qui est arrivé?... Les truands se sont emparés de la personne du roi!... Il a été enlevé... De stupeur, le chancelier ne put retenir ce cri: -Enlevé!... le roi!... -Silence! je vous prie... je parle!... Il a été enlevé et serait à cette heure au fond de quelque cloître, si un intrépide à tous crins n’avait opéré ce miracle de l’arracher à la populace ameutée! » Que va-t-il résulter de cela? En ce moment même mon coreligionnaire et rival, Mammouth-le-Rouge, est auprès du Valois, il fait passer un peu de son énergie dans les veines de cet être veule que tout acte de force éblouit. Il lui démontre qu’en ces temps troublés, il aurait grand avantage à s’attacher par des liens superbes, merveilleux, ce dévouement à poigne. -Il veut lui donner ma place? gémit Villequier. Je suis perdu! Salem le regarda avec un écrasant mépris. -Qui s’abandonne sans lutter est indigne d’assistance! fit-il. Marquis de Villequier, l’heure est décisive!... Voulez-vous consolider votre pouvoir chancelant?... Voulez-vous retrouver votre pupille? L’autre se redressa, galvanisé: -Que faut-il faire? La voix du barbaresque prit une inflexion d’amertume. -Tout d’abord, seigneur, veuillez entendre une triste histoire? Elle sera brève, mais vous en prendrez quelque confiance en y découvrant le mobile qui me pousse à vous seconder... » J’avais une épouse adorée... J’avais un petit garçon, espoir de ma race... -Comment? demanda le chancelier, intrigué, tu as été marié, toi, Salem? -L’amour, Excellence, n’est pas une maladie spéciale aux roumis!... Savez-vous ce qui arriva de ma femme et de mon fils? -Ah! c’était un fils! -Une nuit, pendant mon absence, tous deux furent massacrés et brûlés par des Égyptiens. -Et tu veux te venger de ces Zingares. -De leur reine, oui, de Phtah Mansour et de son fils! -Tu sais où prendre ces gens-là? -En prenant le second, on aura la première; mais le second est terrible, puissant, multiple, et rarement semblable à lui-même. Sa mère en a fait un monstre! Au moyen d’une infernale carnoplastie, elle falsifia sa figure... » Votre Grâce entendit-elle parler de «l’homme au visage volé»? Villequier ouvrit ses bras en geste de dénégation. -Eh bien! c’est tout à la fois le bandit Coeur-Volant et le riant duc de Savoie-Nemours! L’autre sursauta épouvanté: -Deviens-tu fou, malheureux!... Tu veux me faire servir tes projets de vengeance contre ce favori, à l’heure même où le roi se détourne de moi? Salem-Kébir, sourit, ripostant: -Vénéré Seigneur, un simple mouvement tournant change une défaite en victoire! S’il faut diviser pour régner, pour dominer le maître, un ministre doit se rendre nécessaire, s’imposer!... » Asseyez-vous devant cette table... Vous avez sur vous un parchemin timbré du sceau?... Oui! Alors, écrivez!... Je dicte l’ordre du mouvement tournant victorieux! J’ouvre la contre-mine qui doit réduire à néant les menées du mage rouge. Dominé, le chancelier s’installa devant la table de Yannie, et bientôt sa plume courut, transcrivant ce que dictait le physicien: «Ordre au recteur de l’Université de Paris d’avoir à fermer les écoles et facultés!... «Ordre au prévôt des marchands et aux échevins d’avoir à cesser tous préparatifs de fête à la maison de ville!... «Ordre à Jean Bussy-Leclerc, procureur au Grand-Châtelet, de faire évacuer et clore tous les passages, cours, impasses et cloaques servant de quartiers généraux aux malandrins et faux éclopés... -Prends garde, infidèle, un premier essai de ce genre a manqué mal tourner. -Parce qu’il était incomplet, Excellence; celui-ci réussira mieux... Je poursuis... «... de faire fermer les couvents d’amour, les maisons de plaisantes rencontres, les tréteaux de farces et soties, les buveteries populaires... -Oh! oh! «Ordre à M. d’Estouteville de faire étroitement cerner l’hôtel de Guise, l’hôtel de Crillon, l’hôtel de Navarre... De capturer, où qu’ils se trouvent, et d’embastiller: Savoie-Nemours, Son Éminence l’évêque d’Auch, Jean de Montluc...» -Assez! diable incarné, fit le chancelier, laissant tomber sa plume. Paris va devenir enragé! Nous allons voir cinquante mille énergumènes dans la rue! -Cent mille! Si Votre Grâce le permet, ils seront au moins cent mille!... Mais Henri de Valois, ne sachant où donner de la tête, aura besoin de son ministre pour les museler... » À présent, Excellence, avant d’apposer votre signature, voulez- vous écrire: «De par le roi et pour le roi!» Lorsque ce fut fait, l’énigmatique personnage prit le parchemin, le fit disparaître dans son vêtement et dit en marchant vers la porte: -Merci, vénéré seigneur, nous serons vengés tous les deux... Demoiselle Yannie de Goulaine est aux mains des comtes d’Entragues, en leur hôtel de la rue du Coq. Puis, il sortit en murmurant: -Allons voir l’autre maintenant!... Blanche, ma Blanche aimée, vois mon labeur et soutiens-moi!... Mon frère Jacques et ton fils ne se retrouveront pas une seconde fois entre le dernier rejeton de Catherine et la justice du peuple conduite par moi... » Mais, avant que sonne l’heure qui libérera la France de sa race maudite, Valois peut encore nous servir!... Resté seul, le marquis de Villequier demeura une seconde incertain sur ce qu’il devait faire. Il venait de signer une suite de dispositions qui allaient faire rugir le lion populaire. Quel cataclysme allait résulter de cela? -Bast! prononça-t-il à la façon de Caton l’Ancien, jetant son delenda Carthago; il le fallait pour ma sécurité!... Si je ne puis remettre l’animal en cage... Après nous la fin du monde! Et, repensant à Yannie, solide malgré la fureur de sa récente crise, à son tour, il franchit le seuil de cette chambre dans laquelle il avait manqué laisser sa raison. * Au Louvre, dans le grand salon royal, ce salon de l’Endymion et de la Nymphe, au milieu duquel nous vîmes déjà l’époux de Louise de Lorraine se distraire en faisant essayer à ses courtisans des robes de ballerines, Henri de Valois était vautré, beaucoup plus que couché, sur un lit d’apparat. Il geignait lamentablement sous les yeux des mignons consternés. Depuis qu’il avait été rapporté dans son palais, c’est-à-dire depuis une heure de relevée, il s’était abstenu de prendre aucune nourriture et n’avait cessé de gémir, appelant tour à tour à son aide le Saint Esprit, la Sainte Messe et Mammouth-le-Rouge. Seul, le troisième aurait peut-être pu le venir voir, s’il avait été rejoint par des gens dépêchés à sa recherche. Par malheur, ce docte musulman, ayant ses coudées franches, avait dû s’accorder quelques vacances en l’honneur des funérailles de l’oeil. Force avait donc été au roi d’accepter les services de maître Ambroise Paré, mandé en hâte. Un simple examen du malade avait convaincu le célèbre chirurgien calviniste qu’il y avait eu beaucoup plus de peur que de mal, et il s’était retiré en conseillant l’emploi de calmants anodins. En réalité, Henri n’ayant pas récolté la moindre égratignure durant le temps très court où il était resté sous la poigne herculéenne du reître allemand, toute sa souffrance se résumait en un simple froissement d’amour-propre. Or, chose singulière, passant par-dessus la tête des truands révoltés, sa rancune visait surtout les gentilshommes de son entourage qui s’étaient laissés sottement déborder, qui n’avaient pas su lui éviter cet opprobre d’être cueilli à bout de bras, comme un mièvre enfançon, par ce jeune cavalier archangélique. Oh! s’être fait voir aux Parisiens dans cette posture ridicule, lui qui avait écrasé Condé à Jarnac et si parfaitement taillé les troupes de Coligny, à Moncontour! Quelle humiliation! Il en voulait à tous: au marquis d’O, à Saint-Mégrin, à Quélus, à Livarot, à Joyeuse, à d’Épernon, à Sibillot même. Il pestait contre Nemours; fulminait contre l’absence de Villequier. Aucun ne trouvait grâce à ses yeux: ni du Gaz, ni Maugiron... Le premier parce qu’il ne devait pas être permis à un homme tué en duel d’être atteint de fureur locomotrice, et le second pour s’être laissé dépouiller de son plus bel ornement, cause de la cérémonie si mal terminée. Depuis une heure de l’après-midi, -et la nuit commençait à tomber au dehors en même temps qu’une légère pluie d’orage, -le roi continuait donc à se tourner sur sa couche, se plaignant tout bas, sans prendre souci du silence pesant et de la longue abstinence qu’il imposait à tous. La sédition avortée n’avait pas eu de suite. À part des bruits alarmants, mais sans aucun fondement, Paris avait repris son train-train coutumier. Le palais seul conservait un air de contrainte. Il fallait se conformer à l’étiquette des jours néfastes où le roi était atteint de ses vapeurs. -Par la Sainte Messe! cria soudain Henri, me croirait-on déjà bon pour Saint-Denis? Qui donc ose faire ce bruit? Le capitaine des gardes s’avançait vers lui et, quoi qu’il fît, ses bottes scandaient une marche sur les parquets sonores. -Sire! fit-il en s’inclinant. -Ah! c’est vous, Bervic. -Sire, le seigneur Mammouth-le-Rouge demande... -Mon mage est retrouvé? s’écria joyeusement le malade en esquissant une cabriole, que ne le disiez-vous Qu’il entre! qu’il entre! Le mage n’avait pas attendu cette invitation. Les courtisans s’écartaient déjà pour livrer passage au sorcier, dont le corps athlétique se drapait dans le burnous écarlate aussi connu que redouté de tous, et dont la tête, encagoulée d’un capuchon de même couleur hermétiquement clos, dépassait les plus hautes têtes. Coïncidence à noter, et qui n’eût pas été sans faire réfléchir profondément Villequier si quelqu’un l’en avait averti, l’arrivée du mage rouge chez le roi succédait, à quelques minutes près, à la sortie de Salem-Kébir de l’hôtel du ministre. -Royal sire, me voici! dit-il lorsqu’il fut parvenu auprès du lit d’apparat. -Mécréant, tu m’abandonnes! Lorsque je suis malade, je te veux près de moi... Où étais-tu? -Seigneur roi, souffrez que je ne réponde pas... trop d’oreilles sont à portée de m’entendre. -Messieurs... Affichant une désolation grande, mais, au fond, enchantés de voir cette contrainte ennuyeuse prendre fin, les gentilshommes courbèrent l’échine et, précédés par Bervic, marchèrent vers la porte. Par les trous de ses oeillères, la prunelle flambante de l’homme rouge, les suivit jusqu’au delà du seuil. -Souverain, prononça-t-il gravement lorsque le dernier fut sorti, l’orgueil des grands les condamne à la cécité... Dans le berceau des rois, Allah met les cent yeux d’Argus, un trésor! Par malheur, peu savent s’en servir à leur avantage et vous-même, Seigneur, imitant le geste de Junon, n’avez-vous pas changé en queue de paon votre manteau d’azur? Henri se boucha les oreilles, criant: Que ton Allah soit confondu, maudit! Tes grimoires seraient plus faciles à déchiffrer que tes paroles à comprendre! -Je vais donc m’expliquer... roi! Tandis que vous vous bouchiez les yeux, pour ne point voir un mal imaginaire; tandis que, au milieu de seigneurs vils, qui vous méprisent en paraissant vous admirer, vous vous laissiez aller aux colères d’une fatuité déçue, moi, Mammouth, dédaignant de vous faire ma cour, parce que le dévouement véritable doit connaître la dignité, j’étais où je devais être. -Mais, encore une fois, où étais-tu? -Vous êtez-vous demandé, royal sire, qui avait pu pousser les argotiers à risquer leur terrible coup de main? -N’est-ce pas toi, hypocrite sacrilège?... Cette audacieuse félonie ne prend-elle pas sa source dans la proclamation que tu fis afficher, hier, devant la cour des Miracles? Allons, traître, mécréant, ose donc en accuser un autre! Le mage accepta cette bordée sans broncher et poursuivit, ni plus ni moins calme que devant: -Vous êtes-vous demandé à quelle cause attribuer l’absence anormale -surtout en ce jour -de votre chancelier? -Non! le pauvre Louis doit avoir fort à faire, s’il veut ramener l’ordre... -Ou augmenter le désordre! Cette fois le roi se releva sur un coude et s’écria, riant presque: -Voilà où le bât te blesse. Tu es jaloux de Louis... Ah! ah! mécréant, convoiterais-tu le sceau, par hasard? -Que Mohammed m’en épargne le poids! Il n’est qu’un seul homme qui puisse supporter noblement ce fardeau... Son nom est synonyme de loyauté, d’intrépidité, de franchise... -Je sais, je sais... Tu me l’as déjà désigné... Sombre folie!... car Jacques de Villeneuve-Marsan est mort, bien mort, puisque je vis sa dépouille. Ah! l’affreuse chose!... Oui, je ferai dire des messes à son intention!... Mais les morts ne reviennent pas. » Quoique, ajouta plus bas le roi, du Gaz soit bien revenu, lui! Il demeura un instant silencieux, puis il reprit: -Enfin, qu’allais-tu me dire sur Villequier? -Rien que la vérité... Vous m’avez demandé tout à l’heure d’où je venais?... où j’étais?... J’étais chez Monseigneur de Villequier. -Toi, chez Villequier? -Oh! pas en personne, car je n’aurais pu m’y introduire alors que Salem-Kébir s’y trouvait. -Bon! vas-tu recommencer tes farces et me dire: j’y étais sans y être! -Vous l’avez deviné, souverain Seigneur! ma pensée seule a fait ce voyage... Sous la dictée de son physicien. Son Excellence écrivait fébrilement des ordres... -C’est son devoir! -Roi, ces ordres sont pernicieusement conçus... leur exécution aura pour effet de mettre Paris à feu et à sang... peut-être de renverser le trône! Henri de Valois devint blême. -Tu mens! cria-t-il. -Me croirez-vous si je vous montre le parchemin? -Tes sortilèges doivent te permettre d’imiter l’écriture! -Il y a aussi la signature et le sceau! La main droite de Mammouth plongea dans l’étoffe de son burnous et en ressortit aussitôt, brandissant un parchemin déplié. -Roi! voyez si j’ai pu falsifier le paraphe et l’empreinte? Les pupilles dilatées, Henri, reconnaissant l’authenticité du document, en parcourait la teneur, gémissant à chaque ligne: -C’est enfuribonder la truanderie!... Révolter les inoccupés, les aimeurs, les buveurs!... Me mettre à dos la Ligue et la religion!... » Par la messe! païen, est-ce aussi par la pensée que ceci a pu venir entre tes mains? -Royal sire, Salem-Kébir sortait, l’emportant. J’ai voulu le lui prendre. Nous nous sommes mesurés en duel... -Le diable a dû rire! -... en captant le fluide astral et les forces atmosphériques... j’eus le dessus comme je l’aurai contre tous ceux qui tenteraient d’entraver mes desseins. -En attendant, je vais faire pendre Louis, ce vieil ingrat... -Gardez-vous-en bien, puissant seigneur! Laissez incarcérer celui qui se fait appeler Nemours, un bohème paré de la crinière de lion; mandez aux échevins que le quartier de grève vous étant suspect, vous agréez la tour de Nesle comme lieu de la fête à laquelle vous êtes invité par eux. » Pour le reste, ne soufflez mot, ayez l’air de ne vous douter de rien, et laissez-moi agir, vous serez satisfait... Un instant après, tout ayant été bien convenu entre le roi et lui, le mage rouge s’éloignait du Louvre en pensant: -Je les tiens tous... Demain, Blanche sera vengée! En passant la rue de Beauvais, il avait changé d’aspect, et ressemblait à Salem, mais, traversant la rue Saint-Honoré, il fut reconnu par des passants qui se signèrent et pensèrent: -Voici Abou-Nadarah, astrologue de Mme Catherine. Au fagot! le sorcier! XIII LE CERCUEIL DE VERRE. L’hôtel d’Entragues étageait ses hautes murailles aux lignes sévères dans la partie la plus rétrécie de la rue du Coq. Au centre de ce quartier seigneurial qui s’honorait de renfermer l’hôtel de Soissons et le Louvre, qui pouvait aussi se flatter de posséder des bijoux d’architectures variées, tant avec ses nombreuses églises et chapelles, qu’avec ses monastères et ses maisons princières, parmi lesquels se distinguaient surtout les hôtels d’Épernon, de Longueville, de Bourbon, d’Alençon et d’Orléans, cette demeure d’aspect rigide faisait tache. Elle faisait tache non seulement à cause de l’absence de tout ornement sur sa façade austère, presque puritaine, mais aussi parce que, depuis des années et des années, ses volets restaient obstinément clos. On aurait pu croire cette habitation déserte si des serviteurs, discrets et peu flâneurs, n’en étaient sortis chaque matin pour aller aux provisions. Ah! les commères du quartier dépérissaient de ne point savoir au juste ce qui se passait derrière ces murs, et leur langue s’aiguisait à vide à forger de macabres racontars, dont le moins croyable faisait prime auprès des personnes craintives, car il y était question d’un cadavre embaumé et exposé sous verre. Le fait certain, c’est que François de Balzac, premier comte d’Entragues, vivait là dans une réclusion absolue, n’ouvrant sa porte qu’à de rares intervalles: tous les huit jours à son jeune frère Charles, surnommé Entraguet, qui avait une habitation particulière, quelque part, du côté de la rue du Pet-au-Diable, et, tous les mois, à plusieurs jeunes seigneurs de l’intimité du duc de Guise. Qui pouvait avoir incité le comte François, alors dans la force de l’âge, puisqu’il touchait à la quarantaine, à se cloîtrer ainsi durant les meilleures années de sa vie. Un deuil? Un voeu? Les deux peut-être! Mais le deuil a des limites. Les voeux éternels sont spéciaux aux prêtres. Le comte François n’avait point reçu les ordres; par contre, il avait fait un terrible serment sur le corps d’une morte. Or, intransigeant avec la parole donnée, depuis dix-sept ans, il attendait l’heure de la dégager. À travers les événements qui précèdent, il nous semble avoir déjà fait pressentir cette redoutable histoire? Oui! C’est à l’hôtel de Villeneuve-Marsan, dans la chambre de Solange, après le quadruple duel des mignons; la marquise Marie faisant à sa fille le récit de sa vie passée a dit ceci: «... Nous étions trois jeunes filles, trois soeurs par le coeur, Blanche de Vertu, Verveine et moi... «Tout semblait nous sourire dans l’existence, car nous étions fiancées à ceux que nous aimions, trois amis, presque trois frères: j’allais épouser ton père; Blanche devait s’unir à Jacques d’Armagnac de Savoie-Nemours, et Verveine à François de Balzac d’Entragues. «Pauvres rêves de jeunesse, avenir désiré, bonheur, où êtes- vous?... Le destin devait nous accabler tous! «Verveine, la plus jeune d’entre nous, fut enlevée par le marquis de Villequier, qui la contraignit à figurer dans un petit souper à la suite duquel, se croyant déshonorée, la malheureuse enfant se donna la mort. «De ce jour, on ne vit plus le comte François...» Tout était vrai dans ce récit, mais, dans la hâte de faire part à Solange des causes présumées de sa propre adversité, forcément la marquise n’était pas entrée dans des détails qu’il nous faut rapporter. De 1559 a 1560, durant les quelques mois où le trône fut occupé par François II, cet enfant malade, -Catherine de Médicis s’étant enfermée au Louvre pour fuir l’hôtel des Tournelles, dans la cour duquel son époux avait trouvé la mort en joutant contre Montgomery, -si le deuil théâtral, affiché par la reine, mit un terme aux fêtes officielles, le diable n’y perdit rien. Il y avait alors, à Paris, un gentilhomme normand d’extraction douteuse. Peu fortuné et, partant, mieux en mesure de faire son chemin, Louis de Villequier avait su gagner la faveur de Catherine. Il avait su trouver la confiance du chancelier Michel de l’Hôpital et ne se laissait voir à la reine mère, semi-régente, que sous un jour étudié, servile sans platitude, et capable d’un dévouement que ne pouvaient gêner les scrupules d’une conscience réglementée. Mais il y avait deux Normands en ce Normand. En dehors du Louvre, chaque soir, en dépouillant son masque de gravité, il se mettait à la tête de tous les jeunes écervelés, inventant, pour leur distraction, les orgies les plus folles. Bien entendu, presque tous les gentilshommes du parti catholique suivaient ce mouvement, et l’on vit Villequier convier à ces fêtes libertines, non seulement les plus belles demoiselles de l’Escadron volant, mais aussi des parentes, même les soeurs de ses compagnons de plaisirs. Ces moeurs hispano-italiennes, qui souillèrent le trône de Saint- Pierre sous la papauté d’Alexandre Borgia, ne pouvaient être que réprouvées par le seigneur François de Balzac, un catholique selon la formule antique. D’ailleurs, François n’aurait pu se complaire en ce milieu libertin. De toute son âme, il aimait sa petite cousine Verveine de Nattier, une orpheline dont il était le seul parent. Verveine avait sa chambre à l’hôtel d’Entragues. Oh! en tout bien tout honneur! car François se fût poignardé plutôt que d’en franchir le seuil avant l’heure attendue. Les deux cousins étaient fiancés. Hélas! la rancune de Villequier veillait! La noce ne devait jamais avoir lieu! Un soir le seigneur de Balzac se mit à table seul en face de son petit frère Charles. Charles avait alors quatre ans. Verveine de Nattier était absente. Lorsqu’elle sortait, c’était pour se rendre chez l’une de ses deux amies, chez Blanche ou chez Marie. On avait pu la retenir. François ne s’inquiéta point tout d’abord; puis il envoya chez les deux amies. L’une et l’autre s’étonnèrent. Ce jour-là Verveine ne les avait pas visitées. Où donc pouvait-elle être? Dans cette ville troublée par les factions, dans ces rues étroites où, dès la nuit close, les pires malandrins s’évertuaient à l’aise, quelle fâcheuse rencontre pouvait avoir détourné de son chemin la douce et timide jeune fille? François n’aurait pu se coucher. Il veilla. À l’aube, le lendemain seulement, Verveine réintégra l’hôtel d’Entragues; mais dans quel état, grand Dieu! Elle tremblait la fièvre, se soutenait avec peine, ses cottes étaient souillées de vin et sur sa guimpe à claire-voie coulait un mince filet de sang. Mise au lit par sa servante, elle fit mander François qui, la voyant si pâle, s’agenouilla et pleura. Alors, d’une voix basse, souffle déjà séraphique, la pauvrette fit à son fiancé cette confidence épouvantable: Comme elle sortait du salut, à la porte de Saint-Eustache, elle avait été jetée dans un carrosse par des hommes masqués et menée chez Villequier, qui présidait un souper... Autour de la table s’asseyaient des seigneurs ivres et des femmes en partie dévêtues... Quels étaient ces seigneurs? À part Villequier, Verveine ne voulut en nommer aucun. On l’avait fait asseoir de force. On voulait l’obliger à rire et à boire... Vainement! Elle fermait les yeux et gardait ses lèvres closes. Mais l’un de ces vicieux, encouragé par les femmes perverses, ayant voulu porter sur elle une main entreprenante, toute la sainte pudeur de la vierge s’était révoltée et, pour échapper à ces infâmes, croyant n’avoir de refuge que dans la mort, comme un couteau se trouvait à portée de sa main, jusqu’au manche elle se l’était plongé dans le sein. Verveine entrouvrit sa chemise ornée de fenêtres en dentelle des Flandres, et François de Balzac, la poitrine déchirée de sanglots, béa d’horreur! Sous son regard pétrifié, ce sein, ce joli sein d’amour martyrisé, eut une dernière pulsation, puis cessa de battre. La petite Verveine de Nattier, s’étant conservée pure, avait voulu mourir entre les bras de l’époux de son choix. Elle ne respirait plus, mais au travers des larmes qui noyaient encore ses paupières, ses yeux ouverts souriaient déjà aux célestes visions vers lesquelles s’envolait sa belle âme angélique. Rien ne peut donner une idée du désespoir effroyable de l’amoureux cousin; il pressait le cadavre sur son coeur, caressait ses cheveux, baisait ses lèvres. Longtemps il tint le corps entre ses bras et ne fut rappelé à la réalité qu’en sentant le froid le gagner au contact de la bouche glacée. Brusquement il se redressa et s’en fut chercher son petit frère pour l’apporter entre ses bras dans la chambre funèbre. Charles n’était pas en âge de comprendre; seule la rigidité cadavérique le frappa. La scène qui suivit, pourtant, l’impressionna si fort qu’il ne put jamais l’oublier. Dans la main gauche de la morte, François mit celle du bambin frissonnant; lui-même prit la droite et, à haute voix, regardant tantôt sa fiancée, tantôt le Christ appendu au mur, il laissa tomber les paroles de ce farouche serment: -Verveine, mon épouse, tu seras vengée par le talion, je le jure!... Ta dépouille restera ici, sous ma garde, en perpétuel témoin de l’infamie, et la terre sainte ne la recouvrira qu’après justice accomplie! Mot par mot, sauf pour celui d’épouse qui fut remplacé par soeur, il fit répéter cela par le petit Charles, dont la menotte se tortillait pour échapper à la rigidité de la main inerte. Le lendemain, appelés par leur ami à l’hôtel d’Entragues, Jacques d’Armagnac et Jacques de Villeneuve-Marsan s’enfermèrent avec lui dans la chambre de Verveine. Qu’y firent-ils? Il est à croire que ces jeunes gens studieux et déjà savants, pratiquèrent l’embaumement du corps, selon la méthode recommandée par Paracelse et pratiquée par Rodolphe Goclenius, leur maître. Le fait certain, c’est que, après leur départ, Verveine de Nattier, vêtue de sa robe blanche et couronnée de fleurs, semblait dormir, étendue sur son lit. Douze années passèrent sans rien changer aux habitudes de cette maison transformée en tombeau. François gardait jalousement sa fiancée. S’il s’informait des nouvelles du dehors, c’était seulement au sujet de Villequier, qui devait aimer un jour, il le savait, c’est la loi fatale, et Balzac d’Entragues attendait cette passion pour la faire servir au châtiment. Entre temps, sans qu’il eût brigué cette faveur, il avait été nommé gouverneur d’Orléans. Il ne se rendit jamais au siège de son gouvernement: sa morte le tenait! Donc, le jour où Charles eut ses seize ans, pour la première fois depuis le matin fatal, son frère aîné le fit entrer dans la chambre. Le jeune homme fut fortement impressionné par le décor de cette pièce. Elle était entièrement tendue de soie blanche. Des bouquets de lis, de marguerites et de roses blanches alternaient le long de la corniche pour masquer les noeuds de la draperie. Le lit avait disparu. Par contre, entre les deux fenêtres aux volets clos, se dressait une sorte d’autel tapissé de laine blanche, de laine blanche qui paraissait pleurer tant ruisselaient sur elle de nombreuses larmes d’argent. Ah! qu’y avait-il donc sur cet autel? Un cercueil transparent! Une châsse de verre, et, dans cette châsse, sur des coussins de satin blanc, visible, angoissante, s’allongeait la forme endormie de Verveine de Nattier en toilette de mariée. À quelle époque ce cercueil avait-il été introduit dans l’hôtel? En quelle année le premier comte d’Entragues avait-il modifié de la sorte la chambre de sa fiancée, devenue chambre ardente, car douze cires plantées dans autant de chandeliers d’argent massif éclairaient l’autel? Nous ne saurions préciser; les chroniqueurs de l’époque sont muets sur ces intéressantes questions; leur seul objectif semble avoir été de faire connaître l’étrangeté du temple élevé au culte du souvenir vengeur. Le seul détail précis qui soit de nature à faciliter de nouvelles recherches est celui-ci: Le 16 juin 1563, les archers de garde sous la tour de bois, à la porte Neuve, durent ouvrir le second battant pour permettre à un char chargé d’une énorme caisse de franchir l’entrée. L’officier, chef de poste, ayant voulu s’informer du contenu de cette caisse, le voiturier, un Italien, lui montra du bout de son fouet cette inscription, tamponnée sur un des côtés: «Au seigneur de Balzac, comte d’Entragues, en son hôtel de la rue du Coq, à Paris. -Envoi de Massimo Dolci, maître verrier, à Venise. -Fragilis.» Charles était bien jeune lors de la prestation du serment; néanmoins, sans hésitation, il reconnut Verveine et se rappela tout! Une douleur inconsciente le poigna, le mettant à la merci de son aîné qui lui fit étendre la main sur le cercueil et répéter, en toute connaissance, cette fois, les paroles de l’engagement féroce. Depuis, lancé dans la vie, incorporé dans la sainte ligue sous le pavillon d’Henri de Guise, Entragues s’était éloigné du morne sépulcre. Il n’échappait point, cependant, aux mailles inexorables de la parole donnée; la trépassée la lui rappelait hebdomadairement par la bouche de l’aîné. En effet, tous les huit jours, les deux frères se retrouvaient dans la chapelle. Là, l’un à droite, l’autre à gauche de la vitrine mortuaire, sous les yeux de la victime dont les lèvres semblaient leur dire «C’est bien long», ils s’entretenaient des nouveaux faits et gestes du criminel. Celui-ci avait d’abord végété, puis, brusquement, à l’avènement d’Henri III, trahissant Catherine, sa protectrice, il s’était haussé aux cimes du pouvoir par des moyens avilissants. Une fois, François dit à Charles: -Frère, je croyais pouvoir vivre jeune assez de temps pour exécuter en personne la vindicte jurée. J’avais trop espéré. Vieilli par la douleur, affaibli, désorganisé, il me faudrait un second moi-même, et celui sur lequel j’étais en droit de compter se parjure déjà! Entraguet releva le front, disant: -Si cette injure est pour moi, comte, retirez-la! Ceux de notre maison ont le culte de l’honneur. Rien ne saurait me faire faillir. Ce qui fut promis sera tenu! -Même si ton coeur devait en saigner? Le jeune homme frissonna, balbutiant: -Frère, je ne vous comprends pas! Il était de bonne foi et cherchait à se mentir à soi-même, car il croyait comprendre, tout au contraire, et son sang se révoltait. -Charlot, reprit l’aîné, j’ai foi en toi! Je dois te demander, cependant: Petit, pourquoi celui qui te tient lieu de père n’a-t- il plus ta confiance? -Oh! comte, pouvez-vous croire? -Je crois ceci: À Saint-Eustache, ces temps derniers, tu as esquissé une intrigue avec une jeune fille... -Aurais-je osé vous arracher à vos pensées pour vous entretenir de cet enfantillage, mon frère? -Tu le devais!... Sais-tu quelle est cette jeune fille? -Elle ne m’a appris que son nom de baptême! -Yannie, n’est-ce pas? Entraguet rougit. -C’est vrai! Qui donc a pu vous si bien instruire, comte? -Tu l’apprendras!... Dis-moi, ne sais-tu rien de plus sur son compte? -Il nous est difficile de parler; une vieille suivante l’accompagne comme son ombre... Hier seulement elle a pu me confier qu’elle vivait sous la domination d’un vieux tuteur tyrannique, follement épris d’elle... -Mais, mais, songes-tu que cette passion sénile, de la part d’un homme, sans scrupule, peut être, pourrait devenir dangereuse? -Yannie ne s’illusionne pas. De son tuteur elle s’attend à tout! -À tout! Voilà une jeune personne bien prévenue!... Or ça, toi, n’inventeras-tu rien pour l’arracher aux griffes de son geôlier? À cette question, le mignon du Balafré ne put réprimer un sourire. -Tu as trouvé, Charlot? Dis que tu as trouvé. -Oui, comte. La maison de l’indigne tuteur est sise proche d’ici, rue de l’Austruce... Deux vieilles servantes constituent toute la domesticité... Les murs de clôture sont peu élevés et, comme le tyran ne rentre qu’à des heures impossibles, ce soir même, Ribérac, Schomberg et moi, nous envahirons la prison et emmènerons Yannie. Elle a consenti à se laisser enlever... -Juste ciel! cria le comte François en élevant ses mains vers la flamme des cires. J’attendais une manifestation de votre volonté... Vous vous déclarez pour nous, soyez-en remercié! Consterné, redoutant de comprendre, Charles le regardait en s’efforçant de dompter son appréhension. -Oui, reprit le reclus s’adressant à lui, Dieu fait cause commune avec nous et nous approuve. Il t’a conduit vers l’église Saint- Eustache; il t’y a fait rencontrer et captiver la seule personne que je te voulais voir séduire... la femme!... l’unique femme que mon cri appelle depuis dix-sept ans!... C’est la preuve! -La preuve! répéta le jeune homme effaré. -Certes, oui, la preuve, Charlot, mon petit frère... Ah! tu n’as pas cherché à connaître le nom abhorré de ce tuteur infâme, de ce vieux satyre en démence d’amour, qui vendrait son âme et verserait son sang pour gagner la tendresse de sa pupille, Yannie de Goulaine! -De Goulaine! redit encore Entraguet. -Eh bien! je vais te l’apprendre, moi, ce nom... c’est... -C’est?... -C’est le marquis Louis de Villequier! l’abject scélérat qui, sans respect pour la pudeur d’une vierge, amusé de ses pleurs, la donna en spectacle à une table de viveurs et de filles perdues... C’est l’assassin de notre chère morte! Les traits de Charles prirent une expression de douleur intense. -Vous connaissiez le nom du coupable! murmura-t-il. Pourquoi ne l’avez-vous pas tué? -Parce qu’il n’eût pas assez souffert!... Je veux, employant les mêmes armes dont il sut si bien se servir, le lâche!... je veux le torturer comme il me tortura!... » Il me le faut hurlant de désespoir! criant grâce... se déchirant la chair avec ses ongles! » Il me le faut brisé, vaincu, damné! appelant la mort comme une délivrance et se poignardant de sa propre main pour ne point voir se prolonger son supplice! En faisant l’exposé de ses impitoyables désirs, François de Balzac s’était animé. Du sang remontait à ses joues, réchauffant et revivifiant la glaciale immobilité de son visage, et, tout au fond de la cavité des orbites, les braises éteintes de ses yeux, reprenant feu au souffle de la haine prête à obtenir satisfaction, ardaient en gerbes d’étincelles. Son front pâle s’éclairait d’une atmosphère d’infernale jouissance, ses cheveux aussi jouaient un rôle dans cette transfiguration, car leurs mèches grises s’agitaient et se tordaient comme des tentacules avides de sang. Ah! celui-là savait haïr! C’était, dans un corps de fer, une volonté immuable. C’était l’homme du deuil sans rémission! L’amant dont le coeur s’était pétrifié sur un serment. Il était beau d’une beauté à donner de l’épouvante, et pas un tortionnaire n’aurait pu inventer un supplice semblable à celui que rêvait ce génie du châtiment. Charles d’Entragues l’avait écouté en frissonnant. Maintenant il le regardait sans le reconnaître, croyant voir se dresser devant lui la tête redoutée de la plus cruelle des Gorgones. -Comte, demanda-t-il enfin, quel expédient comptez-vous donc employer? -Que t’importe, Charlot? Il sera toujours temps pour toi de le connaître!... Revenons à ce que tu me confiais... Je connais assez le personnage, et son avarice, pour savoir que sa maison doit être mal surveillée... L’expédition projetée par Ribérac, Schomberg et toi réussira donc... » Ah! n’oubliez pas de vous masquer, on ne sait qui l’on peut rencontrer, et, à part Villequier, qui saura bien vous dépister, j’y compte! il ne faudrait pas vous mettre sur les bras de trop nombreux chercheurs d’aventures... » Donc, tout s’est passé à souhait... la demoiselle est entre vos mains... où la conduisez-vous? -Où! je ne me suis pas encore fait cette question, mais se la poser c’est la résoudre... Verriez-vous quelque inconvénient à ce que je la mette sous la protection de la reine Louise de Lorraine? -J’en vois! -On m’a dit que la marquise de Villeneuve-Marsan... -Passons, petit frère. Marie est toujours à Bonaguil, je pense? -Non, elle est à Paris. -Quand bien même, ne la comptons pas. -Alors, je ne vois plus, pour servir d’asile à Yannie, que la maison de Marguerite d’Harcourt-Longueville, la femme du grand prévôt? -Moi, j’en vois une autre! -Laquelle? -Celle-ci! Un poids navrant oppressa la poitrine du jeune d’Entragues. -Frère, balbutia-t-il, auriez-vous médité de prendre cette enfant pour la faire servir d’appât... pour attirer le monstre contre lequel veut s’exercer votre juste fureur? -Tu n’y es pas! ce serait pauvre vengeance et j’ai mieux à faire, je te l’ai déjà dit. -Alors, laissez-moi agir... j’irai le provoquer et... -Je te le défends bien! Il doit souffrir!... -Il souffrira!... S’il le faut, je le ferai brûler à petit feu... -Bêtises! Les douleurs physiques ne sont rien... C’est son coeur que je mettrai sur le gril, moi!... C’est son âme que j’écorcherai lambeau par lambeau! -Comte, de grâce, expliquez-moi?... Que voulez-vous faire? -Ce qu’il voulait faire, lui, s’il ne se fût trouvé devant une vierge au courage antique!... Oh! nous ne serons quittes tous deux que lorsqu’il aura payé sans lésiner... J’aimais, il aime!... J’espérais le bonheur, il compte l’obtenir! » À nous deux, marquis de Villequier! On ne s’attaque pas impunément aux Balzac d’Entragues... ils sont d’une race à ne faire aucun crédit!... Tu as mis leur patience à l’épreuve... Ta pauvreté te sauvegardait!... Ta nouvelle richesse te condamne!... l’échéance est venue!... » Pas de change! il faudra payer en même monnaie; honte pour honte... bonheur pour bonheur... vierge pour vierge! -Jamais! hurla Entraguet dont les veines se figèrent, car il comprenait enfin. Jamais! jamais! je ne consentirai à vous amener Yannie! Le visage de François prit une effrayante expression. -Malheureux! cria-t-il, oses-tu bien prononcer ce blasphème? -Punir le coupable, soit, mais s’attaquer à une innocente? -Ta soeur ne l’était-elle point... Dois-je te renier et dire: je n’ai plus de frère? -Pitié! implora Charles en tombant à genoux. D’un geste brusque, le premier comte d’Entragues désigna le cercueil de verre dans lequel, immobile et muette, tenant entre ses doigts un bouquet de roses blanches, s’allongeait l’infortunée Verveine. -A-t-il eu pitié, lui? Le jeune homme voulut lui embrasser les genoux. François le repoussa et, la main toujours tendue, il prononça d’une voix inflexible, comme son geste: -Regarde et souviens-toi... Tu as juré! XIV LA VIVANTE ET LA MORTE. Bernard d’Arma s’était éloigné de l’hôtel de Villeneuve le coeur débordant de joie. Solange avait répondu à sa prière, en lui glissant ces mots: -Ce soir... dix heures... à la porte du parc! Avant cette heure, notre chevalier devait se rencontrer avec bien d’autres personnes, -on sait qu’il s’était décidé à liquider en une fois toutes ses amoureuses! -mais il avait du temps devant lui. Pour tromper l’attente, par le bac qui aboutissait à la porte de la Conférence, il s’était fait transporter sur la rive droite et, sans but apparent, zigzaguait dans les rues tortueuses du quartier Saint-Honoré. Afin de se reconnaître en ce dédale où le ramenait le hasard, il lui eût fallu la compagnie de son original matamore du clos des Chartreux; par malheur, le matin de ce jour, en quittant l’église Saint-Paul pour se dérober aux manifestations admiratives ou hostiles de la foule, il s’était vu dans l’obligation de pousser Djaoulia vers le labyrinthe de l’Ave-Maria. Donc, privé de Courmantel et de Matraque, privé aussi de sa jument, à laquelle le vieux Peyragude avait bien voulu offrir une hospitalité temporaire dans les écuries de Villeneuve, le jeune chevalier déambulait comme un oisif. Trop habitué aux aventures pour ne pas se tenir sur ses gardes, il avait la main sur la coquille de sa rapière Était-ce à cause de cette attitude ou de l’heure tardive? Toujours est-il que pas un coupe-jarret ne s’était encore avisé de venir le regarder sous le nez et que les rares bourgeois attardés, pour ne le point frôler, prenaient la tangente. Il venait de côtoyer une vieille construction ruinée par le feu et rien ne l’avait averti que c’était là tout ce qui restait de la Maison Maudite dans laquelle il avait été soigné, assiégé et si extraordinairement défendu, lorsque, à la lueur d’un petit lumignon placé sous la niche d’une madonne votive, il crut voir quelque chose de suspect. -Bon, pensa-t-il, si ce malandrin -car ce doit être un malandrin! -fait le guet le long de cette muraille, c’est que ses complices doivent travailler de l’autre côté. Je cherchais une petite occupation, un rien, de quoi me tenir une heure, deux au plus... le hasard me sert bien! Mettant à profit une volte-face du veilleur, il traversa la chaussée et se trouva le long des maisons. L’ombre projetée le rendait invisible, tandis que la clarté du lumignon s’épandait sur l’homme en faction et sur le mur contre lequel adhérait une échelle de corde suspendue au faîtage. -Coquins! se dit le chevalier en avisant ce témoin de l’escalade, je ne me trompais pas!... Patientons!... Quand les autres redescendront avec leur butin, je vais tomber sur toute cette canaille et leur faire une conduite soignée. Dans son va-et-vient, le veilleur revenait. C’était un tout jeune homme, de forte corpulence. Son manteau flottait, découvrant un riche costume de seigneur. Pour respirer plus librement, il avait relevé son masque et marmottait tout en marchant: -La peste soit des amoureux. Les dames que j’aimerais bien présentement accoler, moi, ce serait les dames-jeannes de la Poulpe! -Schomberg! murmura Coeur-d’Amour stupéfait. C’est le comte de Schomberg! Vais-je retrouver ici mes amis du Pré-aux-Clercs? Une voix tombant du haut du mur demanda en cet instant: -Veux-tu tenir le bas de l’échelle, comte?... C’est fait! -Ribérac! fit encore Bernard. Ce Paris est un puits de surprises! Schomberg appuya son pied sur le premier échelon et répondit en gouaillant: -C’est tenu!... mais qu’on attache les jupons de la demoiselle... J’ai des moeurs! -Tais-toi! tonna une troisième voix, impérieuse celle-là. Tais-toi et tiens bon! -Entraguet! s’effara le chevalier. Cette fois, je ne puis me tromper, c’est bien le valeureux comte d’Entragues qui vient de parler... Vertudiable! quel métier font ici ces trois gentilshommes? La soie de l’échelle crissait sous le poids qu’elle avait à supporter. Le seigneur de Balzac descendait, se retenant d’une seule main, l’autre ayant à soutenir une forme féminine. Coeur-d’Amour dévorait des yeux cette femme. Il la devina svelte, toute jeune et à la façon pleine d’abandon dont elle se laissait aller sur la poitrine de son cavalier, il comprit qu’elle ne subissait aucune contrainte. Cette constatation lui fit pousser un soupir de soulagement. Il aurait éprouvé un véritable crève-coeur à devoir contrarier les projets de celui qui s’était montré si parfait galant homme à son égard. Cependant, le cas échéant, il l’eût fait sans tergiverser, car il mettait son point d’honneur à batailler pour les faibles, à les défendre envers et contre tous, fussent-ils ses amis! Ribérac avait protégé la retraite. Il sauta bon dernier sur le pavé. Là, d’une secousse, il décrocha l’échelle, qui fut roulée. Entraguet entraîna sa compagne vers le milieu de la rue. -Voulez-vous venir avec moi, Yannie? lui demanda-t-il. Bernard eut un haut-le-corps. Cette voix, à qui appartenait-elle. Si l’homme n’eût été tout près de lui, il aurait eu des doutes. Mais c’était bien le comte Charles qui venait de parler. -Seigneur, mon ami, répondit la jeune fille, faisant preuve d’une admirable confiance, vous m’avez offert d’être votre femme et j’ai pleuré de joie... Vous m’avez conseillé de me laisser arracher à ma prison et j’ai consenti à fuir mon tuteur pour vous suivre... Désormais, vous êtes mon premier parent, mon unique appui, mon seul espoir!... Avec qui donc irai-je, si ce n’est avec vous? Le visage d’Entraguet s’assombrit. -C’est que, fit-il avec effort, cadet de famille, la maison où je dois vous conduire appartient à mon frère... -Que vous importe cela, seigneur, mon ami?... Votre frère ne sera- t-il pas le mien?... Allons chez lui! Charles se détourna pour gémir tout bas: -Elle le veut, mon Dieu!... Et moi j’ai juré! -Vous hésitez? s’étonna Yannie. Aurais-je donc à redouter quelque chose de la part de votre frère? -Non! Oh! non! s’écria le jeune gentilhomme avec feu. Moi vivant, Yannie, vous n’aurez rien à craindre! Il fit un signe à ses compagnons, qui saluèrent et disparurent; puis, prenant le bras de la jeune fille, qu’avait bouleversée ce cri plein de sous-entendus, il l’entraîna vers la grande rue. Coeur-d’Amour avait assisté à toute cette scène sans en perdre aucun détail. Sans en comprendre le motif, il avait remarqué la gêne de son ami. La dernière phrase surtout était venue appuyer ses doutes. -Ventrepape! murmura-t-il, le cher comte conduirait son amie à l’enterrement qu’il n’en paraîtrait pas plus triste!... Il doit y avoir un louche secret là-dessous! » Et cette petite, quelle franchise résolue..., quelle belle confiance! Mort de mes os! Il ne faudrait pas qu’on l’abîme!... Tu as encore un peu de temps devant toi, mon pauvre chevalier... En chasse! Bernard s’élança... Il n’eut pas à aller loin... Au tournant de la seconde rue il vit une porte se refermer sur ceux qu’il suivait. Son premier soin fut d’examiner la façade de la maison à laquelle appartenait cette porte. Elle lui fit faire une grimace. -Mort de mes os! réfléchit-il, où donc ai-je entendu dire que le premier comte d’Entragues est quelque peu fou?... À voir ce gigantesque et sinistre cabanon, l’événement me paraît plausible... Et je n’augure rien de bon de ce qui va s’y tramer contre la nommée Yannie! » Vrai, mon ami, le seigneur Charles avait une façon bien singulière de l’engager à y venir chercher un refuge... Je ne sais ce qui m’a retenu d’aller à lui lorsqu’il lança son «moi vivant!...» Il doit subir line influence... «Ah! Cur non! Pourquoi non? comme dit ma devise; le maniaque le tient en bride, peut-être, le fascine? » Après tout, rien n’est trop fantaisiste pour un cerveau fêlé... Si c’était un ogre? Tracassé par cette hallucinante pensée et décidé à ne point s’éloigner avant de s’être mis l’esprit en repos, à nouveau Coeur- d’Amour passa en revue les défenses de la maison close. Derrière le mur, dont la hauteur n’excédait pas huit pieds, se profilait la façade de l’habitation muette et sombre. Elle était construite de biais, cette maison, et si, à gauche, son profil s’éloignait dans la nuit, sa chaîne d’encoignure, à droite, faisait presque le chaperon de l’enceinte. Soudain, les yeux du chevalier eurent comme un éblouissement; il venait de remarquer, -comment n’avait-il pas fait cette constatation plus tôt? -il venait de remarquer une raie lumineuse filtrant entre les contrevents de celle des fenêtres du premier étage qui confinait au mur de la rue. -Ils sont là! pensa-t-il. «Ce me sera un jeu d’enfant d’aller voir, là-haut, si ma présence est utile... «Décidément, plus je voyage, moins je change de métier. Dans l’anti-Liban, j’étais escaladeur de rochers; ici je grimpe aux murailles sans discontinuer... C’est un défaut dont je ne puis me corriger... «Où donc trouverai-je un tremplin?? Ah! cette borne!... À moi mes ailes! Monté sur la borne, il se rasa, puis ses jarrets se détendirent. L’instant d’après, il s’asseyait à califourchon sur la crête du mur, après avoir exécuté un rétablissement de toute beauté. Alors ses oreilles furent frappées par un son continu. De la chambre éclairée arrivait un bruit de voix. L’une de ces voix parlait sur un ton impérieux, dur, incisif; l’autre suppliait. La première n’était pas connue de Coeur-d’Amour, mais il aimait la seconde, car elle appartenait à son généreux soutien de la Maison des Mignonnes. -Pour juger, se conseilla-t-il, il me faudrait voir et comprendre. Il s’orienta. À portée de sa main, se dressait la chaîne dont quelques maillons, dites pierres d’attente ou harpes, formaient saillies. Sans hésiter, Bernard d’Arma quitta son perchoir pour s’engager sur le plus avancé de ces gradins. Un second saut le porta sur le sommier de la croisée du rez-de-chaussée. Après cela, il n’avait plus qu’à monter en droite ligne. Ce qu’il fit en se servant de l’archivolte et du bandeau. En mettant le pied sur le balcon, il pensa: -Ce n’est pas très correct! Devait-il pousser plus avant? -Bast! s’encouragea-t-il, si l’on ne fait rien de répréhensible, ma démarche ne tirera pas à conséquence... En somme il n’y a là que deux frères: un ami et un fou... et, plus on est de fous, mieux on rit! » Je leur dirai... » Au fait que pourrai-je bien leur dire?... Mais la première chose venue... Que je passais en flânant... que... » Suis-je stupide!... J’en revendrais à cet imbécile de Matraque... Le principal est de signaler ma présence... Il faut être convenable. Cette résolution prise, notre délicat chevalier insinua ses doigts entre les battants des volets et commença à les séparer en s’annonçant de la sorte: -Messeigneurs, pardon de l’indiscrétion grande... je crois bien m’être égaré et je... Sa gorge se contracta, refusant d’en laisser passer davantage, et ses yeux s’ouvrirent démesurément. C’est que ce qu’il venait d’entrevoir par la fente élargie lui semblait tout à la fois si terrible et si dément, qu’il en restait comme pétrifié... C’était la chambre que nous connaissons, la chambre chapelle. Depuis plus d’un quart d’heure, les d’Entragues y étaient réunis sous la présidence de la mariée au cercueil de verre. La discussion avait dû être chaude et, pour la première fois depuis bien des années, le comte François, la poitrine oppressée par son émotion et par la fumée des cierges, avait ouvert une fenêtre. Celle derrière laquelle venait de se présenter Coeur-d’Amour. Ni l’aîné, ni le cadet ne s’étaient aperçus du bruit fait sur le balcon; aussi, figé en sa contemplation de cauchemar, l’intrus pouvait-il désormais les entendre et les voir. -Charlot, dit le premier seigneur de Balzac, poursuivant la conversation commencée, j’avais peur de te voir trahir la cause de ta soeur! Tu perdais la raison; elle t’est revenue... Bon sang ne peut mentir!... Où donc as-tu mis la pupille de l’infâme? Si le visage généralement blême de François s’empourprait à cette heure de toute la joie qu’éprouve un vengeur à la minute longtemps attendue, par contre, celui de Charles avait un masque d’effrayante pâleur, et, sur ses traits ravagés, se lisait une résolution fatale. À la question posée par son aîné, il ne fit pas de réponse. -Aurais-tu le regret d’agir en gentilhomme? reprit le reclus. La loi de nos pères est la base des sociétés... Comment serions-nous supérieurs aux enfants sauvages, si nous n’avions établi des barrages contre le crime en préconisant la noyade des criminels dans la lie même de leurs débordements... La condamnée est dans ton appartement, je crois? Sans doute, ce qui s’était passé entre les deux frères, avant l’arrivée de Coeur-d’Amour, avait démontré à Entraguet que toutes ses supplications, tous ses efforts ne pourraient endiguer la colère de son aîné, car ce fut d’une voix blanche qu’il répéta: -La condamnée? -Sans doute, petit. Si c’est fête, ce soir, à l’hôtel d’Entragues... Si les Balzac vont pouvoir savourer l’enivrant breuvage de la vengeance, de la vengeance dans l’ardente et divine liqueur, qui a pris dix-sept ans de flacon avant d’acquérir son paradisiaque arôme; en bon français, ne puis-je désigner par ces mots «la condamnée» celle dont le sang versé va purifier notre honneur? Bernard commençait à se reprendre. -Quel fatigant phraseur, songea-t-il. S’il s’agit d’une petite orgie en famille, voilà de bien gros mots pour qualifier la bouteille et le nectar! Mais en percevant le rugissement d’angoisse et de rage qui secoua la poitrine de Charles, il se dit encore: -Le breuvage doit être empoisonné... Attendons avant de juger... Rien de ce qui se passe en ce tombeau, dont le gardien a la tête fêlée, et où la mort semble sourire sous un globe, ne peut être qu’extravagant. Entraguet avait chancelé... Il riposta d’une voix étranglée: -Comte, votre haine vous aveugle! Il n’est point possible que cette douce victime, dont l’âme est au ciel, soit la complice d’une pareille monstruosité! -Du calme, Charlot! -Non, en vous écoutant, en consentant à répéter après vous les paroles d’un serment maudit, j’avais déjà fait litière de toute fierté personnelle et trahi mon libre arbitre, par solidarité fraternelle... Mais en me faisant amener ici la malheureuse innocente que convoite votre fauve fureur vous avez brisé mon coeur et souillé ma conscience! François le regardait sans éprouver aucun courroux de cette diatribe. Bien plus, le sacrifice que s’était imposé son «petit» procurait à son âme ulcérée une sorte d’émotion nouvelle. -Comte, termina Entraguet en se frappant la poitrine, j’avais juré; me l’avez-vous assez fait sentir! Je crois avoir tenu mon serment tout entier! » Ne m’en demandez pas plus... Vous même, n’essayez pas d’en faire davantage... Comme ce serait tout à la fois insulter Dieu, offenser la mémoire de cette chaste martyre et salir une innocente, j’aurais la douleur de vous renier et de m’opposer à vos desseins. -Judas! gronda l’aîné. Ses cheveux ondulèrent sous l’effort d’une bourrasque intérieure, son oeil s’égara, il mit la main sur la poignée de sa dague et fit un pas en avant. Bernard devina qu’une pensée de fratricide devait bouillonner sous ce front marbré. -Tout beau! pensa-t-il en déroulant prestement son lasso, voici de quoi rendre un peu de raison à cet implacable bonhomme. » Ventrepape! Qu’est-ce encore? Ce jettatore irascible peut-il tuer à distance? Voici ce qui motivait cette réflexion: juste au moment où François avançait sa main pour la poser sur l’épaule de son frère, celui- ci, tombant de son haut, s’était écroulé comme une masse. Le vieux comte se pencha, ausculta la poitrine du jeune homme et, comme il se relevait, Bernard put l’entendre dire: -Il n’est qu’évanoui... C’est le choc en retour d’une émotion trop prolongée... Pauvre Charlot, je veux oublier tes coupables paroles... Petit, je te pardonne!... Puisque, quoi qu’on en dise, l’adolescence se laisse entamer par la pitié, ce sera donc à l’âge mûr de sévir! Il revint vers le cercueil de verre dont il releva le couvercle, qui était à charnières. -Verveine, murmura-t-il, tu vas être satisfaite! Tes mannes vont tressaillir de joie, ma chère âme, car si rester parmi les vivants est une souffrance pour les morts, ton exil est sur le point de prendre fin... » Regarde ton vengeur, Verveine, blanche sacrifiée!... Je vais chercher la victime expiatoire du honteux forfait qui empourpra ton sein, entacha notre honneur, brisa notre bonheur et me fit veuf avant d’avoir été époux! Certain d’avoir été approuvé par la mariée à l’éternel sommeil, d’un pas lent et sûr, il retourna en arrière, enjamba le corps d’Entraguet et marcha vers la porte. -Va! va donc, maniaque enragé! se disait le chevalier tout prêt à pénétrer dans la chambre. Et ne reviens pas trop tôt. Je veux mettre ton absence à profit, aller voir au plus près en quel état de pâmoison se trouve mon ami, le comte Charles... » Après cela, je regagnerai mon poste, toujours disposé à mettre une barrière à tes folies si elles prenaient une tournure trop choquante! Encore une fois, il dut rester en place. Avant même d’avoir été touchée par le vieux comte, la porte s’ouvrit brusquement. Dans le cadre assombri de la galerie, apparut Yannie de Goulaine, échevelée, blanche de visage et blanche de vêtements comme la morte, jolie autant qu’elle, mais debout et bien vivante, comme le certifiait le feu sombre de ses prunelles agrandies dans leurs cavités cerclées de bistre. Elle parla et sa voix fit reculer François: -Vous vous disposiez à m’aller quérir, seigneur? Point n’est besoin de vous déranger, me voici! Ébahi d’admiration, Coeur-d’Amour se frotta vigoureusement les mains. -Voilà une courageuse fillette, murmura-t-il. Si je n’aimais Gloriette... Je veux dire Solange... Il s’interrompit pour écouter et ne rien perdre de la scène. Elle en valait vraiment la peine. Ayant dit, Yannie s’avançait, sans embarras comme sans forfanterie, et, d’un recul alourdi, plus pesant, François de Balzac, fasciné, rétrogradait à mesure. Son souffle était pénible, sa poitrine râlait. La jeune fille se courba sur le visage inanimé de Charles et le baisa au front: -Toi, je ne puis te garder rancune, dit-elle. Si tu m’as trahie c’est à ton corps défendant et parce qu’on te parlait d’un devoir sacré à remplir... Tu as supplié pour moi! dans ta détresse!... J’étais là... J’ai tout entendu... Je t’aime toujours! Le gardien du deuil grinça des dents. -Pupille de vautour, gronda-t-il. Je te défends de dire à un Balzac que tu penses à lui. -Pourquoi? demanda Yannie en se remettant debout. Pourquoi cèlerai-je l’état de mon coeur à qui m’aime? -C’est faux! hurla le vieux comte ivre de rage. -C’est vrai! -Tu mens! tu blasphèmes! -Seigneur, je ne sais point mentir! François s’appuya contre la couronne du premier chandelier d’argent; son regard sanglant prit une expression d’horreur. -Par l’enfer! jura-t-il, si je pouvais croire semblable abomination possible, aussi vrai que tu vas crier grâce dans quelques instants, jeune fille, je ferais du coeur de Charlot une gaine à mon poignard! L’orage avait été trop prompt pour ne pas s’apaiser. Il y eut un silence durant lequel François s’efforça de reconquérir la calme gravité que comportait son rôle de justicier. Son idée macabre le dominait de nouveau. -Jeune fille, prononça-t-il en étendant la main vers la chapelle ardente, vois celle dont ton tuteur fut le bourreau... Depuis dix- sept ans, depuis ta naissance, elle et moi nous attendions cette heure, parce que la loi du talion dit: OEil pour oeil! et que, pour reconquérir, avec l’honneur, l’éternel repos, il nous faut la mort du misérable salisseur de vierge, sa mort par le même procédé, c’est-à-dire par la mort de celle qu’il veut, de celle qu’il aime! Yannie de Goulaine n’écoutait plus. Le geste du forcené, en désignant l’autel, venait seulement de lui faire apercevoir l’appareil funèbre et la mariée blanche étendue dans son cercueil de verre. À cette vue, loin de s’effrayer, l’intrépide jeune fille sentit des larmes lui envahir les yeux à la pensée des souffrances subies par cette petite morte si belle. Attirée comme par un aimant, elle marcha vers l’estrade. Le comte François la précéda. Ce mouvement simultané les conduisit lui à la tête et elle aux pieds du cercueil de verre, dont le couvercle avait été relevé, nous le savons. Alors, toujours aux aguets, Coeur-d’Amour, déjà fortement surpris de ce qu’il voyait depuis son arrivée sur le balcon, dut être le témoin invisible du plus étrange, du plus angoissant duo. Tels des fiancés de la mort, le seigneur de Balzac et Yannie, parvenus dans l’orbe du terrible sommeil, s’immobilisèrent soudain. D’entre les cils mi-clos de la trépassée semblait sourdre un mystique rayon qui pesa sur eux comme un joug. Ce temps d’arrêt fut court. Bientôt, une sombre folie allumant son regard, François glissa ses doigts caressants dans les cheveux de la muette compagne de tous ses jours et de toutes ses nuits. Puis il se prit à psalmodier ce chant farouche, de la voix monocorde et lente d’un pleureur antique: -Elle est venue, Verveine!... Elle est venue attirée par notre Charlot dont la mâle beauté séduit les femmes!... Elle s’y est laissée prendre, la niaise!... Je la tiens, elle est là; la vois- tu, Verveine?... C’est une fille noble de Bretagne, une Goulaine! mais c’est aussi la pupille aimée de ton bourreau!... » Ah! Ah! Villequier est chancelier, gouverne la France et son roi... Qui donc pourrait l’atteindre, l’omnipotent?... Qui?... Nous, parbleu! nous, les Balzac d’Entragues, dont la terrible vengeance va faire se dresser dans leurs tombes les squelettes enthousiasmés de nos aïeux! -Malheureux seigneur, murmura Yannie, plus attendrie qu’effrayée. Si vous vous êtes servi de votre frère Charles pour m’attirer ici, je vous plains. La bassesse du subterfuge n’est point d’un gentilhomme!... » Je vous plains plus encore si vous avez rêvé de prendre mon honneur, dans le vain espoir d’atteindre mon tuteur et de réjouir les nânes de cette chaste martyr qui, agenouillée devant le trône de Dieu, doit l’implorer de vous rendre la raison. » Oui, je suis la descendante de Yolande de Goulaine, cette valeureuse guerrière dont les exploits firent dire à M. Bertrand: «En avant, soldats! faites comme la Goule, haine à l’Anglais!»... Ainsi qu’elle, je puis mourir, non faillir! Bernard se frotta les mains avec fureur. Vertudiable! le calme courage de cette enfant l’emplissait d’une admiration outrée. Assourdi par le bourdonnement de sa propre voix, François n’avait rien entendu des paroles de la jeune fille. Il poursuivait en s’animant: -Verveine, comme il te prit, toi que j’aimais, je prendrai celle qu’il aime!... La main du dément s’abattit sur l’épaule de Yannie. Celle-ci n’esquissa pas un geste de résistance; seulement, froid comme la lame d’un couteau, son regard se planta dans celui du vieux comte. Lui essaya de ricaner et ne parvint qu’à émettre un atroce sanglot. Cependant, il improvisait encore en victorieux: -Vois, toi que j’adore toujours! Vois l’âme du chacal sous la griffe du lion!... Son sang, tout son sang pour laver l’offense!... Mais d’abord l’amende honorable! À cette heure où il se croyait doué de la vigueur d’un colosse, le génie du châtiment était plus faible qu’un enfant. Sans efforts apparents. Yannie se dégagea de son étreinte en disant: -Ce me sera un bonheur et non une humiliation, seigneur comte, de prouver à cette douce victime combien j’abhorre et réprouve l’action criminelle dont elle eut à se plaindre! Et, se penchant vers la morte, elle versa des larmes vraies sur ses pieds glacés, baisa ses mains, baisa aussi ses lèvres. -Sacrilège! voulut crier François saisi d’horreur. Mais sa gorge ne laissa passer aucun son. -Verveine, ma soeur en souffrances, disait l’angélique jeune fille; je pleure sur ta fin misérable, je pleure surtout parce qu’on voudrait, en faisant de toi la complice d’une ignominie nouvelle, raviver tes tortures... » Ma soeur, du haut du ciel où tu dois être parmi les anges, si tu m’entends, si tu me vois, réchauffe-toi, souris, enfin fais un signe qui vienne démontrer à cet homme que sa vengeance est diabolique, que ta protection de vierge-martyre s’étend sur moi! Huit heures de nuit sonnaient aux Quinze-Vingts-Saint-Honoré. Coeur-d’Amour compta les coups et se dit: -Comme le temps passe!... Je n’ai plus que quelques minutes à dépenser ici... Ah! le maniaque paraît avoir du plomb dans l’aile. Le vieux comte, en effet, tremblait de tous ses membres. Terrifié, il s’attendait à voir sa morte -celle qu’il s’était toujours plu à considérer comme une Euménide -se dresser pour écraser l’audacieuse profanatrice. Soudain, il tressaillit. Sa main venait de rencontrer la main de Verveine, et cette main, réchauffée sous les baisers de Yannie, lui parut être brûlante. Il fixa le visage de sa fiancée et poussa un cri... La morte souriait. Alors, persuadé que c’était là la manifestation mystérieuse réclamée, le signe de pardon dépêché de l’au-delà, il modula un hurlement furibond et, sa crise se déchaînant dans toute sa violence, il s’élança hors de la chambre mortuaire. Bientôt les sourds corridors de l’hôtel-cloître retentirent de ses cris: -Ah! ah! Verveine a souri!... Ah! ah! Verveine est contente! Bernard d’Arma ouvrit les volets, sauta dans la pièce, et vint saluer bien bas Yannie de Goulaine, qui déjà se trouvait à genoux auprès du jeune comte. -Demoiselle, dit-il, veuillez voir en moi un serviteur dévoué. Le maître de céans peut revenir d’un instant à l’autre. Il vous faudrait choisir un meilleur lieu d’asile. -Lequel? demanda la jeune fille après avoir dévisagé la franchise de ce singulier intrus. -Le seigneur Charles y pourvoira, demoiselle. Souffrez que je le rappelle à la vie? Il s’empara d’un cierge allumé. -Quoi, vous voulez employer le feu? -C’est excellent, demoiselle. D’ailleurs, nous sommes pressés. Il faut croire que le moyen employé par Coeur-d’Amour était en effet très expéditif car les huit coups de l’heure furent répétés par l’horloge des Quinze-Vingts quand Charles d’Entragues réveillé, Yannie de Goulaine et leur sauveur touchèrent le pavé de la rue du Coq. -Monseigneur, si vous voulez m’en croire, tirez sur la droite... On vient sur la gauche. -Chevalier, je vous dois plus que vous n’avez accepté de moi. Ne nous accompagnerez-vous pas? -Vertudiable! comte, vous tenez votre bonheur... laissez-moi courir à la conquête du mien! Charles et Yannie s’éloignèrent. Comme Coeur-d’Amour se disposait à en faire autant, un homme surgissant de l’ombre vint frapper au heurtoir de l’hôtel en criant: -Seigneur de Balzac, comte d’Entragues, si vous n’êtes pas un lâche, ouvrez au marquis Louis de Villequier! XV AU SOMMET DU CALVAIRE. Dans toutes les phases de l’histoire parisienne l’Hôtel de Ville a constamment joué un rôle considérable. Le palais municipal dont François Ier, en grande pompe, avait posé la première pierre, n’étant encore qu’à peine sorti de ses fondations, les échevins de la ville et prévôts de la corporation des marchands étaient toujours installés dans la maison achetée en 1357 par Étienne Marcel. Cette maison, dénommée Parloir aux bourgeois, ou Maison aux Piliers, à cause des nombreux piliers qui soutenaient le premier étage, était plantée en bordure de la place de Grève. Bien que devenu très insuffisant et d’ailleurs tout lézardé, menaçant ruine, l’édifice déclassé n’en continuait pas moins, en attendant le parachèvement de la jeune construction voisine, à servir au corps de la ville, tant pour y tenir ses séances que pour y donner des fêtes. La maison aux piliers, en effet, était suffisamment spacieuse, et Sauval nous apprend qu’en outre des petits appartements, elle renfermait deux salles de parades, un retrait pour la milice bourgeoise, une chambre d’audience appelée le plaidoyer et, auprès de la chapelle lambrissée, une salle destinée aux réjouissances et d’une superficie de six toises sur quatre. Comme à Rome, du fait de ce voisinage, la Grève était devenue une sorte de forum où s’assemblaient journellement pour discuter les turbulents tribuns des corporations, ainsi que les officiers subalternes de la milice échevinale, quarteniers, cinquanteniers et dizainiers. «Soyez bons pour les animaux» conseille un écriteau placé sur notre moderne place de l’Hôtel-de-Ville. Cette invitation n’eût pas eu beaucoup de succès auprès de nos aïeux dont la sensibilité et la mentalité ne s’affectaient guère plus que celles des apaches d’aujourd’hui. En effet, les tortures imposées aux animaux inoffensifs faisaient alors partie des réjouissances populaires. Ainsi, aux fêtes de la Saint-Jean, deux douzaines de malheureux chats, enfermés dans des paniers, étaient hissés au sommet d’un mât enduit de savon et planté sur un bûcher qu’embrasait la torche d’un délégué de l’officialité. Les cris affreux poussés par les pauvres animaux qui rompaient les paniers donnaient le signal des danses. Ceux des innocents suppliciés qui réussissaient à s’enfuir, et après combien d’efforts, étaient vite repris et reportés au gril de joie. En l’espace de deux cents ans, on ne cite qu’un seul rescapé. Une femme de la rue du Puits-qui-Parle, à laquelle on avait volé sa chatte, était venue au feu de la grève, reconnut celle-ci dans l’un des paniers. L’ayant appelée, la pauvre bête se laissa tomber du haut du mât sur ses épaules et, défendue par la sensible commère, eut la vie sauve!... Ce soir, la foule des parlotiers qui se pressaient sur la grève était plus dense que de coutume, d’abord parce qu’il y avait à admirer les derniers préparatifs faits par la municipalité pour la fête du lendemain, ensuite à cause de l’affluence des renseignements qu’on y donnait sur les causes du tumulte du matin et enfin parce qu’un bruit singulier commençait à s’accréditer. D’où provenait cette nouvelle? Personne ne le pouvait savoir. Le fait certain, c’est que l’on se répétait à mots couverts, que toutes les dépenses somptuaires faites pour orner et embellir la vieille Maison des piliers ne servaient à rien, le roi ayant décidé qu’il n’y paraîtrait point, et ceci pour donner une réplique à l’insubordination de la ville. Matraque, traînant Muletmio reconquis par lui dans la bagarre, cherchait son chemin à travers les groupes et quêtait de-ci de-là une information dont il pensait pouvoir tirer profit par la suite. Ce gros sans-coeur n’avait eu aucun mal à vaincre en combat singulier le cadavre ranimé que transportait sa bête de somme, et, dans son insouciance coupable, jugeant qu’il n’aurait rien à gagner avec Jan du Gaz vivant, alors qu’il avait à livrer un Jan du Gaz défunt, pour toucher la prime promise, il s’était débarrassé du malheureux inconscient en l’abandonnant au milieu des cultures Sainte-Catherine. Maintenant, l’âme en repos, mais chagrin de n’avoir pas à ses côtés son compère Courmantel, pour interpréter les énigmes dont il se bourrait le crâne, il allait devant lui, s’en remettant au hasard. Il espérait bien, par cet intermédiaire, retrouver Bernard d’Arma, son frère d’adoption, son maître et aussi son étoile. Comme il s’approchait du Parloir aux bourgeois, il entendit crier au-dessus de lui: -Gens de Paris, oyez ceci! Matraque leva le front. Un homme, un dignitaire de l’échevinage, sans doute, venait de paraître sur le plus haut degré du péristyle. Il tenait un papier à la main et s’apprêtait à en faire la lecture. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Le bourdonnement des conversations particulières s’éteignit. -Gens de Paris, reprit la voix, -et d’un bout à l’autre de la Grève on put l’entendre, -l’inavouable attentat que des mauvais bonshommes commirent ce matin en la rue Saint-Antoine a eu pour conséquence de faire penser à notre sire le roi qu’il pourrait ne pas être en sécurité en notre hôtel, au milieu des Parisiens de sa bonne ville... Le bal qui devait avoir lieu ici est donc décommandé... -Oh! oh! fit-on aux alentours. -Ventre de puce! pensa notre Béarnais, que je serais donc aise si monsieur le chevalier possédait cette circonspection! -Toutefois, poursuivit le crieur, pour faire preuve de haute bienveillance, démontrer à ses féaux sujets de l’Université et de la cité qu’il ne les tient pas en suspicion et permettre aux gentes damoiselles et dames de se montrer en leur atours brillants, comme elles en avaient l’espoir, sa Gracieuse Majesté vient de mander à notre prévôt des marchands qu’elle consentira à paraître à la fête si le siège en est transporté au delà de l’eau... -Va bien! gronda un piqueur de pierres du Pont-Neuf, l’Université est grande. -Et les hôtels où se peuvent donner des réjouissances sont nombreux. Chacun voulut dire son mot, montrer son savoir: -Il y a l’hôtel de Nevers, rue Saint-André! -Rue du Paon, ceux de Rouen et de Givors! -De Rieux, rue des Augustins! -De Bourgogne, rue des Cordeliers! -Ah! fit Matraque, la voix du dernier bavard m’est connue!... Viens donc, Muletmio, moitié de cheval, partie d’ânesse!... N’est- ce pas l’organe de Maître La Palice, le donneur de picotins? Mais Muletmio secoua ses oreilles en signe de dénégation. Il avait la tête plongée jusqu’au chanfrein dans un sac de froment que portait le meunier de la Monnaie. Qu’on veuille bien pardonner à ce sans-souci; les exemples de son maître portaient leurs fruits. Son honnêteté native chavirait devant une gourmandise. Cependant le crieur bénévolement disait: -Vous n’y êtes pas, mes amis... Le roi a lui-même désigné le lieu qui lui agréera le mieux pour cette fête et je vous le donnerais en mille que... -Bonhomme, garde-toi de parier, fit quelqu’un derrière le muletier de Barbotan, tu perdrais. -Sauriez-vous donc, mon gentilhomme? -Pardieu! oui! S’ils veulent être parés pour l’heure, vos tapissiers n’ont que tout juste le temps d’aller habiller la tour Hamelin! Ce fut une stupeur. -La tour de Nesle, fit-on. Le roi veut danser à la tour de Nesle! Entraînant de force son quadrupède, Matraque s’était élancé vers le gentilhomme si bien informé. -Ma foi de Dieu! dit-il en tirant son chapeau; c’est tout de même pas trop tôt qu’on se retrouve, monsieur le chevalier. L’autre le repoussa, le toisa avec une suprême hauteur et, sans répondre, se glissa dans la foule qui s’écoulait en chantonnant. -À demain soir! -À demain soir! -Il y aura encore nuit d’orgie à la tour! Matraque, resté tout penaud, fut réveillé par cette dernière phrase. Il glissa un coup d’oeil circulaire. La place s’était vidée comme par enchantement. Mais le Béarnais remarqua qu’entre la colonne élevée en mémoire de la décollation du comte de Saint-Pol et lui se profilait une ombre géante autant que filiforme. -Est-ce vous, baron? demanda-t-il sans oser bouger. L’ombre répondit: -Si c’est moi? tripes et boyaux! Et comment ne serait-ce pas moi, sang de vipère!... Baron Botan, barbotantinettez-vous? -C’est que j’aurais pu me tromper... J’avais déjà cru reconnaître à l’instant... -Qui cela? -M. le chevalier. -Mon intrépide vainqueur? pieds de baleine!... Et vous vous étiez trompé?... Ce quidam lui ressemblait-il autant? -Oui, beaucoup!... À présent, je crois me souvenir qu’il ressemblait aussi à ce jeune drôle que M. le chevalier renversa sur la demi-lune du château de Chaumont. -Lorsqu’il délivra la fille de Pierre Mirot? -La petite muette des Chartreux... Oui, c’est bien cela. -Baron Botan, mon ami, déclara Courmantel, oubliant de sacrer, c’est grave! très grave!... Soupçonnez-vous à qui peut appartenir ce visage qui vous trompa? -Certainement, je viens de vous l’expliquer. -Vous ne m’avez parlé de rien de semblable, stupide baril à lard!... Je veux dire mon intelligent et charmant camarade... Ce sosie, que Satan harponne! ne doit, ne peut être que l’abominable Coeur-Volant. -Ventre de puce! -Paix! Paix! gardez-vous de jurer, sacré tonnerre de tous les temps! ce sont de déplorables habitudes; et, croyez-moi, si Coeur- Volant est à Paris, sans tarder il nous faut retrouver et avertir M. le chevalier d’Arma. Si, d’une chanterelle trop bandée, un premier fil vient à se rompre, les autres suivent l’exemple. Il en va de même pour nos cordes morales; si l’effort qu’elles doivent supporter progresse sans arrêt, viendra toujours un moment où elles casseront. Ce moment était arrivé pour la marquise Marie. Après le départ de Coeur-d’Amour, une scène inouïe avait eu lieu entre elle et le seigneur de Villeneuve, en présence de leur fille. Le Grand Marquis, revenant sur la prétention déjà émise par lui, avait carrément désigné Roland de Savoie-Nemours comme étant son futur gendre agréé. Marie s’était dressée, vaillante pour la lutte, affirmant son droit de défendre Solange contre un prétendant que sa clairvoyance lui montrait comme suspect, mais elle avait été seule à batailler; malgré sa formelle promesse, Solange, détournant les yeux, était demeurée silencieuse. Et puis le Grand Marquis était parti en claquant les portes, comme un goujat; en criant encore de loin, avec une cynique méchanceté, qu’il saurait faire plier l’épouse révoltée et affirmer sa volonté. Tout cela n’aurait été que peu de chose si la marquise avait pu reprendre sa fille sur son sein, la cajoler, lui démontrer combien un pareil mariage serait funeste. Hélas! aucune douleur ne devait lui être épargnée: Solange s’était éloignée dans le sillage de ce mauvais homme dont elle partageait les idées et qui n’était pas, qui ne pouvait pas être son père. Plus tard, de sa fenêtre, Marie avait pu apercevoir Solange s’entretenant avec un jeune gentilhomme dans le parc. Pourquoi frissonna-t-elle? De loin, ce gentilhomme, comme tournure et comme taille, avait un peu les apparences de Bernard d’Arma, le vivant portrait de Blanche d’Armagnac, sa soeur. Pourquoi eut-elle l’impression qu’il ne pouvait exister rien de commun entre ces deux jeunes gens?... Que le premier lui serait fatal, et qu’elle aimerait le second? Plus tard encore, l’ombre de la nuit commençant à noyer les bosquets aux bourgeons gros de sève, sans parvenir à dévisager les deux interlocuteurs, elle avait intercepté quelques bribes d’une conversation tenue entre miss Huming et un inconnu; le même sans doute, avec lequel la Villeneuve s’entretenait précédemment. Horreur! des rares mots saisis au passage, il lui avait été possible de reconstituer cet ensemble effrayant: Solange s’était laissée prendre aux beaux yeux du duc de Nemours et consentirait à le suivre s’il jugeait opportun de feindre un enlèvement. Ç’avait été le coup de grâce pour la noble femme, le sang refluant de son coeur à sa tête, elle avait perdu connaissance en tombant tout d’un bloc... Combien de temps cette syncope dura-t-elle?... Des heures passèrent. Dans la chambre envahie par l’obscurité régnait le silence le plus absolu. Enfin, la vieille Peyragude, inquiète de ne pas voir sa maîtresse descendre à la salle à manger, se hasarda à monter. La lumière qu’elle apporta éclaira la marquise étendue tout de son long et respirant à peine. -Bonne Vierge! s’écria-t-elle en se laissant tomber à genoux. Faut-il qu’il y ait des gens assez sans organe pour empeiner ainsi Sa Seigneurie... Quoi donc qu’on a pu lui faire? » Noble dame, ajouta-t-elle en secouant sa maîtresse avec une vigueur qui n’avait d’égal que son dévouement. C’est t’y qu’on vous a core chagrinée?... Réveillez-vous, Saint-Sauveur! ou j’m’en vais quérir un physicien... Bonté du ciel!... Ce que c’est que notre pauvre guenille de corps... en v’là un qu’est quasiment passé! Si Françoise ignorait l’usage des sels, sa poigne valait tous les révulsifs de la terre. Mme de Villeneuve-Marsan, délacée et frottée d’importance par la candide Françoise, dut enfin revenir à la vie, en même temps qu’au sentiment de la douleur. -Merci, ma bonne, fit-elle en se relevant avec l’aide de la Peyragude, quelle heure est-il? -Pas loin de nonante heures de nuit, noble dame. Ne viendrez-vous point souper? La marquise s’assit devant une petite table et se prit la tête entre les deux mains. -Doit-on autant souffrir pour mourir! murmura-t-elle. Du coin de son tablier, la vieille essuya une larme. -De vrai, pensa-t-elle, Monseigneur n’est plus à c’t’heure comme autrefois. La noble dame s’en désespère. Ce que ça vous désemparfume un homme, la paille humide! -Ange est-elle rentrée chez elle? -Oh! certainement, Seigneurie. Elle doit même dormir sur les deux oreilles, la chère âme... Sa lumière est éteinte. -Monsieur le marquis, que fait-il? -Il est avec ses singuliers amis... Il bamboche!... Oh! pardon!... noble dame, ça m’a t’échappé... Parce que Peyragude me disait à l’instant: «Vois-tu, Françoise...» -C’est bien, ma bonne, coupa la marquise, vous pouvez vous retirer... Dès que la porte se fut refermée sur le dos de la dévouée bonne femme, le visage de Mme Villeneuve-Marsan se convulsa, revêtit une expression d’inexprimable effroi. -Mon Dieu! supplia-t-elle en joignant ses mains glacées, m’abandonnez-vous? Vous détournez-vous de moi?... Ne me suggérerez-vous pas le moyen d’empêcher ce malheur, de déjouer cette ténébreuse conspiration?... On veut me prendre ma fille, et ma fille est consentante... Sauvez-la! rendez-la moi! Peut-être qu’une réponse secrète vint lui rendre quelque espoir, car elle sourit tristement en pensant: -Les ravisseurs n’entreprendront rien cette nuit... J’aurai le temps! Alors, comme le soir de son arrivée à Paris, tout naturellement, la malheureuse femme se laissa gagner par une mélancolique rêverie. Quelle pitoyable existence avait été la sienne. Si ses songes de jeune fille s’étaient réalisés tout d’abord; si, après son mariage avec Jacques, minute exquise! la Providence avait mis le comble à ses voeux en fécondant son sein, en lui donnant, générosité divine, deux chérubins en même temps, quel terrible réveil avait mis fin à son court bonheur! Son lot dans la vie se décomposait ainsi: pour un quart d’heure de paisible joie, une journée de deuil et de larmes. Bien souvent, cherchant à la réconforter, son chapelain, l’indulgent et candide dom Matéo, s’était efforcé de lui faire entendre que le Très-Haut devait la tenir pour sa plus chère fille, si sa main s’appesantissait sur elle avec tant d’acharnement. -Frappez-vous la poitrine, noble dame, avait-il coutume de dire; glorifiez-vous d’être tendrement regardée par celui qui châtie seulement ceux qui lui sont chers et, dans une oraison jaculatoire, répétez comme Job: «Le Seigneur m’avait tout donné, il m’a tout ôté, que son saint nom soit béni!» La marquise Marie n’était pas suffisamment détachée des choses d’ici-bas pour se conformer à ces exhortations mystiques. Bénir le Seigneur de sa cruelle tendresse lui eût paru d’un monstrueux égoïsme. Elle avait un coeur humain. Mais qu’avait-elle donc fait pour attirer sur elle et sur les siens d’aussi impitoyables calamités? D’abord l’enlèvement de sa petite Ghislaine, son blond trésor; puis l’arrestation de Jacques, son exil à elle et dix années de séparation lamentable, de réclusion, avec, pour seule compagne, Solange à élever, Ange, sa dernière fille. Qu’avait-elle fait? Sa conscience, consultée, ne lui reprochait rien, rien! Sa mémoire, cependant, lui rappelait certains détails de sa vie passée alors que, jeune épouse, elle avait un tabouret chez Catherine de Médicis. L’infâme parfumeur de la reine, son amant, enfin René le Florentin, s’était laissé aller à la regarder, elle, Marie, avec complaisance. Et une fois, rien qu’une fois, alors qu’elle avait dû échancrer sa guimpe en conformité de l’étiquette, l’oeil fauve de l’empoisonneur avait semblé frôler ses blanches épaules d’une flamme concupiscente. Oui, oui! de ce regard avilissant débutait la suite ininterrompue de ses malheurs. Catherine, qui fermait les yeux sur les vagabondages de René, lorsque ceux-ci se déroulaient au travers des évaporées de son escadron volant, s’était sentie piquée au vif d’avoir pour rivale -pour rivale, ô honte! -une épouse sans reproche, une mère modèle. En douce chrétienne, bien des fois, du fond de son coeur, Marie s’était promis de pardonner à cette reine sa froide férocité, au cas où celle-ci viendrait à s’en repentir un jour. Un instant, elle avait pu croire que l’aube radieuse de ce jour se levait enfin. Son rappel de Bonaguil, coïncidant avec la grâce et le retour du Grand Marquis, était bien fait pour l’entretenir dans cette illusion. Hélas! ce dernier et trompeur espoir venait de s’écrouler dans un fracas de tonnerre. -Tout est fini! gémit-elle. » Dès l’abord, mes sentiments intimes se sont révoltés. Est-ce instinct ou pressentiments? Cet homme, cet homme qui tient ici la place de mon seigneur et maître, n’a pu m’abuser bien longtemps sur le mensonge de son identité. Malgré sa ressemblance avec mon Jacques, malgré la précision des souvenirs évoqués par lui, le subterfuge était trop grossier! » Il ignore l’existence du passage secret, ce sosie du plus fier des chevaliers; il s’entend avec miss Huming pour affoler et détourner Solange... C’est une nouvelle invention de Catherine, une invention qui passe en ignominie toutes les autres! » Dans quelle boue l’Italienne va-t-elle donc chercher ses créatures? » Comment ne suis-je pas tombée foudroyée en constatant combien mes cauchemars les plus noirs prenaient corps sous la seule forme qui avait chance de rendre ma révolte sans effet? » Terrassée, je me suis dit: «Si celui-là a pu prendre la place de Jacques, c’est que Jacques est mort!» » Mais je luttais encore contre cette horrible pensée; elle refusait de s’implanter en mon esprit... J’avais, pour la combattre, deux raisons également réconfortantes: en premier lieu, le bruit entendu, ce déclenchement d’un ressort derrière la tapisserie du Primatice; en second lieu, la vision de ce chien, qui n’est pas un fantôme puisqu’il est voleur et a culbuté Françoise, de ce chien cherchant un abri précisément dans le soupirail qui correspond à la cave fermée. » Et puis le récit fait par ce jeune cavalier est venu fortifier mes doutes. » Ah! comme il m’a réconfortée, ce fougueux Bernard d’Arma, -ce portrait de Blanche, -comme il a fait bondir mon coeur en retraçant les péripéties héroïques de l’évasion, du combat gigantesque d’un captif miné de fièvre et d’un enfant contre une armée d’assassins. » Et l’autre ne paraissait pas comprendre, -le pouvait-il, ce ridicule pantin, cet orateur de carrefour affublé de la peau du lion? Et je le voyais se contorsionner en faisant une laide grimace, car il pensait: «L’affaire se gâte! Je vais avoir à passer un vilain quart d’heure si le Grand Marquis, le vrai, est vivant!...» La marquise Marie sursauta comme si ce dernier mot, prononcé par une autre voix que la sienne, -une voix ironique! -venait de la faire rentrer dans la sombre réalité du présent. -Vivant! répéta-t-elle en cherchant à refouler les sanglots qui déchiraient sa poitrine. Je le croyais, mon Dieu! Je m’efforçais de le croire, mais je ne le crois plus! » Si Jacques s’était échappé de Vincennes, s’il avait pu fuir, en déjouant les entreprises meurtrières, s’il était vivant... ô martyr du Calvaire! s’il était vivant, pourrait-il ne pas être ici? Pourrait-il, nous sachant sa fille et moi désolées, réduites à subir les exigences de misérables assoiffés d’argent et d’honneur, pourrait-il nous avoir abandonnées?... » Non! pour que mon Jacques ne soit point venu au secours des siens en passant par là! -son doigt tendu désignait la Chasse de saint Hubert -pour qu’il ait failli au plus sacré de ses devoirs!... c’est que mon vaillant seigneur a été traîtreusement frappé en chemin!... c’est que le grand amour de ma vie s’est éteint loin de moi!... Cette fois, je suis bien veuve! Elle se tordait les mains... elle râlait. -Mais si mon coeur d’épouse est brisé! clama-t-elle sourdement en crispant ses doigts sur sa gorge haletante, mon coeur de mère doit souffrir encore! Des gouttelettes de sang perlèrent sur l’ivoire de son sein: comme la griffe d’un écorcheur, chacun de ses ongles avait fait un trou! Cette chaude rosée fit du bien à la malheureuse, elle retrouva un peu de lucidité au milieu de sa lamentable détresse. Sa fille! c’était sa fille qu’il s’agissait de sauver maintenant! Tout croulait autour de Mme de Villeneuve. Elle était seule à accuser le Grand Marquis d’être un imposteur; à l’accuser tout bas, car, au premier mot prononcé, sa démence n’aurait fait l’ombre d’un doute pour personne. Sans aller jusqu’à se retrancher derrière cet axiome: possession vaut titres! le misérable s’était si bien grimé, s’était si parfaitement identifié avec le prisonnier de Vincennes que tous ses vieux serviteurs, gens fidèles pourtant, n’avaient eu aucun doute sur sa personnalité... Ange, Ange elle-même, avait déjà franchement pris parti pour ce père de contrebande, contre sa mère. Marie se sentait définitivement condamnée, parce qu’elle était seule. Elle qui, depuis dix ans, buvait goutte à goutte le calice, allait-il donc lui falloir en absorber la lie? D’une nature à combattre jusqu’à la dernière extrémité, elle fouillait son cerveau et n’y trouvait qu’un vide de néant. Ah! si son Jacques avait été là! Mais elle était seule, je vous le répète, toute seule! Telle la chanterelle dont il a été question aux premières lignes de ce chapitre, son énergie se tendait désespérément. Sa fille, son Ange, était perdue si elle ne faisait amende honorable, si elle n’implorait le secours de l’Italienne, sa pire ennemie. -Oh! jamais! cria-t-elle. Jamais cela! Jacques me maudirait dans sa tombe!... Cette femme l’a tué! Alors Solange! Dans ses bonds désordonnés, son coeur de mère toucha la corde... Du coup, celle-ci se rompit. Foin de la dignité... adieu la fierté!... Il fallait mentir à la haine et vider la coupe d’amertume! Ce courage effrayant, une mère seule pouvait l’avoir! Brusquement décidée, le feu de la fièvre ayant séché ses larmes, la marquise Marie saisit une plume et, fébrile, écrivit. Son orgueil devait abdiquer d’une façon définitive, absolue, car la plume courut jusqu’en bas de la page sans une hésitation. Sa signature apposée, la noble femme souleva le feuillet pour le relire à haute voix. À cette minute précise, derrière la tapisserie de haute lice qui masquait aux yeux la porte dérobée, un bruit imperceptible se fit. On eût dit qu’une main invisible cherchait à tâtons le secret du panneau. La marquise n’entendit pas, tant elle était absorbée par sa lecture. «Reine puissante! -disait son placet -Souveraine glorieuse et généreuse Majesté, c’est une de vos anciennes dames d’honneur, une femme coupable de n’avoir pas su reconnaître, comme elle le devait, la gracieuse faveur dont vous vouliez bien la couvrir; c’est une humble sujette repentante qui vient se jeter à vos pieds et vous demande merci! «Jacques de Villeneuve-Marsan, mon époux bien-aimé, vient, m’a-t- on dit, de rendre sa belle âme à Dieu! Je le pleure et ne devrais penser qu’à lui. Mais c’est alors que mon coeur navré saigne de cette inguérissable blessure, c’est au milieu du plus affolant des deuils que l’on cherche à m’enlever ma fille! «On vous a dit, reine compatissante, on vous a dit Marie de Villeneuve est dans la joie, son mari lui a été rendu. On a dû vous le dire, n’est-ce pas? Et votre admirable sollicitude s’est réjouie de me savoir heureuse. «Je ne suis pas folle, non, je ne suis pas folle en vous criant l’horreur de ma détresse sans nom, car cet homme est un vivant mensonge. Une infernale magie, en lui livrant le secret de mon malheur, lui a permis d’user de sa ressemblance avec le défunt marquis pour se substituer à lui, pour agir et commander au nom du mort dont il semble être la réincarnation au physique, non au moral! «Or, savez-vous ce qu’il veut faire, reine magnanime? Il veut, ce spoliateur du loyal et malheureux trépassé, il veut m’enlever Ange, ma fille, mon dernier espoir, ma seule raison de vivre! Il veut faire marché de son corps, après avoir déjà fait ravir son coeur! «Au secours! Madame, au secours! Prosternée, je vous implore... je baise vos genoux... Je laisse sur eux couler mes larmes! «Au nom de la Divine madone qui, en votre oratoire, tient entre ses bras le bambino-Dieu, écoutez la prière d’une mère, mère royale, conservez-moi mon Ange et, jalouse de vous prouver sa reconnaissance infinie, pour vous, pour les vôtres, la plus humble de vos servantes sera toujours prête à tout! «MARIE DE VILLENEUVE-MARSAN.» Après avoir plié et cacheté cet appel pitoyable, Marie se disposait à le faire porter à l’hôtel de Soissons par un des jeunes Peyragude, lorsque, par sa fenêtre ouverte et semblant venir du coin le plus éloigné du parc, arriva jusqu’à elle un cri apeuré. -Ange! c’est la voix d’Ange! gémit la mère. Cette trahison à mes plus sacrées convictions serait-elle inutile? aurais-je trop tardé? Elle se dressa d’un bond et, abandonnant sur la tablette la preuve de sa honteuse renonciation, elle s’élança vers la porte, dont elle franchit le seuil en courant. La tête nue, insouciante du danger qu’elle pourrait avoir à affronter, sans penser à refermer sa guimpe, à voiler sa gorge zébrée de meurtrissures, Marie volait au secours de sa fille. Par la fenêtre arrivaient les bruits de rumeurs diverses, on courait dans le parc; de l’aile orientale partaient des rires, des chansons à boire, vers la rue de Beaune, des cavaliers s’éloignaient au grand trot: la chambre à coucher demeurait déserte. Cette immobilité fut bientôt troublée. Silencieusement, la muraille que recouvrait cette tapisserie représentant la chasse de Saint-Hubert se prit à bouger soudain; le panneau mobile glissa sur ses rainures et, un courant d’air s’établissant entre le passage ainsi démasqué et la croisée, la flamme de la lampe eut des hoquets. Dans la profondeur du trou noir, un mouvement se fit. Un instant, la silhouette d’un homme de haute taille se profila sur l’ombre. Ce génie des murailles ne fit pas un pas vers la lumière. Il se contenta de murmurer, comme se parlant, à soi-même: -C’est assez de souffrance et c’est trop permettre... Ce mensonge arraché à l’angoisse maternelle n’ira pas à son adresse... Ah! ce que Catherine rirait si cette sainte relique de l’abnégation venait à choir entre ses mains ensanglantées! Il siffla. À ses côtés, mais assez avancé pour être éclairé par la lampe, se montra un chien aux longs poils mal soignés. Le singulier visiteur passa sa main sous le revers de son col, saisit un cordonnet de soie qu’il brisa d’un coup sec et retira une sorte de sachet de peau souple assez gonflé, qu’il tendit à son compagnon en disant: -Sur la tablette!... Va! Intelligent, quoique vilain pour un barbet, l’animal saisit l’objet entre ses mâchoires et, sans se tromper, alla le déposer auprès de l’enveloppe. -Et le placet? Le regard simili humain du bon toutou s’effara. -Le placet? sembla-t-il demander. J’ignore quel est ce genre de gibier! -Croix du Christ! Grain-de-Raison, ne fais point la bête. Apporte le papier!... apporte! Prestement Grain-de-Raison, notre vieille connaissance, happa sur la table la supplique à la reine-mère et se replongea dans l’ombre du couloir. Sans bruit, derrière lui, le panneau revint à sa place primitive, reconstituant en son entier la scène où le patron des chasseurs retient son épieu en apercevant la croix lumineuse entre les bois du cerf. XVI ARRESTATION DE COEUR-VOLANT. Les ordres écrits par Louis de Villequier, sous la dictée de Salem-Kébir, avaient été montrés au roi par Mammouth-le-Rouge et l’on doit se rappeler que le monarque, terrifié, s’en était remis entièrement à la sagacité de son mage pour prendre les mesures les plus urgentes. Armé des instructions grosses de conséquences libellées par le chancelier et avec l’assentiment de son royal sire, l’homme rouge avait fait diligence car, dans le même temps, des courriers, expédiés en hâte, s’étaient transportés chez le grand prévôt, chez le procureur au Grand Châtelet et chez le prévôt des marchands. On sait comment ce dernier s’était empressé de répondre au bon plaisir du roi en faisant lire une proclamation au peuple assemblé sur la Grève. Jean Bussy-Leclerc et le seigneur d’Estouteville n’avaient pas été moins prompts à s’exécuter, et Roland, le beau Roland qui, dans la haute situation qu’il occupait à la cour, pouvait se croire à l’abri de semblable aventure, s’était vu cerné par une troupe d’archers au moment où, revenant de son excursion dans le parc de Villeneuve, il regagnait son pied-à-terre de la rue Pet-au-Diable, où l’attendaient quatre cavaliers soigneusement masqués. Sa confiance en soi était telle qu’au premier abord il se méprit sur la qualité de ses agresseurs. -Au large, drôles! cria-t-il en dégainant. -Au nom du roi, monseigneur, lui fut-il répondu, veuillez remettre votre épée! -Corbac! fit-il sans se déconcerter, est-ce une gageure, monsieur le grand prévôt? où avez-vous bien réellement reçu la mission de me chercher pouille? -Ce n’est point une gageure! -Puis-je savoir de quoi l’on m’accuse? -Monseigneur, dit avec hésitation le puissant magistrat, l’accusation me paraît tellement invraisemblable... -Ah! voilà qui me raccommode avec vous, d’Estouteville. Parlez sans ambages, et peut-être pourrai-je lever vos doutes, éclairer ce qui vous semble obscur. D’un geste, le magistrat fit écarter les archers, puis, à mi-voix, il prononça: -La lettre de cachet, monseigneur, concerne un certain Landro Mansour, dit Coeur-Volant... -Alors, voyez ailleurs! Ne suis-je pas Savoie-Nemours. -Précisément, monseigneur. Le mandat ajoute: et se faisant passer pour le duc de Savoie-Nemours!... Roland éclata de rire. -Ami, gouailla-t-il, je pourrais vous répondre par l’arrêt du Parlement rendu en ma faveur... -C’est vrai! C’est vrai! -Je pourrais vous dire que vous jouez là un jeu dangereux, car ces messieurs sont pointilleux et se défendront d’avoir pu commettre une ânerie de cette importance. Mais, comme je vous vois sincère et très désireux de mettre la main sur le véritable Coeur-Volant, consentez à me laisser entrer quelques instants seul dans ma maison et je n’en sortirai que pour vous mener là où le bandit doit être à cette heure. -Vous le connaîtriez donc? -La renommée n’a pas été sans me faire savoir que son visage est en tout semblable au mien. Ce n’est point là mince mortification pour ma fierté, croyez-le... » Cependant, j’en avais pris mon parti et n’aurais jamais songé à le dénoncer, si le coquin ne poussait l’audace, je crois l’avoir compris dans vos paroles, à ce point de vouloir passer pour moi- même. » Est-ce accepté, ami d’Estouteville? Le grand prévôt s’inclina et Roland put franchir la grille devant laquelle les archers vinrent se ranger. Le duc Roland -ou Landro Mansour, puisque nous n’ignorons pas sa véritable personnalité -n’avait jamais pardonné à Phtah d’avoir falsifié le visage de son frère Néré comme le sien propre. Des rêves insensés de l’Égyptienne il s’était promis de ne favoriser que ce qui se rapportait à lui seul. D’une puissance d’assimilation excessive, cet enfant des tentes nomades n’avait eu aucune peine à se trouver à son aise sur les marches du trône. Mais il était Coeur-Volant avant tout, c’est-à-dire égoïste jusqu’à la férocité et sanguinaire, il pouvait le devenir jusqu’au fratricide. Toujours il avait détesté son frère, être sensible et pusillanime que la folie maternelle de Phtah accrochait à ses talons comme un héritier tout prêt à le remplacer s’il venait, lui, à disparaître. Ce soir, Roland se savait attendu, il voulait enlever la Villeneuve! Coûte que coûte, il lui fallait déblayer sa route. Son esprit diabolique s’était empressé de lui en suggérer le monstrueux moyen. Dès qu’il eut passé la grille, il demanda, s’adressant à l’un des quatre cavaliers masqués: -Ismaël, Néré a-t-il reçu mon message? -Il l’a reçu, seigneur. -A-t-il suivi mes instructions? -La reine des gypsies ne lui aurait pas permis de les enfreindre! -Alors, il doit s’être costumé en gentilhomme? -Il porte un vêtement tout pareil au vôtre, seigneur. Sur la Grève, mélangé aux bourgeois, il fait courir le bruit que la fête aura lieu à la tour de Nesle. -Ah! ah! Néré, pensa le faux duc en rugissant intérieurement d’une joie mauvaise, puisque Phtah a eu la louable idée de te tenir en réserve pour me remplacer, le cas échéant, je vais lui procurer cette joie sans tarder et te servir un plat de ma façon, mon gentil cadet! Puis, revenant à la grille, il ajouta: -Ne sortez pas avant quelques instants, vous autres. Rendez-vous dans une heure rue de Beaune, à la petite porte du parc de Villeneuve... De la tenue, surtout!... Il ne faudrait pas que l’on puisse vous confondre avec les bandits de Coeur-Volant qui, cette nuit même, sera écroué dans les cachots du Grand-Châtelet! Dans la rue, il prit le bras de M. d’Estouteville confondu. -Marchons, ami, c’est tout près, sur la Grève... Je vais vous mettre à même de remplir votre mandat en me débarrassant d’un odieux sosie... * -Il faut retrouver M. le chevalier d’Arma et l’avertir de la présence de Coeur-Volant à Paris, avait dit Courmantel. Cette recherche n’était pas des plus faciles. Le gros écuyer, se grattant la tête, en fit l’observation: -Au surplus, baron, ajouta-t-il, monsieur le chevalier est un brise-tout auprès duquel on risque perpétuellement de récolter des horions. Je suis paisible et pas héroïque pour un sol, moi... Afin d’éviter les daguades, arquebusades, estocades et autres cadeaux du même fût , je vous tire ma révérence. Indigné de tant de couardise, le matamore lui porta un coup de poing en plein visage. -Parez donc celui-là, baron Botan. Le fils de Gourdin chancela sous le choc et répondit sans se fâcher: -C’est fait! Courmantel, ahuri de tant d’aplomb, regardait le nez tuméfié de son compère. -Paré? gronda-t-il, vous avez paré ma botte? Et cette nasarde? -Précisément, c’était ma parade... une parade de pif! L’ex-bandit bénévole se prit les côtes. -Un instant! l’arrêta Matraque, était-ce sérieux? -Mais oui. -Tant mieux, conclut l’écuyer, car je déteste la plaisanterie!... Maintenant je vous suis... Tous trois, y compris Muletmio, s’engageaient déjà dans la rue du Crucifix-Saint-Jacques pour gagner la vallée de Misère, lorsqu’une lointaine et immense clameur les força à se retourner. Au delà de l’hôtel des Corporations, la foule naguère occupée sur la Grève, se pressait le long des berges du port au Foin. Il devait y avoir forte émotion, bataille même, car les femmes fuyaient en levant les bras en l’air et criant: -Les archers n’en viendront pas à bout! -Malheur sur nous! Coeur-Volant allume les pailles! -Alerte! baron, souffla Courmantel. Si l’on arrête Coeur-Volant, par les tripes de dame Prospère! il nous faut être là pour nous en assurer. Et, déhalant Matraque, qui lui-même remorquait son mulet, Courmantel fut bientôt en pleine cohue. M. d’Estouteville et ses archers avaient abordé le port au Foin par la rue des Longs-Ponts, et, le hasard servant Roland, ce dernier avait pu désigner le premier personnage rencontré en disant: -Paris va brûler! La chance est pour vous, seigneur mon ami; voyez si celui-là singe en tout ma personne? Je vous le livre! C’est le seul, l’unique Coeur-Volant! La meute prévôtale s’était alors élancé à la poursuite du gentilhomme que Matraque, un instant, avait pu confondre avec son maître. Mais ce n’était point un gibier facile à forcer; sa prise devait coûter gros. En effet, se voyant désigné par son frère, et croyant qu’il s’agissait tout simplement d’entraîner les soldats sur une fausse piste, Néré, lançant le cri de ralliement des bohémiens de Chaumont, s’était jeté sur la plus proche des passerelles conduisant aux chalands chargés de paille. Dix ou quinze sacripants le suivirent, tandis qu’un nombre égal s’occupait de porter le désordre dans la foule. Bientôt ce fut un concert de lamentations qui se changea en un sauve-qui-peut général lorsqu’une éblouissante gerbe de flamme jaillit du fleuve, déversant sur les berges un épais nuage d’âcre fumée. Les commères avaient eu le pressentiment de ce qui devait arriver. Le redoutable maltôtier venait d’incendier les meules flottantes et, leurs câbles rompus, celles-ci partaient à la dérive. À la lueur des huit torches gigantesques qui descendaient lentement vers le pont Notre-Dame, on assista à des scènes de navrant désespoir. Tous couraient, tous se heurtaient, ne sachant où donner de la tête. Les archers, tout à leur devoir, augmentaient encore la confusion en pourchassant le bandit échappé aux brûlots. Sans l’énergie extraordinaire déployée par le duc de Savoie- Nemours, Coeur-Volant n’eût pas été pris. Ce fut lui-même qui l’arrêta sans coup férir et le remit aux mains de M. d’Estouteville. Des visionnaires -il s’en trouve partout -affirmèrent depuis avoir remarqué que le scélérat avait cessé toute résistance au premier attouchement de la main du duc. Courmantel et Matraque arrivaient. Ils virent passer le prisonnier, emmené par les gardes et solidement garrotté. -Bonne capture, dit l’écuyer. -Qui sait? répondit sentencieusement Courmantel, dont le regard allait alternativement du captif au duc Roland. Qui sait, cinq mille testons borgnes! lequel de ces deux-là est le vrai Coeur- Volant? Tandis que l’escorte se hâtait vers le Grand-Châtelet, de courageux mariniers montés sur des barques s’élancèrent à la poursuite de l’escadrille enflammée; mais comment accrocher ces brûlots dont on ne pouvait approcher tant la chaleur qu’ils dégageaient autour d’eux était intolérable. Du pont Notre-Dame, les habitants des maisons suspendues sur le fleuve jetaient des pierres, tiraient des coups d’arquebuse, avec l’espoir qu’une balle ou un silex parviendraient à crever la coque du plus avancé des chalands incendiaires. Rien n’y faisait, le fléau, déjouant toutes ces ruses, continuait à dériver. Soudain il atteignit la jetée avancée des tonneliers, se colla aux piliers de bois qui prirent feu. Alors, ce furent des gémissements, des cris de terreur, des invocations à tous les saints. Le sang-froid n’existant plus, la vaillance devenait inutile, la lutte fut abandonnée. On laissa l’élément destructeur commencer ses ravages et, comme les habitations du pont semblaient devoir servir d’aliment au fléau, comme celles des quartiers avoisinants allaient avoir aussi à en souffrir, les déménagements par les fenêtres commencèrent. En cette circonstance, les gens de la petite flambe se montrèrent pleins de complaisance et prêtèrent leur gracieux concours à d’innocents bourgeois qui, est-il besoin de le dire, ne revirent jamais les objets mis en sûreté par ces trop obligeants inconnus. Le débarcadère s’étant écroulé, on s’aperçut alors seulement que la chaîne de protection avait été tendue en avant du pont. Les brûlots s’y arrêtèrent en file de parade et achevèrent de s’y consumer sans menacer les maisons. Qui avait eu le bon esprit d’embraquer cette chaîne? Certains voulurent se renseigner en examinant le treuil raidisseur et purent lire, écrit au charbon sur son plateau, ce mystérieux distique: Muletmio, Mantel et le baron Botan, Ici mirent un frein au feu de Coeur-Volant! Courmantel était un indépendant redouté, donc connu; le baron Botan, partisan probable du roi de Navarre, avait déjà été décrié un peu partout par La Palice, hôtelier des Trois Couronnes, mais on ignora toujours à quel parti, Valois, Guise ou Béarn, pouvait bien appartenir le seigneur Muletmio qui s’était inscrit en tête des trois sauveurs de Paris. * Vers cette même heure, dans la chambre à coucher de l’aile orientale, à l’hôtel de Villeneuve, tout dormait. Comme la veille, le Grand Marquis s’était retiré dans son alcôve après avoir barricadé soigneusement les portes et posté en faction, enfermés dans leurs armures, Fargas l’idiot, et Os-à-Moelle. Même sa garde prétorienne s’était augmentée d’une unité, car, pacha sans scrupule, pour punir la Tétasse d’une infraction aux règles de l’étiquette, il avait rengainé son mouchoir et exilé loin de sa couche l’unique sultane de son harem. Enveloppée dans la nappe tombée à terre, la laide maritorne ronflait en pressant à deux mains, sur son coeur, un énorme flacon de liqueur levantine qui, à l’occasion, pouvait se transformer en arme redoutable. Les deux truands, s’étant accoutumés à la mauvaise position, reposaient verticalement entre les parois des vêtements d’acier. Seul, bien qu’il fût le moins mal loti, le Grand Marquis, à l’abri de ses courtines, s’agitait dans son sommeil. Il devait être visité par de mauvais rêves. L’air que l’on respirait dans cette chambre fleurait un parfum de mauvais lieu. On y avait soupé malproprement, surtout on y avait bu sans mesure. Les flambeaux s’étaient éteints les uns après les autres, exhalant vers le plafond leur âme de fumée. Dernière survivante, une lampe de torchère brûlait encore. Dans cette semi-obscurité immobile, dont les modulations du nez de la Tétasse troublaient seules le silence, un pan de muraille s’ouvrit soudain en produisant un bruit trop léger pour troubler le premier sommeil de nos ivrognes. On n’a pas oublié à quelle ordonnance de symétrie originale avait obéi l’architecte de l’hôtel en ménageant, dans ses murailles évidées, tout un système de communications dérobées, dont le point de départ prenait dans une cave indépendante des sous-sols. Ce souterrain, en effet, était creusé sous la cour d’honneur et séparé des caveaux utilisés par toute l’épaisseur des substructions de l’édifice. C’est là que, depuis deux jours, le véritable évadé du donjon de Vincennes, le second client de l’étuviste Jonas, le Gaulfarault fêté à la cour des Miracles pour avoir renversé l’écriteau royal, avait établi son quartier général, n’ayant pour toute compagnie que le fantaisiste lieutenant de Courmantel, le seigneur Grain-de- Raison. C’est là qu’il avait pu vivre sans trop pâtir, grâce aux habiles extorsions culinaires pratiquées dans les cuisines par le barbet. Et c’est de là que tous deux, circulant dans les corridors secrets, comme le sang se meut dans nos artères, avaient été à même de surprendre tout ce qui se passait, tant dans l’appartement de la marquise que dans celui du Grand-Marquis. Car si la galerie intra muros traversait, au premier étage, tout le corps de logis, c’était pour aboutir, dans l’aile occidentale, derrière la tapisserie attribuée au Primatice, et, dans l’aile orientale, au revers d’une tenture toute semblable, mais, celle- là, portant la manière de Tintoret. Le panneau mobile de cette dernière s’ouvrit donc, découvrant un trou rempli d’ombre, puis, successivement, parurent le chien et l’homme qui avaient été prendre, à l’autre bout de l’hôtel, la supplique destinée à Catherine de Médicis. Le premier s’en fut flairer les deux armures habitées par les argotiers, puis revint vers la table sous laquelle il tomba en arrêt devant la nappe dont la draperie recouvrait la Tétasse et les reliefs du festin, fraternellement confondus. Le second referma soigneusement la porte secrète, alla décrocher la torchère encore allumée et pénétra sous les rideaux de l’alcôve. Là, après avoir déposé sa lampe sur la table de veille, il se pencha sur la couche et se mit à considérer avec une attention soutenue le visage du Grand Marquis. -Voici qui passe toute croyance! fit-il entre haut et bas; sous sa barbe postiche et sous sa perruque grisonnante, ce vil coquin semble s’être glissé dans la peau d’un honnête gentilhomme... Vrai, si mon respecté père vivait encore, mis en présence de ce noble faciès, il aurait quelque peine à distinguer entre lui et moi lequel est son fils. De fait, la lampe torchère éclairait moins deux visages que deux fois le même visage. Car l’ancien prisonnier de Pierre Mirot, le savant magnétiseur de la gentille Gloriette -était-ce subterfuge ou magie? -portait à nouveau cette belle barbe et cette crinière léonine que nous vîmes tomber, naguère, sous les ciseaux du juif Jonas. Son examen terminé, il s’assit sur le lit en repoussant avec dédain tout l’arsenal apprêté en vue d’une surprise, puis il se pencha sur le dormeur. Alors commença une lutte étrange... Ce n’était plus le sommeil magnétique qu’il importait d’obtenir, c’était, par un procédé analogue, la recherche d’un résultat diamétralement contraire: l’appel au réveil silencieux! Des prunelles de l’arrivant partaient de minuscules éclairs, qui pénétraient en zigzagant au travers des paupières du marquis. Ce dernier en parut ressentir tout de suite les brûlures. Il se contorsionna, grogna et, brusquement, ouvrit les yeux. Ce que son premier regard découvrit se rapportait si bien à son récent cauchemar qu’il crut le continuer et ses lèvres pâteuses grommelèrent: -Drilles et cagous! toujours ce sale rêve! Il se frotta les paupières, puis, de nouveau, les entrebâilla avec précaution. -Infâme Gaspard Mouvette! maugréa-t-il. Aurait-il eu la baroque cruauté de me faire couler en cire... ou me suis-je dédoublé sans le vouloir? Ses mains douillettement fourrées sous les couvertures en sortirent; il se mit sur son séant pour palper le visage immobile qu’il prenait pour celui d’un artistique mannequin. Mais, dès que ses doigts connurent la perception d’une chair vivante, sa gorge s’étrangla, sa bouche s’ouvrit, énorme, pour lancer un appel désespéré aux truands dont il avait fait complaisamment d’antiques chevaliers. La main de l’audacieux visiteur, tel un couvercle de fer, obstrua ses lèvres et arrêta son cri. -Grain-de-Raison, prononça-t-il à mi-voix. Les courtines voltigèrent. Un animal velu sauta sur le lit et, en un bâillement sinistre, découvrit le double rang de ses puissantes mâchoires. -Par le Dieu vivant! méchant pleutre, intima l’arrivant; ne voulant pas me salir les mains, si tu élèves la voix, je te fais dévorer par cette bête! Le Grand Marquis n’avait garde d’insister. Sa conviction était faite... Gaspard! abominable traître! Ah! qu’il eût voulu pouvoir le donner en pâture aux crocs, celui-là! Puis, remarquant que le cerbère s’était retiré, il reprit quelque assurance et dit en saluant: -Monseigneur, je suis aise de vous voir... de vous voir en santé et mieux à votre place ici que je n’y puis être moi-même... On ne m’y reprendra plus à vouloir tâter des honneurs!... C’était un gros chagrin pour moi d’avoir à vous remplacer dans ce rôle fastidieux et horripilant. » Faut-il déguerpir?... me dissiper?... m’évanouir?... Par les menesses! ordonnez, et vous pourrez voir avec quel plaisir Gaulfarault saura se volatiliser! -Ah! fit l’autre. Tu es Gaulfarault, premier truand de la cour des Miracles, je crois? L’amphitryon valeureux d’Os-à-Moelle, de Fargas et de la Tétasse saisit ses cheveux pour saluer. Ce geste lui fit découvrir un crâne poli et luisant sur lequel tout système pileux semblait mort depuis bien longtemps. -Votre Seigneurie est on ne peut mieux renseignée, repartit-il avec une comique fierté. Nous sommes, vous et moi, les deux puissances les plus excentriques que possèdent à cette heure le royaume de France... Car si je suis, moi, prince de la pègre, souverain de l’argot et roi de Thunes! vous êtes, vous, Jacques de Villeneuve-Marsan, le Grand Marquis. On aurait pu croire que le Grand Marquis -celui qui, seul, avait droit à ce titre et que nous connaissons désormais -allait se fâcher; il n’en fut rien! Il considéra avec une hautaine majesté l’habile comédien qu’avaient choisi ses ennemis. C’était là sa caricature forcenée. Il ne pouvait lui en vouloir, puisque, après avoir été dépouillé par ce grotesque homme de paille et grâce à sa couardise, il allait pouvoir, lui, l’assassiné, travailler sous l’égide de cette affabulation et reconquérir tout ce qu’il avait perdu. -Parle franc! dit-il, qui t’a poussé à prendre cette place dangereuse? -Une noble dame au visage de vieil ivoire. -Catherine?... Je m’en doutais!... Maraud, tu n’en as pas fini avec moi!... Tu mériterais la mort pour ton imposture, mais si tu veux me servir, comme tu ne fus qu’un vil instrument, la foudre passera au-dessus de ta tête et saura frapper celle des vrais coupables!... -Pourtant, seigneur... -Tais-toi!... Tu voulais partir! tu resteras!... Ta présence ici sert mes desseins... J’ai besoin de paraître librement à la cour... De passer dans Paris la tête haute... Or, je suis mort! comprends-tu? Je suis mort!... Gaulfarault, rassuré, essaya: -Si vous ne me l’affirmiez, monseigneur, j’aurais quelque peine à le croire. -Fais silence!... J’achève!... Quoi qu’il advienne, quoi que l’on tente pour te faire sortir, tu resteras enfermé ici avec tes compagnons d’imbécile débauche... Tu ne recevras personne, personne! jusqu’à ce que je vienne te dire moi-même: Maintenant, drôle, tu peux filer! -Ah! seigneurie! pour tant de dévouement? -Pour tant de dévouement je consentirai à oublier ce que tu as fait... tout ce que tu as fait!... N’est-ce point assez, jour de Dieu! -Si... Si... -Bien!... Si l’on venait par ta faute à percer le mystère de notre entente... à me savoir agissant... tu serais brûlé vif! -Malheur et guigne! Jacques de Villeneuve se redressa. -Maintenant lève-toi et va m’ouvrir. -Mais par où vous êtes entré, vous pourriez... -Obéis! Gaulfarault ne se le fit pas répéter. Il alla remettre en place la torchère et s’empressa de débarricader la porte de la galerie. Au bruit, les truands s’éveillèrent en sursaut et voulurent s’avancer. Grain-de-Raison gronda. -Halte! commanda Gaulfarault épouvanté. À genoux, drôles! À genoux! pour baiser la trace des pas de sa Grandissime Excellence le potentat d’un tas d’États et de sa suite, qui ont bien voulu me faire visite! Les armures s’écroulèrent avec fracas, entraînant la Tétasse. Le marquis en profita pour murmurer: -Le secret... ou brûlé vif!... Souviens-toi!... Si je ne viens moi-même te prendre, tu devras suivre l’homme qui sera accompagné de ce chien... À bientôt! Puis, la tête haute, précédé par Grain-de-Raison, qui jappait joyeusement, il franchit le seuil de la grande porte. Celle-ci fut refermée derrière lui. XVII BRELAN D’AMOUREUSES. Ce qui va suivre étant le chronologique rapport de quatre-vingt- dix minutes durant lesquelles Bernard d’Arma décupla les dépenses d’une vie déjà mouvementée, on nous permettra de noter l’heure exacte qui vit fleurir chacun de ses rendez-vous d’amour. Huit heures vingt. -Veuillez me suivre, seigneur chevalier. La porte d’une élégante maison située aux environs de l’hôtel de Rouen, à l’angle des rues du Paon et des Cordeliers, venait de s’entre-bâiller au premier coup frappé par Bernard, et cette invitation à la suivre était faite au jeune homme par une aguichante soubrette. Il s’empressa de lui obéir. Tout en marchant sur les pas de son guide encotillonné, Coeur- d’Amour repassait en son esprit les événements écoulés et ceux qu’il lui importait de mener à bien, en cette soirée du 2 avril. Il arrivait de la demeure endeuillée des Entragues, ses chausses et son pourpoint portaient encore les traces de la récente escalade, mais il n’avait pas mis plus de vingt minutes à franchir la distance qui séparait le sépulcre de la morte embaumée de la maison d’Ayelle de Givors. C’était, en effet, sous le toit de la belle comtesse qu’il pénétrait à cette heure de nuit. La comtesse représentait la première maille de cette chaîne d’amour qu’il s’agissait pour lui de parcourir, sans trop s’attarder en route, afin d’arriver à la dernière maille, la seule véritablement convoitée: Solange. En cette maison, notre chevalier ne se présentait que par devoir. S’il avait accepté un rendez-vous de la maîtresse du duc Roland, c’était moins dans l’intention de faire un affront à son ennemi, qu’avec l’espoir d’obtenir, sur lui, quelques précieux renseignements. Une chose surtout le poussait à risquer ce compromis, il voulait absolument savoir quelle tare se dissimulait sous la mèche retombante dont le duc, à l’encontre de la mode, ornait son front. Étant donnée sa singulière ressemblance avec le portrait qu’on lui avait tracé de Coeur-Volant, jusqu’à preuve du contraire, il s’obstinait à confondre le premier gentilhomme de la chambre avec le bandit qu’un coup de la garde de sa rapière avait dû marquer au front d’une façon indélébile. Le matin du duel, déjà, préoccupé par cette mèche originale, Coeur-d’Amour avait interrogé Chicot. Et l’avisé gentilhomme gascon lui avait à peu de chose près répondu: -Si le bandeau dissimule un secret, chevalier, pour en connaître le déduit, adressez-vous à la belle Ayelle. Les rapprochements de l’oreiller éventent bien des mystères et, parfois, le sommeil est bavard. Tout en marchant, le maître de Matraque ruminait ce précieux conseil. Il ne voyait que vaguement le luxe des pièces traversées les meubles de prix, les tentures soyeuses sur lesquels glissaient les rayons de la lanterne portée par la gente soubrette. Enfin celle-ci poussa une dernière porte et dit en élevant la voix: -Madame la comtesse, le seigneur chevalier. -Qu’il entre... et laissez-nous, Fanette, répondit un organe languissant. De toutes les pièces d’une maison noble, celle dans laquelle on se tenait ordinairement était la chambre à coucher; mais on s’y confinait surtout en un espace réduit, délimité par des balustres, et au centre duquel, sur une estrade, s’élevait le lit. Les couloirs resserrés qui circulaient autour de la couche portaient un nom que les souvenirs les plus mêlés rendirent célèbres: on les appelait les ruelles. Dans ces ruelles, on était reçu par la maîtresse de la maison, couchée sur son lit en grand costume; parfois même, outre celle- ci, le lit supportait d’autres dames également allongées et, faute de sièges, les visiteurs s’asseyaient entre elles. Comme les maisons étaient spacieuses et mal distribuées, il n’était point rare de voir les visiteurs être obligés de traverser des chambres où couchaient des suivantes et filles d’honneur, pour parvenir à celle de la dame. Le Menagiana, recueil publié en 1693, cite cet exemple: «En entrant un matin chez Mme de L..., M. de Fiesque dut passer par une chambre où deux filles d’honneur étaient encore au lit. Eh! mesdemoiselles, leur dit-il lestement, vous voilà couchées ensemble, en attendant mieux.» La maison où la comtesse de Givors accordait, à son beau duc, ses complaisances extra-conjugales, ne contenait pas une domesticité très nombreuse. La vue d’un tableau de ce genre fut épargnée à Coeur-d’Amour. Par exemple, lorsqu’il se fut glissé dans la ruelle, ses yeux contemplèrent quelque chose d’inattendu. -Mort de mes os! pensa-t-il, se remémorant à propos les leçons du vieux moine de Barbotan, si délicieuse qu’elle soit dans cet attirail à la Putiphar, la belle me navre! Ai-je l’air de Joseph? Par le fait, loin de se conformer aux habitudes reçues, Ayelle n’avait point conservé son costume, comme aux réceptions ordinaires des ruelles. Elle se montrait en un déshabillé si ténu, si bien compris pour révéler tout ce qu’il semblait avoir la charge de voiler, que le poétique fils de Rachel, effarouché par une telle indécence, s’il lui avait été donné d’en subir le spectacle, aurait sans doute été redemander son biblique manteau à l’épouse de son maître. Notre jeune paladin, lui, en véritable connaisseur, détailla cette belle pièce offerte à ses yeux et mise en valeur par l’éclairage opalescent d’un nautile de cristal suspendu au plafond. S’il fut mécontent, c’est seulement parce qu’il dut constater que, malgré lui, sa nature amoureuse entrait en ébullition. Aucune parole n’avait encore été prononcée que déjà il avait conscience de ne plus être complètement en garde contre les séductions de cette sirène. Sa longue et rare continence plaidait en faveur d’une compromission. Du coin de l’oeil, Ayelle l’observait. Elle devina la lutte intérieure et sourit, croyant avoir facilement raison des derniers scrupules de ce beau lutteur intrépide qui, à son estime et selon ses voeux, était appelé à succéder à Roland dans ses honneurs comme dans ses amours. Mais son sourire aussitôt se figea. Par un violent effort sur soi-même, Bernard venait de se reconquérir et disait sur un ton mi-railleur, mi-sérieux: -Madame, il est, dans les pays d’Orient d’où je viens, une espèce de chanvre nommé hachisch, dont la mastication procure la vision du paradis artificiel. Jamais je n’en fis usage. Aussi suis-je ébahi d’être, malgré cela, favorisé de la vue du plus radieux d’entre eux! D’un geste brusque, la comtesse ramena sur elle la courte-pointe. -Chevalier, dit-elle, après ce que je fis pour vous, j’étais en droit d’espérer... -Des remerciements, madame? Si l’admiration a pris le pas sur la reconnaissance, souffrez que je m’en excuse et agréez... -L’expression de votre gratitude?... Merci, chevalier... Je ne suis pas une poupée à me payer de vains mots. -Et que voulez-vous donc, madame? -Je vous veux, vous! C’était catégorique à l’excès!... Le duel -car c’en était un! - s’engageait sur un coup droit, sans feinte, que Coeur-d’Amour encaissa sans broncher. Spolto, le savant maître d’armes véronais, ne lui avait enseigna que l’éborgnade et, dans cette rencontre, l’éborgnade ne pouvait être décemment employée. -Je vous veux, vous! répéta la comtesse de Givors. Mais n’allez point penser que c’est là une fantaisie de femme à passions, une toquade passagère!... Non!... Si bien drapé que vous soyez dans votre manteau d’aventures, vous n’auriez su me plaire si je n’avais deviné en vous l’étoffe d’un conquérant... » Livré à vos propres forces, que pouvez-vous en espérer faire?... Peu de choses, en vérité... Ils sont trop contre vous!... Avec moi, par contre, à quelle hauteur n’atteindrez-vous pas?... » Vous avez l’énergie... J’ai la beauté, la ruse et, de plus, je possède le Sésame de la plus éhontée tromperie qui se soit jamais installée à la cour de France. -Madame, s’écria Bernard suffoqué, si je vous comprends bien, vous allez m’offrir une alliance contre ce mensonge vivant? -Je vous l’offre! -Avant, dites-moi, sauriez-vous si une cicatrice, une marque quelconque, se dérobe sous la mèche de cheveux que M. de Nemours porte pendante sur le front. -C’est une partie de mon secret, chevalier! -Le duc Roland serait donc? -Mon secret tout entier, oui! Inconsciemment, Bernard s’était assis sur le lit. Il y eut un instant de silence durant lequel, peu à peu, certaine d’avoir touché au vif son adversaire, Ayelle se dégagea de la courte pointe. C’était une façon d’envenimer la blessure. -Madame, reprit tout à coup le chevalier, dont le regard évoluait, contre toute volonté, sur ces belles chairs nacrées; madame, votre bonté m’accable, me peine d’autant plus que je ne saurais y répondre pleinement. -Enfant, fit Ayelle en se mettant sur son séant pour se rapprocher de lui. La confiance appelle la confiance. Je veux t’avoir de ton plein gré... et je ne veux avoir de toi que ce qu’il te sera possible de m’accorder. Écoute, voici la réponse à ce que tu me demandais: » Sous la mèche de Roland, il n’y a rien... mais Roland a un frère... -Un frère? Vertudiable! -Un frère tout semblable à lui, et sous le bandeau de celui-là se cache une cicatrice en forme d’A! -Il habite au château de Chaumont, n’est-ce pas? -C’est bien possible. -C’est le bandit Coeur-Volant? -Non, c’est Roland qui est Coeur-Volant! Les deux mains de Bernard saisirent la tête d’Ayelle. Leurs lèvres se confondirent... L’horloge de la chapelle des Cordeliers en sonnant le quart moins de neuf heures vint rappeler à Coeur-d’Amour ses multiples engagements. Alors, à l’instar de Joseph, laissant un peu des dentelles de son surcot entre les doigts voluptueusement crispés de sa partenaire, il s’enfuit et courut vers le faubourg... Huit heures cinquante. Tout essoufflé de sa course, il pénétra dans le parc de Villeneuve en franchissant délibérément la brèche du chemin des Saints-Pères, lorsqu’il sentit sur son épaule l’effleurement d’une main féminine. -À laquelle de mes douces peut bien appartenir cette patte de velours, se demanda Bernard; est-ce à la sensible Renaude de maître La Fraîcheur? est-ce à Fiamma, la jolie savante? ou est-ce à ma petite soeur Gloriette? Toutes trois devaient se rencontrer avec lui en ce lieu, mais chacune était en droit de se croire seule favorisée, il s’agissait de ne pas commettre une maladresse en prononçant un nom qui n’eût pas été celui de la propriétaire de la main. Or, l’opacité de la nuit était comme un mur noir devant ses yeux. -Qu’elle parle seulement, se dit-il. Je la reconnaîtrai au son de sa voix. Vain espoir, l’autre s’obstinait à garder le silence. Le chevalier eut une contraction au coeur. -Ventrepape! Ce mutisme me renseigne... Ce doit être Gloriette, ma soeurette blonde aux yeux de lapis-lazuli. Pourtant, avant de se découvrir, dernière concession faite à la prudence, il se saisit de la petite main et la porta vers ses lèvres. Ce contact le glaça. Un fort parfum de muscotte venait d’effleurer ses narines, la main n’appartenait ni à Renaude, ni à Fiamma, ni à Gloriette! Mais sa galanterie obtint le résultat imprévu de faire parler l’inconnue. D’une voix mièvre et légèrement rocailleuse, elle zézaya: -Ah! duc, mon cher beau seigneur, cette charmante mignardise est bien de vous; il n’est que le roi des raffinés pour savoir s’annoncer ainsi! -C’est une Anglaise, pensa Coeur-d’Amour. Sans doute la suivante de Solange. Elle me prend pour Roland de Nemours... gardons-nous de la détromper, et jouons serré... Il m’importe de connaître ce qui se trame ici. Miss Huming -c’était bien l’Anglaise -l’entraîna vers un talus tout fourré de lierre épais et reprit, après l’avoir fait asseoir auprès d’elle: -Beau silencieux, auriez-vous oublié nos conventions? -Des conventions? se dit Bernard. Mort de mes os! cette gaillarde des îles ne doit pas être facile à ouvrir. Comment savoir? L’Anglaise le frôla de son vertugadin; elle avait des mouvements de chatte en bonne fortune. -Sire duc, nous avons tout le temps... Mlle de Villeneuve ne sera pas au lieu fixé avant... -Avant? répéta le chevalier, frémissant. -Avant l’heure convenue! Le son de la voix ne parut pas frapper l’espionne de Catherine, mais elle remarqua l’intonation vibrante et reprit en gouaillant: -Attention, monseigneur, on croirait vraiment que votre future épouse vous tient au coeur... Ceci ne ferait pas le compte de ma souveraine et surprendrait fort le marquis beau-père, avec lequel vous avez partie liée, je crois... Pour mon compte, ces passions subites me font rire: feu de paille, rien de plus... -Mais! -De quoi je me mêle?... C’est juste!... Que vous ayez ou non un sentiment passager pour la petite oie blanche qui consolidera votre fortune et portera votre nom, je ne puis la jalouser; notre belle Ayelle se chargera assez vite de mener en terre ses pauvres illusions... -Comment? -Ah! ce soir, votre aimable Excellence ne se fatigue guère en compliments!... Comment Ayelle enlèvera à Solange sa chimère d’amour? Oh! de la façon la plus simple, en vous reprenant à elle... Bernard d’Arma était à la torture. Brusquement, le hasard lui révélait une série d’abominations dont la moindre dépassait ses craintes les plus pessimistes. Solange, sa tendre idylle de Bonaguil, le trahissait; elle en aimait un autre, et quel autre! un scélérat affublé d’un nom et d’un titre auxquels il n’avait aucun droit; un bandit capable des plus noirs scélératesses... Et c’était cet aigrefin de haute volée qu’elle préférait à lui... qu’elle allait suivre!... Quel sang avait-elle donc dans les veines, cette malheureuse enfant, pour se laisser entraîner vers semblable mirage?... Quel sang?... Vertudiable! celui de son père, parbleu!... Celui du Grand Marquis au regard aussi noble que trompeur... du Grand Marquis dont il avait sauvé la vie et qui s’était cru permis de liquider cette dette en lui jetant sa bourse!... Pourtant, malgré ce qu’il avait pu constater par lui-même, notre chevalier ne pouvait se faire à tant de duplicité et doutait encore. Solange devait l’attendre à dix heures. Il la verrait, la raisonnerait... lui montrerait le gouffre ouvert sous ses pas et, au risque de la faire souffrir, démasquerait Roland, comme le chirurgien crève une tumeur. Une autre appréhension lui vint: Où Solange devait-elle se rencontrer avec son ennemi, et cette rencontre devait-elle précéder ou suivre son propre rendez-vous avec la Villeneuve? -Je saurai, et j’y serai! se promit-il. Coûte que coûte, il faut que je sache! À tout prix, je dois y être! Miss Huming reprenait justement: -Je me ferai un cas de conscience de ne pas intervenir dans ces joyeusetés de votre prochaine alcôve conjugale, monseigneur. D’ailleurs, un mariage suppose deux conjoints, et la conjointe pourrait faire défaut si je n’étais... hem! comment exprimer cela?... si je n’étais... mettons commissionnée par vous, comme convenu... -Le prix... -Oui, je sais... votre généreuse seigneurie m’a déjà fait des cadeaux coûteux... L’Anglaise laissa tomber sa tête sur l’épaule du chevalier en grasseyant d’un air mourant: -Le dernier ne vous coûtera rien, monseigneur, vous en êtes si prodigue avec d’autres! -C’est? Elle psalmodia: -My pretty God, I adore you! -Vertudiable! pensa Bernard, le coeur soulevé, Solange ne saura jamais quel sacrifice sa légèreté m’impose... » Tout à l’heure, j’ai pris le bien de Coeur-Volant, maintenant je dois jouer le rôle de symbole et payer pour lui... Tous mes états de service seront dépassés par cette aventure à la galope avec une inconnue que je ne puis même voir. L’Anglaise poussait des petits cris pâmés: -Ô milord... ô duc!... ô my dear! Bernard, oubliant de déguiser sa voix, demanda: -À quelle heure et en quel lieu, l’enlèvement? Cette fois, miss Huming, comprenant le quiproquo, se jeta de côté dans un massif et répondit en disparaissant: -Dix heures... petite porte du parc!... Coeur-d’Amour resta planté sur place. Pas un instant il ne soupçonna l’amoureuse inconnue d’avoir pu lui jeter une fausse indication, et il se dit avec confiance: -J’aurai le temps! Neuf heures cinq... La nuit devenait plus claire. Du firmament commençaient à tomber les innombrables rayons stellaires. Il parut à Bernard qu’on marchait dans une allée voisine. C’était un pas de femme. Une étoffe soyeuse, prise entre les griffes d’un buisson de figuiers barbaresques, crisse avant de se déchirer. -Chevalier Bernard, vous êtes un ange! J’avais une peur bleue d’avoir faussé compagnie à maître La Fraîcheur pour courir après un mythe! Une petite jupe rouge vola par-dessus le talus fourré de lierre, et Renaude la Basquaise vint s’abattre sur la poitrine de Coeur- d’Amour. Le jeune homme n’était pas au bout de ses surprises. -Je mourais d’envie d’être nichée où je suis, dit la singulière servante de La Fraîcheur. -Gloriette? Renaude, dis-moi où est Gloriette? -Pas loin, chevalier Bernard... à droite ou à gauche... ici ou là... Enfin quelque part dans ce jardin... Vous comprenez, je ne voulais pas la voir assister à nos embrassades. -Tu veux donc? -Oui, je veux être initiée aux doux baisers. -Et Courmantel?... je croyais... J’ai cru aussi, un moment... C’est passé!... Bien passé!... Il est marié! -Mais, ton ami d’autrefois, Matraque? -Oh! fit-elle en souriant, c’est pour le bon motif, Matraque. Il aura tout le reste de ma vie!... Je veux! na!... Je veux! Elle l’enserrait, elle trépignait. Les étoiles se voilèrent pour ne pas assister à la chute d’une petite flamme bleue... -Maintenant, mignonne, fais-moi retrouver Gloriette. Renaude soupira et entraîna Coeur-d’Amour par les allées. Elle avait espéré mieux. La réalité est toujours inférieure au rêve. Ève, gourmande, a détruit le plus grand charme de l’arbre de la science, en le dépouillant!... Neuf heures quinze. C’est sous une charmille, dans un autre coin du parc. Le chevalier a rencontré Fiamma, en cherchant Gloriette, et, captivé par le charme ensorceleur de la protégée de Salem, de plus, subissant le crescendo de l’entraînement sympathique, depuis un instant, il presse les mains de la jeune fille. Son ardeur augmente, ses lèvres viennent de caresser la peau ambrée. Il ne va plus pouvoir se contenir... Fiamma, délicieusement impressionnée, laissait les lèvres de Bernard remonter de son poignet vers son épaule. Au moment où elles allaient atteindre ses lèvres, brusquement, elle détourna la tête. -Quoi, petite Fiamma, fit-il, interdit, voulez-vous donc me faire souffrir? La jeune Orientale joignit les mains. -Moi, beau chevalier, vous faire souffrir? s’écria-t-elle sur un ton débordant de passion; pouvez-vous le supposer? Non, oh! non; je suis à vous d’esprit et de corps... Pour sauver la vôtre, je vendrais mon âme, et pour garantir votre vie, je donnerais la mienne... Écoutez, chevalier, voulez-vous me faire un immense plaisir? -Un immense plaisir? Certes, je ne puis rien vous refuser; vous avez été pour moi plus qu’une providence. -Je veux l’être encore! Coeur-d’Amour hocha la tête. La conversation, si plaisante un instant plus tôt, lui semblait s’aiguiller vers un genre aride et très différent de celui qu’il avait escompté. Seul à seul avec cette jeune fille, si tendre, si dévouée, si belle, il venait d’être ressaisi en plein par une de ces fougueuses crises de passion qui avaient fait de lui le plus recherché des vagabonds d’amour. -Je veux l’être encore, répéta Fiamma en tirant de son sein une sorte de bracelet sur les annelures duquel un invisible rayon céleste accrocha soudain toutes les couleurs du prisme. -Qu’est-ce que cela? fit Bernard sans pouvoir dissimuler un commencement de mauvaise humeur. À cette heure, en effet, ses désirs parlaient plus haut que sa raison. La jeune fille le comprit sans doute. -Avant de vous l’apprendre, dit-elle en dissimulant la majeure partie du joyau entre ses deux mains, je vous prie, touchez cette pierre qui semble une goutte d’or liquide? Coeur-d’Amour se rendit à cette fantaisie avec l’espoir de pouvoir rencontrer les doigts de la sérieuse charmeresse. Mais, dès qu’il eut frôlé la pierre désignée, sans transition, ses idées se modifièrent; ses sens apaisés le laissèrent en repos; il n’eut plus qu’une pensée: connaître l’importance qu’attachait à ce bijou sa petite amie. Celle-ci eut un sourire nuancé d’amertume. C’était à contre-coeur peut-être qu’elle avait tenté de réussir cette expérience. -Chevalier, reprit-elle pourtant, ce bracelet fut composé pour ma sauvegarde par Salem-Kébir, selon une formule hindoue vieille de vingt siècles. » Il réunit treize pierres précieuses, que séparent autant de grains d’astroïdes. Je vous prie de l’accepter et de le porter, pour l’amour de moi. -Oh! petite Fiamma, je ne voudrais pas vous priver d’un bracelet de cette valeur. -Ne raillez pas, chevalier, votre sécurité m’est plus précieuse que la mienne propre, je vous l’ai déjà fait comprendre. Si vous me refusiez, si nous nous séparions avant que ne soit placé sur votre poignet ce bijou protecteur, vous me rendriez très malheureuse. -Vous avez donc un peu d’affection pour moi, Fiamma? Ceci fut demandé sur un mode dégagé dont la jeune fille ne s’offusqua point puisque, en faisant toucher à Bernard la pierre jaunâtre, elle-même venait de lui enlever la facilité d’exprimer sa tendresse. Elle répondit: -De l’affection pour vous, beau seigneur? Oh! j’en ai beaucoup. Peut-être, un jour, serez-vous à même d’en connaître toute l’étendue. -Et vous croyez aux propriétés protectrices de votre amulette? -J’y crois! -Pour vous être agréable, dit-il en prenant le bracelet qu’il se mit à examiner curieusement, j’accepte donc de vos belles mains ce souvenir et m’engage à le toujours conserver... -Sur vous! Il faut qu’il soit sur vous. -Il restera sur moi, c’est dit!... Mais m’apprendrez-vous quelles sont les vertus de cette amulette? La savante fille poussa un soupir de soulagement et éleva ses beaux yeux vers la voûte sombre des arbres. Elle était exaucée. -Sire chevalier, murmura-t-elle en se laissant glisser aux genoux de Bernard d’Arma, comme une toute petite fille qui veut regarder en-dessous le grand frère assez aimable pour partager ses enfantillages; sire chevalier, ne perdez pas une de mes paroles et suivez bien l’explication. Chacune des pierres de ce bracelet magique contient, en germe, la plupart des félicités humaines ou l’antidote des souffrances. Regardez: » Ce diamant, moitié blanc, moitié noir, outre sa valeur inestimable, a le pouvoir d’immuniser celui qui le porte contre l’action du poison ou des charmes. » Avec ce rubis empourpré, point de mélancolie possible. » Ce saphir détruit la mauvaise nature des toxiques et des venins. » Cette verte émeraude... souvenez-vous des propriétés de cette chaste pierre, chevalier, elle vous sera utile en plus d’une occasion... l’émeraude a les paillards en horreur, et le mensonge le plus caché, par son fait, se découvre. -Ventrepape! pensa Bernard, le cadeau vient tardivement... Cette émeraude m’eût été d’une utilité véritable il n’y a qu’un instant... Je crois, mort de mes os! que j’aurais eu plaisir à m’en faire un rempart contre la dame au I love you. Fiamma poursuivait: -Ce grenat vous protégera des dangers. » En temps utile, cette topaze saura chasser de votre esprit les idées luxurieuses. À ce mot, Bernard d’Arma éclata d’un rire franc. -Oh! oh! petite Fiamma, où allez-vous chercher ces inventions?... Une pierre chasser les idées d’amour?... C’est folie! -C’est raison!... Ne venez-vous pas d’en faire l’expérience? -Moi? -Vous!... Remarquez son eau, c’est comme de l’or mouvant... -Je le vois bien, vertudiable!... Mais de là à croire?... -C’est sur cette eau solidifiée que votre doigt s’est posé il n’y a qu’un instant... Dites, aucun changement ne s’est-il produit depuis? Tout penaud, Coeur-d’Amour ne trouva rien à répondre. Une violente chaleur empourpra son visage. Des nuages couraient sur le ciel, aussi Fiamma devina-t-elle cette rougeur, plus qu’elle ne la vit. -La topaze a son utilité, reprit-elle d’une voix espiègle, à la condition d’être employée avec à propos... » Je reprends. Nous en étions à la sixième pierre... La septième, ce jaspe, défend contre toutes les fièvres, du sang ou de l’esprit. » Voici une agate avec laquelle vous pourrez, dans les cas extrêmes, revivifier vos membres et apaiser votre soif. De plus, elle possède le rare pouvoir de rendre invisible... -Comme l’anneau d’or de Gygès! -Cette chrysolithe, d’un jaune verdâtre, éloigne le diable... -Il ne m’a pas encore rendu visite... Est-il huguenot ou papiste? -Taisez-vous, païen! -Païen?... Petite Fiamma vous offusquez-vous pour si peu, vous, une musulmane? -Je suis baptisée! Coeur-d’Amour resta interdit. Puis, réfléchissant à ce que lui avait dit Bar-Cobral, dans l’Anti-Liban, il s’excusa. Après tout, puisque Bar-Cobral ou Salem-Kébir s’était vanté d’être catholique, sa protégée pouvait l’être également. -L’améthyste, reprit la jeune fille, garantit de l’ébriété... -Mazette! me croyez-vous grand amateur de vin, comme Schomberg? de cervoise comme ce coquin de Pierre Mirot? ou de philtres inconnus sacrés par des jolis doigts, comme Jan du Gaz! ce dort debout? Elle rougit. Le chevalier avait-il deviné son entremise en cette affaire? Néanmoins, se forçant à réagir, elle riposta vivement: -Qui sait, vous pouvez le devenir... Mieux vaut prémunir que guérir, Ambroise Paré le dit. -Vous êtes un puits de science! -Cette pierre bleue, une turquoise, chasse les troubles. Cette autre, une onyx, conserve la santé, entretient la beauté et agrémente les rêves. -Comment cela? -Elle fait revenir, en songe, les êtres aimés. -Petite amie, dit Coeur-d’Amour, votre bracelet est un panakos de premier choix, à ce qu’il me semble... Mais la dernière pierre, la treizième, quelle place peut-elle tenir dans ce conclave de bons génies? La jeune Orientale fit un mouvement avant de répondre, évidemment elle hésitait; enfin elle se décida: -Beau chevalier, murmura-t-elle timidement, tout à l’heure, pour vous forcer à m’entendre, je vous ai fait toucher la topaze... Cette dernière appelée aigue-marine ou béryl contre-balance le pouvoir de la pierre modératrice, elle accélère les mouvements du coeur... Si vous voulez reprendre la conversation au point où je vous l’ai fait laisser... -Si je le veux? Ah! petite enchanteresse, le béryl sera mon talisman préféré... Il ajouta en touchant la pierre: -Près de vous je n’en veux aucune autre. Et, emporté par sa fougue voluptueuse reconquise, même décuplée, comme il était prosterné, il enserra entre ses bras les genoux de la jeune Orientale. Elle se laissa aller sur sa robuste poitrine. Leurs lèvres s’unirent. Leurs soupirs n’en firent qu’un seul, et une jolie fauvette à tête noire, traversant comme une flèche le semis d’émeraude des pousses naissantes, s’élança vers le ciel, jetant à la face de Vénus, plus brillante, son hosannah musical. Peut-être cet oiseau descendait-il des couples ailés dont s’enorgueillissaient les bosquets de l’antique Mytilène, et peut- être aussi un sens atavique lui avait-il appris la manière de porter à la mère des amours cette douce offrande dont elle raffole, cet encens, ce feu follet qu’est l’âme expirante d’une vierge!... XVIII DE LA DOULEUR À LA JOIE. Juste en cet instant, un cri fut poussé du côté de la petite porte du parc; il y eut un bruit de lutte, bientôt suivi par celui de chevaux s’éloignant au galop. C’était cet ensemble de sons divers qu’avait entendu, de sa chambre, Mme de Villeneuve, et c’était en percevant le cri qu’elle avait laissé là son placet pour courir au secours de sa fille menacée. En pleine extase, Coeur-d’Amour ne s’était aperçu de rien; l’appel lancé par une voix féminine n’avait fait qu’effleurer ses oreilles, sans y pénétrer. D’ailleurs, nul soupçon ne pouvait l’atteindre au sujet de la sécurité actuelle de Solange; l’horloge de Saint-Germain-des-Prés n’avait pas encore laissé tomber le troisième quart après neuf heures... Il croyait toujours avoir le temps. Mais son retour à la raison le laissa consterné. -Ô Fiamma! qu’ai-je fait? -Rien qui soit coupable, beau chevalier. -Si! oh! si! et ma tête s’égare! Il se reprenait, au contraire, et, la vision de Solange venant à passer devant ses yeux, il se désespérait de l’avoir à jamais perdue pour un instant d’oubli. Perdue, pourquoi cela? Écoutez! Si l’on peut penser que notre chevalier était homme à esquiver la grave responsabilité qu’il venait d’encourir, c’est que nous ne l’avons pas suffisamment fait connaître. Papillon, et inconstant comme cet insecte, couramment, il avait secoué la brillante poussière de ses ailes en fuyant les fleurs au calice saccagé par lui. Des nerveuses Italiennes, des robustes Béarnaises, des langoureuses Agenaises effeuillées au hasard de son vol, il ne gardait qu’un souvenir attendri qu’aucun regret ne venait envenimer. Celles-là, honnêtement prévenues, s’étaient données en connaissance de cause... Mais sa précipitation de l’instant précédent ne lui avait point permis d’user de cette utile précaution. Et puis, l’eût-il fait, qu’il ne se serait pas cru en droit d’invoquer la clause restrictive envers cette jeune fille à laquelle il devait la vie. Non! dût cette vie en être empoisonnée de regrets, il la lui sacrifierait pour lui rendre l’honneur! -Fiamma, reprit-il d’une voix vibrante, disposez de moi. Je serais un félon sans coeur, si je ne vous offrais de réparer ma faute! -Et de quelle faute parlez-vous, chevalier? L’homme s’agite et Dieu le mène! Ici bas, rien n’arrive sans la volonté d’Allah! -Dieu!... Allah!... Baptisée et fataliste!... Chrétienne à demi, moitié de païenne!... Fiamma, je fais le serment... -Beau chevalier ne jurez rien! -Cependant, ventrepape!... Si je jurais de vous prendre pour épouse? -Moi? s’écria la petite Orientale en joignant les mains. Ah! mon beau chevalier, c’est plus que vaut la fille de Bohême!... Vous serez heureux! vous serez heureux! Le bonheur vous est dû pour tant de charité!... Moi, je ne vivrai pas assez de temps pour voir cela... -Vous, Fiamma! Quel âge avez-vous donc. -Dix-sept ans, je n’aurai jamais plus! -Vertudiable! enfant, voulez-vous bien ne pas avoir de ces idées lugubres! Fiamma eut un sourire attristé: -Vous l’avez dit, murmura-t-elle, le baptême a fait de moi une moitié de catholique... Mauvais sang ne peut se purifier entièrement, je crois aux sorts et suis fataliste! Son doigt tendu désigna le problème stellaire: -Voyez le livre de nos destinées... tout y est écrit, tout! -Qu’y voyez-vous pour vous-même? -Trois!... Neuf!... Vingt-sept!... Le premier chiffre indique un danger... Le second marque son degré funeste... Le troisième assigne son terme... Dans vingt-sept heures, je serai morte!... Coeur-d’Amour frissonna. Il hésita à demander: -Et pour moi? Mais Fiamma alla au-devant de la question en répondant: -Vous, dans le même temps, mon beau chevalier, vous aurez reconquis votre vrai nom... retrouvé votre mère... -Ma mère! ô Fiamma! -Et serez fiancé à la Villeneuve que vous aimez, sans le savoir... -Sans le savoir?... Solange?... -Votre coeur s’ignore... Celle que vous aimez... la voici... Deux ombres, une grande et une petite, venaient à la rencontre l’une de l’autre et s’avançaient vers le banc de mousse sur lequel Bernard et Fiamma se tenaient assis... -Au secours! hurla une voix, -celle de la marquise de Villeneuve, -au secours! Les misérables ont enlevé ma fille! -Solange! gronda Coeur-d’Amour en bondissant. À pleine course il s’élança vers le fond du parc et choqua violemment la plus petite des deux ombres. Alors il se passa quelque chose de rapide et d’étrange... La petite ombre, -une forme féminine, -sans un cri, s’affaissait déjà sous le heurt du chevalier, lorsque la grande, -une forme de cavalier de haute taille, -étendit le bras en disant à mi-voix: -Restez debout, je le veux! Comme sous l’impulsion d’une force contraire, la forme féminine se redressa et poursuivit sa marche en avant. Si Coeur-d’Amour avait pu voir cela, il aurait cru au sortilège. Mais Coeur-d’Amour était déjà loin. Par contre, Fiamma le vit, elle, elle entendit aussi les paroles; pourtant elle ne parut pas en être le moindrement surprise. Le cavalier se saisit de la main de la petite ombre, et, l’attirant à lui, se rapprocha de l’Orientale. -Ma fille, prononça-t-il d’une voix grave, sans le vouloir, je viens d’entendre tes dernières paroles. Tu as une belle âme qui flotte entre deux croyances... Tu mériterais d’être mieux guidée et de vivre longuement heureuse... Non, ta mort est proche, tu en as la ferme conviction et veux t’en remettre à la mystique réponse des astres... Quel astrologue s’est donné la mission d’être ton professeur? -Seigneur, avant de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous demander: Qui donc êtes-vous? -Qui?... Un ressuscité, ma fille, un échappé du tombeau! Je suis le marquis de Villeneuve-Marsan. Fiamma se saisit de la main du marquis et l’appuya successivement contre son sein et sur son front, à la façon des filles zingares faisant acte de soumission. -Monseigneur, dit-elle ensuite, mon maître est le plus grand savant qui soit à la cour. Il est votre ami... Les pistoles mystérieuses dont vous fîtes usage dans votre prison venaient de lui... -Croix du Christ! -Votre délivrance a été préparée par ses soins... -Déraisonnes-tu, jeune fille? -Il y a peu de jours, ne vous a-t-il pas fait tenir un avis vous annonçant que vous seriez appuyé au bon moment? -Si fait! mais, jour de Dieu! celui dont la rapière fit miracle en cette circonstance m’a juré avoir été amené là par le fait du hasard... Ces énigmes sont trop nombreuses!... Il réfléchit tout bas: -Seul, mon frère Jacques, s’il est vivant, m’aurait envoyé cet avis!... Pourquoi, dans le donjon, lorsque je lui mis entre les mains le cachet d’Armagnac, Gloriette m’a-t-elle parlé de Côme Ruggieri travaillant avec Catherine?... Armagnac, si profondément versé dans toutes les sciences, se serait-il imposé la tâche surhumaine de se substituer à Ruggieri? Il reprit en hésitant: -Ton maître se nomme Jacques, n’est-ce pas? Jacques d’Armagnac? -Non, monseigneur, si les noms du maître sont nombreux, comme ses transformations, aucun ne se rapproche de celui-là. M. de Villeneuve secoua la tête avec fatigue. -Qui me fera pénétrer au fond de cette énigme? murmura-t-il. Ce matin, dans la rue Saint-Antoine, il m’a semblé reconnaître la haute stature de Jacques, de Jacques costumé en infidèle... Serais-je sujet aux hallucinations? » Au moins, jeune fille, poursuivit-il après un temps, peux-tu me communiquer le nom du charmant rêveur qui s’est si brusquement débuché de ton voisinage en entendant pousser un cri lointain? Les prunelles de Fiamma s’allumèrent. Son coeur était à celui-là, son âme vibrait en y pensant. -C’est mon beau chevalier, répondit-elle. Il ne songe qu’à secourir les faibles, à protéger les femmes, à se poser en adversaire de tous les méchants... C’est l’éborgneur des mignons du roi!... C’est Bernard d’Arma! À l’audition de ce nom, la petite ombre, restée impassible et comme en dehors jusque là, tressaillit violemment et, dans la large main de M. de Villeneuve, sa mignonne menotte se glaça soudain. -Eh! eh! dit le Grand Marquis, qu’est-ce encore?... Bernard d’Arma? Où donc ai-je entendu parler de cela? Et pourquoi ma gentille compagne de captivité s’en émeut-elle?... » Mais, mais, au fait, comment Gloriette, au moment où je songeais à la faire rechercher, s’est-elle trouvée juste à point, ici, sur mon chemin? -Monseigneur, hasarda Fiamma, si cette jeune fille est la muette du donjon de Vincennes, celle que le geôlier Pierre Mirot appelait Bouche Cousue, je puis vous dire qui elle espérait rencontrer ici. -Dis-le donc! -Bernard d’Arma! Une nouvelle secousse agita la menotte gelée. -Par le divin suaire! exclama le marquis en se touchant le front, la mémoire revient, oui, d’Arma est ce gentil pourfendeur qui me donna un vaillant coup de main dans la cour des fournisseurs, alors que, épuisé par ma descente du donjon, j’allais me faire mettre en capitolade par une troupe de brutes sanguinaires! » Jour de Dieu! je serais le dernier des ingrats si je ne me souvenais de l’aide providentielle qu’il m’apporta... Quel diable incarné! Quelle flamberge! et avec cela le visage de ma soeur Blanche! Gloriette -la petite ombre -se pressait contre lui et pleurait silencieusement. Pendant cette conversation, les bruits lointains avaient été en diminuant. La marquise Marie, ramenant Solange ou désespérée de l’avoir perdue, en regagnant son appartement, était passée non loin de nos trois personnages sans soupçonner leur présence. Quant à Coeur-d’Amour, peut-être s’était-il lancé à la poursuite des fauteurs de l’émoi; en tous cas, il ne reparaissait point. -Et toi, mignonne fillette, reprit M. de Villeneuve, en caressant la souple chevelure de Gloriette, ton dévouement pour moi surpassa encore, s’il est possible, l’action d’éclat du jeune paladin, et je bénis Dieu d’être à même de tenir le serment que je fis devant lui lors de notre séparation. » Eh! quoi, s’interrompit-il stupéfait, cette enfant pleure? -Monseigneur, intervint Fiamma, je vous l’ai dit, le coeur de Gloriette n’est point muet comme sa bouche! -C’est vrai, mort du Sauveur! c’est vrai! Comment l’ai-je oublié... Elle aime et se croit aimée... -Elle l’est! -Jeune fille, c’est grave! Ne t’avances-tu pas beaucoup? -La lecture du ciel est moins facile que celle des coeurs, monseigneur, j’ai déchiffré tout ce que renferme celui du chevalier d’Arma! -Encore d’Arma? Têtebleue! ce clampin valeureux est donc partout où plaies et bosses se cultivent? Serait-ce ton champion du clos des Chartreux, ma mie? Les lèvres de la petite muette se posèrent sur sa main. -Oui, c’est lui! Point n’est besoin d’épiloguer, la réponse est catégorique. Eh bien! jour de Dieu! ma fille, s’il faut aller le chercher, j’irai et te l’apporterai... En attendant, viens, je t’ai promis une mère, je vais te la donner... Le Grand Marquis entraîna Gloriette vers l’hôtel qui profilait sa masse noire, trouée sur la gauche par deux points lumineux: les fenêtres de la chambre de Mme la marquise. Fiamma crut remarquer qu’un chien, sorti d’un massif, accompagnait les deux ombres en gambadant; mais elle les perdit bientôt de vue. Alors une larme monta vers ses paupières. -Si le ciel n’a pas menti, murmura-t-elle, ceux-là vont connaître des jours meilleurs... Moi, j’ai épuisé en une seule minute toutes les joies de la terre... Une petite bohémienne cueillie sur le chemin pouvait-elle espérer davantage de la bienveillance d’Allah! » Allons, Fiamma, point de regrets, point de jalousie; obéis au maître et travaille à consolider le bonheur des autres. Ton lot n’est pas le moins enviable, puisque la prochaine nuit verra ta petite âme prendre rang parmi les étoiles qui sourient à ton agonie d’amour!... * C’était un peu après dix heures de nuit; la marquise Marie, se traînant avec peine, venait de rentrer dans sa chambre. Elle souffrait mille morts; sa course vers le fond du parc l’avait convaincue de l’immensité de son malheur; de gré ou de force, malgré la résistance opposée par les deux fils Peyragude, Solange avait été enlevée par des cavaliers inconnus; des séides du candidat de Catherine et du faux marquis, probablement. La pauvre mère, à bout de forces, dévorée de fièvre, les yeux brûlants, allait de son lit à la tablette de son secrétaire, sans rien voir, le corps agité de longs tremblements. La venue de Coeur-d’Amour sur le lieu de l’enlèvement lui eût rendue quelque énergie, peut-être, mais le hasard les avait fait se croiser sans se voir et, son dernier espoir, défunt, elle marchait comme une automate, en gémissant tout bas: -Ma fille! Mon Ange! ils m’ont pris mon Ange!... Je n’ai plus rien... rien!... Sa pensée pleine de trouble lui remontrant soudain sa récente et si lamentable renonciation, une bourrasque de haine balaya son cerveau, et ses genoux, désankylosés, la lancèrent en une sorte de ruée vers la lampe sous laquelle elle croyait retrouver le témoin de sa honte, le placet, sa dernière planche de salut. Détournant la tête, se refusant à voir l’écrit de sa prosternation écoeurée, elle tendit la main vers la tablette et ses doigts cherchèrent fiévreusement le papier qu’il s’agissait d’expédier, sans retard, à son implacable ennemie. Ses doigts ne rencontrèrent point l’enveloppe; par contre, ils se refermèrent invinciblement sur un corps étranger et souple. À ce contact, la marquise Marie frissonna de la tête aux pieds. Elle osa regarder. Alors ses yeux s’ouvrirent démesurément: -Un sachet! s’écria-t-elle. Un sachet!... Il n’était point là avant ma sortie... Contient-il un message du ciel ou de l’enfer?... Qui donc a pu s’introduire ici durant mon absence? D’un geste inconscient, elle dénoua la rosette de soie, et, soulevant le petit sac, elle en fit tomber le contenu sur la planchette. Six petits objets, dont quatre étaient ornés de rubans fanés et vieillots, s’éparpillèrent ainsi. À leur vue, un sanglot souleva la poitrine encore saignante de la pauvre femme et ses paupières furent envahies par un flot de larmes brûlantes. Nous avons déjà, il y a longtemps, fait l’inventaire du contenu de ce sachet. C’était le reliquaire des précieux souvenirs conservés par le captif du donjon de Vincennes. Et, si on veut bien se le rappeler, il les fit servir au mieux de ses besoins, pour diriger le regard extériorisé de Gloriette, une fois qu’il l’avait mise en état de somnambulisme. La marquise les touchait tous, la marquise ne pouvait se lasser de les contempler. Elle s’irritait contre l’humide marée qui noyait sa vue et ne parvenait point à en arrêter la crue. -Le cachet d’Armagnac! disait-elle; l’épingle de corsage de Blanche!... Le noeud de soulier de leur pauvre petit enfant!... » Et ces cheveux? Mon Dieu! ce sont les miens... les miens au temps où Verveine de Nattier, Blanche de Vertu et moi, nous avions la vision d’un avenir tout en rose... Combien la réalité nous a été plus cruelle! Une oppression infinie écrasa son coeur; son visage déjà maigri fut sillonné par les zébrures tantôt creuses, tantôt invisibles de nombreuses rides mobiles. Elle touchait les deux hochets aux rubans de nuances différentes et c’est cet attouchement qui provoquait son agitation nouvelle. -Mes filles, murmura-t-elle, mes aimées! le sang le plus pur de ma chair... Toutes deux jouaient avec ces futiles objets dans le berceau qu’animait leur divin babil... Lequel était celui de Ghislaine?... Lequel celui de Solange? La malheureuse mère eut un geste égaré. -Sainte Vierge! je ne sais pas... je ne sais plus!... Ah! le ruban rose appartenait à ma brune aux yeux noirs, à Solange!... Le bleu, à Ghislaine, ma blondinette aux prunelles couleur de pervenche... » Seigneur Jésus! divin maître! pourquoi ces reliques me sont- elles rendues treize ans après la disparition de Ghislaine et à l’heure même, à l’heure maudite où l’honneur de ma Solange est en péril? Elle était tombée à genoux, ses mains suppliantes s’élevaient vers le grand Christ d’ivoire dont les bras, inflexiblement ouverts, semblaient rayonner sur le monde, vouloir couvrir de leur protection les multiples tristesses humaines. Une inspiration redressa la marquise frémissante. Le Christ lui avait parlé! Elle eût juré que ses lèvres immuablement jointes s’étaient entr’ouvertes pour lui dire: «Cherche la main par qui fut enlevé ton placet... retrouve le visiteur mystérieux qui voulut rafraîchir la mémoire en rapportant ici ces témoins de ton bonheur envolé, et, par lui, ce bonheur refleurira!» Les oreilles encore bourdonnantes de cette promesse miraculeuse, telle une illuminée, la marquise marcha vers la tapisserie du Primatice en pensant: -Mon époux, mort ou vivant, peut seul accomplir cela! Son doigt toucha le secret et, dès que le panneau se fut écarté, elle lança par trois fois cet appel: -Jacques! Jacques! Jacques! Le boyau sombre avala son cri en l’assourdissant... Rien ne répondit... Mais, une bouffée d’air humide étant venue frôler sa poitrine découverte, elle recula en chancelant et vint tomber sous le crucifix. Elle gardait l’impression affreuse d’avoir senti sur son sein la caresse de lèvres défuntes. Sa fièvre s’exaspérant de voir fuir ce dernier et fragile espoir, et Dieu restant impuissant à tenir l’engagement, qu’en sa mystique exaltation il lui semblait l’avoir entendu prendre, l’âme pantelante elle cria: -Seigneur! vous qui avez ressuscité Lazare, vous qui avez rendu la vie à la fille de Jaïre, refuserez-vous de m’accorder la grâce d’une manifestation semblable?... Refuserez-vous de mettre en jeu, encore une fois, votre surnaturel pouvoir, en déchirant le linceul de... -N’achevez pas, madame, prononça derrière elle une voix mâle et triste. Vouloir tenter Dieu, c’est le blasphémer! Une irradiation d’extase emplit les yeux caves de la marquise. C’était la voix de son Jacques! Le miracle s’était-il produit? Mais, de nouveau, le sang se retira de ses joues. Elle se souvenait avoir laissé ouverte la porte secrète. Elle se souvenait que l’autre avait aussi cette voix... l’autre! l’infâme sosie qui s’était installé en maître dans son hôtel et dans son intimité... Venait-il encore la mettre à la torture? Elle n’osait se retourner. L’indignation la remplissait d’horreur. -Jour de Dieu! reprit la voix, Marie de Villeneuve-Marsan cherche à diriger la miséricorde suprême!... Croix du Christ! n’ai-je échappé aux sicaires de l’Italienne que pour regretter d’avoir trop vécu! -Jour de Dieu!... Croix du Christ! répéta la marquise en serrant son coeur à deux mains. C’est lui, cette fois, c’est sa façon de parler! Elle se laissa aller sur la poitrine du Grand Marquis demeuré debout derrière elle. Un instant ils restèrent ainsi. Puis, ses idées confuses reprenant le dessus, Marie s’arracha à l’étreinte en gémissant: -Puis-je croire? Mère divine! L’autre a sa voix, l’autre a son visage! C’est un habile comédien... Si on lui avait appris à parler comme Jacques? -Marquise, reprit Villeneuve-Marsan en la considérant avec une pitié attendrie, on a si fort piétiné votre coeur qu’il est devenu aveugle, je m’en rends compte, vous hésitez à reconnaître votre époux. Elle tordit ses mains. -Seigneur, si je commets cet affreux crime... Les paupières du Grand Marquis se mouillaient; il venait d’apercevoir sous la gorgerette en lambeaux la blanche poitrine sillonnée de déchirures sanglantes. -Je sais, madame, et je vous pardonne, coupa-t-il avec bonté. S’il vous faut une preuve de mon identité, par le Dieu vivant! je suis disposé à subir l’épreuve... Cherchons ensemble... Je vous disais à l’instant: il ne faut pas vouloir diriger la miséricorde suprême! -Même si la justice d’en haut vous accable à tort? -Elle a ses raisons... même si vous deviez en mourir... N’avez- vous plus dom Matéo? -Si! fit-elle en tressaillant... L’autre ne lui avait jamais parlé du vieux chapelain et paraissait ignorer son existence. -Alors, Marie, souvenez-vous des belles paroles qu’il nous enseigna à l’époque de notre première grande douleur? -Vous voulez parler de... -Du rapt de notre pauvre petite Ghislaine. Elle se jeta dans ses bras. -Jacques, ne parle plus!... Je te crois!... Ghislaine! Mon Dieu! -Un instant... Aujourd’hui comme alors, un effroyable malheur plane sur l’une de nos enfants, celle qui restait. Répétons donc la prière enseignée par dom Matéo? -Dis-la! -La voici: «Vous nous l’aviez donnée, Seigneur, il vous plaît de la reprendre... Nous ne voulons point sonder vos voies!... Sauveur, sauvez vos créatures, et que dans le ciel comme sur la terre s’accomplisse votre volonté!» La marquise, ravie, couvrait de baisers ses joues, ses yeux, sa bouche. -Ah! Jacques! mon Jacques, mon époux! mon seigneur... Vais-je résister à tant de bonheur? Le Grand Marquis lui rendait ses caresses. -Marie, reprit-il, c’est grâce à l’intervention de deux nobles coeurs que vous devez de revoir votre époux... La reconnaissance de Villeneuve-Marsan ne peut avoir de limites, madame, et je veux vous faire rendre à l’un de ces dévouements un peu de ce qu’il me donna... -Le chevalier Bernard d’Arma?... Le portrait de ma soeur Blanche? -Ah! vous connaissez le chevalier? -Il a mis flamberge au vent pour nous défendre, Solange et moi! -Rien ne peut me surprendre venant de lui... C’est le dernier des paladins!... Nous le retrouverons... car ce n’est pas du chevalier qu’il s’agit. -Et de qui donc? demanda vivement la marquise. -D’une petite fille de Bohême, malheureuse et muette; d’une divine, et charitable enfant au visage de sainte de vitrail. Elle vient de me révéler en quel lieu je dois courir pour arracher Solange à ses ravisseurs. -Elle vient de vous révéler, Jacques?... Ne venez-vous pas de me dire qu’elle est muette? -Elle l’est hélas!... Ce serait trop long à vous expliquer... Consentez-vous à lui donner, près de vous, la place qu’aurait eue Ghislaine? -Notre Ghislaine? -Oui, la place d’une fille!... d’une fille aimée! -Mon Jacques, dit la marquise sans la moindre hésitation, ce que vous désirez sera! -Jour de Dieu! bien parlé, Marie!... Ma tâche de cette nuit n’est point achevée, écoutez-moi: Que vous me revoyez ou que vous ne me revoyez pas d’ici là, demain soir vous vous rendrez avec votre nouvelle fille à la fête de la tour de Nesle, fête pour laquelle vous recevrez une invitation. » Là, vous laisserez toute liberté à la muette et lui donnerez licence d’en agir à sa guise. Cette divine créature peut assurer le salut du roi!... » J’ajoute qu’elle tiendra entre ses mains la vie, l’honneur et la gloire future des Villeneuve-Marsan. Marie se sentit défaillir. Le Grand Marquis marcha vers le trou noir. -Ici, Grain-de-Raison, appela-t-il. De l’ombre du couloir, surgit le barbet. Mme de Villeneuve le reconnut tout de suite pour ce chien étranger et voleur avec lequel la vieille Françoise avait eu maille à partir. Alors elle comprit. Grain-de-Raison s’avançait à reculons en tirant par le bas de sa robe courte et rouge -une jupe basquaise prêtée par Renaude, une petite bohémienne blonde et timide. Le Grand Marquis prit l’enfant par la main et l’amena auprès de son épouse. -Madame, prononça-t-il, répétant presque mot pour mot ce qu’il avait dit à sa petite amie au moment de quitter sa prison, madame, vous pleurez une fille blonde. Gloriette est telle que serait la disparue!... Elle a son visage, sa noblesse et son coeur! » Je vous la donne, acheva-t-il en la poussant dans les bras de la marquise; chérissez-la pour l’amour de moi!... Lorsque les deux femmes se désenlacèrent, elles étaient seules et, la chasse de Saint-Hubert ayant repris sa place, rien n’indiquait qu’une issue quelconque pouvait exister, de ce côté, dans la muraille. XIX AUX ÉCOUTES, SOUS LA LITIÈRE. Ce même soir, à peu près à l’heure où Coeur-d’Amour apprenait d’Ayelle de Givors plus de choses qu’il n’avait espéré pouvoir tirer d’elle, Solange de Villeneuve congédiait Françoise Peyragude en ces termes: -Pierrile suffira pour me mettre au lit, ma bonne; allez plutôt veiller sur madame ma mère, car une mélancolie, à présent injustifiée, semble l’accabler de plus en plus. La vieille femme se retira sans protester; cette fille de son lait la dominait entièrement. -Au moins, dit-elle avant de fermer la porte, n’oubliez pas de faire appel aux services de Pierrile, noble demoiselle. Le cabinet où elle couche confine à votre alcôve. Demeurée seule, la Villeneuve poussa un soupir de soulagement et, par précaution, alla fermer le verrou des portes qui mettaient sa chambre en communication avec la galerie et l’appartement de la marquise. C’était cette même chambre dans laquelle nous la vîmes se dévêtir et prier dans la soirée de son arrivée de Bonaguil, cette chambre dont la fenêtre ouvrant vers la cour d’honneur avait vue, par- dessus les toits des écuries et remises, de gauche sur le Pré-aux- Clercs et, de face sur la place-tampon. Au delà de cette place s’apercevaient les derrières de la maison des Mignonnes et l’auvent sous lequel Bernard d’Arma avait si longuement monté sa faction de Lindor Navarrais. Ce soir, l’établissement de la Poulpe était clos; il n’égayait plus les environs du bruit de ses chansons et de ses danses; la morose provocation du chancelier avait mis son veto sur cette joyeuse demeure, la viole restait silencieuse et le rebec se reposait. Ce soir aussi Solange ne songeait plus à prier, non plus d’ailleurs qu’à désemprisonner son buste du juste, haut et en forme de cône renversé, qui faisait de ce soutien à la mode, un véritable instrument de torture. -Était-ce hasard ou volonté de plaire -de plaire à qui, à cette heure? -toujours est-il que la jeune fille s’était parée de ses plus riches vêtements. Elle portait sur deux jupons de damas et de baudequin des cottes de brocard incarnadin, fenêtre sur toile d’or et satin céladon, avec cannetilles d’argent et velours de Lucques. Une guimpe à claire-voie aérait sa jeune poitrine qu’ombraient les gros bouillons d’une fraise de gaze aux tuyaux bordés de poussières de perles. Ses fines mains blanches sortaient de manchettes ourlées de liteaux en dentelle de Flandre, et de ses épaules retombaient jusqu’à terre ses manches ducales en hermine parfumée. Une résille de mailles d’or enfermait son opulente chevelure brune et dissimulait en partie sous l’attifet, en pointe sur le front, à voile derrière. Solange, ainsi vêtue, ne pouvait être plus belle, mais elle avait la majestueuse importance d’une reine. -Bientôt il va venir, murmura-t-elle en allant se mirer dans une glace. Tout dépend de la première impression. Au feu des torches de son escorte, -car un gentilhomme aussi merveilleux peut-il marcher sans escorte? -je veux lui apparaître comme une divinité. Inconsciemment, elle frappa du pied en décrétant: -Je veux qu’il me trouve digne de lui! Pierrile entrouvrit la porte de son cabinet, demandant: -Vous avez appelé, demoiselle? Les noirs sourcils de la Villeneuve se barrèrent en un pli olympien. D’ordinaire, pour bien moins que cela, la petite Peyragude, d’une obéissance passive, se serait empressée de rentrer dans sa coquille. Cette fois, il n’en fut rien. Bien au contraire, joignant les mains en un geste de naïve admiration, elle risqua un pas en avant. -Oh! pour jolie! s’écria-t-elle, vous l’êtes, demoiselle. Madame la reine ne peut être de moitié aussi bien et gracieusement attifée! -Bah! j’essaie un costume de cour que m’a donné madame ma mère, pour le cas où Sa Majesté nous accorderait une audience, fit Solange en rougissant de son mensonge. -Oh! le roi ne pourra rien vous refuser, demoiselle. Vos cottes éblouissent encore plus que le manteau de la madone d’Agen. -C’est bien, ma fille, retire-toi, je désire rester seule. -Et votre toilette de nuit, demoiselle? -Je la ferai moi-même, s’emporta la Villeneuve. Monsieur mon père l’a bien dit: la soumission se perd, le respect s’en va!... Pour être obéie, vais-je être obligée de sévir? Les paupières de Pierrile ressentirent ces picotements qui sont avant-coureurs des larmes. Elle sortit à reculons, sans un mot. Mais sitôt dans sa chambre, elle pensa: -Comme la demoiselle est changée! Elle ne me parlait pas sur ce ton au temps où, à Bonaguil, je faisais le guet pour lui permettre de s’entretenir avec le beau chevalier... Y aurait-t-il anguille sous roche? En aimerait-elle un autre?... Ma foi, je n’en serais pas surprise... Il faut ouvrir l’oeil, Pierrile... Paris est nuisible aux jeunes filles. Maman Françoise le dit... moi, je commence à le croire. Un froissement de soie lui fit dresser l’oreille. Elle revint se poster tout contre la porte et retint son souffle afin de mieux écouter. Miss Huming venait de s’introduire chez Solange, sans avoir été mandée, et disait à mi-voix: -L’heure est proche, demoiselle. Si vous le voulez bien, nous allons descendre dans le parc. -Allons! répondit la Villeneuve. Effarée, Pierrile les entendit sortir. Elle temporisa un moment puis, à son tour, elle traversa la chambre vide de sa jeune maîtresse et courut à la loge prévenir ses frères. Seule la lumière tombant des étoiles éclairait le parc, et encore cette lumière était-elle intermittente. De petits nuages tumultueux, poussés par une force invisible, s’interposaient à tous instants entre la terre et les girandoles célestes. Dès les premiers pas qu’elle fit sous la charmille, Solange perdit un peu de son sang-froid. Miss Huming chercha à la rassurer; elle- même n’était pas sans appréhension. Sous les lourds ombrages des grands lilas déjà feuillus, l’obscurité s’épaississait. Les deux femmes croyaient entendre tout autour d’elles des pas qui s’étouffaient sous la mousse ou bruissaient sur le sable des allées. De plus, des voix étranges, des chuchotements, des soupirs contenus leur arrivaient d’un peu partout. D’où pouvaient provenir ces murmures? Les lutins se croyaient-ils chez eux au milieu de ce jardin que l’absence prolongée des maîtres avait changé en une sorte de forêt vierge? Mlle de Villeneuve n’était pas éloignée de le croire; jamais rien de semblable ne s’était produit dans le parc de Bonaguil; quant à l’Anglaise, mieux défendue contre ces idées superstitieuses, elle hâtait la marche de sa compagne en pensant: -Le duc Roland est en avance; il n’a pas eu la patience d’attendre au dehors et rôde par ici, avec ses compagnons. À la vérité, l’espionne de Catherine faisait erreur. Les bruits entendus provenaient en partie des trois Peyragude qui suivaient à distance leur maîtresse, pour la défendre à l’occasion et en partie du brelan des amoureuses lancées à la recherche de Coeur- d’Amour. Ce dernier venait d’arriver. Miss Huming fut la première à le deviner et, persuadée que c’était le beau duc, elle revint vers lui après avoir fait asseoir Solange sous un champignon de chaume, abrité de tous côtés par une double rangée de fusains. La méprise de l’Anglaise donna lieu à cet entretien bizarre que nous avons rapporté. En sacrifiant au nom de son ennemi, Coeur-d’Amour aurait pu se faire indiquer l’heure exacte du rendez-vous de Roland avec Solange, se mettre ainsi en travers des projets d’enlèvement; mais ses dernières paroles lui enlevèrent tout le bénéfice de son holocauste, -agréable, en somme, -car sa vibrante partenaire, mise en garde par le son de sa voix et, devinant assez tard le quiproquo, s’était éloignée en lui jetant, en façon de flèche de Parthe, un renseignement trompeur. De ce renseignement accepté comme bon, allait découler, pour le chevalier, le premier grand deuil de son coeur. Une demi-heure plus tard, -Bernard étant aux genoux de Fiamma, sourd, aveugle, mais ensorcelé par le béryl, cette pierre dont la propriété est d’accélérer les désirs amoureux, -un discret son du cor fut donné hors les murs, du côté de la foire Saint-Germain. Miss Huming saisit la main tremblante de Solange et dit tout bas: -Levez-vous, demoiselle, voici venir l’illustre seigneur d’Armagnac et de Savoie-Nemours qui, avec le consentement du Grand Marquis de Villeneuve-Marsan, brigue votre alliance et veut faire de vous la plus aimée des duchesses. Sans un mot, l’altière jeune fille se mit en marche. Derrière elle, trois ombres se détachèrent des fusains et suivirent à distance. Les fils Peyragude et leur jeune soeur veillaient! Plus elle approchait du mur, plus Solange ralentissait son pas. En cette heure décisive de sa première rencontre avec un prétendant dont elle ignorait tout, l’orgueilleuse enfant faisait son examen de conscience, se remémorait les supplications attristées de la marquise Marie et commençait à douter des suites de son escapade. L’amour inconsidéré dont elle souffrait l’emporta sur la raison. De l’autre côté du mur, des torches allumées éclairaient le dessous des frondaisons. Sous l’abat-jour de ces mièvres feuilles d’émeraude, miss Huming trouva facilement la porte, puis la serrure dans le trou de laquelle elle introduisit la clef apportée par elle. Les deux femmes sortirent. L’Anglaise, prudente, voulut refermer la porte derrière elle. Elle ne le put. Quelque chose, un caillou peut-être, retenait le battant. Un coup de vent -pourtant la soirée était calme! -avait subitement éteint les torches. Miss Huming dut se baisser; chercher à tâtons l’obstacle. Sa main rencontra, glissé entre l’huisserie et le battant, un gros soulier de manant: la propre chaussure de Gualbert. Alors, voulant avertir son complice d’un danger possible, l’Anglaise poussa ce cri strident qui fut entendu par la marquise Marie, de sa chambre, et par Coeur-d’Amour, du milieu du parc. Solange n’avait pas eu le loisir de crier, elle. Saisie par une main brutale que l’élégance raffinée de sa toilette ne pouvait attendrir, elle fut hissée et liée sur une selle à panneau et à planchette de pieds. Gualbert et Silvain Peyragude, tous deux sans armes, s’élancèrent bravement sur les ravisseurs. Il y eut une furieuse et turbulente mêlée, mais, les Peyragude jetés à terre et piétinés par les chevaux, Roland commanda: -Au galop! Quand Bernard, lancé comme un sanglier, arriva sur le lieu du combat, tout était fini. Emportant Solange décoiffée et échevelée, Roland et ses quatre bohémiens disparaissaient déjà dans les terrains fangeux du Champ- Crotté où cent soixante-huit ans plus tard, Henriette de Lespare, surnommée Mam’zelle Flamberge7 devait infliger une sévère et mortelle leçon à cinq maîtres ès armes qui la voulaient tuer en duel!... Coeur-d’Amour ne pouvait songer à poursuivre les cavaliers, sans être monté lui-même. La tête en feu, la gorge sèche, râlant de fureur, il reprit donc sa course vers l’hôtel dans les écuries duquel, l’après-midi de ce même jour, le père Colomban avait enfermé sa jument blanche au front étoilé de noir. Il frôla la marquise sans la voir, passa sous la voûte et ouvrit la porte des écuries. Là, il s’arrêta consterné; à quoi lui servait de retrouver sa buveuse d’air, s’il ne savait de quel côté diriger sa course pour rejoindre les violenteurs de Solange? Cette question de la plus haute importance calmant sa fougue et le laissant perplexe, il fit lentement le tour du premier box. Dans ce box un étalon noir de toute beauté se démenait avec bruit, secouait sa crinière, encensait par saccades et limait continuellement sa chaîne dans l’anneau scellé à la mangeoire. Sa voisine, Djaoulia, poussa un joyeux hennissement en reconnaissant son maître, mais c’est à peine si Bernard flatta sa croupe d’une main distraite. Il se disait en rongeant ses moustaches: -Ont-ils pris la route de Vaugirard, ou sont-ils rentrés dans Paris par l’une des portes de l’Université?... Ils peuvent s’être lancés aussi vers le moulin des Gobelins, la butte Coypeau et Bicêtre?... Ses réflexions furent interrompues par un bruit de pas dans la cour, la porte des écuries fut ouverte à nouveau, puis refermée. Deux personnes étaient entrées. -Qui sont ceux-là, et que viennent-ils faire ici? se demanda le chevalier. La réponse ne se fit pas attendre. On battit le briquet, une lanterne fut allumée, Bernard n’eut que le temps de se glisser sous le ventre de sa jument, dans la litière, pour ne pas être découvert par le Grand Marquis et par Gloriette qui se montraient en pleine lumière. Un troisième intrus, invisible, celui-là, mais non tranquille, fourrageait dans la paille répandue sur le sol et soufflait bruyamment, intriguant Coeur-d’Amour. À tout hasard il tira son poignard. Était-ce étrange, la vue de la petite muette venait de le bouleverser au point qu’il en oubliait Solange. D’autre part, le noble vieillard lui inspirait deux sentiments bien opposés; il ne savait ce qui dominait en lui de son admiration ou de son dédain: de son admiration pour l’héroïque captif qu’il avait vu soutenant une lutte inégale dans la cour des fournisseurs; de son dédain pour ce même homme qui, très différent de lui-même, s’était permis de vouloir payer avec de l’or son dévouement désintéressé. Une haleine chaude qu’il sentit derrière son cou le fit se retourner, la main levée. Qui allait-il frapper? Personne... Son poignard resta en suspens. Coeur-d’Amour eut un rire silencieux en reconnaissant Grain-de-Raison, qui le débarbouillait consciencieusement d’une langue aussi agile qu’amicale. Le fourrageur invisible et bruyant, en effet, n’était autre que le lieutenant à quatre pattes du baron Courmantel, l’ex-capitaine d’une troupe de bandits mannequins. -Tout beau! murmura le jeune homme en lui chatouillant le dessous de l’oreille. Grain-de-Raison ne songeait guère à dénoncer sa présence. Il se souvenait de son ancien métier, ce singulier poilu, et se complaisait dans les aventures compliquées. Bernard s’essuyait la joue. La voix du Grand Marquis le fit tressauter. -Dors-tu, ma chère fille? demandait cette voix. Le jeune homme se pencha entre les brins de paille et sa bouche béa de surprise. Debout tous deux, en face l’un de l’autre, le vieillard et la petite bohémienne aux yeux d’azur se tenaient immobiles. Seulement, si le regard du premier semblait déverser un fluide lumineux sur le front de l’enfant, le regard de celle-ci, par contre, était vague, comme extériorisé. -Ventrepape! se dit-il, on ne passe pas des années à l’ombre impunément. Cet imposant seigneur a conservé son bras de fer au détriment de ses autres facultés. Il y a une fêlure sous cette tête-là! Gloriette restait insensible. Le marquis concentra l’intensité de son effort et son bras droit fit à plusieurs reprises quelques passes magnétiques. Cette fois, la poitrine de la petite parut se cabrer, une plainte rauque s’échappa; mais elle reprit tout aussitôt son immobilité de statue. Le vieillard répéta sa question: -Dors-tu, ma chère fille? Coeur-d’Amour ne pouvait en supporter davantage. C’était l’acte d’un fou d’interroger et de torturer ainsi une muette. Il allait se lever, se montrer. Une main légère se posa sur son épaule et la voix de Fiamma murmura tout contre son oreille: -Laissez, beau chevalier, il ne lui fait aucun mal. -Fiamma! Comment êtes-vous ici? -Je suis entrée derrière ceux-là. -Vous m’assurez que la fille du porte-clefs de Vincennes n’a rien à redouter de M. de Villeneuve? -Je vous l’affirme. Bien souvent, Salem-Kébir a pratiqué sur moi des expériences toutes semblables. -Pourquoi faire? -Pour connaître des secrets cachés en des lieux éloignés... La vue somnambulique dépasse tout ce qui se peut imaginer; elle rapproche les distances et fait tomber les murs. -C’est de la sorcellerie, cela. -C’est de la science! -Hem! je suis trop mauvais clerc pour discuter... Mais, dites-moi, le sommeil étrange dont vous me parlez parvient-il aussi à délier la langue des muettes? Fiamma hocha la tête. -Je ne sais, balbutia-t-elle. Sidi Salem n’aurait pas osé tenter cette expérience. Le marquis répétait pour la troisième fois: -Ma fille chérie, dors-tu? Bernard et Fiamma tendirent avidement l’oreille. Deux ou trois secondes passèrent, le silence planait. Soudain une commotion nerveuse les secoua. Ils frissonnèrent et se regardèrent avec stupeur, parce qu’une voix blanche, la voix de la muette, répondait: -Je dors! Fiamma se signa en murmurant: -Sidi Salem est moins savant... La science de celui-ci dépasse la sienne! Le Grand Marquis poussa un soupir et poursuivit: -Vois-tu? -Quoi? -Solange de Villeneuve-Marsan, ma fille? -Donnez-moi votre main! Le vieillard posa sa main sur celle de Gloriette. -Essaie de voir, ma chère enfant! Sauve-moi encore une fois... C’est mon honneur qui est en jeu... Vois-tu Solange? -J’aperçois la belle jeune fille brune que je vis déjà deux fois... la première dans un parc, sous une tonnelle en compagnie... La voix de Gloriette s’altéra: -... En compagnie du jeune cavalier qui, la seconde fois, l’escortait à distance sur la route... -Vertudiable! s’émotionna Coeur-d’Amour, si je ne savais cela impossible, je serais tenté de croire que ma petite soeurette me met en scène... -Et qui me nomma sa soeur, acheva la dormeuse avec une émotion croissante; qui me nomma sa soeur après m’avoir arrachée aux mains des brigands, devers le clos des Chartreux. -Mort de mes os! Le chevalier ne pouvait en revenir... C’était bien de lui qu’il s’agissait. -Cette jeune fille, c’est Solange. Ne pense plus au loyal garçon qui l’accompagnait alors et te vint en aide... Son souvenir te trouble, pauvre enfant, n’y pense plus, je te l’ordonne! Ce commandement parut soulager la voyante qui reprit après avoir fouillé le vide de son regard vague: -La jeune fille sort par la petite porte d’un grand jardin... elle est en grande toilette... une femme hypocrite la suit... cinq cavaliers attendent au dehors... ce sont des bohémiens déguisés et masqués... leur chef s’empare de la jeune fille et la jette sur une selle. Le marquis grinça: -Le nom de celui-là? -Lequel est le sien? il en porte tant... c’est Coeur-Volant... l’homme au visage volé!... -Coeur-Volant? répéta mentalement Bernard; l’homme au visage volé! Si Fiamma ne l’entendit point, elle dut deviner quelle pensée traversait son cerveau, car elle murmura à son oreille: -La science est en défaut!... Le ravisseur de Solange est Roland de Savoie-Nemours et non Coeur-Volant, puisque l’infernal bandit, arrêté, ce soir même, sur le pont au Foin, a été écroué au Grand- Châtelet. La science ne pouvait se tromper à ce point; Gloriette le lui prouva en poursuivant: -... d’ailleurs, ce Coeur-Volant a deux corps... le premier gît dans un cul de basse-fosse en la prison de la prévôté de Paris... le second se bat à la porte du jardin... car il y a bataille... Les bohémiens se sauvent en emportant la demoiselle évanouie... Ah! j’entends un cri... Arma! Arma!... Il est trop tard, mon chevalier... -Arrête! commanda le marquis, c’est Solange qu’il faut suivre... Suis-la!... Je le veux! -Je la suis... Les cavaliers filent au galop en incurvant sur la droite... Ils coupent le bas-bout du Pré-aux-Clercs et longent le fleuve dans le sens du courant... Ils le traversent par le bac de la maison des Bonshommes... Ils s’engagent dans les plaines de Passy... Voici un bois, ils y pénètrent en ralentissant... Ils n’ont plus peur des poursuites... Ils se sentent en sûreté au milieu des épais fourrés de... de... -La forêt de Rouvray? -Oui! -Mais où vont-ils?... Où mènent-ils Solange?... Oh! ma fille chérie, ne peux-tu me le dire? La petite muette, à laquelle un sortilège diabolique accordait passagèrement la parole, fit un suprême effort: les veines de son front se gonflèrent, sa belle chevelure d’or pâle ondula, s’agita, secouée par un vent sous-crânien. Elle parut enfin avoir trouvé ce qu’elle cherchait et répondit: -Ils vont sur l’autre rive dans... Bien qu’il concentrât toutes ses facultés dans son organe auditif, le reste de la phrase fut prononcé si bas que Coeur-d’Amour ne put rien saisir. -Ah! merci, ma chère fille, s’écria le Grand Marquis. Puis, après avoir éteint la lanterne et réveillé Gloriette, il l’entraîna au dehors en murmurant: -À présent, viens embrasser celle qui sera ta mère. Resté seul avec Fiamma, car Grain-de-Raison s’était éloigné à la suite de son maître, Bernard gémit désespéré: -Dire que je suis, comme devant, incapable de porter secours à Solange. -Vous vous trompez, mon beau chevalier, riposta la protégée de Salem-Kébir... mes oreilles sont plus fines que les vôtres et, si vous consentez à me prendre en croupe, je vous guiderai, moi! Vingt minutes après la jument arabe labourait de ses sabots argentés les terres molles des cultures de Passy. Depuis son arrivée à Paris, Djaoulia s’était accoutumée à emprunter à Bayard, le fabuleux coursier des fils Aymon, sa manière de porter des grappes de cavaliers, aussi n’éprouvait-elle aucune fatigue sous sa double charge: Bernard d’Arma et Fiamma la Barbaresque. XX LA RUÉE DANS LA NUIT. Tandis que Marie de Villeneuve restait en tête à tête avec Gloriette, cette mignonne bohémienne aux yeux si doux, qu’elle devait chérir comme une fille de son sang, selon le désir exprimé par le Grand Marquis, ce dernier, toujours accompagné par Grain- de-Raison, traversait l’hôtel et s’arrêtait dans la cour d’honneur devant la loge des Peyragude. -Colomban, appela-t-il en élevant la voix, Cortansio! Il n’y avait point de lumière dans l’intérieur de la loge, mais il s’en fit tout aussitôt et de la porte ouverte s’élancèrent en même temps les deux plus vieux serviteurs de Villeneuve-Marsan: Colomban Peyragude et l’écuyer Cortansio. Ils vinrent fléchir un genou devant leur maître en haletant: -Monseigneur nous a appelés comme autrefois, par notre nom! -Ai-je encore de bons chevaux? demanda le marquis. Durant sa récente, visite aux écuries, trop occupé de ce qu’il voulait obtenir de Gloriette, il n’avait remarqué ni l’étalon noir ni la jument blanche. -Dans les stalles d’honneur, fit à son tour le père Colomban, se trouve le meilleur coureur qui soit à Paris. -Dans la petite écurie, dit Cortansio, sont les haquenées des nobles dames et mon porteur de Bonaguil. -Déjanire? -Déjanire est morte voici deux ans, monseigneur; nous avons le produit d’Amadis et de Déjanire, Montjoie! ainsi nommé en souvenir de la bataille de Saint-Denis. -Têtebleue! Monjoie fera ce soir ses premières armes... Dis-moi, tu avais deux fils. Que sont devenus Gualbert et Silvain? -Ils sont devenus des hommes, Excellence. Je vous les ai présentés hier matin, et Gualbert est attaché à votre service depuis ce temps. Tout en parlant, le chef du clan Peyragude examinait son maître à la dérobée, il semblait douter que ce fût là le même homme qui avait envoyé chercher des truands de la cour des Miracles pour lui tenir compagnie. Et ce soupçon s’ancra plus profondément dans son cerveau lorsqu’il entendit le Grand Marquis, distrait, demander: -Vraiment, il est à mon service depuis ce temps? » Au fait, se reprit-il, c’est juste!... Que font tes fils, Colomban? -Ils viennent de recevoir de méchants coups hors du parc, monseigneur, et Françoise les panse. Quand bien même, ils sont tous au service de Villeneuve. Dois-je les appeler? -Bien répondu, vieux Gascon!... Laisse en repos tes garçons... Demain, Villeneuve-Marsan aura besoin de braves coeurs pour soutenir sa cause, et je les emploierai... Car demain verra d’étranges choses... Il y aura tempête parmi les hommes... Pour l’instant, allons voir Montjoie. Cortansio et Peyragude, tous deux armés de flambeaux, traversèrent la cour en éclairant la marche de l’altier vieillard. Le père Colomban réfléchissait tout en avançant et se disait: -Jamais je ne vis de chien ici. Celui qui va pas à pas sur les talons de notre seigneur serait-il le voleur de Françoise?... -Tiens, tiens, fit-il tout haut en avisant la stalle vide dans laquelle Djaoulia avait été hospitalisée, la cavale arabe du jeune chevalier a pris le large... La porte était fermée... ce n’est point naturel! -De quel chevalier parles-tu? -Hé! de celui que vous reçûtes ce tantôt dans l’appartement de notre noble dame! -Croix du Christ! c’est encore vrai!... La mémoire s’en va. Le Grand Marquis s’était approché de l’étalon noir; il mit sa main sur le garrot du superbe animal, dont les jarrets se roidirent et qui ronfla bruyamment. -Si c’est là Montjoie, dit-il, il ne me faudra pas plus d’une heure pour aller au Prieuré de la Jatte? -Il vous faudra moins, monseigneur! Colomban s’occupait déjà à seller l’étalon, dont il ne savait comment modérer l’ardeur. -Je vais harnacher mon Agenais, osa dire Cortansio. Le Grand Marquis regarda son vieil écuyer et ne put s’empêcher de sourire. -Inutile, mon camarade... donne-moi seulement ton épée... Quand l’honneur des Villeneuve-Marsan est en péril... Villeneuve-Marsan, seul, doit le défendre! Il prit l’épée que lui tendait Cortansio, courbé en deux, et sauta en selle en murmurant à l’oreille de l’étalon grisé de liberté: -Les malandrins ont de l’avance... Amadis et Déjanire auraient pu les rejoindre, je le sais... À toi, Montjoie, leur fils, je dois demander plus... il te faudra les dépasser... Au pas, il fit franchir au pur sang la maîtresse porte ouverte par Colomban. En passant auprès de ce dernier, penché sur sa selle, il recommanda à mi-voix: -Ordonne à Gualbert de bien veiller sur mes vins et mes viandes... Même étant ailleurs, je festoie toujours dans mon appartement! Et comme le vieux serviteur, stupéfait, le regardait, croyant enfin comprendre l’énigme, il posa un doigt sur ses lèvres et rendit la main en criant: -À demain, mes vrais amis! L’instant d’après, la nuit noire du Pré-aux-Clercs se refermait sur l’homme, le cheval et le chien... Il n’était guère plus de dix heures et demie, et depuis trois quarts d’heure à peine les ravisseurs de Solange avaient quitté le parc de la rue de Beaune -les événements que nous nous efforçons de rapporter courant la poste -lorsque le Grand Marquis, précédé par le chien fit sauter Montjoie sur le passe-avant du bac des Bonshommes. La secousse éveilla le passeur en sursaut, et, instinctivement, ce fellah du devoir tira sur la corde, mettant du coup l’embarcation en plein courant. -Qui as-tu traversé depuis la tombée de jour? demanda Villeneuve. -D’abord, monseigneur, il y a une demi-heure, cinq mécréants qui m’ont payé à coups de bottes! -Ils étaient à cheval, n’est-ce pas? Et ils escortaient une jeune dame? -Oui, monseigneur, une jeune dame bien mal en point, malgré la richesse de ses affutiaux! Le bac touchait terre, Montjoie bondit sur la rive et se disposait à repartir. Son cavalier le lit volter sur place. -L’ami, tu as dit «d’abord». D’autres passagers auraient-ils effectué la traversée depuis? -Sans doute, seigneurie; un fougueux écuyer de cour et une jeunesse aux yeux de braise, tous deux, montés sur une jument blanche comme la lune, caracolaient sur mon plancher dix minutes avant Votre Grâce. -Tu les as mis de ce côté? -Oui, c’est-à-dire, non! -Explique-toi! les aurais-tu noyés? -Oh! Excellence!... Je les traversais, quand, impatienté de me voir aller aussi lentement, vers le milieu du fleuve, ce cavalier phénoménal m’a brûlé la politesse en piquant des deux! -Jour de Dieu! -Ma foi jurée! monseigneur, soutenant sa compagne, il a continué le trajet à la nage... En sorte que ces deux passages ne m’ont rien rapporté... Le Grand Marquis, riant de bon coeur, lui jeta un écu à la salamandre et se lança dans les cultures. -Cette jument blanche ne doit pas m’être inconnue, pensait-il, et le maître fou qui la monte me fait tout l’effet de ressembler à mon jeune paladin du donjon. Mais quelle dame, avec lui, joue ce jeu dangereux?... Hein, Grain-de-Raison, suis-je sur la voie? Le barbet folâtrait autour de l’étalon noir dont la rapidité ne pouvait le surprendre, car il avait déjà goûté de cette allure en accompagnant Djaoulia. Il répondit par un jappement approbateur. -Hop! hop! siffla le Grand Marquis. Montjoie allongea, franchissant les clôtures, sautant les haies. Véritablement, cet élégant coureur noir ne devait guère connaître de rivaux, il fonçait dans l’obscurité comme un trait de jais brillant, sans souffler, en se jouant. Dans leur prodigieux élan, cheval et cavalier ne formaient qu’un bloc. À l’orée de la forêt de Rouvray, contre son habitude, Grain-de- Raison se prit à donner petitement de la voix. Devant le Marquis, et allant à peu près à la même allure que lui, un autre cavalier venait d’entrer sous bois. -Halte! cria M. de Villeneuve. Qui que vous soyez, veuillez m’attendre et m’entendre. À cette époque où il n’était point rassurant de voyager de jour même en troupe, le marquis pensait, non sans raison, que ce cavalier solitaire, assez intrépide pour traverser, de nuit, une forêt sur laquelle couraient des légendes à faire dresser les cheveux, se soucierait peu de fuir son approche. Il en fut ainsi; bravoure ou insouciance, le cavalier revint sur ses pas et s’arrêta dans le clair-obscur, en dehors de la lisière des arbres. M. de Villeneuve mit son chapeau à la main, politesse que la profondeur de la nuit rendait tant soit peu superflue, et demanda, en arrêtant net sa monture: -Pourrai-je vous demander, monsieur, si ce sentier de chasse n’a pas été pris par une troupe de gens armés, au milieu desquels se trouve une dame entraînée contre son gré? -Monseigneur, riposta l’inconnu en saluant à son tour, je suis moi-même sur la trace des méchants drôles dont vous entendez parler. Le son de cette voix frappa le marquis et lui fit donner à son regard une acuité plus grande. Alors il remarqua la couleur lunaire de la robe du cheval que montait son interlocuteur, et il observa aussi qu’une seconde forme humaine était assise sur sa croupe. -Par le Dieu vivant! s’écria-t-il, chevalier d’Arma, mon jeune ami, j’aurais dû me douter que le tourbillon poudreux qui me précédait devait receler l’argent du redresseur de torts que vous semblez être... Mais, têtebleue! votre empressement me met martel sous le crâne... En aussi peu de temps, c’est beaucoup trop vous intéresser aux seuls Villeneuve-Marsan... -Monseigneur, voulut dire Coeur-d’Amour mal à l’aise. -Jeune homme, pas d’excuses!... Je vous suis redevable de ma liberté... Vous avez barre sur Villeneuve... Tant que Villeneuve vivra, il ne se croira jamais quitte envers son sauveur... Ceci dit, qu’avons-nous là? Du geste, il désigna la forme humaine assise derrière Bernard. -Fiamma, seigneur, Fiamma qui s’est offerte pour me guider. -Fiamma, la bonne petite déchiffreuse de voie lactée?... Charmante recrue!... Or ça, mon fils, maintenant que nous voici en nombre, vous plairait-il de répondre à ma première question? Coeur-d’Amour sauta à terre, se mit à genoux et colla son oreille contre le sol. -Singulier garçon! A-t-il l’intention d’interroger la terre? C’était en effet ce que faisait notre voyageur, qu’une longue pratique des grandes solitudes avait mis au courant des moyens de se renseigner. Il se releva disant: -La troupe poursuit son chemin au trot et se trouve à quatre cents toises sur notre gauche. -En route! mes compagnons, et poussons tout droit! c’est la corde de l’arc! Coeur-d’Amour était déjà en selle. Comme un attelage jumelé, étalon noir et cavale blanche, anciens compagnons d’écurie, et bons amis, pénétrèrent sous bois en luttant de vitesse. Ivres de leur propre vélocité, nos cavaliers dévoraient l’espace en observant un grave silence. Ils ne se voyaient point. Ils allaient botte à botte, emportés en une course échevelée qui franchissait fondrières, racines torses, monticules et ruisseaux, en éveillant à peine sur son passage la nature endormie. Le cerveau transporté, l’oeil en éveil, dans ce chaos d’ombre, ses deux bras frais enlaçant la ceinture de son beau chevalier, Fiamma se laissait aller au mouvement désordonné de cette charge vertigineuse, et, oubliant pour un instant la fatalité qui pesait sur sa vie, le coeur gonflé de béatitude, elle livrait au vent de tempête la vague brune de son opulente chevelure. Enfin, le ciel étoilé se montra au-dessus de la tête de nos cavaliers et, en bas du terrain en pente déclive, parut un large serpent pailleté: le fleuve! Le Grand Marquis fit halte devant la potence de la cloche du passeur. -Tu as fait mieux que n’aurait fait ton père, dit-il en caressant l’encolure luisante de Montjoie; mais la cavale lunaire a encore mieux fait que toi: elle portait double fardeau! Sa main se tendit vers la chaînette actionnant la cloche. Bernard l’arrêta. -Écoutez, seigneur! On entendait au loin le galop assourdi de plusieurs chevaux. -À ma place, que ferais-tu, mon fils? Au lieu de répondre, Coeur-d’Amour demanda: -Avez-vous des intelligences dans l’île, monseigneur? -Oui, bien! Le prieuré de la Jatte m’appartient et Faraubras, son gardien, me doit tout! -Là, vous pourriez peut-être avoir raison de ceux qui arrivent? -Je le pourrai! -Alors, pour ne point les effaroucher, seigneur, marquis, laissons-leur le bac et prenons l’eau. -Prenons l’eau? répéta M. de Villeneuve. Tu veux que nous traversions la Seine à la nage? -Sans doute, seigneur, Djaoulia est faite à cela et votre cheval fera comme elle. Il n’était plus temps d’épiloguer, on entendait déjà les voix et les rires des cavaliers encore invisibles. Côte à côte, Djaoulia et Montjoie descendirent la berge, entrèrent dans l’eau et, de conserve, se prirent à couper le courant. À genoux, chacun sur sa selle, les rênes entre les dents et les bras soutenant le corps de Fiamma raidi comme une planche, en travers, le Grand Marquis et Bernard maintenaient la direction sans se mouiller le moindrement. Grain-de-Raison, de plus en plus joyeux, nageait devant et revenait encourager, d’une léchade aux naseaux, tantôt l’une tantôt l’autre des deux montures. La cloche du passeur violemment agitée rompit le silence de la nuit. -Ohé! Faraubras! vieille souche! cria la voix du duc Roland. Au bac! satané dormeur!... Au bac, paresseux! Voici venir ton nouveau maître et de la compagnie! De la porte cintrée d’une grande maison monacale qui estompait ses robustes lignes de pierres dans la nuit, sortit un vieillard porteur d’une paire de lourdes rames. Il s’arrêta, prêt à se mettre en défense. Les chevaux, arrivés au but, prenaient terre devant lui. Il allait crier: -Holà, malandrins! Le Grand-Marquis lui mit une main sur la bouche. -Faraubras, te souviens-tu de ton maître? te souviens-tu de Villeneuve-Marsan?... Regarde-moi? -Vous regarder, balbutia le gardien du prieuré de la Jatte, voilà qui n’est pas commode... On n’y voit goutte!... Mais ma mémoire est fidèle, monseigneur, et d’entendre votre voix me suffit!... » Dieu saint! notre bon maître a donc fait la nique au donjon de Vincennes? -Faraubras, interrompit M. de Villeneuve, il y a sur l’autre rive des gens qui t’appellent. -Ils attendront. -As-tu toujours avec toi ta femme et ta fille? -Dame Homole et Juanola sont à la cuisine, car le duc de Nemours, notre nouveau seigneur, a fait prévenir qu’il viendrait cette nuit... -Coquin! cria-t-on du bord opposé de la Seine. Je te ferai bâtonner, daguer, étriper si tu ne viens de suite! -Connais-tu la voix de ton nouveau seigneur, Faraubras? -Non. -Tu viens de l’entendre. Cette annonce ne parut pas prodigieusement émotionner le vieux gardien. Il poursuivit, sans changer de place: -Malgré cela dame Homole et Juanola seront à l’entière dévotion du Grand-Mar... -Chut! pas ce titre... Je suis Gaulfarault, roi de Thunes! -Ah! bah! -Mes compagnons sont un truand et une ribaude... Écoute!... Ton duc amène ici la dernière fille de Villeneuve... Tais-toi!... Ce qui doit être fait me regarde... Tu donneras à la noble demoiselle une chambre avoisinant celle du duc, mais séparée de celle-ci par une bonne porte... -Ce sera fait. -L’escorte gîtera dans l’écurie. -C’est assez bon pour elle. -Nos deux chevaux devront être mis à part, bien bouchonnés et pourvus d’une provende de choix. -J’exécuterai moi-même ces prescriptions. -Tu préviendras dame Homole et Juanola d’avoir à respecter notre incognito, de laisser mes compagnons aller et venir comme ils l’entendront, même au cellier, dont la porte restera ouverte. La voix coléreuse de Roland empêcha le vieux gardien de répondre. -Manant, imbécile, criait cette voix, si dans l’instant tu n’arrives, je ferai périr ta fille sous le fouet! La philosophie de Faraubras était considérable; il se contenta de hausser les épaules et répondit au marquis: -Rien ne sera oublié. -Maintenant, mon compagnon j’entre au Prieuré, où tu me reverras. Toi, va chercher les braillards... Ah! si Nemours te demandait qui t’a retardé, tu lui répondras que c’est son beau-père... Va! Et tandis que Faraubras, descendu dans son bac, le mettait en mouvement, nos six coureurs de nuit, chrétiens et quadrupèdes, pénétrèrent dans la cour du Prieuré, sorte d’Abbaye féodale et de château-fort qui, faisant partie des biens confisqués du captif de Vincennes, avait été donné par le roi au premier gentilhomme de sa chambre, le jour même où le Parlement s’était prononcé en faveur de sa cause. Le bac revenait, amenant la troupe tapageuse. -Holà! cria Roland en prenant pied sur l’île, toute ma valetaille impertinente se serait-elle donnée le mot? Personne ici pour nous recevoir? Et se tournant vers l’imperturbable Faraubras: -Toi, vieux drôle, tu as su mettre ma patience à l’épreuve. Qui donc a pu t’empêcher de déborder à mon premier appel?... -Qui? foi de moi! je ne le connais mie... Il m’a dit être le beau- père de Votre Grâce. -Papa beau-père, ici? Les quatre bohèmes de l’escorte firent entendre un rire ironique. -Par le trépas! gronda Roland, ne voyez-vous pas, coquins, que ma future duchesse va mouiller ses pieds et qu’un rhume en sera la conséquence fâcheuse... Cherchez du foin, des fleurs. Dépouillez vos casaques!... Qu’on étende tout cela sous ses pas, mort-diable! Tout le long de la route la Villeneuve n’avait point desserré les dents et s’était cruellement repentie, en écoutant les plaisanteries de l’escorte, de sa désobéissance envers sa mère. La brusquerie de son enlèvement l’effarait encore. Mais, comme elle aimait réellement, comme elle aimait pour la première fois, en son for intérieur elle trouvait le moyen d’excuser l’acte expéditif de son ravisseur et comprenait qu’il n’avait pu se faire aider que par des mercenaires, gens grossiers et sans usages. L’empressement affecté du duc à son endroit lui causait une impression beaucoup plus pénible. Cependant, il ne lui venait pas à la pensée qu’il pût avoir l’intention de se livrer sur elle à des exactions indignes d’un gentilhomme. Nous le répétons, elle aimait. L’amour pardonne parce qu’il se croit toujours payé de retour. C’est le patron des aveugles!... Aux exclamations de Roland, dame Homole et Juanola accouraient, armées de lanternes de corne. Le cortège remonta la berge, Roland chapeau bas, marchant aux côtés de la Villeneuve dont le regard fuyait le sien. -As-tu fait préparer une chambre pour ma noble princesse? demanda- t-il à Faraubras qui, ses rames sur l’épaule, déambulait en flanqueur. -Sans doute, Excellence, la propre chambre qu’honora de sa présence Mme la marquise de Villeneuve-Marsan. -La chambre de ma mère! frémit Solange. -Bien, j’attache ta fille au service particulier de la demoiselle, qu’elle la guide et serve son médianoche. On arrivait à l’entrée du cloître, au centre duquel s’élevait l’escalier monumental conduisant aux appartements de l’ancien prieuré. Le duc voulut baiser la main de la jeune fille, celle-ci la retira; alors il s’inclina bien bas et salua à la façon d’un courtisan. -Pécore!... maugréa-t-il sous sa moustache, l’appartement du marquis doit avoir quelque communication avec celui qu’occupait sa chaste épouse... Avant qu’il soit trois heures, fille mijaurée, j’aurai fait de toi ma maîtresse. Il appela Faraubras. -Maraud, la chambre du marquis sera la mienne. Tu m’y feras servir à souper. -C’est déjà fait. -Cette chambre communique-t-elle avec celle de la marquise? -Par un cabinet, oui. Le duc se frotta les mains. -Tu me feras voir la porte... En attendant, mets cinq couverts... J’invite mes cavaliers. -Les cavaliers de monseigneur festoient présentement dans l’écurie. -Dans l’écurie? -Et votre seigneurie ne pourrait décemment traiter des rustauds en même temps qu’un convive de qualité. -Un convive, pour moi, ici?... Coquin, je t’ai épargné, tâche d’être plus explicite... Le nom de cet homme? -Il m’a dit s’appeler Gaulfarault. -Gaulfarault! j’entendis déjà parler de quelque chose de semblable... mais où?... et par qui?... Combien de compagnons a-t- il? -Aucun! -Ah! Ah! pour s’être aventuré seul, ce doit être un fier luron! -Il ne manque ni de prestance ni d’audace. -Il tient essentiellement à souper avec moi? -Il m’a dit: «Politesse pour politesse! Mon gendre ne saurait me refuser celle que je lui fis hier en mon hôtel! Le duc Roland se frappa le front et s’écria: -Gaulfarault! où avais-je la tête! c’est cette vipère d’Huming qui m’a fait part de toute la comédie ourdie à l’hôtel de Soissons... Papa beau-père, ex-roi de Thunes; quelle farce! Faraubras demeura impassible, et sur un signe, précéda son seigneur vers la chambre préparée pour le recevoir. C’était une grande pièce rectangulaire, dont les trois fenêtres en ogive s’ouvraient sur le fleuve. Sur la droite un cabinet étroit, tendu de vieilles tapisseries figurant des scènes de l’Apocalypse, formait matelas d’air entre cette chambre et celle qui avait été attribuée à Solange. Le lit, monté sur trois marches, occupait tout le fond gauche et l’entrée faisait face aux fenêtres. Sur les murs, sur des crédences et dans deux vitrines angulaires se voyait toute une collection de bibelots orfévrés ou ciselés: des amphores de Jean de Pise, des cuivres émaillés de Forzore di Spinello, un hanap et une aiguière de Caradosso, une jarre et des poteries d’étain de François Briot, et enfin, auprès de la porte d’entrée, une armure merveilleusement fouillée par le grand Rosetti, le ciseleur des Médicis. Sans remarquer la table à deux couverts dressée au centre de la pièce, sans accorder un regard à la décoration de la pièce, non plus qu’à la richesse des collections, le nouveau maître du Prieuré demanda, sitôt entré: -Par où correspondent les...? Sans attendre la fin de la question, le père de Juanola alla ouvrir la porte de droite. Roland passa vivement dans le cabinet et put entendre que l’on parlait dans la pièce contiguë: -Je désire rester seule, ma fille, disait la voix acerbe de Solange. Je boirai un verre d’eau pure, il ne me faut rien de plus. Elle faisait le tour de son domaine restreint, de sa prison et en sondait les murs à petits coups. Elle ajouta: -Vous veillerez au dehors et direz à votre père: «La Villeneuve te rend responsable de sa sécurité!» Allez, ma fille... Le duc perçut encore le bruit d’une porte que l’on refermait et verrouillait du dedans. Alors un éclair d’infernale jubilation traversa son regard, devenu soudain luisant, pervers, tel que nous le vîmes au moment de l’insulte dans le salon de la maison des Mignonnes, puis il revint vers sa chambre en disant: -As-tu connu ton ancien maître, manant? -Mme la marquise vint faire ses relevailles au prieuré, Excellence, et j’étais alors porte-couteau de monseigneur, lorsqu’il chassait en forêt de Rouvray. -Un chasseur est buveur, d’ordinaire... Dans ton cellier reste-t- il de bons vins? -Il y en a de tous pays, mais monseigneur attachait un prix inestimable au fumet d’un cru d’Italie: le chianti! -Outre les autres liquides, tu m’apporteras donc deux flacons de chianti. Va et reviens! Lorsque Faraubras eut déposé sur la table les deux flacons poudreux, le duc commanda: -Introduis maintenant le seigneur Gaulfarault. Resté seul, Roland tira de son pourpoint un mince pli de papier et l’ouvrit. Ce papier renfermait une couche infinitésimale de poudre blanche impalpable. Le duc déboucha prestement l’un des deux flacons, mélangea la poudre blanche à son liquide parfumé et remit le bouchon à l’envers en pensant: -Il était temps!... Les petits produits de maman Phtah feront merveille, s’il est nécessaire. Il était temps, en effet. Sur le palier, un organe sonore prononçait: -Par les menesses et la soif! passeur, laissez-moi passer! Mon gendre ne pouvait se dispenser de me recevoir. -Corbac! s’écria Roland, en voyant paraître sur le seuil de la porte ouverte avec fracas, la sympathique carrure de son hôte de la veille, beau-père, votre surprise me cause une bien grande joie! La surprise allait peut-être passer son espérance, car le Prieuré de la Jatte allait servir de théâtre à une comédie dramatique dont le beau duc n’avait point réglé le scénario. Source: http://www.poesies.net