D’Artagnan Contre Cyrano De Bergerac. (1925) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome V D’Artagnan Et Cyrano Réconciliés. Secret D’État. (1928) TABLE DES MATIERES. Service De La Reine! L'Ambition Du Cardinal. D'Artagnan Pris Au Piège. Le Réveil De Cyrano. Le Vin Explosif. L'Arrestation Difficile. M. Le Conseiller Broussel Et Mlle Minou. Cyrano Maître De Paris. Où Tel Est Pris Qui Croyait Prendre. La Signature Extorquée. Devant Le For-L'Évêque. Le Conseil De Roxane. De L'Utilité De L'Alchimie. Coeur De Mère. Le Grand Secret. Où Claire Se Mue En Capucin. La Revanche De Mazarin. Service De La Reine! En ce lumineux jour d’été, René de Lélio, jeune page de la Reine- Régente, Anne d’Autriche, se hâtait gaiement vers la Capitainerie du Louvre, allant à la recherche de M. le comte d’Artagnan capitaine de la 1re Compagnie des mousquetaires. Depuis la mort du terrible Cardinal-Duc, et surtout depuis celle du mélancolique Louis, treizième du nom, la vie était devenue belle et sans contrainte à tous ceux qui entouraient la fille de Philippe II d’Espagne. De grandes faveurs, des bénéfices, des dignités tombaient, comme une manne bienfaisante, sur les gens de noblesse et les seigneurs qui jouissaient de la sympathie ou de l’estime de Madame la Reine- Régente. Ainsi, des demoiselles d’atours, des pages, comme ce petit de Lélio, pouvaient, avec quiétude, envisager avec tranquillité leur avenir. On se répétait, à cette époque, cette phrase en vogue parmi les courtisans: «La Reine est si bonne!» La liberté d’Anne d’Autriche avait été graduellement obtenue: d’abord, lorsqu’on avait descendu, en grande pompe, dans l’église de la Sorbonne, le corps glacé d’Armand Duplessis, cardinal de Richelieu, le plus vaste génie politique de son époque, ensuite, après qu’eurent été claquemurés, dans la basilique de Saint-Denis, les restes de son royal et falot époux. Dès ce moment, elle s’était reconnu le moyen d’être bonne: elle régnait, au nom de Louis XIV, à peine sorti de l’enfance. En vain Louis XIII avait-il -sur les conseils de Richelieu qui, vieilli, tourmenté par la maladie, craignait le pire et voyait de loin -institué un Conseil de Régence, pour limiter et, à dire le vrai, rendre tout nominal le pouvoir de sa veuve. Cette dernière, très habilement conseillée par Mons Mazarini, s’était chargée de sonner le ralliement des Mécontents. Ils accoururent. Ils étaient légion. Richelieu fut le premier des ministres royaux à oser s’attaquer aux grands feudataires de la couronne, à gouverner d’une main très ferme et, souvent même, impitoyable; aussi, s’était-il fait d’innombrables ennemis. Terrorisés, ceux-ci, durant sa vie, s’étaient abstenus, en levant trop la tête, de risquer le sort de Cinq-Mars, de Thou, Montmorency. Mais, le terrible homme d’État disparu, Anne d’Autriche fut, pour eux, le pôle d’attraction. D’un consentement quasi universel, le Conseil de Régence fut dissous par le Parlement, à la grande joie des courtisans, et à la profonde satisfaction de Mazarin, habile pêcheur en eau trouble. Cet état de choses se proclamait dans la joie de notre Lélio, petit page de quinze ans, et surtout dans la richesse de ses vêtements. Sur des hauts-de-chausses incarnadins en tissu de soie, il portait une casaque à basques, en velours azuré, boutonnée d’or, dont les manches, fendues à la juive, laissaient voir celles, en peluche argentée, d’un justaucorps de dessous. Sur ses épaules, retombait une collerette de fine dentelle, et, à sa taille, son ceinturon d’orichalque soutenait une fine épée de parade. Des souliers de daim gris et des bas de même nuance terminaient ce costume. D’ailleurs, dès son entrée dans la salle basse de la Capitainerie, corps de garde, qu’embaumaient l’arôme de vingt pipes de Hollande, l’odeur de quarante bottes à entonnoir, les relents de nombreux flacons de vin de Suresnes et celle du fromage de chèvre, l’élégant petit messager fut reçu avec honneur. On fit disparaître en vitesse les regrats du festin qui traînaient sur les hauts tambours, on reboutonna décemment certains pourpoints. Un grand diable, plus au fait de la délicatesse olfactive de ces «demoiselles» -ainsi nommait-on les petits pages -, eut l’avantageuse idée d’ouvrir une fenêtre, afin de rendre l’air respirable. Ce même gentilhomme des compagnies à cheval de la Maison du Roi, tout à fait galant, mit ensuite le feutre en main, la plume balayant le sol, s’inclina devant le messager de la Reine-Régente, et lui demanda: -Que vient chercher Monseigneur le Mignon chez Messieurs les Mousquetaires de Sa Majesté? L’enfant répondit, d’une voix de jeune fille, bien digne de ses boucles blondes, de son teint d’églantine et de ses yeux d’un vert frais comme un lac en avril: -Messieurs, je vous serais infiniment obligé de me conduire jusqu’à votre capitaine. Je suis, en effet, porteur d’un message verbal pour M. le Comte d’Artagnan. À ces mots, il y eut un murmure parmi les braves à tous crins, qui idolâtraient leur chef. On se poussa du coude, on se fit des signes d’intelligence. Cette royale commission signifiait certainement que du nouveau se préparait, au moins pour d’Artagnan. Et cela tombait fort à propos, car le vaillant Gascon s’assombrissait de jour en jour. Son tempérament aventureux, toujours bouillant, s’accommodant mal de l’inactivité. Depuis la bataille de Rocroi, en effet, l’épée du grand mousquetaire restait au fourreau! En vain, cette victoire et surtout ses exploits l’avaient fait nommer capitaine par Anne d’Autriche. Il maudissait de tout son coeur cette charge enviée par d’autres parce qu’elle le retenait à la Cour, loin des estocades, des horions, des pistolétades et du danger! -Mordi! grognait-il parfois, j’ai l’impression d’être devenu portier du Louvre! -Encore quelques semaines de ce régime, songeaient ses mousquetaires alarmés, et M. d’Artagnan donnera sa démission ou se laissera périr d’ennui! Aussi, tous les voeux allaient-ils vers un incident qui arracherait enfin leur chef à cette torpeur où il croupissait. C’est pourquoi, tandis que le page d’Anne d’Autriche suivait un guide vers la chambre haute où se tenait leur capitaine, les mousquetaires, balayant cartes, verres et dés, mais toujours la pipe au bec, se prirent-ils à discuter entre eux de conséquences probables du message qu’on lui transmettait. -Sa Majesté, disait l’orateur de la troupe, un certain baron de Caprejac a, plusieurs fois par jour, l’occasion de voir M. d’Artagnan et de lui parler, mais c’est toujours en public... Si Madame Anne convoque spécialement celui qu’on a surnommé, à juste titre, le Chevalier de la Reine, c’est pour lui confier autre chose que des fariboles et des calembredaines. «Croyez-moi, mes bons, bien que n’ayant pas l’honneur de posséder une protubérance nasale semblable à celle de M. de Bergerac, j’ai du flair et je vous prédis, sandious! que la venue de ce petit famulus, beau comme le fils d’Aphrodite, dirait le gros Saint- Amant, va changer bien des choses. En voici la preuve: on ne dérange M. d’Artagnan que pour des affaires dignes de lui! -Bien parlé, Caprejac! -Dieu t’entende, mon fils! -Je veux boire à ta santé; tu m’as donné la pépie, Caprejac! -Buvons aux nouveaux exploits de notre valeureux Capitaine. -À boire! Tout est dans le vin: la vérité, l’amour et le courage! Buvons, fils! L’apparition soudaine de d’Artagnan, toujours élégamment vêtu de sa tenue ordinaire, dont le drap écarlate faisait bien valoir une pâleur intéressante, arrêta les cris, les jurons et les rires de ces bouillants gentilshommes. Ils étaient enragés eux aussi de mener la vie de garnison, bien que chacun d’entre eux eût, à la ville où à la Cour, de charmantes raisons de se trouver bien à Paris. Bellone et Vénus ont toujours fait bon voisinage, et, auprès des belles dames comme auprès des tendrons de rue, de vide-bouteilles ou de boutiques, la prestance des mousquetaires n’avait guère de rivale en France. Tous les yeux se fixèrent immédiatement sur ceux du capitaine. Or, miracle! ceux-ci reflétaient la joie la plus vive. De toute évidence. D’Artagnan pensait comme le baron de Caprejac: la Reine-Régente ne le dérangerait pas pour rien! Cette seule perspective chassait d’un seul coup sa rogne et sa mélancolie. Il allait partir peut-être, agir certainement; pour le moins dégainer, courir des dangers, braver la mort et lui rire au visage. Redevenir ce qu’il avait été avec Porthos, Athos et Aramis; avec Claire de Cernay, le Chevalier Mystère et Cyrano, son si loyal adversaire. Il allait vivre enfin! -Messieurs, dit-il, j’ai affaire chez Sa Majesté la Reine, dans un instant, M. le lieutenant baron de Reilhac va venir me relever. Vous voudrez bien lui notifier que je lui ai donné carte blanche. Ayant dit, il sortit, bombant le torse, moustaches en bataille, faisant sonner les molettes de ses bottes sur le pavé inégal, comme un homme sûr de lui-même et content, oui content d’être au monde. Depuis l’installation de Mme de Chevreuse à Bruxelles et depuis le départ de Claire de Cernay, mariée et domiciliée en Angleterre, Anne d’Autriche avait attaché à son service la fille de son ancienne femme de chambre, Françoise Bertuat, dame de Motteville, qu’elle se plaisait à nommer sa camerina. Madame de Motteville devait beaucoup aimer la Reine. Ses Mémoires la servirent même après sa mort. Quand, introduit par la gentille camerina, d’Artagnan apparut sur le seuil de l’appartement particulier de la Régente, il salua trois fois, comme le lui commandait l’étiquette. Deux dames étaient assises devant la souveraine, sur des tabourets un peu moins élevés que son fauteuil; elles se levèrent et, après avoir fait la révérence, d’abord à la Reine et ensuite au capitaine, se retirèrent discrètement. Alors, Anne d’Autriche sourit avec une grâce un peu triste et dit: -Approchez, Monsieur le Comte d’Artagnan, et soyez le bienvenu chez cette pauvre reine pour qui, déjà, bien des fois, vous avez risqué si vaillamment votre vie... Elle ajouta, comme dans un souffle, en quittant son siège: -Non! Avant tout, allez fermer la porte avec soin et veuillez prendre la peine de me suivre dans mon oratoire, là, au moins, j’espère que les murs n’ont pas d’oreilles... Tout en obéissant, le capitaine songeait: -Pourquoi cette tristesse voilée? Que manque-t-il à la Reine pour être heureuse? «Elle exerce, en France, un pouvoir aussi absolu que celui de feu M. le Cardinal-Duc, mais d’une manière autrement douce et délicate... «Est-ce que... du côté de ce bélître de Mazarin, Madame Anne aurait des chagrins? Il ferait beau voir ce parvenu sournois et mielleux tourmentant la Reine de France! N’est-il pas satisfait de gouverner, en sous-main, et de sentir à ses épaules de faquin, lui qui n’a jamais reçu le sacrement de l’Ordre, peser la pourpre des princes de l’Église? Anne d’Autriche s’était assise dans un fauteuil aux coussins armoriés, qui tournait le dos à la fenêtre. Elle poussa un soupir et demanda au mousquetaire: -Je suis intimement persuadée, monsieur d’Artagnan, que vous n’avez point perdu la souvenance des événements pour lesquels, ici même, j’eus à confier à votre coeur de gentilhomme le secret d’une mère et, à votre loyale épée de soldat, le soin de protéger... Délicat, le Gascon voulut épargner à son interlocutrice l’embarras d’avoir à préciser. Il préféra l’interrompre en affirmant: -Tout ceci, Madame, est encore net et précis dans ma mémoire. Ne vous donnez donc pas la peine de... -Que me parlez-vous de peine? répliqua Anne d’Autriche en dédiant au capitaine un de ses ensorcelants sourires: un de ces sourires qui gagnaient à l’Espagnole bien des dévouements, bien des sympathies et parfois même allumaient de fougueuses passions. Richelieu s’en était aperçu à son détriment. «Il est doux à mon coeur, poursuivit-elle, de se rappeler tant de services rendus, tant de périls bravés, tant de difficultés surmontées... -En ce temps-là, Madame, assura d’Artagnan avec sa noble simplicité habituelle, j’étais prêt à donner mon sang pour le service de Votre Majesté. Eh bien, de même qu’autrefois, aujourd’hui encore, je suis heureux de m’affirmer tout entier aux ordres de la Reine! Il y eut un silence. La souveraine, front baissé, semblait se recueillir, regarder au plus profond d’elle-même. Le mousquetaire, impressionné par cette attitude grave et méditative, respecta ce silence en pensant: -Peu à peu, je le vois, la Reine s’efface devant la Femme, peut- être même devant la Mère... D’ailleurs, pourra-t-elle jamais ne plus se souvenir de la nuit d’Amiens? Et, tandis qu’Anne d’Autriche, semblant avoir oublié la présence du visiteur, poursuivait sa rêverie solitaire, le capitaine se remémorait, avec émotion, tous les événements qui suivirent cette nuit d’amour... Un enfant était né des baisers échangés entre Anne d’Autriche et Buckingham. Mis au monde clandestinement, il fut emmené par son père en Écosse, dans les Hautes-Terres. Mais la trahison veillait. Le noble Lord fut assassiné, son fils, le petit George, enlevé... Quinze ans après ces événements, sous le nom de Tancrède ou de Chevalier Mystère, un jeune homme, de belle et fière mine, ignorant son origine, et tout plein de confiance en son étoile, s’était présenté au Louvre, à M. de Guitaut, celui-là même qui connaissait, seul, le secret d’Anne d’Autriche. Le hasard, un hasard funeste, en se mettant au service de l’arriviste qu’était déjà Mons. Mazarini, avait empêché le jeune homme d’atteindre M. de Guitaut, tout en le précipitant dans une série de mortels périls... Que serait-il advenu de ce malheureux enfant sans la bravoure folle d’un de ses amis, Cyrano de Bergerac, et aussi -le capitaine, tout modeste qu’il fût, devait bien se l’avouer -, sans la chevalerie de M. d’Artagnan? Aujourd’hui, l’ex-chevalier Mystère vivait en Angleterre, heureux, marié à Claire de Cernay, cette belle jeune femme, née, comme lui, du seul amour -elle était fille de la séduisante Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, et de Lord Montaigu. Rien ne pouvait menacer le fils de Buckingham et de la Reine. Il possédait la fortune paternelle, enfin arrachée à Mac-Legor et à sa soeur, la dangereuse et fascinante comtesse de Suttland. Et puis, il portait le nom glorieux de George de Villiers. Ce nom était le patronyme de la famille du plus beau et du plus heureux des lords. Le premier comte de Buckingham fut un des compagnons de Guillaume le Conquérant, Gautier Giffard. Plus tard, cette descendance étant éteinte, Richard II donna le titre vacant à Thomas Woodstock. Cent ans après, le titre du duc de Buckingham fut donné par Jacques 1er à son favori, George de Villiers, l’amoureux comblé par Anne d’Autriche. Et d’Artagnan évoquait les chevauchées, les ruses, les combats singuliers, les angoisses que lui valurent, en luttant contre Cyrano, les amours de la Reine et du brillant gentilhomme anglais. Il était si bien plongé dans ses rêves qu’il tressaillit quand lui parvint la voix de sa souveraine: -Peut-être, disait celle-ci, peut-être ai-je commis une imprudence... Mais ne vous hâtez pas de me juger, monsieur d’Artagnan... Il est difficile de pénétrer dans les secrets arcanes d’un coeur féminin... Elle ajouta en soupirant: -Surtout quand la femme y lutte avec la mère. Puis, vraiment reine, dominatrice, résolue, elle déclara, en levant avec lenteur sa belle main blanche et potelée, sur les doigts de laquelle s’alluma soudain la constellation de ses bagues: -J’attends, sous peu, le vicomte George de Villiers et ma petite Claire, son épouse. D’Artagnan sursauta sur place, mais ne prononça pas une parole, ce qui lui demanda les plus grands efforts, car un juron de son pays lui brûlait les lèvres. Il comprenait la terrible gravité de la situation. -Certes, songeait-il, la Reine-Régente peut tout, en principe... Mais il y a, derrière elle, un homme d’une intelligence presque comparable à celle du Cardinal-Duc, -dont Dieu ait l’âme quoiqu’il ne fût guère son bréviaire. -Cet homme, hélas! cet élève et successeur du grand ennemi de la noblesse, me semble vingt fois plus à craindre que ne l’était son maître. Il est habile, patelin, astucieux, artificieux et doué d’une ambition effrénée que nul scrupule ne saurait arrêter... «Que deviendra madame Anne si Mons. Mazarini -va bene, va bene... -venait à s’emparer de ce royal secret, de ce vivant témoignage d’une faute? «Il connaît, lui, le nom véritable de la mère de mon jeune ami George. «Ah! quelle épouvantable imprudence! La Reine, en ce moment, lisait, comme à un livre ouvert, les pensées qui agitaient le coeur de son chevalier. Aussi, avoua-t- elle: -Certes, Monsieur d’Artagnan, cela pourrait devenir la chose la plus dangereuse du monde, si je ne vous avais pas de mon côté... «Mais je vous ai! D’Artagnan s’inclina: -Je suis aux ordres de Votre Majesté! Alors, la Reine tendit, dans un joli mouvement de spontanéité, ses deux mains au capitaine qui, mettant un genou en terre, les soutint avec orgueil et les effleura respectueusement de ses lèvres. Un petit mouvement l’invita à se relever, puis Anne d’Autriche murmura: -Approchez-vous un peu... Encore... Encore... là... Monsieur d’Artagnan, sachez que, depuis plusieurs semaines, je subis un assaut... que... enfin... je lutte contre moi-même... le combat m’épuise... Après tout je ne suis qu’une pauvre femme... «Là vous ne pourriez rien, mon cher comte... Votre généreuse bravoure serait impuissante... C’est en moi qu’est le trouble, c’est en moi que gît le désir... Où trouver un appui sinon dans la présence de celui que vous savez... «Le jeune roi, mon fils? Non! il m’a été rendu hostile. Sa nature est froide, distante, hautaine... ah! hautaine! Quant à Philippe d’Anjou, c’est un indifférent. «Il me faut revoir... l’autre... Il me semble que la joie de le serrer sur mon coeur maternel m’apaisera, soufflera cette flamme coupable qui... Non! je ne veux pas! Je ne veux pas! Et toute son éducation outrancière de catholique espagnole reprenant le dessus, elle se signa, se voila les yeux de ses mains et gémit: -Je crains les châtiments éternels... La flamme de l’Enfer m’épouvante... «Je ne veux pas perdre mon âme! «Il est défendu par Dieu de tenter le diable, et bien mal avisé serait celui qui chercherait à jouer ce jeu! Un peu pâle, la main portée instinctivement à la garde de son épée, comme il le faisait à tout instant grave ou périlleux, le Béarnais, n’osant interroger la Reine, attendait ses ordres. Ceux-ci vinrent enfin. S’étant un peu calmée, toujours à voix basse, dissimulant mal son inquiétude, l’oeil et l’oreille aux aguets, Anne déclara: -Sur mon ordre, ces deux enfants vont venir en France, non par Le Havre, Dieppe, Étretat ou Calais, que je sais infestés d’espions, mais par l’embouchure de la Seine... Selon mon calcul, ils arriveront directement à Rouen, sur un clipper, et débarqueront sous trois ou quatre jours. «Dès leur arrivée, ils seront reçus par une amie dévouée, madame de Tenay, qui habite l’Hôtel de Bourgthéroulde. -À Rouen? s’effara le mousquetaire. -À Rouen, monsieur d’Artagnan, répéta la Reine. Ceci paraît vous surprendre!... vous inquiéter? -En aucune façon, Madame, ou, du moins, si le nom de la capitale normande me cause une surprise, c’est une très joyeuse surprise! Ah! Votre Majesté sera, je le jure, doublement bien servie! Et comme le visage d’Anne d’Autriche exprimait un étonnement, d’Artagnan poursuivit avant qu’on ait eu le temps de lui poser une question: -C’est qu’à Rouen s’est retiré, pour l’instant, le plus brave et le plus loyal gentilhomme du royaume, mon ami et ex-adversaire, mon sauveur, mon presque frère, Cyrano! -Monsieur de Bergerac? demanda la Reine. S’agirait-il de cet homme extraordinaire dont M. le Duc d’Enghien, quelques jours après l’affaire de Rocroi, m’entretint si longuement? «À entendre mon cousin, il doit la vie à ce Cadet de Gascogne. -C’est la vérité, Madame. Sauver la vie des gens est assez l’habitude de ce bon poète et digne pourfendeur, ainsi, moi-même, je ne serais pas revenu de ma dernière promenade en Écosse si... oh! pardon!... À Rocroi, sans l’épée de Cyrano, M. le Prince de Condé eût été enseveli, dans la soie des drapeaux conquis, le soir même de sa victoire! -De tout côté, on est venu me parler de cet homme prodigieux, et j’ai bien du regret qu’il ait refusé la compagnie de cent hommes que lui fit offrir, de ma part, M. le Cardinal... -Hélas! Madame, de votre main ou de celle de M. le Duc d’Enghien, mon ami Cyrano n’eût rien osé refuser, sans doute... -Alors, celle de l’intermédiaire ne lui convenait pas? demanda la Reine en rougissant, ce qui fit rougir à son tour le capitaine. En effet, le franc Béarnais méprisait parfaitement l’Abruzzain, l’ayant eu comme adversaire. Le sachant faux, menteur, parjure, il souffrait dans tout son être à la seule pensée que cet homme cauteleux, sans naissance, sans noblesse de coeur, à défaut de celle du sang, pût plaire à cette femme encore jeune et toujours belle, à la mère du jeune Louis XIV, à celle qui avait été l’amante éperdue de George de Buckingham! La souveraine était extrêmement fine. Il est à croire qu’elle put encore deviner une partie des souvenirs qui traversaient le cerveau de l’officier, car elle se hâta de revenir à Cyrano. -Croyez-vous que M. de Bergerac consente à vous aider en cette circonstance? demanda-t-elle. -Lui? s’écria le Béarnais. Ah! je le vois d’ici, Madame, à ma seule vue, dresser son long corps, saisir sa terrible colichemarde et me crier: «Mille Dious! où allons-nous? Partons!» -Chut! fit Anne en souriant, plus bas! D’Artagnan venait, en effet, de crier très fort. Les vitraux de l’oratoire en avaient frémi. -Excusez-moi, Madame. La seule évocation de Cyrano me met du vif- argent dans les veines, de la poudre dans les mollets, et du soleil plein le coeur! «À nous deux, nous arrêterions un régiment, et un régiment soutenu par du canon encore! Cette galéjade gasconne amusa la Reine, fort indulgente, de par sa naissance même, à la hâblerie méridionale. D’ailleurs, quoique femme, elle appréciait sans réserve les beaux coups d’épée. -Je ne crois pas, dit-elle en riant, qu’un régiment appuyé par de l’artillerie fasse obstacle à votre valeur... Les agents de... de celui que je redoute en l’espèce vous opposeront, tout au plus, des pistolets et des épées... -Alors, Madame, tenez-les pour défunts! -Leur astuce est grande... «Capitaine, je vous confie ces jeunes voyageurs. Dites aussi à M. de Bergerac que la Reine de France le prie de vous seconder... -Mon ami est un être bizarre, un original, Madame, un fou, diraient certains... En lui faisant part de la confiance dont Votre Majesté daigne l’honorer, je vais lui faire le plus grand plaisir qu’il ait encore goûté sur terre... La confiance de la Reine a plus de valeur pour lui que je ne l’aurais de l’octroi d’un bâton de Maréchal de France! -Tout cela est fort bien... Tout cela me rassure... À l’abri de vos deux coeurs, derrière vos deux épées, ces chers enfants pourront parvenir jusqu’à moi... et jusqu’à Marie... -Que Votre Majesté me permette de lui demander si ma mission consiste uniquement à accompagner jusqu’à Paris ceux qu’attend la Reine... et Madame la duchesse de Chevreuse. -Uniquement! Dès votre arrivée à Paris, vous n’aurez qu’à voir M. de Guitaut, le capitaine de mes Gardes... -Qu’aurai-je à lui dire? -Ces trois mots: «Ils sont là!» Dès lors, votre tâche sera terminée, monsieur d’Artagnan, et, une fois de plus, vous aurez mérité la reconnaissance de votre Reine! «En attendant, soyez prudent et surtout méfiant... On n’attaque pas des hommes tels que vous en face, l’épée au poing. C’est seulement la trahison, le coup de Jarnac qui me fera trembler pour vous tous, jusqu’à votre retour. À peine René de Lélio, le jeune page de la Reine-Régente, avait-il transmis au capitaine des mousquetaires le message dont il avait été chargé que, loin de regagner les appartements où l’appelait son service, il se mit à courir jusqu’à ceux réservés au Cardinal- Ministre. Il y était persona grata sans doute, car on l’y accueillit par des sourires et des compliments et, après qu’il eut dit deux mots à l’oreille d’un gros abbé, il fut conduit incontinent au cabinet du sieur de La Maule, l’âme damnée de Mazarin. -Monsieur, lui dit-il, d’un air malicieux, il ne sera peut-être pas inutile à Son Éminence d’apprendre, sur l’heure, que monsieur d’Artagnan vient d’être appelé chez Sa Majesté. Les cours ne sont pas précisément l’école de la droiture... précoce, le beau petit page misait déjà sur les deux tableaux: celui de la Régente et celui du Ministre. L’essentiel, à son estime, était de faire fortune à coup sûr! L'Ambition Du Cardinal. Le sieur de La Maule frappa, signal convenu, quatre petits coups rapides à la porte du Cabinet du Cardinal-Ministre. Nulle réponse n’ayant été faite, il prit le parti de tourner doucement le bouton et d’entrer. Il savait son maître si absorbé par le travail que, parfois, il y vivait comme dans un songe, isolé de toutes sensations extérieures. Ce jour-là, c’était précisément le cas. Devant une table surchargée de lettres, de parchemins, de dossiers, le Cardinal-Ministre travaillait d’arrache-pied, comme il en avait pris l’habitude au temps où son protecteur Richelieu le dressait pour l’avenir. La guerre, cette guerre que l’Histoire devait appeler «La Guerre de Trente Ans», lui donnait du souci, bien plus de souci que les agitations du Parlement et du peuple de Paris. Car, déjà, le successeur du grand Armand se donnait de tout son coeur à son labeur écrasant et commençait de se révéler, avec ses qualités et ses défauts mélangés, excellent ministre, surtout en ce qui concernait l’extérieur, les Affaires Étrangères, mais déplorable administrateur du pays qu’il gouvernait. Se sachant inférieur à la tâche, quand il s’agissait des finances, à la tête de la surintendance de ce département, il avait placé l’une de ses créatures, un transplanté comme lui, Particelli, dont les expédients et les vexations, loin de combler le déficit, loin de diminuer la dette publique, ne firent que se cabrer puis se révolter tout le monde. Quant aux soins de la Sûreté Générale, comme on dirait de nos jours, ils se trouvaient confiés au sieur de La Maule, celui qui, précisément, toutes affaires cessantes, sitôt renseigné par le page de la Reine, venait de se précipiter vers le Cabinet ministériel. Sur le seuil, il toussota pour annoncer sa présence, et commença: -Monseigneur, il me paraît urgent de vous prévenir... -Ah! c’est vous, Mousou de La Maule, fit le cardinal en relevant sa tête rusée où brillaient de beaux yeux au regard un peu fuyant. Ze souis oun homme bien tourmenté. «Mon Diou, quel fardeau sour mes faibles épaules! «Que de tracas me donnent ces Impériaux! «Ze n’ai plous le temps de manzer, de boire, de vivre enfin! Dépèces sour dépèces! Ici, c’est Mousou le Prince qui demande de l’arzent, là, Tourenne qui réclame des vivres... Mais z’ai bon espoir... comme z’aime à le redire, le temps est oun galant homme... «Va bene... il travaille pour moi... pour l’État... «Encore quelques belles victoires et z’obtiendrai ce que ze veux: les Trois-Évêcés: Metz, Toul, Verdun... l’Alsace... Ze laisserai Christine de Souède s’offrir la Poméranie... Ce disant, avec un mielleux sourire, il saisit, parmi les papiers qui encombraient son bureau, une grande carte d’Europe et marqua, d’un ongle rose et poli comme celui d’une femme, les villes ou les pays qu’il énumérait. -Donc, la Poméranie, à la fille de Goustave II, mon cer, et si elle crie très fort, Wismar, l’Évêcé de Verden, l’Arcévêcé de Brème... Quant à Mousou l’Électeur de Brandebourg, ze loui laisserai prendre Schwerin et quelque cent mille écous... l’Empereur reconnaîtra l’indépendance de la Souisse et des Provinces-Ounies. «Ah! poveretto! il sera bien diminoué! «Z’aurai, sans me vanter, proprement fait le lit de Sa Majesté Louis XIV, qu’il m’en sace gré ou non... Impressionné par ces confidences politiques, de La Maule avait laissé parler son maître, mais comme celui-ci, après un instant de silence, semblait sourire à de nouvelles rêveries, il hasarda: -Éminence, pardonnez-moi d’être venu troubler vos graves et nobles travaux... Si j’ai cru devoir le faire, c’est qu’il s’agit de Sa Majesté la Reine... L’oeil du ministre flamba: -Vous avez appris quelque chose de... confidentiel? demanda-t-il. -Voici: en cet instant même, M. d’Artagnan, appelé par un page de la Reine, est en conférence secrète avec elle. Alors, à la grande surprise de La Maule, le Cardinal-Ministre se frotta doucement les mains, tout en murmurant: -Bene, zoli zeste! Elle y vient, ze sens qu’elle y vient. Et ze l’attends, vous voyez, mousou de La Maule..., ze l’attends au rendez-vous fixé par moi-même... Puis, comme le visage de son confident ordinaire reflétait une incompréhension totale, Mazarin eut un fin sourire, se leva, vint à de La Maule et, lui posant la main sur l’épaule, avec une pointe de condescendance, il consentit à s’expliquer: -La Reine, dit-il, ne se doute pas, en ce moment, tandis que, dans son oratoire, elle croit donner à Mousou d’Artagnan une mission de confiance oultra-secrète, qu’elle est, sauf le très profond respect que ze loui dois et que z’ai pour elle, comme un poupazzi dans les mains de son ministre! Et tandis que de La Maule hochait la tête avec une admiration sincère, car il était vraiment, des pieds à la tête, l’homme du Cardinal, celui-ci poursuivit: -Ze ne vous ai pas tout dit de mes prozets, et c’est zouste, car, n’est-ce pas, on ne peut tout dire, surtout à la fois. «D’ailleurs, les événements, les circonstances mènent le plous souvent les hommes, même les grands de ce monde, et natourellement, modifient en conséquence leurs idées, leur indoustrie et leurs bouts... «En considérant mon infirmité, réellement minouscule, ze rends grâce à la divine Providence et à notre Très saint Père le Pape d’avoir fait de moi ce que ze zouis... «Ceux qui ne m’aiment pas -ils sont nombreux ici et le seront bien davantage, au four et à mesoure que ze m’élèverai -répandent le brouit que ze souis le figlio d’oun marçand sicilien, réfouzié dans les États du Pape après avoir banquerouté à Palerme... -Je connais les calomniateurs, déclara de La Maule en esquissant un geste de réprobation. À l’occasion, Monseigneur, je leur ferai payer un bon prix ces mensonges... -Non, non, coupa doucement le cardinal, n’employez pas de violents moyens... Moi aussi, ze les connais et ze me réserve de leur zouer certains tours de ma façon... Mais z’en reviens à ce que ze voulais vous confier... «Donc, mon père, dont Dieu prenne l’âme en sa garde! était bon zentilhomme et fut cameriere de Mousou le Connétable Colonna. «Cependant, ze rendrai grâce toute ma vie au Seigneur et à Mousou de Ricelieu... Voyez mon bon ami, ze souis Italien, Romain de naissance, mon langaze est à peine français, mais mon coeur l’est tout entier, comme ze le répète souvent partout... «En conscience, ze le dois, car, voyez ma çance, sans être prêtre, me voici Cardinal... et ze m’assieds dans le fauteuil où travailla mon illoustre devancier, le Cardinal-Douc, l’homme qui fit trançer par le bourreau les plous nobles têtes du royaume... «Il a fallu bien des événements pour m’amener à occuper ce poste, le plus haut placé de l’État après le trône. -Éminence, fit observer son patient auditeur, il y a eu aussi votre intelligence, vos talents, votre souplesse... «Ne vous a-t-on pas vu, en 1630, arrêter deux armées, prêtes à s’égorger, devant Casale, en leur apportant le traité de paix négocié par vous? À ce rappel de l’événement qui avait attiré sur le signor Giulio Mazarini l’attention de toute l’Europe et, ce qui valait encore mieux pour lui, celle de Richelieu, le malicieux personnage se redressa, rajeuni de quinze années: -Z’ai montré là que ze méprisais le danzer, dit-il avec orgueil... Les soldats, en me voyant arriver à çeval en azitant oune feuille de parçemin, étaient si animés qu’ils me tirèrent dessous et que ze n’arrivai pas sans péril zusqu’à Messieurs les Maréçaux... «Tout cela est du passé, mon çer bon... «Or, seul le présent m’occoupe. «Ze souis le premier ministre de Sa Mazesté la Reine, ze vous l’accorde. «C’est beaucoup, direz-vous? «Que vous êtes donc zeune! Moi, ze rétorque: C’est trop peu! «La Reine, vous le savez, s’est débarrassée du Conseil de Rézence... sur mon conseil à moi... avec l’appui de la Cour et du Parlement... Bene... Mais, Madame Anne est oune maîtresse femme. Pleine d’énerzie, vraie fille d’Espagne, elle a un coeur de souveraine et se résigne mal, -bien plus mal que ne le faisait Louis XIII -à voir ézercer le pouvoir en son nom. «Or, écoutez-moi bien, si z’ai la confiance de Sa Mazesté, son entière confiance, ze trouve que c’est encore insouffisant... Oui, comment dites-vous?... Oune paille! «Or, ze veux le pouvoir absolou! «Ze le veux, sans restriction, sans entraves, sans brides et sans licou! «Et pour l’ézercer, ce pouvoir, ceci, à l’avantaze même de l’État, comme ze l’entends, il me faut être le maître de la Reine... De La Maule eut un haut-le-corps et murmura: -Y pensez-vous, Monseigneur? La prétention de son maître lui paraissait insoutenable, inouïe! Sans voir ou sans accorder d’importance aux bras levés de son confident et à son exclamation, le Cardinal reprit, un fin sourire aux lèvres: -Et comment peut-on s’assourer qu’on est le maître d’oune femme, surtout d’une petite-fille de Charles Quint, d’oune infante d’Espagne, sinon en régnant sur son coeur et surtout sur ses sens? -Comment, s’exclama de La Maule au comble de l’effarement. Votre Éminence espère mener à bien une pareille entreprise? Oh! ce serait admirable, sans précédent et... Mazarin mit une main sur l’épaule du personnage et lui dit à l’oreille: -Sacez que ze souis à la moitié de la route... La Regina me regarde avec oune faveur toute espéciale... Ze le sais... et sacez aussi que, moi qui vous parle, ze l’aime... Ah! ze l’aime... depouis le premier zour où ze la vis! Il s’arrêta, leva vers le plafond des yeux langoureux et soupira: -Mais ze n’ai que mon coeur... C’est bien dommaze! Ze la gagnerai, arpeggio? Enfin, il haussa les épaules, reprit son sourire de diplomate et de flatteur, pour ajouter ces détails: -C’est oune âme céleste... Elle loutte contre son pençant pour moi... Elle loutte tant qu’elle peut! «Comme toutes les Espagnoles -et ici, d’un léger clin d’oeil, Mazarin affirma son scepticisme en matière de religion -Sa Mazesté est très dévote... Elle prie, elle pleure, elle se confesse... elle commounie, et recommence indéfiniment ce çapelet d’exercices mortifiants. «Alors, qu’ai-ze fait? «Comme touzours, mon çer de La Maule... Ne pouvant aborder de front oun tel obstacle, ze l’ai tourné, voilà tout! Z’ai fait de la politique... -Qu’en est-il résulté? -J’ai mis le ciel de mon côté! -Cela me dépasse! avoua de La Maule, rendu béat d’admiration. Vous avez mis le ciel de votre côté! Dans quel but? Pour qu’il force Madame la Régente à devenir votre... -Çut! Çut! Il y a des mots qu’il ne faut zamais prononcer... c’est danzereux et c’est inoutile... On se comprend fort bien sans eux... et la çose arrive a tempo. «Donc, ze me souis arranzé avec Mousou l’Aumônier de Sa Mazesté... Ze loui ai dit que ze pourrais lui accorder, s’il était intellizent et heureux -z’aime les zens qui réoussissent, les zens heureux -ze loui ai dit qu’il aurait des çances de devenir évêque de Césarée. Monseigneur de Nobilet, le titoulaire actouel est si vieux, si décalé. «Et voilà pourquoi ze souis très satisfait d’apprendre que Sa Mazesté vient de faire appeler Mousou le capitaine d’Artagnan! (Jusqu’à présent, nous nous sommes efforcés de donner leur couleur spéciale aux paroles zézayées par le successeur de Richelieu. Mais, à la longue, cette harmonie imitative pourrait fatiguer et nous nous abstiendrons désormais de toute imitation euphonique, sauf en cas de nécessité.) Le Ministre fit quelques pas dans son cabinet, qu’il commençait déjà à faire meubler avec un luxe qu’aurait désavoué Richelieu. Il se frotta les mains, tout en murmurant: -Elle est certainement en train, l’imprudente, de tomber dans mes filets! «Ah! contre ceux-ci, l’épée du brave d’Artagnan ne peut pas grand- chose... Il eut un rire muet et revint, de son pas souple, un vrai pas de félin, se placer en face de son confident tout éberlué: -Savez-vous, lui demanda-t-il de sa voix éternellement douce, ce que la Reine demande à M. d’Artagnan? «Non? Eh bien, je m’en vais vous l’apprendre. «Elle lui demande d’accueillir, à son arrivée en France, un jeune seigneur anglais, beau comme le jour et comme son père... «Si vous vous souvenez de lord Buckingham... «Mais je crois m’être fait comprendre? -Cela, déclara de La Maule, je l’ai compris, Monsieur le Cardinal. Où le fil conducteur commence à me manquer, c’est lorsque je me demande pourquoi vous avez tenu à faire venir en France le fils d’un homme qui fut adoré... «Ne craignez-vous pas que le souvenir du passé ainsi représenté par... par ce jeune homme, ne vienne mettre obstacle à vos projets sentimentaux... -Je vous entends, interrompit le Cardinal. Non, je ne redoute pas le souvenir charmant du beau favori de Charles Stuart... Un mort est rarement un rival... On le pleure, on le regrette... six mois, un an... et puis on cherche la consolation auprès d’un vivant! «Vous me demandiez tout à l’heure, pourquoi je laissais ou plutôt je faisais venir ici l’enfant... d’Amiens... Écoutez... «Sa Majesté est persuadée -son confesseur lui a mis cette idée en tête -que la vue de ce joli jeune homme, sa tendresse, ses baisers seront, pour elle, une sorte de talisman, de viatique. Elle s’imagine qu’ils lui donneront le courage de lutter contre un entraînement nouveau, pour respecter le souvenir inoubliable d’un grand amour... -Éminence, si la... la personne très haut placée, que vous venez de désigner discrètement, a besoin, ce qui se comprend, d’appeler un fils bien-aimé au secours de sa vertu en péril, défaillante... pourquoi s’adresse-t-elle à cet enfant qui est précisément le témoin d’une faute très grave, d’un péché mortel? -Parce que les fils légitimes, surtout le premier, le fruit du devoir, s’il est bien cher au coeur de son auguste mère, ne représente tout de même pour elle que l’humiliant souvenir d’un époux misogyne, réfrigérant et écoeuré, que le souvenir d’un rapprochement opéré par surprise, sans joie possible, d’ailleurs... une étreinte glacée... «Et enfin, pour tout expliquer, le jeune Roi, dont je vois avec ravissement se former l’intelligence, est déjà plus un roi qu’un fils! «Il sait ce que sa naissance fit de lui. Il sent qu’il représente, sur la terre, une partie de la puissance divine. «Il regarde, observe, réfléchit et ne parle qu’à bon escient; il préfère souvent se taire. «À la vérité, il n’est pas, pour sa mère, tout ce qu’est l’autre, le fils du brillant duc de Buckingham, un beau, fier et courageux jeune homme, celui-là, et non plus un enfant... -Je m’incline devant ces explications, Monseigneur, et je crois pouvoir imaginer la suite... Vous méditez de vous emparer de ce noble et compromettant visiteur? Mazarin eut un petit sursaut. Il n’aimait pas à voir autrui, fût-ce un confident sûr et dévoué comme La Maule, pénétrer dans sa pensée intime, prévoir ce qu’il aurait à faire. D’ailleurs, le plan n’était pas encore bien établi dans son esprit; il n’en voyait que les grandes lignes. Au lieu de répondre à la question que venait de lui poser son interlocuteur, il soupira, ferma les yeux et s’isola dans ses calculs. Qu’allait-il faire du vicomte, une fois que celui-ci serait en son pouvoir? Un sourire détendit son visage. Il connaissait une expression française assez répandue: «Faire chanter quelqu’un.» Oh! l’admirable expression! Elle traduisait si bien son intention! -C’est cela, pensa-t-il, je me servirai de ce jeune homme pour faire chanter madame Anne... et lui faire chanter, avec moi, Mazarin, l’amoureuse chanson du petit Cupidon. Puis, son sourire évanoui, le front barré des plis du souci, le ministre pensa: -Je ne m’en tiendrai pas là. On devra consentir de bonne grâce à me livrer le Grand Secret... «N’en ai-je pas le droit, plus que tout autre, moi, Cardinal, moi, premier ministre, moi, successeur et héritier du puissant Duc- Rouge? Mazarin, en effet, depuis quelques années, savait qu’il existait un Secret d’État. Ses fines allusions faites à la Reine, à M. de Guitaut, à Mme de Chevreuse, avaient paru n’être point comprises et soulever surtout quelque surprise. Pourtant, il ne pouvait pas se servir de ses informations, hélas! bien incomplètes! On sait que, dans l’esprit de Richelieu vieillissant, son véritable successeur devait être le frère du baron du Tremblay, gouverneur de la Bastille, le père Joseph, l’Éminence Grise, comme on disait. Afin de couvrir d’une dignité imposante, les épaules du capucin, qui était son bras droit dans tout ce qui touchait aux affaires de l’Europe, Richelieu avait demandé, pour lui, la pourpre romaine. Soudainement, le père Joseph tomba malade et les médecins avertirent le ministre qu’on ne le tirerait pas des bras de la mort. C’est alors que Richelieu envoya un messager au Saint-Père afin de lui demander le chapeau pour Monseigneur Mazarini. Après l’Éminence Grise, seul l’ex petit diplomate venu d’Italie pouvait remplacer le grand Armand. Le premier soin de Mazarin fut de se jeter sur les papiers du bon Père, grand écrivassier. Parmi des liasses de lettres écrites par des diplomates ou des religieux, le nouveau cardinal découvrit un grimoire chiffré. Il fit appeler Chavigny, Michel Le Tellier, Hugues de Lionne et Nicolas Fouquet, tous commis de la Chancellerie et habitués aux pièces cryptographiques. Chacun s’avoua impuissant à résoudre l’énigme, sauf Nicolas Fouquet, qui demanda du temps. Richelieu était mort depuis trois jours quand le jeune commis vint dire à Mazarin: -Voici tout ce que j’ai pu traduire... Le document, taché, souillé, déchiré par endroits, a dû être porté longtemps par le regretté père Joseph, dans une poche de son froc. Et il tendit ces lignes au Cardinal: ... au secret le plus absolu... Salut État... tranquillité du royaume... toute sa vie... la Reine... chel... bon plaisir du R... Mazarin ne fut pas long à comprendre qu’il existait en France, mais où? un personnage qui se trouvait être mis au secret le plus absolu, dans l’intérêt de la tranquillité du royaume, et que le roi Louis XIII le savait et le voulait. C’est cela qu’il appelait en lui-même: «Le Grand Secret». C’est cela qu’il voulait cacher à son confident La Maule, pour éviter toutes complications ultérieures. Tenant George de Villiers, il posséderait le mystérieux «Sésame»... Va bene! tout cela s’arrangerait fort bien. Après cette incursion solitaire dans ses pensées, ses souvenirs et ses projets, il revint à de La Maule. Il fallait lui donner des instructions précises. -Je vous charge, lui dit-il, de vous emparer du vicomte de Villiers. Il me le faut vivant. Prenez quelques solides compagnons. -Il va falloir affronter d’Artagnan, Monseigneur... -Mais oui!... mais oui... Et je le regrette, car c’est un adversaire terrible! J’ai essayé de le décourager, en le retenant loin des combats, au Louvre, pour l’endormir dans les délices de Capoue... Il est bien regrettable de l’avoir contre nous! -Surtout depuis qu’il est devenu l’ami de ce Gascon, que le diable emporte! qui... Mazarin accentua sa grimace: -Hem! étant adversaires, ils s’entendaient déjà en paraissant se combattre... Ce Bergerac? Je le connais aussi. Je le connais même trop... Mais il a quitté Paris... -Je le sais. Ma police le surveillait. Il habite Rouen, pour le quart d’heure, il travaille, paraîtrait-il, avec M. de Corneille. -Parbleu, je ne l’ignore pas. C’est moi-même qui ai recommandé M. de Bergerac à l’auteur du Cid, qui cherchait un collaborateur... Et, illuminé par un de ces éclairs d’intuition qui lui étaient coutumiers, Mazarin dit à de La Maule: -Le premier acte de M. d’Artagnan, s’il quitte Paris, croyez-le, sera d’aller retrouver cet autre Gascon de malheur! «Et maintenant que je vous ai tout dit, rappelez-vous mon conseil familier: «Il ne faut pas les tuer, il faut les jouer!» La Maule s’inclina très bas, mais en lui-même, il songeait: -Quand on s’attaque à de tels hommes, et qu’on tient à sa peau, mieux vaut mille fois les tuer, si on peut les tenir! D'Artagnan Pris Au Piège. Après le départ de d’Artagnan, la reine était restée pensive, mais un sourire éclairait maintenant la mélancolie de ses beaux yeux. Son chevalier avait encore accepté de la servir. Elle avait foi en lui. Tout irait bien. Pendant cela, reconduit par Mme de Motteville à la porte des appartements royaux, le Béarnais songeait: -Je ne comprendrai jamais rien à l’âme de madame la Régente. Elle rougit en parlant de Mons. Mazarini et, l’instant d’après, elle m’avoue, certes, sans le nommer, combien elle redoute ce cauteleux personnage! «En somme, pour la servir, il n’y a aucun doute là-dessus, je vais avoir à combattre sinon le Cardinal lui-même, du moins ses sbires et estafiers, les de La Maule et les Lhermitte de Vauselle, une vieille connaissance. Cela me rappellera certains jours de difficultés, avec cette différence aggravante que Richelieu savait frapper en face, tandis que notre actuel détenteur de barrette rouge est capable d’enduire de poison l’anneau épiscopal qu’il vous tend à baiser! Tout en faisant ces réflexions, il avait marché et arrivait à la capitainerie. Il y pénétra en coup de vent, écarta du geste les gentilshommes qui accouraient à sa rencontre et dit au baron de Reilhac: -Lieutenant, vous aurez à me remplacer pendant plusieurs jours. Je vous laisse le soin de commander à ma place. Tout ce que vous déciderez sera bien... «Ah! un mot encore. Je pars en mission... Service de la Reine... Il n’est pas très utile d’en informer les sbires de Monsignor Giulio Mazarini... Vous m’entendez? -Compris, mon capitaine! bien qu’à vrai dire, la police secrète de ce cardinal-ci puisse rendre des points au système d’espionnage de celui qui dort sous le marbre de la Sorbonne... -C’est bien pour prévenir les suites de la curiosité de ces Messieurs que je me mets en route à l’instant même... En effet, moins de cinq minutes après, le Béarnais sautait en selle et lançait son cheval le long des quais et du Cours la Reine, créé par Marie de Médicis. Il voulait atteindre la porte de la Conférence, et gagner Rouen par Pontoise et Nantes. C’était la sagesse et d’Artagnan, comme il venait de le dire à son lieutenant, évitait d’attirer l’attention des limiers de Mons. Mazarini. Mais, hélas! le Chevalier de la Reine n’était pas dans une période de sagesse... Il se sentait redevenu ce qu’il était aux temps heureux où vivait Mme Bonacieux: il aimait! Or, peut-on raisonnablement demander à un amoureux fervent de quitter Paris à bride abattue, pour affronter traquenards, embûches, estocades et coups de feu, sans avoir dit seulement adieu à celle dont la beauté le retient dans un doux et tendre esclavage? D’Artagnan apercevait à peine les premiers ombrages de la promenade plantée d’arbres et exclusivement réservée aux équipages de la noblesse et à la bourgeoisie bien vêtue, qu’il se sentait convaincu de cette impossibilité. -Partir sans la revoir? Cadédis! Je ne le puis. Ce serait une abominable trahison envers le petit dieu qui consent à rajeunir mon coeur de trente-sept ans! «Le Vicomte de Villiers et ma délicieuse petite Claire, son épouse, ne seront à Rouen que sous trois ou quatre jours, m’a dit la Reine, trois ou quatre heures de retard, au maximum, sont donc absolument dénuées d’importance! Sur cette constatation, il fit faire demi-tour à sa monture, rejeta le pan de son manteau qui, l’instant d’avant, servait à lui cacher le visage jusqu’aux yeux, et se mit à chevaucher paisiblement, au pas, comme si nulle affaire ne l’appelait: -Si les sbires de l’Éminence italienne me rencontrent, pensa-t-il, ils verront que je ne me dérobe pas à leur curiosité... Je me promène... À tout prendre, ma foi, cette attitude vaut mieux qu’un prompt départ... Les mouches ministérielles doivent, en effet, bourdonner ferme à chacune des portes de la ville et la silhouette équestre du fils de mon noble père est trop connue pour échapper à leur examen... C’était l’heure élégante où venaient cavalcader les justaucorps de satin, les hauts-de-chausses écarlates ouverts à la ceinture, les petits manteaux de velours, les moustaches cirées, les feutres ombragés de plumes de coq et aussi, à pied ou en litière, les robes de soie brochée d’or, les larges collerettes. Là Marie de Médicis avait inauguré un coche de forme ronde et le comte de Bassompière le premier carrosse fermé, avec des glaces, que l’on eût vu à Paris. Saluant avec ampleur toutes les dames de sa connaissance, avec plus de réserve et de fierté les cavaliers connus de lui, le capitaine traversa toute la promenade puis, parvenu à l’entrée des Tuileries, piqua des deux, ramena un pan de son manteau, malgré la chaleur, du bas de son visage jusqu’à ses yeux, et refit le chemin qu’il venait de parcourir, mais en sens inverse. Aux abords de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, il s’élança au trot dans le dédale qui conduit à la Porte Saint-Martin. Malgré l’encombrement de certaines rues, où tout s’écoulait pêle- mêle et plutôt mal que bien, cavaliers, piétons, carrosses, calèches et voitures chargées de victuailles, de tonneaux ou de légumes, d’Artagnan, grâce à son habituelle adresse manoeuvrière, parvint assez vite au faubourg du Temple et atteignit enfin, le coeur battant, au bout de la rue Chapon, une ruelle déserte, provinciale, où l’herbe croissait dru. Un mur, très long, très haut, une porte basse, ogivale, que surmontait une croix noire, et, dépassant les frondaisons des marronniers, des acacias et des platanes, un clocher d’ardoise, annonçaient la présence d’une congrégation religieuse. Paris en comptait de plus en plus. Celle-ci, fondée en 1617, grâce aux libéralités de la duchesse de Longueville et du duc, son fils, ne cessait de s’agrandir et de s’accroître autour de la belle église, consacrée en 1625, et décorée avec autant de goût que de talent par Simon Vouet, Verdier et Chéron. Ce couvent abritait des filles spirituelles de Sainte Thérèse d’Avila, dites Dames du Carmel ou Carmélites. Ces religieuses, soumises à une règle sévère, la plus sévère de toutes -elles étaient cloîtrées -, avaient depuis quelques années admis auprès d’elles, en qualité d’oblates pour la plupart, mais parfois sans aucun engagement, des femmes de qualité, dames, jeunes filles, ou veuves, pour qui le siècle n’avait plus de charme. Là, dans la paix descendue des grands arbres ou du firmament peint de la chapelle, des infortunées ou des pécheresses de noble lignée élevaient leur âme vers le maître de toutes choses et lui demandaient avec ferveur de leur faire l’aumône de l’oubli. Parmi ces «mondaines», après le mémorable siège d’Arras où, presque à ses côtés, fut tué le baron Christian de Neuvilette, son époux bien-aimé, était venue se réfugier celle que l’Hôtel de Rambouillet surnommait Roxane et qu’on appelait ici Mme de Neuvilette ou simplement, par affection et simplicité, Mme Madeleine1. Le malheureux amour que Cyrano vouait à cette douce, fine et ravissante Madeleine, sa cousine, avait eu un résultat bizarre. Comme il venait, presque chaque jour, saluer la jeune veuve et lui conter les bruits courant par la Cour et par la ville, il n’avait pu lui taire l’amitié qui le liait à d’Artagnan. Alors, tout de suite, Mme Madeleine, ou Roxane, car le bon bretteur persistait à l’appeler ainsi depuis que, sous le masque de Christian, il l’avait séduite de haute lutte, par son esprit, par son coeur et par son style, Roxane, donc, amie des héros et héroïne elle-même, de lui dire aussitôt: -Il faut m’amener votre ami! D’Artagnan refusa d’abord tout net. Mécontent de voir les joues de son joyeux Cyrano se gonfler tout le jour de soupirs, à l’imitation de celles du dieu Éole, maigrir de corps autant qu’il le pouvait et, de tête, s’aigrir de même, il en voulait un peu à l’innocent objet de cette flamme qui brûlait pour rien. Mais les instances de son ami vinrent à bout de son non possumus et, par un bel après-midi, il se laissa traîner à l’annexe des Carmélites de Notre-Dame-des-Champs2, annexe située, comme nous l’avons dit, en la rue Chapon. Il trouva la jeune veuve exquise, touchante, goûta sa conversation délicate, choisie, et se prit à comprendre et à excuser le culte que lui vouait le poète ferrailleur. Il fit mieux... Lors de sa troisième visite, Roxane n’était pas seule, assise sous un vieux chêne, à attendre son cousin, en brodant comme Pénélope. Une silhouette fraîche et dorée lui tenait compagnie: -Qu’est cela? fit Cyrano en s’arrêtant, dépité, car il n’admettait que d’Artagnan en tiers dans ses causeries avec Roxane. -Cela, répondit d’Artagnan, c’est une ravissante jouvencelle, mon cher ami. Si ma vue est encore bonne, elle ressemble à ta cousine comme une soeur. Cyrano se remit à sourire: -Ah! dit-il, j’y suis... Où avais-je la tête? Roxane, avant-hier, m’annonça, en effet, la prochaine arrivée de Françoise, sa cadette! «Vous allez voir, M. le Capitaine, une des plus belles fleurs de notre Gascogne! Et c’était vrai! Françoise Robin de Vauzerac, née cinq années après sa soeur Madeleine, montrait aux êtres humains cette beauté captivante et pure à la fois qu’ils ont coutume d’attribuer aux anges. Un peu plus grande que son aînée, et plus franchement blonde, d’un blond de miel vierge, au soleil, elle ouvrait, sur le monde où elle commençait de faire ses premiers pas, un regard si bleu, qu’on ne pouvait pas même lui opposer la pervenche, le bluet et la fleur de lin. Sa haute taille flexible évoquait, par contre, la blanche majesté du lys; tous les ruisseaux jaseurs, toutes les sources babillardes chantaient dans sa voix fraîche comme l’onde en été. Sa démarche vive, légère, comme ailée, laissait croire qu’elle possédait le don miraculeux de marcher sur la pointe des herbes ou de glisser à la surface des eaux. Tant de grâce aristocratique et tant de céleste douceur eurent le don fatal d’émouvoir le coeur viril de d’Artagnan. Devant Françoise, il dut lutter contre la folle envie de s’agenouiller sur l’heure et de lui parler, mains jointes, comme à une figure de vitrail. Hors de sa présence enchanteresse, sitôt dans la rue, il s’accrocha au bras du poète: -Ah! Cyrano, lui confia-t-il, ce que je ressens est extraordinaire! Je suis autant dire un homme ivre! -Parbleu, fit le bretteur avec un large rire, tu viens de boire à longs traits le breuvage de la belle Circé... «Par exemple ajouta-t-il aussitôt, je la connais suffisamment et je te connais trop pour redouter, à ton détriment, la mésaventure qui advint aux compagnons d’Ulysse... Tu seras changé en lion, d’Artagnan... M’est avis d’ailleurs que cette métamorphose t’advint déjà... Il suffit de la vue d’une épée! Et comme le mousquetaire, un peu sombre, gardait le silence, le héros d’Arras et de Rocroi le railla doucement: -Puisque, grâce à la pateline protection du Mazarin, ta vaillante rapière n’est plus qu’un accessoire de toilette, je te conseille de la transformer en quenouille. «Ma cousine Omphale sera très flattée de te voir venir filer à ses pieds! -Trêve de plaisanterie, commença brusquement le Capitaine. Je n’ai pas le coeur aux brocards aujourd’hui! Puis d’un ton radouci, il ajouta: -À quoi me servirait, mon pauvre Cyrano, d’en être réduit, comme toi-même, à me morfondre à jouer les ténébreux infortunés et les amoureux transis! -Eh! mordious! tonna Cyrano, par la triple caboche de Cerbère, qui devait être natif de quelque trou béarnais, pour le moins! qui te force de jouer ces rôles? «Laisse-m’en le soin, mon bon. J’y excelle, grâce à la forme de mon... n’éveillons pas le fou qui dort! Mais tu n’as rien de semblable, toi, heureux ami, rien dont puisse s’effrayer une poulette comme Françoise... «N’es-tu pas, en ton uniforme écarlate, le plus brave et le plus beau des mousquetaires royaux? Ne sais-tu pas que tu marches, sous les yeux des belles, dans une sorte de poussière de pourpre et d’or qui porte un nom femelle et tant aimé: la Gloire! -Grand merci, troubadour, sourit d’Artagnan. En admettant même que ta divine parente ne me regarde pas avec indifférence ou dédain, je ne me reconnais pas le droit de lever les yeux jusqu’à elle! -Et pourquoi, vertuchou! grogna Cyrano. Me répondras-tu? Pourquoi? D’Artagnan eut un pâle sourire: -Rappelle-toi, Cyrano. Sans la bonté de la Reine Anne, ton ami ne serait pas aujourd’hui capitaine. -Je le sais fichtre bien et pourtant, milledious! si, comme le dit fort bien maître François Villon: «Faute d’argent est douleur non pareille», il convient de se souvenir d’un proverbe cher à nos pères: «Plaie d’argent n’est pas mortelle». -On dit aussi: «Pauvreté n’est pas vice...» Admettons-le, avec cette restriction: sans être vice c’est un bien triste défaut... Or, ta cousine se trouve trop riche pour que j’ose te demander sa main... -Quelle folie! Moi, Cyrano de Bergerac, je te l’accorde! -Non! Jamais d’Artagnan n’acceptera de vivre des libéralités d’une femme, fût-ce la sienne! Cela fut dit d’un tel ton que le poète jugea inutile d’insister. Aussi bien, sur ce chapitre, sa délicatesse ressemblait à celle de son ami. Il y a des choses qu’un vrai gentilhomme ne peut même pas se résoudre à envisager. Dès lors, tout fut dit entre eux. Ils ne parlèrent plus de ce mariage. Pendant quelques jours d’Artagnan voulut essayer de briser le subtil filet que, bien involontairement, Françoise semblait avoir jeté sur lui. Il était le gladiateur subitement paralysé par l’adresse du souple rétiaire. Il courut les tavernes en compagnie de Cyrano, du gros Saint-Amant et du sac à vin qui répondait parfois, en ses périodes de lucidité, au nom de Linières. Hélas! les pots qu’il humait, s’ils l’emplissaient de très fugitive gaieté nerveuse, ne parvenaient pas à voiler, de leur fumée d’alcool, l’image séraphique errant là-bas, sous les bleus marronniers du Carmel... Aussi, à quelque temps de là, Cyrano eut-il la surprise de rencontrer d’Artagnan au coin de la ruelle qui menait à la porte du couvent: -Corbac! fit-il simplement, tu t’avoues vaincu? Tu préfères tous les supplices à celui d’être privé de sa vue? Et comme le mousquetaire approuvait d’un signe de tête, il déclara définitivement: -C’est comme moi, mordious! En lui-même il pensait: -Seulement, toi, tu as au moins ce que je n’ai plus, que dis-je, ce que je n’ai jamais eu, par la faute des événements: l’Espérance! Et voilà pourquoi et comment le capitaine aux Mousquetaires du Roi, au lieu de gagner Rouen à franc étrier, comme il se l’était promis, avait dû revenir en arrière, sous la contrainte d’une attraction irrésistible. Après avoir attaché son cheval à un anneau de fer scellé dans la muraille, il agita une grosse cloche, à la porte du Carmel, tout en écoutant son coeur sonner, autrement fort, sous sa casaque écarlate à croix blanche. Bientôt un pas menu fit craquer les graviers, de l’autre côté du mur, on tira le judas percé dans la lourde porte de rouvre et celle-ci s’ouvrit elle-même, tirée à grand-peine par la toute petite tourière: -Ah! fit celle-ci, tandis que d’Artagnan la saluait avec un respect tout spécial, c’est enfin vous, Monsieur l’Oublieux! -Est-ce un reproche, soeur Philomène? demanda le visiteur. -Oui-da! Et qui ne vient certes pas de moi... Ces dames commençaient à se mourir d’ennui... Tout en bavardant, soeur Philomène, minuscule et vieille religieuse plus ridée qu’une peau de soufflet usagé, précéda le mousquetaire qui, près d’elle, par contraste, semblait un guerrier gigantesque. -Un homme comme vous, disait-elle en souriant, fait du bien à la religion, c’est comme un autel ambulant. -Plaisantez-vous? -Pardi, non! Croisé par-devant et croisé par-derrière, on ne peut être plus missionnaire de la foi... Je vous conduis au jardin public, M. d’Artagnan? le temps est si beau! -Au jardin public? soeur Philomène... Elle ouvrit une petite porte: -Vous y voici... Je cours prévenir vos amies! Comme elles seront contentes! D’Artagnan fit quelques pas dans ce frais endroit où certains visiteurs, très rares, avaient licence de pénétrer, aux beaux jours, afin de rendre visite aux pensionnaires laïques du Carmel. On l’y appelait le jardin public, pour le distinguer du jardin cloître, où nul ne pouvait entrer. Tout y parlait à l’âme un langage plein de reposante douceur, depuis le vert des pelouses aux gazons semés de pâquerettes et de boutons d’or jusqu’aux épais manteaux de lierre, de glycine, de clématite et de jasmin, qui cachaient aux yeux la muraille haute comme celle d’une prison. Tandis que le capitaine, front penché, suivait au hasard une allée en attendant que tintât la clochette qui, d’ordinaire, annonçait l’apparition des deux cousines de Cyrano, Françoise rêvait non loin de là. Soudain elle aperçut le drap écarlate du pourpoint militaire et devint aussi rouge que lui. -D’Artagnan? murmura-t-elle, enfin! Elle fit quelques pas rapides, foulant, malgré la défense, le jeune gazon d’une pelouse, pour couper la route au visiteur et aussi, avouons-le, pour l’observer sans qu’il s’en doutât. -Il a l’air de méditer, pensa-t-elle, son beau visage semble refléter quelque tristesse... Ne suis-je pas folle en m’imaginant que j’en suis la cause innocente? «Innocente, oh! combien! Je voudrais tant le savoir heureux! Pourtant, est-ce ma faute si, devant moi, ce dieu Mars devient doux comme un agneau et plus qu’une première communiante? «Vraiment, je ne peux pas faire les premiers pas... «Est-ce la présence de ma soeur Madeleine qui le retient de parler? Car il m’aime, je le sens, je le sais, bien qu’il mette mille soins touchants à s’en cacher. Subitement résolue, Françoise déclara, en frappant du pied: -Nous allons bien voir si ce foudre de guerre perd toutes ses qualités devant une jeune fille et n’ose engager l’escarmouche! Elle surgit, brusque, devant le promeneur déconcerté. -Je suis votre servante, Monsieur l’Officier, assura-t-elle en lui faisant la révérence et en surveillant son visible émoi d’un oeil un tantinet ironique. En effet, surpris par cette présence inattendue et silencieuse, d’Artagnan, tout en saluant la jeune fille, ne parvenait pas à lui cacher son émotion: il tremblait comme la feuille au vent, lui que le danger faisait toujours sourire! Françoise lui tendit la main: -J’avais projeté de vous gronder bien fort, avoua-t-elle gentiment. Eh bien, maintenant, je ne m’en sens plus du tout le courage!... Vous voilà, et c’est l’essentiel... Alors, s’apercevant que peut-être elle venait de s’avancer contre toute modestie, le jeune lutin rosit légèrement et compléta avec malice: -Comme dirait ma soeur... «Elle s’inquiète d’ailleurs de vous, Monsieur d’Artagnan, cette pauvre Madeleine... -Madame Roxane me fait bien de l’honneur, assura le capitaine qui venait enfin de recouvrer l’usage de la parole. Françoise secoua d’un geste mutin ses boucles blondes et leva l’index de sa main droite: -C’est très mal à vous, Monsieur le Capitaine de la première compagnie d’un corps illustre, d’imiter notre cousin Cyrano, ce lunatique personnage qui, brusquement, sans tambours, ni trompettes, a préféré Rouen à ses meilleures amies... D’Artagnan hocha la tête et répondit: -Madame, en quittant Paris, votre cousin a fait comme certaines malades qui s’imaginent fuir la douleur en changeant de place... Le visage de Françoise devint grave. -Je sais, mais ce bon Savinien se figure, à tort, que son mal est sans remède... Il n’y a pas au monde un seul être qui puisse se vanter d’être si bien en cour dans le coeur de ma soeur... Malheureusement, ce pauvre cousin attribue à une partie saillante de son visage une importance... et tous ses malheurs viennent de là! «Mais quittons ce sujet, voulez-vous? et venons-en à vous-même. Vous n’avez certes pas à invoquer de pareilles excuses... L’ami de Cyrano eut un frémissement: que voulait dire ce langage sibyllin? Françoise semblait vouloir lui démontrer que si le bretteur avait quelque raison de ne pas se croire aimé, par contre, lui, d’Artagnan... -Hé, mordi! songea-t-il, veut-elle me faire entendre que je suis aimé d’elle? «D’Artagnan, mon ami, comment tirer intacts tes grègues et houseaux de ce bourbier? Te voilà beau et frais, fils! «D’un côté, si tu feins de ne pas comprendre, tu joues exactement le rôle qui a rendu si tristement célèbre ce brave Joseph qui laissa aux mains d’une certaine dame Putiphar un notable pan de son manteau; de l’autre, si tu écoutes ton coeur et celui de cette jeune beauté, tu mérites à jamais son mépris et le tien! «Rappelle-toi ceci: tu as proclamé fièrement devant Cyrano: "Jamais d’Artagnan n’acceptera de vivre des libéralités d’une femme, fût-ce la sienne!" Que penserait de toi ton loyal compagnon, si tu changeais d’avis. Et il conclut: -Suis donc, mon bon ami, suis piètrement l’exemple donné par le rigorisme de l’excellent Joseph. Abandonne, s’il le faut, casaque et soubreveste. Sans doute était-il écrit au Livre du Destin que l’héroïque mousquetaire ne devait jamais jouer un rôle ridicule, car la jeune fille, en constatant le silence où il s’enfermait, loin de croire à une dérobade de sa part, en conçut immédiatement de la jalousie; ce qu’eût fait à sa place toute femme éprise. Elle se promit donc de triompher, d’entrer de haute lutte dans ce coeur où campait l’insolence d’une rivale. -Je saurai l’en chasser! se jura-t-elle. Et, attendant son heure, guignant l’occasion, elle laissa dévier la conversation vers Cyrano: -D’ici quelques heures, déclara d’Artagnan joyeux de voir s’éloigner le doux péril, j’aurai la satisfaction, Madame, de serrer la main de votre cousin... Certaine affaire m’appelle à Rouen. -Et vous êtes venu me faire vos adieux? demanda Françoise. Décidément, vous êtes moins noir que l’image que je me formais de vous. -Allons, bon! songea le capitaine vite assombri, voici qu’elle me présente encore le fer! Suis-je donc destiné à me faire battre, dans tous les couvents, en demeurant l’épée au fourreau. «Je pensais que Madame votre Soeur pourrait avoir quelque message à me confier pour M. de Bergerac, ajouta-t-il tout haut. La jeune fille se mordit les lèvres. Décidément, son partenaire fuyait encore! Alors, elle se contenta de lui dire: -Promenons-nous, Monsieur, s’il vous plaît, en attendant l’arrivée de Madeleine. Elle est en prières... L’anniversaire de la mort de celui qui ne fut son mari que de nom tombe aujourd’hui... -C’est juste! fit d’Artagnan pensif. Et tandis qu’il accompagnait Françoise par les allées embaumées du jardin, il revoyait les péripéties du siège d’Arras, les Cadets de Gascogne attaqués par des forces supérieures, canonnés presque à bout portant, Roxane évanouie, emportée par de Guiche et, pareil au dieu de la Guerre, moins beau peut-être, mais plus terrible, Cyrano, dans la fumée, sa terrible colichemarde au poing... Une charge désespérée de la Maison du Roi, dont il faisait partie, lui, d’Artagnan, avait seule pu sauver du massacre les fous sublimes de la compagnie de Carbon de Casteljaloux. Ah! comme tout cela lui restait gravé dans la mémoire! ... Un cri de femme, un cri aigu l’arracha brusquement à ses souvenirs. Il releva la tête. Françoise n’était plus là! Le capitaine s’affola, son coeur le trahit: -Françoise! Françoise! Où êtes-vous? cria-t-il à son tour, étreint par l’angoisse. -Là... ici... Dans le saut-de-loup! Oh! que j’ai mal, M. d’Artagnan! -Ah! Mordi! C’est vrai! Je n’y pensais pas! Pour rendre impossible toute intrusion dans le cloître, en cette époque encore troublée où foisonnaient tire-laine, coupe-jarrets et débauchés armés jusqu’aux dents, les Carmélites n’avaient pas eu confiance dans la hauteur de la muraille d’enceinte. Sur l’ordre de la Supérieure, on avait donc fait creuser, en outre, à deux mètres de ce mur, un saut-de-loup assez profond, que cachaient, du côté du jardin, de hautes herbes et des buissons d’acacias en fleur. En cherchant à cueillir une de leurs grappes odorantes, Françoise avait dû oublier l’existence du fossé... Bientôt, écartant les branches, d’Artagnan put, en effet, apercevoir la jeune fille. Elle était tranquillement assise au fond de la tranchée et se massait doucement les chevilles: -Je crois, dit-elle, que je me suis foulé un pied! -Pouvez-vous tout de même vous lever, Madame? Vous êtes grande. Il me semble qu’en vous saisissant sous les bras, je vous tirerai facilement de ce «gouffre» béant. -Je vais essayer, Monsieur... Un instant après, la jeune fille était debout, dans le jardin, mais se tenait sur un seul pied, comme un héron, et disait au capitaine, entre deux grimaces de douleur: -Quelle chute fâcheuse! Ah! Monsieur, je souffre trop! Il va falloir vous résigner à me porter jusqu’au fauteuil de Madeleine! Que d’excuses je vais vous devoir! Tâche aimable que d’Artagnan eût cependant voulu pouvoir décliner, car elle lui promettait le supplice de Tantale! Il enleva de terre la jeune fille, la prit dans ses bras et marcha d’un pas ferme vers la charmille où, d’ordinaire, Roxane aimait à attendre ses visiteurs. Mais les boucles dorées de Françoise frôlaient sa joue... un souffle léger caressait son visage, deux yeux purs, emplis d’une tendre malice, se fixaient sur les siens et, à quelques centimètres de sa moustache, s’épanouissaient, rouges églantines, les lèvres souriantes de celle qu’il adorait... Comment cela se fit-il? Qui le dira? Soudain, les yeux bleus se fermèrent lentement, le bras qui entourait le col du mousquetaire resserra son étreinte et d’Artagnan, vaincu par l’Amour, cueillit le baiser de Françoise! Une demi-heure après, le Béarnais galopait sur la route de Pontoise. Sa poitrine, comme dilatée, respirait un air chargé d’espérance. Il était aimé! Demain, il retrouverait Cyrano. Les ruses, les trahisons, la mort pouvaient le guetter, il les raillait, il les défiait, avec un beau rire brave. Exalté par l’Amour, secondé par Cyrano, il se savait invincible! Le Réveil De Cyrano. Après un voyage excellent et sans aucune anicroche, d’Artagnan arrêta son cheval sur les hauteurs de Bonsecours, pour permettre à ce digne compagnon de souffler un peu. De ce poste élevé, avec une vive satisfaction, il pouvait relever le plan de la capitale de la Normandie, couchée à ses pieds. D’une brume légère, apportée par la brise marine, s’élevaient les tourelles pointues de l’enceinte féodale, ainsi que les tours et les flèches des magnifiques églises: Notre-Dame, Saint-Ouen, Saint-Maclou. -Salut! s’écria-t-il, noble cité qui vit jadis tant de gloire. Tu n’es point déchue, puisque tu abrites, présentement, le grand Pierre Corneille et mon cher ami Cyrano, tous deux illustres aussi, à des titres différents, il est vrai! Il agita son chapeau en signe de joie. Depuis l’heure de son passage dans l’oratoire de la Reine et de l’honneur qui lui avait été fait par elle; depuis l’instant surtout où les lèvres de Françoise Robin de Vauzenac lui avaient fait le plus fougueux des aveux d’amour, d’Artagnan ne se reconnaissait plus! Ou plutôt il se reconnaissait enfin! Il retrouvait en lui l’ardeur belliqueuse, la témérité folle, l’audace extraordinaire qui furent son apanage aux temps où, pour le service de cette même reine, il chevauchait aux côtés de ses trois inséparables, derrière lesquels venaient, en ordre dispersé, Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin, leurs dévoués serviteurs. Désormais, le «portier» morne de la capitainerie du Louvre n’existait plus. Il rejoignait, dans les brouillards de l’oubli, le pensif et douloureux soupirant de la soeur de Roxane, et volontiers, il se serait écrié avec Le Cid: Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans, Et tout ce que l’Espagne a produit de vaillants! Mais, hélas! il ne s’agissait pas de combattre, face à face, au grand soleil, de braves gentilshommes chrétiens, ni même de loyaux adversaires infidèles. Comme le lui avait fait comprendre la Reine, il ne devait pas s’attendre à ne rencontrer, en sa délicate mission, que des épées... -Ah! soupira-t-il, si encore j’avais avec moi mon subtil Aramis!... Sa parfaite connaissance de la casuistique pourrait nous être si précieuse! Tout en se livrant à ses pensées, le capitaine descendit, bride au bras, la pente très roide de la colline et, parvenu au bord de la Seine, il héla le passeur. Quelques minutes après, il débarquait sur la rive gauche du fleuve, en plein centre, parmi les marchandises venues d’Angleterre qui encombraient les quais. Alors, son vêtement réputé, rutilant d’écarlate et croisé de blanc, devenait le point de mire de tous ceux qui se trouvaient là: matelots, débardeurs, coltineurs, gamins, commères, bourgeois rentés si nombreux dans cette ville commerçante. Tous ces gens curieux et bavards furent mis en grand émoi par la vue, assez peu fréquente à Rouen, d’un mousquetaire de haut grade, en tenue de parade. D’Artagnan sourit sous sa moustache mais, tout en remontant à cheval, il se morigéna: -Aramis ne m’eût pas laissé commettre cette imprudence. J’aurais mieux fait de dissimuler ces hardes trop affichantes sous une cape sombre... Ainsi, l’attention ne se fût pas fixée sur moi. Pourtant, un manteau, par cette chaleur, eût précisément semblé précaution anormale. «Il s’agit maintenant de trouver la maison de Pierre et de Thomas Corneille. Je ne pense pas que cela soit bien malaisé. En effet, le premier porteur d’épée qu’il rencontra, après courtois échange de saluts cérémonieux, comme l’exigeaient les convenances de l’époque, le renseigna, non sans fierté! Pierre Corneille, faisant mentir le dicton, semblait être prophète en son pays. Tandis que d’Artagnan gagnait Rouen par la rive droite de la Seine, quelques sbires de La Maule, armés d’épées et de pistolets, le devançaient, en suivant le fleuve sur sa rive gauche. Ils menaient un train d’enfer et crevaient les chevaux de poste, car ils payaient avec l’or du Cardinal, et cet or, le Cardinal savait comment le reprendre. Aussi, la horde policière put-elle arriver bonne première au but assigné. C’est pourquoi, quand le Béarnais apparut sur le port de Rouen, l’un de ces hommes put-il se frotter les mains en rugissant de joie: -Enfin! Le voici! M. de La Maule avait vu juste! À moi le beau rôle, mort diable! le rôle qui enrichit et qui permet de savourer le plaisir de la vengeance! «Désormais, je vous tiens, mon beau seigneur. De plus, en vous tenant, je tiens cet enragé vers lequel vous trottez si joyeusement, le maudit rimeur à la colichemarde, l’homme au nez calamiteux: Cyrano! «Foi de Vauselle, depuis bien des années j’attends l’heure de ma revanche. «Je la veux sanglante, terrible! Il s’élança sur les pas du cheval pommelé de d’Artagnan. Il pataugeait, jouait des coudes, écrasait de grosses chaussures ou de mignons souliers, bien décidé à ne pas perdre de vue celui qui allait le mettre certainement sur les traces de Cyrano de Bergerac. Quelques années auparavant, ce personnage connu sous le nom vrai ou supposé de Lhermitte de Vauselle, et se prétendant gentilhomme, avait eu, comme exécuteur des basses oeuvres du Ministre et Duc- Rouge, à entrer en lutte avec Cyrano. Il est à croire que cette expérience n’avait pas été à son avantage, car il gardait une terrible rancune au Gascon. Jamais il n’avait osé affronter le fougueux espadon du bretteur, étant trop lâche pour risquer ainsi sa précieuse santé. Or, toutes ses finesses, ses ruses, ses trahisons même les plus abjectes, s’étaient trouvées inutiles, sans effet. Cyrano le joua, le berna, comme un enfant naïf, et refusa même de le punir d’un coup d’épée -pour ne pas salir, à jamais cette fière et chaste lame. -Le sang d’un tel maraud, se disait-il, c’est de la boue! C’est pourquoi, avec une joie sinistre, le sieur de Vauselle se hâtait derrière d’Artagnan, dans les vieilles rues étroites qui s’entrelacent autour de la cathédrale. Un mauvais rire à la bouche, il se délectait à se remémorer les instructions de La Maule: -Son Éminence m’a surtout recommandé de ne pas les tuer. Que nous importe, ami Vauselle, laissons-le dire et agissons. Certains ordres ne peuvent pas décemment sortir des lèvres d’un homme qui porte une robe rouge. «Avec des adversaires comme ceux contre lesquels nous avons l’ordre d’agir rapidement, il n’y a pas à s’encombrer de scrupules -si, du moins, on tient à sa peau. Et, ayant exhibé une feuille de papier couverte de quelques lignes et scellée: -Aussi bien, je suis couvert! Ceci est un ordre signé par le Cardinal-Ministre et dûment revêtu de son sceau. Ordre adressé à tous sergents de maréchaussée, gens du guet ou gens de guerre, d’avoir à me prêter main-forte et de m’obéir comme à M. de Mazarin lui-même. De La Maule ajouta, en caressant ses poches: -Enfin, comme, en ce bas monde, rien ne s’obtient sans argent, je peux dire qu’en ceci, je suis nerveux, très nerveux, excessivement nerveux! -Pourquoi? demanda Vauselle. -Parce que je détiens le nerf de la guerre! Vauselle n’avait pas oublié, en se mettant aux trousses du capitaine des Mousquetaires du Roi, qu’il était en Normandie, un beau pays certes, et plantureux, mais où chacun entend fort bien ce que signifie la chanson des pièces d’or ou d’argent, des espèces sonnantes et trébuchantes. Aussi s’était-il muni de beaux louis d’or, frappés à l’effigie du Vert-Galant, de louis autant dire tout neufs, car, du trésor royal amassé par Sully, ils avaient passé dans celui de Richelieu, puis dans celui de Mons. Mazarini. Donc, caché au coin de la rue aux Juifs et de la rue Percière, quand il eût vu d’Artagnan, après avoir manié le heurtoir de fer forgé, entrer dans une vieille maison située presque en face de l’Hôtel de Ville, il eut un sourire et se décida. Deux minutes après le visiteur vêtu d’écarlate, à son tour, il fit retomber le marteau de fer. La porte s’ouvrit en grinçant et laissa apercevoir le naïf visage d’une servante, la figure toute ronde, éclairée de deux yeux bovins, la lèvre inférieure pendante, comme celle d’une personne hébétée. Lhermitte de Vauselle prit sa mine la plus avantageuse, frisa sa moustache de chat, cambra sa taille d’escogriffe et mit la main sur la garde de sa rapière. Cette rustaude au regard de génisse ne pouvait manquer d’être bornée, obtuse, stupide... Quelle riche trouvaille! Avec ce tendron arriéré, peut-être pourrait-il se tirer d’affaire, en ce lieu, sans extraire une seule pièce d’or de son escarcelle, tout en contant au sieur de La Maule que la séduction de cette fille lui coûta fort cher. -Hé, dit-il, en grimaçant un sourire, il faut convenir que M. de Corneille se connaît en minois futés... Voilà une Madelon ou une Toinette, sarpejeu! qui serait capable de tenter un prince! Un pli d’hypocrisie au front, la servante considéra le personnage. Elle tenait obstinément la porte à demi ouverte et était prête, cela se devinait, à la refermer avec brusquerie, quitte à y pincer le corps maigre du long Vauselle. Celui-ci ne perdit pas contenance. Il fit claquer sa langue, tel un gourmet disposé à savourer un cru célèbre et, tout en faisant des yeux doux à son interlocutrice, il continua: -Belle fille... Des yeux de flamme... Une taille, heu! je m’y entends... Un morceau de roi! -Si çà pour m’en conter de la fioriture, lui répondit alors la servante de Pierre Corneille, mieux vaut, oui, pardine! d’aller autre part qu’ici! J’avons point de temps de trop à c’t’ heure, mon biau parleur. Et comme Vauselle restait muet de surprise, la madrée campagnarde reprit, en s’accompagnant d’un geste de menace, qui n’était pas à dédaigner, car ses bras nus révélaient de respectables biceps: -Je n’ peux point vous comprendre mi... Allons, faut dégoiser dret... Quoi qu’il y a pour vot’ service? -Cette fois, songea Vauselle dépité, du moment où Vénus n’est pas comprise céans, il convient d’en appeler à Mercure... Dans sa main ouverte, il fit tinter deux jaunets étincelants. -J’ai à vous parler raisonnablement, ma belle. Aussitôt, les yeux bleu pâle s’éclairèrent d’intelligence, une rougeur de plaisir monta aux joues rebondies. On entendait clairement, cette fois: -Donnez d’abord! C’est point par doutance, mais pour sécurité! Elle s’empara d’un geste vif de l’or offert par le plus audacieux des suppôts de Mazarin, le fit disparaître comme un songe sous sa gorgerette et referma la porte doucement. En effet, Vauselle, un doigt sur ses lèvres, lui soufflait: -Chut! Chut! Elle opina de la coiffe. Les louis ne créaient-ils pas entre eux, déjà, une complicité tacite? Comprenant que la fille cherchait sa main, il la lui tendit et se laissa conduire dans un retrait, ménagé sous l’escalier de bois qui montait au premier étage. Il faisait sombre en ce lieu. Le sacripant en profita pour enquêter des mains et constater que la servante était dodue à souhait... Celle-ci bientôt dut l’arrêter. Deux louis d’or, à son sens, ne pouvaient autoriser tant de complaisances à la fois, et elle lui signifia, en accompagnant son avis d’une lourde taloche: -Cessez un peu les fariboles! C’est des manières de la promise cuitée, comme on dit, et faites savoir maintenant d’à présent c’que vous d’sirez? -Voilà, fit le drôle. Le cavalier vêtu de rouge qui vient d’entrer chez vous est un homme très dangereux. -Hé là! par M’sieur Saint-Ouen! s’écria la servante. -Chut! C’est un ennemi mortel de ce bon Monsieur de Mazarin... -Tout de même, c’t’ affreux! Comme il y a de méchants gars d’par ici! C’est core vrai qu’aut’ part c’est du pareil au même! -À qui le dites-vous, ma belle? Mais le temps me presse... Cet homme est, en ce moment, en conférence avec Monsieur de Bergerac. -Ah! pour celui-là, dites donc, vous, faut pas le mécaniser d’vant Catiche!... C’est bon comme le pain d’seigle et d’orge... et c’est core plus franc... -Comme cet or... C’est juste... C’est vrai! Cyrano est un homme extraordinaire... Prenez encore ces deux louis, ma divine... et considérez bien qu’en m’aidant, vous allez sauver votre maître, M. de Corneille et M. de Cyrano lui-même, d’un grand danger... -Alors, quoi qu’y n’y a à faire en c’cas? demanda Catiche en envoyant les deux pièces d’or rejoindre les précédentes et en laissant Vauselle apprécier les grâces de ce coffre-fort. -C’est tout simple... J’ai le plus vif intérêt à entendre ce que ce mousquetaire peut dire à M. de Cyrano, afin de le démasquer... -Pas ici, Saint Bon Dieu! M’sieu Pierre et M’sieu Thomas sont quasiment absents, d’à présent, et je ne voudrons point... -Nul ennui à redouter, ma bonne fille, je vous le jure! Menez-moi sans bruit vers une cachette d’où je puisse entendre ce que se disent ces Messieurs... Mais pressons-nous, par le Ciel! Que de temps perdu déjà! Tout à fait convaincue, la fidèle Catiche, complètement séduite par les manières, la galanterie et la générosité du sieur de Vauselle, le conduisit au second étage de la maison et lui montra une sorte de bûcher, où l’on avait rangé des provisions pour l’hiver: -Là, souffla-t-elle, vous s’rez tel un bijou dans du v’lours pour guigner à votre aise. Elle poussa sur lui la porte, sans mettre le loquet. Aussitôt, Vauselle perçut la voix de d’Artagnan qui s’écriait: -Mordi. Cyrano! Que bois-tu donc là? Que vois-je, dans cette cruche, d’aspect indésirable? -C’est du cidre, mon bon, fit l’olifant du Gascon. -Du cidre, Cadédis! Cyrano s’humecte avec cette tisane insipide... Cyrano, en petit habit de drap, sans bottes, avec une calotte de tabellion sur la tête! «L’épée de Cyrano pendue à un clou! Sandi! Ma parole, j’arrive à temps! -Que veux-tu! répondit Cyrano en baissant un peu le ton, il a bien fallu accrocher à un clou ma vieille rapière. À quoi servait-elle? Depuis que des cardinaux veillent au timon de la France, les honnêtes gens du royaume n’ont plus licence de régler leurs petits différends de manière chevaleresque... «Hélas! où est le temps béni où, un soir, à l’Hôtel de Bourgogne, j’expédiai si galamment ad patres un marquis insolent. -Un des protégés du duc de Guiche... Valvert, je crois? Oui, c’était le bon temps! -Les moeurs s’embourgeoisent. J’ai le regret de vous le dire, monsieur le capitaine des Mousquetaires gris. Après un grand soupir, Cyrano continua: -On se bat pourtant aux armées! Turenne et Condé font des moissons de lauriers! -Mais la rancune tenace de Mons. Mazarini t’éloigna de la gloire des armes comme, sous prétexte de faveur et d’honneur, elle me rive à la Capitainerie du Louvre! -Alors, j’ai repris la plume, d’Artagnan, cette plume qui, parfois, vaut une épée!... Comme tu le vois, je collabore avec le grand Corneille! Nous préparons une tragédie qui s’appelle Rodogune! Et cette fois je signe. «Pierre Corneille et Cyrano de Bergerac! Cela fera bien, n’est-ce pas? -Très bien. Êtes-vous déjà avancés, tous deux, dans vos travaux? -Heu... pas trop! -En ce cas, mon cher Cyrano, j’ai bien peur que tu n’achèves jamais ta part de travail en ceci. -Et pourquoi, mordious? -Parce que je t’emmène! -Où ça? -Je ne le sais pas exactement... Ou plutôt si... D’abord, je t’emmène dans un cabaret, celui que tu me désigneras, un cabaret qui sera un cabaret, c’est-à-dire un endroit où l’on boit du vin et non de cette boisson dont la jaunâtre sucrerie est un outrage aux palais de chez nous... Tiens, Cyrano, tu me fais pitié! Comment as-tu pu oublier et trahir la Gascogne en buvant ce jus fermenté de la pomme? -Qui perdit Mme Ève... -Et te perdra à ton tour, malheureux! -Eh sandious, ne m’accable pas, fils! -Oui... décroche ton épée... Elle peut te servir. «Regarde si elle sort bien du fourreau... C’est cela! Ah! mon cher ami, je te retrouve, tes yeux brillent, ta moustache se hérisse! -Au moins, ne me donnes-tu pas une fausse joie en me parlant ainsi! Ça serait mal, tu sais... Réveiller en moi le bretteur, pour rien... -Non, tu ne ferais pas ça, d’Artagnan! -Tu me connais. -D’ailleurs, si tu es venu me chercher?... -C’est qu’on a besoin de ton épée. -On?... Qui??? -La Reine. -Contre qui? -Le Mazarin et toute la Mazarinade. -Allons donc!... Je les croyais... -Racontars... Calomnies de ruelle ou de bureaux d’esprit... Ne te fais pas le colporteur de ces infamies... Elle est en danger, certes. Mais nous la sauverons, Cyrano! -Tu dis vrai, milledious! «Tiens, embrasse-moi! Encore! «Ah! je respire! je rajeunis! «Ma pauvre vieille épée, tout de même, quelle joie sera la tienne de briller encore, au bon soleil de Dieu, pour la Reine de France. -Et pour George... -Que dis-tu? -Ah! tu pâlis, Cyrano... «Comme moi, tout de suite, tu as flairé le péril... le piège infâme tendu par Mazarin, j’en ai l’intime certitude. -Oh! le petit, le petit, fit la voix émue de Cyrano. C’est grave, excessivement grave... Il est en France? -Il sera ici demain, à l’hôtel de Bourgthéroulde, où l’attend une amie de la reine, Mme de Tenay. -Quelle épouvantable imprudence! -C’est d’abord ce que j’ai pensé! -Et maintenant, penserais-tu autrement? -Parbleu, ne le comprends-tu pas, je suis tranquille, puisque tu acceptes de m’aider à défendre George. -Merci, d’Artagnan! La voix du capitaine s’éleva de nouveau, après un silence qui dut être ému. -Claire accompagne George. Notre tâche consiste à les accueillir ici et à les conduire sains et saufs à Paris... -Il y a gros à parier que ça ne sera pas sans livrer bataille! «Ah! Diablous! Allons boire, d’Artagnan! J’en demande pardon à Corneille, mais toutes ces paperasses que tu vois là cessent de m’intéresser! Que le grand homme se débrouille sans moi! Je décollabore! «Laisse-moi le temps d’enfiler mes bottes, de changer de chausses et de pourpoint... Et aussi d’écrire un mot d’excuses à mon ex- collaborateur... Il doit rentrer céans demain. Pendant que son ami procédait rapidement aux soins qu’il venait d’énumérer, d’Artagnan, après un moment d’hésitation, se résolut à lui avouer: -Cyrano, il y a autre chose... Mon devoir est de ne rien te cacher... Avant de quitter Paris, j’ai cru devoir aller saluer ta cousine... -Tu l’as vue? interrogea anxieusement le timide amoureux. -Non. Elle était abîmée dans ses prières... C’était l’anniversaire de... -Je sais. Moi aussi, j’y ai pensé! Pauvre Christian de Neuvilette et pauvre de moi! -Par contre, j’ai rencontré Françoise... -Bon. Et alors? -Alors... Alors, Cyrano, je me suis parjuré, j’ai manqué à la parole que je m’étais donnée à moi-même. Tu sais laquelle? -Ma foi... Ce sont des scrupules... exagérés, je t’assure. J’ai toujours déploré, sans oser te le dire, car je n’avais pas l’espoir de convaincre le Béarnais que tu es, plus entêté qu’un Breton. Au résumé, rien à redire à ton changement de front... Françoise t’aime... -J’en ai eu la preuve... -Alors, vous voilà fiancés? -Comme tu vas vite, Savinien! Les serments d’amour et le baiser que nous avons échangés, ta cousine Françoise et moi, dans le jardin public des Carmélites, s’ils ont exalté mon orgueil, s’ils m’ont fait connaître une joie sublime, ne changent rien, hélas! à une situation sans issue... Françoise est riche... -Allons, me voici prêt. Viens boire!... Aiguisons nos courages, d’Artagnan, et laissons faire aux cieux! «Adieu mes vers! Adieu la gloire!... Un ami m’entraîne, une Reine m’appelle, et le danger me tend les bras! «C’est au mieux! En avant! Le Vin Explosif. L’heure était venue de se mettre en route... Une petite cavalcade piaffait, entourant un rouge carrosse, dans la cour du vieil et magnifique hôtel de Bourgthéroulde, que fit bâtir, en 1486, un riche seigneur de ce nom. Grand amateur de belles choses, Cyrano en avait, dès sa première visite, admiré le soubassement, dont les bas-reliefs représentent l’entrevue de François Ier et de Henri VIII d’Angleterre, au camp du Drap d’Or; il avait aussi noté des scènes pastorales dignes de figurer dans des éditions illustrées de l’Astrée, le roman toujours en vogue de Mlle de Scudéry. -Ah! soupirait le Gascon, si j’étais aussi riche que peu craintif, j’achèterais cet hôtel à Mme de Tenay. Il est digne d’abriter un poète! Le nez en l’air, il admirait une fois de plus l’ordonnance exquise de ce logis. Pendant cela, d’Artagnan souriait à voir Mme de Tenay, accabler Claire de recommandations quasi maternelles. Il vint à son ami, lui montra la jolie vicomtesse et lui dit: -Est-elle charmante! -Certes, approuva Cyrano, mais je ne retrouve plus en elle ces grâces un peu mièvres qui allaient si bien à la tendre jeunesse de Claire de Cernay. Je crois, malgré tout, qu’elle a gagné au change. C’est une fleur en plein épanouissement aujourd’hui. -Le bonheur et l’amour partagés vont bien aux belles... Mais celle-ci pouvait se passer de cela. À voix basse, il ajouta: -La délicieuse enfant unit la grâce nonchalante et hautaine de son père, lord Montaigu, à la blonde séduction de sa mère, la duchesse de Chevreuse... «Quant à notre ami George, c’est à la fois le portrait de Buckingham et de... celle dont je fus et dont je reste le chevalier. Rarement, il faut l’avouer, le Ciel aura réuni deux êtres aussi parfaitement doués. Personnellement, je lui serais obligé de leur continuer la faveur de n’être jamais séparés! Dans cette dernière phrase prononcée par le Béarnais, Cyrano perçut une pointe d’inquiétude ou de mélancolie: -Deviendrais-tu pessimiste? demanda-t-il à son ami en le regardant avec surprise. -Que non pas! Tout au contraire. Dieu me garde de mettre en doute notre triple force: sa bonté, ton utile courage et mon immuable résolution; mais, je ne te l’ai pas caché déjà, je redoute les suites de tout ceci... -Bah! puisque nous voici réconciliés, amis et alliés même, que pourrait désormais contre nous la mauvaise fortune? «Toute tentative faite par Messire Satanas en personne serait humiliante pour son orgueil car, je te le dis, à nous deux, nous le ferions basculer par-dessus le bord, comme le fit autrefois Saint Michel. «Quand nous étions aveugles, sourds et muets, c’est-à-dire lancés l’un contre l’autre, rien ne put nous résister ou nous arrêter. «Le Cardinal-Duc fait quinaud, notre petit ami George tiré de la Bastille, le testament de Buckingham arraché aux mains patelines de Mons. Mazarini, le traître Mac-Legor vaincu et démasqué, tel est le bilan très résumé de nos triomphes... «Et tu douterais maintenant? «Oh! d’Artagnan, mon vieil ennemi, mon ami le plus cher, tu m’étonnes, mille dious! Le Béarnais hocha la tête: -Tant va la cruche à l’eau... Et, attirant à l’écart l’ancien cadet de Carbon de Casteljaloux, il lui confia toutes ses craintes: -La Reine, je te le répète, a eu la plus fâcheuse des inspirations... En faisant venir ces deux jeunes gens, elle va déclencher une série d’événements que nul ne peut prévoir... -Sandious! Ne sommes-nous pas là? fit remarquer Cyrano. -Nous y sommes, heureusement! Mais si, au lieu de collaborer à Rouen avec Corneille et de boire du cidre de Normandie, tu avais hanté les ruelles et les salons de Paris et humé le piot à la Pomme de Pin, de la rue de la Juiverie, à la Fosse-aux-Lions, rue du Pas-de-la-Mule, au Petit-More, à l’Épée Royale ou Cabaret-du- Renard, avec nos amis Saint-Amant, François Payot de Linières, et tant d’autres gens d’épée, buveurs ou goinfres, tu saurais que toute la ville est en fermentation. «Messieurs du Parlement prennent, vis-à-vis du ministre encore mal assis dans l’autorité suprême, une perpétuelle attitude de critique acerbe. Il est aisé de prévoir qu’ils iront jusqu’au refus de l’obéissance... D’autre part, tous les anciens tenants de Mme Anne, ceux qu’elle a rappelés d’exil, la duchesse de Chevreuse en tête, puis Beaufort, le roi des Halles, l’évêque de Beauvais, la marquise de Sennecey, ne cessent d’ourdir des complots contre le Mazarin... Ça n’est pas tout! -Eh! interrompit Cyrano, ce bravo de la politique tombera, c’est clair, devant une telle coalition. Il retournera dans sa Pescina natale, au fond des Abruzzes, où il occupera ses loisirs forcés à relire Machiavel, son maître, et voilà tout! -Si tu m’avais laissé parler sans m’interrompre, ô bouillant Gascon de Paris, fit d’Artagnan, toujours grave et soucieux, tu saurais ceci: tout n’est pas aussi simple que tu te l’imagines. «En dehors de la Haute-Cour de Justice de Paris, il y a une force encore ignorée de tous, c’est celle du peuple... «Le peuple, mécontent des impôts très lourds et mal répartis, fait du Parlement son idole actuelle, comme celui-ci sourit, de son côté, à Messieurs les Princes. -En somme, si je te comprends bien, tout le monde fait de l’anti- cardinalisme! -Me laisseras-tu finir? s’impatienta le mousquetaire. Je m’épuise à t’insuffler mon esprit politique. Or, tu ne sais que railler. Tant de jeune inconscience me navre! «Apprends donc, ou plutôt rappelle-toi que nos armées demeurent engagées dans une longue guerre, et nos généraux sont, de temps en temps, paralysés dans leurs actions ou leurs plans, par le manque d’argent, parfois même de munitions et de vivres... «Avec raison, la Reine-Régente n’acceptera jamais de s’unir à ceux qui empêchent ou veulent empêcher le produit des impôts de rentrer dans le Trésor royal. Car sans argent... -Pas de Suisses! -Plus de victoires, plus de batailles, aucune défense possible. L’ennemi arrive à marches forcées sur Paris, la Cour se retire et, partout où elle veut camper, elle trouve la sédition parlementaire, populaire et princière, bref l’anarchie! Maintenant, Cyrano comprenait: -Diable! diable, fit-il en hochant la tête. Je vois, en effet, que nous sommes dans une situation... hem! délicate... trop délicate! -Comment cela? Reculerais-tu, par hasard? -Ergo, creusons le problème et cherchons la solution la moins mauvaise. Nous servons Anne d’Autriche contre un homme qui la tient déjà par bien des liens, dit-on. -L’intérêt suprême de l’État... -Et à qui, forcément, elle sera portée à sacrifier bien des choses... -Et bien des gens! -En propres termes, nous risquons d’être pris entre Madame l’enclume et Monseigneur le marteau. -Pas autre chose! Fichue situation! -Il va falloir jouer serré! -D’autant plus serré que Mons. Mazarini, s’il ne vaut pas, en certaines circonstances, le terrible Armand, prince de l’Église et de la hache, lui rend des points en bien d’autres... «T’imagines-tu, par exemple, que la police du Ministre ignore ma présence ici? «Crois-tu, un seul instant, qu’il ne soit pas informé, lui, de l’arrivée du vicomte et de sa femme... Oui, je le sais! Tu vas me dire: "Je n’ai rien remarqué... Pourtant mes yeux sont restés ouverts, pourtant mon oreille était alertée..." Tu as connu l’espionnage du puissant Duc-Rouge! mais il n’était qu’enfantin à côté de celui organisé par son successeur... Sa police reste discrète. Il lui fait employer des moyens que Richelieu, né gentilhomme, eût rougi de préconiser. Il frappait au grand jour, en justicier, et, comme il disait, couvrait tout de sa robe rouge. «Mazarin, lui, fait agir dans l’ombre. «Bien qu’il proclame à tout venant son horreur du meurtre, de La Maule, son âme damnée, se sert du lacet et utilise le poison... «Est-ce vrai? Je l’ignore! Par exemple, ce dont on ne saurait douter, c’est que le Cardinal a inventé un système inconnu en France, avant sa venue. Cette innovation, c’est l’agent provocateur. -Quel genre d’oiseau est-ce? -Un être sans honneur, aux gages du ministre, un espion chargé de se glisser dans les milieux où les mécontents, se croyant à l’abri des oreilles, parlent à coeur ouvert. Il vient. Il écoute. Il ment, il se donne comme un ami, un frère... Et il renchérit. Il pousse aux pires résolutions. Il exaspère les rancunes. Il conseille la violence... Tu devines la suite aisément... -Joli métier! -Joli métier pratiqué avec succès par un vieil ami à toi, le sieur Lhermitte de Vauselle, aussi par sa jeune camarade, la demoiselle Minou... -Fâcheux souvenir, sandious! -J’ai idée que nous les retrouverons! -Avec plaisir! s’écria le Gascon en roulant des yeux sans tendresse. Je dirais volontiers deux mots à ce Vauselle... Quant à sa peste de «soeur»... J’ai aussi un petit compte à régler avec elle... -Sur la plume? railla d’Artagnan. Cyrano n’eut pas le temps de répondre: -En selle, Messieurs! cria George. -Est-il beau! pensa le bretteur avec un peu de tristesse, car la vue du jeune Anglais lui rappelait le baron Christian de Neuvilette et l’amour secret qu’il vouait à Roxane depuis si longtemps. On avait tenu conseil de guerre, l’avant-veille, dans le salon de l’hôtel de Bourgthéroulde. Puisque des hommes tels que d’Artagnan et Cyrano jugeaient utile de faire escorte aux jeunes époux, sans être au courant de l’intrigue, Mme de Tenay ne pouvait douter qu’ils allaient courir un grave danger. Forte de ce raisonnement, l’amie de la Reine avait proposé: -Par le temps qui court, on n’est jamais en trop nombreuse compagnie... Un de mes parents, le marquis d’Amfreville, doit se rendre à Paris sous peu. Il sera escorté de deux gentilshommes de sa maison: MM. d’Isigny et de Carentan, deux fines lames. Ces trois hommes de coeur pourront, à l’occasion, vous être utiles... Qui sait les surprises que réserve la grand-route? «Les campagnes sont en effervescence, à cause des impôts, et le gros des forces royales est employé dans les provinces du Rhin. «Quant à ma mignonne amie Claire, je ne veux pas qu’elle endure les fatigues de la route... Un de mes carrosses sera donc à sa disposition... Et, souriant finement, Mme de Tenay ajouta, à l’intention de Cyrano, dont elle connaissait la conduite au siège d’Arras: -À l’occasion, n’est-ce pas, un carrosse peut devenir une citadelle! Le bretteur s’inclina galamment, mais pâlit un peu. Comme son coeur s’émouvait encore au seul rappel de cet épisode amoureux et guerrier! Ce fut donc un impressionnant équipage qui franchit la porte cochère du plus bel hôtel de Rouen. Devant les badauds émerveillés et les gamins accourus en grand nombre, les sabots des chevaux, lancés au grand trot, arrachèrent des étincelles aux pavés pointus de la ville normande. En tête, venait Cyrano, le feutre à la crâne, le nez aux aguets, flairant le danger, tâchant de déceler par son fumet équivoque l’existence de l’espion. Derrière lui, botte à botte, à cause de l’étroitesse des rues, trottaient MM. d’Amfreville et d’Isigny, puis le carrosse où se prélassait Claire de Villiers, dont la beauté attirait les louanges des Rouennais pourtant placides. -Qu’elle est belle! C’est sûrement une princesse de sang, qu’entourent de hauts seigneurs de sa chambre! -Oh! Maman, regarde la fée! s’écria un jeune enfant en battant des mains, cependant que sa mère, une riche et jolie drapière de la place du Vieux-Marché, regardait tendrement George, en murmurant, rêveuse: -Et le prince charmant l’accompagne, mon fils! Heureuse jeune femme! Que Notre Dame veille sur son bonheur! Elle désignait ainsi George, dont la mâle beauté et la race éclataient aux yeux malgré la modestie voulue de son costume de drap vert et de son harnachement. Son regard, où étincelait la résolution de son père, se fixait sur le carrosse rouge, dansant sur ses ressorts à cause des mauvais pavés; deux grands flandrins de laquais se cramponnaient aux appuie-mains afin de n’être pas précipités sur le sol fangeux. À cette époque, en effet, le ruisseau coulait au milieu des rues, et quel ruisseau! Toutes les immondices venus des boutiques ou des maisons y stagnaient, attendant l’ondée bienfaisante qui les pousserait un peu plus loin. En queue de cortège venait d’Artagnan, le front barré d’une ride de préoccupation. Il avait à ses côtés M. de Carentan, petit homme ventru, mais à l’air peu commode, et fort habile au jeu d’escrime. Chacun des cavaliers cachait en ses fontes un pistolet et des munitions. La traversée de la ville se fit sans encombre. À la porte Saint- Guillaume, nulle entrave ne fut mise à la sortie des gentilshommes, mais cela prit quelque temps, car la foule coutumière en encombrait les abords. On prit le galop dans la campagne où le chaud soleil en montant faisait se lever une buée grise. La Seine luisait, ruban liquide, métallique, dessinant de capricieux méandres. George amena son cheval à côté de celui de d’Artagnan: -Vous voyez, lui dit-il, en désignant la route et le fleuve également déserts, c’est le calme plat, le silence... -Pourvu que ça dure! répondit évasivement le Béarnais. Nous sommes encore bien trop près de la ville. D’ailleurs, la disposition des lieux ne me paraît pas favorable à une franche attaque... les coudes du fleuve et aussi de la route qui le longe peuvent ménager bien des surprises... -Aux ennemis? -À nous aussi... La vue ne s’étend guère au-delà d’un quart de lieue... Qui sait ce que nous réserve le prochain tournant? -Ma foi, déclara le fils de Buckingham, je l’avoue, peut-être à ma honte, mais je ne partage pas vos appréhensions. À mon sens, les sbires du Cardinal, s’ils nous ont surveillés, regarderont à deux fois avant de se frotter à notre petite troupe. «Cinq gentilshommes résolus, bien armés, bien montés, et parmi lesquels se trouvent deux épéistes dont la réputation peut donner à réfléchir, sans compter Claire, qui tire l’épée à merveille, cela doit inspirer la prudence aux plus turbulents friands de l’estocade. -Je vous le répète, mon cher ami, je ne redoute pas un assaut... Vers midi, après qu’on eut dépassé Pont-de-l’Arche, la main de Claire s’agita hors de la portière du carrosse et George, à ce signal, s’empressa: -Que désirez-vous, ma chérie? -Ce que je désire, Monsieur mon Maître et Seigneur adoré, c’est quitter un peu cette boîte ambulante où j’étouffe. «D’ailleurs, sous le soleil, hommes et bêtes doivent sentir le besoin de se reposer... Puis, encadrant à la portière son adorable visage, elle désigna un petit bois ombreux et verdoyant qui s’apercevait à peu de distance et annonçait la forêt de Louviers. -On pourrait faire halte à cet endroit... Il doit y régner une fraîcheur exquise... Les chevaux pourront s’abreuver et même se baigner dans le fleuve que voici, tout proche. -Rien de plus juste, ma tendre amie! Je vais avertir ces messieurs à l’instant. Sur ce, George piqua des deux et rejoignit Cyrano de Bergerac: -Halte, M. de Cyrano, lui cria-t-il. Voici venir l’instant de souffler, de boire et de... -Corbac! accepta le rimeur, l’invitation vient à point et il serait messéant de la discuter. J’ai le gosier sec comme le coeur de Mazarin et les yeux commencent à me piquer! Un instant après, les cavaliers mettaient pied à terre et Claire descendait de sa voiture. -Rien ne sera plus charmant, dit-elle, que ce déjeuner champêtre... Je vais devenir la bergère Chrysis... -Et nous serons tous, madame, autour de vos grâces et de vos ris, de soupirants bergers, répondit Cyrano qui se mit à déclamer: Si tu veux, ma Chrysis, laissons là nos troupeaux. -Au dessert, clama George, au dessert, tu nous réciteras des vers. Il est trop tôt. Allons de préférence nous promener le long de la Seine... -La vue de tout ce liquide, indigne de nos gosiers délicats, ne va-t-elle pas m’assoiffer davantage? Claire le rassura en riant: -Il y a dans mon carrosse de quoi vous désaltérer avec de plus avenantes boissons, cher Monsieur de Bergerac! Notre hôtesse, Mme de Tenay, a tenu à faire grandement les choses... Il y a deux petits tonnelets sous le siège du cocher. -Deux amphores de nectar, sans doute? interrogea le Gascon en reniflant, et quel genre d’hydromel contiennent-ils, ces vases de bois cerclés? D’Artagnan haussa les épaules: -Du cidre, sandis! -Un excellent bourgogne, affirma M. d’Amfreville péremptoire, ma cousine me l’a certifié, du moins, quant à l’aîné de ces tonnelets, le plus gros... J’ignore ce que peut contenir le cadet. Claire triompha: -Je le sais, moi! C’est un de ces petits vins d’Armagnac... Ah! Ah! Monsieur d’Artagnan, votre mine dédaigneuse fait place à un air singulièrement réjoui! Et chassant du geste les gentilshommes: -Cessez de m’entourer, Messieurs, de grâce, et me laissez vaquer en paix aux soins de ma charge. Je suis, présentement, maîtresse du déjeuner sur l’herbe. «Or çà, laquais et vous, cocher, mon ami, qu’on s’empresse... les paniers, la nappe, les tonnelets! Obéissant docilement à l’ordre gentil de la vicomtesse, les cavaliers attachèrent leurs chevaux et s’en allèrent vers le fleuve, qu’à travers les ramures, faisait étinceler le soleil. -Ne nous éloignons pas trop, conseilla d’Artagnan, toujours prudent... Je ne suis pas tranquille. À cet instant précis, une détonation formidable ébranla les airs et, tout aussitôt, se mirent à pleuvoir autour des gentilshommes des feuilles, des morceaux de branches et des fragments de bois. -Est-ce le tonnerre? hurla Cyrano en s’élançant aussitôt, l’épée à la main, vers le lieu où on avait laissé Claire, les laquais et le carrosse. Derrière lui, chacun se mit à courir. -C’est la trahison que je sentais venir, dit d’Artagnan à George, pâle comme un linge. D’un coup d’oeil, le Gascon, arrivé le premier grâce à ses longues jambes d’échassier, constata que Claire n’avait pas été atteinte. Elle était adossée à un arbre, le visage décoloré, l’oeil vague, et elle tenait encore un jambon d’une main tremblante. À ses pieds, assis, l’air ahuri, se trouvait le gros cocher du carrosse. Il se grattait machinalement la tête en roulant des yeux épouvantés: -L’enfer! balbutiait-il. N’y a pas à dire non. J’ai vu l’Enfer. Sous les baisers de son mari, la jeune femme reprit enfin conscience. -Pour Dieu, demanda George, dites-nous ce qui vient de se passer! -Eh! le sais-je, moi? Regardez! Chacun suivit son geste. Au bord de la route, gisaient, couchées, les deux roues arrière du carrosse, tandis que celles de devant restaient en place fixées au timon intact. Tout le reste de la voiture n’était plus qu’un amas de planches couvertes de peinture rouge, où l’explosion avait, çà et là, déposé du noir de fumée. Mais le plus triste spectacle était fourni par les deux solides percherons naguère attelés à la voiture de Mme de Tenay. Ils gisaient l’un sur l’autre, éventrés. Leurs entrailles coulaient, vertes et rouges, et fumaient dans un rayon de soleil. Deux laquais et leurs chevaux manquaient aussi. Furieux, Cyrano égrena une série de jurons de son pays, ou des milliers et des milliers de dieux étaient pris à partie, de quoi peupler plusieurs Olympes. D’Artagnan, lui, ne perdait pas son calme. -Ce sont les serviteurs d’escorte, disparus avec leurs montures, qui ont fait ce joli coup? demanda-t-il. -Je... je... je crois... répondit la jeune femme en se passant la main sur le front. Et faisant un effort pour se reprendre, elle ajouta: -Je tournais le dos, fort occupée à disposer le couvert, sur cette nappe... C’est au moment où je donnais l’ordre de m’apporter les tonnelets que, soudain... Oh! quelle catastrophe! D’Artagnan sourit et expliqua, narquois, tourné vers Cyrano: -Trop généreux, mon cher, ce bourgogne vieux et ce petit armagnac. Beaucoup trop... tu vois les dégâts qu’ils causèrent. M. d’Amfreville intervint: -Ceci me dépasse, Messieurs. D’une part, les laquais envolés sont au service de ma cousine depuis plusieurs mois et... -Bah! rétorqua Cyrano, croyez-vous donc une conscience de laquais à l’abri du pouvoir que possède l’or de Monseigneur le Cardinal? -Et ensuite, continua le gentilhomme normand, les petits fûts de vin ont été, sous mes yeux, montés de la cave, donc... -Donc, constata le mousquetaire, il y a eu substitution soit des deux marauds, soit des deux tonneaux. Et se tournant vers M. d’Amfreville, il demanda: -Connaissiez-vous de vue ces faquins, Monsieur? L’interpellé esquissa un geste vague: -Heu... ces trognes-là n’attirent guère mon attention, quand je vais saluer ma cousine... Et vous, Messieurs, les aviez-vous dévisagés assez sérieusement pour savoir si ce sont bien eux qui, dans l’hôtel de Bourgthéroulde, ont grimpé au cul du carrosse? Le silence seul lui répondit. Qui se fût avisé de graver en sa mémoire la physionomie de ces pendards? D’Artagnan donna son avis: -Ces deux valets de Mme de Tenay ont été achetés, je le crois, par nos ennemis, mais je ne pense pas qu’ils soient les auteurs de cet attentat. Attentat, qui, d’ailleurs, n’en voulait à la vie de personne, les circonstances le prouvent. -Qu’en savez-vous? demanda George un peu surpris. -Eh! mon cher ami, cela va de soi... Ces diables eussent pu bouter le feu aux tonnelets de poudre quand nous étions tous réunis ici, autour de la voiture. «Leur intention fut donc uniquement d’embarrasser notre petite troupe, pour la retarder, dans un but facile à comprendre. «Au surplus, attention! On nous prépare, un peu plus loin, une réception autrement soignée... -Qui seraient, selon toi, demanda Cyrano, les véritables fauteurs de cette déflagration calamiteuse? -Des hommes du sieur de La Maule, incontestablement et voici comment ils ont pu procéder. «À la porte de la ville, profitant de ce que notre escorte dut se disloquer, pour laisser passer le carrosse -souvenez-vous qu’il y avait un bel encombrement de piétons, de voitures, de chaises à porteurs et grande affluence de bourgeois, de paysans et de laquais -, les serviteurs de Mme de Tenay, qui ne se trouvaient plus sous nos yeux, ont cédé la place à deux sbires cardinalistes, leurs complices... Ils avaient, sans doute, accepté auparavant de placer, sous le siège du cocher, deux tonnelets de poudre, semblables ou non à ceux que vit M. d’Amfreville... À ce moment, le cocher qui, toujours assis sur l’herbe, s’était un peu remis de sa frayeur, mais ne se sentait pas encore la force de se remettre sur ses jambes, leva la main et demanda la parole: -Parlez, mon brave. -Hamé! dit-il, j’avons vu non point deux, mais quatre futaillons, quand je m’avons soulevé de mon siège pour le laisser ouvrir. -Peu importe après tout, conclut d’Artagnan. Le résultat c’est que nous voici bien ennuyés! Il nous manque deux chevaux... -Le mien! précisa M. de Carentan. -Et ma jument, soupira M. d’Amfreville. -Quant au carrosse de Madame, il est passé à l’état de souvenir... -Il en reste les quatre roues, observa gravement le poète. La Fortune elle-même n’en a qu’une... Cela fit sourire tout le monde. -Ma foi, déclara le marquis d’Amfreville, si vous le voulez bien, Madame et Messieurs, nous remettrons à plus tard les soupirs et les regrets. J’aperçois ici, sur cette nappe, un jambon fumé, un appétissant gigot, du pain bis... Faisons honneur à la prévoyance de ma cousine... -C’est cela, commanda Claire, à table, Messieurs! L’herbe tendre est prête à vous recevoir. Et, ayant embrassé son mari, la jeune femme donna l’exemple, tandis que Cyrano s’écriait: -Puisque le bourgogne et l’armagnac ont été traîtreusement projetés dans les étoiles par les estafiers de Mons. Mazarini, Madame, nous nous contenterons de boire vos paroles, et la vue de vos charmes nous emplira de la plus légère et de la plus douce des ivresses, car: L’éclat de ce visage est l’éclat adorable de son âme qui luit au travers de son corps. L'Arrestation Difficile. Nous laisserons la petite troupe se livrer à tous les agréments d’un repas copieux, mais accompagné des grognements d’Hercule- Savinien, du fait qu’il n’était arrosé que par l’eau de Seine. Pourtant, en ce temps, l’eau de Seine était moins polluée que de nos jours. En revanche, nous prendrons la piste des deux laquais. Ceux-ci, après avoir mis le feu aux petits barils de poudre, viennent de prendre la fuite à bride abattue, dans la direction des Andelys. L’un d’eux, qu’étonne encore son coup d’audace, n’est pas du tout rassuré sur ses suites. Il demande à son compagnon, de temps en temps: -Avons-nous bien gagné sur eux? Une lieue? deux? C’est qu’une crainte terrible le tenaille: celle d’être poursuivi par Cyrano. Il sent l’épée du bretteur le traverser comme une broche perfore une volaille, devant la flamme joyeuse, chez le rôtisseur. De temps en temps, il se retourne, malgré le train épuisant qu’il mène. Il veut voir si nul nuage de poussière n’annonce l’arrivée en trombe du terrible Gascon. Rien n’est en vue, le sieur Lhermitte de Vauselle se rassure. Car cette entreprise dangereuse a été menée par l’olibrius en personne. Sans doute, les «gens de la Reine», comme les appelle, avec quelque dédain, son maître de La Maule, ont-ils jugé imprudent, après une telle alerte, de se disperser? Tout frémissant, Vauselle songe au combat des Horaces et des Curiaces. Il ne respire un peu qu’à deux lieues de là, après avoir traversé la Seine à Saint-Pierre-du-Vouvray, où un acolyte l’attendait, en barque, prêt à le faire passer. Comme l’avait deviné Cyrano, le sieur Lhermitte de Vauselle, après s’être insinué, moyennant finance, dans les bonnes grâces de Catiche, la servante de Pierre Corneille, en faisant jaser cette fille, avait appris bien des choses utiles. Ainsi, l’ayant pu joindre, un soir, dans sa cuisine, elle lui avait confié qu’elle était «du dernier bien» avec un nommé Picard, laquais de Mme de Tenay et fort apprécié de sa maîtresse. Le drôle, on le pense, ne laissa pas se perdre cette occasion: le hasard, si sévère parfois aux honnêtes gens, se mettait à son service! Il en profita incontinent, ne lésinant pas sur le prix, et bientôt, grâce à son or, il sut par Picard tout ce qui se passait, tout ce qui se disait et surtout ce qui se préparait entre le vicomte de Villiers, sa femme et les deux Gascons. Leur sage résolution de ne pas descendre, en cours de route, dans une hôtellerie, commença d’abord par le faire jurer et sacrer. C’est qu’il avait échafaudé un plan ténébreux où un soporifique jouait son rôle, peut-être même envisageait-il l’emploi d’un ingrédient aux effets plus violents? Il se disait: -Mieux vaut en terminer une bonne fois avec ce troun de biou de malheur! Si je lui fais grâce, je finirai toujours par le retrouver en face de moi, le feutre en bataille, le nez au vent et la rapière au poing... Un peu de poudre de perlimpinpin m’en débarrasserait pour toujours! En bon misérable lâche qu’il était, Vauselle cachait toujours, dans la doublure de ses vêtements, quelque préparation arsenicale de miserere... Mais, si la petite troupe ne devait pas s’arrêter dans une auberge, il ne lui serait pas possible d’administrer, sans risque, une substance toxique. La rage au coeur, il modifia donc son plan et se contenta d’acheter Picard et celui de ses camarades qui devait grimper derrière le carrosse de Claire. Tout se passa exactement comme devait, un peu tard, le deviner d’Artagnan. Vauselle, ayant vu, dans la cuisine, les tonnelets de bourgogne et d’armagnac, sentit naître l’inspiration et, la veille du jour fixé pour le départ, il remit à son complice deux barils à peu près pareils en lui disant: -Rassure-toi, l’ami. Ces engins ne seront pas employés à une besogne de mort. Ce que je veux, c’est détruire le carrosse et, s’il se peut, tuer ou blesser les chevaux de ces beaux Messieurs- là! «Tu ne risques donc ni la hart, ni même la prison. «Et maintenant, écoute bien... À la porte Saint-Guillaume règne toujours un gros encombrement... C’est la cohue... Les cavaliers, empêtrés, ne pourront tenir constamment l’oeil sur nous... Ça sera l’instant d’agir!... Ton camarade disparaîtra dans la foule, en douceur. Moi, je serai là, vêtu comme lui, et je le remplacerai aussitôt. On sait la suite... Ce qu’on ignore, ce furent les terreurs du sieur Vauselle, dès que Rouen, tout hérissé de flèches, se fut évanoui à l’horizon, mangé par la brume du matin. Cramponné aux appuie-mains du carrosse, sentant derrière son dos galoper George de Villiers, d’Artagnan et le marquis de Carentan, il était plus mort que vif à la pensée d’être dévisagé sérieusement et reconnu. Pourtant, ses précautions se trouvaient excellentes. Sa liaison avec Mlle Minou, comédienne du Cardinal, lui avait fait connaître l’art de se grimer, et il y excellait à vrai dire. Ayant bien étudié le visage du faquin à qui il devait subrepticement se substituer, Vauselle s’était rasé les sourcils, qu’il portait noirs, et les avait remplacés par des sourcils postiches, d’un rouge éclatant; son teint, généralement pâle, disparaissait sous un fard vermillon. Picard fut hébété à sa vue et lui dit à voix basse son admiration: -Eh! hamé! C’est mon camarade tout craché! Sans cette conviction, Vauselle serait peut-être mort de peur, surtout si Bergerac s’était avisé de quitter la tête du cortège et de venir faire un brin de causette avec l’officier de la Maison du Roi. Maintenant, ayant réussi son coup, le drôle respirait. Que manquait-il à de La Maule, en effet, pour gagner la partie? Du temps. Rien que du temps. Et Vauselle venait de lui en donner. Réduits à prendre en croupe les deux gentilshommes dont les montures avaient été volées, sans compter Claire, privée de sa voiture, la petite troupe de George de Villiers devrait ralentir, ménager ses chevaux, bref, permettre à de La Maule d’organiser son guet-apens. Depuis l’arrivée à Rouen de son factotum, celui-ci se trouvait averti de tous les projets de d’Artagnan, grâce à des courriers lancés à toutes brides, au grand dam des chevaux surmenés, blancs d’écume. Plusieurs même devaient en crever à la vive satisfaction des maîtres de poste sur qui pleuvaient les gratifications et fastueuses reconnaissances, sorties des coffres aux fonds secrets de Son Éminence le Ministre. À la même heure où la petite troupe des «amis de la Reine» se mettait en marche, de La Maule, accompagné d’une dizaine de solides compagnons, résolus et bien montés, se portait sur la route de Paris à Mantes, les fontes gonflées d’or et cachant sous son pourpoint l’ordre impératif de Mazarin: De par le Roi, et au nom de Sa Majesté la Reine Régente, il est enjoint, à tous officiers des troupes régulières ou de maréchaussée, à tous sergents, baillis, sénéchaux de juridictions privées, d’obéir aux ordres de réquisitions donnés par notre féal et aimé le sieur de La Maule, porteur des présentes. Mazarin. -Avec cela, songeait triomphalement le chef de la police du Cardinal, je peux, si le diable les met sur ma route, me faire suivre de toutes les troupes qui me seront nécessaires. «Alors, la partie sera gagnée! Car mes deux foudres de guerre méridionaux n’auront pas le coeur de tirer l’épée contre les soldats de Sa Majesté. «D’ailleurs, je ne demanderai pas à ces bonshommes d’assaillir ou de capturer les dits gentilshommes contre qui je n’ai pas à me lancer. «Ce qu’il me faut, c’est le jeune fils de Buckingham, l’ancien chevalier Mystère qui, dans le temps, me donna de la tablature! Après avoir passé la forêt de Saint-Germain, de La Maule eut un cri de joie: -Des troupes! Des soldats montés! Voici ceux que j’attendais de ma bonne étoile! En effet, à travers le nuage de poussière dorée que soulevaient les pas des chevaux, on apercevait, à peu de distance, les feutres à plumes et les soubrevestes de cavaliers armés en guerre. C’étaient des chevau-légers. Ils s’avançaient en formations de pelotons dans le bruit des gourmettes et des sabres choquant les étriers. À leur tête caracolait un grand et bel homme, ceint de l’écharpe blanche, la mine hautaine, le nez busqué, la moustache belliqueuse, très noire. De La Maule salua, d’un grand geste, et arrêta son cheval: -Monsieur, dit-il en souriant, je crois ne point m’abuser. Je me trouve bien en présence d’un officier de Sa Majesté? L’autre toisa de La Maule et, après avoir rendu le salut avec une hautaine nonchalance, il répondit tout de même: -En effet, Monsieur. Cette compagnie est à moi. Je suis le vidame d’Escabalens. -Oh! Monsieur, glapit de La Maule, c’est Dieu lui-même qui vous envoie! Monseigneur le Cardinal a dû le prier avec tant de ferveur! Au mot de cardinal, M. d’Escabalens fronça légèrement les sourcils, ce que ne vit pas son interlocuteur qui continua: -J’ai donc l’honneur de vous prier de me prêter main-forte. -Et pour quoi faire, Monsieur, je vous prie! -Pour... pour... balbutia La Maule. Ma foi, je suis envoyé spécialement par Monseigneur de Mazarin pour m’assurer de la personne d’un étranger... d’un Anglais... -Vous dites d’un Anglais? s’effara l’officier. Je vous vois, Monsieur, à la tête d’une compagnie assez nombreuse... Vous êtes... voyons... un... deux... trois... neuf... dix... onze... onze gaillards... Cet Anglais serait-il si gigantesque? Est-ce une incarnation d’Hercule, de Milon de Crotone ou de Samson?... Aurait-il, comme talisman, une mâchoire d’âne? Allons, je pense que vous voulez rire! Le ton franchement sarcastique et méprisant blessa le policier. Il répondit avec aigreur, tout en tirant de dessous son pourpoint l’ordre signé par la propre main de l’homme le plus puissant de France: -Je n’ai pas à vous en dire davantage, Monsieur. Voici la propre signature de Monseigneur... son sceau... Voulez-vous prendre connaissance de ces quelques lignes? -Je n’en vois pas l’utilité!... De La Maule rougit de fureur: -Quand vous saurez, dit-il en jetant un mauvais regard à M. d’Escabalens, vous changerez d’avis, je pense, Monsieur le Vidame! -J’en doute, Monsieur le Sergent de maréchaussée. -Sachez que, par cet ordre, doivent m’obéir tous officiers... tous... -Fort bien, déclara froidement M. d’Escabalens, faites-vous donc obéir de mes messieurs... Ils ne sont pas toujours d’une humeur facile... Tout en parlant, il désignait les deux cent cinquante cavaliers arrêtés derrière lui. -Quant à moi, précisa-t-il, j’ai acheté ma compagnie et ne suis tenu qu’à obéir à des ordres militaires... militaires et, ne l’oubliez pas, transmis par un colonel-général ou par un mestre de camp... Si donc, vous me prouvez avoir ces qualités... Et laissant de La Maule furieux et penaud, son ordre à la main, il commanda: -Si vous le voulez bien. Messieurs... En route! -Je vous retrouverai, Monsieur d’Escabalens! rugit de La Maule en faisant reculer son cheval pour laisser passer la compagnie silencieuse mais ironique. En toute réponse, le capitaine haussa les épaules et sourit de pitié. On n’était plus au temps où les gentilshommes obéissaient avec un servile empressement à quelques lignes griffonnées par un cardinal! De toutes parts, se levait cet esprit d’intrigue et de sédition qu’on allait appeler Frondeur. Comme presque toute la noblesse d’ailleurs, M. d’Escabalens croyait servir la Reine et le jeune Roi en travaillant à les débarrasser, de gré ou de force, de cet Italien qui voulait gouverner en leur nom. Aussi, à peine y eut-il un quart de lieue entre sa compagnie et la petite troupe de La Maule, qu’il ordonna: -Halte! Et que Messieurs les lieutenants viennent aux ordres! Ayant renvoyé, vers Rouen, le cocher du carrosse, et abandonné à leur destin les malheureux percherons tués sur le coup, «les amis de la Reine», pour parler comme le sieur de La Maule, trottaient maintenant dans la direction des Andelys. -Rien ne sera modifié au programme, avait déclaré d’Artagnan, chef de la petite troupe. Comme convenu, nous éviterons les bouchons, tourne-brides, auberges et hostelleries... Il convient de se méfier de tout et de tous. Avec la complicité d’un aubergiste acheté, gagné ou terrorisé, il est possible de nous faire tomber dans un traquenard... «En passant à Vernon, nous achèterons ce qui sera nécessaire pour le repas du soir. Il n’avait qu’un seul regret, disait-il: celui de faire camper en plein air la jolie Claire, qui eût si bien pu dormir dans la voiture! Mais la fille de la duchesse de Chevreuse protestait contre cette suggestion. Le sang aventureux de sa mère la faisait se réjouir, au contraire, de partager les incommodités et les risques comme son mari et les gentilshommes attachés à sa conduite: -Cette nuit, décida-t-elle, si, comme tout porte à le croire, nous campons en plein air, j’entends ne céder à quiconque mon tour de garde! Et chacun d’applaudir l’héroïne. Elle était montée en croupe, derrière son mari, et le serrait amoureusement; tandis que MM. d’Amfreville et de Carentan chevauchaient, l’un derrière M. d’Isigny, l’autre derrière Cyrano. La vitesse générale en fut évidemment réduite, malgré qu’on eût renoncé à l’idée d’emporter quelques robes de prix et différents objets appartenant à la jeune femme. Ceux-ci avaient été miraculeusement respectés par l’explosion. Sans encombre, la petite troupe traversa le Goulet, Vernon, où elle se ravitailla et longea la route, fort mauvaise d’ailleurs, défoncée par le passage des cavaliers, des charrettes et des fardiers, qui borde la Seine à travers les vieux arbres de la forêt de Bizy. Impressionné par l’obscurité qui commençait à envahir les bois touffus, George proposa: -Peut-être ferons-nous bien, dès que nous le pourrons, de traverser le fleuve. En effet, si nous continuons, de ce côté, nous aurons encore devant nous, demain matin, les forêts de Bonnières et de Rosny-sur-Seine. -C’est juste, appuya le mousquetaire. Il vaut mieux éviter les lieux propices aux lâches attaques. L’ennui c’est que, sur la rive droite, nous aurons à franchir souvent le fleuve afin d’éviter de perdre notre temps à suivre ses courbes perpétuelles. On fit halte entre les bois de Bizy et de Chauffour-Bonnières, à environ sept lieues de Rouen, dans un endroit plat d’où l’on pouvait voir de loin. Tandis que Claire et Cyrano s’activaient autour des bouteilles et des provisions, d’Artagnan confiait ses soucis aux gentilshommes normands: -Nous sommes à peine au quart de la route. Sans ce maudit coup de Jarnac, nous devrions être à mi-chemin!... Ah! sandi! je donnerais gros pour savoir ce que nous prépare le Cardinal! Pourtant, les heures nocturnes se passèrent normalement. De guet tour à tour, les «amis de la Reine» n’ouïrent ou n’aperçurent rien d’anormal, durant cette nuit d’été tout enrichie d’étoiles. Au jour, l’olifant de Cyrano réveilla les dormeurs entortillés dans leurs manteaux: -Voici l’aurore! Debout! On fit pâturer les chevaux, dans une luzerne providentielle, on les conduisit à la Seine où ils se rafraîchirent le gosier et le cuir et chacun remonta en selle. Au soir, on approcha de Meulan. Un passeur, qui possédait une sorte de petit ponton, fit des signaux aux voyageurs. -Ohé! Ohé! Le passeur! -Voici bien notre affaire, proposa M. d’Amfreville. Alors, avec l’approbation du chef de la troupe, M. d’Isigny s’en fut agiter une cloche accrochée à une potence plantée sur la rive. Lentement, le marinier traversa et fit accoster son embarcation tout contre les madriers vermoulus de ce qui avait pu être autrefois un appontement fixe. Arrivé là, il retira son chapeau graisseux et se confondit en salutations. -Mon bachot, fit-il remarquer, ne pourra pas vous passer tous à la fois, mes gentilshommes... Vous êtes... voyons... une dame -il salua très bas -six seigneurs... cinq chevaux... Il me faudra bien trois voyages... On ne pouvait que s’incliner. Claire entra dans la barque, avec M. de Carentan qui s’occupait de deux chevaux. Quand George voulut la rejoindre, l’obséquieux marinier l’arrêta: -Monseigneur m’excusera... mais le bac a déjà son compte... Une surcharge gênerait la manoeuvre. Alors, d’une vigoureuse poussée de sa gaffe, il déborda lentement et courut s’installer au banc de nage. Penché sur ses avirons et redressé tour à tour, l’homme luttait contre le courant, assez violent à cet endroit. Soudain, Cyrano poussa un cri: -Le bac dérive! Il est certainement trop chargé! À ce moment, derrière eux, des coups de feu éclatèrent, nourris, nombreux. Une balle vint même casser la plume qui s’enroulait au chapeau du mousquetaire. -Bataille! rugit alors le Gascon en tirant sa colichemarde, -geste vite imité par ses amis. Face en arrière, Messieurs, et bataille! Toujours calme et souriant, sous la grêle meurtrière, d’Artagnan émit cet avis: -L’épée ne servira guère en ceci... Allons au pistolet! Le lieu où ils étaient rassemblés se trouvait entouré d’arbres de haute futaie et d’inextricables buissons faits d’épines, de ronciers, de prunelliers et d’églantiers. Devant eux, c’était le fleuve! À l’abri de remparts naturels formés par les buissons, leurs adversaires, invisibles, tiraient tranquillement et rechargeaient leurs armes avec méthode. -Allons-nous, Messieurs, nous laisser expédier comme des lièvres? hasarda d’Isigny. Nul ne lui répondit. Que faire, en effet, contre d’invisibles adversaires? Larder les buissons de coups d’épée? Les moucheter de quelques pistolétades inopérantes? Jamais encore Cyrano et d’Artagnan, au cours de leur vie déjà bien remplie, ne s’étaient trouvés en pareille situation. Il y avait de quoi mourir de rage, et rire de surprise, car l’attaque était menée par d’extraordinaires maladroits. Jusque-là, seule la plume cassée prouvait que les armes étaient chargées à balle. Un grand cri, d’ailleurs, détourna leur attention du péril où ils étaient. Ils durent de nouveau regarder dans la direction du fleuve qui venait de leur porter ce cri déchirant. C’était un cri de femme, et ce qu’ils virent porta leur angoisse et leur colère au centuple. Le bachot venait d’engraver son avant sur la berge opposée et, tout aussitôt, une troupe de cavaliers et de gens de pied, sortant des buissons, s’étaient élancés sur Claire et tenaient en respect les deux gentilshommes qui l’accompagnaient... -Malédiction! cria George de Villiers. Claire! Claire! Il esquissa le geste d’aller se jeter à l’eau tout habillé, ce qui eût été pure folie. D’Artagnan le lui fit comprendre, tout en le retenant d’une main de fer: -À quoi bon, George? Vous ne la sauveriez pas et vous vous perdriez vous-même... Réservez-vous pour une occasion meilleure croyez-moi! D’ailleurs, nous ne pourrions les rejoindre de suite... Voyez! Sur l’autre rive, les passagers du bachot et leurs chevaux venaient d’être entraînés sous bois. Pendant cet entracte dramatique, derrière eux, la fusillade avait cessé, comme par magie. -Quoi? fit Cyrano, le concert est déjà terminé? Ah! milledious de jarnibiou! Cette bordée de jurons était arrachée au bretteur par la vue soudaine de leurs chevaux couverts de sang. -Regardez! fit-il avec emportement, ces pauvres bêtes ont été le point de mire des coupe-jarrets de Mazarin! Pas une n’a été épargnée... Les misérables! En effet, tous les coursiers saignaient avec résignation. Le cheval de Cyrano, le ventre deux fois percé, était aussi blessé à son oeil gauche qui larmoyait du sang; celui de d’Artagnan avait certainement la jambe cassée; quant à la monture de M. d’Isigny, elle s’était couchée, à bout de forces. Le hoquet de l’agonie l’agitait tout entière. Sombre, d’Artagnan contemplait ce désastre... Il comprenait enfin pourquoi, sous la pluie des balles de plomb crachées par les pistolets d’adversaires embusqués, pas un homme n’avait été atteint. Le tir ne visait que les montures. -Messieurs, dit-il alors, nos chevaux sont inutilisables. L’adversaire a voulu nous interdire l’espoir de toute poursuite. C’est bien joué! «Il ne nous reste plus qu’à épargner à ces pauvres compagnons les affres d’inutiles souffrances. Imitez-moi donc! Les larmes aux yeux, il marcha vers son beau gris pommelé qui essaya d’encenser en le voyant venir. Le mousquetaire, son menton agité par un mouvement nerveux, silencieuse preuve d’émotion, caressa une dernière fois le noble animal, lui baisa follement les naseaux, puis, pâle, mais résolu, il lui logea une balle dans la tête... Désolée, la petite troupe dut reprendre sa marche, après avoir assisté, impuissante, à la capture de Claire et de ses compagnons. George cachait de son mieux son chagrin et disait à ses amis: -Nous la délivrerons bientôt. L’essentiel est d’arriver à Paris. -Ah! mon péquiou, éclata Cyrano, dussé-je, à l’instar d’Orphée, aller la réclamer à cette divinité infernale qu’est Giulio Mazarini, je la lui arracherai; je le jure! Il ne sera pas dit que ce troun de biou di porco se moquera plus longtemps de nous! -En attendant, fit remarquer d’Artagnan, nous voici à pied, mon pauvre George... -À Mantes, ce sera bien le diable si nous ne trouvons pas à acheter des chevaux. Grâce à Dieu, je suis littéralement cousu d’or... Proposer n’est pas résoudre. Comme par un fait exprès, quand nos amis, après une longue marche épuisante, sous un soleil implacable, arrivèrent à Mantes, il ne leur fut pas possible, malgré toutes leurs recherches, de trouver des montures. Par une singulière anomalie, dans cette ville de grande communication, puisqu’elle était traversée par le pavé du roi et par le halage, personne n’avait de chevaux à vendre ou à louer. -On est passé avant nous, reconnurent-ils. La consigne a été donnée! Cyrano devint d’une humeur exécrable. -J’en ai assez, moi! grogna-t-il, de cette ruse qui rôde autour de nous, de cet adversaire toujours invisible et qu’on sent cependant là, quelque part... «Mais où est-il, ce péquit excrément de Satanas? Qu’il montre ses cornes seulement et je l’en pourfends! De sa vie, sa patience n’avait été mise à pareille épreuve. Se battre, c’était vraiment trop facile... De La Maule n’y tenait pas du tout, lui. Du moins, pas encore... Après avoir été nargué par le capitaine d’Escabalens, le sire avait continué sa route, pressant l’allure, s’arrêtant toutefois devant les vide-bouteilles échelonnés sur la route afin d’y lever quelques compagnons supplémentaires: soldats en congé, sergents de petites seigneuries, pseudo-gentilshommes de fortune -du vrai gibier de sac et de corde qu’attirait la vue de ses jaunets et que rassurait l’exhibition de l’ordre signé par Mazarin. Il fut bientôt suivi d’une cinquantaine de cavaliers et rejoignit enfin, un peu après Mantes, le sieur de Vauselle et Picard, ce mauvais laquais de Mme de Tenay; ces derniers blancs de poussière, ruisselants de sueur et dont les chevaux se trouvaient fourbus. Leur rapide colloque enchanta La Maule: -Vauselle, dit celui-ci, vous êtes un homme précieux. L’histoire des tonnelets de poudre divertira fort Monseigneur le Cardinal quand je la lui conterai... Il sera enchanté de ce bon tour, qui ne coûta la vie qu’aux chevaux du carrosse. «Tâchons de continuer dans cette voie-là. «Point de sang, s’il se peut, du moins. Par malheur, cela ne dépendra pas de nous seulement, vous comprenez, je pense? Avec deux énergumènes comme nos Gascons chercheurs de plaies et de bosses, allez donc parler doucement! Ils tinrent conseil et, dans l’ignorance où ils étaient de la route prise par les «amis de la Reine», ils décidèrent de diviser leur troupe en deux pelotons, à la première traversée du fleuve, de La Maule commanderait sur la rive droite, Vauselle sur la gauche. Un large bachot, conduit par un marinier grassement payé et terrorisé au seul nom du Cardinal, devrait se tenir sur le fleuve et, s’il était nécessaire, participerait à l’affaire. C’est cet homme, on l’a deviné, qui, se substituant au véritable passeur, garrotté par les complices, s’était offert pour passer la petite caravane organisée à Rouen, chez Mme de Tenay. Mais Vauselle était entré dans une belle fureur quand, la barque étant assez proche, il avait pu constater qu’elle ne contenait pas George de Villiers: -L’imbécile! ne put-il s’empêcher de crier en tendant le poing vers la berge opposée sur laquelle, dissimulé derrière le roncier, opérait son chef. L’imbécile, il a commencé le feu beaucoup trop tôt! À la vérité, de bonne foi, en voyant le jeune M. de Carentan rejoindre Claire dans la barque, de La Maule avait cru voir en lui le mari de la jolie vicomtesse et s’était dit: «Nous le tenons!» Dès lors, jugeant inutile d’engager une vraie lutte, il avait ordonné à ses hommes de s’appliquer surtout à abattre les chevaux. Grâce à la disposition des lieux, il battit en retraite dans les halliers et put rejoindre Vauselle, avec l’aide du bachot, un quart d’heure après qu’il eut vu se remettre en marche le groupe désolé et démonté. -Ah! lui cria Lhermitte de Vauselle du plus loin qu’il l’aperçut, vous venez, on peut le dire, de commettre un fameux impair! -Moi? fit de La Maule arrivant comme un triomphateur. -Oui, vous, parbleu! Notre prisonnier n’est pas du tout celui que vous croyez! C’est M. de Carentan, gentillâtre de Normandie; être sans importance! De La Maule blêmit, tandis que son acolyte reprenait, mécontent: -C’est à recommencer! -Cependant, la jeune dame est de bonne prise, mon cher Vauselle, se défendit le confident du Cardinal. Il n’y a pas que la faim pour faire sortir le loup du bois! Qui tient la belle en chartre privée peut légitimement s’attendre à voir, bientôt, le galant venir rôder... -D’accord, mon maître. Seulement, vous me semblez avoir oublié les ordres très précis... de... Son Éminence veut qu’on s’empare du jeune homme. Et il soupira: -Celui-là, nous ne le tenons pas encore... De La Maule haussa les épaules: -Quel oiseau de mauvais augure! -C’est une fine lame... et une fine lame à côté de laquelle je ne tiens guère à voir étinceler celle de ses deux contre-gardes. -Moi de même, avoua de La Maule, sans la moindre fausse honte. Pourtant, vous voudrez bien constater ceci: nos adversaires sont maintenant à pied et nous sommes cinquante-deux cavaliers... -C’est peu! -Oh! c’est pousser trop loin la couardise! -La prudence... D’ailleurs, vous oubliez qu’avec de l’argent, en France et partout ailleurs, on peut se procurer des chevaux... Ce soir, nos ennemis seront à Mantes... -Nous les y aurons devancés, mon cher Vauselle, et nous ferons le nécessaire à ce sujet. Je parlerai à la maréchaussée du lieu... Une bonne nuit fut passée -il avait bien fallu s’y résoudre -à l’Hôtel du Grand-Cerf, nuit sans le moindre incident où les cinq gentilshommes durent veiller tour à tour. Avant de se remettre en route, les «amis de la Reine» tentèrent d’obtenir de leur hôte, qui paraissait un fort brave homme, l’adresse d’un marchand de chevaux, soit à Mantes, soit aux environs. L’hôtelier cligna des yeux pour répondre à mi-voix: -Plutôt aux environs qu’ici... À Mantes, inutile de chercher, croyez-moi... On redoute Monseigneur le Cardinal... À ce propos, Messeigneurs, permettez-moi de vous donner un conseil: ne continuez pas de faire route à pied... Et avant qu’on eût songé à lui demander un surcroît de renseignements, il ajouta, la main sur le coeur, avec une spontanéité un peu naïve: -Un pauvre bourgeois comme moi n’est certes pas dans le secret des puissances de ce monde... et cependant... Il hésita un instant et reprit: -J’ai logé hier deux importants gentilshommes... l’un s’appelait M. de La Maule et l’autre M. Lhermitte de Vauselle... -Corbac! interrompit Cyrano en sautant comme un cabri, j’aurais été bien surpris que ce maraud, ce fourbe, ne fût pas dans l’affaire, mais par le capédédiou! il ne perdra rien pour attendre. -Du calme, Monsieur Savinien, conseilla George voyant l’hôtelier du Grand-Cerf regarder avec épouvante le bretteur qui taquinait son épée. Laissez parler ce parfait brave homme sans l’interrompre. Je gage qu’il nous rendra un fameux service si ses conseils ont l’excellence de sa cuisine et la qualité de ses vins. Flatté, l’autre s’inclina, retira son bonnet blanc et reprit: -À quelques paroles que j’ai pu entendre, j’ai compris, mes gentilshommes, que MM. de La Maule et de Vauselle, après avoir expédié sur Paris une jeune dame... -Ma femme! laissa échapper George. Ils nous l’ont enlevée par trahison! -Infortuné seigneur! Je disais donc?... Ah oui! ces Messieurs, après avoir mangé un chapon et un faisan, vidé force bouteilles, se proposaient d’attaquer, sur la route de Pontoise... ma foi, je ne sais qui... -Nous! déclara d’Artagnan, dont l’éblouissante casaque donnait confiance à l’hôtelier. -Vous? fit-il en levant les bras au ciel. Mais ce sont d’affreux sacripants! Que saint Honoré, mon vénéré patron, me garde d’héberger à l’avenir semblable gibier! Il se signa dévotement, aspira une prise, éternua, se moucha et leva ensuite ses innocents yeux bleus pour proposer: -Voici la chose... Un frère de ma femme est établi marchand de chevaux non loin d’ici... à deux lieues environ... non, pas même deux lieues... C’est au bourg de Gargenville... Je ne vous garantis pas qu’il aura exactement ce qu’il faut, c’est-à-dire des bêtes pur-sang... mais enfin... dites-lui surtout que vous venez de ma part... Je me nomme Honoré Dutoit... -Qu’en pensez-vous, Messieurs? À cette demande formulée par le Béarnais, tous se consultèrent et prirent cette décision: on ne pouvait pas espérer mieux. Il fallait se rendre à Gargenville, petit village situé non loin de Rangiport. Cela valait bien la peine de faire un léger crochet. -D’autant, appuya maître Honoré Dutoit, que j’ai ouï dire à MM. de La Maule et de Vauselle qu’ils étaient escortés par une cinquantaine de cavaliers... -Sandi! se congratula le mousquetaire, nous redouterait-on à ce point?... Dix contre un... et dix cavaliers encore, contre un piéton... -Piétons, soit! mais piétons qui sauront piéter! grogna l’ancien cadet de Carbon de Casteljaloux. Le mieux qu’auront à faire ces cavaliers, en nous voyant venir, ce sera de se cavaler! -Nous serons pourtant mieux à cheval pour les recevoir, estima sagement M. d’Amfreville. Quelques minutes après, ayant payé Maître Honoré Dutoit en belle monnaie et en remerciements, les cinq compagnons s’en allaient pleins d’espérance, dans la direction de Limay, pour prendre la route de Gargenville et de Meulan. Au bout d’une grande heure de marche, ils virent avec satisfaction apparaître le clocher de Gargenville, perché à mi-côte, sur une colline, derrière des bois. Des fermes, des manoirs pittoresquement bâtis, annonçaient la proximité du bourg. La route qui y menait passa bientôt entre les murs assez hauts et recouverts d’un manteau de lierre, crêtés d’herbes folles, de deux magnifiques domaines seigneuriaux. -Arrêtons-nous ici, proposa le marquis d’Amfreville. La chaleur est insupportable... Ces murs donnent une ombre dont je sens le besoin... Nous serons fort bien ici pour reprendre haleine. Il n’achevait pas ces mots que Cyrano criait d’une voix retentissante: -Alerte! Messieurs! Ah! Maugrebiou de verdiou! D’un même geste, les cinq tirèrent épée et pistolet. Un peloton de cavaliers, l’arme haute, accourait vers eux à toute bride. -Nous sommes embouteillés, constata froidement d’Artagnan, car, s’étant retourné, il venait de voir apparaître une nouvelle troupe montée. C’était là le traquenard imaginé par Vauselle, et sur lequel les avait dirigés l’infâme aubergiste de Mantes. La voix de d’Artagnan martela ces ordres: -Ne déchargez vos armes qu’à coup sûr, cadédis! Ensuite, mais ensuite seulement, vous vous servirez de l’épée... Que chacun s’adosse à ce mur... Déjà, en trombe, les deux troupes arrivaient, dans un nuage de poussière d’où sortaient des cris féroces: -Tue! Tue! Cinq coups de feu claquèrent. Cinq cavaliers, gravement atteints, vidèrent les arçons, jetant la confusion et la crainte parmi leurs camarades. Ils étaient peu habitués à se mesurer avec des gentilshommes résolus et ayant appris dès leur enfance le métier de la guerre. Le dos au mur, les «Amis de la Reine», la colichemarde au poing, s’escrimaient de tout leur coeur, frappant, fendant, tranchant, pointant. Des chevaux se cabrèrent, d’autres, blessés, prirent la fuite, encouragés peut-être par leur maître qu’épouvantait cette résistance vigoureuse. Une voix rageuse hurla, dominant le bruit du combat: -En retraite, Vauselle! Prenons du champ! Tant pis pour eux, nous allons les charger! Le sieur de Vauselle transmit l’ordre, tandis que Cyrano songeait, tout hérissé de colère: «Que je le retrouve celui-là!» Aussitôt, le peloton rétrograda, laissant sur place les hommes et les chevaux blessés, pour se reformer en bon ordre plus loin. -Eh! d’Artagnan! cria Cyrano dont la colichemarde était rouge, que dis-tu de l’aventure, fils? Toujours calmement, le Béarnais répliqua: -J’en dis... puisqu’ils vont nous charger, nous rechargeons nos pistolets, si on nous en laisse le temps... À quelque cent toises de là, s’entretenaient de La Maule et Vauselle. Celui-ci, tout tremblant encore, disait: -Nous les tenons, c’est à peu près certain, mais une nouvelle charge sera coûteuse... Dix des nôtres sont déjà touchés. Son Éminence devra payer les chirurgiens, les remèdes, rembourser le prix des chevaux tués, puis pensionner veuves et orphelins... Ah! maudit Cyrano! Quand Monseigneur saura les difficultés de l’expédition, sans doute nous pardonnera-t-il d’avoir employé les grands moyens... -C’est de tirer franchement, dès qu’on sera de nouveau à portée de pistolet. Ils ont bien fait usage des armes à feu, eux! Pourquoi les ménager? -Soit, accepta de La Maule, mais Monseigneur veut que le petit lui soit remis vivant... ce blondin en pourpoint vert. Et, se tournant vers ses cavaliers: -Inutile, dit-il, de risquer un nouveau corps à corps... Avançons- nous à bonne portée... et là, feu à volonté! Sauf sur le pourpoint vert... Vous entendez bien, sur votre tête, gardez-vous de blesser celui-là. C’est un prisonnier de choix. Le Cardinal-Ministre le veut vivant! Au trot, mes amis! -Jarni, Messieurs, voici ces oisons qui reviennent se faire larder... Préparez vos broches; mais, cette fois, groupons-nous. «Vous, d’Amfreville, à ma gauche; toi, Savinien... Hé! que se passe-t-il donc? Effectivement, les compagnons de La Maule venaient de s’arrêter net dans leur nouvelle ruée et Cyrano voyait avec surprise l’inquiétude qu’ils manifestaient. -Par Borack! s’écria-t-il, ils ont l’air tout hébétés, ces bougres... Ils tournent bride, ils déguerpissent! Ah! les lâches! Courons-leur sus, d’Artagnan, taïaut! taïaut! Et le volcanique Méridional s’apprêtait à courir ce gibier, quand la main de George de Villiers pesa sur son épaule. -Retourne-toi, Cyrano! Le bretteur obéit et resta béant de surprise. Une superbe compagnie de chevau-légers arrivait au galop, sabre au clair. À sa tête, se tenait un élégant officier à l’allure martiale. -Monsieur, dit-il en arrêtant son cheval à trois pas de d’Artagnan, je dois remercier ma bonne étoile de m’avoir permis d’arriver à temps... J’ai vu de loin l’agression et, comme je me méfiais de ces gens-là... D’Artagnan ôta son feutre, d’un geste large: -Monsieur, nous vous rendons grâce... sans votre aimable intervention, peut-être nos adversaires eussent-ils eu raison de nous, leur nombre aidant. -J’en suis ravi. Vous êtes sans doute anti-cardinaliste? -Heu... Je suis, comme vous le voyez, capitaine à la première compagnie des Mousquetaires... C’est là toute ma politique... Mais je suis en mission sur l’ordre de la Reine... Et voici mes amis: le vicomte de Villiers, M. d’Isigny, M. d’Amfreville, M. de Bergerac. L’officier sourit: -Je connais de réputation M. de Cyrano... Quant à moi, je suis le vidame d’Escabalens... et...? -D’Artagnan. -Quelle est ma joie! Ah! je ne m’étonne plus, Messieurs! Figurez- vous que la canaille qui vous chargea tantôt et prit la fuite à la vue de ma compagnie, me rencontrant, il y a peu, aux environs de Saint-Germain, voulut à toute force me faire obéir à un ordre écrit du Cardinal! Il entendait nous mettre sous sa coupe, ma compagnie et moi! «Je l’ai reçu de belle façon, mais, après notre séparation, l’idée m’est venue qu’il devait, étant Mazariniste, méditer quelque mauvais coup... Je voyais assez clair... Cinquante hommes recrutés par lui, auxquels se seraient joints mes deux cent cinquante cavaliers, ma foi, le drôle savait qu’il convient d’être en force pour attaquer MM. d’Artagnan et de Bergerac, aidés de trois amis! La conversation, commencée sur ce ton, se poursuivit avec une cordialité de plus en plus grande et une demi-heure après, les «Amis de la Reine», en attendant de pouvoir racheter des chevaux, montaient en croupe. M. d’Escabalens marchait sur les Flandres où il devait rejoindre un camp formé là par M. le Prince, mais, parent de la duchesse de Longueville, il entendait faire un crochet et entrer dans Paris avec ses cavaliers car, disait-il mystérieusement, on y prépare quelque surprise au Mazarin... M. Le Conseiller Broussel Et Mlle Minou. À l’heure où les sbires ne triomphaient qu’à demi sur la grand- route, puisque celui dont ils avaient ordre de s’emparer marchait maintenant sur Paris, escorté par la compagnie du vidame d’Escabalens, les choses se gâtaient, dans la capitale, pour le successeur du grand Armand. Depuis longtemps déjà, son nom était devenu une injure. Dans la rue, quand ils avaient affaire à quelque rosse têtue, les cochers et charretiers la traitaient couramment de «Mazarin». Entre eux, les gens du peuple, au lieu de s’appeler bâtard ou cornard, selon l’inspiration du moment, se criaient en plein visage: «Va donc, eh! Mazarin!» Tant et si bien que les tribunaux, peu favorables au ministre, lui firent ce bon tour d’accorder permission de citer à ceux qu’on avait injuriés en leur jetant au nez le nom exécré. Quelques jours auparavant, en présence du cardinal blême mais souriant toujours, l’avocat général Talon, dans une harangue à la Reine, l’avait supplié de se souvenir, du fond de son oratoire, combien était grande la misère des gens du peuple: «Ils n’ont plus rien que leur âme, s’était-il écrié en guise de conclusion, parce qu’elle ne peut se vendre à l’encan!» Et chacun de commenter et d’approuver ce virulent discours. De son côté, le Parlement jetait de l’huile sur le feu populaire. Ces Messieurs de robe courte, s’ils prenaient en pitié les souffrances de la classe laborieuse, obéissaient aussi à leurs rancunes personnelles. Des édits venaient d’être promulgués qui, pour assurer au Trésor, très obéré par la guerre, d’immédiates ressources, retenaient quatre années de gages de Messieurs de la Chambre des Comptes, du Grand Conseil et de la Cour des Aides. Frappés à la bourse, les grands bourgeois poussèrent des cris d’orfraie et refusèrent tout net d’enregistrer ces édits. Les cours de province firent cause commune avec le Parlement. Celui-ci rendit un arrêt, appelé «Arrêt de l’Union» -arrêt d’oignons prononçaient les railleurs en imitant l’accent de Monseigneur Mazarini -, constatant cet accord. Le Cardinal rusa, selon sa coutume. Il feignit d’accepter l’arrêt, mais, en sous-main, il fit réunir tous ceux qui devaient assister à ce qu’on nommait un «lit de justice». Quand le Roi entendait user solennellement de ses prérogatives souveraines et passer outre à un arrêt du Parlement, lequel ne possédait qu’un droit de contrôle, il était tenu, quoi qu’on en pense aujourd’hui, à y mettre des formes. En effet, si, à cette époque, la France ne possédait pas de constitution écrite, elle était gouvernée, selon la coutume, c’est-à-dire la tradition. Or, jamais la coutume, qui bornait le pouvoir du Prince, absolu en théorie et limité en pratique, ne fut transgressée. Le lit de justice était une Assemblée solennelle à laquelle assistaient, face à face, le Roi, sa famille, ses ministres, les pairs du royaume et le Parlement. Là, le souverain disait ses raisons. En général, le Roi invoquait son autorité et les magistrats s’inclinaient. Cette fois, il n’en fut pas ainsi. Cent quarante et un ans avant la Révolution qui devait anéantir la monarchie absolue, l’avocat Talon déposait ces conclusions: «Autrefois, les volontés des rois n’étaient pas exécutées avant d’être acceptées par tous les grands du royaume... aujourd’hui, cette juridiction est dévolue aux Parlements!» C’était l’esprit de 1789 qui soufflait déjà sur Paris! Mais, avant son triomphe, le petit roi, alors âgé de dix ans, devait bientôt porter les pouvoirs de la royauté aux étoiles. Ni Mazarin, ni la reine ne se méprirent sur le danger que soufflait cet esprit. Une faiblesse de leur part, et c’en était fait de l’autorité, qu’ils exerçaient au nom de Louis XIV. Il fallait répondre à la révolte par un coup d’audace, terroriser les parlementaires, imposer silence aux factieux! Ces explications, si ennuyeuses qu’elles aient pu paraître, sont pourtant absolument nécessaires pour qui veut être informé du sort des «Amis de la Reine». Elles vont, d’ailleurs, nous permettre de les retrouver. Dès que nos héros furent entrés dans Paris, perdus au milieu des cavaliers de M. d’Escabalens, d’Artagnan, pleinement rassuré désormais sur le sort de celui qu’il avait promis à la reine de protéger, vint trouver Cyrano et lui dit: -Mon devoir est d’aller, comme convenu, prévenir M. de Guitaut de l’arrivée de George de Villiers. «Où pourrai-je vous retrouver tous deux? -Ma foi, je compte aller loger dans la maison accueillante d’un anti-cardinaliste... -... Cela va de soi. À la condition qu’il accepte de loger notre ami? Cyrano se frappa le front. -Broussel, fils! Broussel! -Le conseiller du Roi au Parlement! -Lui-même! -Réponds-tu de cet homme? Comment l’as-tu connu? -Ah!... macaillou! que de méfiance! «Je réponds de lui comme de moi-même. C’est un ennemi acharné du Mazarin. Comment je l’ai connu? Hé! c’est chez lui que j’eus l’honneur de dîner avec M. de Corneille! Et, négligemment, Cyrano ajouta: -J’avais eu, l’avant-veille au soir, l’occasion de tirer ce bon vieillard des griffes d’une douzaine de porte-broches -malfaiteurs authentiques ou seigneurs pris de vin, je ne sais. «Bref, ils allaient détrousser ce pauvre homme quand, soudain... -Je devine la suite... sourit d’Artagnan. -Simple comme bonjour... Je mets l’épée au vent, je tombe au milieu de la bande... -Qui tombe à son tour!... -Heu... pas entièrement... je crois que j’ai perforé trois bedaines, troué deux torses, crevé un oeil et fort galamment piqué les derrières de quelques autres contre un mur, si proprement qu’on pouvait les prendre pour une peinture à fresque! «Voilà comment j’ai fait la connaissance de M. le Conseiller Broussel! -Va bene, comme dirait l’autre... si M. Broussel n’est pas l’avant-dernier des ingrats, il doit t’accueillir à bras ouverts... Voilà donc notre ami George casé. Mais, toi, où te trouver en cas de besoin? -Bah! puisque j’ai abjuré le cidre de Normandie, tu pourras toujours avoir de mes nouvelles à La Pomme de Pin ou à La Croix du Trahoir... Linières y boit, Linières y couche... -Entendu, fit d’Artagnan. J’ai quelque idée que, très bientôt, j’aurai besoin de faire appel à tes talents... -Pour une tragédie? -Ou pour un drame. Au Palais-Cardinal -le Palais-Royal d’aujourd’hui -où logeaient le jeune roi et sa mère, d’Artagnan trouva M. de Guitaut fort soucieux: -J’ai consigné ma compagnie depuis plusieurs jours, lui dit-il, car tout me paraît devoir se gâter. «Je chevauchais, l’épée nue, à côté du carrosse qui ramenait du lit de justice Leurs Majestés. Ah! mon cher capitaine, quel accueil glacial des corps de métiers et des manants, quel silence mortel! «La foule s’ouvrait docilement, mais sans empressement, pour livrer passage à mes cavaliers; les visages étaient pâles, les sourcils contractés, les lèvres cousues, les chapeaux collés... «Cela va se gâter. Je ne dors plus depuis deux jours. Si Mme la Régente voulait bien m’en croire, elle quitterait Paris incontinent... -Mon bon Guitaut, répondit d’Artagnan, je suis porteur d’une nouvelle espérée avec impatience. Jadis, vous fûtes le premier à faire entrer au Louvre un jeune soldat dont la venue, souvenez- vous-en, mit quelque animation au palais du Louvre, en temps ordinaire, fort endormi. -Attendez, ne voulez-vous point parler de Tancrède, dénommé ensuite Chevalier Mystère, que la jolie petite de Cernay introduisit en grand secret chez la Reine? -Précisément! Eh bien, ce jeune homme a fait son chemin et est de retour avec la futée jeune fille que vous venez de citer. Mme Anne l’attend, et, ce n’est point douteux, son arrivée pourra modifier les intentions de Sa Majesté. Elle ne sera guère libre, au Palais Cardinal, de recevoir en paix ce visiteur. -Sur l’ordre de M. de Richelieu, ce jeune homme ne fut-il pas poursuivi jusqu’en Angleterre... par... mais par vous... -Il se peut! En tout cas, mon cher Guitaut, vous me trouverez toujours à la capitainerie du Louvre. Je n’en sortirai pas avant d’avoir des ordres de la Reine. Dites-le-lui. Dites-lui aussi que mon ami Cyrano de Bergerac se tient à sa disposition. En quittant la somptueuse demeure bâtie par Richelieu, et léguée par lui à Louis XIII, d’Artagnan jugea nécessaire de faire un léger détour avant de regagner le Louvre. Il voulait tâter le pouls de Paris et marchait à pied, seul équipage approprié à l’enquête qu’il se proposait de faire. Mais il s’agissait de ne pas attirer l’attention; dans ce but, il dissimula son uniforme sous son manteau. Bien qu’on ne fût pas en un jour férié, les rues de la ville ne lui semblaient pas jouir de leur habituelle animation laborieuse et de bon aloi. Beaucoup de magasins et de boutiques se trouvaient fermés; sur le seuil des cabarets se formaient des groupes et aux carrefours, on voyait discuter avec animation. En une demi-heure, il fut édifié. Sur un balcon, quelqu’un chantait en souvenir de Richelieu: On dit que feu le Cardinal Voulut montrer à cet empire Que s’il avait fait bien du mal Un autre pouvait faire pire; Et qu’il choisit à cette fin, Pour son successeur, Mazarin. Tous les auditeurs applaudissaient, riaient avec bruit et reprenaient en choeur. À voix haute, avec des gestes et des yeux menaçants, on parlait d’un coup de force que se disposait à tenter le Ministre: -Je le sais, moi, par mon cousin, exempt de prévôté, le Mazarin veut les emprisonner, criait un grand diable de patronnet. À quoi, un écorcheur des abattoirs répondait, en montrant ses poings énormes: -Qu’il ose toucher à Messieurs nos Conseillers; il verra si je sais cogner dur! Et partout revenaient ces noms: -Blancmesnil, Charton, Broussel! Les mieux informés disaient: -Ce sont nos défenseurs! Qu’on ne touche pas aux amis du peuple! Des commères criaient: -Broussel! Broussel!... -... Est notre Père! achevaient les dames de la halle. D’Artagnan regagna, pensif, la capitainerie. Il se disait avec ennui: -Quès aco? Si le Mazarin, comme le prétend ce sucreur de pâtes de malheur, donne l’ordre d’arrêter le vieil ami de Savinien il fera coup double! En tout ceci, on dirait que la malchance nous poursuit depuis Rouen! Or, pour achever de l’assombrir, le baron de Reilhac, son lieutenant, qui avait des accointances féminines dans l’entourage de la Reine-Régente, lui assura: -Croyez-moi, Capitaine, l’ordre d’arrestation ne tardera pas à être signé, s’il ne l’est déjà. Le gouverneur de Vincennes est avisé d’avoir à loger MM. de Blancmesnil et Charton. Quant au père Broussel, vu son grand âge, on se contentera de l’envoyer à Saint- Germain, où il sera gardé à vue... Dès lors, l’inquiétude du Béarnais ne fit qu’aller croissant. Il passa une nuit détestable. L’oreille anxieusement en faction, il se préparait à entendre crépiter la mousqueterie, tonner le canon de la Bastille et monter au ciel le cri des échauffourées et des massacres. Depuis longtemps, le Conseiller Broussel tenait au Parlement le rôle d’avocat de tous les ennemis du Cardinal. Comme le peuple suivait ces débats avec un intérêt passionné, bien vite, il avait accordé toute sa confiance à ce déterminé défenseur. Il le voyait aller tous les jours, à pied, malgré qu’il eût soixante-huit ans, par la pluie, la neige, le vent ou la chaleur, de sa maison du port Saint-Landry au Parlement. Il marchait comme un patriarche de la Bible, vénérable et bénisseur, austère d’attitude et, croyait-on, de moeurs. En ce dernier point, tout au moins, le populaire se trompait. Le Conseiller n’était pas un saint... Pour nous en assurer, nous n’avons qu’à le suivre, ce soir d’été, tandis que la nuit tombe avec lenteur sur Paris en ébullition, où, de bouche en bouche, volent les noms de ceux qu’on croit menacés: «Broussel, Charton, Blancmesnil». En robe et bonnet carré, un manteau sous le bras car, même en la saison douce, un vieillard doit se méfier du serein, le Conseiller, tant qu’il se trouve dans son quartier, marche avec la lenteur et la gravité qui sont les apanages d’un haut magistrat. Derrière lui, on murmure, on chuchote: -Broussel... C’est Broussel... Oh! le bon juge, l’excellent, le paternel avocat des faibles! «Où va-t-il à cette heure, ce dévouement incarné? à cette heure qui devrait être celle de son repos? Sans doute est-il appelé à quelque consultation de nos Messieurs du Parlement? «Ah! le cher homme! l’ardent amour qu’il voue à la pure Justice et au Peuple lui fait oublier le poids des ans, le faix de la fatigue! Et chacun de s’attendrir. Cependant, au fur et à mesure qu’il s’éloigne des parages où sa physionomie est familière, le Conseiller perd un peu de sa gravité et de sa noble nonchalance. Le Pont-Neuf passé, dès qu’il se voit à distance de la cité, son talon frappe cavalièrement le pavé, sa taille se redresse, son oeil flamboie sous le blanc buisson de ses épais sourcils. Quand il rejette, d’un geste décidé, son manteau sur ses épaules, nul ne pourrait désormais, en ce bourgeois encore vert, reconnaître le caduc conseiller Broussel, le sévère et faible vieillard de la rue Saint-Landry en la cité. Bientôt, tant il a marché d’un pas vif, le magistrat parvient à la rue de Buci. Il est tard. Le couvre-feu sonné, personne ne songe à se hasarder par les rues. Pourtant, contre tous les usages, beaucoup de boutiques encore ouvertes abritent des groupes animés de discuteurs; de même, de nombreuses portes communes et particulières ne sont point fermées. Les unes et les autres accueillent des bourgeois et des gens du menu peuple, qui, fraternellement d’accord, pour une fois, commentent les événements de la journée. Or, de chacun de ces lieux où l’on discute avec feu, comme un agaçant bruit de crécelle, revient le nom chéri des Parisiens: -Broussel... Broussel... Broussel... Le Conseiller rougit dans l’ombre et se hâte autant qu’il lui est possible. Une drapière le montre du doigt à son mari et s’écrie, après un éclat de rire: -Vois donc! C’est par là le vieux de la petite comédienne effrontée... Ah! le sot animal! Ferait-il pas mieux, au lieu d’aller se faire gausser de lui presque chaque soir, de s’étendre en ses draps? Il serait moins dandin de mettre de côté, pour ses héritiers, les écus qu’il a de trop! Quoi de plus comique ou de plus triste qu’un débris d’homme amoureux? -Un débris de femme, ma bonne! Peut-être le Conseiller Broussel pense-t-il de même. Qui sait? Mais est-ce sa faute si, vers la fin d’une longue existence de droiture passée parmi les grimoires, les livres de jurisprudence et de chicane, il a rencontré, pour sa damnation, le visage tentateur d’un jeune Amour? Il s’en souviendra toujours, dût-il vivre cent ans, de cette soirée de l’Hôtel de Bourgogne. Là, une comédienne à peu près inconnue, ex-protégée de feu le Cardinal de Richelieu et vue d’un oeil complaisant par son successeur, interprétait le rôle de Chimène, dans Le Cid, triomphe de Pierre Corneille. Invité par le Ministre qui, en ce temps, le cajolait et espérait en faire son allié, le vieillard reçut en plein coeur le trait lancé d’un bras vigoureux par le jeune et cruel fils de Vénus. Tant que dura le spectacle, Broussel, sous le regard narquois de l’Italien, ne cessa de dévisager ardemment la trop attrayante Chimène. Qu’espérait-il? Rien! Il est même certain que cette tentation n’eût pas eu de suite si, vers la fin de la représentation, le Cardinal ne s’était penché vers l’un de ses familiers pour lui glisser à l’oreille, mais de façon à être entendu du vieillard: -Monsieur de Vauselle, vous aurez la bonté de dire à Mlle Minou que je suis enthousiasmé de son jeu... Elle a beaucoup de talent, un talent énorme! Vous lui ferez savoir aussi que M. le Conseiller Broussel a bien voulu honorer cette représentation de sa présence et a été, de même, infiniment satisfait. «N’est-il pas vrai, mon bon Monsieur Broussel?... «Vous ajouterez que, demain, il me plairait de faire déjeuner, en petit comité, M. le Conseiller et la gracieuse interprète de M. Corneille... Si le lendemain fut, pour le vieillard, son début dans les hautes sphères, ce fut aussi le commencement de la fin... Comme convenu, il déjeuna au Palais-Cardinal en petit comité, entre Mazarin et l’affolante Mlle Minou, et ayant, en face de lui, le pseudo-frère de cette dernière. Là, tandis que le ministre, louangeur et gazouillant, faisait briller les facettes de son esprit délié et amusant, Vauselle versait au membre du Parlement rasade sur rasade. De son côté, bien à son rôle, sage et enfantine en apparence, la comédienne, sous la table, parlait un langage fort clair au vieil ingénu. À l’aide de ses genoux délicats et de ses mignons petits pieds, elle lui donnait toutes les espérances comme, de nos jours encore, tous les amoureux savent s’entendre «pedigenugraphiquement». Au dessert, d’un air chafouin, de La Maule vint avertir le Maître qu’une affaire pressante l’appelait dans son cabinet, et aussitôt, le rusé Cardinal de se lever et d’assurer, d’un ton contrarié: -Que je suis désolé, Mademoiselle, et vous, mon cher Pierre Broussel, de vous quitter si vite... et de vous priver aussi de M. de Vauselle! Mais l’exercice du pouvoir a ses inconvénients... va bene... nous reviendrons... Ce tête-à-tête avec une des filles les plus jolies et les plus perverses de Paris acheva la déroute du malheureux et tardif débutant. Fou d’un désir qu’il n’avait jamais connu, la tête perdue, le corps chauffé par ces grands vins qu’il buvait pour la première fois, il fut une proie facile pour la demoiselle Minou. Provocante, lascive, elle vint s’asseoir sur ses genoux, eut l’aplomb de lui affirmer qu’elle l’avait remarqué et admiré au cours de la représentation de la veille. Si, admiré, mais si, mais si! Ah! qu’elle serait prête à aimer tout plein un homme comme lui, un homme à la fois sérieux et tendre, sensible et paternel. Trop de muguets et de blondins, trop de jeunes mousquetaires - hélas! elle avouait franchement ses fautes! -s’étaient joués de son petit coeur naïf. -Ces jeunes gens n’ont pas de vraie tendresse. Ils ne recherchent que leur plaisir!... Quelle tristesse, Monsieur Pierre. Le résultat fut celui-ci: trois jours plus tard, à la nuit tombante, le Conseiller Broussel se rendait rue de Buci, en un petit logis loué pour elle. Le pauvre vieux fou venait chercher l’illusion, dans les bras blancs de la comédienne et serrer sur son coeur un printemps -déjà gâché -de la vie... Le vieillard, bien qu’il payât le loyer du nid d’amour chimérique et qu’il payât mieux que cela, n’en possédait pourtant pas la clé. Il dut frapper et refrapper à la porte. Enfin, le battant fut ouvert et à la clarté vacillante d’une chandelle, posée sur un escabeau, le Conseiller Broussel se trouva devant sa jolie conquête qui, n’ayant que sa chemise, s’était échappée du lit pour lui ouvrir. -Oh! dit-il, le coeur battant, en dévorant du regard la vivante et rieuse statuette, oh! -Entre vite, chéri! Elle referma la porte et se jeta au cou du vieil homme, tout en l’étourdissant de paroles: -Si tu savais combien, tout le jour, j’ai tremblé pour toi. Ah! que de soucis je te dois, ceci soit dit sans reproche, mon gros minet. «Ton nom est sur toutes les lèvres... Tu es l’homme le plus célèbre de Paris! Partout, j’entends dire de toi: "C’est le Père du Peuple!" Tu es si bon, si bon! «Bise ta Minou, chat mignon! «C’est vrai que tu es bon! C’est cela qui m’a attirée vers toi... Un père, en effet... très doux, très indulgent... -Eh! fit le Conseiller en essayant d’enlacer la taille de Minou, ne me parle pas trop, ma toute belle, de cette paternité. Avançons, ma chérie... Bien qu’elle retardât sa marche autant qu’elle pouvait le faire sans risquer d’éveiller sa méfiance, le vieillard, tenant toujours son amie enlacée, finit par franchir le seuil de la salle à manger, et il poussa tout de suite un cri de surprise. -Oh! tu venais de souper? Minou leva sur le magistrat des yeux d’une candeur angélique: -C’est une amie, mon rat... La Trubert, tu sais, l’artiste préférée au Marais... Je ne m’attendais pas à ta visite ce soir... tous ces bruits qui courent Paris de ton arrestation. Je m’ennuyais... Alors, j’ai prié la Trubert à souper... Elle est partie il n’y a que quelques minutes... Ne l’aurais-tu pas rencontrée? -Non, que je sache... Après tout, c’est bien possible... Enfin, peu importe! Tu as bien fait, Minou, de prier ta camarade. -Oh! je me suis tant tourmentée! Dis-moi la vérité: crois-tu que le Mazarin ose t’arrêter? Broussel sourit finement: -Lui? Je ne le crois pas... Il a horreur des solutions rapides. Il aime à temporiser... Mais la Reine, je le sais, est fort mécontente. Il se peut qu’elle exige un acte de force. -Oh! si c’était! -Il ne faut pas t’effrayer, mon enfant chérie. Je ne puis craindre la colère d’Anne d’Autriche. -Je sais... tu es brave! Rien ne te fera céder, ni reculer d’un seul pas! -Voire... Que faire contre les épées, les piques et les hallebardes de MM. les Maréchaux de l’Hôpital et de la Meilleraye? «Pris, peut-être? Mais non pour longtemps... J’ai de quoi me faire libérer... -Le peuple, je le sais! Il t’adore! -Certes! Cependant, si je suis arrêté demain, comme je le pressens, c’est de moi seul que j’attends ma prompte délivrance. -Tu harangueras merveilleusement la Régente, tu la désarmeras par ton talent? -J’ai mieux! -Alors? Explique-toi, mon minet. Je ne comprends pas du tout, je t’assure. Broussel s’assit dans un fauteuil, attira sur ses genoux la belle comédienne qui s’était enveloppée d’une douillette ramagée et, tout en lui caressant les cheveux, il expliqua: -C’est un mystère. Une chose grave et tout à fait secrète... Je te la confie. N’en dis mot à âme qui vive! Mon jeune ami, M. de Cyrano de Bergerac, m’a demandé de donner l’hospitalité à un gentilhomme d’Angleterre -tu entends bien, ma petite divinité, d’Angleterre. La Régente, paraîtrait-il, lui porte un intérêt extrême... un intérêt si sérieux qu’elle l’a fait venir mystérieusement à Rouen. En cette ville, elle l’a confié aux deux meilleures épées du royaume. «Ah! tes beaux yeux brillent! Cela semble t’intéresser fort, enfant curieuse? -Je pense... fit la comédienne, en se touchant le front, je pense que cet Anglais doit être un jeune et riche seigneur, et qu’il est beau, très beau... comme l’était Buckingham, n’est-ce pas? -Ah! les femmes! s’écria le vieillard enthousiasmé. Quels diplomates! Quels devins! On ne peut rien leur cacher! Minou lui pinça l’oreille. -Monsieur le petit cache son jeu, déclara-t-elle, maintenant, je comprends ta tranquillité et je la partage. En effet, la Reine doit savoir ou, du moins, saura bientôt, que ce gentilhomme étranger est descendu chez toi... Alors, elle ne pourra que ménager le magistrat devenu maître de son secret. -C’est l’évidence même! -Eh bien, m’ami, puisque me voici rassurée, parlons de nous, de nos amours... Veux-tu boire un doigt de ce vin d’Espagne? -Sur tes lèvres, Minou... Le Conseiller avait gardé un trop mauvais souvenir de l’attaque nocturne, dont Cyrano le tira sain et sauf, pour s’attarder longtemps chez sa jeune amie. Une heure s’étant écoulée en conversation entremêlée de baisers, il remit son manteau et descendit, d’une allure un peu moins fringante, le vieil escalier de la maison dans laquelle il croyait avoir retrouvé sa jeunesse. Quand Minou l’entendit refermer la porte de la rue, elle éclata bruyamment de rire, esquissa quelques pas d’une danse échevelée et s’écria: -Ah! le vieux serin! Ah! l’ennuyeux Géronte!... Hé, là-dessous, tu peux te montrer, mon Jean! Un sourd grognement, rappelant celui du sanglier qu’on vient déranger dans sa bauge, répondit d’abord à l’invitation de la jolie fille, puis apparurent, sous le lit renfoncé dans l’alcôve, deux pieds fort sales, deux jambes maigres, de vraies jambes de héron ou de flamant, mais velues comme des pattes de homard, et enfin tout le reste de ce corps étique dont s’enorgueillissait, à tort, le sieur Lhermitte de Vauselle. Une heure avant l’arrivée de Broussel, l’escogriffe était venu trouver Minou, en lui disant: -Ce soir, ton gâteux, que nous trompons en l’estampant de la belle manière, ne viendra certainement pas. Il n’osera pas mettre un pied dehors. «Je viens de voir, sur le bureau de Son Éminence, l’ordre d’arrêter ce vieux sot, ainsi que ses collègues MM. Potier de Blancmesnil et Charton... «À ce papier, il ne manque plus que la signature de la Régente. M. de Mazarin assure que ça sera bientôt chose faite, encore qu’il n’y tienne point. «Donc, ma caillette adorée, nous pouvons festoyer et nous adorer en paix... Après cet infect sagouin, quelle veine de retrouver son petit homme, hein? Au change, franchement, la comédienne n’avait rien à gagner! Malgré cela, elle se hâta d’envoyer sa portière quérir ce qu’il fallait pour un galant repas. On a vu comment le Conseiller s’en vint troubler la fête dont il faisait doublement les frais, puisque le dîner était payé avec son argent et le dessert avec sa jeune et volage conquête! Au premier coup frappé par le vieillard. Minou avait pâli: -C’est lui! Vite, Jean, vite! Elle fit un paquet des hardes appartenant à son amoureux, les lança sous le lit, et lui dit, d’une voix impérieuse: -Disparais! Cache-toi! Va là-dessous! Impossible d’hésiter, vu l’imminence du danger. Vauselle passa là quelque trois quarts d’heure, qui lui parurent un siècle, furieux du rôle qu’il jouait, de ce repas interrompu et de sa position incommode et grotesque. Ce fut donc un Jean malgracieux qui apparut à l’oeil imperceptiblement ironique de la comédienne. -Pauvre chou! dit-elle, comme tu as dû t’ennuyer! Elle ajouta, souriante et prometteuse: -Nous allons nous consoler de ce contretemps et mettre les bouchées doubles... Il reste encore du rivesaltes et du vin muscat. D’un geste digne, Vauselle sembla repousser les présents d’Artaxerxés: -Point de bêtises, dit-il enfin. L’heure en est passée... -Tu ne m’aimes plus? -Allons, la gronda le drôle, laisse-moi m’habiller et partir en hâte. -Ah! sanglota Minou, tu m’en veux, je le vois bien! Après tout, est-ce ma faute? Ne m’as-tu pas toi-même commandé de... de séduire ce vétuste imbécile? -Il ne s’agit plus de cela, trancha l’aigrefin en achevant d’enfiler son haut-de-chausse. À demain les affaires frivoles! Ce soir, j’ai à traiter de questions sérieuses avec Son Éminence, dans le palais qu’il vient de se faire construire rue Neuve-des- Petits-Champs. -Tu ne m’en avais rien dit, en arrivant, mon Jean chéri. Nous devions même ne nous séparer que demain matin. Pour une fois qu’on était libres nous deux... -Console-toi, Minou, je vais palper, avant une heure, une centaine de pistoles! Elles passeront du tiroir de M. de Mazarin dans l’escarcelle du plus dévoué et du plus aimant de tes serviteurs. Les yeux de la comédienne, à la seule évocation des pistoles, eurent une étincelle dorée. -Oh! s’exclama-t-elle, mon beau petit n’amour a une idée? Maintenant vêtu de pied en cap, l’épée au flanc, le feutre sur la tête, le beau petit n’amour faisait le Matamore: -Une idée? Peuh! J’en ai plusieurs, tu me connais, Minou, et tu ne dois pas ignorer que si j’avais un peu plus de chance, je remplacerais auprès de l’illustrissime cardinal de La Maule sans initiative, sans courage, ce fichu propre à rien. -Au plus important, d’abord, mon bébé. Dis-moi comment tu vas soulager le Cardinal de quelques pistoles? Dis-le-moi... Je suis fille d’Ève... À peine un peu plus vêtue qu’elle... et non moins curieuse... -Eh bien, voilà! le diable porte pierre, comme on dit... Dans ma fichue cachette, ce soir, s’il m’a fait entendre des choses désagréables à digérer... par contre, quelle récolte! «Au milieu de ses inconséquences, le vieux céladon s’est laissé extraire de très utiles renseignements. Ou je me trompe fort, ou c’est un coup à nous sortir du pétrin. Je cours en informer le Cardinal. Il paiera très cher ce genre de fourniture. Mazarin semblait avoir hérité les surprenantes qualités de travailleur qui furent un des éléments de la fortune politique de Richelieu. Aussi, quand Vauselle réveilla des gardes endormis pour être admis à pénétrer dans l’antichambre du Ministre, où veillaient, arme au clair et pistolet à la ceinture, quatre mousquetaires de d’Artagnan, trouva-t-il le Cardinal penché sur des grimoires. Cela n’allait plus très bien. Depuis l’échec de La Maule à Mantes, entre l’Italien et ses acolytes préférés, les relations paraissaient tendues. Ennemi des emportements, incapable de longues rancunes, en les accueillant avec son éternel et mielleux sourire, il leur faisait tout de même sentir la profondeur de son ressentiment. En somme, malgré une grosse dépense, le jeune vicomte avait passé, comme il le disait, à travers «les maillés dou filet tendou»... La capture de Claire ne le consolait pas d’avoir manqué celle de George. Il nota soigneusement, «à toutes fins outiles», les noms de d’Artagnan, de Cyrano, du vidame d’Escabalens, de Mme de Tenay et ceux des gentilshommes normands, ceci tout en gazouillant: «Z’aurai bien l’occasion de zouer ces fantôces...» Mais, à part soi, il commençait à mépriser ce «Mousou de Vauselle» sur qui de La Maule avait fait retomber toutes les responsabilités de l’échec. Il n’aimait guère les malchanceux. D’ailleurs, quand on lui parlait en faveur de quelqu’un, sa superstition italienne lui faisait demander tout d’abord: «Est-il heureux?» Être heureux, c’est-à-dire n’avoir pas contre soi les forces obscures, le «mauvais oeil», cela lui semblait de toute importance. Vauselle était au courant de cette faiblesse, de cette croyance à de vains présages. Aussi, comme on l’introduisait dans le cabinet du ministre, se disait-il avec ravissement: «Je vais rentrer en grâce. Il me louera d’être heureux...» Mais ce fut un Mazarin que le triste sire ne connaissait pas encore qui l’accueillit, les mains tendues. La joie brillait sur son visage. Ses yeux lançaient d’orgueilleuses flammes. Il respirait avec l’aisance d’un triomphateur. -Quel bon vent vous amène si tard, Monsieur de Vauselle? demanda- t-il en désignant doucement un siège au visiteur. -Ah! Monseigneur, souffla le drôle, j’ai couru... couru -j’avais une telle hâte de communiquer à Votre Éminence un si précieux renseignement. Loin d’interroger avidement le sbire, comme celui-ci s’y attendait, le ministre joua négligemment avec un merveilleux poignard vénitien, en vermeil et tout incrusté de pierreries, qui lui servait de coupe-papier. -Auprès de ce que je tiens, povero, semblait-il songer, rien de ce que vous pourrez m’apprendre ne saurait m’intéresser. Piqué au vif, l’olibrius jeta tout à vrac: -Je sais où se cache notre jeune homme! Mazarin lâcha son poignard: -Je le devine... Il est chez une grande, très grande dame? -Votre Éminence me permettra de la démentir. Aucune grande dame ne cache ce seigneur... Mazarin repoussa sa barrette pour se gratter le sommet du crâne. -Pas possible? mais, va bene... Tout le monde peut se tromper, M. de Vauselle... Selon vous, où se trouverait donc notre jeune gentilhomme? -Chez le Président Broussel! Un sursaut du ministre fut la récompense de l’ami de Mlle Minou. Mazarin regarda bien en face son interlocuteur. Il avait de fortes raisons -qui seront exposées plus loin - d’accueillir avec scepticisme une telle nouvelle. Aussi demanda-t- il: -Et de qui donc tenez-vous ce renseignement curieux? -Du principal intéressé, Monseigneur. -De M. le Conseiller? -De lui-même. Cette fois, le matois personnage enveloppa son sous-agent d’un regard où se décelait une certaine admiration, puis il frotta lentement ses deux belles mains l’une contre l’autre, tout en disant: -Bene... Bene... Vous avez été oun homme houreux, zé gazé, mousou de Vauzelle? L’escogriffe, en se rappelant les minutes passées sous le lit de la demoiselle Minou, ne put s’empêcher de faire une vilaine grimace: -Hem! répondit-il, hem! Je ne crois pas! Non, je n’ai pas été heureux, dans le sens que prête à ce mot Votre Éminence, mais je crois, par contre, que M. Broussel, que le diable emporte! l’a été beaucoup. -Qué cé là oune drôle de canzonne!... Vous mé stoupéfiez!... Expliquez-vous clairement... Alors Vauselle harangua: -Votre Éminence est le plus grand politique de tous les temps, à elle revient l’honneur de cette idée merveilleuse, inouïe: lancer ce vieux Conseiller dans les bras de la gentille demoiselle Minou. «Or, ce que vous ignoriez, Monseigneur, c’est que cette demoiselle a des bontés pour votre serviteur... Mazarin dévisagea le drôle. Il vivait sans illusion à l’égard de l’espèce humaine, pensant en ceci, comme la Sainte Église, que la descendance d’Adam, race déchue, se vautre dans le péché, par conséquent, qu’elle est capable de tout. Il la méprisait cordialement et n’ignorait pas sur quels leviers il convient d’appuyer pour manoeuvrer hommes ou femmes: la vanité, la concupiscence et l’amour de l’argent. Pourtant, cet individu, si bas tombé, sans parvenir à l’étonner, l’écoeurait. Il se rappelait parfaitement bien que l’idée de jeter, sur le vieillard parlementaire, cette aimable fille sans scrupules n’était pas de son cru, mais qu’elle lui avait été soufflée par ce pitoyable Vauselle. -Un malin, songeait-il avec le dégoût amusé de celui pour qui l’Amour n’est jamais qu’une affaire. Dès lors, renversé dans son fauteuil ministériel, il ne prit nulle peine de déguiser sa joie quand il sut en quelles circonstances le sbire avait pu surprendre le secret du conseiller. Riant à gorge déployée, donnant parfois de grandes tapes sur son bureau, il s’offrit même le plaisir de demander des détails: -Alors, si j’ai bien compris, Monsieur de Vauselle, vous étiez «caçé sous lé lit de cette bella donna vêtoue d’oune çemise?» -Oui, Monseigneur, hélas! -Et vous étiez à pou près nou dans cette caze? -Oui, Monseigneur! -En somme vous avez soubi oun soupplice semblable à céloui dou cavalière Tantalé? -Pour le service de Votre Éminence... Dans les moments d’émoi, de mécontentement ou de gaieté, l’Abruzzain reprenait volontiers sa zézayante prononciation transalpine. Ainsi en était-il en ce moment, mais, aux derniers mots prononcés son sourire se figea brusquement. Il comprenait que le faquin venait de l’inviter clairement à récompenser d’aussi loyaux et... ennuyeux services. Il ouvrit un tiroir et soupira: -Je n’oublie rien, Monsieur. Oui c’est, en effet, pour le bien du service que vous avez dû, sans mot dire, vous laisser planter des cornes par M. Broussel... Cela mérite quelque preuve de satisfaction. Alors, prenant quelques pièces d’or entre ses doigts, les caressant avec un peu de regret, ces pièces encore nouvelles, et toutes à l’effigie du feu roi, il se paya le malin plaisir de lancer un trait acerbe au coquin qui allait les empocher. -Povero Mousou de Vauselle! Pourquoi a-t-il fallou que vous foussiez coucou, pour être enfin heureux! Et, l’escogriffe parti, le Cardinal, encore tout secoué d’une douce joie, se massait l’abdomen: -Lou drollo! il m’a fourieusement amousé! Il était, ce soir, tout à l’optimisme. La vie lui semblait, ravissante, digne de lui. La Reine préparait, de ses propres mains, le piège qui allait bientôt se refermer sur elle. Avant peu de jours, comme il le désirait depuis si longtemps, cette belle et orgueilleuse fille des autocrates d’Autriche ne serait plus, dans ses bras, qu’une proie vaincue et heureuse de l’être. D’autre part, aux frontières venaient de sonner joyeusement les fanfares de la Victoire. Lens avait vu l’écrasante défaite des étrangers, fuyant en hâte devant Condé, ce qui leur portait un coup décisif, car le Ministère se trouvait en position de dicter en maître les clauses d’un traité de paix. Quant aux troubles intérieurs: bouillonnements populaires, intrigues des princes, remontrances insolentes des parlementaires, le Cardinal n’y attachait pas une extrême importance... N’avait-il pas dit déjà, en voyant s’attrouper les Parisiens mécontents: «Ils crient, mais ils paieront»? Que pouvaient contre lui ces cervelles légères de grands seigneurs, ces colères de belles dames et même la haine des courtauds de boutiques de cette ville mutine? N’était-il pas le vainqueur de l’Europe? Ne serait-il pas demain le maître du coeur de la Reine? Alors, ravi, se levant, marchant à grands pas dans son cabinet digne d’un roi, Mons. Mazarini se frottait les mains et se regardait avec satisfaction dans les hauts miroirs. Tout rouge par son costume, de visage il était d’une pâleur fort distinguée, qu’éclairaient ses yeux noirs et langoureux, des yeux de femme... Et, dans l’orgueil de ce prochain et complet triomphe, il jetait un défi à la mauvaise fortune, sans pressentir que Cyrano de Bergerac, encore ignorant de l’avenir, devait bientôt le relever, cet imprudent défi! Cyrano Maître De Paris. Le 26 août 1648, à l’occasion des dernières victoires, surtout celle de Lens, un Te Deum fut solennellement chanté à Notre-Dame de Paris, en présence de Leurs Majestés le roi Louis XIV, et la Reine-Régente. L’immense basilique, construite par Maurice de Sully, toute parfumée d’encens et vibrante de la voix des orgues, contenait une foule immense, qui refluait de la nef sur les bas-côtés et aussi sur le parvis. Là, devant la multitude et derrière le chapitre, par rang de préséance, étaient représentés tous les corps de l’État, et toutes les notoriétés de Paris. À l’issue de la cérémonie, le lieutenant des gardes de la Reine, M. le Chevalier Le Norcy, fut chargé d’aller se saisir du conseiller Broussel, tandis que l’arrestation de ses collègues Potier de Blancmesnil et Charton était confiée à un simple exempt. Mazarin était au fait de ce petit coup de force et les précautions dont on l’entourait le firent sourire. Il n’était pas dupe du prétexte donné par Anne d’Autriche: le grand âge du magistrat exigeait certains égards... Pas plus que du lieu de résidence assigné par la Reine à son prisonnier: le château de Saint-Germain. -Pauvre petite malice cousue de fil bien blanc!... Il se garda d’ailleurs de désapprouver ce geste car, pêcheur en eau trouble, toute erreur de la Régente pouvait lui permettre de se montrer utile. La Reine était en ses mauvais jours: sèche, hautaine, nerveuse. Elle connaissait la présence de George de Villiers à Paris, et M. de Guitaut lui avait fait entendre que Mazarin tenait Claire en son pouvoir, on ne savait où. C’en était assez pour motiver sa mauvaise humeur, ses rebuffades subites. Le Cardinal, alerté, s’arrangeait pour ne guère la quitter, sous prétexte d’affaires. Il se gardait, toutefois, de lui reparler de son amour, se contentant de pousser de discrets soupirs quand les hasards de leurs entretiens ou de leurs disputes les mettaient dans l’obligation de se rapprocher l’un de l’autre. Penché sur sa nuque ou sur son décolletage, le rusé compère domptait son désir, tout en se réjouissant de voir l’émoi où ces tête-à-tête mettaient parfois sa Souveraine. L’insolence du Parlement vint à point pour ouvrir à la Reine de nouveaux horizons. Elle savait très bien que l’arrestation des plus fougueux conseillers soulèverait des troubles dans Paris. Mais, il faut le dire à son excuse, Anne d’Autriche ne croyait pas à la gravité possible de cette sédition. Des braillards se réuniraient, brûleraient le ministre en effigie sur la place de Grève, puis iraient casser les vitres de son cabinet de travail. Mazarin serait terrorisé, car il ne se piquait pas de bravoure. Alors elle feindrait de partager ses craintes, afin d’en profiter pour enlever le jeune roi. Elle irait à Saint-Germain, sous la protection des gardes de M. de Guitaut et des mousquetaires de M. d’Artagnan. Là, elle recevrait, enfin tranquille, celui dont elle attendait tant de réconfort: l’Enfant chéri de son grand amour. C’est pourquoi la Régente, en revenant du Te Deum, signa les lettres de cachet qui exilaient de Paris les trois conseillers désormais célèbres. L’un d’eux, le sieur Charton, échappa à temps à l’exempt chargé de l’aller cueillir; l’autre, le sieur Potier de Blancmesnil, fut pris sans résistance et sans esclandre et mené en carrosse au donjon de Vincennes. Il n’en fut pas de même pour Broussel. Entouré de Cyrano, de George de Villiers et de toute sa famille, le vieillard achevait de dîner -on dînait alors à l’heure où l’on déjeune aujourd’hui -dans la chambre haute de la maison de la rue Saint-Landry, quand une servante vint soudain pousser les hauts cris: -Voici des gens du Roi, doux Jésus! qui s’en viennent arrêter Monsieur! Le Conseiller ne parut point s’en étonner; quant à Cyrano, il courut à une fenêtre. -Sandious! Je m’attendais à ce tour du happemomifles. Mais tout n’est pas encore dit! L’étroite rue était noire de monde. Vers le bout, on voyait s’avancer un carrosse que précédaient une quinzaine de gardes de la Reine, eux-mêmes conduits par le Chevalier Le Norcy. Cyrano les reconnut: des Gardes de la Reine! À la bonne heure. On serait entre gentilshommes. On pourrait causer... Il décrocha son épée et sourit: -Mon père, dit-il avec respect au conseiller, vous avez largement le temps de finir votre fromage et de manger cette poire. Pour moi, je dois aller dire deux mots à ces Messieurs... Le vieillard éleva sa main droite. -Point de sang sur mon seuil, Monsieur, je vous prie! -Rassurez-vous. À peine risqué-je de fendre quelques pourpoints ou de déchirer une de ces belles casaques brodées... Je ferai juste ce qu’il faut pour vous laisser le temps de finir en paix votre repas... et pour permettre à notre ami George de disparaître... à l’anglaise... comme il se doit. -Point du tout, Cyrano! s’exclama le jeune homme déjà armé, j’entends partager vos périls et aussi votre gloire! -Y penses-tu, fils? répondit le bretteur. Sache-le, tu es le dernier homme qui puisse se permettre de tirer l’épée contre les gardes de Madame la Reine-Régente. George eut un geste de rage impuissante... -Il est parfois douloureux, dit Cyrano, de faire son devoir, mon ami. Le tien, pour l’instant, c’est de rester discret... et d’aller te cacher, comme tu le dois... D’ailleurs, soyez-en tous certains, si les Gardes ont un ordre d’arrestation, ils n’en ont point pour opérer une perquisition. Il dégringola l’escalier de bois quatre à quatre. M. Le Norcy, bon gentilhomme de Bretagne, n’avait pas reçu, sans une mauvaise humeur cachée, la mission de porter au vieux Broussel la lettre qui lui ordonnait de quitter Paris. Il avait eu l’envie de répondre à Sa Majesté qu’il était lieutenant de ses gardes et non de maréchaussée. Mais il adorait une des dames d’honneur d’Anne d’Autriche, à qui, en secret, il rendait de brûlants hommages et il ne tenait pas à être envoyé aux Armées d’où il revenait à peine d’ailleurs. Sa tâche lui paraissait obscure et ridiculement facile, indigne de lui. Il dut déchanter dès qu’il parvint aux environs du port Saint- Landry. Les gens semblaient sortir, comme des rats, de toutes les portes, de toutes les boutiques. Et nul ne se trompait en voyant les gardes et le carrosse. Dès lors, chacun commença de crier: -Vive le Roi! Vive Broussel! À bas le Mazarin! -Allons, mes braves gens, disaient les soldats débonnaires, place! Faites place! Nos chevaux pourraient vous blesser! Non! nul ne songeait à s’écarter ou ne pouvait obéir tant la presse était grande. Des femmes criaient qu’on les étouffait, d’autres protestaient contre certaines libertés grandes que plusieurs, tout en menant grand tapage, prenaient sournoisement avec elles. Des soufflets claquèrent. On entendit des rires nerveux. Et les cris recouvrirent tout enfin: -Vive Broussel! À bas le Mazarin! Parvenu, non sans peine, devant l’huis du conseiller, le lieutenant Le Norcy mit pied à terre et tira de son pourpoint un rouleau de parchemin scellé du petit cachet de cire verte. Il s’apprêtait à saisir le marteau de la porte, quand celle-ci s’ouvrit toute grande, laissant apparaître, feutre en bataille, l’épée à la main, une longue silhouette caractéristique, à la fois goguenarde et terrible, qui ne fut pas longue à être reconnue de tous. Un long cri de joie s’éleva de la foule: -Cyrano! Vive Cyrano! Le lieutenant et ses hommes, plus surpris que le populaire, s’interrogèrent du regard: -Monsieur Cyrano de Bergerac? Diable! Les choses peuvent se gâter. Légèrement railleur, le bretteur, souriant avec une bonne grâce exquise, demanda: -Messieurs des Gardes, serviteur... Vous paraissez en peine de quelqu’un? Courtoisement, M. Le Norcy rendit le salut, aussitôt imité par ses hommes, et répondit: -Monsieur, j’ai mission de remettre à M. Pierre Broussel, conseiller du Roi en son Parlement, une lettre de petit cachet. Le Gascon s’inclina avec un respect exagéré. -Fort bien, dit-il, mais M. Pierre Broussel, qui a été prévenu, Monsieur, de cette charmante visite, est en train de peler une poire... avec le même soin que met son Éminence à peler, chaque jour, cette poire juteuse qui s’appelle le bon peuple de France! Il y eut des cris dans la foule: -Bravo! Très bien! Vive Monsieur de Bergerac! Un apprenti cria sans vergogne: -Collez-y en, M’sieu d’Cyrano! La voix du lieutenant s’éleva, dure, nette: -Monsieur de Bergerac, vous n’avez pas, je l’espère, la prétention de... -Au contraire, Monsieur! riposta le bretteur. -Y songez-vous? Voyons, Monsieur, l’audace est grande et vous risquez de... Je suis ici en service commandé, afin d’exécuter... -Eh! Monsieur, qui vous empêche? Cette épée, sans doute? Allons donc! Un gentilhomme n’a point coutume de reculer devant une rapière! Vous me le jureriez que je ne vous croirais pas! Le lieutenant blêmit: -En toute autre circonstance, jeta-t-il, croyez bien que je serais déjà tombé en garde. -Mordious, allez-y donc! -Je ne puis croire qu’un ancien Cadet de Gascogne, qu’un héros de Rocroi se mette en tête de faire acte de rébellion à main armée. -Hé! Monsieur, où prenez-vous la rébellion? «Je sers le Roi, à ma façon, en retardant l’exécution d’une mesure injuste et impopulaire! -Trêve de discours, Monsieur de Cyrano! Le lieutenant mit l’épée à la main. Il se sentait à bout de patience. L’agitation de la foule, ses lazzis, ses cris, l’attitude du Gascon, tout lui faisait craindre de perdre du temps et d’augmenter les difficultés de sa tâche. Chaque minute écoulée donnait de nouvelles forces au populaire, lui amenait du renfort et avivait son audace. Un rien pouvait amener une échauffourée. De son côté, Cyrano, il faut bien l’avouer, grisé par l’idée de ferrailler avec M. Le Norcy, et ses gardes, oubliait que sa tâche consistait surtout à permettre au Conseiller d’achever en paix son repas et à George de sortir dans la cour. Par une fenêtre de cette cour, le jeune homme devait gagner la demeure voisine, où habitait son vieil ami, Maître Tardy, avocat au Présidial. Le bretteur, tout joyeux, se voyait en face de gens avec qui l’on pouvait entrer en conversation, c’est-à-dire se battre galamment. Il tomba donc en garde à la grande admiration des assistants. Chacun d’eux se disait: -Il commet une folie! Il fait acte de rébellion! Le moins qu’il puisse lui advenir, c’est de coucher ce soir à la Bastille! Cependant, M. Le Norcy avait engagé le fer et prouvé à Cyrano qu’il n’était point un novice. -Tout jeunet, constata le Gascon, un artiste du genre a su vous inculquer de bons principes, Monsieur! Le lieutenant para, riposta, trouva son adversaire bien couvert, sourit et répliqua: -Parbleu, Monsieur, vous devinez juste. Faisant honneur à mon maître, je ne redoute personne. Son adversaire fit une feinte inutile, sourit à son tour et s’enquit curieusement: -Le nom de ce merle blanc, s’il vous plaît? -Monsieur le comte d’Artagnan! À ce moment, Broussel apparut aux côtés de Cyrano. Il était en soutane et bonnet: -Paix, Messieurs, dit-il, paix! Il faut rengainer vos épées. Je ne souffrirai pas que deux hommes de coeur se... -Broussel! Vive Broussel! hurla la foule. De lui-même, s’appuyant à l’épaule d’un garde, le vieillard marcha vers le carrosse et y monta, cependant que le lieutenant tendait la main à Cyrano en lui disant: -Sarpejeu! Monsieur, je vous dois un moment bien agréable! S’il ne tient qu’à moi ce petit incident restera entre nous. Cyrano prit la main, la serra longuement et répondit: -Soyez assuré que des mouches ont dû assister à notre rencontre... Mais je m’en soucie fort peu! Conduire le prisonnier à Saint-Germain ne devait pas être une petite affaire. Dans la rue des Marmousets, on jeta brusquement devant les chevaux un long banc de bois enlevé à l’étude d’un notaire, néanmoins, le cocher put éviter l’obstacle, passa, gagna le Marché-Neuf, mais, à chaque tour de roue, l’inquiétante escorte de gens, paraissant mal disposés, faisait de nouvelles recrues. Sur le quai des Orfèvres, un essieu de carrosse s’étant brisé, la cohue de plus en plus menaçante fit mine de vouloir approcher et enlever son idole. M. Le Norcy ne lui en laissa pas le temps. Comme une dame Daffiz, originaire de Toulouse, passait justement sur le quai, en carrosse de location, tout ce qu’il y a de plus galamment, avec de grandes excuses, et en se retranchant derrière la nécessité d’État, le jeune lieutenant réquisitionna cet équipage et pria la dame de descendre, ce qu’elle consentit à faire, pour céder sa place à Broussel. Quelques coups de plat de sabre bien placés et de brusques caracolades de chevaux, invités à ces écarts, effrayèrent les plus enragés accompagnateurs et la voiture de la Toulousaine, enfin tirée de presse, put traverser comme un trait le Pont-Neuf, prendre le quai du Louvre et gagner la porte de la Conférence. Après le départ de Pierre Broussel, Cyrano, perdu dans un rêve, était resté campé sur le seuil de la demeure du Conseiller. Las de serrer les mains de gens qui tenaient à le féliciter, il allait se retirer, quand il aperçut, venant à lui, deux silhouettes bien connues. -Saint-Amant! Linières! s’exclama-t-il en élevant ses grands bras qui évoluèrent comme les signaux optiques de la marine. C’étaient bien eux. L’un soutenant l’autre, fraternellement, inlassablement, et pris de vin, pour le moins pareillement. -Tiens, bégaya le gros Saint-Amant, v’là Hercule qu’est avec Savinien, à moins que ce ne soit le contraire... Entrons, corbleu! nous serons quatre! Linières, du fond de son ivresse, osa assurer: -Quatre?... Non, vous serez trois... car je suis mort, moi! Oui, mort de soif! Souriant de retrouver ses vieux amis, le Gascon les fit entrer et essaya de les semoncer: -Déjà gris! N’êtes-vous pas honteux? Attendez la nuit, milledious! -Je vais te dire, Savinien... -Oh! coupa Linières, es-tu bien sûr que ce ne soit pas Hercule? -Savinien? Hercule? hoqueta Saint-Amant, that is the question? -Oui, to be or not to be? pleura Linières. -Je vais te dire, c’est la faute à d’Artagnan. -À d’Artagnan? répéta le bretteur tout surpris. Que vient-il faire en cette galère? «Je le connais, c’est un bon biberon, mais il ne se met jamais dans l’état où je te vois, toi, Saint-Amant! Passe encore pour Linières. Il est né sac-à-vin et mourra noyé dans le vin, mais toi! Peu à peu, Cyrano parvint à tirer du gros ce qu’il désirait savoir. Ce fut long et tout entrecoupé par les ronflements sonores de Linières. Sans aucun respect pour la haute magistrature, ce dernier, oubliant même de réclamer à boire, s’était confortablement endormi dans le fauteuil préféré du vieux conseiller. Consigné à la capitainerie, le Béarnais avait reçu un messager secret de la Reine, ou plutôt une messagère, Mme de Motteville, mais, son service ne lui permettant pas de quitter le palais du Louvre, il s’était déchargé de sa délicate mission sur son lieutenant et ami de Reilhac. Ce dernier, parti à la recherche des amis de son capitaine, finit par dénicher Linières à La Pomme de Pin. Que faire en ce cabaret, sinon boire? On y avait donc bu sec à la confusion du Mazarin. Linières s’était alors offert pour conduire le baron à La Croix du Trahoir. Là, justement, le bon Saint-Amant achevait de dîner. Pour ne point lui faire affront, on y rebut, toujours à la confusion du ministre exécré. Le lieutenant, dont la tête était aussi solide que le coffre, avait pu se retirer à temps de ces escarmouches, droit, fier et les idées nettes. Mais les compères, au lieu de filer directement à la recherche de Cyrano, s’étaient, en chemin, laissé tenter par de clignants bouchons et d’accueillantes tavernes. Il faisait si chaud, en ce mois d’août! D’ailleurs, depuis la Saint-Médard, pas une goutte d’eau n’était tombée. Bref, Cyrano était avisé par d’Artagnan que la Régente n’éprouverait aucun mécontentement, elle avait ses raisons pour cela, d’apprendre qu’une certaine effervescence suivrait l’arrestation de M. Pierre Broussel. De même, elle apprendrait sans déplaisir que l’aventure mettait le Cardinal dans l’embarras. -Sandious! cria le Gascon, dès qu’il eut ouï ces belles nouvelles, je puis le jurer par avance, Sa Majesté sera servie... royalement! c’est le cas ou jamais de le dire! Et laissant Saint-Amant interloqué, il courut à la porte, l’ouvrit toute grande et fit retentir son olifant: -À bas le Mazarin! Liberté à Broussel! Un terrible grondement lui répondit: -Liberté! La rue était noire de monde. Toutes les boutiques de la Cité, toutes les études, les débits, les échoppes, les logements se trouvaient vides. Seuls, les vieillards, les impotents et quelques trembleurs demeuraient au logis. En ce merveilleux dimanche d’été, Paris se répandait par les rues étroites et gagnait le port Saint-Landry d’où l’on venait, chacun le savait maintenant, d’arracher Broussel. Cyrano monta sur une borne: -Parisiens, cria-t-il d’une voix à tarauder les tympans, on vient de vous jeter un défi! «Un aventurier porté au pouvoir par de lâches intrigues, un être sans coeur et sans pitié, plat, rampant, un vrai reptile, siffle aujourd’hui sur les coussins du trône! «Parisiens, accepterez-vous plus longtemps d’être conduits au fouet par un ministre étranger? On hurla: -Non! Non! À bas Mazarin! À l’eau! Le harangueur vit alors, des têtes innombrables, se dresser, des hallebardes, des fauchards, des piques rouillées, de vieilles épées et des dagues datant des guerres de la Ligue. Au premier rang des voisins du vieux conseiller des bateliers et des débardeurs montrèrent soudain leurs crocs de fer. Et, tout à coup, le clocher de Saint-Landry s’émut, vibra, lança dans l’espace un râle tragique: le tocsin! -Bon, cela, songea le bretteur, ces braves gens sont prêts à faire plaisir à Madame Anne. Et, brandissant sa colichemarde, il commanda: -Rassemblement!... Vous m’avez montré vos armes, Parisiens! C’est la meilleure des réponses! Maintenant, laissez-moi marcher à votre tête... Toutefois, je vous préviens, je n’ai pas l’habitude de reculer! -Vive Cyrano! Vive Bergerac! En avant! C’en était fait, l’ami de d’Artagnan, abandonnant Saint-Amant et Linières, ces deux éponges, se jeta parmi la foule qui s’ouvrit sur son passage du mieux qu’elle put. En même temps, il donnait des ordres: -Derrière moi les crânes et ceux qui sont armés! Cinq minutes après, un véritable fleuve s’élançait en vociférant d’affreuses menaces. À part soi, le Gascon se disait: -Ils paraissent hors d’eux-mêmes, assoiffés de sang et de carnages!... J’espère bien qu’ils ne tueront personne... Mais comment les empêcher de commettre des excès? Ah! diantre, il est parfois bien ennuyeux d’être chef, surtout quand on se trouve forcé de suivre ceux qu’on est censé commander! Il exhortait des voisins à se maîtriser: -Point d’inutiles violences. Ne faites pas couler de sang français!... Faites passer cet ordre! Des soldats paraissaient, en effet, en minces, trop minces cordons. L’émeute les dispersa, les rejeta, sans leur faire aucun mal, et Cyrano s’en réjouissait, car il avait reconnu parmi eux un maréchal de France, M. de Meilleraye. Mais une nouvelle troupe apparut, place Saint-Germain l’Auxerrois. Comme celle provenant de la Cité, elle avait un chef, d’une allure singulière, celui-là. Il portait rochet, camail, bonnet carré, croix pectorale. Son pâle visage avouait qu’il ne devait pas se trouver là de son plein gré. Cyrano le reconnut tout de suite: -Le Coadjuteur, Monseigneur de Gondi! C’était, en effet, Gondi, l’homme de toutes les intrigues. -Monseigneur, fit le Gascon, en saluant le prélat, non sans un peu d’ironie, en quelle compagnie je vous trouve! -Hélas! On vient de massacrer, à deux pas d’ici, un pauvre homme qui voulait tuer le Maréchal de la Meilleraye... -Que dites-vous? Un mort déjà? -Ah! Monsieur de Cyrano, se lamenta le coadjuteur qui n’était pas l’homme des bagarres, c’est affreux! Je passais par hasard... Je m’approchai pour confesser le mourant, un crocheteur, le syndic de la corporation. Eh bien! j’ai reçu une grosse pierre dans les reins... À peine si je puis respirer! -Monseigneur, voyez la hargne et la résolution populaires... Il faut en finir très vite, sinon nous verrons les choses les plus lamentables... Que ce meurtre soit le dernier de cette fatale journée! Laissez-moi faire! Grimpé sur une échelle accotée à une échoppe de savetier, à nouveau il en appela à la foule: -Que chacun reste calme, digne, et la victoire est à nous! Mes amis, voici près de moi Monseigneur le Coadjuteur. Il veut aller parler à la Reine! Il nous demande de l’accompagner au Palais- Royal. Nous ne pouvions avoir un meilleur avocat. Il nous rapportera la liberté de Broussel! «Donc, au Palais-Royal! Un grondement de satisfaction lui répondit. Cette foule n’était point sanguinaire, en dépit de quelques exaltés qui s’époumonaient à hurler: «Tue! Noie! Brûle!» sans avoir la moindre envie, de tuer, de noyer où de brûler. Mais Cyrano savait qu’en ces cas-là il suffit d’une seule goutte de sang pour déchaîner une rouge folie collective. Par chance, celui du crocheteur n’avait pas encore déclenché la crise parmi ceux qui venaient de voir le Maréchal de la Meilleraye abattre son agresseur, mais que réserverait la prochaine rencontre avec les soldats? On parvint pourtant au Palais-Royal sans incident. Tandis que le coadjuteur y pénétrait, Cyrano, monté sur une table, amusait la foule par sa faconde et pensait la désarmer en la faisant rire. Il imitait le Cardinal et zézayait. M. de Gondi, évêque in partibus de Corinthe, fut plutôt mal reçu par la Régente. Aux premiers mots sortis de sa bouche, elle lui répliqua durement: -Il y a de la révolte à imaginer qu’on puisse se révolter! Voilà les contes ridicules de ceux qui la veulent. L’autorité du Roi y donnera bon ordre, sachez-le, Monseigneur! Alors le maréchal de la Meilleraye intervint: -Madame, dit-il à la Reine, je puis assurer que la situation est sérieuse... Le public est surexcité... Un homme renommé pour sa bravoure se trouve porté à la tête des mécontents... Si ceux-ci n’obtiennent pas gain de cause, peut-être, ce soir, cet homme sera-t-il le maître de Paris et... -Le nom de cet homme? -Cyrano de Bergerac. Il y eut un silence pesant. Là aussi on connaissait l’enragé bretteur. Dans un coin, de La Maule regarda Vauselle et Vauselle regarda le Cardinal... Très pâle, le front appuyé contre la vitre, celui-ci affectait de ne prendre aucune part au conseil, il suivait des yeux, sur la place, l’immense cohue d’où émergeaient les longues jambes, l’épée, le feutre et le nez célèbre du Gascon. -Monseigneur, fit de La Maule à voix basse, peut-être faudrait-il tout de même aviser? Mazarin se mit à hausser doucement les épaules et, dans un souffle, rassura son confident: -Va bene... zé connais lés dessous des cartés... Pendant ce temps s’échangeaient de fort vives répliques entre le coadjuteur et la Souveraine. Enfin il fut convenu que celui-ci irait, avec le maréchal, prévenir le peuple qu’il aurait satisfaction, pourvu que l’ordre se rétablît sans tarder. Par malheur, dès qu’il se montra à côté du maréchal qui était à cheval, l’épée à la main, à la tête d’un escadron de chevau- légers, on crut une charge de cavalerie. Des hurlements retentirent, on tira des coups de pistolet et Gondi reçut une pierre à l’oreille gauche, si violemment qu’il tomba. Cyrano parvint à le dégager. -Braves gens, lança-t-il de sa voix sonore, Broussel est libre! Que chacun rentre chez soi! Il fallut deux heures d’efforts au bretteur et au prélat pour dissiper la multitude. Vers le soir, étant retourné au Palais-Royal, Gondi vint rendre compte de sa mission à Anne d’Autriche: tout était calme. L’immense ruche, tout à l’heure irritée, commençait à s’assoupir. Quand libérerait-on Broussel, selon la promesse faite? Pour toute réponse, la Reine répondit en riant: -Allez vous coucher, Monseigneur. Vous l’avez bien mérité, après avoir si bien travaillé! «Bonne nuit, Monsieur de Gondi! Bonne nuit! Alors, la rage au coeur, il sortit du Palais, jurant de se venger, tout prêt à défaire ce qu’il avait fait. Et il se fit conduire au logis de Broussel où Cyrano, qui croyait tout fini, commençait à se dévêtir pour prendre enfin quelque repos. Le lendemain, à midi, sans exagération aucune, Cyrano pouvait se dire: -Hercule Savinien, mon fils, te voici le maître de Paris! C’était l’absolue vérité. Sauf l’îlot du Palais-Royal où se trouvaient deux mille hommes: gardes de la Reine, mousquetaires, gardes suisses et gardes françaises, toute la ville était aux mains du bretteur, trois cent mille Parisiens étaient prêts à lui obéir aveuglément. Des chaînes tendues barraient l’inextricable écheveau des petites rues, des barricades se dressaient au milieu des grandes voies. Les compagnies bourgeoises armées de pied en cap les gardaient fièrement. Leur confiance venait aussi de ce qu’elles étaient soutenues par une multitude d’enragés, hommes et femmes. On comptait douze cents de ces remparts improvisés, faits avec les pavés de la ville, et nés en quelques heures, dans la nuit, derrière les pas du coadjuteur et du Gascon. Pourquoi? Parce que tous deux étaient pourvus de poumons solides et s’en étaient servis pour propager la nouvelle que la promesse de libération n’avait pas été tenue. L’ex-Cadet de Carbon de Casteljaloux n’avait pas pour rien pratiqué l’art de la guerre et fait le siège d’Arras. Il donna des ordres clairs et précis, tant et si bien, comme l’écrivit un contemporain en parlant de ces barricades dressées par un peuple furieux d’avoir été bafoué: «que tout le reste du royaume assemblé n’eût pas été capable de les forcer». Quant à lui, il se trouvait posté, entouré d’agents de liaison, calme et ravi, à l’endroit le plus périlleux, à la barrière dite des Sergents, à quelques pas des premières sentinelles des postes chargés de la garde du Palais-Royal. Un moment, la crainte vint l’assaillir d’avoir à combattre d’Artagnan. Mais il la chassa bien vite. Il sentait maintenant que la volonté de la Reine conduisait tout le jeu. Anne d’Autriche savait où on allait. -Elle veut épouvanter Mazarin, afin de pouvoir, en toute sécurité, recevoir son fils bien-aimé! Au vrai, la terreur soufflait sur la Cour, Mazarin s’affolait. Il n’était point le fauteur de cette levée en masse. Bien mieux, il eût voulu l’arrêter en composant avec elle! Il croyait Paris revenu aux jours les plus sinistres de la Ligue, quand ses rois devaient l’assiéger. Pourtant, si la grande ville montrait sa force, elle ne l’avait pas encore employée; elle se contentait de dire sombrement au Cardinal: «Je suis là!» Qui sait ce qui serait advenu si le Parlement, épouvanté à son tour, n’avait pris la résolution d’aller tout entier, en robe, redemander à la Reine Messieurs les Absent? Sur son passage, toutes les barricades s’ouvrirent, avec mille et mille cris: «Vive le Parlement! Vive Broussel!» La dernière fut celle où commandait Cyrano. Ce fut lui qui vit revenir, après un échec et une nouvelle tentative, les magistrats enfin triomphants. Le Président, Mathieu Molé, montra à Cyrano la minute même de l’acte qui libérait les trois conseillers. -Prenez ceci, je vous en prie, lui dit-il, et montrez-le vous-même au bon peuple. C’est le seul moyen de le calmer rapidement. Car, trompé un fois, il douterait encore. -Soit, accepta le Gascon. Mais les barricades seront maintenues et défendues tant que Broussel n’aura point mis les pieds dans la maison de la rue Saint-Landry. Des cris de joie retentirent, gagnèrent de proche en proche. Le peuple célébrait sa victoire. On déboucha des bouteilles; on embrassa les jolies filles «en l’honneur de notre succès!» et Cyrano, rassuré, mort à demi de fatigue, les cordes vocales brisées, alla se jeter sur son lit. Le lendemain, il fut réveillé en sursaut par une main qui le secouait comme un prunier: -Hep! Savinien! Il se dressa, tout ensommeillé: -Hou... Hou... Que me veut-on? Qui va là?... L’émeute vient-elle à domicile?... La peste en soit!... Un homme était debout devant lui le feutre enfoncé jusqu’aux yeux, enfoui dans un manteau taché de boue et trempé par la pluie torrentielle. Cet homme éclata d’un large rire en voyant l’air ahuri du bon bretteur: -Tu ne me reconnais pas, Monsieur le roi des barricades? -D’Artagnan! Maugrebiou!... Tu viens m’arrêter? -Précisément!... C’est-à-dire... Enfin, écoute-moi bien... Le temps presse. La Reine, sous prétexte d’enlever le jeune roi, se retire à Saint-Germain... Quant à moi, officiellement chargé d’aller chercher Broussel et de le ramener à Paris, j’enlève George... Il s’habille... Comprends-tu? -Ah! mousquetaire de mon coeur... à merveille! J’admire... Je m’admire... Ce que j’avais prévu se réalise. -Il faut tout redouter de la part du Cardinal... On sent qu’il se méfie... Il parle de filer, lui aussi, de s’installer à Rueil... «Or, Cyrano, sache ceci: il ne faut pas que, d’ici minuit, Mazarin puisse apparaître à Saint-Germain. Et n’oublie pas qu’une seule route relie Rueil et le château royal, une seule! -Celle de Bougival, parbleu! -Fort bien. D’un côté, les bois de Louveciennes, de l’autre, la Seine... À cheval sur la route, un petit village où la voie se rétrécit... Une poignée d’hommes résolus... -C’est parfait! -Méfie-toi quand même! L’Éminence peut disposer de deux ou trois compagnies, peut-être même d’un régiment, surtout si elle se déplace la nuit... -Puisque je te dis que c’est parfait! -Bon... Maintenant, qui comptes-tu enrôler? -Heu... Saint-Amant... Linières... Quant aux autres... ils peuvent être moins bons... D’Artagnan sortit un sac qu’il jeta sur le lit du Gascon, en disant: -La Reine a pensé à tout. Le bretteur l’arrêta d’un geste péremptoire: -Je ne veux point d’argent! gronda-t-il soudain rouge de colère et le nez menaçant. L’honneur me suffit! -Qui donc en doute? Ces ducats ne sont point pour toi, mais uniquement destinés à te permettre d’enrôler quelques bons compagnons... Cyrano soupesa le magot et fit: -C’est la première fois que je vois une bourse montrer pareil poids et pareille bedaine... Avec cela, j’ai le moyen de m’offrir dix -non, sept... en tout nous serons dix -, sept des meilleures lames de Paris! C’est plus qu’il n’en faut, d’Artagnan, puisque tu ne seras pas contre nous! Où Tel Est Pris Qui Croyait Prendre. Après avoir accompagné jusqu’à la porte de la Conférence ses amis George de Villiers et d’Artagnan, Cyrano ne put s’empêcher de pousser un profond soupir: -Hélas! depuis mon retour à Paris, je n’ai pas encore pu distraire un instant pour aller, aux Carmélites, présenter mes hommages à ma pauvre Roxane! «Savinien, mon fils, tu me fais songer à certain don Quichotte de la Manche... Chevalier errant pourfendeur de coquins, avocat des opprimés, bouclier des veuves, parangon de l’amitié; j’ai bien peur de te voir passer ta vie tout entière au service de «qui qu’en a besoin»! Il se reprit tout de suite, redressa sa tête, magnifique à force d’être laide, parce qu’elle proclamait sa générosité, son audace et son indomptable courage, cabra son torse maigre et déclara pour lui-même: -Qu’importe, après tout, si tes gestes sont beaux! Cette décision prise, à grandes enjambées, il revint vers la ville. Celle-ci demeurait calme, mais sur le pied de guerre. D’accord en ceci avec Cyrano et le Parlement, les habitants de la capitale soulevée veillaient en armes, à chaque barricade, dans l’attente du retour des trois conseillers. Échappé, comme on sait, à la poigne de l’exempt, Charton, que les railleurs n’appelaient que le Président Je dis ça, à cause de la manie qu’il avait de truffer ses périodes de cette expression parasite, s’était montré de suite. Vincennes avait libéré immédiatement Potier de Blancmesnil. Seul, Broussel se faisait attendre. On saura bientôt pourquoi. En cette cité sur le pied de guerre et dont il était encore le maître, Cyrano n’aurait eu qu’un mot à dire pour enrôler plusieurs centaines de gentilshommes ennemis de Mazarin, obtenir du canon et s’en aller ensuite occuper Bougival. À quoi bon? Il n’entendait pas renoncer à la coquetterie de sa bravoure, ainsi qu’il l’expliqua tout de suite à Saint-Amant: -Eh! vertuchou, je n’aime pas les victoires trop faciles! Trouverais-tu glorieux, toi, de mobiliser une armée et de braquer toute une artillerie sur ce très petit sire qui se nomme Giulio Mazarini? -Il ne sera pas seul, fit observer Linières qui endurait, par amitié pour Cyrano, un terrible martyre: celui de n’être pas gris à dix heures du matin; d’Artagnan t’a prévenu qu’il pouvait avoir à sa disposition à peu près l’effectif d’un régiment! -Belle vétille! Contre ceux de mon pays, on ne peut lutter ni en force, ni en rien. D’ailleurs, voici le portrait qu’en a fait l’un des nôtres: Tel qu’on mé voit, jé suis l’aîné, Né D’illustre noblesse; Personne né m’a demandé Dé Prouver mon aînesse. Car chacun, en cé pays-ci, Si Gnerait mon histoire; Et j’aurais de l’esprit aussi, Si L’on voulait mé croire. -À quoi rime cette citation? demanda Saint-Amant, noblesse, aînesse et esprit, ça va. Mais on n’y parle pas de courage? -Enfant! Gros enfant! Pourquoi en parler, c’est si nature! Ce serait superfétatoire!... Et puis, je te dis que nous serons dix!... Mais dix un peu là!... triés sur le volet... le dessus du panier... La fleur des pois! «Il s’agit de les recruter. Nous voici trois... -Il en manque sept, constata Linières, tout fier de pouvoir faire du calcul mental. -Rigoureusement juste, sac-à-vin! Sept, comme les péchés capitaux. Et s’adressant à Saint-Amant: -Voyons, toi, le gros... As-tu, parmi tes nombreuses relations, les braves que nous cherchons? -Heu, fit le poète, laisse-moi réfléchir... Bon! avant tout, il faut faire une tournée dans les cabarets. Cyrano loucha vers Linières: -Hum! Il ne faut pas tenter le diable! Pourtant, on dut se résoudre à en passer par là. Ces visites aux cabarets étaient indispensables. Là se réunissaient nobles, gens de robe, bourgeois, écrivains; de là, partaient les libelles contre le Cardinal, les chansons satiriques, de là aussi s’envolaient les mots d’ordre. Nos amis, d’ailleurs, voulaient se trouver à Bougival dans le plus bref délai, aussi ne faisaient-ils qu’entrer et sortir, après avoir jeté un coup d’oeil, serré des mains et parfois pincé le menton des servantes. Linières restait consigné à la porte; geignant, les yeux clos, les dents serrées, et d’autant plus à plaindre que Savinien, pour mieux l’honorer de sa confiance, lui avait réservé la lourde tâche d’être trésorier de la compagnie: il cachait sous son manteau roulé la grosse bourse, remise à d’Artagnan par la Reine. Mais, s’il gardait les yeux clos, pour n’être pas tenté par la vue des temples de Bacchus, le petit homme n’avait aucun moyen d’obstruer ses narines et celles-ci palpitaient à saisir, au passage, les divines émanations des vins qui s’échappaient des cabarets. Aussi pour tromper sa peine, s’ingéniait-il à calculer combien d’écus contenait le sac dont il était porteur et combien de verres de bourgogne vieux représentait ce trésor. Enfin, tout comme Dieu, le bretteur ne voulait pas la mort du pécheur. Au cinquième cabaret, il dit à Linières: -Ami, j’autorise deux ou trois rouges-bords! Linières en prit quatre, profitant de ce que le chef reconnu endoctrinait, à grand renfort de gestes et de soudious retentissants, quatre porte-rapières qu’amenait Saint-Amant. C’étaient d’inséparables compagnons, toujours en désaccord, se disant les pires choses, se jouant mutuellement des tours pendables, mais ne pouvant pas se brouiller ou se quitter et se rappelant, à l’heure du danger, que l’union fait la force. Fines lames, au surplus, récemment revenues des armées. Ils se nommaient MM. de Brissonnière, de Maze, de Périn et de Guary et ils haïssaient Mazarin à l’extrême. L’exposé que leur fit Cyrano leur arracha des cris de joie. -Messieurs, déclara le bretteur, encore deux compagnons de votre trempe et nous montons à cheval. Linières en rencontra un, M. de Langoët, un gentilhomme des environs de Rennes et Cyrano alla chercher celui qui manquait, un ex-cadet de Gascogne: M. de Poudrayoc. À midi, les dix cavaliers s’élançaient au trot sur la route de Saint-Germain. Dès que, par le rapport de L’Hermitte de Vauselle, le Cardinal avait connu le secret de la retraite du fils de Buckingham il avait pris cette ferme résolution: -Je vais le faire arrêter à l’aube. Mais la nuit porte conseil, même et surtout si elle est blanche. C’est pourquoi, le jour venu, le Ministre avait un peu édulcoré son projet. -Attendons... Faisons confiance au temps. Rien ne presse... Je sais où la pie se trouve nichée et c’est l’essentiel. Une heure après, il allait saluer la Régente qui, somptueusement parée, ruisselante de bijoux, se rendait, ayant à ses côtés l’enfant royal, au Te Deum. Après qu’il eut, selon sa coutume, «déposé ses très respectoueux zommazes» aux pieds de la souveraine, il lui parla, en quelques mots, des affaires courantes. Il s’apprêtait à commander le départ de son carrosse, quand Anne d’Autriche, l’oeil brillant, le teint animé, le retint d’un geste de suprême autorité: -Monsieur de Mazarin, lui dit-elle devant toute sa suite, j’ai décidé qu’on devait en terminer avec les trublions du Parlement. «Il est intolérable de penser, après la victoire de Lens, que le Roi, prêt à dicter à ses ennemis les conditions de la paix, puisse voir, un seul instant, son autorité bafouée par quelques sots vieillards en robe et bonnet carré! «Cette comédie de mauvais goût ne peut pas s’éterniser! Il convient de briser les méchants vouloirs. «Sitôt le Te Deum chanté, MM. Charton, Potier de Blancmesnil et Broussel seront appréhendés. «Tel est le bon plaisir du Roi! Mazarin s’inclina profondément sans mot dire. Il était comme le roseau, souple quand il le fallait, mais défiant quiconque de le briser. Il pensait en souriant sournoisement: -Ze n’aurai pas la peine de faire arrêter ce jeune homme... Sa Mazesté se çarzera de toutes les improudences. On sait la suite, en effet. Quand la Reine fut partie pour Saint-Germain, ayant le jeune souverain à ses côtés, sous la protection des gardes de M. de Guitaut et des mousquetaires de M. d’Artagnan, l’Italien prit La Maule à part et s’enquit: -Avez-vous remarqué l’absence de Mousou d’Artagnan en tête de sa compagnie? -Ah! Votre Éminence a l’oeil à tout! Rien ne lui échappe! Cela est admirable! -Le Chevalier de la Reine est en mission... On lui a ordonné de conduire à Saint-Germain celui que vous savez... Je vais aviser, de mon côté... Ce soir, j’apparaîtrai, au moment où on ne m’attendra pas... Je bénirai les tendres effusions de la mère et du fils... Il fronça les sourcils et cria presque: -Non! Je ne bénirai rien du tout. Je me montrerai comme un maître, et un maître à qui, bon gré, mal gré, il faut obéir enfin! «Ce soir... demain au plus tard, j’aurai mon heure... Et redevenu souriant, il termina: -Celle du Berger! Une heure ou deux après cette conversation, Vauselle se faisait introduire auprès du ministre et lui donnait les détails suivants: -Ce matin, M. d’Artagnan s’est rendu au domicile du conseiller Broussel. Il était accompagné d’un valet qui portait un petit ballot. Celui-ci devait, à coup sûr, contenir un uniforme de mousquetaire puisqu’une demi-heure après, M. George de Villiers s’en allait, aux côtés du capitaine d’Artagnan, vêtu de l’uniforme réglementaire de sa compagnie. C’est la nuit. Une nuit d’orage. La pluie et le vent déchaînés soufflent sur la campagne. En vain, Mazarin, seul dans son cabinet de travail, essuie-t-il, de temps en temps, les vitres de l’une des hautes fenêtres donnant sur l’ouest, pour essayer d’apercevoir, par-dessus les frondaisons de Croissy et de Chatou, là-bas, sur la hauteur en forme de terrasse, briller les fenêtres du château de Saint-Germain. Ses regards inquiets ne peuvent vaincre les ténèbres de cette paradoxale nuit d’été. Le coeur du ministre éprouve une véritable angoisse que trahissent ses regards. Il a comme l’intuition que son Destin se joue, à cette heure. Ah! si sûr de soi-même que puisse être un homme, si habile, si fort soit-il, même quand il se sent indispensable, comment ne tremblerait-il pas un peu au moment où il va s’attaquer à une femme, à une mère? On peut deviner un adversaire, prévoir ses moyens de défense et d’attaque, mais qui saura d’avance ce que sera la riposte de cet être insaisissable qu’est la femme? Jusqu’ici l’amour et l’ambition ont poussé le ministre aux épaules et lui ont donné, pour éclairer sa route, de judicieux conseils. Il ne peut se reprocher une faute, ni même un impair. Sa conduite envers la reine fut un chef-d’oeuvre d’habileté. Il est devenu pour elle ce que Richelieu, malgré sa puissance, ne put jamais obtenir auprès de Louis XIII: l’ami. Il a su la flatter sans excès, la comprendre, lui laisser, quand il le fallait, le sentiment qu’elle était seule à commander en France. Il a réparé discrètement les erreurs commises, écarté les conséquences de certains entraînements dus à la fierté et à la chaleur du sang espagnol. Il sait qu’Anne d’Autriche, en tant que Régente, ne pourrait se passer de lui. Il y a mieux! Il est fixé sur un point plus important encore, car, en tant que femme, elle ne pourrait pas vivre loin de lui. Elle l’admire et elle l’aime. Un geste, et elle est à lui. Il connaîtra l’ivresse de serrer une reine dans ses bras, et de la serrer doublement en maître: de par la tête et de par le coeur. Il aura vaincu, grâce à son intelligence comme grâce à sa séduction d’homme. Sensation unique et goûtée seulement de très rares humains. Deux coups discrets, frappés à la grande porte de son cabinet, arrachent le Maître à ses songes. C’est La Maule. Botté, l’épée au flanc, le chapeau à la main, il vient le prévenir: -Tout est aux ordres de Votre Éminence... Alors, pensif, il quitta la fenêtre et fit quelques pas dans la luxueuse pièce où de nombreux miroirs lui renvoyaient son image. -Irai-je? N’irai-je pas? Pour la première fois, au moment d’agir, il se sentait indécis. L’amour le talonnait -jamais encore comme ce soir, il n’avait tant désiré la reine -, mais la raison lui soumettait certaines objections. -Votre Éminence semble troublée? osa La Maule. Un soupir lui répondit: -Zé lé souis! Le confident prit le parti de se taire. Il comprenait les hésitations du Cardinal, car ses connaissances dépassaient les confidences obtenues; il devinait à quel but audacieux tendait son maître et il tremblait pour lui. Oui, une action précipitée pouvait brusquement faire s’insurger la petite-fille de Charles Quint et casser aux gages, comme un valet, ce ministre trop ambitieux qui dépassait les bornes, en cherchant à forcer la main de la reine. En France, elle était l’unique appui du Cardinal. Cette passion, plus forte que son ambition, allait-elle lui servir de roche Tarpéienne? Enfin, le Ministre fit un geste, le geste même que dut faire César en traversant le Rubicon. La Maule l’entendit murmurer: -Il faut parfois risquer le tout pour le tout! Cinq minutes après, Mazarin montait en carrosse, dans la cour du château, mal éclairée par quelques laquais porteurs de torches, sous les yeux de ses gardes personnels et d’une compagnie de chevau-légers empruntés à M. de la Meilleraye, en tout, près de trois cents cavaliers d’élite. La Maule s’assit en face de son maître, respectant son silence. -En route, Messieurs, fit la voix enrouée de l’officier commandant l’escorte. La pluie tombait toujours, avec une sorte de fureur. On n’y voyait guère à plus de dix pas devant soi. D’ailleurs, la route, très fréquentée, défoncée par le passage des chariots, des camions, des troupes à cheval et de l’artillerie, était exécrable. Bientôt, on dut modérer l’allure. On traversa au pas le hameau de la Malmaison. Les chevaux butèrent, le carrosse du ministre dansa, tressauta, geignit. Enfin apparurent, se devinèrent, devrions-nous écrire, les premières maisons de Bougival. On reprit le trot, la route s’avérant mieux tenue. Soudain, le carrosse s’arrêta, comme s’il eut été jeté contre un mur. Cette secousse fut si brusque que le Cardinal se sentit projeté sur La Maule et le heurta au front: -Aïe! Aïe! Qu’est-ce donc? Oh! quel choc! Tandis que son confident, la tête toute bourdonnante du coup reçu, se massait en geignant, Mazarin, vaguement inquiet, mais encore plus mécontent, se penchait à la portière. -Qué sé passé-t-il? Il n’eut pas besoin de réponse. Ce qu’il vit l’édifia suffisamment. -Per la Madone! Oune attaqué! En effet, on attaquait sa chaise... En tête de l’escorte, claquaient des coups de feu précipités, tandis que, de deux maisons basses situées à gauche de la route, on jetait sur les cavaliers des pierres et des matières enflammées. Mazarin, d’un seul regard, vit tout en détail: les chevaux affolés, hennissant, se cabrant, ruant, se débarrassant de leurs cavaliers, semant le désordre et créant la panique, sous l’impitoyable pluie, dans cette ombre sinistre qu’ensanglantaient çà et là de fugaces incendies. Et, pour ajouter à cette horreur, dominant le fracas des sabots, le cliquetis des gourmettes, le bruit des fourreaux entrechoqués, les hennissements des bêtes et les jurons des hommes, s’élevèrent des voix forcenées qui hurlaient: -À bas Mazarin!... À l’eau, l’Étranger! À l’eau! -À l’eau? songea le Cardinal, verdi par la terreur. Par les saintes houiles! la Seine est à deux pas! Et, regardant La Maule, aussi pâle que lui, il hoqueta: -Ils vont mé touer! La portière s’ouvrit avec fracas: -Je présente à Votre Éminence l’expression de mon religieux respect... Au son de cette voix forte, vibrante, railleuse, le Cardinal tressaillit. Elle lui rappelait quelque chose, cette voix... -Mousou de Berzérac? L’olifant de Cyrano sonna, joyeux: -Pour vous servir, Monseigneur... Puis, bref, net, sans réplique: -Descendez. Vous êtes mon prisonnier! Mazarin tendit ses deux mains gantées de soie rouge et protesta: -Je me rends... Je ne résiste pas! La rude main du bretteur se tendit: -Tenez la rampe, Éminence... Ayant mis pied à terre, le ministre fut alors bien convaincu qu’il ne rêvait pas. Éclairé par une des lanternes de la voiture, sous le feutre ruisselant, c’était bien Cyrano qui le dévisageait sans tendresse aucune. Cependant, l’autre porte de la voiture s’était ouverte et Saint- Amant en extrayait La Maule sans la moindre précaution, le saisissait, le secouait et le passait à Linières, en disant: -Ficelle-moi ce lièvre; à la papa... On en fera un civet dégourdi... Avant la fin de cette explication, La Maule s’était évanoui. De son côté, ayant mis la main sur le bras ministériel, le Gascon le tenait comme en un étau et parlait d’abondance. -Souffrez, Éminence, que je vous soutienne... Il y a des flaques d’eau, des flaques de sang, des chevaux morts... Ne glissez pas sur ces boyaux visqueux. En un clin d’oeil, le Cardinal était conduit à la porte d’une maison, poussé dans un corridor obscur, puis dans une pauvre chambre qu’éclairait avec parcimonie la flamme fumeuse d’une chandelle. Aussitôt, Cyrano, ayant refermé la porte derrière lui, désignait à Mazarin une chaise branlante, se campait devant lui debout, les bras croisés, le nez terrible, et lui disait: -Daigne Votre Éminence excuser la misère de ce décor où je me vois contraint de la recevoir... C’est tout ce que possède, en ces temps bénis, un cultivateur naguère aisé... «Vos collecteurs d’impôts, Monseigneur, lui ont juste laissé cette table de bois blanc, cette chaise, ce grabat et ses yeux pour pleurer... «Je vous le répète, sous le feu roi Henri, le grand-père de cet homme était un notable de ce lieu... Voyez ce qu’est devenu le justiciable de M. de Mazarin! Impassible, le Cardinal, désormais rassuré, car il savait que Cyrano de Bergerac ne s’abaisserait jamais à le faire jeter à l’eau et qu’il ne le poignarderait pas davantage, se contenta de regarder attentivement son interlocuteur. Il se disait: -Pour l’instant, il est le plus fort... Je suis pris... Puisqu’il parle, il veut négocier... et s’il négocie, les rôles se retournent, c’est moi que le prends! Loin de s’apitoyer sur la misère du maître de cette maison, il attendait le moment où le bretteur en viendrait au sujet qu’il avait en tête. Patiemment, il le guettait, comme une araignée surveille le bruyant mais inoffensif bourdon... Sa toile était toute prête. Le trop prolixe Cyrano ouvrait encore la bouche pour dicter à son prisonnier ses conditions, quand des clameurs s’élevèrent sur la route, et le bruit d’une galopade retentit. Mazarin eut un sourire. Un instant disloquée par la terreur panique des chevaux -ces animaux ont une crainte insurmontable de la flamme -, son escorte s’était ressaisie et elle accourait pour prendre une éclatante revanche et châtier ces insolents. Le Gascon vit le sourire, et dit aussitôt: -Je veux bien vous prévenir, Éminence, si vous faites un geste d’appel, si vous poussez un seul cri, fort de mon bon droit, avec désespoir et résignation, je vous passe cette épée au travers du corps. «Cela, pour vous inciter à n’en point douter, je vous le jure sur la tombe de Monsieur mon regretté père! Et hochant la tête, il ajouta: -Vos soldats ont eu tort de revenir à la charge. Mes précautions sont bien prises... Ils sacrifieront en vain quelques bons et braves chevaux... Et comme on tirait des coups de feu: -Au fait, êtes-vous altéré de sang? Non? Moi non plus, Maugrebiou!... Pourquoi ne diriez-vous pas à l’un de vos officiers de regagner Rueil tranquillement? -Moi? suffoqua Mazarin, qué zé dise... -Mais oui, mordious!... Tenez, Monseigneur, vous allez vous lever, aller à la porte, l’ouvrir... et là, vous donnerez cet ordre: «Tournez bride, Messieurs mes Gardes, et ne vous inquiétez pas de moi... Monsieur de Cyrano de Bergerac me reconduira tantôt à Rueil.» Le Cardinal ouvrit de grands yeux. Son adversaire était-il si naïf? Cyrano le détrompa vite en continuant, d’un ton gracieux: -Évidemment, je me tiens derrière vous... par respect. Monseigneur... l’épée au poing... vous comprenez... Vous avez le sceptre et le globe, moi je porte le glaive! Vous incarnez le Pouvoir, permettez-moi donc de personnifier la Justice. -Mousou de Berzérac, vous avez bien de l’esprit!... -Oh! Monseigneur... -Si! Si! vous êtes oun homme dans lé zenre d’Hercule... -Vous ne vous trompez pas, Monseigneur, je suis Hercule. Aux alentours, dans l’obscurité, les coups de feu se multipliaient... C’était sinistre... -Dieu m’est témoin, Éminence, que je me suis efforcé de faire tout ce qu’il était en mon pouvoir pour éviter une boucherie... Vos amis ont tort de s’obstiner, je vous le répète! Mazarin se leva et marcha vers la porte. Il louait la modération du bretteur, mais il pestait, en son for intérieur, contre le ridicule dont il fallait éclabousser: l’obliger d’ordonner lui- même la retraite. Satisfait et goguenard, Cyrano emboîta le pas à l’homme vêtu de la pourpre romaine, le chandelier dans la main gauche et sa colichemarde en sa dextre. Il recommanda: -Prudence, Monseigneur, prudence... Je suis d’un naturel si emporté, si vif!... Un geste trop brusque et vous voilà défuncté! Mazarin dut s’exécuter. Ce qui l’enrageait le plus, c’est qu’il devait se dire, en obéissant au Gascon: «Bien zoué!» Trois minutes après, tandis que décroissait le bruit des sabots de l’escorte retournant au château de Rueil, le ministre tout- puissant d’Anne d’Autriche et le petit seigneur gascon se retrouvaient seuls, face à face, prêts à s’affronter avec leurs armes respectives. -Éminence, commença Cyrano, vous devez bien l’avoir compris, cet incident nocturne n’est pas du tout un épisode à ajouter à la journée des Barricades, comme on commence à appeler ce sursaut de colère parisien. «Ça n’est pas en qualité de chef frondeur que je viens de paralyser les efforts de votre escorte et de vous faire prisonnier; non! -Eh quoi, c’est avé seulément mousou de Berzérac qu’il me faudra discouter? En parlant ainsi, l’Italien pensait amener son interlocuteur à citer les noms de ceux pour qui il venait de se jeter dans cette aventure. Mais l’autre se contenta de répondre fermement: -Avec moi seul, en effet, Monsieur le Cardinal. -Alors, c’est oun douel d’homme à homme? -Pas autre chose! Je serai bref, car votre Éminence, après le tracas de ces derniers jours et de cette nuit, doit aspirer aux douceurs de sa couche. «Donc, je m’intéresse à deux personnes, exactement comme vous vous y intéressez vous-même, Monseigneur, mais pour des motifs diamétralement opposés. «Vous voulez les tenir sous clé... Moi je veux les voir tenir une clé... celle des champs! «Me suis-je fait comprendre? Le Cardinal sourit, soupira et se gratta doucement le nez, en disant: -Si! Zé crois... -Donc, vous voudrez bien d’abord me dire, Éminence, où se trouve cachée la femme de mon ami George, la vicomtesse de Villiers... -La fille natourelle de Mme la douçesse de Çévreuse et de lord Mon... -Peu importe, trancha la voix tonnante du bretteur. Vos sicaires, car il ne peut s’agir là que d’un tour de votre façon, nous ont tendu un piège, et même plusieurs, sur la route de Rouen. Bref, ils ont enlevé Claire... -Claire dé Cernay... Oune bien zolie personne... -Vous la maintenez abusivement en chartre privée, je le sais! En vain avant-hier, j’ai fait fouiller les registres d’écrou de la Bastille, des deux Châtelets, des Madelonettes... Rien! nulle trace, sandious! Et voilà les raisons pour lesquelles il m’a bien fallu, ce soir, vous prier de m’accorder audience. -Et si zé réfouse dé parler? Une demi-minute, Cyrano fut désarçonné. Que ferait-il si son prisonnier s’entêtait à rester muet? Il savait, par avance, que les fruits de sa victoire devaient être cueillis sans tarder. Un moment d’inquiétude, un éclair de méfiance à Rueil et on lui envoyait à Bougival plusieurs escadrons. Que deviendraient ses neuf compagnons, en plein jour, sur la grand-route, contre des forces écrasantes? Alors il se résolut à arranger la vérité afin de terroriser son adversaire: -Éminence, répondit-il, vous devez bien vous douter qu’un homme capable d’avoir conçu, préparé et exécuté l’attaque de cette nuit ne peut être pris sans vert... Je suis poète lyrique, soit, mais non pas fou! «Si je me suis attaqué au premier ministre de Mme la Reine- Régente, que Dieu garde, c’est que j’ai tout prévu, même votre silence. «Il y a là un bon millier de gentilshommes qui ne vous ont pas précisément en odeur de sainteté... Ils sont prêts, cependant, sur un ordre de moi, à faire au carrosse de Votre Éminence une escorte d’honneur jusqu’à certain château du Bocage normand... C’est un bien beau pays, Monseigneur, accidenté, coupé de rivières, d’étangs... chaque champ, comme en Bretagne, est clos par des arbres de haute futaie... on est là comme au bout du monde... Tenez, exactement comme le dit Baro, dans son exécrable pastorale Clorise: Heureux qui, loin des cours, en un lieu solitaire, Se prescrit à soi-même un exil volontaire... «Vous vous souvenez, Monseigneur! Apprenez donc aussi que ce Bocage se rit des gens de guerre. M. le Prince, lui-même, ne pourrait rien, là contre! Il aurait la douleur d’y voir tomber ses meilleures troupes frappées par d’invisibles ennemis! Mazarin hocha la tête. Il sentait la gravité de la menace. Enlevé par cet audacieux pourfendeur, jeté dans quelque château de Basse- Normandie, il serait au pouvoir de ses ennemis. C’était sa perte assurée, et aussi, c’était le crédit du Ministre de la victoire de Lens sombrant dans un immense ridicule! Il sourit et avoua en gazouillant: -La zeuné damé est aux mains de mousou le gouverneur de For- l’Évêque. «Si z’avais ouné ploumé, dé l’encré, dou papier, zé signérais des deux mains... -Qu’à cela ne tienne, déclara le Gascon, tout joyeux de voir le cardinal capituler si rapidement, je porte sur moi, en bon homme de lettres, tous les ustensiles nécessaires à l’exercice de mon métier. Et joignant le geste à la parole: -Une écritoire? Voilà. Une plume? Celle-ci? Du papier? Ces feuilles!... Maintenant, termina Cyrano en approchant la chandelle, que manque-t-il à Votre Éminence? -Rien. Merci, Monsieur de Berzérac... J’écris donc: «Ordre à Mousou le Gouverneur dé libérer, dé souite...» Voilà... C’est écrit, signé de ma main... Aucune difficulté. Il tendit cet ordre au poète qui, méfiant, le lut d’abord attentivement, puis le fit disparaître dans une des poches de sa soubreveste. -À présent, Monseigneur, si vous le voulez bien, occupons-nous du petit vicomte... Je tiens à ce que mon ami séjourne en France librement, qu’il la quitte de même, quand il lui plaira et comme il lui plaira... «Quatre lignes de votre main pastorale faciliteraient singulièrement les choses... J’attends donc de votre bonté... -Si! C’est juste! Il se remit à écrire. -Et pour vous-même, Monsieur de Bergerac, demanda-t-il quand il eut signé, vous ne réclamez rien? Le bretteur haussa les épaules: -À un ennemi, jamais! -Vous êtes courageux, jeune homme, bouillant et follement courageux, mais d’une imprudence qui diminue ces qualités. Quand on a joué un tour aussi pendable à un ministre et qu’on a l’heureuse fortune de le tenir à sa merci, on ne doit pas le lâcher sans lui... extorquer une déclaration d’amnistie... Et comme Cyrano le regardait, un peu surpris, l’Italien poursuivit: -Si j’étais aussi implacable que le fut toujours M. de Richelieu, votre tête ne resterait pas longtemps sur vos épaules, Monsieur de Cyrano. «Ma, je suis pacifique et sans rancune. Le sang appelle le sang. Mieux vaut persuasion que violence. -Votre Éminence a diablement raison car, avant de prendre la tête du fils de mon père, il faudrait dire deux mots à mon épée! Alors, Mazarin dit à mi-voix: -Acte de rébellion à main armée contre M. le Lieutenant Le Norcy, chargé d’une mission de la Reine... Attaque de l’escorte du Ministre, de nuit, sur les grands chemins... Rapt et séquestration dudit Ministre... Entre nous, Monsieur de Bergerac, reconnaissez- le... plusieurs ont perdu la vie pour moins que cela! -Soit, admit Cyrano, mais Votre Éminence n’aime point à se rougir les mains... Elle vient d’en faire l’aveu... Elle cherchera donc sa revanche... -Si! -Elle me jouera un tour encore meilleur... Pour toute réponse, le Ministre serra ses grosses lèvres sensuelles. Il murmura imperceptiblement: -C’est déjà fait! -Vous dites, Monseigneur? -Je dis, Monsieur de Bergerac, il est inutile de se déchirer quand on peut s’entendre. Je possède une bibliothèque de près de quarante mille volumes... Celui que j’ai chargé de la conservation de ce trésor succombe sous le travail... Je lui cherche un aide... Pourquoi ne seriez-vous pas celui-là? Vous aimez les livres... Vous en faites. Mes chers volumes ne pourraient être en des mains meilleures ou plus dignes... Cyrano s’inclina: -Votre Éminence m’accable... Tant de magnanimité m’éblouit... -C’est oui, n’est-ce pas? Une situation de tout repos. Je vous ferai nommer gentilhomme ordinaire de Sa Majesté... -Monseigneur, permettez-moi de vous répondre: c’est non. Je prise l’indépendance plus que tout. Jamais je ne serai à quelqu’un, sauf au Roi. Le Cardinal fit un geste vague: -Que de fierté! Que d’orgueil! Mais il n’insista plus. Cyrano ne pouvait pas être acheté. C’était bien dommage! Un pareil homme valait un maréchal de France. Cinq minutes après, comme il l’avait promis, Cyrano, accompagné de Linières et de Saint-Amant, faisait un bout de conduite au Cardinal. Ils lui tirèrent poliment leur chapeau, quand fut en vue la grille de l’ancien château de Richelieu et revinrent joyeux à Bougival. N’avaient-ils pas contraint leur adversaire à se dessaisir de Claire et à donner à Georges un précieux sauf-conduit? De son côté, le Ministre, quand il put se reprendre, ne se sentit pas moins satisfait. Il réfléchit longuement avant de se mettre au lit. -Le Destin a prononcé, s’avoua-t-il. Il eût été malséant et maladroit d’aller importuner la reine ce soir... C’était, en somme, un mauvais calcul. Ce Cyrano vient de m’éviter de commettre un fâcheux impair! Il conclut, au moment de céder au sommeil: -Zé vais çanzer mes battéries dé placé... Oun homme dé mon sang, il n’en est pas à une conversion près. Une question s’est posée dans l’esprit de nos lecteurs, pendant la lecture des pages qui précèdent. Celle-ci: -Comment Cyrano et ses dix compagnons, si braves, si résolus qu’ils fussent, ont-ils pu résister au choc de trois cents cavaliers et mieux, les mettre en déroute, par deux fois? Le soin de suivre les événements nous a empêchés de donner, en leur ordre chronologique, les explications nécessaires. Nous allons donc revenir un peu en arrière pour montrer le bretteur et ses amis arrivant à Bougival, au début de l’après-midi qui précéda le soir de l’enlèvement. À l’Hostellerie du Paon, relais des chevaux de la poste royale, ils se font d’abord servir un copieux repas, arrosé comme il convient, par cette chaleur orageuse et en présence de Linières, aimable Bibendum. Puis ils examinent, en connaisseurs, car ce sont tous des gens de guerre, les lieux où, sur le conseil de d’Artagnan, on doit, coûte que coûte, faire obstacle au passage du Cardinal. Venant de Rueil, le ministre, ami du bien-être, ne se lancera certes pas par les chemins de traverse qui permettent de gagner Saint-Germain presque en droite ligne. Ils sont bons tout au plus aux carrioles des paysans. Sans pavés, étroits, sales et creusés de profondes ornières, ils obligent à traverser deux fois la boucle que fait la Seine. Donc, sans aucun doute, l’ennemi passera par ici. Cyrano donne des ordres à voix basse, fait des signes mystérieux, vite entouré de curieux, et comme il coupe ses phrases de menaces ou de railleries qui visent Mazarin, son auditoire campagnard devient extrêmement sympathique. Ici, comme ailleurs, le premier ministre est exécré. Dans le peuple, s’est répandu le bruit qu’il tirait ses richesses de renseignements vendus par lui aux ennemis du royaume. On l’appelle couramment le traître, l’espion, l’étranger. Et tout cela s’ajoute à la haine du mauvais financier, à l’horreur de celui qui lance sur les gens les receveurs et les collecteurs d’impôts et de prestations. Aussi chacun de ces braves gens s’empresse-t-il de se mettre à la disposition de «ces beaux Messieurs de Paris». Cyrano surtout leur plaît, avec sa faconde, son rire, son absence totale de morgue, quand il s’adresse à des humbles. Ils feront tout ce qu’il voudra! -Ce que je veux, mes amis, pour l’instant? Eh! espedious! d’abord des pelles, des pioches et des bras solides pour les manier! Comme ses amis le regardent avec surprise, car ils ne soupçonnent guère à quel labeur leur chef compte employer ces rustres, il les nargue: -Voilà bien de mes gentilshommes! Allez, imitez-moi, mettez bas, pourpoints et soubrevestes, mes agneaux! Ensuite, manches retroussées, tous à la niche contre Mons. Mazarini! Tous? Non... Toi, Linières, tu vas te rendre à l’entrée de Bougival... là où la route forme un coude... Tu es chargé d’avertir voitures et cavaliers... Tu leur diras: «Allez au pas! On répare la chaussée un peu plus loin!» Tu comprends, il ne faut pas qu’on nous écrabouille! -Que diable as-tu en tête? demande Saint-Amant torturé par la curiosité. Comptes-tu faire de nous des terrassiers? -Pourquoi pas, mon bonhomme? D’abord, ce sera dans l’intérêt de ta santé, car le travail manuel doit te faire perdre un peu de ce suif malsain!... Ensuite, ignores-tu les principes de la guerre de siège? Sais-tu, oui ou non, comment on approche d’une muraille bien garnie de défenseurs, sans risquer d’être fusillés comme des lapins? -On ouvre une tranchée, parbleu! -Bon! Tu m’as compris! -Allons donc, farceur, le Cardinal n’est pas une citadelle... -Va toujours... tu es moins bête que tu voudrais le faire croire! Bientôt, paysans, commerçants, mariniers, tout ce que Bougival comptait d’habitants mâles, y compris M. le Curé, survenu en oisif et vite gagné par l’enthousiasme de ses ouailles, avait mis veste bas et coupait la route par une tranchée faite selon les règles de l’art. Quand survenait une voiture ou un cavalier, Cyrano, très aimable, assurait qu’on faisait subir à la grande route une réparation urgente. Fort serviable, il indiquait un passage resté libre, entre les berges du fleuve et les travaux; à deux ou trois reprises même, il fit aider un carrosse à se tirer sans anicroches de cette manoeuvre délicate. De temps en temps d’un oeil connaisseur, il consultait le ciel et disait au prêtre: -Monsieur le Curé, priez le Bon Dieu de faire éclater l’orage qui menace depuis l’aube... Une pluie diluvienne arrangerait fort bien nos affaires. La tranchée creusée, Cyrano se déclara satisfait et proclama: -Ça, c’est la ligne de retraite... le suprême donjon de la défense... Allons préparer les premières lignes! Les bois de Louveciennes vont nous en fournir les éléments sans grosse peine... D’ailleurs, mes amis, changer de travail c’est se distraire et se distraire, c’est se reposer. De terrassiers, nous allons devenir bûcherons. Un des assistants protesta gaiement: -C’est mon métier! N’allez pas prendre mon gagne-pain. -Eh bien, l’ami, tu ne pouvais mieux tomber! Tu nous seras précieux... Il nous faut des arbres -pas des géants, bien sûr, car nous ne pourrions pas les traîner, même en nous y attelant tous -, des arbres, avec leurs branches et leurs feuilles... -Pour embarrasser les cavaliers? -Surtout pour arrêter leurs montures. Nous allons créer des chevaux de frise. -Alors, c’est pour défriser leurs chevaux? -Si tu veux, mon neveu! Rien de ce qui peut durant la nuit noire surprendre l’adversaire, le retarder, le mettre en posture exécrable, ne peut être négligé. «Ensuite, il nous faudra du bois mort, des fagots, de la paille... Ah! Mons Mazarini ne se doute pas de l’accueil charmant que va lui faire le loyal bourg de Bougival! À cinq heures du soir, derrière les maisons du village, tout ce qu’avait demandé l’organisateur se trouvait prêt. Il ne craignait qu’une chose: l’arrivée de Mazarin avant le coucher du soleil. Soudain, la pluie se mit à tomber et, dès lors, ne cessa guère. À la nuit, les arbres furent traînés à dix mètres devant la tranchée, dressant un obstacle inextricable que renforçaient des chaînes tendues, à hauteur d’homme à cheval. Dans les maisons qui faisaient face au traquenard, on avait entassé des bouchons de paille, des pelotes d’étoupe. Ceci avec la pleine autorisation des habitants, car, prévoyant une mêlée, des représailles et toute la destruction qui pouvait en résulter, avec les écus remis à d’Artagnan par la Reine, loyalement, avant tout dégât, Cyrano avait payé contenant et contenu. Quant aux habitants, il s’était refusé, malgré leurs supplications, à accepter leur aide: -Nenni! Nenni! Restez chez vous, et tirez bien le verrou. Il faut tout prévoir. Le Mazarin sera capable de se venger sur les petits, sur les moins défendus. Pour se faire obéir, il dut en appeler au prêtre. -Monsieur le Curé, rappelez à ces enragés qu’ils ne sont pas gens de guerre. -Vous avez raison, Monsieur de Bergerac... il faut éviter toutes complications ultérieures. Je ferai tout à l’heure un sermon à l’église, et je vous garantis que tous mes paroissiens y viendront. Ils ne m’ont jamais fait de chagrin. Lancés au galop en pleine nuit, aveuglés par la pluie, on devine ce qu’il advint des premiers cavaliers de l’escorte de Mazarin... Les chevaux trébuchèrent, jambes prises, des paturons aux genoux, dans les branches des arbres jetés là; les hommes furent désarçonnés ou meurtris par la brusque rencontre avec les chaînes tendues, tandis que, cavaliers et montures qui les suivaient, emportés par leur élan, se jetaient sur eux, les bousculant, les écrasant. Ce fut, dans l’obscurité, une mêlée mémorable. Alors, pour augmenter le désordre et la confusion, MM. de Brissonnière, de Perrin, de Guary et de Langoët, qui occupaient l’espace situé entre la barricade et la tranchée, s’occupèrent, se multiplièrent. Tout en poussant d’affreux cris, ils tiraient des coups de pistolet, tournaient la barricade, surgissaient, hurlaient, piquaient au hasard dans le formidable enchevêtrement d’hommes et de chevaux. Et des fenêtres des maisons, M. de Poudrayoc et Linières, jurant, criant, déchargeant leurs armes, lançaient des fagots, de la paille et de l’étoupe en flamme. Ce furent quelques instants d’épopée. Huit hommes en terrorisaient trois cents, huit hommes faisaient croire à un coup de main en règle pratiqué par un régiment d’élite. Bientôt, une panique folle frappa les gardes et les chevau-légers dont les montures intactes, épouvantées par le vacarme, les détonations et le feu, semblaient prises de délire. Alors, ce fut la débandade, la fuite éperdue, la déroute. Certains furent conduits droit au fleuve, d’autres emportés dans les bois de la Celle, de Louveciennes et de Marly. Ce fut le moment que choisirent Cyrano et Saint-Amant, sagement demeurés en réserve jusque-là, pour marcher droit au carrosse du ministre. Carrosse autant dire abandonné, car les laquais s’étaient enfuis, et le cocher se cachait les yeux d’épouvante. Une seconde tentative de quelques gardes ralliés par leurs officiers et parvenus à dominer enfin leurs montures ne fut pas plus heureuse. Elle se heurta aux mêmes obstacles insurmontables. L’intervention du Cardinal y mit fin, comme on l’a vu. Après avoir reconduit fort galamment le ministre jusqu’à l’entrée principale de son château, le Gascon et son gros ami revinrent d’une traite à Bougival. Maintenant, la victoire étant acquise, il s’agissait de débarrasser la route de ses pièges. Tout portait à croire que, d’un moment à l’autre, d’Artagnan passerait là, ramenant le conseiller Broussel et peut-être George de Villiers. D’ailleurs, notre ami Cyrano n’était nullement un perturbateur. Du moins, en était-il intimement convaincu. Comme tous les Français, il aimait l’ordre et avait le goût de la mesure. C’était à son corps défendant qu’il se jetait dans des entreprises hasardeuses autant que pleines d’audace. Il ne se sentait pas le droit de gêner la circulation des cavaliers et des véhicules qui empruntaient cette grand-route très fréquentée. Bientôt, éclairés par quelques fagots -c’était la tâche de Linières qui, au dire de Cyrano «sentait le fagot», d’entretenir le feu -les gentilshommes, le bon curé et ses ouailles s’attelèrent aux arbres, retirèrent les chaînes, comblèrent la tranchée, et ils se mettaient en devoir de repaver la route tant bien que mal, quand M. de Brissonnière perçut le bruit d’une troupe montée en marche. Cela venait du côté de Saint-Germain. -C’est peut-être M. d’Artagnan? C’était lui. À la tête d’une vingtaine de mousquetaires, il précédait un fort beau carrosse de la Cour. Cyrano se précipita: -Victoire! Sombre, d’Artagnan fit un signe de tête négatif: -Pas pour moi! -Comment? Tu ne ramènes donc pas?... -Non, te dis-je! -Eh! milledious, qu’y a-t-il dans ce carrosse? -Broussel. -Et... Et le petit? demanda le bretteur dont le coeur se serra. -Arrêté à la sortie du château! -Corbac, est-ce possible? Arrêté! Et arrêté à côté de toi, d’Artagnan? Je rêve! Dis-moi que je rêve! Voyons, tu étais là, n’est-ce pas? George venait de chez la Reine... Il se trouvait encore au château... Alors, je ne comprends plus! Ma pauvre caboche éclate! -Écoute-moi... C’est sans doute une ruse infernale de Mazarin... Il a été appréhendé par les gens de M. de Guitaut, sur un ordre signé par Anne d’Autriche au nom du Roi! «Je vais, d’ailleurs, te rapporter comment cela se fit... La Signature Extorquée. Au seuil du cabinet de la Reine, George de Villiers s’arrêta, incliné. Il était profondément ému. Derrière lui, immobile, raide en son uniforme écarlate, se tenait d’Artagnan. La pièce dans laquelle Anne d’Autriche attendait son fils préféré avait de vastes proportions. Le meuble et la décoration appartenaient à ce genre travaillé mais austère qu’on appelle aujourd’hui le style Louis XIII: solides meubles de chêne, de cerisier ou de noyer, colonnes torses, tapisseries sur les fauteuils à haut dossier. Elle était très vivement éclairée par trois hautes fenêtres qui donnaient sur le paysage incomparable: la Seine et ses boucles, les verdures de Chatou, du Vésinet, du Pecq, les bois de Louveciennes, la plaine de Nanterre, que veille le Mont Valérien, dont le nom rappelle la conquête romaine. Enfin, presque au fond du décor, les murs de Notre-Dame, la flèche de plomb de la Sainte-Chapelle, le haut de la Tour Saint-Jacques, les toits en poivrières du Palais de Justice, les moulins de Montmartre et, enfin, très visible, la flèche de l’église abbatiale de Saint-Denis, sépulture des Rois de France... La Reine tournait le dos à ces fenêtres. Assise, effondrée plutôt, dans un fauteuil, elle paraissait être à bout d’émotions, anéantie. Depuis plusieurs jours, cette mère espérait l’heure présente où, pour la seconde fois, il allait lui être donné de revoir le fruit de ses belles et secrètes amours. Depuis plusieurs jours, quoique Régente de ce royaume, elle était plus malheureuse que la dernière de ses sujettes. Sa grandeur la liait, l’entravait au physique comme au moral. Elle devait se lever, s’habiller, parler, écrire, manger, dormir au vu et au su de tout cet entourage que consacre l’étiquette. Même la délivrance d’une Reine est publique! Anne, surtout depuis la mort de son royal époux, avait cessé de s’appartenir; elle était la chose de l’État. Certes, la souveraine croyait bien pouvoir compter sur quelques- uns de ses familiers, des hommes surtout, dont le bon Guitaut, d’Artagnan, Le Norcy et René de Lélio, son petit page. Par contre, elle devait se résigner à craindre presque toutes ses femmes ou filles d’honneur et se méfier du plus grand nombre de ses gentilshommes du service royal. L’or du Cardinal, ses caresses, ses roueries trouvaient peu d’obstacles. C’était surtout la présence continuelle de son ministre qui pesait à la Reine au cours de ces heures angoissantes. Exactement comme s’il avait eu vent des tentatives désespérées qu’elle allait faire pour échapper à son emprise sournoisement servile, Mazarin, prenant prétexte des événements qui se déroulaient à la frontière et dans Paris, ne lâchait pas la souveraine d’une semelle. C’était conseil sur conseil, entretien sur entretien. On sait comment la Régente profita des circonstances pour fuir Paris, c’est-à-dire son amoureux ministre. Elle ne voulut emmener avec elle qu’une suite insignifiante, triée sur le volet, dont Mme de Motteville et le gentil petit page René de Lélio, en qui elle avait toute confiance. Confiance un peu hasardée, puisqu’il avait, une fois déjà, vendu au Cardinal un des secrets de celle qu’il servait. La Reine songeait à toutes ces choses quand, son autorisation obtenue, d’Artagnan ouvrit la porte, s’effaça et démasqua le vicomte. -Ah! fit Anne, en comprimant à deux mains les battements de son sein. Éclairé par un rayon de soleil, qui dorait ses boucles blondes, elle venait de voir apparaître l’ex-chevalier Mystère, son enfant chéri. Or, dans une hallucination qui la poignait à la faire crier, il lui semblait revoir Buckingham en personne, fin, élégant et fier. Très vite, la petite-fille de Charles Quint domina son émotion, mais sans parvenir pourtant à empêcher sa voix de trembler lorsqu’elle put dire: -Entrez, Messieurs! Soyez les bienvenus à Saint-Germain. Alors, tandis que d’Artagnan, toujours prudent, refermait la porte et faisait les trois saluts espacés qu’ordonne l’étiquette de la Cour, George, d’un élan de tendresse charmante, courut jusqu’à la Reine, se jeta à genoux sur le coussin qui traînait devant son fauteuil et couvrit de baisers les longues et douces mains maternelles. -Monsieur d’Artagnan, dit la Reine avec ce sourire qui lui gagnait tant de coeurs, nous voudrions vous donner nos mains à baiser, en vous exprimant toute notre gratitude, mais, vous le voyez, Monsieur votre ami les monopolise... C’est un grand égoïste! Des larmes de tendresse et de bonheur brillaient aux cils de la souveraine. -Madame, fit le capitaine, souffrez que je me retire... Ma tâche a été faite, hélas, incomplètement: l’épouse bien-aimée de M. de Villiers, celle qui fut autrefois Claire de Cernay, votre jeune demoiselle d’honneur, est au pouvoir de... -Je sais, interrompit la Reine. Nous aviserons, ce soir, en soupant tous les trois... Vous êtes notre invité, Monsieur d’Artagnan! D’Artagnan rougit de plaisir. La faveur était immense, en effet, car peu de gentilshommes en France pouvaient se vanter d’avoir soupé avec la Reine, en petit comité du moins, et aussitôt il associa Françoise à sa joie, en pensée: «Comme elle sera contente!» Un autre se fût dit: «Ma fortune est faite. Un mot de la souveraine, et il m’est permis de briguer les plus hauts grades... Elle peut m’acheter un régiment!» Non! ce mousquetaire n’était pas de son temps; il ne songeait qu’à l’honneur. Il quitta le cabinet royal fou de joie. Restés seuls, la mère et le fils se regardèrent et se sourirent: -Mon enfant, mon George bien-aimé!... La voix d’Anne d’Autriche faisait songer au roucoulement d’une colombe blessée. De ses doigts effilés, sur lesquels scintillaient des firmaments, elle peigna les cheveux blonds du jeune homme, puis elle écarta les chères boucles, cherchant la douceur du front et des joues, qu’elle baisa et rebaisa, en soupirant: -Peux-tu imaginer, George, quel a été mon supplice? Comme il m’a fallu souffrir! «Il y a cinq années -cinq années, mon Dieu! -quand tu vins en France à la recherche de ta mère, je ne pouvais presque rien pour toi. Il m’était défendu de te reconnaître, de te rassurer, de te crier la vérité. -Je l’ai sue, Madame, rien qu’en vous regardant, rien qu’en vous écoutant. Anne rougit et demanda: -Ne la juges-tu pas sévèrement, cette mère infortunée, George? -Je n’ai jamais eu la pensée de la juger, Madame. Il m’a suffi de vous voir pour vous adorer. «Je vous aimais déjà avant que de vous avoir approchée... Mes songes de petit enfant me montraient une grande dame, très haut placée. -Hélas! beaucoup trop haut! gémit la Reine. Naguère, soupçonnée par le roi sombre et jaloux, jaloux surtout d’un éblouissant rival, surveillée par un ministre cent fois plus redoutable que mon époux, le veuvage et l’exercice du pouvoir suprême ne m’ont pas même apporté la libre disposition de mes droits de femme et de mère. «C’est en secret que je t’ai fait venir, pauvre enfant. «C’est en secret que je te reçois! «Déjà l’ennemi prend position; ton voyage a coûté sa liberté à notre chère petite Claire... J’ai été égoïste, imprudente... Je tremble à la pensée des nouveaux dangers que tu peux courir. -Qu’importent les dangers, Madame? Les inoubliables heures que je vais vivre à vos pieds, à vos côtés valent plus de mille périls! -Non! Non! Je ne puis te garder! Je ne serai rassurée qu’en apprenant que vous êtes repartis tous deux, et loin, en mer, cinglant vers les côtes d’Angleterre. Leur conversation se poursuivit assez longtemps. Ils ne s’entretenaient que de leur amour, maternel ou filial. Ils s’embrassaient avec transport, ne pouvant se rassasier du plaisir de se voir et de s’entendre, mais attristés par l’absence de Claire et par l’idée que, ce soir même, peu de temps après le coucher du soleil, il leur faudrait se dire adieu... Pour combien de temps? Pour toujours peut-être? Car le fils de Buckingham ne pouvait s’attarder au château habité par la Reine de France. Ces quelques heures de tête-à-tête étaient déjà fort imprudentes. Anne insista pour le faire comprendre à son fils: -Je ne veux pas donner prise sur moi à celui que tu sais. Elle rougit une fois encore. C’est que, brusquement ramenée vers ce cher et délicieux passé, dont elle voyait devant elle le vivant témoignage, la mère commençait, en elle, à triompher de la femme. Ce n’était plus celle qu’avait troublée l’Italien frôleur et persuasif, le tendre et gazouillant hypocrite, le gentillâtre en robe rouge, aux yeux enamourés comme ceux d’une fille ardente des pays de soleil... Devant l’image de Buckingham, si virilement beau, si franc, si net d’allure et de pensées, la silhouette du madré personnage rentrait dans les ténèbres où il préparait ses «combinaziones». -J’avais raison de vouloir serrer George sur mon coeur, pensait- elle. Il a rompu le mauvais charme! Toute sa fierté royale revenue, elle songeait à faire comprendre nettement à son ministre, dès leur première entrevue, qu’il devait désormais limiter ses ambitions aux choses du Gouvernement. C’était déjà trop qu’il eût osé concevoir l’idée audacieuse de voir en sa souveraine une femme à conquérir. D’ailleurs, le Cardinal n’insisterait pas. Il était trop fin, pensait Anne d’Autriche, pour risquer de s’aliéner, à jamais, en la blessant dans son orgueil de reine et dans sa dignité de femme, de s’aliéner la veuve de Louis XIII, la mère de Louis XIV, la petite-fille de cet empereur Charles d’Autriche dont le soleil ne cessait jamais d’illuminer les terres, même quand, pour l’Europe, il se couchait. Après qu’Anne d’Autriche se fut éloignée du Palais-Royal, en prévenant son ministre de la résolution prise par elle de se rendre à Saint-Germain, le Cardinal fit mander le sieur de Vauselle et lui notifia cet ordre bizarre: -Monsieur de Vauselle, mettez-vous discrètement à la recherche d’un petit page de la Reine... malin comme un singe... vous savez qui je veux dire? C’est autant dire une fillette demi-mâle... Va bene! Et, un sourire sardonique aux lèvres, les yeux brillants comme chaque fois qu’il s’apprêtait à zouer à autrui quelque bon tour, le Cardinal, resté seul, fouilla dans les papiers et peaux de mouton qui encombraient son bureau. Enfin, il trouva ce qu’il cherchait. C’était un parchemin, qu’il lut avec une satisfaction si grande qu’il paraissait en savourer les termes. -Eh! eh! murmura-t-il en se frottant les mains, je n’ai point coutume de me féliciter moi-même... Pourtant, cette fois, c’est un chef-d’oeuvre d’audace en même temps que d’habileté. «Elle était si pressée de courir à Saint-Germain, cette pauvre reine... Pour cacher quoi? Je le sais bien!... Courez-y, Majesté. Courez-y. Je ne m’y oppose aucunement... Ayant dit, il roula le parchemin et passa chez le Chancelier pour y faire apposer, comme il convenait, le grand sceau royal de cire verte, afin de conférer à cette pièce officielle un suprême caractère d’authenticité. Cela fait, il revint dans son cabinet, où l’attendaient Vauselle et le jeune René de Lélio. Il ferma lui-même les fenêtres, vint à eux, et leur donna des instructions, d’une voix à peine perceptible... C’est ce qui permet de comprendre pourquoi, ce soir-là, le sieur de Vauselle se tenait discrètement caché dans un coin sombre de la cour du château de Saint-Germain, les yeux fixés sur l’appartement royal dont les boiseries des fenêtres étaient toutes dorées. Un rictus tordait son visage. -Profitez-en, raillait-il, bécotez-vous, les amoureux; mettez les bouchées doubles... Ici, le patient Vauselle attend son heure, c’est-à-dire celle de son maître, Monseigneur le Cardinal. Sa faction dura bien deux heures. Enfin, Vauselle vit une silhouette d’enfant disparaître sur le perron royal, chercher des yeux la zone la plus sombre et s’y jeter en courant. C’était le petit page de la Reine, qui cherchait l’espion et vint lui dire: -C’est l’instant, ils vont descendre... Alors, Vauselle quitta rapidement son poste d’observation et, tandis que le jeune et coquet Lélio s’éclipsait, regagnant en hâte l’appartement royal, lui-même s’élança vers le corps de garde situé sous la voûte. -Ordre de sa Majesté, dit-il au premier garde qu’il avisa. Allez me chercher l’officier de service. C’était le lieutenant Le Norcy: -Monsieur, lui dit Vauselle en faisant passer sous ses yeux le rouleau timbré au sceau de France, je suis porteur d’un ordre d’arrestation. Cet ordre est urgent et concerne un gentilhomme étranger, le Vicomte de Villiers, originaire d’Angleterre. Nous sommes informés qu’il s’est déguisé en mousquetaire, et doit, d’ici quelques instants, tenter de fuir en profitant de la sortie de MM. Broussel et d’Artagnan. Le lieutenant fit une légère grimace. Il connaissait le métier de Vauselle et le savait à Mazarin. Comme tel, il le méprisait copieusement. Aussi manifesta-t-il quelque méfiance: -En quoi cela peut-il m’intéresser, Monsieur? Si vous êtes porteur d’un ordre, il vous faut l’exécuter, voilà tout. -C’est que... commença l’olibrius... je crois vous l’avoir dit, cet homme espère profiter de la présence de M. d’Artagnan. M. Le Norcy flaira un piège: -Montrez-moi cet ordre! -Le voici! fit aimablement Vauselle en ricanant à part soi: «Et maintenant, mon ami, je te défie de désobéir!» Le lieutenant marcha vers un chandelier, brisa le sceau fleurdelysé, et lut: Par les présentes, ordre est donné au sieur Lhermitte de Vauselle de procéder à l’arrestation immédiate du sieur George, Vicomte de Villiers, sujet anglais, âgé de vingt-trois ans, qui dissimule sa personnalité, avec soin, sous divers noms et déguisements empruntés. Le sieur Vauselle peut et doit requérir aide et obéissance de ceux qu’il choisira pour l’assister. De par le Roi Louis, quatorzième du nom, la Reine Régente Anne. L’ordre était formel, la pièce régulière. -C’est bon, déclara le lieutenant. Je vous prêterai main-forte, Monsieur de Vauselle. Et, se tournant vers ses hommes: -Alerte, Messieurs, pour une corvée... Cinq hommes en armes! Au trot! Pourtant, Vauselle n’osait encore se réjouir. Il allait avoir à affronter un officier moins accommodant: d’Artagnan. Qui sait ce que lui réservait le capitaine des mousquetaires? -L’ordre royal porte «arrestation immédiate», fit-il remarquer à M. Le Norcy. -Je sais lire, Monsieur. -Vous voudrez bien m’aider à faire rapidement monter en voiture le prisonnier, et à empêcher que ne soit suivie la dite voiture. -Comptez sur moi! -Même si M. d’Artagnan... -Je vous ai dit: «Comptez sur moi!» Personne, d’ailleurs, n’oserait s’opposer à l’exécution d’un ordre royal signé, pour le Roi, par Mme la Régente, assura l’officier qui pensait à part soi: «Quel singulier trembleur!» Moins de dix minutes après, un carrosse s’engageait sous la voûte. Il était suivi par une douzaine de mousquetaires à cheval. -Place! cria le cocher. Baissez la chaîne! À ce cri, le lieutenant, posté à la sortie de la route, répondit d’une voix impérieuse: -Halte! Auprès du jeune officier des gardes, se tenait le sieur de Vauselle, au fond peu rassuré, car la lanterne qu’il tenait à la main tremblait fortement. Surpris par cet arrêt insolite, d’Artagnan poussa son cheval vers le Chevalier Le Norcy: -Ne me reconnaissez-vous pas, Monsieur? -Si fait, mon capitaine. Mais je cherche un personnage qui ne doit pas sortir libre. Aussi, vous serais-je obligé de bien vouloir m’excuser. Je suis ma consigne. En lui-même, il pestait fort: -Hier, le conseiller Broussel, ce soir le vicomte de Villiers. Ne se lasserait-on pas de le charger de commissions désagréables? Sa mauvaise humeur retomba sur Vauselle: -Au fait, lui dit-il, cherchez votre homme vous-même. Vous devez le connaître, puisque c’est vous qu’on lance à ses trousses! Alors, Vauselle promena la flamme de son lumignon, d’abord dans le carrosse où elle révéla la face boursouflée et terrifiée du vieux protecteur de Mlle Minou. Le drôle salua d’un sourire obséquieux - il se souvenait des pistoles arrachées l’avant-veille au Cardinal -puis il examina les cavaliers un à un. Au nom de Vauselle, cependant, d’Artagnan avait dressé l’oreille. Il y avait du Mazarin là-dessous. Aussi, penché sur sa selle, appela-t-il le lieutenant Le Norcy: -Mon cher lieutenant, lui dit-il à l’oreille, je crois que vous êtes en train de commettre une lourde faute... Le chevalier se redressa: -Vous devez vous tromper, Monsieur, affirma-t-il. Croyez-le, je n’agis pas sans un ordre formel... En l’absence de M. de Guitaut qui, comme vous le savez, est souffrant, j’ai le commandement du Palais... «J’ignore s’il peut y avoir faute, mais elle ne m’incomberait point, car j’eus tout à l’heure sous les yeux un acte authentique, dûment paraphé et signé. -Prenez garde, lieutenant, le gentilhomme que recherche cette mouche qu’est le Vauselle, est un protégé de Sa Majesté. -Cela ne se peut! -Je vous l’affirme! Les voix étaient devenues dures. M. Le Norcy, fort d’avoir eu entre les mains l’ordre d’arrestation, se tenait assuré d’observer la discipline d’un soldat et le capitaine entendait qu’on ne mît pas en doute sa parole. Pendant ce temps, Vauselle avait pu reconnaître George. Il cria aux gardes: -Le voici! C’est bien lui! D’un geste rapide, se croyant attaqué, George tira son épée. Ce geste n’échappa point au lieutenant qui, désirant éviter toute complication fâcheuse, quitta brusquement d’Artagnan pour s’élancer vers le vicomte. -Point de rébellion, Monsieur! lui intima-t-il. Au nom du Roi, je vous arrête. Une fois encore, le mousquetaire intervint: -Lieutenant, vous regretterez... -Mon capitaine, moi, je vous le répète, loyal officier du Roi, je me borne à exécuter un ordre de mon souverain. Cet ordre porte la signature et le sceau de Madame la Reine-Régente... -C’est extravagant! -Vauselle, montrez cet acte à M. d’Artagnan. «Quant à vous, Monsieur de Villiers, veuillez descendre, je vous prie, et me remettre votre épée! Et, tandis que d’Artagnan, effaré, anéanti, prenait connaissance du fatal parchemin, George s’exécutait, rendait son épée et suivait le lieutenant... Pour dominer son indignation et sa fureur, il avait dû se dire: -Une algarade ne pourrait que nous être funeste... Si je blesse un de ces soldats, je donne prétexte au Ministre de sévir contre Claire et contre moi. Laissant son ami d’Artagnan pétrifié par la surprise, il suivit rapidement le chevalier Le Norcy, que précédait le répugnant Vauselle. Un carrosse, entouré de six cavaliers, attendait à quelques toises de la porte. George y monta, sur l’invitation de Vauselle. Le cortège s’ébranla, vers l’église, tourna sur la droite, du côté de la forêt, et disparut dans la nuit opaque, avec un grand bruit de cavalcade et dans des gerbes d’étincelles arrachées au pavé du Roi. M. Le Norcy revint vers d’Artagnan. En envisageant le célèbre mousquetaire qui, toujours immobile, tenait le fatal papier à la main, il lui sembla deviner en ses yeux une sorte de commisération blessante. -Gardez cela bien précieusement, lui dit le capitaine en rendant le papier, car vous risquez fort, demain, de subir les éclats d’une double colère: celle d’une reine qu’on a jouée, celle d’une femme qu’on a trahie... Et, voyant pâlir son jeune interlocuteur: -Vous êtes tout innocent de cela, monsieur. Je vous avouerai même que, s’il y a un coupable autre que certain misérable..., ce coupable est devant vous! J’aurais dû crier, protester et sacrer! «J’aurais dû même, sur mon âme, vous opposer la force. «Sa Majesté se serait fait renseigner sur les raisons du bruit fait à la porte de son palais. Avisée, elle serait intervenue. -Monsieur, hasarda le chevalier, auriez-vous donc des doutes sur l’authenticité de... -Aucun. Cet ordre, que la Reine n’a pas pu approuver, elle l’a certainement signé de sa propre main... Vous devez savoir qu’on signe les yeux fermés, quand on est pressé, quand on a confiance, La Reine n’a pas lu cette pièce, j’en ferais le serment! Il pinça sa moustache d’un geste coléreux et se prit à marcher de long en large, en soliloquant: -Cadédis! où donc est mon devoir? J’ai reçu, de la bouche royale, mission de ramener, au plus tôt, ce monsieur Broussel à Paris. «Le retour de cet homme, son prompt retour, importe à la tranquillité de la capitale, à la sécurité de l’État. «Me mettre à la poursuite de Vauselle? «Il faudra, pour cela, savoir au moins dans quelle direction il a filé avec son prisonnier. Et comment faire pour le savoir? La ville est endormie. Nul passant... Pendant que je chercherai des indices, il aura gagné le large! «Si encore le drôle avait reçu l’ordre de conduire George à Rueil, chez l’Italien, j’aurais lieu d’être rassuré... Est-ce que Cyrano n’est pas embusqué à Bougival? Ça serait une belle rencontre, un coup de filet miraculeux! Ça serait trop beau! «Vais-je avertir la Reine? «Non! Pourquoi tourmenter si vite ce coeur maternel, déjà déchiré par de récents adieux? «Laissons-lui croire, jusqu’à demain, que son enfant est sous ma sauvegarde. «Ah! sangdi! la belle sauvegarde! D’Artagnan, mon bon, tu déclines! Il domina un mouvement de rage et dit, s’arrêtant devant le chevalier Le Norcy: -Demain, monsieur, ne manquez pas, dès que cela vous sera possible, de monter chez Sa Majesté. N’oubliez pas surtout d’apporter ce malheureux papier, qui va causer tant de mal. «Vous direz à la Reine combien je m’accuse, en tout ceci, moi, dont le premier geste eût dû consister à casser la tête de ce Vauselle d’un coup de pistolet! Dites-lui bien! «Adieu, monsieur! je vous souhaite bonne chance! «Quant à moi, je n’oserai jamais reparaître devant la Reine, que sur un ordre formel! car je viens, j’en ai la conviction, de forfaire à mon honneur! Alors, tourné vers ses mousquetaires, les larmes aux yeux, il commanda en élevant la main: -En route, messieurs! Quand il fut seul, le lieutenant Le Norcy tomba lourdement sur un banc du corps de garde. Il s’en voulait d’avoir si vite obéi à l’envoyé du cardinal Mazarin... Mais que peut faire un officier devant un ordre écrit? Il passa une nuit atroce. Toujours il reverrait, sur le mâle visage de d’Artagnan, rouler avec lenteur ces larmes de regret. Devant Le For-L'Évêque. Quand Cyrano eut entendu, de la bouche de d’Artagnan, le récit de l’arrestation de George à la sortie du château de Saint-Germain, il s’écria: -Qu’importe cette nouvelle machination du transplanté rouge. J’ai travaillé, de mon côté! Tiens, regarde ce qu’il subsiste encore des préparatifs faits, cette nuit, pour recevoir dignement Mons. Mazarini! «Ah! comme disent les braves gens qui nous aidèrent en la circonstance, c’était de la belle ouvrage! «Le ministre a dû capituler devant moi, oui, fils, il a dû souscrire à toutes mes exigences... Parbleu! le moyen de faire autrement, puisqu’il était mon prisonnier! D’Artagnan eut un haut-le-corps: -Sandi! t’ai-je bien entendu? Tu as réussi à t’emparer de... -Eh oui! milledious! Je l’ai tenu, le faquin, seul à seul, un bon quart d’heure, dans cette petite maison que tu vois là. -Ah! soupira le Béarnais désolé, si j’étais survenu ici une heure plus tôt!... Mais à quoi bon récriminer sur ce qui est fait! Bref, qu’est-tu parvenu à lui arracher à ce presse-misère? -Un renseignement difficile à obtenir et deux notifications de toute première importance, savoir: 1° le nom du Carcere duro où Claire de Villiers se trouve enfermée! 2° sa libération! 3° un sauf-conduit pour elle et pour son mari... Tu vois que rien n’est perdu! D’Artagnan était, sans doute, en proie à une crise de pessimisme, car il branla la tête et haussa les épaules: -Chiffons de papier, que tout cela! Cyrano parut être un peu vexé de ce doute. -Tu oublies, espèce de saint Thomas, que ces chiffons de papier portent la signature du premier ministre de ce royaume! -Ah! ouiche! sa signature! Tracée d’une plume encore plus oublieuse que la femme volage chantée par le galant roi chevalier! Notre Jules a bien des tours dans son sac. Il ergotera. Il dira qu’une signature obtenue par la violence est nulle en droit, et bien des gens l’approuveront. «Il tient notre ami Georges, et il le tiendra mieux que la plus sincère de ses promesses. «Celui d’entre nous qui sera assez audacieux pour aller trouver Mazarin, muni de ton fameux sauf-conduit, sera sans doute immédiatement arrêté et jeté dans quelque cul-de-basse-fosse... Quant à Claire... -Oh! pour cela, protesta Cyrano, c’est réglé comme papier à musique... Demain, c’est-à-dire dans quelques heures, nous nous rendrons auprès du Gouverneur de For-l’Évêque, l’ordre de libération immédiate en mains... Quelles objections élèves-tu? -Heu... Je n’ai aucune confiance en tout ce qui touche Mazarin, ses actes, ses paroles, ses écrits... «Il a pu se raviser, en rentrant à Rueil, même pas se raviser, car il ne t’a cédé que par frayeur, mais se garantir contre cet élargissement qu’il ne souhaitait pas... Un courrier a pu être immédiatement adressé au Gouverneur, avec l’ordre de s’emparer sur l’heure du dénommé Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac, quand il se présentera, muni d’un papier dont on ne devra tenir aucun compte. Le bretteur fit une grimace: -Ça serait, en effet, du Mazarin tout pur. Mais son sourire revint très vite: -Je l’attends au tournant, déclara-t-il. À matois, matois et demi! -Que comptes-tu faire? -Motus! Tu verras, pauvre de toi, tu verras! Un vrai Gascon, pour la finesse, peut, si ça lui chante, en remontrer à tous les happe- macaroni de la péninsule... Fais-moi crédit de quelques heures. Un peu réconforté, d’Artagnan se déclara obligé de remonter à cheval et de poursuivre sur Paris, avec le conseiller Broussel, qui avait suffisamment croqué le marmot, sur la route, durant leur entretien. -Vertuchou! s’écria le bretteur, et je n’ai pas même été le congratuler! À dire vrai, je l’avais complètement oublié!... Réparons. Il alla féliciter le vieillard de sa libération rapide, sans avouer qu’il en avait été un peu l’artisan, puis il demanda: -M’autoriserez-vous, Monsieur le Conseiller, à faire déposer à vos pieds un colis un peu encombrant? -Mais, je vous en prie, mon cher Cyrano. -Mille grâces! Et l’ex-cadet de Gascogne de crier dans la nuit: -Ohé! Linières! Eha! le gros! Apportez le paquet vivement! Monsieur le conseiller accepte de l’hospitaliser. De suite, on vit apparaître, zigzaguant, un étrange cortège: Saint-Amant et le Sac-à-vin transportaient une sorte d’énorme boudin, méticuleusement ficelé, d’où s’échappaient des jurons et des éternuements alternés: -Misérables! Atchi... Par la Pâque-Dieu... Atchoum... Triples du diable! Atcha! Alors, Cyrano retira son chapeau d’un geste cérémonieux et dit au magistrat: -Monsieur le Conseiller, j’ai la faveur de pouvoir vous présenter le Seigneur de La Maule, l’alter ego de Monseigneur le Cardinal que Dieu protège! Ayant laissé à Saint-Amant et à ses amis le soin de déblayer les obstacles accumulés sur la route, avec le bon conseil de ne pas trop s’y attacher, Cyrano reprit le chemin de la capitale, aux côtés de d’Artagnan, escortant le carrosse de Broussel. Il voulait, le plus vite possible, se rendre au For-l’Évêque, sortir Claire de prison, la mettre sous la protection du vieux Broussel, et ensuite aller aux Carmélites pour y saluer Roxane. Malgré sa hâte à mener à bien cette tâche amicale et ce plaisir personnel, les événements le retardèrent un peu. À la porte de la Conférence -dont le quai du même nom conserve aujourd’hui le souvenir -la Garde bourgeoise attendait le retour du Conseiller aimé du peuple. Cette troupe s’enthousiasma à sa vue. On dut aussi accepter une escorte d’honneur, ce qui retarda la marche de la voiture, car les bourgeois n’étaient pas montés. La nouvelle de la libération du Conseiller fut transmise de bouche en bouche et le devança partout. En dépit de l’heure matinale, Paris, bientôt debout, se rua dans les rues, s’écrasa sur les places riant, applaudissant, chantant, tout fier d’avoir fait ployer la volonté royale et brisé net la résistance d’un ministre exécré. Une dame d’honneur d’Anne d’Autriche, qui assista à la rentrée du vieillard, écrivit dans ses mémoires: «Jamais triomphe de roi ou d’empereur romain n’a été plus grand que celui de ce pauvre petit homme...» Et c’était vrai. On tira des salves de mousqueterie, on fit gronder le canon, on mit en branle les cloches de Notre-Dame d’abord, puis toutes les autres, et, dans cette glorieuse cantilène, le vieux Broussel sentait une crainte se mêler à son étonnement. Si sa petite amie, si la comédienne Minou, grisée par la joie de voir son «minet chéri» devenu l’idole de tout un peuple, allait, oubliant toute prudence, venir se jeter dans ses bras et l’accabler de baisers en public?... Quel scandale! Mais la jolie «soeur» de Vauselle ne se trouvait pas à Paris ce jour-là, on verra bientôt pourquoi, et rien ne vint troubler la rentrée triomphale de celui que chacun croyait austère et pur en ses moeurs. Ayant reconduit le Conseiller en sa maison de la rue Saint-Landry, d’Artagnan dit à Cyrano: -Maintenant, aucune consigne ne me retient plus, allons au For- l’Évêque! Quelques écus offerts au cocher du carrosse le décidèrent à accompagner nos amis jusqu’en la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, où se trouvait cette prison. La Maule, dans la voiture, éternuait et jurait toujours. Il souffrait autant de l’ankylose que de l’humidité de la couverture dans laquelle il avait été ensaché à la façon d’une momie. En effet, cette couverture avait bu tout son saoul, pendant la bataille nocturne; elle avait absorbé toute la pluie. Il n’en fallait pas davantage pour incommoder le malheureux. En route, d’Artagnan se frappa le front: -Mais, j’y pense! Nous avons en notre pouvoir le moyen de «zouer» celui qui aime tant à «zouer» ses adversaires... -Couquinasse! Est-ce vrai? s’enquit le Gascon. J’aurais plaisir, en effet, à te voir prendre, contre lui, et avec ses armes, une bonne revanche! -Hélas! il ne s’agit pas de cela pour le moment du moins... L’accueil réservé partout à M. Broussel nous a malheureusement fait perdre un temps précieux. Tout me porte à redouter une rapide parade de Mazarin. «À l’heure présente, je parierais que le Gouverneur de For- l’Évêque a déjà été avisé d’avoir à s’emparer de ta personne, si tu te présentes devant la sienne, avec ton beau papier, peut-être plus redoutable qu’utile... Non, tu ne commettras pas cette imprudence. Cyrano objecta: -Si je veux extraire de ce For-l’Évêque notre jeune amie Claire, il me faut bien, pourtant, me rendre auprès du Gouverneur! -Je n’en vois pas la nécessité. -Plaisantes-tu? -Voyons! Relis ce qu’écrivit ton prisonnier... Inutile de me montrer le papier; ma mémoire est excellente. Ton nom n’y figure pas... Donc, tu n’es nullement obligé de «comparaître» en personne devant Monsieur le Gouverneur... «Pourquoi ne chargerais-tu pas cet excellent La Maule de cette commission délicate? -Heu... L’idée me paraît... C’est à voir! Mais si le drôle nous file ensuite entre les doigts? -Bah! Espères-tu le céder à son maître contre une bonne rançon? Non! je te connais... Alors? Espères-tu que ce triste bougre pourra nous servir de gage? Folle illusion! Mazarin ne libérera jamais Georges pour délivrer ce maraud! «Risquons donc la partie. Par malheur, le confident cher au Cardinal ne se trouvait pas, pour l’instant, dans une tenue présentable. Il fut convenu qu’on ferait un crochet afin d’aller chez Saint-Amant, où Bergerac, connu de la donzelle avec qui le gros faisait son nid, se ferait bien accueillir. Comme il s’y rendait, Cyrano aperçut, rêvant tout éveillé, les yeux clos, un compagnon singulier, que berçait le pas lent d’une mule somnolente. -Sandious! Mais c’est le maître Boismaillé! s’écria-t-il en saluant le patriarche. Celui-ci, tant était grand son recueillement, ne parut ni le voir, ni l’entendre. Alors, l’interpellateur saisit la bride de la bête et l’immobilisa, tout en expliquant à son compagnon: -Un de mes amis... Je suis, tu le sais, aussi bretteur que poète, aussi physicien que dramaturge, aussi alchimiste que philosophe... J’ai travaillé au Grand OEuvre sous la direction de ce respectable vieillard: c’est un maître en l’art hermétique, un rénovateur d’Albert-le-Grand, de Roger Bacon et de Paracelse... Avec lui, j’ai cherché la pierre philosophale. -Pour faire de l’or? -Exactement! -Diantre! Et vous n’avez pas réussi? -Qui sait? Il y a quelques années, tiens, c’était en 1643, celle de Rocroi, Boismaillé, dans l’enthousiasme général, qui portait chaque Français à secourir l’État en péril, offrit au roi, pour enrichir le Trésor, de fabriquer cent mille écus par semaine. «Le roi Louis XIII était déjà sur ses fins, il s’était fait amener son jeune fils et lui avait demandé: «-Comment vous appelez-vous, Monsieur? «-Louis XIV! «-Pas encore, avait répondu le roi en souriant tristement; mais ce sera peut-être bientôt. «C’est à la suite de cette entrevue que Louis XIII et son nouveau ministre acceptèrent la proposition de l’alchimiste et lui donnèrent tout ce qu’il demandait afin de pouvoir travailler à cette fabrication. «Malheureusement, les capucins intriguèrent, criant à la sorcellerie, et comme les premiers essais de Boismaillé ne furent pas heureux, ils le déconsidérèrent et le firent enfermer à Vincennes. «Quant à moi, je tiens cet homme pour notre plus grand savant, et je suis persuadé qu’il unit en sa science celle de Paracelse à celle de Nicolas Flamel... «Seulement, que veux-tu, fils? C’est un fier, un indépendant, un solitaire et un fantaisiste. C’est pourquoi, nos docteurs en Sorbonne, qui sont des ânes bâtés, ne le veulent point prendre au sérieux! Pendant ce discours, le vieillard avait dû revenir sur terre et saisir au vol le nom de Nicolas Flamel, car, sans même songer à saluer Cyrano, à s’enquérir de sa santé et à se faire présenter son compagnon, il dit, d’une voix grave: -Nicolas Flamel fut un grand initié. Il fut aussi sage que disert et scientifique... Sachez qu’il fabriqua véritablement le métal pur, mais, épouvanté par les conséquences incalculables de sa découverte, il préféra la renier par serment, détruisit les parchemins à qui se trouvaient confiées ses algèbres et emporta son secret, avec lui, auprès du Maître de Tout, qu’il approchait de très près, car c’était un gnostique! «En agissant ainsi, Flamel fut courageux et philanthrope. L’or, mes fils, sert, hélas! ici-bas, à affermir plutôt la puissance du Malin qu’à faire éclater la gloire de Dieu. «Quand les hommes possèdent ce métal précieux, qu’en font-ils, je vous le demande? Certains l’emploient à s’engouffrer dans la panse des oisons coûteux, des viandes de haut goût, des fruits étrangers, des vins capiteux; d’autres se parent de soie, d’hermine et d’or; d’autres tentent les vierges pauvres ou achètent les femmes qu’ils convoitent, tout cela pour le plus grand agrément de Messer Satanas. «C’est à peine si la terreur de la Mort et la crainte des supplices éternels leur arrachent une parcelle de ce métal jaune pour le soulagement des malades, le rachat des esclaves qui gémissent aux pays barbaresques, la nourriture des vieillards ou la récompense de la vertu. «Ergo, j’approuve mon vieux maître Flamel et suis tout prêt à suivre son exemple! Le discours de l’alchimiste, qui semblait oiseux à d’Artagnan, paraissait, par contre, passionner Cyrano. Il demanda avec déférence: -Puis-je savoir, Maître, où en sont vos travaux? -Sur quel sujet? -Vous cherchiez, la dernière fois que j’eus l’honneur de vous faire visite en votre laboratoire, un corps que vous appeliez un corps-père, parce que, de lui, sortaient certains autres corps. -Je me souviens. Mon fils, j’ai isolé ce métalloïde! Je le conserve sous une épaisse couche d’huile... -D’huile?... Pourquoi d’huile? -Parce qu’il est avide d’oxygène. Pour obtenir cet oxygène, dont il se montre si friand, ce corps, que je nomme le Boismaillium -la science future s’en souviendra -, décompose l’eau en formant de la potasse, et produit de l’hydrogène. Or cet hydrogène s’enflamme, par suite de la violence dégagée par cette combinaison. -C’est une découverte effarante! -Venez me voir, mon fils, conclut le vieillard, et je vous montrerai, à ce sujet, des choses fort intéressantes... Ceci dit, toujours hiératique, il talonna sa mule et reprit son chemin dans Paris. Il laissait le capitaine un peu moqueur et Cyrano tout empli de songes d’alchimie. Vêtu d’un bel habit appartenant à Saint-Amant, mais beaucoup trop large pour sa longue et fluette personne, des plis dans le dos, une bosse, vidée, de polichinelle à la hauteur de son gaster, des bas blancs tirebouchonnant autour de ses mollets de coq, le sieur La Maule avait si marmiteuse allure que d’Artagnan ne put retenir un grand éclat de rire, quand il le vit paraître, suivi de Cyrano, goguenard. -Or çà, fit le Gascon, montez en carrosse, noble et gentil seigneur. Je laisse mon cheval ici, prétendant à l’honneur de vous tenir compagnie... Maintenant, regardez bien ce pistolet. Son oeil noir vous contemple avec un étonnement qui le fait tout rond. Il ne cessera de vous surveiller. «Toute tentative de fuite serait paralysée sur l’instant. Si vous me faisiez l’injure grave de vouloir esquiver ma présence, je vous expédierais incontinent, par les voies les plus rapides, chez Lucifer, patron de notre saint Cardinal. «Donc, méfiez-vous... Point de cris, point de gestes... Si vous m’échappiez, d’ailleurs, grâce à la protection d’iblis ou Méphisto, un mot de moi vous livrerait aux vindictes parisiennes. «Vous ferez un pendu indécent, mais réussi... Terrorisé, La Maule regarda son ennemi. Il se sentait prêt à toutes les compromissions, à toutes les bassesses. Si le Gascon, moins loyal, moins gentilhomme, avait formé le projet de lui arracher les secrets de Mazarin, dont il portait la confidence, bien des malheurs, bien des soucis, bien des luttes eussent été évités. Le nez, ce nez formidable, vu d’aussi près, lui semblait vingt fois plus terrifiant que le gibet de la place de Grève ou que la roue du bourreau. Aussi ne respira-t-il librement que lorsque Cyrano lui eût dit: -Voici ce dont il s’agit. Votre maître m’a signé, cette nuit, un ordre d’élargissement. Cet ordre concerne la jeune femme que vous enlevâtes traîtreusement sur la route de Rouen à Paris. «Comme nous redoutons quelque ruse, mon ami et moi, nous allons vous déposer devant le For-l’Évêque. Vous entrerez, muni de l’exeat ministériel. Vous le remettrez au Gouverneur... Je vous donne ma parole -ma parole, vous entendez, et celle-là n’est pas une mazarinade -que, sitôt Mme la Vicomtesse sortie et assise en ce carrosse, sur cette banquette, vous n’aurez plus rien à craindre de nous. -Est-ce là tout? demanda La Maule en renaissant à l’espérance. -Tout! «Ah! un conseil, pourtant: point de supercherie, n’est-ce pas, point de tour de passe-passe! Si quelque chose ne va pas droit, je harangue le populaire, je l’ameute... Il force la geôle et promène, au bout d’une pique, les oreilles du Gouverneur et votre tête! Le carrosse, comme Cyrano proférait ces graves avertissements, s’arrêta devant la prison: -Tiens, fit Cyrano, en s’apercevant que la façade disparaissait derrière des échafaudages, on procède, dirait-on, à des réparations? «Que de poutres, pocapédious! que de madriers! Le visage aimable de cette maison d’accueil disparaît derrière une véritable toile d’araignée... en bois! Alors, s’adressant à son captif apprivoisé: -Cher seigneur, lui dit-il, voici l’instant venu de nous démontrer vos talents. «Prenez la prose enfarinée de votre maître, allez la montrer à Monsieur le Gouverneur et revenez, sans surseoir, en compagnie de Mme Claire de Villiers. «Ah! un mot encore! Ne tentez pas de jouer au plus fin: vous seriez perdu! Je vous jure que si vous m’y obligez, j’envahis cette geôle, je vous empale sur ma broche et je vous donne en nourriture aux affamés de la Cour des Miracles! La menace était sérieuse, si sérieuse, venant d’un homme comme Cyrano, que La Maule ne put cacher sa pâleur, ni réprimer un tremblement convulsif; il grelottait, d’ailleurs, d’une fièvre consécutive à son refroidissement de la nuit. Rapidement, il quitta le carrosse timbré aux armes de la Cour, et pénétra dans la maison de détention. For-l’Évêque était située rue Saint-Germain-l’Auxerrois et fut rendue célèbre par les nombreuses incarcérations de comédiens qui, en expiation de peccadilles ou de résistances aux volontés du public, y furent fréquemment écroués sous l’Ancien Régime. Le For- l’Évêque servait aussi de prison pour dettes, et, en différentes circonstances, des parents et des tuteurs purent y faire tenir en détention répressive ou de correction des jeunes gens et des jeunes filles de la bourgeoisie dont l’inconduite nécessitait cette mesure. L’étymologie du mot se trouve dans Furnum Episcopi, (four de l’Évêque), ou mieux encore dans Forum Episcopi, (place où l’Évêque faisait rendre sa justice). Quoi qu’il en soit, le vieux For- l’Évêque, bien délabré, tenait encore debout à l’époque dont nous parlons, et servait, comme il est dit plus haut, sous la juridiction de l’Archevêque, qui ne pouvait vraiment pas refuser au Cardinal-Ministre d’en user à sa guise. Reconstruit en partie en 1652, il fut plus tard réuni au Châtelet, avec toutes les justices particulières. En 1765, Molé, Lekain et d’autres acteurs célèbres, furent mis au For-l’Évêque pour avoir refusé de jouer dans Le Siège de Calais, avec un comédien qu’ils accusaient d’actes honteux. C’est là que fut également renfermée Mlle Clairon pour s’être refusée à quelque rétractation qu’on exigeait d’elle. Lorsque l’exempt se présenta chez elle pour lui signifier la volonté royale, la grande actrice s’écria avec un geste de reine: -Le roi peut tout sur ma liberté, mais il ne peut rien sur mon honneur. Et l’exempt de lui répondre avec un beau sang-froid, cette phrase dont la fin est passée en proverbe: -Mademoiselle, vous avez raison; où il n’y a rien le roi perd ses droits. Mais revenons à nos personnages. Après que la porte de la prison eut été refermée sur La Maule, un quart d’heure, une demi-heure, trois quarts d’heure passèrent: -C’est bien long, fit observer d’Artagnan, ordinairement moins patient. -Bast! les formalités administratives, répondit Cyrano. On n’en finit pas avec une levée d’écrou. -Tout de même, cela te paraît naturel, à toi, franchement? Je crois qu’il a dû se passer quelque chose d’insolite... de mauvais... -Notre délégué n’oserait! -S’il s’était trouvé victime d’une ruse de son maître? -Eh! Eh! c’est à peu près ce que je me disais... -Si j’allais aux informations? -Dangereux! -Crois-tu? On n’arrête pas comme ça le capitaine des Mousquetaires! «Aussi bien, Savinien, mordi! Si tu ne me vois pas ressortir d’ici cinq minutes, tu sauras à quoi t’en tenir... Et je suis bien persuadé qu’avant que se soit écoulée une demi-heure, je serai délivré? -Exact! Dans l’antre, entre donc. Ayant mis pied à terre, d’Artagnan confia la bride de son cheval à Cyrano et s’enfonça sous la voûte de la prison, fier comme Artaban, feutre relevé et la main sur la garde de son épée. Pendant cela, le nez au vent, le Gascon examinait avec intérêt les échafaudages sur lesquels, d’ailleurs, ne se voyaient pas d’ouvriers. -Ces braves gens sont encore aux barricades, songea-t-il, puisque le Parlement a décidé qu’on ne devait pas les détruire ou les quitter sans son ordre. Enfin, d’Artagnan reparut, sourcils noués. -Il s’est produit ce que je craignais, déclara-t-il. J’ai pu apprendre, par un officier de police, la vérité tout entière. «Ah! mon cher Savinien, tu viens de l’échapper belle! «Au jour levant, un petit polisson, joli comme un coeur -ce doit être ce misérable page de la Reine, René de Lélio, que je soupçonne depuis longtemps de trahison -, est venu trouver le Gouverneur, de la part du Cardinal. Il l’a fait réveiller, lever, et lui a remis l’ordre écrit d’arrêter... -Ventrebiou! Je comprends! Ah! le traître! -... Celui qui viendrait... -Assez, capédedious! -De sorte que, grâce à notre précaution, le sieur La Maule gémit sur la paille humide... ce qui ne va pas contribuer à guérir son rhume! -Par Borack! Cesse de railler, te dis-je! «Je sens la moutarde du troun de biou de satanas me monter au... N’égriserons-nous pas le dos de ce plat coquin de Mazarin à coups de bâton? Il me paiera tout cela, je le jure, en gros et en détail, et plus cher encore que ça ne vaut! «Dans dix minutes, d’Artagnan, dix, pas plus, j’entre ici, l’épée au poing, à la tête de dix mille émeutiers! Juste à ce moment, comme pour donner un démenti au poète exaspéré, on vit passer au galop un huissier du Parlement, qui braillait on ne savait quoi. D’Artagnan s’informa: -Que dit-il? Un boucher répondit: -Il dit, mon gentilhomme, que M. Pierre Broussel ayant été relâché, le Parlement vient de rendre un arrêt. Il ordonne de détruire sur l’heure les barricades, d’enlever les chaînes et de dissoudre tout attroupement. Cyrano fit un geste rageur: -Voilà bien notre chance!... Si j’ameute la foule, je passe pour un perturbateur, un trublion, un mauvais citoyen. D’ailleurs, maintenant que cet arrêt est rendu, je ne trouverai guère, pour me suivre, que du gibier de potence et des gens sans aveu, toutes humanités que ne peut décemment entraîner le fils de mon regretté père! Est-ce vrai, Comte? -C’est juste, Cyrano! Le ciel semble tenir à se mettre contre nous! -Désormais, tout coup de force devient inutile! Et, avec fureur, le Gascon s’exclama: -Quand je pense que cette pauvre petite languit derrière ces murailles stupides! «Mais, voyons, tout n’est pas dit! Je suis bien parvenu à tirer George de la Bastille! Je l’ai arraché à la geôle de la Basinière, d’entre les mains de l’immonde Duretête, et je reculerais devant cette prison cléricale? «Jamais de la vie! Tandis que le bretteur se livrait à sa colère, d’Artagnan, plus calme -car sa déception de la veille au soir l’avait fort atteint -, regardait, lui aussi, les échafaudages masquant la façade de For-l’Évêque. Et Cyrano l’entendit murmurer: -Par cette sécheresse, tout cela flamberait comme paille! -Hein? Que marmonnes-tu, mon bon? -Je me demande si... -Je crois te comprendre, caro mio... Nous pourrions bouter le feu à toute cette charpente abandonnée... -Et pénétrer les premiers, en sauveteurs... -Hardiesse qui m’enchante! -Et qui me séduit! -Tu es un coeur, d’Artagnan. -Tu en es un autre, Cyrano. -Eh donc, nous l’aurons! De joie, ils s’accolèrent. Puis, le Gascon reprit: -Mais il nous faudra patienter... Nous ne pouvons amener des fascines en plein jour... Regarde tous ces gens qui vont et viennent, qui bavardent aux portes des boutiques... Nous aurions, avant toutes choses, ce monde contre nous. -Devrons-nous donc attendre la nuit? -Cela me paraît plus sage. Certes, la résolution préconisée par d’Artagnan plaisait à Cyrano, mais il n’aimait point à temporiser et le déclara: -Attendre? Quel supplice! -Le moyen, je te prie, de faire autrement? -Comment tuer le temps, d’ici la tombée de la nuit? Ah! que les heures me vont paraître lourdes et interminables! -D’abord, nous irons dîner... Et ensuite... -Et ensuite? -Je te propose, puisque nous voici libres, de nous-mêmes pendant tout un après-midi, de songer un peu à nos amours! «N’aimerais-tu pas à revoir ta cousine Roxane? Le Conseil De Roxane. Quand Madeleine Robin sortit de la chapelle où elle venait de revivre les illusions et les joies de son amour ainsi que de prier pour l’âme de son cher Christian de Neuvilette, il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir que sa soeur Françoise n’était pas comme à l’ordinaire. Toutefois, elle se garda bien de l’interroger. Elle voulait être, pour sa jeune soeur, bien moins une parente expérimentée qu’une tendre confidente. Elle laissa donc parler sa cadette. Celle-ci, avec volubilité, lui rendit compte de la visite que venait de faire, aux Carmélites, le capitaine d’Artagnan. À dire vrai, Françoise, très loyale, fit une confession pleine et entière -ou à peu près, d’abord... Roxane fut donc informée que le gentilhomme, avant de s’en aller vers Rouen, chargé d’une mission délicate par Mme Anne d’Autriche, avait tenu à venir présenter ses hommages à Roxane; en même temps que savoir si elle n’avait à le charger d’aucune commission pour Cyrano, qu’il retrouverait certainement chez M. Pierre Corneille. Elle fut informée de la courte promenade faite par le mousquetaire et la jeune fille dans les allées charmantes du «jardin public». Françoise ne cacha nullement, qu’ayant voulu aller cueillir quelques roses sauvages -pour en faire un joli bouquet destiné à M. de Bergerac -elle avait totalement oublié l’existence du saut- de-loup. De ce fait, elle y était tombée à la renverse, au grand dam de sa robe et encore plus de sa cheville. Elle ne put s’empêcher de rougir lorsqu’elle eut à expliquer: -À mes cris d’appel, M. d’Artagnan accourut enfin et il ne put manquer de voir en quelle fâcheuse position je me trouvais... Il lui fallut bien se résigner à me prendre sous les bras, quelque respect qu’il eût, et à me soulever... «Mais, m’ayant mise hors du saut, devant l’impossibilité où j’étais de marcher, force fut aussi au capitaine de me reprendre dans ses bras vigoureux, afin de me porter, ma chère soeur, jusqu’au fauteuil où me voici... «Ah! ce court trajet ne se fit pas sans quelques péripéties... -Que voulez-vous dire, Françoise? demanda Roxane d’une voix neutre, comme si elle était loin de soupçonner ce qui peut se passer entre un bel officier comme l’était d’Artagnan et la jolie fille qu’un accident, non dangereux, venait de confier à ses bras, tout contre son coeur. Françoise toussota, devint franchement pourpre et avoua: -Ce que je veux dire? Eh, ma chère soeur, c’est assez difficile... La moustache conquérante de M. d’Artagnan se trouvait fâcheusement très près de ma bouche... Mon sauveteur fit-il un faux pas, eus-je un mouvement mal calculé, je ne sais... «Toujours est-il que nos lèvres se joignirent éperdument, se quittèrent, se reprirent... -Était-ce par suite de nouveaux faux pas? demanda Roxane, mi- souriante, mi-fâchée, en hochant la tête. La jeune fille reprit, très émue, à la seule évocation de ce cher souvenir: -Enfin, cela finit par une scène touchante: M. d’Artagnan, avec de maternelles précautions, m’ayant étendue en ce fauteuil, se précipita à mes genoux et me fit l’aveu définitif... -Que vous pressentiez, Françoise? -Quelle femme ne devine pas, en pareille matière, avant que l’objet de sa flamme n’ait parlé? «Je savais bien tout ce que M. d’Artagnan me fit l’honneur de me dire, mais vous comprenez, Madeleine, l’extrême agrément que je ressentais à l’entendre me dépeindre son sentiment? «Il m’avoua, en somme, qu’il m’aimait depuis notre première entrevue, que je lui rappelais Mme Bonacieux, le grand amour de sa vie, qu’il était désolé de ne pouvoir rester fidèle à ce souvenir, qu’il ne cesserait de le garder en lui, mais qu’on ne peut aimer une morte, surtout quand on s’est mis dans les fers d’une vivante. «Bref, il me jura un éternel amour. -Fort bien, mignonne. Et qu’avez-vous répondu? Françoise éclata de rire: -Oubliez-vous, Madeleine, qu’un instant auparavant, je lui avais abandonné mes lèvres? -C’était, en effet, suffisamment clair. -Pouvais-je, d’ailleurs, lui dire tout ce que je pensais? À vous, ma soeur, je ne ferais nulle difficulté à l’avouer... si vous me le demandez. -Je vous en prie, Françoise! La jeune fille rit de nouveau et déclara: -Je pensais... mon Dieu!... que si je n’avais pas eu la folle mais heureuse inspiration de sauter à pieds joints dans le fossé, quitte à me briser une jambe, M. d’Artagnan, tout héros qu’il soit, eût continué à souffrir en silence et ne se fût pas avisé aujourd’hui que je l’aime à la folie! -L’amour, songea Roxane, donnerait de la malice à une balourde, et ce n’est point le cas de ma soeurette. Elle sourit à cette pensée et reprit tout haut: -Cela est bel et bon, Françoise. Maintenant, t’es-tu demandé pourquoi un gentilhomme, tel que M. d’Artagnan, n’avait jamais osé parler de son amour à la petite fille que tu es? -Si fait, déclara Françoise. -Et quelle fut la conclusion de tes réflexions, je te prie! -Celle-ci: j’intimidais ce victorieux capitaine! Devant moi, il devenait hésitant, irrésolu... Est-ce qu’Hercule ne filait pas aux pieds d’Omphale? La veuve hocha sa tête blonde: -Il y a aussi, et c’est là le point noir, ma pauvre chérie, reprit-elle en continuant de tutoyer sa jeune soeur, pour lui faire sentir la tendre gravité de leur entretien, il y a aussi que M. d’Artagnan est, comme notre cousin de Bergerac, riche de courage et de vertu, mais léger d’argent... «C’est là, je le devine, qu’il faut chercher le mobile de sa fière réserve... Pauvre, il ne voulait pas devoir tout à sa femme... -Puisque je l’aime, moi! s’écria la jeune fille avec feu. Est-ce que tout ce qui m’appartient ne devient pas sa propriété, du moment que nous nous adorons, que nous allons devenir mari et femme. -Comme tu t’élances vite vers l’espérance! Écoute, j’ai grand peur, moi. Malgré ses aveux, malgré les baisers qu’il a donnés et qu’il a reçus, j’ai grand peur que le vaillant coeur qu’est l’ami de Savinien... -Non, non, Roxane! N’achève pas! Tout ce que tu redoutes est vain! Il faut faire confiance à notre amour! «Et si d’Artagnan ose me fuir, s’il ne se résout pas à te demander ma main, j’irai me jeter aux pieds de notre bonne reine et la supplierai d’ordonner à son chevalier de m’épouser! Dès lors, Roxane n’insista plus. Elle résolut de ne pas jeter d’eau froide sur ce brasier qu’était devenu le coeur de Françoise. Elle ne voulait faire à cette enfant nulle peine, même légère, et priait la Madone de lui épargner les chagrins et le deuil qui étaient son lot à elle, Roxane, depuis le fatal siège d’Arras. Ce jour-là, assises toutes deux, dans le «jardin public» sous l’arbre choisi par elles, les deux soeurs devisaient des événements récents dont l’écho avait retenti même dans ce lieu retiré du monde. Le tocsin, les cris, les mousquetades, la rumeur d’un peuple en armes les avaient d’abord épouvantées, puis elles avaient appris l’entrée en scène de M. de Bergerac, l’ascendant qu’il exerçait sur la foule, et comment Paris, au son de son méridional enfant, s’était soudain hérissé de barricades. Aussi ne furent-elles pas très surprises de voir apparaître, au fond du jardin, les martiales silhouettes de nos deux amis. Par coquetterie, la jeune fille crut devoir jeter un petit cri de frayeur et se cacher le visage dans ses mains, aux doigts coquinement écartés, cependant qu’un charmant sourire de bienvenue illuminait le visage ordinairement grave de Roxane. -Mes cousines, fit le Gascon, en saluant ses parentes sans s’épargner aucun des rites accoutumés à cette époque, je vous présente les très affectueux, les très fervents hommages de deux compagnons bien malchanceux! D’Artagnan, lui, légèrement pâle, sentait bondir son coeur et sa gorge se serrer, à la contemplation de celle qu’il aimait. Enfin, les yeux frais, les yeux purs se montrèrent à travers les doigts de la mutine jeune fille, et d’Artagnan se sentit rassuré: on souriait, on lui souriait! Alors, il salua à son tour et put enfin parler, se mêler à la conversation. Cyrano contait à sa cousine l’arrivée à Rouen du capitaine des mousquetaires et tout ce qui s’en était suivi. Quand il eut terminé, Françoise se leva et fit à d’Artagnan un signe de muette invite: «Venez...», et comme l’officier hésitait, Roxane lui dit: -Mais oui, Monsieur, accompagnez ma soeur. Elle ne peut rester cinq minutes en place. Votre présence auprès d’elle, d’ailleurs, me rassurerait, car je la sais petit cabri fou et capable de tomber dans quelque fondrière. -Oh! fit l’officier, devenant cramoisi. -Au surplus, poursuivit la blonde, Savinien et moi, nous allons immanquablement reparler du passé. C’est là un sujet dont la mélancolie n’est chère qu’à nous-mêmes... Je comprends que ma soeur préfère se tourner vers l’avenir... D’Artagnan s’inclina et offrit galamment son bras à la jeune fille. Quand ils furent un peu loin de Madeleine Robin, il dit à sa compagne: -Les quelques mots de Madame votre soeur me donnent à entendre qu’elle n’ignore rien... -Je lui ai tout dit. Elle ajouta malicieusement: -Tout ce que vous savez, et même tout ce que vous ne savez pas! Puis, mutine: -Avez-vous, en chevauchant pour le service de la Reine, pensé un peu à votre servante? Il le lui jura, et elle se fit répéter qu’elle était chérie entre toutes les femmes... Ils parlèrent d’avenir: -Je m’en voudrais de vous cacher, Françoise, que je ne partage pas votre merveilleux espoir, déclara le capitaine dont le front s’assombrit. «Une défaillance subite de ma volonté a pu me contraindre à vous livrer le cher secret de mon âme, mais, rien ne pourra obliger le comte d’Artagnan, comme je l’avais dit à Savinien, dès que je me rendis compte à quel point je vous aimais, à accepter, lui, pauvre, lui simple officier, à accepter la fortune qui est vôtre... -Elle est à vous dès à présent! s’écria la jeune fille. Auriez- vous plus de fierté que d’amour? Ça serait si vilain! -La honte, jusqu’à présent, Madame, n’a point fait rougir mon visage. Et, voyant sa bien-aimée prête à pleurer: -Je vous jure, dit-il, de ne jamais aimer d’autre femme que vous, je vous jure que mon coeur et mon âme sont à vous, je vous jure que, si je meurs, votre nom fleurira le dernier, sur mes lèvres, comme une rose... Je vous aime, Françoise! -Et comme je vous aime autant, Charles, je suis certaine que tout cela finira bien par s’arranger. J’ai d’ailleurs mon plan pour cela... -Vraiment? Et lequel? -La Reine, je le sais, vous doit beaucoup. -Sa Majesté ne doit rien à personne. Le moindre de ses sujets est à sa discrétion; il est donc normal que je lui aie donné tout mon dévouement. -Mme Anne incarne toute la bonté féminine... D’Artagnan fit un geste de désolation et baissa le front. -Cette nuit, j’ai malheureusement perdu tous mes titres, si j’en eus jamais, à la bienveillance de ma souveraine... «Écoutez plutôt le récit de ma mésaventure... Et, sans faire connaître à son interlocutrice le lien secret qui unissait George de Villiers à Anne d’Autriche, le capitaine lui apprit ce que savent nos lecteurs et conclut: -Tant que je n’aurai pas libéré George, je n’oserai plus me montrer aux yeux de Mme Anne... Je vais d’ailleurs me faire mettre en congé, afin de mieux pouvoir seconder Cyrano. -J’ai idée, fit la jeune fille, rêveuse, que je pourrais peut-être vous aider? -Vous, Françoise? -Moi, mon ami. Il y eut un silence. Le mousquetaire n’osait pas dire, à celle qu’il aimait, le peu d’estime qu’il portait à cette nouvelle recrue. Que pouvait faire une jeune fille contre la toute-puissance et la redoutable finesse du Cardinal? Cyrano, en appelant son ami, le tira de l’embarras de répondre. Le bretteur exultait, on le voyait à ses gestes. -Arrive, mais arrive donc! cria-t-il. Et, quand d’Artagnan et Françoise furent près de lui, il désigna Roxane avec un geste d’admiration passionnée et d’orgueil. -Ah! dit-il, quand elles veulent s’en mêler, mon cher, elles nous surpassent, que dis-je? elles nous laissent bien loin en chemin, derrière elles! «Sais-tu ce que vient de trouver ma cousine, après que je lui eus conté notre déconvenue devant For-l’Évêque? Devine! -Je ne suis point sorcier! -C’est précisément le moyen d’être sorcier qu’elle a trouvé, riposta Cyrano. Je ne t’en dis pas plus! Alors, Françoise dit à voix basse à d’Artagnan: -Vous voyez bien, Monsieur l’incrédule! J’espère vous prouver, sous peu, que ma soeur n’est pas seule dans la famille à avoir de l’imagination! De L'Utilité De L'Alchimie. En quittant le Carmel, les deux amis poussaient de semblables soupirs. Quel supplice de s’arracher si tôt et si vite aux doux entretiens de l’amour! Mais le devoir parlait. La tâche, avant comme après cette trêve aimable, restait intacte. -Où allons-nous? demanda d’Artagnan. -Je le sais sans le savoir, répondit l’autre. -Tu plaisantes? -Nullement... car si j’ai l’intention de rendre visite à mon vieux maître Boismaillé, j’ignore absolument où il niche... Je n’ai été reçu, dans son laboratoire, que deux fois, et de nuit encore. Il m’y conduisit, par un dédale de rues étroites, obscures. Je pus tout juste reconnaître, aux environs de son domicile, cette rue de la Ferronnerie où fut assassiné le bon roi Henri. «Ne perdons pas courage pour si peu. Nous trouverons bien une âme charitable qui nous renseignera, aux environs des Innocents, car c’est certainement de ce côté qu’habite notre vieux rival de Ruggieri, le Florentin de Catherine de Médicis. Deux jours avant, le Gascon n’aurait trouvé personne aux alentours des Halles, pour lui livrer le secret, car depuis son séjour rigoureux au donjon de Vincennes, le vieillard se méfiait du Gouvernement, des prêtres, des religieux et des gentilshommes. Aujourd’hui, c’était bien différent; popularisé par son action en faveur de Broussel, reconnu immédiatement, grâce à son malheureux appendice nasal, Cyrano ne pouvait trouver bouche close. Chacun lui tirait vivement son chapeau et, tout fier de parler à «Monsieur de Cyrano de Bergerac», dégoisait en hâte tout ce qu’il savait touchant les habitudes de l’alchimiste, bien connu, en effet, autour des Innocents. Malgré que les renseignements fussent parfois contradictoires, nos deux héros ne mirent pas plus d’une heure à découvrir le laboratoire du savant. C’était, au fond d’une seconde cour d’un immeuble tout crevassé de la voie filiforme désignée sous le nom de rue du Charnier, un bâtiment d’un étage, quelque ancienne remise agencée aux besoins de l’alchimiste par son locataire. On en voyait rougeoyer les vitres, comme si le diable eût été occupé là. Le portier, gardien du cimetière voisin, connaissait le bretteur pour s’être trouvé à ses côtés -ça serait l’honneur de toute sa vie -à la barrière des Sergents. Il lui donna ce bon avis: -Si vous voulez qu’il vous ouvre, il faudra montrer patte blanche, c’est-à-dire frapper son huis de sept coups rapprochés. -Sept? Comme les péchés capitaux, toujours, et les Dormants? Enfin, va pour sept coups! En effet, la porte s’ouvrit dès que Cyrano l’eut heurtée sept fois et laissa apparaître l’interminable silhouette de Boismaillé, vêtu d’une longue robe, les reins ceints d’un tablier de cuir: -Ah! dit-il, c’est vous, Cyrano. -Oui, Maître. Et voici mon ami, mon presque frère, le capitaine d’Artagnan. -Vous êtes curieux d’alchimie, capitaine? demanda le vieillard, d’une voix étonnamment jeune. Et, ayant refermé et verrouillé sa porte, arraché à son rêve, car, cette fois il se trouvait en pleine réalité, c’est-à-dire en train de surveiller une expérience, Boismaillé reprit: -Cette branche des connaissances humaines, tout alourdie qu’elle soit d’erreurs et de préjugés, est d’une importance considérable. «Mes pareils, malgré l’hostilité, parfois haineuse, dont ils sont entourés, alors qu’on devrait les aider, les défendre, les encourager, mériteront la reconnaissance des générations dans l’avenir. «N’est-ce pas nous qu’on calomnie, qu’on tracasse, qu’on méconnaît, qu’on brûle ou qu’on torture parfois, qui défrichons l’immense forêt vierge de la science? «Très rude, hélas! est notre tâche! Les invasions barbares, les guerres, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, le pillage de nombreux couvents ont empêché l’héritage des Anciens de venir intact jusqu’à nous. «Qui nous fera connaître les secrets des mages de Chaldée, si versés dans la science astronomique? Qui nous livrera les trésors de connaissances amassés par les grands prêtres de l’Égypte, des lamas de ces monts asiatiques qui touchent au ciel? Il poussa un profond soupir, leva les bras au plafond de son laboratoire; puis, montrant à ses visiteurs des piles d’in-folios poudreux: -Voici les sièges dont je dispose, Messieurs... Prenez la peine de vous asseoir et accordez-moi un peu de répit... Une préparation mise sur le fourneau va m’absorber pendant quelques instants. Il se dirigea vers la flamme qui illumina sa longue robe de reflets dansants et pourprés, tandis que nos héros faisaient des yeux l’inventaire des lieux. Ils se trouvaient dans une vaste pièce enfumée et tout juste éclairée par un chandelier hébraïque à sept branches. Cette avare clarté, que renforçait parfois la lumière dansante du fourneau, révélait, sur des planches apposées aux murs comme des rayons de bibliothèque, une infinité de vases et de flacons: cornues, matras, alambics, éprouvettes, serpentins de verre ou de cuivre, creusets d’argent, d’or ou de terre, tubes gradués. Dans un angle, un hibou, l’oiseau de Minerve, soigneusement empaillé, faisait luire ses yeux jaunes. Dans un autre angle, se balançait doucement un squelette humain dont les yeux vides semblaient jeter sur les vivants un regard lointain et d’un scepticisme ironique. Le centre de la pièce se trouvait occupé par une longue table de bois qui évoquait celle des bouchers. On y voyait, çà et là, des traces de sang séché, brunes... Maître Boismaillé devait faire, parfois au péril de sa vie, de la dissection en soudoyant les fossoyeurs du cimetière tout proche. À cette époque, en effet, les savants et les physiciens ne pouvaient se livrer qu’en secret à leurs recherches sur des cadavres. Cyrano et d’Artagnan se regardèrent et se comprirent. Braves devant la mort, incapables de reculer en face d’une épée, ils se sentaient cependant un peu mal à l’aise en cet antre mystérieux où avait été découpée la chair, en décomposition, des morts. Ils détournèrent les yeux, reportant leurs regards sur le fond de la pièce, occupé tout entier par le four rougeoyant, d’où se détachait la silhouette nécromancienne de l’alchimiste. Devant lui, dans un énorme matras, bouillait une solution verdâtre, dont l’âcre odeur contractait la gorge et semblait calciner le gosier; des vapeurs dorées en montaient lourdes, comme indécises et, peu à peu, entraînées par le tirage de la hotte, se dispersaient, au grand soulagement des deux amis à qui cette cuisine diabolique ne disait rien qui vaille. Enfin l’alchimiste se retourna vers eux: -Voilà qui est fait, dit-il avec un air de satisfaction. Ces vapeurs rutilantes me prouvent que je ne m’étais pas trompé dans mes déductions... «Maintenant, Messieurs, dites-moi ce que je peux faire pour vous être utile, car cette visite, faite à un vieillard tel que moi, a certainement un but pratique. Je ne suis ni ministre, ni jolie fille, acheva-t-il avec un fin sourire qui fit ciller des milliers de rides sur son visage craquelé comme une vieille faïence. -Mon maître, déclara le Gascon en se levant, nous venons, en effet, solliciter votre appui... Peut-être nous rendra-t-il la tâche plus aisée... «Nous voulons, cette nuit même, arracher au For-l’Évêque une jeune femme, l’épouse légitime d’un de nos amis, que le Cardinal tient là sous sa griffe. Le vieillard leva une main: -Monsieur de Cyrano, s’il s’agit d’enlever à Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu une de ses victimes, mon concours vous est tout acquis. «En effet, je ne puis oublier l’impatience et la sévérité de ce puissant despote qui, malgré mon âge avancé, me fit expédier à Vincennes, parce que mes expériences, à son gré, n’allaient pas assez vite... D’Artagnan et Cyrano se regardèrent avec une immense surprise: perdu dans sa vie studieuse, égaré dans ses formules et absorbé par ses expériences, Boismaillé ignorait encore que le duc-rouge dormait du dernier sommeil et qu’un autre prince de l’Église le remplaçait au timon de la France. Ils ne jugèrent pas utile de le détromper, car le temps pressait. Le bretteur se contenta de répondre: -Nous avons pensé à recourir à votre science, maître, parce que des hommes tels que d’Artagnan et votre serviteur ne peuvent décemment pas, pour entrer au For-l’Évêque en sauveteurs, mettre eux-mêmes la flamme aux échafaudages qui en encombrent, pour l’instant, la façade... «Le guet peut passer... une mouche du Cardinal, un badaud, une fille en quête de l’occasion d’une heure, un pochard attaqué, sont autant de témoins à redouter... «Votre merveilleuse découverte, le Boismaillium nous tirerait sûrement d’embarras... Ne nous avez-vous pas dit que ce corps singulier que vous devez conserver sous une couche d’huile est tellement avide d’oxygène qu’il explose au contact de l’eau? -Si fait, expliqua le vieillard. Votre mémoire est merveilleuse, Monsieur de Cyrano, et je vois où vous voulez en venir... «En effet, le Boismaillium, dont l’avenir parlera3, peut très bien servir à provoquer l’incendie qui, semble-t-il, vous est nécessaire. Tout en parlant, il s’était dirigé vers un flacon posé sur sa grande table. Il le désigna. Là, dormant sous une épaisse couche d’huile se voyait un produit brun et de surface brillante: -Voici l’instrument du miracle, dit-il en souriant. J’ignorais, en le découvrant, que je lui devrais si vite une double satisfaction: celle de vous aider à libérer une innocente femme et celle de riposter, par un méchant tour, aux avanies de M. de Richelieu. «Par exemple, Messieurs, tant en le transportant qu’au moment de verser de l’eau sur ce produit, prenez de sévères précautions: l’explosion ne se fait pas attendre; elle est soudaine et terrible! Un instant après, ayant remercié le savant vieillard, Cyrano et d’Artagnan sortirent. Ils marchaient avec l’attention précautionneuse de porteurs du Saint-Sacrement: l’un tenait le précieux et dangereux bocal sous son manteau, l’autre cachait sous le sien une simple bouteille d’aqua fresca et des gants en extrait d’hevea guyaneusis... Quand ils furent devant la prison, ils s’arrêtèrent, cachés sous l’auvent d’une boutique, et tinrent conseil. Valait-il mieux incendier l’échafaudage par la base ou par le sommet? Cela méritait réflexion. Le feu se propageant par le bas se réduirait peut-être à la combustion de quelques poutres et ne motiverait pas une intervention. Par le haut, le sinistre gagnerait rapidement les charpentes du toit qu’on apercevait sèches, très vieilles, mais il faudrait grimper là-haut, et porter avec soi ce diabolique produit... -Tant pis, déclara d’Artagnan, je me risque... N’ai-je pas à réparer mon échec de Saint-Germain? Pendant ce temps-là, toi, Savinien, tu feras le guet! Et d’Artagnan, s’étant ganté avec les protège-mains spéciaux fournis par le vieillard, mit les deux flacons dans ses goussets et s’élança sur l’échafaudage, non sans avoir recommandé à son ami: -Dès que tu verras les flammes, tu pourras venir me rejoindre... Inutile que je redescende, n’est-ce pas? Et n’oublie pas d’ameuter tout le quartier, en sonnant de ton incomparable cor! Quelques minutes passèrent, puis le bretteur entendit une série de fortes explosions et vit briller le feu. Aussitôt il grimpa: -C’est mieux que je n’espérais, lui souffla d’Artagnan debout sur la dernière plate-forme, tout cela flambe comme du bois mort! «Mais si tu veux m’en croire, Savinien, mieux vaut que nous redescendions... À la hauteur du second étage, j’ai aperçu certaines fenêtres qui, larges, dépourvues de grilles, ne peuvent être que celles de l’appartement du Gouverneur... Ainsi, nous serons au coeur de la place. Quand ils furent arrivés à ce point, d’Artagnan, tout en regardant avec joie les progrès de l’incendie et en en surveillant la lueur grandissante, avertit le Gascon: -Maintenant, mon bon, tu peux donner l’alarme! Cela ne fut pas long. Aux cris épouvantables qui sortaient des profondeurs de la poitrine de Cyrano, des fenêtres s’ouvrirent tout le long de la rue de Saint-Germain-l’Auxerrois, encadrant des têtes effarées. -Le feu! Il y a le feu! For-l’Évêque brûle! -À l’aide, mugissait le bretteur. À nous, la chaîne! La chaîne! C’était le cri des sinistres avant l’invention des pompes à incendie, car les voisins, comme cela se fait encore de nos jours dans les villages et les bourgs reculés et privés de secours, devaient faire la chaîne, où les seaux d’eau passent de mains en mains. Toutes les rues, avoisinant celle dans laquelle le feu venait de se déchaîner spontanément, se trouvèrent bientôt embouteillées par la cohue effarée et craintive des gens arrachés à leur sommeil, l’oeil chassieux, la bouche pâteuse et sommairement vêtus. Tous, le nez en l’air, contemplaient le capitaine et son ami qui jouaient le rôle sympathique d’«intrépides sauveteurs». Le reflet de l’incendie les éclairait comme en plein jour. -C’est le moment! souffla le Béarnais. Sur une muette réponse de son ami, d’un magistral coup d’épaule, il fit culbuter en dedans les vantaux de la fenêtre placée devant lui, tandis que Cyrano continuait de hurler, sur un mode lugubre, bien fait pour épouvanter les couards et pour glacer les femmes de terreur: -Au feu! Au feu! Bonnes gens, à la chaîne. Bientôt, il cessa de beugler pour suivre son ami. Celui-ci venait de pénétrer dans une chambre. Cette chambre n’avait plus un coin d’ombre. Elle révéla tout de suite un grand lit enfoncé dans une alcôve où un homme grisonnant, couché près d’une jeune personne blonde, venait de s’éveiller en sursaut: -Qu’est-ce donc? Que se passe-t-il? Je suis le baron de Gardet, Messieurs... le Gouverneur... Très calmes, les «sauveteurs» se découvrirent et s’inclinèrent avec grâce: -Monsieur le Gouverneur... À ce moment, la blondine ouvrit les yeux, aperçut les visiteurs, vit que sa gorge était nue et poussa un cri de pudeur hors de saison pendant que d’Artagnan disait: -Monsieur, je me permets de vous présenter Monsieur Hercule, Savinien de Cyrano-Bergerac. Saluant, celui-ci acheva: -Et moi, Monsieur, j’ai la faveur de vous dire, à mon tour: voici Monsieur Charles de Baatz de Castelmore, comte d’Artagnan, capitaine de la 1re compagnie des Mousquetaires... Nous passions... Soudain, nous avons vu s’élever les flammes... -Quelles flammes? demanda le baron de Gardet. -Eh! Monsieur, celles qui s’échappent de la toiture de For- l’Évêque, sandious! -Tonnerre! s’écria le gouverneur. En un clin d’oeil, il fut debout, cherchant comiquement à faire entrer ses jambes dans ses chausses, tandis que son amie se lamentait: -Je vais mourir, Jésus, Marie, je vais mourir! Alors, d’Artagnan dit au baron de Gardet: -Occupez-vous de Madame... Mais une question d’humanité se pose, Monsieur, avant tout autre soin... On ne peut laisser les prisonniers enfermés dans leurs cachots, tandis que l’incendie menace! Il faut les délivrer! Il le faut! -C’est juste! Descendez donc cet escalier, répondit le Gouverneur à qui les larmes et les cris de sa compagne faisaient perdre visiblement la tête, vous trouverez le geôlier, à l’étage au- dessous... Qu’il vous obéisse, comme à moi-même! D’ailleurs, je vous rejoins dans un moment. Pendant que le porte-clefs ouvrait, tour à tour, devant les deux amis les portes de cinq ou six cachots et que, se précipitant à chaque fenêtre rencontrée, le bretteur criait toujours: «Au feu! À l’aide!», la foule ameutée menaçait d’enfoncer les portes de la geôle. -Le Gouverneur s’obstine! disait-on. Il veut faire griller vifs les détenus! Encore une vilenie de Mazarin, sans doute! Liberté! Au feu! Liberté! Des hurlements s’élevèrent ensuite, forcenés: -À bas le Gouverneur! À mort! La sympathie du populaire, en tout temps et en tout lieu, alla toujours à ceux qui sont enfermés par le pouvoir. Ça n’est pas d’aujourd’hui que les Français et surtout les Parisiens aiment à voir Guignol battre le commissaire ou, comme on disait alors: «rosser le guet». Parvenu enfin à rassurer sa tendre compagne, le baron de Gardet descendit dans la cour et se trouva face à face avec Cyrano qui, terrible, lui dit: -Monsieur le Gouverneur, entendez-vous les hurlements de cette foule? Elle vous veut du mal... Écoutez... «À mort le Gouverneur»... À votre place, moi, je n’hésiterais pas... Ça recommence: «À mort!» -Que me conseillez-vous? demanda le baron blêmissant et dont les dents claquaient. -Eh! sandious! j’ouvrirais toutes grandes les portes à cette racaille déchaînée! «Maintenant, si vous préférez être pendu, décapité ou brûlé vif... C’est une affaire d’appréciation. À vous d’en juger, Monsieur... Mon choix serait vite fait! -Mais, objecta le malheureux, si je laisse entrer la foule, elle va certainement... -Délivrer vos prisonniers? Clair comme le jour! -Et je suis déshonoré; moi, le baron de... -Ma foi non! Il y a là, Monsieur, ce qu’on peut appeler un cas de force majeure. -Évidemment, toutefois... -Voyons, est-ce que For-l’Évêque est en feu, oui ou non? Oui... Alors, puisque la prison disparaît, il n’y a plus de gouverneur, donc plus de responsabilités pour vous! Ce raisonnement parut irréfutable au baron de Gardet: -Ouvrez les portes! commanda-t-il. Derrière Cyrano et d’Artagnan se tenaient les prisonniers: quatre pauvres hères, une folle et une prostituée. -Est-ce là tout? demanda Cyrano qui commençait à être surpris de ne pas voir Claire. -À peu près, fit un geôlier. -Monsieur, dit d’Artagnan en marchant vers le gouverneur, songez à ce qu’il peut y avoir de cruel, de barbare, d’anti-chrétien à ne pas libérer tout le monde -au moins tant que le fléau ne sera pas conjuré. «Jurez-vous qu’il n’y a pas d’autres prisonniers enfermés ici? -Au fait, déclara le baron de Gardet, après avoir hésité, il y en a encore un... -Ah! soupirèrent en même temps le Gascon et le Béarnais. Mais leur déception fut grande lorsqu’il leur fut répondu: -C’est un grand diable arrivé ce matin... Il portait une lettre de Monseigneur le Cardinal-Ministre, à l’effet de me faire élargir une personne, une dame, qui n’est jamais entrée ici! -On en a parlé devant moi au Louvre, assura d’Artagnan. Il s’agit d’une jeune dame, mariée à un gentilhomme d’Angleterre, la vicomtesse de Villiers? -C’est cela même! Mais j’avais reçu, à l’aube, des ordres formels de Monseigneur: arrêter immédiatement et mettre au secret absolu le porteur de la missive ministérielle. Et, désignant un soupirail situé à quelques pouces au-dessus du pavé de la cour, le baron précisa: -Il est là... pieds et poings liés... Si vous croyez vraiment que je doive le délivrer, je veux bien... Les deux incendiaires, par louable intention, se regardèrent en réprimant une forte envie de rire. La Maule, l’âme damnée de leur puissant et subtil ennemi, enfermé dans ce cul-de-basse-fosse, c’était une jolie revanche! Enfin, Cyrano répliqua: -Ma foi, puisqu’il doit rester au secret absolu... hum! cela change les choses... Il peut s’agir du salut de l’État. D’ailleurs, ce prisonnier ne court aucun danger en cet endroit... «Rien ne presse donc... Vous aurez toujours le temps, si cela devient nécessaire, de le sortir de son cachot... À moins qu’il n’appelle à l’aide? -Rien à craindre. Sitôt appréhendé, le sire a tant protesté, crié, hurlé qu’on dut lui enfoncer une poire d’angoisse dans la bouche, afin de le rendre muet! À ce moment, les portes extérieures de la prison ayant été ouvertes, la foule entra, comme un torrent, se rua dans toutes les directions en grondant et permettant ainsi à nos amis de s’esquiver, tandis que crépitait le brasier: -Pauvre Gouverneur... On peut dire que nous venons de lui brûler la politesse! Leur gaieté ne dura guère... Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient des rues éclairées par l’incendie de la prison, et envahies par la foule pittoresque des bourgeois arrachés à leur sommeil par le sinistre, dès qu’ils retrouvaient l’ombre et le silence, une tristesse grandissait en eux. Ce fut d’Artagnan qui l’exprima le premier: -Savinien, dit-il en mettant sa main gantée sur le bras de son ami, j’ai l’impression qu’en cette affaire, nous venons de perdre -brillamment, d’ailleurs -la première manche... «George est pris, Claire ne se trouve pas à For-l’Évêque, mais elle est également au pouvoir de Mazarin... Comment allons-nous triompher? «Toutes nos cartes sont tombées, il me semble? Insensible au découragement, le rimeur répondit, en lui envoyant une tape amicale sur le ventre: -Courage, mon péquiou! Laissons la mélancolie et la lassitude envahir les hommes ordinaires! «Tant que nous aurons nos épées, mordious! mieux vaut être dans notre peau que dans celle de Son Éminence le Cardinal-Ministre, je te le garantis! «Et maintenant, allons boire, milledious! Cet incendie ne s’éteint pas! Je l’ai dans le gosier! Coeur De Mère. Le lieutenant Le Norcy vit l’aube bleuir, puis blanchir les pavés de Saint-Germain, sans que se fût dissipé le sentiment de terreur où l’avait plongé son ultime conversation avec d’Artagnan. La colère royale -c’était une colère de femme, hélas! ce qui compliquait tout encore! -risquait d’abord de foudroyer le malheureux innocent qui avait, avec trop de conscience, exécuté son ordre écrit, avant de s’en prendre au principal coupable, au responsable, trop haut placé sans doute. Le jeune homme songeait: -Ce soir, je serai redevenu un simple gentilhomme, sans charge, ni emploi, comme il y en a tant de par la France, riche seulement de son courage et de son épée, ce qui n’est guère suffisant pour conquérir une fortune et un titre. «La peste soit de l’indisposition de M. de Guitaut qui le fit me confier sa place!... Et que la crève maudite emporte l’audacieux escogriffe qui sut si bien requérir mon concours! «Je jure, si je suis contraint de donner ma démission de lieutenant aux Gardes de la Reine, je jure d’aller couper de ma propre main les oreilles de ce drôle! Vauselle, le sieur Lhermitte de Vauselle! Voilà un nom que je n’oublierai pas de si tôt! Simple Cadet de Bretagne, issu d’une nombreuse famille très noble et fort impécunieuse, comme il arrive trop fréquemment en cette province où l’on a coutume de répéter en façon de dicton: «L’or n’est point Breton!», le jeune chevalier Le Norcy était parvenu, par une suite de beaux exploits aux armées de Monsieur le Prince, à occuper le poste envié de lieutenant aux Gardes de la Reine. Dès lors, sa fortune semblait se dessiner. Aussi comprendra-t-on qu’il ait pu proférer de telles menaces à l’égard des oreilles, trop longues d’ailleurs, du singulier amoureux de Mlle Minou. Dès que sonnèrent dix heures, instant où s’ouvrait d’ordinaire l’antichambre royale, le lieutenant était là, pâle, à jeun, plus mort que vif. Il avisa une des filles d’honneur d’Anne d’Autriche, la salua et lui dit: -Madame, voulez-vous me faire la grâce de prévenir Sa Majesté que le lieutenant Le Norcy, suppléant de M. de Guitaut, sollicite l’honneur de lui faire une communication grave... La Reine venait de terminer sa toilette, au milieu de ses dames d’atour. Elle se sentait d’humeur charmante, après une nuit d’excellent sommeil traversé d’un songe aimable où Buckingham lui donnait des baisers... Elle souriait à toutes ses jolies filles d’honneur, à ce radieux soleil qui dorait la vallée de la Seine. Miracle de la présence d’un fils bien-aimé, présence bien brève pourtant! La souveraine se sentait le coeur et l’âme comme renouvelés. C’en était fini dorénavant du trouble semé en elle par l’industrie de cet Italien! Elle saurait résister à sa séduction, déjouer ses pièges, afin de rester elle-même, c’est-à-dire la mère de Louis XIV, l’amante du beau gentilhomme d’Angleterre, fidèle malgré le temps et malgré la mort. Elle voulait pouvoir embrasser sans rougir le front du Roi, son fils glorieux, le front de George, son fils élu, préféré. Tandis qu’on babillait autour d’elle, Anne se souvenait des prières de George: -Madame, quand la majorité de Louis sera proclamée, dans peu d’années, promettez-moi que vous viendrez en Angleterre, que vous vivrez chez nous quelques semaines! Des larmes aux yeux, elle avait promis et dit: -Je ne vivrai désormais que dans l’attente de ce merveilleux bonheur... Ah! George, être enfin délivrée du faix si lourd aux épaules d’une femme, de la grandeur et du pouvoir! Me sentir libre d’aller, de venir, de rester ou de m’en retourner! Joie que je ne conçois qu’avec peine. «Princesse, je naquis chargée de chaînes dorées. «Reine, ce fut bien pis! «Donc c’est dit. Sitôt que Louis aura quatorze ans -âge fixé par le grand et bon Saint Louis pour la majorité des rois de France - je le confie au Cardinal et je passe la mer! Elle évoquait cette perspective riante, quand une de ses dames lui transmit la demande formulée par le lieutenant Le Norcy. La Reine eut un léger pli de mécontentement aux lèvres et murmura tout bas: -Quelque ennuyeuse histoire de Parisiens sans doute? Ne serai-je jamais en paix? «Faites donc entrer le Chevalier. Elle fut surprise de la pâleur du jeune homme qu’on vit entrer, saluant avec grâce: -Approchez-vous, Monsieur, lui dit-elle enfin, le coeur assailli par un triste pressentiment. De quelle affaire entendez-vous nous entretenir? Alors, le chevalier, toujours incliné, obéit, s’avança, et, quand il fut près de la Reine, lui dit à voix basse: -Cette affaire, Madame, nécessite un entretien particulier, et je supplie Votre Majesté... -Soit! fit Anne en pâlissant un peu plus. Suivez-nous! Elle se leva et, comme deux dames esquissaient le mouvement de la suivre, elle les remercia et leur recommanda de ne laisser pénétrer personne dans son cabinet. C’était une petite pièce contiguë, meublée surtout de fauteuils et de bibliothèques. -Maintenant, Monsieur, parlez, dit la Reine en s’asseyant. De quoi s’agit-il? Quel fait peut bien motiver tant de discrétion? -Ah! Madame, répondit le lieutenant, tout tremblant; j’ai bien peur d’avoir mérité le ressentiment de Votre Majesté! -Qu’avez-vous donc fait, Monsieur? Vous avez pourtant la preuve de notre intérêt et de notre estime, puisque vous êtes officier au Palais. -Je n’ai fait qu’obéir à l’ordre formel écrit de la propre main de Votre Majesté... -Soyez plus explicite. Monsieur. De quel ordre entendez-vous parler, et pourquoi semblez-vous si contrit de l’avoir exécuté? Le lieutenant tendit le fatal papier: -Le voici! La Reine saisit le rouleau, l’ouvrit et aussitôt son visage fut tellement bouleversé que le lieutenant en reçut un choc d’épouvante. -Au nom du ciel, Madame! -Chut! n’appelez pas! parvint à recommander Anne d’Autriche, en laissant aller sa tête et ses bras, comme morte. Le lieutenant l’entendit murmurer: -Quelle infâme trahison! La souveraine fut longue à triompher de cet immense accablement. Enfin, elle put demander: -Et... Il a été arrêté? -Hélas! Madame. -Quand? -Hier soir, passé minuit. -Où l’a-t-on conduit? -Je l’ignore... Devant la porte du château, on l’a fait monter dans un carrosse qu’entourait une troupe de cavaliers. -Et... Et, pourtant M. d’Artagnan était là! -Certes, répondit Le Norcy qui, loyalement précisa: Mais j’étais aussi présent, Madame, entouré de vos gardes... le capitaine d’Artagnan eut beau s’insurger, protester... ce papier en mains, je croyais si bien faire mon devoir, servir Votre Majesté... -Malheureux, fit la Reine en soupirant, vous ne pouvez pas savoir combien vous m’avez desservie au contraire! -Mon désespoir est immense, Majesté! Cet ordre est certainement un faux! -Vous vous trompez, déclara Anne, dont les yeux eurent un éclair de fureur. Cet acte est authentique. Il fut signé de ma main! «Mais c’est là que l’infamie passe ce qu’il y a de plus odieux, Monsieur. On a surpris ma bonne foi; je saurai bientôt comment, car jamais, même sous menace de mort, je n’aurais apposé ma signature au bas d’un tel ordre. «Ah! soyez-en certain! j’en tirerai une prompte vengeance! Le chevalier pensa douloureusement: -À toi d’abord, petit, ce sera juste! Mais la souveraine, au lieu de l’accabler, trouva, dans son âme généreuse, le temps de le consoler: -Quant à vous, Monsieur, lui dit-elle, vos regrets et vos remords vous mettent hors de cause. Peut-on vous en vouloir de vous être fait, de bonne foi, l’exécuteur de ma volonté? Tout au plus m’étonnerai-je de l’inertie montrée par M. d’Artagnan... Il avait des raisons de savoir que ma signature se trouvait apposée là par surprise! Une fois encore, le chevalier prouva sa droiture. Il fit valoir la rapidité de l’arrestation et la crainte qu’avait pu ressentir d’Artagnan... Il ne précisa pas laquelle, mais la Reine comprit fort bien et lui tendit sa main à baiser en disant: -Vous êtes un noble coeur, Chevalier! Et elle soupira pour ajouter: -Je vois trop peu, autour de moi, de natures telles que la vôtre... Vous devinez, sans que j’aie à préciser, de quoi sont capables certains personnages, quelles lâchetés, quelles vilenies, quelles trahisons rôdent, dans l’ombre, autour de votre Reine... Le lieutenant mit un genou en terre: -Madame, ma vie est à Votre Majesté. «Je la donnerai joyeusement pour racheter ma faute. -Relevez-vous, Monsieur, je n’oublierai point vos paroles. Mais je ne compte pas risquer l’existence d’un jeune gentilhomme tel que vous... Je n’accepte que votre épée... Désormais, vous faites partie de la petite troupe héroïque de ceux qui m’aiment... Elle est bien modeste, par le nombre: MM. de Guitaut, d’Artagnan, Cyrano de Bergerac et... celui qui, hélas! a été arrêté cette nuit. Coupant court aux remerciements éperdus que balbutiait le chevalier, la Reine commanda: -Sur ce, Monsieur, nous nous rendons à Rueil dans l’instant. Veuillez aller avertir une vingtaine de nos gardes. Je vous donne le commandement de cette sortie! La colère animait son royal visage. Réveillé à sept heures du matin, comme à son ordinaire, le Cardinal se fit raser, parfumer, habiller -en bon efféminé qu’il était, il prenait des soins de coquette -et alla faire acte de présence à la messe. Bien que prince de l’Église, il était parfaitement sceptique. Il accordait plus de respect à certaines superstitions de son pays qu’aux commandements du Décalogue. En sortant de la chapelle, il vit, plantée sur les marches, une longue silhouette dégingandée, qui se cassa en deux dans un profond salut: -Bonzour, bonzour, Mousou dé Vauselle, lui dit-il en allant à la découpure de ce grand Gille, et en lui prenant le bras. Zé crois que vous avez oune çose à me dire? -En effet, Monseigneur. Le Cardinal entraîna l’escogriffe à l’écart, dans les beaux jardins plantés par Richelieu et là, vivement, oubliant son accent: -Eh bien, est-ce fait? -Oui, Monseigneur. Le jeune homme est ici. -Bene... bene... La chose s’est passée sans esclandre, sans tués, ni blessés? -Comme sur du velours... et à la barbe de M. d’Artagnan en personne. -Per Bacco! M. le Capitaine était présent? Et il n’a point tiré sa rapière? Vous êtes un habile homme, Monsieur de Vauselle. Cela vous sera compté. L’ami de Mlle Minou devint attentif. Les promesses vagues étaient lettre morte. Il attendait que le Maître fixât un chiffre. Mais le roué péninsulaire s’évada: -Ma reconnaissance vous est acquise. Le personnage eut du mal à avaler sa salive. C’était là pilule amère. Mazarin reprit, zézayant, maintenant qu’il lui fallait confesser un échec: -Mousou dé La Maule n’a pas été aussi houreux... Cette nouit, zé souis tombé dans ouné embouscade dressée par ce diavolo... de Cyrano... Et votre collègue est resté prisonnier... Son succès de la nuit rendit le sbire imprudent: -Oh! dit-il, je saurai bien forcer ce simulacre de Gascon à délivrer M. de La Maule! Doucement incrédule, le ministre tourna court: -J’aurai besoin de vos services, tout à l’heure, Mousou de Vauselle... Écoutez-moi bien... Approchez-vous... plous près encore... Et sa figure madrée, soudain transformée, devenue presque féroce, le Cardinal parla longtemps à l’oreille du bélître... De temps en temps, il mimait ce qu’il expliquait. Ses mains semblaient serrer des vis, enfoncer des coins à coups de maillet, distendre des bras et des jambes, tenailler une chair souffrante, la brûler à petit feu. Un de ses gardes l’observait de loin; effaré de sa pantomime, il glissa à l’oreille d’un camarade: -Vois donc le Cardinal. On dirait qu’il devient fou... Il imite le travail du tourmenteur! Ce dédoublement nerveux n’eut qu’une brève durée. Le visage du Maître se détendit, son oeil redevint doux et tendre, sa lèvre rouge reprit son éternel demi-sourire, et quand il revint vers le groupe de ceux qui l’avaient attendu il ne respirait plus que bienveillance... Comme son maître entrait dans le cabinet de travail où l’attendaient des plis et des dépêches apportés de Paris durant la nuit, par des courriers et des estafettes, le sieur de Vauselle, tout en geignant de fatigue, car il n’avait que fort peu dormi, se rendit dans le sous-sol du château et pénétra dans une pièce exactement située sous le cabinet ministériel. C’était un réduit assez grand, éclairé uniquement par un soupirail et où, d’ordinaire, on rangeait les grosses bûches destinées au chauffage. Cette fois, l’endroit se trouvait net ou à peu près. Un ronflement sonore emplissait la pièce. Vauselle, dont l’oeil ne s’était pas encore habitué à l’obscurité, chercha d’où provenait ce bruit nasal. Quand il eut découvert le dormeur, il le réveilla en le poussant du pied: -Eh là! Monsieur le Questionneur! Un être répugnant, le crâne énorme, le ventre en pointe, les pieds et les mains formidables, se mit à grogner, s’étira et enfin, s’assit. Après s’être frotté les yeux, il reconnut l’arrivant: -Ah bon! c’est vous! -Le prisonnier est toujours là? -Eh, ricana l’autre, avec un anneau à la ceinture, fermé par mon cadenas, il y a peu de chance pour qu’il ait été prendre l’air... Ça n’est peut-être pas l’envie qui lui en manque, hein? Vauselle ne jugea pas de sa dignité de badiner avec cet être effrayant: le tourmenteur-juré! -Tu en réponds, gronda-t-il, sur ta tête! Où est-il? L’autre fit un geste: -Là, dans la cave voisine! -N’as-tu pas besoin qu’on t’aide? Pourras-tu, seul, le coucher sur le lit aux multiples agréments, et ensuite le travailler comme on te l’a ordonné? Le bourreau eut un rire gras; puis, faisant saillir ses biceps formidables et montrant ses poings capables d’assommer un aurochs, il déclara: -Un petit jeune... un freluquet... J’en ferais bavarder trois comme lui à la fois, si je voulais! -Bon. Mais il peut montrer du courage... Tu connais la consigne? «Il faut le faire crier, crier tant qu’il pourra! -Vous allez voir... Venez-vous? Le monstre se leva, empoigna un instrument de fer qui traînait à terre, près de la paillasse où il avait dormi, et redemanda: -Venez-vous? Mais si... Venez voir ça! Je vais le travailler à froid. Vauselle sentit ses jambes mollir sous lui. Il n’avait aucune sorte de courage, pas même celui de voir souffrir les autres. Il appartenait à l’espèce des reptiles, sournois et lâches. -Non, fit-il, décidément non. Il me suffit d’entendre... d’être sûr qu’il a une voix qui porte. Et il s’appuya contre le mur, défaillant... Un instant après, un cri déchirant, un cri affreux lui parvint, perçant son tympan, lui vrillant les entrailles, un cri de bête plutôt qu’un cri d’homme. Alors, à son tour, fou de terreur, redoutant d’avoir à entendre cela encore, il cria: -Arrête, arrête, bourreau! C’est bien! Au galop, apparurent soudain à la grille les vingt gardes du chevalier Le Norcy et le carrosse bleu de France de la Reine... Mazarin attendait cela. Pourtant, en contemplant ce spectacle, il eut un petit choc douloureux sous le sein gauche. Un des plus grands événements de sa vie allait se dérouler dans quelques instants... Il en sortirait le plus heureux des hommes, ministre raffermi, consolidé dans son autorité quasi absolue, partageant la couche de la Reine ou, précipité soudain du Capitole, il connaîtrait une vie d’impuissants regrets, près de quoi la mort serait douce. Pourtant, il ne se sentit pas le désir de reculer. Son plan se trouvait fait, ses batteries braquées, ses vaisseaux brûlés... Il marcha, souriant et calme, à la rencontre d’Anne d’Autriche, à la rencontre de la gloire des forts ou de la honte des pâles vaincus. Il marcha même si vite qu’il eut le temps de faire signe aux laquais accourus, de s’incliner très bas en haut du perron et de descendre les marches, avec un respect empressé, à la rencontre de la Souveraine. Anne ne put faire autrement, pour descendre de sa voiture haut perchée, que d’accepter l’aide de la main blanche et grasse de son ministre. Mais de quel regard noir elle le foudroya! Un intimidé eût fait retraite devant l’éclat coléreux de cette prunelle. L’Italien, lui, accentua son air de satisfaction. Après une génuflexion, il baisa le gant de la royale visiteuse et chanta: -C’est oune doucé et délicaté sourprise qué ze dois à Votre Mazesté!... La Reine, pour les assistants, fit seulement un signe de tête, qui essayait d’être gracieux puis, la voix brève, elle commanda: -Je dois vous parler sur l’heure, Éminence... Une affaire sérieuse, et qui ne souffre aucun retard... Ayant dit, elle se dirigea droit au cabinet du ministre, laissant trottiner derrière elle l’Italien vêtu de pourpre et de dentelles, car il aimait à porter le rochet fastueux: -Va bene... songeait-il, en se congratulant. Elle est dans le pièze le mieux tendou, la pauvre Rézina! Zé la tiens! Empressé, il la conduisit vers un vaste fauteuil qui tournait le dos à la fenêtre entrouverte. Mais, d’un geste, Anne refusa de s’asseoir, marcha sur son ministre, l’oeil et le teint enflammés puis, tirant soudain de son sein l’ordre d’arrestation de George, elle le déploya sous le nez de Mazarin en criant: -Connaissez-vous cela, Monseigneur? Le cardinal sourit: -Zé lé connais, bien soûr! Anne, furieuse, frappa le tapis du pied. -Et vous osez, s’étrangla-t-elle, vous o... Le Ministre s’inclina très bas: -Zé souis lé premier serviteur de Votre Mazesté et, z’oze lé dire, le plous dévoué, le plous fervent... -En ce moment, répondit la Reine avec feu, j’arrive à douter, Monsieur de Mazarin! «Savez-vous que je me demande même si je vais continuer à vous accorder ma confiance? -En ce cas, zé serais le plous infortouné de vos souzets, Madame... Mais qué Votre Mazesté sé calmé... ze l’en soupplie! Qu’elle daigné mé fairé connaître en quoi z’ai eu le çagrin dé démériter... Anne était habituée à voir son ministre ruser sans cesse avec les gens et les choses, aussi, dans l’éclat de colère où elle se trouvait, jugea-t-elle bon de le mettre en présence immédiate de sa vilenie: -En ceci, Monseigneur. On s’est servi, hier soir, chez moi, à Saint-Germain, de ce papier, pour me faire une sanglante injure! -Zé souis on ne peut plous sourpris... -Cela m’étonne! Enfin, lisez, lisez! Le Cardinal prit le papier que la souveraine lui mettait sous le nez. L’ayant lu, il hocha la tête en disant: -Per Bacco! en effet... Que Votre Mazesté ait la bonté de m’excouser... Elle comprendra tout de souite la natouré dé cé malentendou... La Reine suffoqua, mais se tut. Elle voulait en finir vite. Et Mazarin d’expliquer: -Des rapports m’étaient parvenus, de Rouen exactement, qui me signalaient la présence, dans cette ville, d’un jeune seigneur anglais... «On m’assurait que ce noble et mystérieux voyageur était porteur de dépêches et de fonds britanniques destinés à fomenter et à soudoyer la révolte des Parisiens. «De plus, j’avais su que ce gentilhomme étranger était descendu à Paris, chez le conseiller Pierre Broussel. «Enfin, j’étais prévenu que se trouvait aussi chez le sieur Broussel, un autre gentilhomme... un Gascon... extrêmement dangereux, Monsieur de Cyrano-Bergerac... celui-là même qui ameuta Paris dans la journée des Barricades... «Je me croyais donc fondé, dans l’intérêt de l’État, à faire rédiger, contre ce jeune seigneur, un mandat d’amener... -Passe encore que vous ayez fait établir un tel ordre, s’écria la Reine, et là n’est point le motif de mon mécontentement! «Je vous reproche, Monsieur de Mazarin, de m’avoir fait signer cet ordre par surprise! Le digne homme d’État poussa un soupir, tira un mouchoir de dentelle dont il s’épongea le front et alla entrouvrir un peu plus l’une des fenêtres de son cabinet de travail. Cela fait, il revint près d’Anne d’Autriche et lui expliqua: -C’est une déplorable erreur de ma part, Madame. Je comptais instruire Votre Majesté... lui soumettre mes raisons... solliciter son approbation... et puis... les événements se sont précipités... la foule, le tocsin, les cris... bref, la sédition... «Aussi, quand pour m’achever, Votre Majesté me fit part de sa volonté de se retirer à Saint-Germain, je n’eus que le temps de lui faire signer quelques actes urgents. Un cri, parti on ne savait d’où, vint faire tressaillir la Reine. -Hélas! poursuivait l’Éminence, l’oeil émerillonné, je ne pensais plus du tout à ce papier! «Le Chancelier avait dû, croyant bien faire, le déposer sur mon bureau, avec toutes les autres pièces en souffrance... Et comme Votre Majesté était fort pressée... Elle a tout signé en hâte! L’explication était ingénieuse... Anne, troublée, cherchait une réponse qui montrerait au Cardinal qu’elle n’était cependant pas sa dupe quand, soudain, elle le vit à genoux devant elle: -Que faites-vous là. Monseigneur? Alors, Mazarin, levant des yeux langoureux, saisit les mains de la Reine. -Je m’humilie, déclara-t-il d’une voix infiniment tendre, devant celle que j’ai eu le malheur d’offenser... Je m’humilie afin que son coeur généreux me pardonne... Je m’humilie, pour que son regard ne soit plus chargé de colère... À ce moment précis, un nouveau cri, déchirant, celui-là, parut jaillir du sol, devant les fenêtres du cabinet ministériel; un cri d’indicible souffrance, un cri de chair martyrisée... Anne d’Autriche sursauta, blêmissant: -Que se passe-t-il? demanda-t-elle. -Rien, répondit l’Italien qui serra plus étroitement dans les siennes les mains royales. Que Votre Majesté ne se trouble pas pour si peu... Et il baisa violemment les poignets d’Anne d’Autriche, chercha les bras, qu’il brûla de ses lèvres ardentes. Il semblait hors de lui- même. -Monseigneur! Êtes-vous insensé? Il soupira: -Mon Diou! Zé souis sour lé point dé lé croire!... Il né faut pas trop demander à oun homme épris depouis si longtemps... La Reine voulut se dégager, délivrer ses bras, se lever, quand un troisième hurlement la cloua sur place, un hurlement si horrible qu’elle sentit toute sa chair frémir et se hérisser. Presque aussitôt, une pensée sillonna son cerveau, comme un éclair: on torturait un homme, à côté d’elle, et, à ses genoux, un autre homme l’avertissait qu’«il ne fallait pas trop lui demander»... Elle pressentait un rapport caché... Est-ce que Mazarin, résolu à tout pour la conquérir...? Non! c’était trop infâme! Il était rusé comme dix familles de renards, fuyant, faux, mais non point vil! Il n’eût pas osé, d’ailleurs! Pourtant, ne venait-il pas de la braver, de lui extorquer une signature, de faire arrêter George à la porte de chez elle? -Mère! Mère! Au secours! Assez! Anne devint livide. Cette voix jeune... vigoureuse... cet appel... -Maman! À moi! D’un furieux effort de tout son être, Anne d’Autriche, troublée par ces appels déchirants, parvint à délivrer ses mains, à repousser le Cardinal, mais celui-ci, debout maintenant, s’était jeté sur elle, penché, oubliant tout respect. Il la tenait enlacée, sa bouche parcourait les magnifiques épaules, se déchirait aux agrafes des diamants de son collier, et la Reine l’entendit haleter: -Moi aussi... je suis... à la torture... Je vous aime... je vous aime... Vous le savez depuis que... Cela dure trop! Je n’en puis plus! Je souffre, voilà déjà des années... Un mot de vous. Madame, un mot! je l’implore et la joie remplace le supplice! Alors, la Reine comprit tout. Elle vit le guet-apens. Sa chair se glaça... Mazarin venait de parler clair enfin! -Oh! Oh! reprit la voix mourante... Assez! Qu’ai-je fait? Laissez- moi! Ah! par le ciel, grâce! Maman! Maman! -Un mot, répéta le cardinal dont les lèvres se posèrent tout près de celles de la Reine, un mot, Madame et la joie remplace le supplice... Alors, très vite, la bouche royale, maîtrisant sa fureur, fit un mouvement, rencontra les lèvres du Cardinal et se contraignit à ne plus les fuir... Triomphant, Mazarin se redressa, cambra le torse: il venait de goûter au fruit savoureux et grisant de la Victoire! -Vite, murmura la souveraine à bout d’efforts, les yeux clos, vite... libérez-le... arrêtez cette épouvantable chose... tout de suite, n’est-ce pas? Radieux, grisé, l’Italien enveloppa d’un fier regard de maître cette femme éperdue et toute blanche, dont la gorge émue arrachait des éclairs aux plus beaux diamants de la chrétienté. -À moi! Elle est à moi! Mais elle, impatiente avant tout d’arracher son fils au martyre, ne faisait que répéter: -Arrêtez... arrêtez... vite! Que je n’entende plus ces effroyables plaintes... Oh! mon Dieu! Assez! Une fois encore, le gémissement, strident, affolé, bestial, retentit et perça le coeur de la mère: -George! cria-t-elle, mon fils! Et se dressant: -N’auriez-vous pas plus de coeur que de conscience? jeta-t-elle à Mazarin qui sourit et répliqua: -Tout ceci ne dépend plus que de vous, Madame... -Que vous faut-il encore? -Une promesse... La Reine s’insurgea: -Ne l’ai-je point faite? -J’en demande une autre... Il y a un Secret d’État que j’ignore. Je tiens à le connaître! J’en ai le droit. Monsieur de Richelieu, le roi Louis XIII et vous-même, Madame... -J’ai compris! déclara la Reine, le menton haut, superbe de fierté. «Je chanterai, Monsieur de Mazarin, c’est convenu. Je chanterai pour cela aussi! Mais, de grâce, donnez des ordres immédiatement... Savoir que ce pauvre enfant... Ah! l’odieuse ruse! -Calmez-vous! Et, courant à la fenêtre, le Cardinal l’entrouvrit juste assez pour y passer sa belle tête où se lisait son insolent triomphe. Penché sur l’appui, il appela: -Mousou de Vauselle! L’escogriffe se tenait aux aguets et surgit aussitôt: -Assez! commanda le maître. Qu’on le détache, qu’on le panse, qu’on le reconduise à Boulogne, avec les plus grands égards. -Bien, Éminence, répondit l’autre en s’inclinant. Mais, quand il releva la tête, Mazarin constata, sans désagrément, qu’un reflet de sa propre joie illuminait les yeux de son complice. Ils venaient de déjeuner en tête à tête, sous prétexte d’avoir à s’entretenir de graves affaires d’État, et déjà se nouait entre eux, de par l’esprit et de par les sens, cette affection ardente dont témoignent encore leurs lettres conservées dans les Archives officielles. Giulio Mazarini, par un sentiment de décence et un goût de la mesure propres à son génie diplomatique, parvenait à cacher à la Reine l’étendue et l’ampleur de son contentement. Il affectait l’air de bonheur un peu surpris qui convenait précisément à la situation. Aussi semblait-il attribuer à l’amour d’Anne d’Autriche, à la magnanimité de son coeur ce qu’elle venait de lui accorder, à la suite de la plus effroyable des manoeuvres qu’un homme ait osé tenter contre le coeur d’une mère. Désormais, il se sentait enfin tout-puissant. Cette femme, que la naissance avait faite princesse, que son mariage et sa maternité avaient couronnée deux fois, ne pourrait plus l’inquiéter, ni se dresser contre lui. Elle était sienne! Les princes du sang, les belles duchesses, les seigneurs des provinces, les gens du Parlement ou de la Halle pouvaient bien se révolter contre lui désormais! Il se sentait sûr de sa position, sûr de les vaincre. En régnant sur le coeur et sur la chair d’Anne d’Autriche, ne régnait-il pas sur la France? De son côté, quoi que fît la rébellion, il aurait toujours la Reine-Régente, c’est-à-dire la signature du Roi, celle qui permet tout, celle qui peut tout! Il se sentait maintenant, bien en main, la lourde épée fleurdelisée de Saint-Louis, de Philippe-Auguste et de Henri IV. Mais chaque fois que son regard se posait sur celui de sa royale conquête, il en atténuait cauteleusement la flamme, et dans les yeux de son ministre, la Reine pouvait fort bien n’apercevoir que les éclairs d’un amour éperdu. Elle y lisait des louanges à sa beauté, une reconnaissance infinie... Sans contestation possible, par ce coup de force, par cet acte d’audace, si peu l’un et l’autre dans sa manière, l’Italien venait de gagner magnifiquement la partie! Anne était une femme... D’abord frémissante de rage et d’humiliation, c’est ensuite de plaisir qu’elle avait frémi! La violente passion de Mazarin, longtemps contenue, dominée, refoulée, venait de se donner libre cours. C’est pourquoi, loin de subir l’horreur d’une étreinte abhorrée, la fougueuse Espagnole s’était soudain sentie parcourue de flammes, enivrée de caresses et bercée de mots d’adoration. L’Amour passait sur elle, absolu, complet, souverain. Elle ne voulut pas le laisser s’enfuir, elle le rappela et s’élança ensuite de tout son coeur, de tout son être, oubliant son passé, son rang, sa rancune, vers le bonheur de chérir et d’être aimée... Depuis longtemps aussi, elle aimait... N’avait-elle pas loyalement combattu pour demeurer pure? Il ne faut pas demander l’impossible à une créature humaine, c’est-à-dire imparfaite. Sa résistance même n’avait fait que précipiter l’heure de la chute et la rendre plus profonde. Cependant, dans l’esprit du Cardinal, la passion «folle» ne pouvait parvenir à étouffer les préoccupations de l’intérêt et de la politique. Pas plus pouvait-elle réussir à lui faire oublier l’un des motifs pour lesquels il avait voulu s’emparer, physiquement et moralement, d’Anne d’Autriche. Aussi, au moment où la Reine lui demandait de venir l’accompagner à Saint-Germain, se leva-t-il pour courir vers son cabinet de travail: -Oune secondé, Madame, ze vais çerçer oune document qui vous intéressera beaucoup... Il revint, tenant à la main le mystérieux titre trouvé par lui dans les papiers du père Joseph, l’Éminence Grise: -Voilà, dit-il en présentant à la Reine le morceau de parchemin, ce qui m’a tant intrigué... Ni Le Tellier, ni Chavigny ni de Lionne n’ont pu y comprendre quoi que ce soit... À peine Monsieur Nicolas Fouquet a-t-il entrevu quelques lueurs... «Voyez vous-même. Madame. À peine Anne d’Autriche eut-elle jeté les yeux sur le grimoire, où l’encre était en partie effacée, qu’elle se troubla et laissa retomber ses bras, comme accablée... -Hélas! murmura-t-elle, hélas! Ardemment, le Cardinal l’épiait. Elle gémit: -Mes épreuves, comme mère, ont dépassé l’humaine mesure. Mea culpa! Mea culpa! J’offre à Dieu ces tourments secrets, pour l’expiation de mes péchés. Elle se signa et tomba dans une méditation profonde, dont le ministre jugea inhabile de la distraire. Il pensait: -Elle voyage dans le passé... Qu’importe! Le présent est à moi, bien à moi! Ne troublons pas son rêve. Il n’était plus jaloux du beau duc de Buckingham. Il venait d’effacer son souvenir. Un homme qui a tenu, dans ses bras, comme il l’avait fait une heure durant, non seulement le corps, mais toute l’âme d’une femme, ne peut rien redouter d’un mort. Enfin, la souveraine secoua la cendre des souvenirs et soupira: -Je vais tout vous dire... C’est, en effet, un redoutable secret d’État. Divulgué, il peut mettre à sang et à feu ce royaume... «Mais, passons, je vous prie, dans votre cabinet. Nulle oreille ne doit entendre les mots qui vont sortir de mes lèvres... Le Grand Secret. La porte du cabinet de Mazarin fut fermée à clé, celle de la salle à manger, qui le faisait communiquer à une antichambre, le fut également. De plus, devant cette porte, la Reine fit se poster le chevalier Le Norcy, l’épée au poing. Du côté des jardins, à vingt ou trente pas des fenêtres, que la chaleur mettait dans l’obligation de laisser entrouvertes, furent placés des gardes avec la consigne de ne laisser approcher personne. Alors, rassurée, ayant Mazarin assis à ses pieds sur un coussin cramoisi, Anne d’Autriche s’installa dans un fauteuil et, un peu penchée vers son confident, qui la contemplait avec ravissement, elle commença: -Je ne vous apprendrai rien, mon ami, en vous disant combien fut grande ma déception dès mon arrivée en France... Fiancée à quatorze ans, pour des raisons politiques, avec un prince que je n’avais jamais vu, je fus amenée à Bordeaux, par le duc de Guise, en novembre 1615. Le duc marchait à la tête de six ou sept mille gentilshommes qui, la veille encore, étaient les ennemis de mon pays natal et de ma famille. «Mariée peu de jours après mon arrivée, en grande pompe, à la cathédrale de Bordeaux, par Monseigneur l’Évêque de Saintes, je fus aussitôt séparée de mon époux, comme notre jeune âge l’exigeait. «Le Roi n’était point dépourvu de grâce et d’élégance, mais il me parut froid, distant et triste. «Poussé par son entourage et, sur l’ordre de son confesseur, trois ans plus tard, seulement, il consentit à se souvenir qu’il était mon mari... «Ce rapprochement glacé nous mit au supplice l’un et l’autre... «Vous savez aussi comment, à force d’être importuné par le Cardinal de Richelieu, le Roi se résolut, après vingt-deux années d’une union stérile, à faire, comme corollaire d’un voeu à la Vierge, une nouvelle tentative maritale auprès de moi; ceci afin d’avoir un héritier. «Ce fut une nuit de décembre, en 1637... Mon royal époux, au retour d’une visite faite à sa soeur Louise, fut surpris par un violent orage. Ne pouvant retourner à Vincennes ou à Saint- Germain, il se résigna, fort mal gracieusement, comme à son ordinaire, à venir demander asile au Louvre, pour la nuit. «Rien n’était prêt pour recevoir le Roi. Nous soupâmes dans ma chambre à coucher! Il dut se résigner à partager mon lit. Mazarin haussa doucement les épaules. En contemplant cette belle femme, qui venait d’être si fougueusement sienne, et dont les quarante-cinq ans eussent pu faire envie à bien des jeunes mariées, il se sentait pris de pitié pour le trop calme petit-fils du Vert-Galant! -Ah! per Bacco! songeait-il. Elle avait pourtant dix années de moins! Quelle tristesse de penser à la frigidité de ce monarque devant tant de charmes et de jeunesse! Cependant, la Reine continuait, sans avoir remarqué les mines de son confident: -De mauvaises langues prétendirent que j’avais emprunté, durant cette entrevue, le secours d’un philtre composé par l’apothicaire Danse. C’était faux! Alors, les sens léthargiques du Roi furent- ils mis en belle humeur par les vins généreux? Je ne le pense pas. -Vos seuls charmes, Madame, triomphèrent! -J’en doute. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que je devins mère. «Dans les délais habituels, je fus prise des douleurs de l’enfantement et aussitôt le château de Saint-Germain-en-Laye fut en émoi. «La naissance d’un enfant royal, de par la coutume usitée en France, est un acte public. Il y a tout un cérémonial qui fixe les droits de ceux qui ont mission d’y assister... «Louis XIV naquit donc en présence du Roi son père, du cardinal, de Gaston d’Orléans et de tous les princes du sang, du père Joseph, de son frère, le baron du Tremblay et de maints autres dignitaires. «Séance tenante, l’acte officiel fut rédigé. Cet acte attestait la régularité de la naissance de Louis... «Anéantie par les efforts que j’avais faits, brisée par les souffrances endurées, je tombai dans une sorte de torpeur heureuse, tandis que, radieux, le Roi, le Ministre et tous les grands emportaient le frêle gage de l’hérédité monarchique en ligne directe... «Je restai seule, sous la garde de deux dames, qui sont mortes depuis... «Soudain, je me réveillai brusquement sous l’aiguillon de nouvelles douleurs et je poussai un cri déchirant, un cri dont je ne me croyais pas capable, après tous ceux que m’avait arrachés la mise au monde du dauphin Louis. «La porte s’ouvrit brusquement, encadrant le froc gris et la barbe du Père Joseph. «Avant même que je me fusse rendu compte de ce qui m’arrivait, le capucin avait compris! «Et si bien compris, qu’un instant après, entra le Roi, suivi de Richelieu, pâles tous les deux, l’air égaré: «-Sortez, Mesdames, dit-il à mes caméristes. Je désire parler seul à la Reine. «Ce fut ainsi que, devant le Roi, le Cardinal et le capucin, je mis au monde un second enfant... un enfant mâle. -Mais c’était lui lé dauphin, lé vrai dauphin! s’écria Mazarin bouleversé. -Chut! Plus bas! recommanda la Reine. -C’est jouste! où avais-je la tête! balbutia le Cardinal en cessant de s’hypnotiser sur le visage royal. Il se leva, fit quelques pas en répétant: -Oune chosé si gravé, si gravé! Anne le rappela, d’un geste à la fois hautain et charmant. -Reprenez votre place ici. Ayant été obéie, elle continua: -Le Père Joseph avait tout de suite pensé comme vous... les gens d’Église sont connaisseurs en ceci comme en tout... À peine l’enfant eut-il jeté son premier cri qu’il l’enveloppa dans un linge et, dissimulant le tout sous son froc -j’ai su tout cela le lendemain soir seulement -, s’enferma avec le baron du Tremblay dans le cabinet du Roi. «Le baron était d’avis de tuer immédiatement le nouveau-né, afin d’anéantir à jamais toute chance de rivalités ou de luttes au sujet de cette naissance. «Le bon Père, lui, leva les bras au ciel. Il se refusait à être complice de ce crime et, comme son frère s’emportait, il lui dit: «Soit, mais je te dénonce et je quitte avec éclat le Cardinal si, d’aventure, au nom de la Raison d’État, il osait approuver cette monstruosité. «Un peu plus tard, l’arrivée de Sa Majesté et de Monseigneur de Richelieu ranima le débat. «Il ne fut plus question de détruire l’enfantelet... «On décida seulement de cacher son existence. «Pour ce faire, le père Joseph et le baron, son frère, emportèrent le nouveau-né chez les Dames du Calvaire, au faubourg du Temple, où la Supérieure obéissait au bon Père comme s’il eût été Dieu lui-même. Mon second-né fut donc secouru, nourri, baptisé. «Là, sans que la Supérieure eût osé poser une seule question, il fut confié à une religieuse qui, accompagnée d’une nourrice prise dans le peuple, se dirigea vers les provinces de l’Ouest. Enfin, en Bretagne, l’enfant fut remis aux mains d’une pauvre famille noble, d’où sortait cette religieuse... «Pour la forme, le Roi vint me mettre au courant de tout cela et me demanda un consentement que je n’étais pas en situation de refuser: mes imprudences avec... enfin... -Et la conspiration de Chalais? fit entre ses dents le Cardinal. -Mon amitié pour Madame de Chevreuse... et bien d’autres motifs encore, m’empêchaient de résister à la dure volonté cachée derrière celle du Roi. -Je comprends, je comprends, acquiesça Mazarin en dissimulant un sourire, car il se disait in petto: «Dure volonté, certes, et qui fit choir des têtes princières, exiler la propre mère du Roi, mais qui échoua platement pourtant, là où je viens de réussir... Le puissant Cardinal-Duc, malgré son génie et sa volonté, n’a pu se faire aimer de celle devant qui je suis à genoux... Une fois encore, il se sentit grisé, maître du monde, puisqu’il était aimé de la Reine de France. Il demanda: -Avez-vous eu des nouvelles de cet enfant? -Jamais! -Possédez-vous quelques indices qui nous permettraient de faire surveiller... -Pas le moindre! -Le nom de la famille à qui il fut confié vous serait-il donc inconnu? -À cet égard, on n’a jamais voulu répondre à mes questions... Je sais seulement que cette famille habitait les environs de Rennes... Mazarin caressa machinalement sa barbiche: -Le Roi, le Cardinal, le père Joseph sont morts... «Mais le baron du Tremblay vit toujours... Il doit savoir, lui. Il peut me renseigner. -À quoi bon! L’avenir de cet enfant a dû être assuré par les soins de son père... Il grandit en paix, heureux sans doute, loin des compétitions, des soucis politiques. «N’allez pas le tourmenter au moins! -Dieu m’en garde! protesta Mazarin. Je voudrais simplement pouvoir le surveiller, le protéger, sans qu’il s’en aperçoive... car je pense, Madame, ayant les responsabilités du pouvoir, ayant l’écrasante charge de préparer l’avenir de Sa Majesté Louis quatorzième du nom, qu’un ministre averti en vaut deux. «Je verrai donc Monsieur du Tremblay! Un nuage de mélancolie passa sur le visage d’Anne d’Autriche. Elle avait tout à redouter de l’intrusion du Cardinal dans la vie de cet enfant infortuné... -Qu’a donc Votre Majesté? demanda l’Italien en s’apercevant de la tristesse subite qui assombrissait le front et les yeux adorés. En même temps, il s’avança, quêtant un baiser. Anne, d’un mouvement rapide, se déroba et elle dit avec quelque hauteur: -La mère n’est pas vaincue en moi parce que la femme vient de succomber... Et cette mère, sachez-le, Monsieur, ne pourra guère oublier combien vous osâtes l’offenser cruellement! -Moi? fit le ministre en ouvrant tout grands ses beaux yeux de duplicité. -Et quel autre? -Offenser Votre Majesté dans son coeur de mère, c’est-à-dire dans ce qu’il peut y avoir de plus respectable, de plus grand sur terre! «Oh! Madame, que cé soupçon m’est crouel! ajouta-t-il, en zézayant pour marquer son émoi. Une lueur de colère flamba dans les yeux d’Anne d’Autriche. C’était trop de duplicité à la fin! Quel jeu entendait-il mener? Elle précisa: -N’avez-vous pas eu la rare audace de faire arrêter hier soir... -Oun figlio dé Votre Mazesté? Anne s’empourpra, baissa la tête... -Céla, ze l’avoue... mais ne vénons-nous pas dé faire la paix à ce soujet? «Faute avouée est oune moitié dé pardon... La Reine lui coupa la parole: -Et l’audace plus rare encore de soumettre à la question... de torturer... quand vous saviez quel noble sang vous faisiez couler! Alors Mazarin reprit les poignets de la souveraine: -Oh! soupira-t-il, ze n’aurais zamais crou qué vous pouissiez oun seul instant mé soupposer capable dé... Oh! oh! Il en avait presque les larmes aux yeux. -Voyons, commanda Anne, expliquez-vous! Vous avez misé sur ma sensibilité, mon affolement... -Moi, z’ai? Oh! oh! Et, comme sa royale amie allait exploser de fureur, il expliqua benoîtement, un mielleux sourire aux lèvres: -C’est oune malentendou... Il ne s’azissait pas d’ou zeune vicomté... Zamais, zamais, ze né mé serais crou permis. Oh! Madame! -Assez! -Vous avez pu croire... Non! C’était un espion qu’on livrait au «questionnaire» pour lui faire dire les secrets de nos ennemis, un dangereux espion... Or, comme la Reine, stupéfiée, regardait son ministre et son maître avec un mélange d’étonnement et d’admiration, car elle ne pouvait s’empêcher d’applaudir à cette ruse magistrale, Mazarin se décerna mentalement un témoignage de satisfaction: -Bien zoué! Un sourire montra enfin que la Reine était désarmée. Décidément, cet homme, en possession de la plupart des grandes qualités de Richelieu, lui était encore supérieur par sa souplesse et par sa rouerie quasi infernale: l’État se trouvait en d’habiles mains. Qui donc mènerait mieux que ce cocher subtil le vieux carrosse de la Monarchie, sur les routes de l’Avenir où s’apercevaient tant d’ornières et de fondrières? Un souci lui vint: -Qu’avez-vous fait de George? Où est-il? -J’ai confié à un agent très sûr la tâche de le reconduire au Havre, car, j’en demande pardon à la Reine, la présence de ce jeune homme n’est pas désirable en France... Trop de personnes ont encore dans la mémoire le souvenir de... -C’est juste... Et la vicomtesse, sa femme? -Je vais donner les ordres nécessaires. On la ramènera aussi au Havre, entourée des plus grands égards... À deux jours de là, on introduisait chez le Cardinal M. le baron Leclerc du Tremblay, gouverneur de la Bastille, et celui-ci, interrogé, portes closes, répondit ceci: -La confession de Sa Majesté est exacte en tous points. Les choses se passèrent ainsi. «Mon vénéré frère François4 fit confier l’enfant dont il est question à une famille de noblesse bretonne, ces gens habitent le Manoir du Coudray, dans la paroisse de Langoët, qui se trouve en la sénéchaussée de Hédé, à trois lieues de Rennes. «Le père adoptif de cet enfant, le sieur de Gélouart, est d’ancienne extraction chevaleresque, mais sans fortune. Il porte le titre modeste d’écuyer. C’est un veuf inconsolable, à qui sa soeur, la religieuse calvairienne, a fait une grande joie en lui apportant, un jour, ce nouveau-né. «Elle lui a remis, en même temps, une très forte somme en pièces d’or, destinée à l’entretien et à l’éducation de l’enfant. «Cette religieuse est morte. «Je ne sais rien de plus. Mazarin avait écouté tout cela, impassible. Sa résolution n’était pas encore prise. Du reste, rien ne pressait. Il agirait, dans un sens ou dans un autre, selon la tournure que prendraient les événements politiques. En tout cas, il ferait, dès à présent, surveiller M. de Gélouart et le jeune garçon qu’il élevait. Du Tremblay coupa soudain la rêverie du ministre, en lui disant rondement, comme à son ordinaire: -À propos, Éminence, que vous a donc fait ce pauvre La Maule? Mazarin ouvrit des yeux surpris: -Ce qu’il m’a fait?... Mais, rien... Il est disparu depuis... Il allait conter au baron comment Cyrano l’avait attaqué à Bougival. Il se ravisa. Son manque d’amour-propre n’était plus assez grand, maintenant qu’il était aimé de la Reine, pour lui faire risquer le ridicule... D’ailleurs, le Gouverneur lui épargna la peine de préciser, en s’écriant: -Il se morfond dans un des cachots souterrains de For-l’Évêque, le pauvre diable! -Comment! s’écria Mazarin estomaqué. -Puisque je vous le dis! Tandis que l’Éminence exprimait son étonnement par une série d’exclamations en langue italienne, le baron expliqua: -Sachez d’abord, Monseigneur, que For-l’Évêque a été incendié, on ne sait comment... Le feu a pris soudain, en pleine nuit... Sitôt prévenu par M. le Prévôt du Châtelet, je me suis rendu sur les lieux... Les dégâts, à vrai dire, ne sont pas considérables... seuls ont souffert surtout la toiture et les échafaudages. «Mais ce qui désole le baron de Gardet, c’est que la foule, ameutée par le sinistre, a envahi la cour de la prison et que, naturellement... -Elle a délivré les détenus... -C’est son rôle de foule... Si elle ne massacre pas, elle libère... Point de milieu! «Or, comme je m’entretenais avec le baron, celui-ci me confia qu’il avait, au moins, la satisfaction de conserver en un cul-de- basse-fosse un prisonnier d’État, retenu là sur l’ordre écrit de Votre Éminence... -Ah! fort bien, déclara Mazarin en pinçant les lèvres, car il venait de comprendre le tour joué au malheureux La Maule par Cyrano. -Ceci, continua le baron du Tremblay, qui n’était ni psychologue comme son défunt aîné le père Joseph, ni même observateur, ceci, donc, me donna le désir de voir le prisonnier... «Et qui aperçus-je! La Maule, cet excellent La Maule en personne, une poire d’angoisse en bouche, les pieds et les mains liés, et tout larmoyant... Il souffrait d’un terrible rhume de cerveau! «Je vous assure qu’il faisait peine à voir, Monseigneur. Le cardinal répliqua froidement: -Cette pétité stationé dans l’in-pacé de For-l’Évêque loui apprendra, Mousou le Gouverneur, à ne se point laisser ridicouliser aussi facilement... «Diavolo, est-il ou non le çef de mes services particouliers... À loui dé né point l’oublier et d’avoir oun peu plous dé flair... Et il désigna son nez, en le touchant de son index, pour continuer: -Le cerveau, les mains, c’est très zoli, mais lé nez, Mousou du Tremblay, lé flair, c’est souvent outile aussi! Il se tut, baissant la tête comme un escargot rentre les cornes, car il venait de songer soudain à Cyrano dont le flair, mieux servi que le sien, venait, par deux fois, de le mettre en échec. Où Claire Se Mue En Capucin. Sitôt enlevée par les estafiers du Cardinal, qui braquaient une vingtaine de mousquets sur la barque où elle se tenait avec M. de Carentan, Claire avait été poliment invitée à monter en carrosse. Tandis qu’on liait les mains du gentilhomme indigné et désarmé, la femme de George de Villiers avait vu s’installer, en face d’elle, sur la banquette deux individus armés jusqu’aux dents. Le carrosse partit au galop. Le soir de ce même jour, la jolie vicomtesse reconnaissait les murailles de Paris, la tour de Nesle, le Pont-Neuf, le Palais de Justice... La voiture s’arrêta, chevaux fumants, au faubourg du Temple, devant la porte d’un couvent que Claire n’eut pas le temps de reconnaître. L’un des gardiens frappa trois coups, parlementa à voix basse avec la tourière accourue, terrorisée et respectueuse à la fois, et fit signe à son acolyte: -Hep! fais descendre la prisonnière... ça va! Ensuite, tandis que les sbires de Mazarin gardaient la porte, Claire dut suivre la tourière par un dédale de grands et froids corridors. -Où m’a-t-on conduite, ma Soeur? demanda-t-elle, inquiète et surprise. -Hé, répondit la religieuse, ne le devinez-vous pas? Vous voici chez nous, chez les bonnes Carmélites... Ici, la chère est exquise et la chair est forte. C’est un lieu de sainteté, mais où l’on fait son salut sans acrimonie... Chacune loue la règle et se félicite d’être vue en ce couvent, manifestement béni par la Très Sainte Vierge et protégé de façon si efficace par Monseigneur le Cardinal! «A-t-on pris le soin de vous faire souper, mon enfant? -Ma soeur, on n’a pris que celui de me faire aller fort vite... Je suis à jeun depuis ce matin et j’avoue... -Doux Jésus! Ma chère fille, soyez sans crainte. Je vais, pour vous, dans un instant, fouiller la cuisine et je trouverai bien quelque regrat... de la volaille... du rôt... La tourière introduisit la jeune femme dans une cellule étroite et froide. Après avoir allumé une chandelle, elle sortit pour aller quérir la nourriture annoncée; mais, malgré le ton doucereux de ses paroles, elle n’oublia pas de fermer la porte à double tour. -Quelle aventure! murmura Claire, se laissant tomber sur une étroite couchette de nonne, et donnant un regard circulaire à sa prison. Quatre murs blanchis à la chaux sur lesquels se détachait un crucifix noir, un prie-Dieu, le lit de camp, une chaise, deux portemanteaux, c’était tout! Instinctivement, la jeune femme regarda la fenêtre. Celle-ci était sans volets, mais munie de solides barreaux, ce qui fit penser à la prisonnière: -Je suis dans la «clôture». La tourière revint, souriante, portant sur un plateau de bois deux assiettes pleines d’ailes de poulet, de tranches de jambon et de veau froid, un verre, un flacon cacheté, mais point de couverts. -Vous mangerez avec vos doigts, fit-elle. Je ne me suis pas crue autorisée à vous donner un couteau... Claire ne répliqua pas. À cette époque, même dans les familles riches, on ignorait encore les ustensiles personnels de table et on mangeait avec les doigts le plus souvent. Elle demanda simplement: -Ma soeur, pourriez-vous me faire la grâce de m’apprendre pourquoi je suis ici? -Ma foi, je n’en suis pas informée, mon enfant! On m’a donné des ordres... Je les exécute avec humilité, sans chercher à deviner les intentions de mes supérieurs... Que Dieu les bénisse! Mais, remarquant sur le visage de Claire une forte envie de pleurer, la bonne tourière s’émut: -Allons, dit-elle, allons, petite Madame jolie... Ne rougissez pas vos beaux yeux! Tout ceci s’arrangera! Dieu ne veut pas la mort du pécheur et n’abandonne jamais ses enfants! «Mangez, plutôt, mangez! Cela console! «Demain, d’ailleurs, le bon petit Père Pancrace viendra certainement vous saluer... -Qu’est-il donc, ce Père? -Notre Commissaire-Surveillant, mon enfant, et le directeur de conscience de Madame la Supérieure. C’est un religieux fort honnête, plein de sainteté... «Son Éminence le tient en haute estime... «Lui seul est informé. Lui seul peut répondre à vos questions, ma chère fille... Dès lors, Claire jugea inutile d’insister, mangea de bon appétit et congédia la tourière. Brisée par les émotions de cette journée, elle coula comme une pierre dans le noir océan du sommeil. Vers dix heures, le lendemain matin, Sa Révérence le père Pancrace fit dire à Claire de Villiers qu’il l’attendait au parloir. En y pénétrant, la jeune femme vit se lever devant elle un assez petit capucin, perdu dans les plis de son froc de laine rude. Son visage mobile, ses yeux luisants, vifs et fureteurs, décelaient plus de rouerie que de bonté. C’était, à n’en point douter, un de ces Capucins employés naguère par l’Éminence Grise à ces délicates missions diplomatiques dont la France bénéficia. Après de grands saluts et un geste onctueusement bénisseur, le religieux répondit avec aménité à la question posée nettement par la vicomtesse: -En somme, mon père, que me veut-on et pourquoi suis-je ici? -Ma fille, je sors précisément d’une entrevue avec Son Éminence le Cardinal de Mazarin. Je ne crois pas qu’il me soit interdit, par la discrétion, de vous rassurer pleinement... «Son Éminence, en sa coutumière bonté, a voulu vous rendre un signalé service en vous confiant, du moins pour quelque temps, aux soins maternels et pieux des Dames Carmélites... -Oh! s’étrangla Claire. Me rendre... il prétend me rendre service! Le bon Père hocha la tête: -Et même, je vous le répète, un signalé service... N’accueillez pas, ma très chère enfant, les suggestions de la colère par quoi vous tente le Malin. -Vous voulez parler du Cardinal? demanda la jeune femme dépitée, mais sans aucune intention de raillerie. -Oh! assimiler le bon et saint prélat au... Oh!... Mon enfant, écoutez-moi. Vous allez tout comprendre. «Votre cher mari, le vicomte de Villiers, on le sait au Palais- Royal, s’est laissé entraîner dans une bien fâcheuse aventure... Gentilhomme d’Angleterre, il est venu dans le royaume des Lys pour y susciter la sédition... -C’est faux! coupa Claire rouge de fureur. Mon mari est incapable de jouer ce rôle odieux!... Ignorez-vous, mon père, qu’il est l’un des premiers seigneurs de son pays? -Je le sais, Madame. -Et peut-on penser une seconde que... que... -Que le fils de Lord Buckingham... continua le religieux venant à son aide avec sérénité. -S’abaisse à jouer un tel rôle? Le bon père Pancrace repartit: -Personnellement, ma chère enfant, je ne sais rien et je ne crois rien... Tout ceci est fort au-dessus de ma très modeste personnalité... «À tort ou à raison, Son Éminence -peut-être mal informée ou trompée, tout est possible -croit que le noble vicomte doit soudoyer les ennemis du Pouvoir Royal. «Or, connaissant les dangers de cette conduite, Son Éminence entend vous les épargner, désire vous savoir en sûreté, et elle a pris le parti, qu’elle croit sage, de vous expédier ici, en attendant les événements. Claire haussa rageusement les épaules, puis demanda, d’un ton vif: -Que pense de cette résolution Sa Majesté la Reine-Régente? J’ai été longtemps sa demoiselle d’honneur, sous mon nom de jeune fille: Claire de Cernay. Alors, le rusé capucin tourna ses yeux vers les fenêtres munies de barreaux et eut un sourire angélique pour répondre: -Ce qu’on ignore n’existe pas, mon enfant. Puis il reprit, de plus en plus séraphique: -D’ailleurs, une bonne retraite en ce saint lieu, sur lequel pleuvent les grâces divines, ne pourra qu’être profitable à votre salut... Ayant ainsi parlé, il se leva, lentement, dignement, et se retira de même, non sans avoir béni la jeune femme. Celle-ci, furieuse, l’envoyait au diable de tout son coeur. Ce n’était point pour elle un religieux, mais une émanation servile du Cardinal, un simple exécuteur de ses basses oeuvres. Claire de Villiers n’était pas pour rien la fille de la duchesse de Chevreuse, c’est-à-dire de la femme la plus remuante, la plus vive et la plus énergique de cette époque, pourtant si fertile en amazones. Le lendemain même de son arrivée au Carmel, elle commençait à tirer des plans pour brûler la politesse au bon petit père Pancrace et à ses excellentes filles spirituelles, les religieuses. Celles-ci, cependant, firent tout ce qui était en leur pouvoir pour accueillir la prisonnière avec faveur, l’entourer de considération, de naïfs hommages et lui déguiser qu’elle était leur captive. Sa cellule fut décorée, fleurie, on mijota des petits plats à son intention, on déboucha, pour elle seule, certaines bouteilles vénérables. Mais toutes ces vaines amabilités, ces attentions superflues ne pouvaient faire oublier à Claire la douceur de la liberté et les joies de l’amour. Elle ne songeait qu’à son bien-aimé: -Où est-il? Comme il doit être inquiet! Penser qu’il viendrait la délivrer, c’eût été folie pure! La jeune femme se savait mieux cachée, au fond de ce monastère, que dans une prison d’État. Sauf une intervention d’Anne d’Autriche, rien ne pourrait l’en tirer, elle ne l’ignorait pas. -Donc, à moi de m’aider! décida-t-elle. À quelques jours de là, elle refusa d’obéir aux ordres donnés par la cloche qui réglait la vie de la communauté et elle resta dans son lit: -Je suis incommodée, déclara-t-elle à la Carmélite que la Supérieure envoya aux nouvelles. J’ai des vapeurs et je me sens toute glacée... On lui mit un moine sous les pieds, on fit bassiner son lit, mais elle refusa de prendre bouillons, laits de poule et tisanes. -Le coeur me lève à voir ceci! Le lendemain matin, elle se déclara plus mal encore: -Je me sens défaillir! Ah! Seigneur, ayez pitié de l’âme de votre servante. Elle tremblait. Ses dents claquaient. -Allez vite me chercher le bon petit père Pancrace! implora-t-elle d’une voix mourante. Trois soeurs converses partirent en quête du saint homme dont le couvent était proche. Claire le reçut avec humilité et respect et lui dit, non sans grands efforts de volonté: -Mon Père, veuillez entendre ma confession... Dieu ne tardera pas à me rappeler à Lui, j’en ai la conviction. Quand elle eut égrené ses petites fautes dans l’oreille du padre, elle le supplia: -Revenez me voir! Votre seule présence me soulage et me console... Quand pourrez-vous revenir? -Après vêpres, si vous voulez, ma fille. À la suite de cette visite, la malade consentit à prendre du bouillon, accepta un peu de blanc-manger et vida un petit verre de bordeaux. Elle semblait revenir à la vie... À l’heure dite, le capucin revint, plein d’onction, et fut assez surpris de voir que la jeune femme l’attendait non plus pâle et couchée, mais du rose aux joues, les yeux brillants et assise sur son lit. N’ayant point de déshabillé, elle avait revêtu la robe d’une soeur. La corde ceignait sa taille. Il se récria, parlant presque de miracle... -Prions, mon Père, répondit Claire en s’agenouillant sur son prie- Dieu. Le capucin s’installa sur le carreau de la cellule, et pencha la tête pour mieux se recueillir. C’était l’instant qu’attendait la vicomtesse. En un clin d’oeil, elle eut saisi la couverture de son lit, dénoué sa ceinture... Et, sans savoir comment, aveuglé, étourdi, étouffé, l’oint du Seigneur, devenu le séide du Cardinal, eut la tête proprement entortillée de laine et le gosier ficelé: -Un mot, un cri, lui souffla Claire d’une voix terrible, et je vous strangule... à moins que ce prie-Dieu ne serve à vous laminer les lombes! -J’étouffe... je perds la vie... râla le capucin. -Tant mieux... Vous comprendrez ainsi qu’il faut m’obéir vite! Et elle ordonna: -Votre robe... vivement! -Que j’ôte... que je vous donne... -Votre froc, oui, mon Père... Et du leste! -Mais, malheureuse enfant, et la décence? Pour activer l’obéissance de son adversaire et lui faire comprendre que toute résistance lui serait néfaste, elle serra la corde qui le garrottait... Afin de se donner du coeur à la besogne, elle se figurait tenir Mazarin à sa merci. Alors, le père Pancrace obéit et jeta son froc sur le sol, non sans une muette fureur. D’un geste rapide, Claire retira sa robe de carmélite et la mit dans les mains du capucin. -Prenez ceci, mon bon Père, et déguisez-vous en nonne. La bienséance l’exige, en effet. Il ne faut pas que les saintes filles vous voient en cet état. Alors, tenant toujours la corde d’une main, elle revêtit en un instant la robe et le froc du religieux. Elle était de même taille que lui, la bure flottait autour de son corps comme elle flottait sur celui du capucin. Sous le capuchon rabattu, qui s’aviserait de la supercherie? -Excusez-moi, dit-elle à son prisonnier, d’avoir pris à votre endroit, mon Père, d’aussi grandes libertés... Vous le savez, nécessité fait loi... Vous avez cru bon de vous faire le sergent de Mons. Mazarini, moi je trouve excellent de ne pas rester en un lieu qui n’est plus le refuge d’âmes pieuses, mais, par la faute de votre lâche complaisance, une chartre privée! «J’étais maintenue ici au mépris de tous droits, sans l’ombre de preuves, sans aucun jugement, de par le seul bon plaisir d’une Éminence, plus attachée aux biens de ce monde qu’à la prébende cardinalice. «Vous voudrez bien lui dire, quand vous le reverrez, que je suis son humble servante... «Maintenant, vos mains? Résigné, le capucin les tendit, admirant peut-être, car il avait été homme de guerre, la mâle décision de cette jeune Minerve. En un tournemain, Claire eut ligoté le pauvre homme, avec la corde même qui lui serrait le col, et elle lui conseilla, charitable: -Point de mouvements brusques surtout... Vous vous feriez périr comme par la hart... et ce suicide vous précipiterait en enfer... Donc, de la patience, uniquement de la patience... On ne tardera guère à venir vous tirer de là... «Voyons, je n’oublie rien! «Ah! si! Vos sandales... Elle les prit elle-même, s’en chaussa, puis rabattit le capuchon sur son nez. Enfin, laissant se morfondre le petit père, elle ouvrit la porte, la referma à double tour et mit la clé dans le revers d’une de ses larges manches: -De longues heures s’écouleront avant qu’on ne le puisse tirer de là! Un corridor, blanc et désert, s’étendait devant elle. C’était l’heure la plus favorable: celle de la collation qui réunissait tout le couvent autour des tables du réfectoire. Néanmoins, par prudence, dominant sa hâte d’être dehors, la vicomtesse se contraignit à donner à sa démarche la gravité et la lenteur coutumières dont le capucin lui avait donné le spectacle. Le seul risque à courir, elle le savait, c’était celui de la différence des voix: -Je répondrai à voix basse, s’était-elle dit. Mais elle ne fut pas interrogée. Seules, deux novices qui gagnaient en hâte le réfectoire, après s’être acquittées d’une besogne ou d’une pénitence, aperçurent la silhouette du vénérable Commissaire-Surveillant. Elles se jetèrent à genoux sur son passage en lui disant: -Ora pro nobis! Pater noster! Claire s’arrêta un instant, baissa davantage la tête, fit sortir de son capuchon un vague ronron et étendit sa main au-dessus des deux novices en répondant: -Benedicat vos, in nomine patri... «Il faudra que je m’accuse de tout cela... Mais qui donc est responsable d’une telle comédie? Elle parvint enfin à la porte du cloître qu’elle pensait devoir être celle du salut. Cette porte, fermée à la nuit tombante, à grand renfort de verrous et de barres de fer, servait à faire communiquer le Carmel proprement dit et la partie du couvent réservée aux oblates. Elle donnait sur ce même «jardin public» dans lequel Cyrano venait faire visite à Roxane, où, comme on le sait, Françoise Robin et d’Artagnan avaient échangé leurs premiers baisers. Claire ignorait tous ces détails, ni Cyrano, ni son ami n’ayant, à Rouen ou sur la route de Paris, soufflé mot de leurs amours, du moins en sa présence. Aussi, grande fut donc sa surprise quand, palpitante, sitôt qu’elle eut mis les pieds dans les allées du jardin, elle aperçut deux femmes qui se promenaient en devisant. Elle les voyait de dos. Toutes deux étaient blondes. L’une, la tête nue, l’autre en chapeau à plumes. Claire hésita. Elle se demandait s’il s’agissait là, pour elle, d’alliées ou d’ennemies... Et si, connaissant le Père Pancrace, elles s’aviseraient de lui parler? Comment échapper à leur vue, d’ailleurs! Elles barraient le chemin de la porte extérieure du couvent. Mais soudain la perplexité de Claire fit place à une confiance aussi joyeuse qu’illimitée. Elle venait d’entendre deux noms prononcés par la plus jeune de ces dames: -D’Artagnan... Savinien... Ainsi, non seulement elles connaissaient le mousquetaire, mais encore elles appelaient le Gascon par son nom de baptême! Claire se précipita... Les deux soeurs -car on a tout de suite reconnu en ces promeneuses Roxane et Françoise -furent parfaitement dupes de sa mascarade. -Mon Père... dirent-elles, en s’inclinant avec un air de profond respect. Aussi, grande fut leur surprise en entendant le faux capucin haleter: -Mesdames... je me confie à vous... sous l’égide de Cyrano et de d’Artagnan... Vous avez prononcé leurs noms... Vous pourriez me sauver! Je suis... Claire... de Villiers... Une double exclamation lui répondit: -Claire de Villiers! -L’épouse de George! Et, comme les deux soeurs allaient s’élancer vers elle pour lui témoigner leur joie par des embrassements, Claire, ne perdant pas de vue sa situation difficile, fit un pas en arrière et recommanda à voix basse: -Méfiez-vous! On pourrait nous espionner. -C’est juste, approuva Roxane. Où avais-je l’esprit? -Je suis, jusqu’à nouvel ordre, le bon petit Père Pancrace... Roxane fit une moue dédaigneuse: -Bon petit père? Hum!... C’est surtout un des innombrables espions du Cardinal. Mon cousin Cyrano m’a recommandé de le fuir comme la peste. -Comment, s’écria Claire, vous êtes la cousine de Monsieur de Bergerac? -Je la suis. Mon nom est Madeleine Robin de Vauzenac et voici ma soeur cadette Françoise; Françoise est, autant dire, la fiancée du comte d’Artagnan... -Il a du goût! Madame votre soeur est une créature tout à fait exquise. Françoise eut une rougeur charmante. Il lui était doux d’entendre son éloge sortir de la bouche d’une femme que Cyrano lui avait dit être une véritable beauté. Mais l’heure n’était pas aux échanges de gentillesse de cour ou de salon et Claire s’en souvint. Aussi expliqua-t-elle: -Je viens de mettre en mauvaise posture l’un des agents des basses oeuvres de M. de Mazarin. Il est, dans ma cellule, ligoté et vêtu en religieuse, car il voulut bien, mais, vous n’en doutez pas, sans grand empressement, me céder sa robe et son froc. «Maintenant, une inquiétude m’assaille... La tourière me laissera- t-elle sortir, sans m’accabler de questions? Elle se montre si encline à bavarder! Je tremble... «D’autre part, je n’ai point d’argent, et je ne sais trop où aller, une fois la porte franchie... Françoise intervint: -Je me charge de tout, madame, avec votre permission... Laissez- moi faire! «Nous allons sortir ensemble. Je marcherai près de vous, avec respect et l’air confit en dévotion... À moi reviendra le soin, en vous cédant le pas, de répondre, s’il en est besoin, à la jacassante et pieuse gardienne de l’huis du couvent, cependant que vous passerez vivement. «Dans la ruelle, à deux pas, m’attend ma voiture. Vous y monterez, leste, preste, je ne tarderai pas à vous y rejoindre et, fouette cocher, passez muscade! Cela se fit sans encombre. Cinq minutes plus tard, Claire de Villiers se trouvait hors du couvent et respirait avec délices l’air léger de la liberté. Sitôt qu’elle fut parvenue dans l’appartement qu’occupait Françoise Robin de Vauzenac, rue de Grenelle-Saint-Germain, à deux pas du Pré-aux-Clercs, la jeune évadée voulut obtenir toutes précisions en ce qui concernait le sort du vicomte de Villiers. Françoise ne put que le lui redire: -Je vous ai fait connaître en route, dans la voiture, tout ce que je savais... tout ce que je tiens de la bouche même de Savinien... Mon cousin a été informé lui-même par le comte d’Artagnan! La malheureuse jeune femme ne pouvait en croire ses oreilles. Elle ne s’expliquait pas comment son George adoré, en sortant d’une entrevue avec la Reine, avait pu être arrêté, à la porte du château de Saint-Germain, sur un ordre signé de la main de sa propre mère, Anne d’Autriche en personne. Et, complément non moins fabuleux, arrêté en la présence de d’Artagnan. Elle gémissait: -Cela me dépasse! Cela m’anéantit!... Assurez-moi donc que je rêve! Dans la soirée, son exaltation ne fit que grandir. Les joues fardées ou décolorées tour à tour par la colère, le dépit, la rage, elle effraya la douce Françoise. Dans la nuit même, elle eut de la fièvre, du délire, de soudaines crises de larmes. Elle appelait: -George, mon coeur, ma vie! Elle lui redisait des serments et des mots d’amour. Elle interpellait Cyrano et d’Artagnan, en les conjurant d’arracher son époux adoré aux geôles du Cardinal. Toute son angoisse s’exprimait en paroles désordonnées, en cris, en prières, où tout se mêlait en un tumultueux tourbillon: le présent et le passé: le chevalier Mystère, Cyrano, Patrick, Monsieur frère du Roi, le duc de Buckingham, Mlle Minou, les Rieuses de la Place Royale, Aramis, la duchesse de Chevreuse, Mac- Legor, lord Montaigu, Daisy de Suttland et Cromwell. Au jour levé, Françoise, épouvantée, envoya quérir un médecin. Celui-ci, grave, examina la malade, prescrivit les inévitables clystères et les saignées qui formaient à peu près tout le fonds de la thérapeutique des diafoirus de l’époque, puis il prit Françoise à part et fit une grimace: -L’état de cette jeune dame est fort inquiétant, finit-il par dire. «Elle a dû être frappée par une mauvaise nouvelle... l’annonce subite d’un deuil, d’une catastrophe... d’une ruine... que sais- je? Françoise hésita. Dirait-elle la vérité à cet homme? Médecin de la classe riche, il pouvait avoir des accointances avec le Cardinal... Mieux valait ne pas tout lui révéler, afin de garder secrète l’identité de la malade. Aussi répliqua-t-elle: -En effet, ma parente, car elle est ma parente... vient d’apprendre une bien fâcheuse nouvelle... L’homme de l’art traça dans l’air un geste d’impuissance: -Chagrin d’amour... C’est de son âge... -Ce doit être cela... Quel est votre diagnostic, monsieur le docteur? -Heu... Comment faire comprendre à une profane ce que notre infaillible science rend si clair à nos yeux d’initiés? «Il me suffira de vous dire ceci, madame: cette pauvre et jolie patiente a été victime, de par le fait d’une très vive contrariété, de ses humeurs -vous me suivez bien? -, d’un transport de chaleur au cerveau... «Pouls capricant, extrémités froides, pommettes ardentes, la sclérotique congestionnée et, à l’aide du caractère saillant et invertébré de cette maladie, le délire. À ce dernier mot, Françoise pâlit. En clair langage, ce charabia ne voulait-il pas dire que la malheureuse vicomtesse devenait folle? Elle le dit au praticien. Celui-ci ne put que hocher la tête. -Mais, se désola la soeur de Roxane, est-ce là un état passager, un mal sans remède? -Seule la mort est sans remède, madame, déclara sérieusement le docte personnage. D’ailleurs, un des meilleurs préceptes de la médecine est celui-ci, bien connu du populaire: «Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir!» -Comment pourrait-on la guérir? Le médecin se gratta le menton, puis il émit cette supposition: -Sans doute le mal serait-il vaincu si votre parente constatait que la cause n’en existe plus... Ne peut-on vraiment la marier avec celui qu’elle aime? -Pour le moment du moins, la chose paraît impossible. -Eh bien, madame, dès qu’elle le sera, je vous engage à la tenter. L’immédiate guérison de la patiente en peut résulter... «Oui, vraiment, je vous y engage. Il partit, laissant Françoise fort peinée. Comment remettre George de Villiers en présence de sa femme? Comment l’arracher aux serres de ce vautour qu’était, en réalité, le doucereux Cardinal? Un espoir lui vint: d’Artagnan, son cher d’Artagnan, irait parler à la Reine, et celle-ci n’aurait qu’un mot à dire pour être immédiatement obéie! La Revanche De Mazarin. Bien qu’il fût tout jeune et encore assez neuf aux intrigues de cour ainsi qu’aux complications amoureuses, le Chevalier Le Norcy n’avait pas été sans trouver bizarres les faits et gestes de la Reine. En effet, partie de Saint-Germain, dans un mouvement de colère bien motivé et bien légitime, elle s’était attardée fort longtemps à Rueil auprès de Mazarin, y avait dîné avec lui en tête à tête et l’avait ramené dans son carrosse. Il s’était également convaincu de la transformation d’Anne d’Autriche, si triste la veille. Ce jour-là, elle portait un air de bonheur répandu sur toute la personne; le regard de la souveraine parlait de joie intime et se voilait de langueur. Enfin, son beau corps, étonnamment jeune, tressaillait d’une charmante lassitude, qui révélait, visiblement, un renouveau d’amour. Ce même soir, il vit s’envoler ses derniers doutes en apprenant, par un camarade de service dans l’appartement royal, qu’Anne et son ministre venaient de souper encore en tête à tête et portes closes. Bien plus, lui-même, au cours d’une ronde nocturne, il rencontra le Cardinal qui sortait, l’air insolent et satisfait, du cabinet royal. En répondant au salut de l’épée du jeune officier, Mazarin, dont toute l’attitude exprimait une maligne ironie, lui dit avec sa pateline douceur coutumière: -Jé crois, mousou le chevalier, qué Sa Mazesté vous rassouréra demain... Le lieutenant songea, tandis que s’éloignait le ministre enrobé de soie rouge et de dentelles: -Fort bien... Puisque tout s’arrange, moi, je n’y vois pas d’inconvénient. La Reine a fait la paix avec le Mazarin? «Bravo! «Mais, par cet accord, je ne me tiens pas comme relevé de mon serment. Je me suis juré de punir l’audacieux et vil escogriffe qui se joua de mon loyalisme militaire... Je me suis juré de lui couper les oreilles. «Cette parole m’ayant été donnée, à moi-même, par moi-même... Il me faut les oreilles, les longues oreilles du sieur Lhermitte de Vauselle. Il me les faut! Je les aurai! Sitôt libre, sans plus s’occuper de ces hauts et puissants personnages, Reine et ministre, le jeune homme sortit du château. Sifflant un air de chasse, il se rendit là où l’attendait, en l’absence de son frère, une jeune et jolie comédienne qui, trop rarement, lui accordait ses faveurs. Cette fois, elle les lui accorda si généreusement qu’il en vint même, dans ses bras, à ne plus penser du tout à essoriller le sieur de Vauselle. Le lendemain, dans l’après-midi, la Reine fit mander le chevalier Le Norcy. Celui-ci la trouva dans un des salons du château. Elle jouait aux cartes, entourée d’une nombreuse compagnie. Elle riait et parlait assez haut, comme si elle eût ressenti le besoin d’extérioriser l’ardeur à vivre, le bonheur intense qu’elle sentait en elle. Ce fut assez distraitement qu’elle regarda le chevalier, lui tendit sa main à baiser et lui dit: -À propos, monsieur, cessez de vous mettre martel en tête, dorénavant... Toutes ces difficultés ont été arrangées au mieux... L’officier s’inclina, en façon d’exprimer sa satisfaction. Pouvait-il se montrer moins accommodant que la souveraine? Il devait être content puisqu’elle déclarait l’être. Elle abattit une carte: -Gagné! Puis, se retournant vers le lieutenant, et l’air d’être à cent lieues de là, elle acheva: -Veuillez en prévenir Monsieur d’Artagnan et son ami... ce bretteur-poète... -Monsieur de Cyrano-Bergerac? En signe d’acquiescement, Anne d’Autriche inclina son beau visage heureux et tendit sa main à l’hommage de l’officier. L’audience était finie. Dans les corridors, la mine de M. Le Norcy s’allongea: -Où est donc passée cette femme affolée, désolée, outragée qui, avant-hier encore, semblait faire tant de cas de ma modeste personne et de ma simple épée de cadet breton? «Ah! ma doué! que les femmes peuvent être changeantes et diverses. La mer de mon pays est moins mobile qu’elles toutes! «Je préviendrai M. d’Artagnan, puisque j’en ai reçu l’ordre. Ensuite, j’étudierai les moyens d’enlever les ouïes de mon escogriffe! «Auparavant, je vais retourner voir ma petite Minou et prendre avec elle la collation, chez le pâtissier du château. Car, voyez comme le monde est étroit, cette jolie comédienne à qui notre officier confiait le soin d’atténuer ses palpitations de coeur, était précisément Mlle Minou, pseudo-soeur de Lhermitte de Vauselle et ancienne séductrice du trop confiant Cyrano. Liaison fugitive, amourette de garnison sans conséquence. Le chevalier Le Norcy, moyennant l’abandon de quelques écus, ne demandait à cette fille que d’être amusante et jolie. Ce jour-là, bien qu’il l’eût quittée quelques heures à peine auparavant, c’est-à-dire au matin, M. Le Norcy trouva à son amie une mine drôlichonne. Comme il lui en faisait l’observation, la mignarde créature répondit en riant: -J’ai reçu la visite de Jean... tu sais... mon frère... Nous avons déjeuné ensemble. À son ordinaire, il m’a fort divertie à me conter les derniers bruits de Rueil et de Saint-Germain. Elle ajouta: -Cela ne doit rien t’apprendre, à toi... N’es-tu pas aux Gardes de la Reine? Moi, c’est différent, les papotages de l’OEil-de-Boeuf m’intéressent toujours. Mais, je dois l’avouer, ce que mon frère m’a dit ce matin dépasse tout! -Qu’a-t-il pu t’apprendre de si nouveau? -Bah! tu dois en être informé! -Dis voir tout de même? -Eh bien, mon frère prétend... Il se dit sûr, certain que... la Reine... -Achève donc, petite folle! -Que la Reine est, depuis hier exactement, du suprême dernier bien avec le Cardinal... Étais-tu au courant de cela, toi, le lieutenant? L’interpellé hocha la tête: -J’avais certaines raisons de m’en douter, en effet... Mais comment avoir la preuve de ces choses-là? Soupçonneux, il demanda: -D’où tient-il cela, ton frère? Il me paraît fort bien informé! -C’est vrai! Et ce n’est pas sorcier... Il tient la chose de Son Éminence elle-même... ou presque... Certains détails, certaines mines, certaines paroles ne donnent pas le change à un homme habile et intelligent. -À propos, comment se nomme-t-il donc, monsieur ton frère, ce Jean? Tu ne m’as jamais dit son nom véritable... -Je ne te l’aurais pas caché, mon minet, si tu avais eu toi-même l’idée de me le demander. -C’est pourtant vrai. -Mais oui, petit indifférent... Dis donc, tu ne feras pas d’ennuis à mon frère? Ce qu’il m’a confié, je ne l’ai dit qu’à toi... -Voyons, Minou! -Mon frère est un des commis de Monseigneur de Mazarin... Il se nomme Jean Lhermitte de Vauselle... D’un violent effort, le chevalier parvint à détourner la tête pour cacher à son amie la singulière figure qu’il devait faire à ce moment. Moins d’un quart d’heure après, prétextant une migraine, il quittait la comédienne et s’élançait vers le Louvre. Loin de s’offenser de ce départ, d’ailleurs, Mlle Minou se réjouissait de la délivrance, en pensant: -Je vais pouvoir faire d’une pierre deux coups... Cette nuit et tout à l’heure ce nigaud de chevalier, ce soir mon vieil imbécile de conseiller Broussel... Bonne journée aujourd’hui, ma très chère! En arrivant à la capitainerie du Louvre, le Chevalier Le Norcy fut reçu courtoisement par un jeune et bel officier qui se présenta: -Je suis le baron de Reilhac, le lieutenant chargé de cette compagnie en l’absence de M. le comte d’Artagnan... -Monsieur... salua le visiteur, je suis le chevalier Le Norcy, originaire de la province de Bretagne et, vous le voyez, lieutenant aux Gardes de la Reine. -Monsieur... répondit le Gascon, en saluant à son tour, vous désireriez, je gage, entretenir en particulier le capitaine d’Artagnan? -En effet. Je ne suis venu de Saint-Germain que dans ce but: je mets à profit ma liberté, n’étant pas de service jusqu’à demain midi. -Eh bien, approuva de Reilhac, puisqu’il s’agit d’une affaire urgente, je vous engage. Monsieur, à ne pas différer votre recherche. M. d’Artagnan quittera peut-être Paris, cette nuit même. Il doit se rendre aux armées. «Courez donc rue Saint-Landry et, là, demandez le logis du conseiller Broussel... -Je le connais, fit le lieutenant, non sans un sourire aigre-doux. En effet, le souvenir de l’arrestation du vieil homme ne lui était pas agréable, oh! mais pas du tout! -Si vous le connaissez, tant mieux... Vous y rencontrerez certainement celui que vous cherchez. Cinq minutes après, le jeune officier était introduit dans la salle à manger du magistrat. Le souper était terminé. Repris par sa passion, le vieillard, la dernière bouchée avalée, après un mot d’excuse -il prétendait devoir assister à une réunion secrète du Parlement -, avait filé vers la rue de Buci, impatient de revoir sa jolie conquête, et seuls demeuraient en face l’un de l’autre Cyrano de Bergerac et d’Artagnan. Ils se regardaient sans parler... Devant eux, les verres restaient pleins... C’était peut-être le dernier souper qu’ils prenaient en commun. Le matin même, suprême raffinement du Cardinal, par l’intermédiaire, l’un de Vauselle, l’autre de La Maule, accompagnés chacun de quelques Gardes Françaises, ils avaient reçu deux mauvaises nouvelles... De par le Roi, il était enjoint au sieur Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac, âgé de vingt-huit ans, de quitter Paris dans un délai de vingt-quatre heures, afin d’aller vivre en ses terres de Gascogne. Défense lui était faite, sous peine de rébellion, de quitter ces dites seigneuries, et, sous peine de mort, de rentrer dans Paris ou même de s’aventurer en la province d’Île-de-France. De même, mais au nom de M. le Prince de Condé, d’Artagnan apprenait qu’il était nommé capitaine au régiment de Royal- Infanterie, en remplacement de M. de Linnot, décédé, et que la charge de capitaine, laissée vacante par ledit comte d’Artagnan, se trouvait dévolue au baron de Reilhac. Les deux ordres se démontraient en règle: ils portaient, «in- fine», l’un, les deux signatures de la Reine et de son Ministre; l’autre, la signature de M. le Prince. Ces coups du sort ajoutés à la douleur de voir Claire en proie à une très douce folie -elle ne voulait point se séparer d’une poupée de chiffons qu’elle prenait pour son mari -avaient accablé les deux amis. Mazarin se vengeait. Il se vengeait brillamment, à sa manière, sans éclat, sans solution sanglante, en exilant Cyrano, en envoyant d’Artagnan aux frontières -et en gardant George prisonnier -, tout heureux de pouvoir se dire: -Le zeu en vaut la çandelle! L’apparition du lieutenant Le Norcy, brusquement introduit par la servante de Broussel, galvanisa un peu les deux amis. -Sandious! Monsieur! lui cria Cyrano dès qu’il l’aperçut, je ne doutais pas que vous fussiez un homme de coeur. «Vous venez m’offrir de terminer ces galants assauts que nous entreprîmes, l’autre jour, sur le seuil de M. le Conseiller? «En ce cas, vous allez boire une pinte avec nous, milledious! -Pour la pinte, je l’accueille de grand coeur, accepta le nouveau venu en souriant, mais, quant à ce qui touche le badinage des lames, vous me voyez encore au regret; du moins pour l’instant... Je suis en mission. Il ne m’est donc pas permis de tirer l’épée, pour des raisons personnelles. «Je dois transmettre à M. le Capitaine de la première compagnie des Mousquetaires un message de Sa Majesté la Reine. Et comme d’Artagnan, réfugié dans un amer silence, se contentait de saluer des épaules, le chevalier lui fit d’abord la brève commission d’Anne d’Autriche: -Tout est arrangé au mieux des désirs de Sa Majesté! Alors, les yeux du Béarnais lancèrent un bref éclair, il se leva lentement, solennellement, et dit: -Monsieur, je ne puis, en cette malheureuse circonstance, servir Sa Majesté malgré elle... Qu’Elle sache, cependant, que le coeur de d’Artagnan ne saurait changer. «La Reine est de bonne foi. Trompée par le fourbe des fourbes, notre souveraine croit que le vicomte est libre. «J’ai la certitude, moi, qu’il n’en est rien!... En effet, libre, mon noble ami, George de Villiers, fût venu ici, à la recherche de la vicomtesse, son épouse. Nous l’aurions vu, n’est-ce pas, Savinien, où il nous eût envoyé un homme de confiance. «Comment éclairer la religion de la Reine?... Lui adresser un message?... Le misérable Italien, qui abuse de sa confiance, a dû prévoir le cas... L’aller voir?... «Impossible! Je serai, demain, sur la route de Nancy et mon ami Cyrano sur celle de Toulouse. D’ailleurs, tout porte à croire que nos faits et gestes sont rigoureusement épiés... «Mais vous, monsieur, ne vous chargeriez-vous pas de faire connaître à la Reine?... -Je ne m’y refuse nullement, croyez-le! s’écria le jeune lieutenant des Gardes. Cependant, je doute du succès de cette entremise. Si vous voulez savoir pourquoi, daignez m’écouter un instant. Alors, M. Le Norcy fit le récit de sa dernière entrevue avec Anne d’Autriche et de tout ce qui s’en était suivi... Un long silence accueillit la fin de ces explications d’une clarté désespérante. Cyrano et son ami se regardaient, atterrés. Ah! quel triomphe pour l’insidieux Cardinal, s’il avait pu se délecter, sans être vu, du spectacle donné par ses deux adversaires. Des larmes perlaient à leurs cils... Mais, peut-être, au contraire, eût-il été épouvanté de constater la muette douleur de pareils hommes? Cyrano fut le premier à sortir de cette espèce de marasme. -Jamibiou! s’écria-t-il, en tendant la main au chevalier, vous n’êtes pas décidément le messager des bonnes nouvelles, vous, mon bon. «Quoi qu’il en puisse être, avant de vous laisser partir, j’ai un petit compte à régler avec vous... Causons donc, tout en faisant rubis sur l’ongle! -Attendez, s’inquiéta le lieutenant, ne vous ai-je pas dit tout à l’heure que le caractère officiel de ma démarche... -Eh! Vertubiou de milledious, je le sais! Il ne s’agit pas de ce petit entretien entre fines colichemardes... Je veux parler du sbire qui se prétend descendant de Pierre l’Ermite, du très ignoble sieur de Vauselle! -Oh! celui-là! grogna le chevalier. -Agréable colère! railla Cyrano; digne ressentiment, à ma douleur bien doux! Voyez, je cite Pierre Corneille! «Seulement, mon ami, vous avez parlé de certain serment qui menace le soi-disant frère de la demoiselle Minou. -Pourquoi «soi-disant»? -Por qué! Cent comadiou! parce qu’il est tout autre apparemment! Ignorez-vous que cette crapule, bien digne d’appartenir au successeur de Richelieu, vit, en partie, aux crochets de cette fillasse? «Bon! Vous ne le saviez pas?... J’augure mieux! -Quand je pense, gémit le chevalier, qu’il est peut-être en train de boire avec elle, à ma santé, dans quelque bouchon, avec mes propres écus! -Cela vous apprendra la vie, fils!... Cyrano ne disait pas que, comme le lieutenant Le Norcy, il était tombé, naguère, tout pantelant de passion, dans les rets de la charmante. Il poursuivit, la conscience oublieuse et tranquille: -Laissons cela... Vous fîtes le serment, devant vous-même, avez- vous dit, d’essoriller ce drôle? Bon! De mon côté, j’ai un petit chien de ma chienne, que je garde audit plaisantin... «Donc, coupez-lui les oreilles, si cela peut vous être agréable, mais respectez le reste de son individu: c’est chasse gardée! Le lieutenant sourit: -Entendu! Et même, le cas échéant, je me permettrai, Monsieur de Bergerac, après l’hallali, de vous faire les honneurs, non du pied... -Mais de l’oreille! Galante intention, Monsieur, et pour laquelle je me déclare votre obligé! À peu près à la même heure, celui dont Cyrano et le chevalier Le Norcy se partageaient par avance les dépouilles opimes, après avoir rendu compte au maître de sa mission, se prélassait, à Rueil, aux côtés de La Maule. Ils écoutaient Mazarin zézayer, son éternel sourire encore accru: -Vous lé constatez, mousou dé La Maulé... souccès sur touté la ligné... souccès complet! Cé diavolo dé mousou dé Berzérac, cet ridicoule mousou d’Artagnan... pftt! évanouis... envolés! «L’oun va moisir tristément, au fond de sa zentilhommière des bords de la Dourdogné... «L’autré, hélas! çéra livré à tous les tristés hasards dé la guerre... oun coup d’épée, ouné balle de plomb peuvent très bien l’expédier aux pieds de notre commoun jouge... Pourtant, La Maule, plus intelligent que Vauselle, n’imitait pas l’air béat de celui-ci et se gardait de s’exclamer comme lui: -C’est admirable! Oh! quel grand homme que Monseigneur. Alors, tout en remerciant d’un clin d’oeil le flatteur escogriffe, le Cardinal se tourna vers l’autre et lui demanda doucement: -Vous me semblez bien froid, mousou dé La Maulé? Fériez-vous quelques réserves? La Maule hésita. Il craignait de se conduire en exécrable courtisan s’il ternissait la joie montrée par son puissant protecteur: -Éminence, dit-il, je ne sais si je peux me permettre une critique? -Plousieurs, même, assura le Cardinal, trop fin pour ne pas aimer l’objection et la censure. Parlez à coeur ouvert. Devant la raison, je m’houmilierai. -Eh bien, se décida La Maule, je ne partage pas entièrement la satisfaction de Votre Éminence... J’ignore s’il est de bonne politique, malgré la défaite et l’éloignement de MM. d’Artagnan et de Bergerac, de tenir sous bonne garde le vicomte de Villiers... «Pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de connaître, Sa Majesté la Reine s’intéresse à ce gentilhomme... Et, malheureusement, si j’en excepte Mme de Cernay, puisqu’elle est devenue folle, il y a encore trop de gens en situation de prendre en mains la cause du prisonnier... «Qu’un mot de tout ceci parvienne à la Reine, et voilà l’édifice par terre. En effet, Sa Majesté se trouve persuadée que le vicomte s’est embarqué au Havre, à destination de Southampton... -Zé loui en ai donné l’assourance absoloue... -Que ferez-vous, Monseigneur, si on fait savoir à la Reine combien cette assurance... -Est oune atténouation de la vérité? «Dolce, dolcissimo! entre la parole d’oun prémier ministré et les rapports vénous de soujets poublics, zé souis sour qué Sa Mazesté né pourra pas hésiter... «Au sourplous, z’ai prévou lé cas... Il fit un geste bref, bien décidé qu’il était à n’en pas dire davantage. La Maule le comprit et se garda d’insister. D’ailleurs, Mazarin se disait: -Ici, dans un tiroir secret, je possède un double du passeport délivré aux jeunes époux... Il est revêtu de leurs deux signatures. Est-ce une preuve cela, oui ou non? Ne venait-il pas, la veille, de faire sortir de la Bastille un fort bon gentilhomme que sa déplorable facilité à imiter l’écriture d’autrui avait fait reléguer à la Basinière? Service pour service! Le faussaire irait en exil, au lieu de risquer la pendaison ou même les galères. On l’avait refoulé en Espagne, après son entrevue secrète avec le Cardinal, qu’il avait éperdument remercié, ne comprenant pas qu’on lui fît une telle grâce rien que pour contrefaire deux signatures d’inconnus. Et le Cardinal se mit à rêver. Il comprenait fort bien ce que pouvait encore objecter La Maule, et faisait, en sa pensée, les demandes et les réponses: -Cela peut réussir quelque temps, Monseigneur. Mais, je me permets de vous le faire observer, la Reine finira par être surprise de ne jamais recevoir de nouvelles d’Angleterre et, si elle écrit au vicomte, ou lui fait écrire, elle constatera son étrange, son inexplicable silence. -La mer a ses hasards, la guerre a ses risques aussi... -Soit! Que ferez-vous, cependant, si une grande dame, la duchesse de Chevreuse, par exemple, venait vous dénoncer à Sa Majesté, dûment accompagnée de Mme de Villiers? -Je prouverais à notre Souveraine qu’on se moque d’elle, que la jeune dame est une pauvre créature, dénuée de raison, qu’une ressemblance étonnante fit choisir pour jouer cette infâme comédie. -Et, d’ailleurs, acheva in petto le Cardinal, en se levant pour congédier les deux familiers, si je ne me trompe? nous allons entrer dans une période agitée. Des luttes, des batailles, des traités... de quoi occuper beaucoup la Reine... et aussi son Ministre... Nous devrons mettre à la raison ces Messieurs du Parlement... et sans doute aussi ces Messieurs les Princes... Cela ne sera pas sans mal! «Je veux remettre aux mains de Louis XIV un royaume de sujets soumis et tremblants... Quand les deux sbires furent dehors, dans la cour du château, Vauselle se gratta la tête et demanda à son acolyte: -Une chose m’étonne... mais, là, je l’avoue, m’étonne énormément, surtout venant d’un homme tel que Monseigneur de Mazarin. -Laquelle? demanda La Maule. -Pourquoi diable avoir enfermé le vicomte? La Maule sourit, frappa l’épaule de son complice et lui répondit à voix basse: -Parfait imbécile! Ne sais-tu pas que le fils de Buckingham possède de grands biens en France? -Et après? -Ensuite, ô indécrottable Vauselle! il suffira d’un tour de passe- passe, -on peut le dire entre nous: d’une mazarinade -pour transférer, au nom du Cardinal-Ministre, une fortune évaluée à plusieurs millions... «La Reine-Régente, depuis peu de jours -et ici La Maule poussa du coude son compagnon et lui fit un clin d’oeil significatif -, signe, comme une sotte, toute la paperasserie qu’il plaît à Son Éminence de lui présenter... Il ajouta, baissant le ton: -Il excelle à sceller d’un baiser ces beaux yeux-là... «Aux temps où nous vivons, termina-t-il, rieur, content de son esprit, il vaut mieux être fine mouche que fine lame, hé? Dans son appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain, Françoise avait tenu à réunir sa cour en un déjeuner d’adieu. Cette cour se composait de son cousin Cyrano et de celui qui ne consentait pas encore à se dire son fiancé. Roxane, sa soeur, bien entendu, présidait. Malgré qu’un rayon de soleil, invité imprévu, vînt éclairer la salle à manger et auréoler magnifiquement le front des jeunes femmes, une tristesse pesait sur les convives. Plus encore que le chagrin d’avoir à se séparer pour longtemps peut-être, la vue de Claire leur serrait le coeur. Car Claire était là, assise entre Cyrano et d’Artagnan, un angélique sourire aux lèvres, plus coquette et plus belle que jamais. Elle y était... et n’y était pas! Son esprit perdu dans on ne savait quelles vagues brumes n’éclairait plus ses beaux yeux devenus sans expression. Elle semblait n’avoir conservé dans sa tête que le souvenir de mots essentiels, quasi enfantins. Elle les prononçait d’une voix de petite fille perdue dans ses rêves bleus: -Je veux boire! Je veux encore du pain! Impossible de la faire répondre à une question, suivre une conversation ou tenir un raisonnement! Impossible aussi de lui faire lâcher cette touchante et ridicule poupée de chiffons qu’elle s’était mise à confectionner elle-même. Elle l’appelait «George» ou «mon petit mari». Parfois, on l’entendait lui parler à mi-voix: -Je t’aime... Embrasse ta Clairette... mon chéri! Mon adoré... C’était navrant! Dans la cour, on entendait piaffer les chevaux des deux amis qui allaient traverser presque toute la France dans des directions opposées, et ce rappel incessant de la réalité ne contribuait pas peu à augmenter la mélancolie générale. Cyrano s’enivrait sans boire, et sombrement, à regarder Roxane, toujours exquise, toujours en noir, toujours en pensée avec la chimère de son unique et bref amour. D’Artagnan, silencieux, caressait la main douce que Françoise lui avait abandonnée et songeait aux hasards des combats. Heureusement, vers la fin du repas, arrivèrent presque ensemble, le gros Saint-Amant, le biberon Linières et quelques-uns des vaillants gentilshommes qui avaient épaulé Cyrano et d’Artagnan, soit sur la route de Rouen, soit à Bougival. Leur vue et le tintement de leurs fourreaux excitèrent tout de suite l’enragé Gascon. Il allait de l’un à l’autre, transformé, exubérant, prêt à toutes les exagérations, en paroles comme en actes, serrant les mains, donnant de bonnes tapes cordiales sur les épaules, et disant: -Cet excellent Brissonnière! Ce bon Guary! Ce brave Langoët! Mes charmants d’Amfreville, d’Isigny, de Garentan! Et, allant vers sa cousine Madeleine: -Voyons, Roxane, dit-il sérieusement, croyez-vous que je ne ferais pas mieux, au lieu d’obéir à M. Mazarini, de me mettre à la tête de cette phalange invincible, vrais compagnons de Léonidas, et d’aller -ma foi, pourquoi non? -attaquer le Cardinal à Rueil, m’emparer de son Éminentissime personne et de la reconduire, à grands coups de botte, jusqu’à la frontière du duché de Savoie? Tandis que des bravos et des hurlements approuvaient le terrible bretteur, la blonde Roxane sourit en lui répondant: -Je vous en sais bien capable, Savinien! Il eut envie de répliquer: -Que ne ferais-je, ô Roxane, pour obtenir votre amour? Mais il se contint et se contenta de dire, après un très correct salut: -Que ne ferais-je, ô ma cousine, pour obtenir et mériter vos félicitations? Roxane haussa gentiment les épaules et, tout en servant à boire elle-même aux gentilshommes, fit signe à son cousin: -Je vous ai déjà dit mon sentiment. Votre exil ne saurait se prolonger. Trop de mécontentement règne en ce royaume pour que le Cardinal puisse conserver le pouvoir. «Tout est contre lui, sauf la Reine-Régente: les princes, les grands, la noblesse, le Parlement et tout ce qui tient une plume... -Le peuple, lui aussi... -Qui l’accuse, à tort ou à raison, d’être vendu à nos ennemis et de les ménager pour en tirer d’énormes sommes d’argent. «Richelieu lui-même n’aurait pas pu résister à une telle coalition d’opinions et d’intérêts. Comment voulez-vous que Giulio Mazarini en vienne à bout? «Donc, mon ami, je ne vous dis pas adieu, mais au revoir! Les événements nous rapprocheront bientôt, j’en ai la conviction... D’ailleurs, votre rôle ne sera pas terminé tant que... Elle se tourna vers Claire, toujours absente en pensée; vers Claire qui dorlotait sa poupée de chiffons, et ajouta: -Tant que ceci n’aura pas été défait! -C’est juste, répondit le Gascon en prenant un air grave. Je vous remercie, Roxane, de m’avoir rappelé qu’à défaut d’un bonheur personnel, j’avais le bonheur d’un ami à reconstruire! Pendant ce temps, Françoise avait entraîné d’Artagnan dans le salon voisin. Et là, une fois encore, l’Amour avait fléchi la résolution de notre ami. Il avait projeté de profiter de ce départ pour dire à celle qu’il aimait: -Vous le comprenez, Françoise, tout se tourne contre nous. Une espérance, très vague il est vrai, luisait au fond de mon âme: servir si bien la Reine qu’elle eût daigné s’intéresser à notre union. «Voyez ce qu’il en est advenu! «N’osant plus reparaître devant Sa Majesté, j’obéis à un ordre qui, s’il réjouit mon coeur de soldat, endeuille mon coeur d’homme. «Je marche au danger, à la Gloire, peut-être à la Mort! Aussi, je ne veux pas, Françoise, qu’une jeune dame telle que vous, à qui sourit la vie en sa fleur, s’attache au gentilhomme de fortune que je suis. Il faut donc nous dire adieu! C’était cela qu’il se préparait à dire, ce vaillant, cet intrépide, mais, pris dans les bras de sa bien-aimée, les yeux clos, le capitaine se laissait griser autant par les baisers qu’il échangeait avec la jeune fille, que par la chanson de l’Espoir qui fleurissait sur les lèvres adorées: -Mon aimé, je vous le prédis, nous nous reverrons bientôt! Mes prières écarteront de vous les lames et les balles. «Le service de la Reine vous rappellera ici. «Peut-être même aurai-je le bonheur de vous aider à faire triompher la juste cause de Claire et de George? Et, fermant à son tour ses purs yeux doux, Françoise prophétisa comme si l’avenir s’éclairait pour elle à la flamme de son amour: -Je les vois heureux, mon ami... Je vous unis... Et comme Roxane et Cyrano paraissent contents! Dans la cour, seuls maintenant, après avoir mâlement embrassé leurs amis, le Béarnais et le Gascon sont à cheval, prêts à partir. Ils se raidissent, pour ne point s’attendrir. Là-haut, sur le balcon de fer forgé, Roxane et sa soeur, émues, se penchent, un petit mouchoir aux doigts, près de Claire toujours inconsciente, de Claire qui câline sa poupée. -Cyrano, je ne te dis pas adieu, mais au revoir... «Tâche de ne pas laisser la rouille envahir ta colichemarde, fils! M’est avis qu’on aura besoin d’elle, avant peu. -Je le pense!... Ce jour-là, je le sais bien, tu seras près de moi. -Certes! S’il le faut, je servirai la Reine à son insu. Je suis son chevalier, n’est-ce pas. «Je la défendrai contre tous... malgré elle... -Et nous délivrerons son enfant! D’Artagnan fit un grave signe de tête, puis, tous deux sans s’être entendus, d’un même geste, élevèrent leur main droite vers le ciel, comme pour un serment solennel. -C’est juré!... À bientôt!... Lire la suite dans le volume intitulé «L’évasion du masque de fer». Source: http://www.poesies.net