D’Artagnan Contre Cyrano De Bergerac. (1925) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome VII D’Artagnan Et Cyrano Réconciliés. Les Noces De Cyrano. (1928) TABLE DES MATIERES. Avant-Propos. Deuil Populaire. Vainqueur De La Mort! Le Commandeur Paul. La Vie Scandaleuse De Linières. Les Saintes-Maries-De-La-Mer. Les Barbaresques. Du Danger De Se Tromper De Chambre. Sidi C'Rano Ben C'Rano. L'Autodafé! Captifs Des Turquins. Madame De Cornavin. Les Sacs De Têtes. Sa Hautesse Le Dey. L'Amour En Cage. Le Marché Aux Esclaves. Entre L'Amour Et Le Devoir. La Créance De Cyrano. La Fin D'Un Héros. Epilogue. Avant-Propos. Edmond Rostand Sut-Il Cela?... Après avoir donné le «bon à tirer» de l’Évasion du Masque de Fer, dernier volume des aventures de d’Artagnan et Cyrano, l’auteur, fuyant le printemps hivernal, s’était réfugié dans Alger, tiède et blanche... Or, certain jour, ayant retrouvé là le vrai printemps de rose et d’azur, il buvait la traditionnelle «anisette» chère à l’Afrique du Nord, sous les arcades de la place du Gouvernement, lorsqu’il vit apparaître son disert et vénérable ami Sidi Omar ben Mohamed ben Mançour. Disert, parce que docteur ès lettres françaises, très célèbre uléma ès sciences coraniques et vénérable de par sa sainte vie et sa longue barbe argentée. Le vieillard, les salamalecs échangés, consentit à s’asseoir. Pieux disciple de Mahomet, il se fit servir un quart de Vichy. On parla... Et, soudain, comme je venais de citer le nom de Cyrano de Bergerac, l’uléma dit, en me montrant la place déserte où dormaient cireurs de chaussures, yaouleds et pouilleux philosophes: -Il a passé par ici... -Qui? sursautai-je. -Cyrano de Bergerac... -Vous voulez rire! -Ici même, continua Sidi Omar ben Mohamed ben Mançour, le héros de M. Edmond Rostand -et le vôtre, cher monsieur Féval -a réussi à sauver la vie à son ami d’Artagnan. De plus, il put arracher à la servitude infâme Mmes d’Artagnan et de Neuvilette. Cette dernière était sa cousine et aussi sa fiancée. Malgré la gênante réverbération des murs blancs de la Mosquée Djémâa Djedid, j’ouvris de tels yeux que mon interlocuteur eut un fugitif sourire. Il poursuivit, sur le mode arabe, avec une lenteur majestueuse: -Un de mes aïeux, Sidi Ali Mohamed ben Mançour -qu’Allah lui pardonne! -, se fit chrétien et suivit en France celui qu’on appela ici Sidi C’Rano ben C’Rano... De France, il écrivit force lettres à son frère, mon aïeul direct, resté en ce pays. Si vous me faisiez la grâce et l’honneur de venir chez moi, je vous traduirais ces curieuses missives. Une demi-heure plus tard, assis sur un tapis, j’écoutais, tout en prenant des notes, l’incroyable, l’effarante aventure algérienne de Sidi C’Rano ben C’Rano. Une date précisée m’ahurissait surtout. En effet, à l’époque où avaient dû se dérouler ces événements extraordinaires, Cyrano de Bergerac n’était plus de ce monde, il avait été tué par le sieur de Vauselle, comme l’a écrit Rostand: «Par-derrière, par un laquais, d’un coup de bûche.» À cette objection, l’uléma me répondit, sans se troubler aucunement: -Vous savez la vérité. Quant au reste, Allah peut tout ce qu’il veut! Cette explication ne pouvait me satisfaire. Le lendemain, je m’embarquai à bord du paquebot Gouverneur-Général-Jonnart. Sitôt à Marseille, je fus fouiller les vieux registres paroissiaux: baptêmes, mariages, décès, obligatoirement tenus, jadis, par le curé des Saintes-Maries. Mon scepticisme avait tort. Je ne fus pas long à tomber sur l’acte de mariage de Charles de Baatz de Castelmore, comte d’Artagnan, et de Françoise Robin de Vauzenac; mariage célébré en la présence de Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac et de haute et puissante dame Madeleine Robin de Vauzenac, baronne de Neuvilette... Mieux encore, le prêtre officiant avait qualité de chevalier et se nommait d’Herblay... C’était Aramis! Ainsi, je tenais là, dans mes mains, une preuve irréfutable, officielle. Cyrano n’avait pas succombé au «coup de bûche» assené sur son crâne par Vauselle déguisé en maçon! L’uléma avait dit vrai! Je courus au téléphone où, sans une trop pénible attente, j’eus le plaisir d’entendre, au bout du fil, la voix de mon aimable éditeur. Par miracle, l’homme le plus occupé de Paris était présent et accessible. En quelques mots, je le mis au courant de mes découvertes. C’est un homme qui a le coup d’oeil juste et la décision prompte. Sans hésitation, il prononça: -Cela m’intéresse! Je suis preneur! Après avoir complété le plus gros succès d’Alexandre Dumas, vous dénichez, maintenant, un intéressant fait historique qui dut échapper à Edmond Rostand? Décidément, vous possédez «le filon»!... Vous avez ressuscité le roman de cape et d’épée, d’amours et d’aventures. Le grand public y prend un goût extrême. J’attends de vous ce nouveau récit sensationnel. Quatre mois après, non sans avoir procédé à de difficiles recherches d’archives, j’avais la satisfaction de pouvoir remettre à M. Baudinière le manuscrit de ce roman vécu: Deuil Populaire. Un long gentilhomme au visage d’ivoire est étendu, rigide et froid, sur un grand lit de parade... le lit même où Françoise Robin, devenue comtesse, devait s’unir à d’Artagnan. La Providence en disposa autrement. La politique et la guerre retardèrent le bonheur des fiancés, remirent à plus tard le mariage de d’Artagnan et anéantirent les doux rêves de Roxane et de son cousin. Le baiser déposé par l’ancienne précieuse de l’Hôtel de Rambouillet sur les lèvres du poète agonisant ne put faire reculer la mort, mais, du moins, le héros s’endormit-il en souriant au plus merveilleux de ses songes... Sa tête endolorie reposa sur la gorge de la jolie veuve, sa grande main, si habile à manier l’arme de noblesse, se roidit lentement entre les deux menottes fines de sa bien-aimée, et quand ses yeux se voilèrent, ils purent emporter, pour en illuminer la nuit du tombeau, le souvenir des yeux adorés qui exprimaient tout l’amour humain. Car c’est bien là, hélas! Cyrano de Bergerac, revêtu de ses habits ordinaires, botté, couvert de roses. Sa redoutable épée s’allonge à son côté. Tel qu’il est, majestueux, empli d’un calme terrible, il ferait encore reculer ses lâches ennemis: les Vauselle, les La Maule, et le plus à craindre, parce que le plus astucieux, le cardinal-ministre, l’élégant prélat parfumé: Mazarin. Quatre cierges de cire jaune coulent et grésillent aux quatre coins du lit. Deux prie-Dieu sont disposés auprès du chevet. Sur chacun, une forme agenouillée, plongée dans une oraison. L’une est toute blanche: c’est Catherine de Cyrano, prieure du couvent des Filles de la Croix, en religion mère Sainte-Hyacinthe, l’autre toute noire, ensevelie dans les voiles du deuil mondain, c’est Roxane, doublement veuve, hélas! La lueur des flambeaux funèbres va chercher l’or vivant de sa chevelure à travers les crêpes et les soies de son costume, comme ils révèlent, si près du cadavre insensible, les lys adorables et les roses tentantes de sa jeune carnation. Quand, parfois, la religieuse lève la tête et s’émeut à voir cet émouvant contraste: l’amour et la mort si près l’un de l’autre, elle murmure le définitif Qui pulvis es de la Sainte Écriture ou soupire tristement... Tu es poussière... Dans la chambre mortuaire, quelques gentilshommes en pleurs tiennent à monter la garde. Roides, feutre en tête, l’épée à la main, ils sont aussi immobiles que celui dont la perte les désole. Ce sont les amis du héros endormi: le gros Saint-Amant, le chevalier de Linières, qui boit de l’eau depuis la veille en signe de deuil, le chevalier Le Norcy et plusieurs de ces braves qui épaulèrent le Gascon en maintes rencontres mémorables: MM. de Brissonnière, de Maze, de Guary, de Langoët, le comte d’Amfreville, et d’autres encore. Chacun d’eux, les larmes aux cils, se remémore les chaudes affaires, les beaux coups d’épée, les joyeuses ruses de guerre, tout ce qui, pour de valeureux et francs garçons, donne du prix à la vie et pimente savoureusement les heures d’amour ou de paix. Il manque George de Villiers, le fils de Buckingham et d’Anne d’Autriche, l’ex-chevalier Mystère. Il manque aussi d’Artagnan. Ce dernier, redevenu capitaine- lieutenant des mousquetaires, est à l’armée du roi, campée entre Pontoise et Villers-Cotterêts. Cyrano est mort avant l’arrivée d’Angleterre d’une lettre annonçant la prochaine naissance d’un héritier du jeune lord et de Claire, son épouse. Cette lettre a été ouverte par Roxane et passée à Françoise. La fiancée de d’Artagnan lui a fait tenir, par un messager sûr, la triste nouvelle de la mort de Cyrano. Elle espère que le capitaine, en cette navrante occasion, pourra obtenir un congé du Roi et aussi un sauf-conduit de Monsieur, se disant lieutenant général du Royaume. En effet, si l’on se bat entre Français, il n’y a pas de haine d’homme à homme. C’est justement dans l’attente de l’arrivée subite de d’Artagnan que l’on n’a pas encore mis en bière le corps du poète, bien qu’il ait cessé de vivre depuis trois jours. On tient à donner au vaillant capitaine la triste joie de revoir une dernière fois les traits de son ami le plus cher. Au surplus, par une singulière prévenance, la Camarde, que le héros a tant de fois regardée en face et bravée, semble vouloir ne point traiter le corps du brave Gascon comme une dépouille ordinaire. On le croirait pétrifié ou changé en marbre. Il paraît dormir paisiblement. Environ une douzaine d’heures après leur dernier soupir, la plupart des morts commencent lentement à se désagréger, à grimacer. Bergerac, lui, reste immuable. Pas un rictus douloureux sur ce visage serein! Pas une tombée de muscles. Sa peau se trouve totalement exempte de marbrures et de taches. On est pourtant au début du mois de juillet, en pleine canicule. Un soleil africain torréfie les arbres des jardins de Paris et ceux des vergers des faubourgs, pourrit les détritus jetés dans les ruisseaux qui sinuaient alors au milieu des rues, pour la plupart non pavées. Les boucheries, les charcuteries, l’étal de tous les marchands de victuailles empestent. D’horribles relents s’échappent des halles et des charniers, suivent le cours de la Seine et de la rivière Bièvre, qui charrient des cadavres de chiens, de chats et d’oiseaux. Seul est épargné le corps de l’ancien cadet du baron de Casteljaloux. Mère Sainte-Hyacinthe, la bonne tante du défunt, se signe, en expliquant aux visiteurs de son défunt héros: -Parfois, Dieu permet cela, afin de montrer sa puissance. Il veut ainsi démontrer aux humains qu’il a bien reçu une âme en ses saints parvis... Feu Monsieur mon neveu, sous des dehors libertins, fit beaucoup d’actions généreuses en sa trop courte vie mortelle! Orate Fratres! Et chacun d’opiner du bonnet, grandement édifié. Pendant ces trois jours, ce fut un défilé incessant de pieux visiteurs désireux de donner l’eau bénite à celui dont ils gardaient un ineffable souvenir. Chacun, riche ou pauvre, noble ou bourgeois, religieux régulier ou séculier, se souvenait d’avoir assisté à un exploit du Gascon. Les uns l’avaient accompagné, en cette fameuse nuit d’émeute où il défendit si gaillardement qu’on entrât en brigands dans les appartements privés de la Reine, d’autres l’avaient acclamé et suivi lors de l’arrestation de Broussel. Ceux-ci se rappelaient l’incendie de For-l’Évêque, ceux- là le siège d’Arras. Tous le revoyaient en gloire et en beauté, et immortel comme un héros d’Homère. Mademoiselle elle-même, la Grande Mademoiselle, la gaillarde fille du pleutre Gaston d’Orléans, était venue. Elle tenait ainsi, par cette démarche publique, à montrer à ses amis qu’elle pardonnait le bon tour que lui joua le Gascon. S’il n’avait tenu qu’à lui, le canon de la Bastille n’eût pas été tiré contre les troupes royales, puisqu’il venait de chambrer l’héroïne, afin qu’elle ne commît pas cette folie. Si la Bastille intervint, ce fut par une machination de Minou, espionne favorite et comédienne ordinaire de Mazarin. Donc, Mademoiselle se signa, pria et embrassa Roxane avec élan. Elle essuya même deux ou trois larmes en partant, car elle avouait avoir eu toujours, au fond de son coeur princier, un «gros petit faible» pour Cyrano. Mais ce qui frappa surtout Roxane, inlassablement fixée dans la chambre funèbre, ce fut de voir, pendant ces trois lugubres journées, venir, chaque matin et chaque soir, un grand, grand vieillard de marmiteuse apparence, du moins quant à la tenue de ses vêtements. En effet, si une robe de serge noire, graisseuse, roussie, verdie, trouée, flottait autour de son maigre corps et lui donnait presque l’apparence d’un mendiant, par contre, sa vénérable barbe venant jusqu’à la taille, la courbe noble de son nez, la hauteur géniale de son front et sa calvitie socratique faisaient plutôt songer à un mage. Il en montrait le regard fier, songeur et doux, ce regard que semblait, de l’intérieur, éclairer merveilleusement une jeune et mystérieuse lumière... Françoise ne laissa pas non plus de trouver bizarre la régularité et la fréquence des visites de ce sage digne de l’Antiquité. Elle fit remarquer à sa soeur: -L’allure de ce vieillard m’intrigue. Il ne donne point l’eau bénite... Il ne fait pas le signe de la croix... Prie-t-il? En tout cas, ses lèvres ne remuent aucunement... Qu’en penses-tu? -J’ai constaté tout cela, repartit l’éplorée. Ce vénérable vieillard semble venir céans, je n’ose pas dire par curiosité, mais comme s’il devait constater lui-même quelque chose... Il ne regarde que les mains et le visage de mon bien-aimé Savinien... Que dis-je, il les examine! Il les scrute, comme ferait un chirurgien. Il doit brûler d’envie de les toucher! Il les fixe, il les détaille, avec une attention passionnée! Il reste là, tout près du lit, penchant sa haute stature avec un air de nécromant... Il me fait peur et m’inquiète à la fin! -Bah! il ne paraît pas méchant! C’est sans doute un de ces physiciens ou alchimistes dont notre pauvre cousin prisait si fort les conversations. Crois-moi, nous n’avons aucun motif de lui interdire l’accès de la chambre. Il s’y comporte décemment... Que lui reprocher en réalité? -Oui, admit Roxane. Si je me scandalise fort, c’est de l’air de satisfaction très visible qu’il prend au moment où il se retire enfin, à pas lents. C’était vrai. Le bon vieillard à la barbe aussi fleurie que celle de Charlemagne prenait, en partant, une attitude plutôt singulière: ses yeux bridés et soulignés de grosses poches flasques reflétaient une sorte de contentement, presque de joie; ses longues mains parcheminées et squelettiques se frottaient l’une contre l’autre avec un bruit d’osselets. On aurait pu croire que la vue de ce mort à la face d’ivoire le remplissait d’un plaisir malsain... Comme par hasard, il se trouvait encore là au moment même où d’Artagnan, pâle, la gorge serrée par l’émotion, fit son entrée. Et il eut un fugitif sourire de dédain en remarquant la douleur empreinte sur le mâle visage du fiancé de Françoise. Cependant, il se tint tranquille, se contentant de noter attentivement les gestes du mousquetaire. D’Artagnan, pieusement, plia les genoux, s’absorba, les yeux clos, dans une oraison fervente puis, s’étant relevé, vint au corps exposé. Là, il se pencha pour appuyer ses lèvres sur le front de son compagnon d’armes. À ce contact, il eut un tressaillement imperceptible qui parut ne pas échapper au mystérieux vieillard. Celui-ci, en effet, chercha les yeux du comte. Ce dernier se trouvait en plein dans la lumière d’un cierge; le Mage, lui, demeurait dans l’ombre. Il put donc constater qu’un peu d’étonnement se lisait dans le regard du capitaine. Cette constatation faite, il frotta ses phalanges sonores, et ses prunelles eurent une lueur, tandis qu’il murmurait: -Je ne me suis pas trompé! Evohé! Deo gratias! Sans avoir été remarqué, il s’éloigna tout aussitôt, comme par discrétion, afin de laisser d’Artagnan aux effusions de famille. Dans la cour de l’hôtel, entre un carrosse, une chaise à porteurs et des chevaux de selle surveillés par valets d’écurie et laquais, se tenait, très humble, une vieille mule pelée qui broutait l’herbe poussée entre les pavés. C’était la monture du vieillard. Il la caressa doucement, lui parla à voix basse, l’enfourcha et sortit. Un instant après, s’arrêtant non loin de là, devant la boutique d’un menuisier, il mit pied à terre, attacha sa bête à un anneau scellé dans la muraille et entra, en familier des aîtres. À sa vue, l’artisan se précipita, le bonnet à la main. -Ah! dit-il avec volubilité, Votre Seigneurie tombe à pic! Je viens de terminer le petit travail selon les instructions secrètes qu’elle voulut bien me donner. Sans vanterie, c’est de la belle ouvrage! Vous allez voir ça! Le vieillard hocha sa tête blanche. -Je n’en doute nullement, mon ami... Ce que je craindrais le plus, ça serait un bavardage. Non de vous, certes, car je vous sais dévoué à M. de Bergerac, mais de vos apprentis... La jeunesse, le plus souvent, a la langue trop longue... Voilà mon seul souci! -Pour ça, fit l’artisan, vous pouvez dormir tranquille... Poirier, le petit rouquin, a chargé la canaille mazarine à la barbe des sergents, aux côtés de M. Savinien. Quant à Lory, le grand flandrin, il est le neveu du bon curé de Bougival... Il a vu de près notre héros et il l’admire. C’est eux qui vont clouer le couvercle sur lui... -Bon, répliqua le Mage, voyons maintenant la chose elle-même. Je veux m’assurer de tout par moi-même... Chaque détail a son importance... -Désir tout naturel, répliqua le menuisier. Il poussa donc une porte et s’effaça pour laisser entrer le visiteur dans son atelier. Trois ou quatre gais compagnons, manches retroussées, y chantaient en sciant ou rabotant parmi les boucles des copeaux de sapin ou de rouvre que doraient les derniers feux du couchant. Au centre, était couchée une longue boîte de chêne. Le menuisier déclara, en la désignant d’un geste orgueilleux: -Voici le cercueil de ce pauvre M. de Cyrano-Bergerac, dont Dieu ait l’âme! Le chevalier du guet était venu en personne, de la part de M. le Lieutenant de Police. Courbé et chapeau bas, il avait dit à Roxane et à Françoise, représentant la famille du défunt, qu’on ne pouvait différer davantage l’inhumation. D’Artagnan se mit donc d’accord avec M. l’abbé de Saint-Germain-des-Prés. Désormais, pour Cyrano, tout semble facile, puisqu’il est mort. Nulle difficulté. Malgré que la nuit tombe, on chantera l’office rituel. Tout le clergé sera là dès les premiers coups du glas. C’est donc aux flambeaux qu’on procède à la funèbre levée du corps. Dans la lueur rouge des torches, le cercueil du poète, porté par six gentilshommes de ses amis, est placé debout dans un carrosse tendu de noir, attelé de chevaux noirs. Viennent ensuite, à pied, Roxane, soutenue par sa soeur Françoise, aussi effondrées dans leur chagrin l’une que l’autre, puis d’Artagnan et Le Norcy, qu’entourent des prêtres et des moines obèses portant des cierges et psalmodiant de sombres psaumes traversés de lueurs d’espérance. Derrière, enfin, c’est un immense concours de peuple venu de la cité, des faubourgs et même des villages entourant Paris: Le Roule, Montrouge, Charenton, etc. Il semble que la fin navrante de l’héroïque Gascon ait un instant apaisé les ressentiments, rapproché en un même élan les fervents du papier et les fanatiques de la paille. Toutes les conditions sociales sont là confondues. Des commères mamelues et moustachues coudoient de grandes dames, des artisans et des gueux frôlent de hautains porteurs d’épée et de feutre à plumes. C’est une plainte universelle, un regret général. Cyrano avait si bien incarné l’âme française, avec sa générosité, sa tendresse, son ironie et sa bravoure un peu folle! Chacun pleure en lui le gentilhomme qu’il aurait voulu être, un peu de sa propre chimère... Saint-Germain-des-Prés, le plus ancien monument religieux de Paris -il date du VIe siècle -faisait vibrer lugubrement ses trois clochers quadrangulaires1 quand le cercueil du bretteur franchit sa porte plusieurs fois centenaire. À ce moment, Roxane leva machinalement la tête et reconnut le singulier vieillard qui l’avait si fort intriguée pendant la veillée funèbre. Il se tenait sous le porche, au premier rang de la foule, un manteau de serge noir jeté sur sa robe, la barbe ensanglantée par le reflet des torches. Sa tenue était digne, mais ses yeux semblaient tout joyeux en se posant sur les planches qui cachaient le corps de Cyrano, si joyeux que l’infortunée jeune femme en eut un frisson subit. Elle pensa: -Ne serait-ce point là un de ces misérables que le cardinal lançait aux trousses de mon pauvre Savinien? N’est-il pas affilié à la sinistre bande de Mlle Minou, La Maule, Vauselle et tutti quanti? «Il a une tête d’empoisonneur! Il est sinistre! Cette idée ne put sortir de l’esprit de la jeune femme pendant tout le cours de la cérémonie. Elle lutta, voulant prier avec l’assistance et le clergé pour le repos de l’âme qui lui était chère. En vain! l’idée fixe revenait toujours. Elle lui murmurait: -Un homme bâti à chaux et à sable comme l’était Savinien ne meurt pas comme cela! La blessure de Jargeau se trouvait en bonne voie de guérison... Quant à celle reçue sous l’échafaudage, le chirurgien m’avait affirmé qu’elle n’avait pas atteint le cerveau, ni rien lésé. Il ne redoutait qu’un peu de fièvre et de délire... ce qui se produisit, en effet... Ah! si on me l’a empoisonné, en soudoyant l’apothicaire qui a fourni les tisanes et les onguents, j’en tirerai vengeance éclatante! En premier lieu, je dois parler de tout ceci à M. d’Artagnan... Je lui signalerai l’insistance de ce nécromant et son allure peu catholique... Une heure après, l’absoute donnée, on porta le défunt en terre sainte. Il faisait nuit noire. Ce fut toujours sous le feu des torches que se déroulèrent les derniers rites funèbres. La foule voulut défiler devant Roxane, Françoise et d’Artagnan. Elle mit un temps infini à s’écouler. Enfin, il n’y eut plus que quelques intimes; aussi, après une dernière prière devant le trou béant qu’allaient combler les fossoyeurs, Roxane donna le signal du départ. Elle était déjà montée dans son carrosse et Françoise, avec l’aide de son fiancé, allait la rejoindre quand survint de nouveau le vieillard qui avait tant intrigué les deux soeurs. Il saisit le bras de d’Artagnan avec une telle impétuosité que Roxane poussa un cri de frayeur. -Oh! cet homme! Encore lui! -Eh bien? fit tranquillement le Béarnais. Qu’avez-vous, madame? Est-ce ce respectable personnage qui vous effraie? Savinien le tenait en haute estime. Souvenez-vous de l’assaut bizarre que nous donnâmes, notre pauvre ami et moi, à la prison de For-l’Évêque pour en arracher George de Villiers... Me Boismaillé est le très docte et très savant alchimiste qui nous fournit ce singulier, ce quasi diabolique produit, le Boismaillium, avec quoi nous incendiâmes les échafaudages qui revêtaient les murailles de la vieille maison-forte... Ah! la mémoire vous revient? Et, tandis que le regard de Roxane s’éclairait et qu’elle saluait le vieillard d’un signe de tête, le comte d’Artagnan reprit, en s’adressant au savant: -Maître Boismaillé, je suis touché de vous voir ici... Cyrano vous aimait, je constate que vous le lui rendez bien... Ah! l’émotion, vous le voyez, m’étreint à la gorge. Boismaillé fit un large geste de la main, comme s’il entendait balayer, rejeter bien loin, des mots ou des choses inutiles, et répondit d’une voix sépulcrale: -Il ne s’agit pas de cela, monsieur le comte! Il me faut vous confier des choses de la dernière gravité... Et je crois que le plus tôt sera le mieux. -Ma foi, pensa d’Artagnan, le pauvre homme choisit bien son moment! Il veut sans doute m’entretenir de sa marotte: la fabrication de l’or, la recherche de la pierre philosophale! Tout haut, il répondit, avec le respect dû à l’âge et à la science de son interlocuteur: -Maître, vous aurez la bonté de m’excuser, pour ce soir, du moins... Vous le voyez, ces dames et moi-même, nous sommes accablés de chagrin... Nous n’avons qu’une hâte, c’est de rentrer chez nous afin d’y pouvoir sangloter! Alors l’alchimiste reprit le bras du capitaine, l’attira près de lui, tout près, le noya dans le flot neigeux de sa grande barbe et lui souffla, non sans rouler des yeux extraordinaires: -Il ne faut pleurer que les morts! À ces mots inexplicables, un peu d’impatience saisit d’Artagnan. «Il est complètement fou!» songea-t-il. Mais le vieillard avait dû lire dans sa pensée, car son visage s’illumina d’un bon sourire, se plissa de mille rides et il rétorqua avec aménité: -Rassurez-vous. Malgré son grand âge, cette tête-là est solide... plus solide qu’elle n’en a l’air, croyez-le bien! Et il souffla de nouveau, sans lâcher le bras du capitaine: -Monsieur d’Artagnan, au nom de Cyrano, il me faut vous demander un entretien immédiat. Vous devez être mis au courant de certains secrets. Le ton était grave. La prière, courtoise, ressemblait pourtant assez à un ordre... Troublé, d’Artagnan plongea son clair regard dans celui de l’alchimiste. Ce qu’il y découvrit ne fit que le troubler davantage... Aussi prit-il tout de suite une résolution et demanda-t-il à Roxane, qui, anxieuse, n’avait rien entendu de la conversation des deux hommes: -Madame, voulez-vous m’accorder la grâce de laisser monter céans messire Boismaillé? Il désire m’entretenir en particulier de choses fort importantes... Avec votre permission et celle de Françoise, je le recevrai chez vous, dans le privé, dès que nous aurons mis pied à terre. Malgré sa répugnance, Roxane ne pouvait s’y refuser. L’alchimiste se hissa donc dans la voiture et salua longuement sa voisine en lui disant: -Madame, pardonnez à un très vieil homme son actuelle sauvagerie... Il ne garde qu’un faible et vague souvenir du cher temps où son visage ne faisait point peur aux jolies femmes de la Cour... C’était sous le règne de Henri III... Il ajouta dans sa barbe: -Malgré mon front chenu et ma barbe de fleuve glacé, je viens à vous en messager de joie... Je ne puis vous en dire davantage pour l’instant. Roxane hocha la tête et poussa un gros soupir. Oser venir lui parler de joie alors qu’elle entendait encore le cercueil de Cyrano sonner lugubrement sous les pelletées de terre! Cet homme était, sinon un fou, du moins un innocent, un déséquilibré. Enfin, d’Artagnan devait avoir ses raisons en lui accordant audience; qu’on la laissât, elle, pleurer en paix! Vainqueur De La Mort! Pour que l’alchimiste consentît à parler, d’Artagnan a dû se retirer avec lui dans une pièce dûment fermée à clé. Il a fallu, en outre, placer des sentinelles: le chevalier Le Norcy, l’épée au poing, dans le couloir, Saint-Amant, dans le jardin, en bas, juste sous la fenêtre. Quant à Linières, pistolet prêt à tirer, il a été envoyé sur le toit. Car Boismaillé a connu, par Cyrano, l’histoire de l’enlèvement de Françoise; aussi se méfie-t-il, depuis lors, des cheminées... Enfin, à voix basse, l’oeil et l’oreille aux aguets, assis tout contre d’Artagnan, il se décide: -Monsieur, dit-il, mon seul ami véritable dans la vie, le seul être humain pour qui j’éprouve un sentiment sincère, tendre, comme une affection paternelle, vous le savez peut-être, c’est votre ami M. de Cyrano-Bergerac... La suite vous le fera mieux apprécier... «Sachez aussi, car M. de Cyrano a dû garder mon secret, même auprès de vous, sachez que je suis parvenu à faire de l’or... Oh! en quantité, je l’avoue, assez modeste! Mais enfin, j’ai résolu le problème. Je veux démontrer l’exactitude de mes prévisions, l’excellence de ma formule. Je peux, à ceux qui tentent de douter, répondre avec indulgence: «Je fabrique de l’or en lingots...» Curieux de ma nature, comme le sont tous les chercheurs, tous les hommes de science, je sais bien des choses qui se sont faites et, souvent même, bien des choses qui sont seulement projetées ou en cours d’exécution. «C’est ainsi que m’est venue aux oreilles une information qui me bouleversa! Le cardinal, m’assura-t-on, n’ayant plus à envier au rouge duc de Richelieu que sa froide cruauté, avait décidé de se débarrasser de M. de Cyrano par un assassinat. -Information trop vraie, cadédis! gronda le Béarnais. Je l’ai entendu sortir, moi qui vous parle, de la propre bouche de Mazarin... -Ne m’interrompez pas, je vous en prie... Je sus également l’arrivée à Paris d’un certain sieur de Vauselle et d’une jolie comédienne, sa maîtresse, une demoiselle Minou... Jour par jour, j’oserai dire heure par heure, leurs projets vinrent à ma connaissance... Or, je les aurais anéantis moi-même, tués littéralement dans l’oeuf, si une indisposition, hélas! fréquente à l’âge que j’atteins, ne m’avait cloué au lit ce jour-là... «La Maule et Vauselle, je le savais, déguisés en ouvriers maçons, attendaient le moment, en simulant un banal accident, d’assassiner notre cher et vaillant ami au passage... Cela leur avait coûté fort cher -ou plutôt fut onéreux au cardinal. En effet, pour le camouflage du crime, ils durent acheter la maison... Bref, ne pouvant agir moi-même, je fus réduit, en votre absence, à envoyer un billet à M. le chevalier Le Norcy. Atteint trop tard, ce gentilhomme eut beau faire... L’accident avait eu lieu... Cyrano était assez sérieusement blessé... Non, certes, en danger de mort, mais bien touché tout de même... M. Le Norcy ne put que tirer vengeance partielle de cette agression... Il attaqua en face le sieur de Vauselle, le renversa et lui trancha les oreilles... Il fit fort bien! «Je sus encore d’autres particularités... Tenu au courant par ses émissaires, et trouvant sans doute qu’il s’était trop avancé pour pouvoir reculer, le maudit Mazarin donna de nouveaux ordres homicides: Cyrano ne devait plus vivre... Les hideux massacres qui ont ensanglanté hier l’Hôtel de Ville furent fomentés par le cardinal... Son envoyé, le frère Ariste, commis du comte de Brienne, secrétaire d’État, fit, pour cela, tout le nécessaire2. Il fallait, à tout prix, rendre les princes odieux aux Parisiens et aussi profiter des tueries et des incendies pour assaillir Cyrano malade et en finir avec lui une fois pour toutes... «Mais... écoutez... cela continue... L’alchimiste se tut et d’Artagnan prêta l’oreille. Le tocsin sonnait à Saint-Germain-des-Prés. On entendait des rumeurs, des coups de feu, des cris de douleur, des hurlements féroces... Très calme, Boismaillé reprit: -Vous le constatez... On égorge, on étripe, on viole, on brûle... Les religieux mêmes sont forcés de porter de la paille. Ah! monsieur le comte, si l’on n’avait pas, heureusement, appris la mort de notre ami, je vous jure qu’on l’aurait étouffé, poignardé, brûlé dans son lit ou jeté par la fenêtre, comme on fit pour l’infortuné amiral de Coligny pendant les funestes guerres de religion, dont je fus le témoin... Et l’alchimiste, élevant lentement un bras, déclara de sa voix caverneuse: -Croyez-moi, M. de Bergerac ne pouvait échapper à la mort qu’en se faisant enterrer! En entendant cette divagation, d’Artagnan faillit se lever avec colère et planter là ce vieux radoteur qui le bernait. Échapper à la mort en se faisant enterrer! Merci du conseil! Bel exemple à suivre! Ah! cadédis, c’était engageant! -Oh! je ne me moque pas de vous, poursuivit posément le vieillard. Peut-être, pourtant, me suis-je, à mon insu, mal exprimé? Tout ceci s’est fait sans le consentement de notre ami. Il n’a pas pu imiter l’empereur Charles Quint, en ordonnant ses propres funérailles... Je suis persuadé même que ce démon de bravoure, comme certains le surnomment, eût refusé de m’écouter. Dans son intérêt, je devais lui forcer la main; c’est pourquoi je me suis chargé de tout. En votre absence, monsieur le comte, je crus pouvoir prendre cela sous mon bonnet. Il le fallait bien. Je ne voulais pas voir assassiner ce bon et brave gentilhomme, ce poète excellent, ce gassendiste émérite, dont l’esprit curieux et éveillé s’intéressait à toutes les branches de l’intelligence humaine... Il fit un grand geste vague, tandis que d’Artagnan, bien persuadé maintenant qu’il se trouvait en face d’une vieille tête fêlée de songe-creux, poussait un gros soupir d’ennui en se demandant: -Sangodemi! en aura-t-il encore pour longtemps? Placide, du même ton lent et grave, le vieillard reprit le cours de ses explications: -Pour ce que je voulais faire, je désirais le secret absolu. Il me fallut agir seul et tout garder par devers moi. À qui me confier? À part M. de Linières, je ne connaissais personnellement aucun des amis de M. de Cyrano-Bergerac... Mais peut-on s’appuyer sur un homme toujours pris de vin? Une confidence faite à ce personnage trop dévot envers Bacchus et Cupidon risquait de courir de vide-bouteilles en bouchon et de cabaret en mauvais lieu... «D’autre part, il m’était interdit de m’adresser aux parentes de notre excellent Gascon. Elles sont jeunes, sensibles... Elles aiment toutes deux... l’une d’amour, l’autre d’amitié... La comédie à jouer, quels que fussent leurs talents -car en toute femme une actrice sommeille! -eût dépassé leurs moyens... Elles se fussent trahies... comme d’ailleurs vous avez, monsieur le comte, failli vous trahir vous-même. Oui, vous! -Moi? s’étonna d’Artagnan. -Eh oui! Quand vous eûtes baisé au front votre ami, vous manifestâtes une dangereuse surprise... Heureusement, aucune mouche du ministre ne se trouvait là pour vous observer et s’en émouvoir! D’Artagnan changea de visage. Cet homme étrange était donc vraiment sorcier? Comment avait-il pu lire en lui? L’alchimiste sourit: -Vous avez été visiblement surpris, reprit-il, parce que vos lèvres, en se posant sur la peau d’un homme mort depuis trois jours, n’éprouvèrent aucune sensation de froid... Le corps de M. de Bergerac devait et doit encore se trouver tiède. -C’est vrai, reconnut d’Artagnan. Je n’eus point du tout la sensation de toucher un épiderme glacé par la mort. -Parbleu! Il ne s’agissait point d’un défunt! D’Artagnan se leva d’un bond: -Que dites-vous? hoqueta-t-il. -Chut! Plus bas! Rapprochez-vous, et surtout, soyez calme... Là, c’est bien! Comte, j’ai l’honneur et la joie de vous le certifier: notre ami n’est pas mort! Il dort... il dort pour une durée de quatre ou cinq jours environ. Un frisson saisit le fiancé de Françoise. -Mais il est sous la terre! Déjà, celle-ci a dû l’étouffer! Mon Dieu! il faut agir, agir vite... -Demeurez en paix! Rien ne presse! Les fossoyeurs du lieu sont des gens à moi... Ils me fournissent assez souvent, pour un peu d’or, les cadavres encore frais qui sont nécessaires à mes études et à mes expériences médicales... N’ayez aucune appréhension! Ces braves gens travaillent, en ce moment même, selon mes instructions. La terre ne pèse point du tout sur la bière. Ils ont disposé, à l’aide de planchettes et de pierres, un chemin par où pénètre l’air nécessaire à notre ami... Alors, une immense joie envahit le coeur du Béarnais. Une joie si forte et si folle qu’il faillit perdre connaissance. Tout tournait, dansait autour de lui. Cyrano vivait, vivait, il vivait! Il avait envie de rire et de pleurer à la fois, comme s’il sortait d’un affreux cauchemar et reprenait ses sens à la joyeuse clarté du jour. Vivant! Il était vivant! Il allait le revoir, l’entendre, l’embrasser! Incapable de faire un geste ou de dire un mot, il se sentait écrasé par ce bonheur imprévu! Il restait là, semi- paralysé. Boismaillé sourit à la vue de ce désarroi visible et expliqua: -Quant au cercueil, il fut fait selon mes indications. Un peu d’or aussi rendit le menuisier docile. La châsse où l’on coucha M. de Cyrano-Bergerac est percée de trous habilement placés, qui en permettent la ventilation. Les clous furent plantés dans des cavités pratiquées d’avance. En fait, le couvercle est à peu près mobile. On pourra aisément le soulever avec la lame d’un poignard. Les apprentis de mon menuisier, sans connaître mes intentions, furent mes complices. Ils admirent tant notre ami! Ils s’imaginent, comme leur patron, que j’ai l’intention de rendre incorruptible le corps du poète-philosophe. Ils ignorent tout le reste. À ce moment, d’Artagnan commençait à sortir de sa stupeur. Il recouvra le don de la parole pour demander à l’alchimiste un supplément d’explication: -Soit! Cyrano ne sera pas étouffé dans la terre; on pourra aisément le sortir de son cercueil... Mais comment avez-vous procédé? Et que comptez-vous faire maintenant? -Oh! impatience de la jeunesse! Je comptais tout vous dire en bon ordre. Ne m’embrouillez pas! À ses heures de loisir, l’apothicaire voisin est l’un de mes collaborateurs, ce que nous appelons, nous autres, un «préparateur». Par lui, j’ai su sans tarder que le sieur La Maule, étant venu le trouver, lui avait tenu ce misérable langage: «-Vous fournissez des drogues aux serviteurs de Mlle Robin, votre voisine, à l’effet de soigner son cousin, M. de Cyrano- Bergerac. Ce spadassin est de mes ennemis personnels. Voici cinq mille écus... Au lieu et place d’une potion calmante ou d’une tisane fébrifuge, vous donnerez quelque toxique aux effets décisifs... Aucune sanction n’est à redouter. Vous ne serez pas poursuivi... Vous ne serez pas même inquiété... «À l’appui de cette affirmation, le drôle mit sous le nez dudit apothicaire une lettre fort claire, dûment signée de M. Mazarini, promettant par avance impunité à tout ce qui serait tenté contre un gentilhomme, ennemi de l’État, que désignerait de vive voix le porteur du seing ministériel. -Le misérable, le bandit! gronda d’Artagnan en serrant les poings. Je ferai savoir au Roi l’abominable conduite du cardinal! Il ne le connaît pas encore à fond! -En ce faisant, vous agirez sagement! Donc, je continue: mon dit apothicaire empocha les cinq mille écus et donna, comme bien vous pensez, toutes assurances au sbire. Mais, au lieu de fournir au valet de Mlle Robin quelque mixture infernale aux mortels effets, il lui remit une préparation composée et dosée par mes soins... «Voilà qui vous explique tout! «Sitôt qu’il eut avalé cette potion, notre ami fut pris d’un mal qui ressemble merveilleusement à la mort. Il offrit à tous ceux qui l’entouraient le spectacle d’une agonie en bonne et due forme, avec râles, hoquets, mouvements habituels des mains tirant le drap, bref, comme disent les bonnes gens, «filant son linceul». Chacun devait en être abusé, même et surtout MM. les ânes de la docte Faculté, et chacun, en effet, s’y méprit! Sauf en ce qui concerne la température, le corps de M. de Bergerac offre l’aspect d’un cadavre ordinaire: pâleur spéciale, insensibilité, arrêt du coeur, rigidité. Toutefois, il ne se décompose pas... «Dans quatre jours environ, de nuit, nous irons de compagnie, en la nécropole, afin d’y jouer le rôle des vampires. Mes fossoyeurs seront là. On exhumera le cercueil. On relèvera son couvercle... On en extraira M. de Bergerac... Après quoi, nous le porterons dans un carrosse, tandis que mes gens enfouiront de nouveau la boîte vide... Inquiétez-vous d’avoir des personnes sûres. Le reste me regarde... Et silence sur tout ceci! «Ah! un mot encore! Tâchez d’emmener notre ami, dès son réveil, à deux ou trois cents lieues de Paris! La prudence le commande! Et, croyez-moi, ne divulguez rien, ni à Mme Roxane, ni à mademoiselle votre fiancée. Il ne faudrait pas, par un bavardage prématuré, risquer de mettre en péril un si bel ouvrage! Il fait une nuit d’encre. Pas un astre ne clignote dans le ciel. Paris, après trois jours d’effroyables massacres où toute la racaille s’en est donné à coeur joie, dort, secoué des dernières transes. Chacun se verrouille chez soi. Dans les champs de repos, sont jetés pêle-mêle des corps qu’on n’a pas eu le temps d’inhumer: ceux des victimes des doubles intrigues de Beaufort et du cardinal. C’est pourquoi rien ne risque de venir troubler ces hommes vêtus de sombres manteaux, que conduit l’alchimiste Boismaillé. On ne les épiera pas. Nul ne viendra les troubler ici, en ce charnier qui empeste effroyablement. Ils sont descendus d’un carrosse appartenant à Françoise, carrosse dont Saint-Amant s’est fait le cocher aussi expert que bénévole. À leur entrée dans l’enclos funèbre, se sont levés deux hommes habitués à ces lieux funèbres. D’ailleurs, ils somnolaient avec tranquillité sur la dalle de pierre d’un tombeau. Ce sont les fossoyeurs que soudoya le savant vieillard. Inutile de leur donner des ordres. Ils savent fort bien ce qu’ils doivent faire. Déjà, ils empoignent leur pelle et leur pioche. En route! Ils s’arrêtent devant un tertre jonché de fleurs par la pieuse main de Roxane, les retirent, les déposent avec des égards sur une pierre voisine et se mettent à leur besogne. Pour cette fois, celle-ci n’est point sinistre. Elle fait présager de l’espérance! Ah! de l’espérance! D’Artagnan, Le Norcy et Saint-Amant sont cependant graves et inquiets. Si l’alchimiste s’était trompé? Si la redoutable Atropos avait refusé de se laisser jouer? Une légère erreur dans le dosage de la potion magique, et c’est le Gascon mort pour tout de bon... Imagine-t-on aussi l’infortuné Cyrano sortant de sa torpeur avant l’heure prévue et se réveillant soudain dans son cercueil, épouvanté, impuissant à soulever le couvercle sur quoi pèse la terre? Il y a de quoi mourir d’émotion, car c’est autre chose de braver le trépas en plein air, sous le ciel, face au fer d’un ennemi, et se sentir devenu sa proie sans défense, dans l’ombre humide d’un tombeau! Quelle angoisse au coeur des braves! Enfin, le couvercle a sauté. Les amis du poète distinguent la pâleur de sa face. Aussitôt, Boismaillé s’agenouille, se penche, glisse sa main sous la nuque du défunt à réveiller. Tous les coeurs se dilatent à l’entendre murmurer avec une intonation orgueilleuse: -Tout s’est passé selon mes prévisions. -Alors, murmura d’Artagnan oppressé, tout va bien? -Heu... je le crois... le corps conserve sa chaleur très légère... Messieurs, aidez-moi à le retirer de ce lit inconfortable et portons-le dans le carrosse avec précaution. Cela fut vite fait. Cyrano demeurait insensible et rigide. On le déposa, selon les indications de l’alchimiste, couché sur la banquette arrière de la voiture. -Maintenant, en route! commanda Boismaillé. Je ne puis songer à tenter ici la délicate expérience du réveil de notre ami. Il me faut mes aises... Je compte y procéder au petit jour, comme vous l’allez voir. Tandis que le carrosse filait grand train à travers le faubourg Saint-Germain, vers le sud, les deux fossoyeurs refermaient la bière, la replaçaient dans la tombe ouverte, la comblaient et redisposaient sur le tertre maintenant illusoire les fleurs déposées par Roxane inconsolable. En effet, obéissant aux ordres sévères du méfiant Boismaillé, le Béarnais s’était résigné à garder secrètes ses confidences, du moins vis-à-vis de sa fiancée et de sa future belle-soeur. Mais force lui avait été de mettre au courant de la vérité le loyal Le Norcy, le gros Saint-Amant et, avant eux, le roi Louis XIV. On verra, par la suite, quels furent les pensées et les actes du jeune souverain. Disons seulement ceci: désireux d’assurer le salut du poète-bretteur et le bonheur de d’Artagnan, le jeune monarque dit à celui-ci: -Dès ce moment, monsieur, que vous le vouliez ou non, vous voici en congé pour trois mois. Par lettres patentes qui vont vous être expédiées, je vous charge d’une mission en Provence. Là, gouverne une créature de mon cousin, le prince de Condé. On vous donnera, avant votre départ, toutes instructions utiles... Vous devrez profiter de ce voyage pour emmener avec vous M. de Cyrano- Bergerac et aussi vous faire rejoindre par Mesdames ses cousines. Il ne manque pas de prêtres sur le littoral, j’imagine? Je serais fort satisfait d’apprendre qu’un double mariage a été célébré... Donc, Roxane et Françoise savaient, en tout et pour tout, que d’Artagnan partait, dans la nuit, pour le midi de la France et qu’elles l’y retrouveraient sous peu. Cyrano ouvrit les yeux et poussa un profond soupir, à quoi répondirent de joyeuses et variées exclamations, que chacun poussait suivant sa manie: -Il respire! Vive Dieu! -Deo gratias! -Ah! cadédis de cadédis! -Ma doué de mon pays! -Milledious! fit à son tour le Gascon, éberlué. Il parlait d’une voix faible, presque enfantine. -Que m’est-il arrivé, mes bons amis? Un mot, que diable! Il se voyait étendu sur le dos dans une prairie. Au-dessus de lui couraient, sur un ciel d’azur très pâle encore et où s’attardait un rose croissant de lune, de légers nuages safran ou orange... On se trouvait à l’aube d’un beau jour. Autour de lui se tenaient agenouillés l’alchimiste Boismaillé, un flacon et un gobelet aux doigts, d’Artagnan, Le Norcy et Saint-Amant, tous très pâles. Que signifiait donc cette mise en scène? Où était-on? En rassemblant avec un gros effort ses souvenirs, il s’inquiétait obscurément. -Ne lui répondez pas, conseilla la voix du vieillard, qui parvint aux oreilles du poète lointaine, si lointaine et très basse. Il faut lui laisser le temps de se reprendre sans secousse... Du calme. Que la nature opère seule! Alors, une série d’images, lentement, péniblement, se mit à défiler dans la tête alourdie de Cyrano. Il revoyait la rue de Grenelle-Saint-Germain, l’échafaudage dressé le long de la maison en cours de reconstruction, et ce maçon stupide, tout blanc de plâtre, qui lui barrait la route avec son étai... Ensuite, il se souvenait de Roxane... De Roxane, oh! joie immense et quasi miraculeuse, de Roxane penchée sur lui. Ah! ces seins délicats et parfumés, si près de son visage; ces friponnes petites palombes roucoulant l’une contre l’autre, comme dans un nid... Sentant son coeur battre plus vite, il évoquait maintenant sa bien-aimée, lui avouant son amour déjà ancien, et approchant ses lèvres des siennes. Minute ineffable! Elle m’aime! Elle me l’a dit. Sa bouche adorable a baisé ma bouche. Mais, voyons, moi, j’étais malade, blessé peut-être? Certes, en tout cas, je me trouvais couché... dans le propre lit de ma cousine Françoise... Réfléchissons, sandious! Ensuite, eh bien, quoi, ensuite? Un brouillard, une sorte de voile... Le visage de Roxane s’estompant, se reculant, devenant indistinct, puis un terrible vertige... Les fenêtres de la chambre, le grand miroir, les trumeaux, la cheminée, le plafond, le plancher soudain tournoyant, dansant, comme ivres. Ensuite, rien... L’ombre... le silence... le néant... -Voyons, n’étais-je pas mort? demanda-t-il, essayant de se mettre sur son séant. -Pas tout à fait, sandi! gouailla le Béarnais en écrasant une larme. Ah! il s’en fallut de peu! -Eh! alors, laissez-moi me lever! Que fais-je bêtement allongé si je suis vivant? Qu’on m’amène vite un bon cheval, pocapédédious! -Cette fois, s’égaya Saint-Amant, voici mon Cyrano dûment revenu parmi nous. Ah! sacré Savinien, comme tu nous as fait pleurer! Linières fut près de quatre jours sans loucher vers une bouteille! -Quatre jours? s’éberlua Cyrano. C’était donc si sérieux que cela? Enfin, expliquez-moi tout! Et Roxane? -Elle porte ton deuil, povero. Il m’a bien fallu lui laisser croire... jusqu’à nouvel ordre... -Lui laisser croire quoi, dioubibane? -Que tu étais bel et bien trépassé. Je l’ai cru moi-même, jusqu’à notre départ du cimetière. -Ah çà! est-ce que je deviens toc-toc? Que me chantes-tu là, Charles? Le deuil, le cimetière! Et je suis là, en rase campagne, bien vivant, grâce à mon saint patron, quoique allongé comme un sot! -Ah! Ah! souligna Le Norcy, monsieur l’esprit fort ne jure plus! Il évoque son patron! Cyrano sourit et expliqua: -C’est votre faute, à vous tous! Pourquoi me mettre la tête à l’envers avec de telles histoires? Alors, l’alchimiste prit la parole: -Monsieur de Cyrano, dit-il avec sa gravité coutumière, il y a quatre heures, vous dormiez encore, en terre chrétienne, sous des lames de vieux chêne... Vous m’avez rendu service, jadis, en m’arrachant aux griffes de feu Monseigneur de Richelieu... j’ai, ces jours-ci, acquitté ma dette en vous arrachant aux ongles du cardinal Mazarini... Cardinal pour Cardinal... Je vous ai fait boire un produit de ma composition, et chacun vous a cru mort pour tout de bon. Depuis sept jours, vous êtes rayé du nombre des vivants. Depuis plus de quatre, vous étiez en terre sainte. -Brr! vous me faites froid dans le dos! Enseveli!! -Cette nuit même, on vous a extrait de votre cercueil, enlevé en carrosse, et je viens de vous ranimer. -Tu as vaincu la mort, conclut d’Artagnan. Quoique hébété, Cyrano eut la force de gasconner: -Pécaïre! Je n’en suis point surpris! «Pauvre Roxane! Pauvre bien-aimée! se reprit-il. Il faut la rassurer au plus vite! Comme elle doit souffrir! Un instant après, soutenu par ses amis, il était debout, joyeux de respirer déjà plus largement. Il caressa le pommeau de son épée, mit une main dans sa poche... Mais, vite, il fit une grimace et la retira, sanguinolente: -Qu’est-ce là? Quelle est cette horreur? fit-il en montrant deux morceaux de chair décomposée. Le Norcy se pencha et expliqua, non sans rire à s’en tenir les côtes: -Ah! Ah! C’est tout simple. Vous tenez là -ah! ah! -par les oreilles le sieur Jean Lhermitte de Vauselle, l’un de vos... ah! ah! ah!... assassins... J’ai libéré ma parole en l’essorillant aussitôt de ma main... Plaira-t-il toujours autant à sa jolie coquine de «soeur»? Je l’ignore... En tout cas, vous croyant bel et bien défuncté, je crus... ah! ah!... honorer vos mânes en vous confiant ce trophée, ces... j’étouffe!... dépouilles opimes... Je les glissai dans vos poches, tandis que vous dormiez, pensai-je, pour l’Éternité. Cyrano eut un large rire. Il tendit la main au chevalier breton et dit ensuite, en lui frappant amicalement l’épaule: -L’idée était du dernier galant, mon cher Le Norcy... Je n’ai qu’un regret... Puis-je vous l’exprimer? -Lequel? Parlez, monsieur de Bergerac. -Ah! Sandious! C’est que vous ayez omis de faire saler cette charcuterie... Elle nous empoisonne! J’eusse aimé pourtant la conserver en souvenir de vous... et de lui! Je l’aurais clouée en ma chambre, sous le portrait de Mgr Mazarini! Le Commandeur Paul. Comme on est loin de Paris, des émeutes, des pièges, de la guerre et de la politique! Ici, le climat semble fait pour augmenter par toutes ses féeries le bonheur de vivre et la joie d’aimer! ... Un mois presque jour pour jour après la mort de Cyrano, Françoise a reçu, par la poste de Provence, une longue lettre de d’Artagnan. Elle l’a lue avec d’abord aux joues le rose charmant de la pudeur et de l’émotion -il y avait tant de baisers -puis ensuite, son visage est devenu livide... Un léger tremblement s’est emparé de ses membres. Les jambes molles, elle a dû s’asseoir sous l’oeil inquiet d’une de ses femmes de chambre. Et toute tremblante encore, elle a commandé: -Vite, Toinon, mon chapeau, une mante... faites atteler en hâte! Mon carrosse... Je suis pressée... Ah! si pressée... Pour Dieu, qu’on se dépêche! Malgré la hâte de tous aux écuries, la jeune fille s’impatiente, trépigne. -Quel coup! Quel bonheur soudain! murmure-t-elle. Il me semble que je suis ivre! Mais Roxane? Ma pauvre Madeleine chérie risque d’en mourir de joie! Il me faudra être bien prudente... Ah! comme j’ai envie de rire et de danser, comme je me sens une fringale de baisers... de baisers, évidemment donnés ou rendus à mon Charles adoré! Le trajet en voiture du faubourg Saint-Germain au quartier du Temple lui parut interminable, tant était grande son impatience de voir sa soeur. Elle trouva celle-ci assise, comme de coutume, sous le plus bel arbre du «jardin public» des religieuses, cher jardin tout empli, pour les deux soeurs, de délicieux ou cruels souvenirs. Il était un peu d’elles-mêmes... Là s’était décidé l’avenir de Françoise, le jour de la fameuse chute volontaire dans le saut-de-loup, qui avait enfin arraché à d’Artagnan l’aveu de son amour. Là s’était soudain montrée Claire de Villiers, l’heureuse femme de George, tout émue encore de sa rencontre héroï-comique avec le bon petit père Pancrace, dont elle portait indûment le respectable costume. Là, pendant des années, presque chaque jour, la pauvre et jolie veuve de Christian de Neuvilette avait reçu la visite de Cyrano, cachant son amour au plus profond de son coeur. Là, songeait enfin Françoise, dont les yeux bleus reflétaient tout l’azur de l’été, Roxane goûtera l’une des minutes les plus heureuses de son existence. Infortunée Madeleine! comme elle le mérite! Toute sa jeunesse a failli se passer dans le veuvage! Hier Christian, aujourd’hui Savinien! Mais, cette fois, la Providence a eu pitié de la belle et dolente amoureuse! Roxane était à sa place habituelle, quand Françoise pénétra dans le «jardin public». La tête penchée, offrant aux flèches d’un doux soleil sa nuque d’ambre et de lait, elle s’occupait à tailler et à coudre pour les pauvres gens. -Tout le couvent est occupé à cela, fit-elle dès l’abord en montrant son ouvrage à sa soeur. Tu n’imagines pas le nombre de malheureux qui assiègent la porte de ce saint enclos! Cette triste Fronde a fait un mal infini... Tout commerce est interrompu ou quasi impossible... «Sais-tu ce que j’ai appris d’un prélat? On a vendu, faute de viande, la chair des chevaux tués dans les rencontres, et à un prix inabordable: dix sols la livre! Ce matin, le pain est à neuf sols! Il paraît que le peuple gronde et parle de piller les riches maisons! Que de misère autour de nous! Un des échevins, dont la soeur est ici, comme moi, au titre mondain, lui disait tantôt que la ville compte 40 000 indigents! Aussi aspire-t-on à la fin des troubles, au retour du Roi. Souhaitons qu’il se fasse bien vite! Françoise laissa patiemment parler sa soeur. Quand Roxane eut terminé par un gros soupir, elle déclara: -J’ai reçu, moi, des nouvelles de Provence, d’excellentes nouvelles! Je dirais même, Madeleine, des nouvelles inespérées, miraculeuses! L’ancienne précieuse eut un pâle sourire: -Le miracle, petite chérie, c’est ta jeunesse et ton amour heureux. Ils te font tout voir et tout sentir sous un aspect enchanteur. Bref, que te raconte ton cher et vaillant fiancé? -Du bon, du charmant, tu sais! Je te le résume en quelques mots. Il te présente ses hommages... Il me dit, à moi, mille et mille choses... -Je devine... passons... ta grande soeur n’a pas à fourrer là- dedans son triste nez... Et après? -Après, il m’apprend qu’il a loué pour nous une maison, une «cassine», comme on dit là-bas, sur la Corniche marseillaise, au bord de la mer bleue et tiède... Il veut absolument nous y faire venir... -Je ne quitterai Paris sous aucun prétexte, protesta Roxane. Je veux rester près de Savinien... Françoise hocha la tête. La tâche devenait singulièrement ardue. Comment apprendre la vérité à Madeleine, sans lui porter un coup terrible? Toutefois, elle jugea ne pas devoir reculer: -Écoute, Madeleine, dit-elle, et regarde-moi en m’écoutant... Admire la joie qui étincelle et rit dans mes yeux et sur mon visage... Tu sais combien j’aimais Cyrano? Il était, pour moi, comme un grand frère délicieux... Eh bien, il y a un mois, jour pour jour, j’étais, comme toi, dans les larmes, tout écrasée de douleur... Et maintenant, je souris, je suis contente! -Égoïsme bien pardonnable à la jeune amoureuse que tu es, fit la veuve avec indulgence. Je ne t’en veux pas! Toute ta vie est tournée vers le seul d’Artagnan. Il t’attire comme un aimant... C’est bien naturel. Il faut bien que l’Amour lutte contre la Mort! Il faut des berceaux pour faire oublier les cercueils! En perdant Savinien, tu as perdu seulement un ami fraternel, tandis que moi j’ai tout perdu, tout! Je suis dans un désert illimité, un désert si morne et si affreux que... -Tu n’as rien perdu, Madeleine! affirma la jeune fille avec force. Je te jure que tu n’as rien perdu! Alors, Roxane dévisagea sa soeur d’un air où se mêlaient une inquiétude et une réprobation: -Oh! fit-elle, qu’oses-tu dire? Serais-tu folle? Mais, acheva- t-elle en lui prenant les mains, tu es brûlante. Mon Dieu, aurais- tu la fièvre? Pourvu que tu ne couves pas quelque maladie maligne! Réponds, chérie, ne te sens-tu pas incommodée? Françoise protesta: -Je me porte admirablement au contraire! Si tu me vois, en effet, un peu fébrile, n’en accuse que l’extrême embarras où je suis pour t’annoncer doucement, avec précaution, une nouvelle tellement inouïe, tellement... tiens! je ne trouve pas de mots tant l’événement dépasse l’expression humaine. Attends-toi, Madeleine, ma soeurette adorée, à apprendre... à recevoir comme un coup de foudre de bonheur et de joie! -Joie... bonheur... soupira l’éplorée. J’ai rayé ces mots de mon vocabulaire et de mes pensées. -Je te comprendrais, je t’approuverais même si... enfin si tout était... tel que tu le crois... -Françoise, décidément, tu m’inquiètes... -Imagine qu’on vienne te dire, tiens, par exemple, ce vieux mage qu’on nomme Boismaillé, tu te souviens... Oui? Donc, qu’il vienne t’expliquer certains prodiges... Celui-ci, entre autres: «Madame, il y a des cas de mort apparente que la Science appelle léthargie, du grec -à toi, fine précieuse -lêthè, oubli, et argeia, inaction...» Ayant à peine ouï ces paroles, Roxane lâcha ses travaux de couture et se dressa, toute blanche: -Ah! cria-t-elle, j’aimerais mieux tout que cela! Oui, je connais l’état léthargique... Mais Savinien enterré vivant, ah! Sainte Vierge! Françoise se jeta sur elle, en l’embrassant: -Chérie! Chérie! Il ne s’agit pas de cela. Savinien est vivant, bien vivant! Boismaillé l’avait plongé dans un sommeil léthargique, mais il l’en a réveillé. Il est présentement en Provence, avec Charles! -Vivant? Savinien! Vivant? Mon Dieu! -Voici une lettre qu’il t’écrit! Une lettre qu’il a fait joindre à la missive de Charles... Vraiment l’émotion était trop forte. La crise que voulait conjurer Françoise ne pouvait pas ne pas se produire. Roxane tomba lourdement sur le gazon, comme foudroyée par la surprise et la joie! Le lendemain de cette scène émouvante, les deux soeurs, avec précipitation, remerciaient leurs suivantes et prenaient congé de leurs intimes. Elles déclaraient être lasses des troubles qui ensanglantaient Paris et les environs. D’ailleurs, pour mieux s’ensevelir dans le deuil de leur héroïque cousin, elles avaient décidé de se retirer dans leurs terres, à Bergerac. À la nuit, masquées d’un mimi, elles prenaient sans tambour ni trompette le coche de Dijon et non celui d’Orléans. Obéissant au conseil contenu dans la dernière lettre de d’Artagnan à Françoise, elles tenaient à égarer la curiosité. Elles avaient même dû décourager toute suspicion en allant, une heure avant leur départ, fleurir la tombe de Cyrano et l’arroser de feintes larmes. La prudence était bonne, car les faits et gestes des deux femmes ne cessaient d’être épiés par d’enragés satellites de Vauselle et de La Maule. Françoise et Madeleine eussent bien désiré, avant de quitter Paris, voir Linières et tenter, sans rien lui faire connaître de la radieuse vérité, de l’emmener avec elles. Mais, depuis le soir des funérailles de Cyrano, l’intrépide buveur avait disparu. On savait seulement, par une phrase réticente de M. de Brissonnière, qu’il menait «une existence scandaleuse». Ce gentilhomme refusa d’en dire plus long à des femmes de qualité. Nous serons malheureusement forcé, par notre tâche d’annaliste fidèle, d’entretenir nos lecteurs des faits et gestes de ce soiffard impénitent. Revenons, en attendant, à la baronne de Neuvilette et à sa soeur. Leur voyage, désespérément long et fatigant, fut, par hasard, dénué de tout incident dramatique. Il n’était pas rare, à cette époque, surtout en des périodes troublées comme celle-ci, de voir le coche attaqué par des bandits de grand chemin ou même, chose encore plus fréquente, par des gentilshommes dévoyés et déserteurs. Cochers, postillons et voyageurs étaient toujours armés. Par exemple, nul ne put jamais se fier au courage desdits cochers et postillons. Le plus souvent, ils se contentaient de lever les bras en l’air et de crier grâce ou merci aux assaillants. L’argent et la vie d’autrui leur importaient fort peu. Souvent même, et certains procès le révélèrent, ils faisaient cause commune avec les bandits. Ils leur indiquaient la présence, dans leur guimbarde, de telle riche douairière ou de quelque bourgeois cousu d’or. Une fille trop jeune et trop jolie risquait fort, en ces temps-là, de se voir enlevée le plus galamment du monde et de n’être libérée qu’après le paiement d’une lourde rançon. Aussi ne se résignait-on à voyager que dans des cas graves ou exceptionnels. La sécurité et la paix remarquables dont purent jouir Roxane et sa soeur furent peut-être dues à la présence d’une dizaine de gentilshommes bretons, de mine hautaine et peu engageante. Depuis Saint-Pol-de-Léon, ils escortaient leur cousine, une comtesse âgée et charmante, qui rejoignait à Toulon son noble époux, chef d’escadre. En bonne parente, elle emmenait avec elle tous les jeunes hommes de sa famille, afin de les caser sur les vaisseaux de Sa Majesté. Toujours est-il qu’un beau matin d’azur et d’or le coche de Lyon s’arrêta sur le quai du Roi-René, au port de Marseille, parmi une foule immense, grouillante et chantante, d’où montaient de savoureuses exclamations méridionales, des té, des vé, des bagasse, des troun de l’air et des boudiou, à rendre jaloux la Guyenne, la Gascogne et le Béarn réunis. Pourtant, lancé par sa voix d’olifant, le joyeux sandious! de Cyrano s’imposa vite et parvint aux oreilles des voyageuses. En même temps, fendant la cohue bariolée et gesticulante, apparurent juste à temps le poète et d’Artagnan. Celui-ci enleva comme une plume Françoise qui s’apprêtait à descendre, tandis que Cyrano, mal guéri et faible encore, tendait sa main à sa bien- aimée. Ah! quels baisers s’échangèrent entre eux, sous le regard indulgent de la remuante et bruyante cohue marseillaise, peu encline à réprimer les manifestations extérieures, les gestes et les caresses. Son incroyable bonheur aidant, Roxane se croyait dans un autre monde. Un autre monde où tout serait lumière, parfums et baisers. Ce port accablé de soleil, gonflé de tartanes, de galères, de frégates, de vaisseaux de haut bord à châteaux de poupe rutilants et sculptés, ces maisons pavoisées de loques multicolores, cette populace goguenarde, rieuse, bon enfant, tout cela lui semblait délicieusement neuf et étrange. Plus de ciel gris, d’orage menaçant, plus de gens armés jusqu’aux dents, échangeant, sous la paille et le papier des regards féroces! Plus de misère et de famine! Ici on s’aime, ici on rit, ici on danse, et zou! tout sentait l’amour, depuis la belle fille du peuple aux seins libres sous une étoffe légère, se pelotonnant, chatte amoureuse, au bras d’un rude matelot, jusqu’à la grande dame frôlant de ses hanches le cavalier enrubanné ou l’officier du «Grand Corps», revenu d’une croisière contre les Turquins ou autres Barbaresques. -Mon chéri, mon amour! Comme nous allons pouvoir être heureux! -Plus tôt encore que vous ne le croyez, ma bien-aimée! Mgr d’Herblay en personne va célébrer bientôt un double mariage! -Aramis, est-ce possible? D’Artagnan expliqua: -Rien de plus vrai. J’ai rencontré, en Avignon, sur la merveilleuse terrasse du Palais des Papes, un élégant cavalier qui rêvait là... Il y avait, grands ouverts devant lui, un livre d’heures et un recueil de poésies de Clément Marot... Derrière lui, étendu sur l’herbe tendre, dormait à poings fermés, malgré la chanson des cigales, notre vieille connaissance, le placide Bazin, frère mineur, ancien geôlier monastique du Mont-Saint-Michel... «Or, Aramis, que j’ai mis au courant de toutes nos aventures et aussi de tous nos projets, estime que lui est réservée la satisfaction de nous unir devant l’Éternel... D’ici une quinzaine de jours au plus tard, il accompagnera ici le régiment dont il est l’aumônier. -Alors, demanda Françoise, c’est Marseille qui verra luire l’heure si douce de notre mariage? -Non, ma chérie... Aramis, toujours sage, estime que cette cérémonie ne saurait, céans, passer inaperçue. Les Marseillais sont encore plus badauds que les Parisiens. Ils s’écraseraient sur notre passage et dans l’église... Or, nous n’avons pas besoin, Cyrano et moi, d’attirer sur nous l’attention du comte d’Alais, gouverneur de Provence et parent du prince de Condé... Pour être célébrées plus discrètement, nos doubles noces n’en seront pas moins belles... N’est-ce pas votre avis? -Optime! tonitrua Cyrano en baisant le poignet de Roxane, qu’il venait de déganter en sournois. -Moi, répondit la soeur de Françoise, je suivrai Savinien partout, bien certaine d’y être heureuse. Mais, tourmentée par la curiosité d’Ève, Françoise voulut avoir plus de détails. -En somme, Charles, vous avez eu l’art de parler beaucoup pour dire peu de ce qui importe. Où recevrons-nous la bénédiction nuptiale? -Aux Saintes, comme on dit ici, c’est-à-dire en l’église des Saintes-Maries-de-la-Mer, un joli bourg provençal dont Cyrano vous contera l’histoire, dès qu’il se sera un peu rassasié d’admirer et de mignoter ma jolie et blonde future belle-soeur! «Allons, Savinien, songe qu’on nous regarde! De la tenue, morbleu! D’ailleurs, acheva-t-il en désignant une voiture démodée mais confortable, voici le char de Vénus... Il va nous conduire, mesdames, en notre palais de la Corniche... Souffrez qu’après vous nous y prenions place, en très humbles serviteurs, en esclaves extasiés... -Ta, ta, ta! répondit Françoise en riant, voilà de l’hypocrisie pure! Serviteurs et esclaves se transformeront assez vite, comme c’est la coutume, en vrais maîtres! Ah! nous vous connaissons, messeigneurs... Le carrosse roula sur les gros pavés, monta des côtes. Le port apparut, tout papillotant, carré d’indigo entre les maisons roses ou mauves et coiffées de toits plats en tuiles ocrées, puis ce fut la rade splendide, où évoluaient petites tartanes et galères immenses. Cyrano désigna, presque au centre de la rade, vraie conque d’Ophir, un îlot rocheux qui portait une forteresse d’aspect rébarbatif: -Vous voyez là, Françoise, la Bastille marseillaise... le château d’If. -Hélas! même en ce beau pays, il y a une prison d’État? Comme c’est dommage! Cyrano ne répondit que par un soupir. Il ne croyait pas que l’homme naquit bon et doux, mais ambitieux, âpre, jaloux, cruel. Il faut des prisons, tant qu’il y a des coquins! Il aurait souhaité seulement plus de justice au fond du coeur de ceux qui détiennent la force, la puissance ou la fortune... Mais quoi? Changera-t-on le coeur humain? Il ne s’est guère modifié depuis Abel! -Ce château d’If, fit d’Artagnan en s’arrachant avec effort au délicieux engourdissement où le plongeait la vue de sa chère Françoise, abrite, m’a-t-on dit, en ce moment même, l’infortuné prince Henri. -Ce jeune homme masqué de fer que nous arrachâmes aux noirs cachots du Mont-Saint-Michel?... -Malheureux prince! Certains bruits me sont venus aux oreilles... Un maître pêcheur aurait croisé, de nuit, sous la lune, une embarcation qui se rendait au château... À bord, il aurait vu, à l’arrière, bien droit, bien fier, un gentilhomme très svelte dont le visage se trouvait caché, comme il dit, par «une espèce de crapaudine». Est-ce vrai? Inventa-t-il tout cela? Il faut se méfier, ici, de ce satané soleil qui fait bouillir, dans les crânes, les bonnes cervelles marseillaises... Les gens exagèrent, avec une innocence désarmante! -Quoi qu’il en soit, intervint Cyrano, le prince Henri, en son infortune, ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Le Roi se trouvait, nous le savons, très bien disposé à son égard... Je porte encore, à l’épaule, le souvenir d’une des folies de ce furieux garçon! Il fut vraiment l’artisan de son propre malheur! Tout en devisant ainsi, les mains dans les mains et les yeux dans les yeux, les amoureux étaient parvenus à la cassine louée par les soins du capitaine. Elle était toute simple, mais blanche, éblouissamment blanche, avec des volets verts. Un mur assez haut l’entourait. Au-dessus, se voyait une véritable forêt d’eucalyptus, de pins parasols, de cèdres, de tamaris, de mimosas et d’orangers. -Quel paradis! s’émerveilla Françoise. -Et comme on va bien s’y trouver, compléta le poète en nichant un baiser dans le cou de Roxane, pour vivre d’amour et d’eau fraîche! Ah! milledious! la réalité dépasse de cent coudées mes rêves les plus insensés! Après avoir dormi chez les morts, est-ce que je ne me trouve pas en plein paradis, ayant à mes côtés le plus beau des séraphins? À ce moment, attirée par le bruit du carrosse, sortit de la blanche habitation une énorme et brune commère. Ses yeux admirables flamboyaient. Sa gorge se gonflait sous la guimpe transparente, formidable, presque indécente... À la vue des deux Parisiennes, elle s’arrêta net, montra, en un sourire d’accueil, sa mâchoire crénelée et hurla, avec l’inimitable accent du cru: -Moun Diou! comme elles sont fiérotes et belles, et braves, ces dames de Paris! Quelles robes! Quel teint! Quel air noble et gracieux! Je suis votre servante, mesdames! Mais, pechère, elles doivent mourir de faim et de soif, les pôvrettes! Oh! allez! j’ai tout prévu! Titine est un cordon-bleu! Vous mangerez une de ces bouillabaisses... je ne vous en dis que ça! Et ces gentilshommes tâteront d’un vin de Tavel... Bagasse, ils n’en ont point à Paris, dans leur Louvre tout doré! Hé, venez les mignottes! Et zou! La table est mise sous la tonnelle! Paisible, d’Artagnan expliqua à voix basse: -C’est votre camériste... Elle est très dévouée... Peut-être un peu bruyante et loquace... C’est l’air du pays qui veut ça! On la nomme ici Titine. Ce fut une de ces heures que l’on voudrait supplier à genoux de ne pas s’enfuir. Chacun près de sa bien-aimée, doucement enivrés d’amour, d’Artagnan et Cyrano se sentaient comme emportés avec lenteur sur les eaux d’un fleuve de volupté chaste. Les cheveux de Roxane semblaient une torche d’or. Son corps jeune et souple se sculptait sous une robe blanche dont s’étonnait, avec ravissement, l’éternelle endeuillée. Le bleu du ciel provençal avivait les prunelles de Françoise, le soleil, les roses de son teint. Le tavel, dans le cristal, brillait comme un liquide rubis. D’émouvants parfums, exaspérés par la chaleur du jour, venaient s’alanguir à l’ombreuse fraîcheur des platanes. Au dessert, ayant congédié Titine, les deux couples extasiés, dans une aimable liberté, grappillaient des cerises, des raisins, des nèfles, des fruits d’Afrique, tout en buvant du vin de Champagne. Et les baisers se prolongeaient, à en mourir de plaisir. Était-ce ça que le Gascon appelait «vivre d’amour et d’eau fraîche»? Le lendemain, d’Artagnan et Cyrano, logés tous deux en ville, à l’Hôtel des Trois-Rois, sur un cours voisin de la maison municipale, amenèrent à leurs fiancées un magnifique officier de l’Ordre de Malte, dont le nom commençait à être connu à la Cour de France, et qui acceptait d’être un des témoins de leur mariage. -Mes cousines, fit Cyrano, je vous présente l’un des hommes les plus extraordinaires de notre époque, M. le Commandeur Paul. Il est la terreur des turquins, capitans, bachas, mécréants, renégats, pirates et corsaires de la Méditerranée, tous horribles suppôts de Satan! À peu près vêtu comme un riche seigneur de la Cour, avec cette seule caractéristique qu’il portait au cou la croix de l’Ordre, un merveilleux bijou constellé de brillants, le marin s’inclina avec aisance devant les dames et leur baisa galamment la main. Elles lui trouvèrent fort bon air. Pouvait-il en être autrement de la part d’un membre de cet ordre illustre, dont l’origine remonte aux croisades? Au milieu du XIe siècle, des marchands d’Amalfi obtinrent du calife d’Égypte l’autorisation de bâtir, à Jérusalem, un hôpital dédié à saint Jean. On y recevait les pèlerins malades ou miséreux venus visiter les Lieux Saints. Sous la protection de Godefroy de Bouillon, chef de la première croisade, ces bonnes gens se constituèrent en un ordre religieux. Ce fut l’Ordre des Hospitaliers. Ses membres furent chevaliers. Ils s’imposèrent les voeux d’obéissance, de pauvreté, de chasteté, et s’obligèrent à recevoir, escorter et protéger les pèlerins. Par force, les chevaliers de la Charité durent devenir hommes d’épée. Ils s’illustrèrent, en Palestine, pendant deux siècles, haïs et admirés à la fois par les Sarrasins. Après l’effondrement du Royaume Franc de Jérusalem et le massacre des derniers chevaliers chrétiens, ils se retirèrent à Rhodes et à Chypre, où ils soutinrent, pendant deux siècles, des sièges et des blocus traversés de chances ou de défaites diverses. En 1522, ils furent écrasés par les armées de Soliman le Magnifique. Cependant, 4 000 d’entre eux, géants de fer et de granit, se firent une trouée, parvinrent à s’embarquer et à échapper aux vaisseaux innombrables de Soliman. Charles Quint mit alors à leur disposition l’île de Malte, îlot sourcilleux qu’ils fortifièrent et rendirent imprenable3. Pendant tout le cours de son existence, l’Ordre de Malte fut la providence de la Méditerranée. L’île possédait une flotte importante, commandée par de hardis marins de toutes les races latines. Or, à cette époque, la mer sans flux ni reflux avait bien besoin d’une providence. Elle était écumée, d’une façon journalière, sans trêve, sans répit, par les pirates algériens, marocains, turcs et tunisiens. Tout le Moyen Âge et tous les temps modernes, jusqu’en 1830, retentissent de plaintes et de larmes causées par la cruauté des Barbaresques. Navires de commerce pillés, navires de guerre capturés, hommes, femmes, enfants emmenés en esclavage, tel était le bilan quotidien! -Nous n’ignorons pas, expliqua Paul en déjeunant, qu’il y a une telle surabondance d’esclaves chrétiens en Alger, qu’à certains jours -ces détails font frémir -le dey ordonne qu’on allège un peu le troupeau du «badistan». Alors, on coud, dans d’immenses sacs, les invalides, les malades, les femmes laides, et on les immerge dans la vieille darse de Kaïr-ed-din! «De temps en temps, le Roi Très-Chrétien, le Saint-Siège, Sa Majesté Très-Catholique ou notre ordre envoient des galiotes à bombes foudroyer les repaires de ces maudits Turquins. Ils se calment, oh! pour peu de temps, car leur race pullule... Et, de plus belle, ils écument les mers... Parfois, même, mais cela devient de plus en plus rare, ils font une «razzia» sur les côtes, afin de se procurer des jeunes gens et des filles nubiles... Nous avons beau leur couler des navires, ils en relancent sans arrêt. Ce sont de petits bâtiments, très fort chargés de toile et dont les oeuvres mortes affleurent l’eau. En raison de leur vitesse, ils sont difficiles à capturer, et le canon les manque presque toujours, en raison du peu de visibilité de leurs superstructures. Quand le Commandeur eut fini de donner un certain nombre de détails techniques, lesquels intéressaient fort d’Artagnan, chargé par le Roi de tout voir et de tout entendre, Cyrano se dressa: -Mesdames, fit-il en élevant son verre, l’extrême modestie de M. le Commandeur vous a privées d’une joie très vive. Celle d’entendre de sa bouche le récit de ses fabuleux exploits. Je vais, moi, chétif, essayer de le suppléer en ceci... «Sachez donc qu’il était une fois un tout jeune gentilhomme... -Pardon, coupa le Commandeur en souriant, bien vilain coeur est celui qui rougit de sa mère... Il était une fois, mesdames4, une pauvre jeune femme de Marseille... Elle exerçait le métier de lavandière et blanchissait le linge du marquis Fortia de Piles, gouverneur du château d’If. Un jour, en barque, tandis qu’elle se rendait au château, elle mit au monde un enfantelet, issu de père inconnu. Que Dieu pardonne à cet homme! Ce nouveau-né, c’était moi! Je suis donc de noblesse bâtarde. Maintenant, monsieur de Cyrano, je vous repasse la parole... -Soit, fit le poète, je continue. Le jeune garçon fut nommé Paul tout court ou Paul de Semur. À l’âge de douze ans, cet enfant précoce devint amoureux d’une jolie jeune fille. Celle-ci avait été sa petite reine, au cours des fêtes d’ici, dites de La Belle- de-Mai. Elle était la fille d’un capitaine de vaisseau. En l’apprenant, notre Paul lui dit: «-Il faut que je sois capitaine, moi aussi, afin de pouvoir te demander et t’obtenir. M’attendras-tu? «Elle promit. Elle l’aimait. Le soir même, notre gaillard se glissait en fraude à bord d’un navire en partance... Découvert, il amadoua le capitaine, se fit garder à bord. Il s’y révéla si fin matelot et si courageux que, le capitaine ayant été tué par les Turcs, l’équipage, d’un seul élan, donna au jeune Paul le poste du défunt. Il fait vaillance sur vaillance, il entasse prouesse sur prouesse. Et quand il jette l’ancre dans le port de Marseille, il est authentiquement capitaine de l’Ordre de Malte. Hélas! Sa Belle-de-Mai est mourante. Il cueille, dans un baiser, son dernier soupir! Ici, le Commandeur se voila les yeux de ses mains. Malgré ses cinquante-quatre ans, il ne pouvait oublier ce malheureux et pur amour! Cyrano poursuivit: -Il se vengea sur les Barbaresques. Sa colère leur devint funeste. L’Ordre de Malte lui-même fut stupéfié par le nombre et l’importance des prises de celui qu’on créa chevalier. Il avait établi son quartier général en l’île de Metelin, la Lesbos des Grecs. Avec un seul méchant brigantin, il accomplit de tels prodiges que feu notre vieil ami Mgr de Richelieu s’en émut. En 1638, il lui fit offrir le commandement d’un navire de l’escadre de l’archevêque de Bordeaux, Henri d’Escoubleau de Sourdis. Cette année-là, le capitaine Paul sauva une escadre française, au nez des Espagnols. À Guattari, il leur fit perdre quatorze galions, trois frégates, trente galères... -L’amiral ennemi, précisa Paul, était un brave. Il s’enroula dans son pavillon, afin de mourir sur son navire en flammes... Mais à quoi bon lasser ces dames, c’est ensuite toujours la même chose... des navires pris, brûlés, coulés... Vous allez, monsieur de Cyrano, faire se fermer de bien beaux yeux. -Un instant, intervint d’Artagnan. En 1649, la Reine Régente, au nom du Roi, vous a nommé chef d’escadre, en vous conférant une couronne de comte. -Et, conclut Cyrano, en vous faisant Chevalier de Justice, l’Ordre vous a envoyé cette croix que vous portez, que les orfèvres et Lombards estiment valoir 50 000 écus. -Dans mon rapport au Roi, s’écria enfin d’Artagnan, je dirai que vous seul êtes apte à remplir le rôle délicat de lieutenant général des armées du Levant... Le poste est vacant. Alors, le Commandeur poussa un profond soupir. Il leva son verre et déclara: -Laissez-moi oublier ces combats, ces prises, ces durs travaux de la mer, que vous avez la bonté, messieurs, d’appeler des exploits, et buvons en l’honneur des seuls biens terrestres qui méritent d’être recherchés: l’amour et la beauté. Heureux sont ceux qui, comme aime à le répéter le poète que vous êtes, monsieur de Cyrano, peuvent borner leurs désirs à vivre d’amour et d’eau fraîche! Je donnerais -si je n’étais Chevalier de Malte -tous mes exploits passés et tous mes grades pour un sincère baiser d’amour! Entre Marseille et Toulon, la côte provençale offre de délicieuses surprises aux yeux avertis des amants de la nature. Ce ne sont que rocs couleur de sang ou couleur de craie, petites plages de sable fin ombragées par des arbres centenaires, toutes parfumées de thym et de lavande en été et de mimosas au coeur de l’hiver. De temps en temps, on aperçoit d’immenses failles creusées dans le rocher, ce qu’en Norvège on appelle des fjords. L’eau bleue entre comme un coin dans les terres. Dans le midi de la France et en Corse, on nomme «calanques», ou «calanches», ces curiosités naturelles, trop peu visitées, même de nos jours. Nos amoureux s’étaient pris d’un goût fort vif pour les calanques marseillaises. Souventes fois, levés dès la pointe de l’aube, afin d’éviter la chaleur, ils partaient à cheval. Suivis de deux laquais montés sur des mulets et portant les impedimenta, ils gagnaient la grande banlieue de la ville en devisant gaiement. Roxane et Françoise chantaient. Parfois, Cyrano les accompagnait de sa voix magistrale que répercutaient les montagnes éblouissamment blanches. Parfois encore, le poète lançait aux échos quelque tirade de son cru, extraite de sa tragédie Agrippine, ou il faisait se tordre de rire la compagnie en récitant une des scènes de sa comédie Le Pédant joué, scènes drolatiques que Molière allait lui emprunter pour ses Fourberies de Scapin. L’imprudent Gascon, depuis que sa pièce était conçue, se plaisait à en clamer des passages entiers çà et là, dans la ruelle des dames lettrées, à La Croix du Trahoir, au Cheval Blanc, et surtout au cabaret de La Pomme de Pin, où venaient gobelotter la bande joyeuse: Boileau, Molière, La Fontaine, Racine, l’avocat Pousset de Montauban, Chapelle, le duc de Vivonne et le chevalier de Nantouillet. Et déjà, dans tous les bouchons de la rue de la Licorne et de la place du cimetière Saint-Jean hantés par les hommes de lettres, chacun savait par coeur le fameux «que diable allait-il faire en cette galère», et en riait aux larmes en se comprimant le ventre. C’était presque tombé dans le domaine public. D’Artagnan, toujours calme, prenait en silence sa part de bonheur. Voir s’égayer les yeux de printemps de Françoise, apercevoir un rayon de contentement éclairer le visage de sa soeur et, du même coup, celui du poète, cela suffisait à lui dilater le coeur. N’allez surtout pas croire que le mousquetaire s’en tînt là! Si nous n’étions guère discrets, nous énumérerions les baisers volés ou conquis derrière quelque roc ou dans quelque bosquet aussi naturel que complaisant... Nous dirions même qu’enhardi par la certitude de son prochain mariage, l’amoureux ne s’interdisait pas certaines petites privautés, d’ailleurs accueillies avec une grande indulgence... Mais il nous suffira de dire à nos lecteurs: «Si vous avez été épris et aimés, point n’est besoin de précisions, n’est-ce pas?» On s’entend à demi-mot. Tout en savourant de diverses manières les agréments de ses brûlantes fiançailles, d’Artagnan n’oubliait pas qu’il était ici, de par le Roi, en mission stratégique. Louis XIV, entre autres choses concernant la politique, avait chargé le capitaine-lieutenant d’étudier l’emplacement éventuel de solides batteries de canons de côte. On savait que le littoral, entre Marseille et Toulon, devait être mieux protégé. Le roi le voulait à l’abri d’un coup de main espagnol, vénitien ou barbaresque. La guerre civile terminée, l’argent des impôts rentrant, on aviserait immédiatement. Aussi, de temps en temps, notre héros tirait-il un papier de sa poche pour tracer un croquis, évaluer une cote d’altitude et prendre quelques notes. On ne pouvait compter que sur son travail, le Gouverneur de la Provence étant la créature et le parent par alliance de Condé. C’est ainsi que se conciliaient, un moment, l’Amour et le Devoir, comme si le Destin pitoyable s’était permis d’accorder une trêve miraculeuse à ceux sur lesquels il allait bientôt s’acharner! La Vie Scandaleuse De Linières. Nous en sommes désolés, mais il le faut absolument. Le récit des erreurs, des fautes et des péchés de Linières importe au plus haut point. Évidemment, ce triste videur de bouteilles est répréhensible. Il oublie sa naissance qui, sans être illustre, est tout de même de qualité. Un gentilhomme peut célébrer immodérément le culte de Bacchus et ne point déchoir tout à fait. Il peut sacrifier à Vénus ici ou là, ne précisons pas, avec celle-ci ou celle-là, sans se déshonorer. La grâce et la beauté, d’ailleurs, sont répandues, les yeux fermés, entre toutes les filles d’Ève, par une Providence débonnaire et impartiale. Telle fille de valet d’écurie a plus de charmes que l’enfant d’un prince du sang. C’est dire qu’il n’y a point déshonneur à soupirer pour une jeune beauté, sans s’occuper de sa généalogie. Linières, nous l’accordons, en imitateur zélé, suivit trop l’exemple de ce François Villon, qui fut bon poète, mais fort «mauvais garçon». En effet, il vécut souvent des subsides arrachés à des «folles de leur corps» et faillit, à diverses reprises, connaître, à Montfaucon, les éblouissements d’une situation très élevée... À la décharge du pochard, nous dirons aussi qu’il a sous les yeux un déplorable exemple bien vivant, celui du sieur de Vauselle, exploitant les petits talents de la demoiselle Minou, et néanmoins reçu dans les appartements de Son Éminence... Ceci posé, afin de ménager votre susceptibilité, ami lecteur, et de vous prouver notre respectueuse ferveur, charmante lectrice, sans plus tergiverser, entamons cette délicate narration. Si, jusqu’à l’inhumation de son ami Savinien, Linières, désespéré, ne but que de l’eau claire en signe de deuil, par contre, sitôt qu’il eut quitté le saint enclos, il courut au cabaret et, d’une voix tonnante, où roulaient encore des pleurs, il commanda: -Quatre chopines de vieux bourgogne! C’est qu’il était urgent de s’envigorer. Quatre jours à l’eau de Seine, si dangereuse, risquaient fort d’envoyer l’endeuillé ad patres. Grosse imprudence, surtout en une période où le chagrin vous mine, vous dévore, vous affaiblit. Ah! Libéra nos Domine! Il était temps! Des larmes de regret mouillèrent cependant le premier piot humé par notre Linières. -Libation, fit-il, dédiée au souvenir impérissable du cher Savinien qui ne s’avinera plus! Eau sacrée, eau du coeur, je te bois en gage de mon affliction! À la troisième chopine, une femme vint tenir compagnie au buveur solitaire. Elle prit place auprès de lui et lui plaqua un baiser sur la bouche en le cajolant par des noms de bêtes et de légumes. C’était une grande brune, encore jeune. Elle avait dû être fort belle. Une vie de bamboches incessantes et de beuveries excessives, coupées par des périodes de jeûne cruel, la flétrit avant l’âge, en dépit d’un maquillage savant. Elle exhalait un violent parfum de musc. Ses vêtements, de qualité précieuse et de bonne coupe, péchaient cependant contre la bienséance et le bon goût. Ils révélaient une ribaude. De fait, la Marion vivait du commerce réprouvé, mais toléré, de ses charmes. Linières ne pouvait l’ignorer puisque le hasard lui avait fait visiter sa mansarde, située juste au-dessus de la chambre occupée par Vauselle et sa comédienne, en la maison de la rue des Lavandières- Sainte-Opportune. Cette fois, les amabilités de la Marion ne parvinrent pas à faire sourire l’affligé. -Mon petit lapin, demanda-t-elle, est-ce la mort de ton ami, ce M. de Cyrano, qui te navre à ce point? -Hé oui! riposta Linières. Cela et autre chose. Alors, montrant les quatre bouteilles, il expliqua: -Ceci, Marion, te représente l’emploi de mon dernier écu! Maintenant, rasibus! Plus un traître sol en ma profonde! Le mieux, je crois, serait de m’aller pendre! -Es-tu devenu fol? s’inquiéta la fille. -Que faire, dis-le-moi? À quoi suis-je bon, sinon à humer le piot et à cajoler les femmes? Mon épée? Autrefois, c’eût été une ressource... Ma plume?... Ce cuistre de Chapelain a épuisé son fiel... Quel désastre! «Avec Cyrano, j’ai tout perdu, ma pauvre poulette. Je vivais surtout des libéralités de cet excellent et généreux gentilhomme... Un déjeuner par-ci, un souper par-là... De fréquents appels faits à son escarcelle... Des emprunts à sa garde-robe... Quel coeur d’or! Où en trouverais-je un semblable? Il n’existe pas, Marionnette! Savinien de Cyrano était mon ami et mon père, mon bon ange et mon banquier, mon garde-manger et mon fripier... C’était l’homme-protée, que dis-je? Il se montrait pour moi l’image vivante de la Sainte Providence, à laquelle, d’ailleurs, je ne crois pas. Et c’est fini! Maintenant qu’il sommeille sous quatre planches de vieux chêne, je vais devenir la proie de la faim, de la soif et de la nudité... tous les démons de l’enfer et de la terre vont se réunir pour m’accabler, si je ne prends la fuite en grande hâte. La fuite, Marion, la fuite suave dans le Néant! «Aussi bien, mon cher Cyrano m’y attend! À ces mots noirs, une tristesse se répandit sur le visage défleuri de la Marion: -Je ne veux pas de cette fuite, mon chou! Je te défends de quitter si tôt la Marion. Elle t’aime! Elle t’adore! Elle te mignote tant et tant, mon petit à moi, que si tu y consens... La trogne enluminée du soiffard se releva: -Si je consens à quoi... -Eh bien! déclara la ribaude, en secouant la tête, me suis-je fait comprendre? Je remplacerai, près de toi, cet excellent M. de Savinien! -Tu serais ma lanterne? s’étonna Linières. La suite du dialogue importe peu. Linières, le rouge au front d’abord, avec une admirable sérénité ensuite, accepta de vivre à la remorque de la Marion... Bientôt, le pli fut pris... L’intrépide vide-bouteilles s’enfonça béatement dans la honte. Il but et mangea, but surtout, à l’aide des écus récoltés au hasard des rencontres. Dame Vénus secourait l’impénitent Silène. Retiré en la mansarde de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune, l’ami du loyal Cyrano chassait de lui tout souci et mettait même de l’argent de côté! Donc, depuis quelques semaines, Linières, en vergogneux personnage, se prélassait, heureux d’avoir son pain cuit, son vin tiré. Il engraissait scandaleusement et enrichissait son nez de couleurs chaque jour plus éclatantes. Il engraissait, parce qu’il ne mettait guère le nez dehors. Craignit-il qu’un sergent ou quelque sbire de M. le lieutenant de Police ne lût sa honte sur son visage et ne l’appréhendât? Certes, le biberon ne tenait guère à tâter, en cet automne fort humide, la paille des cachots du Châtelet. Pourtant, comme sa conscience lui faisait, en somme, des reproches extrêmement timides, il ne se sentait pas troublé à l’idée de battre le pavé de la ville... Seul, le goût de la politique le retenait terré en son logis. Goût, ma foi, resté au fond du coeur du protégé de l’indulgent Savinien! On n’a pas, en compagnie d’un gaillard comme Cyrano, joué des tours pendables à un Richelieu terriblement dur et fort, fait de gros ennuis et taillé des croupières à un fourbe de l’espèce de Mazarin, sans qu’il en reste un ardent amour des complications et un intense désir de fourrer son nez en de secrètes intrigues. Sous le fallacieux prétexte d’une attaque de goutte, le poète bachique s’excusait de ne pas sortir en compagnie de Marion. Du reste, il valait mieux qu’elle opérât en particulier, ceci dans l’intérêt commun... Quant à lui, sitôt la fille en campagne -quelle abjection, quand on y songe, pour François Payot, chevalier de Linières, une des bêtes noires de Boileau, qu’on surnommait l’Athée de Senlis -, quant à lui, disons-nous, il occupait uniquement ses loisirs forcés à humecter son gosier, à griffonner des satires très dures contre le sieur Despréaux, à fumer des pipes de Hollande, et surtout à écouter ce qui se passait au-dessous de lui, chez le sieur de Vauselle. Son espionnage auriculaire était facilité grandement par suite de la mutilation de l’olibrius. En effet, depuis qu’il avait été essorillé de façon si magistrale par Le Norcy, il exigeait qu’on lui parlât très fort. Ainsi, même la tête troublée par les fumées du vin de Suresnes, de Montmartre ou de Champagne, le biberon ne perdait guère une syllabe de ce qui se disait chez l’assassin de Cyrano. C’était souvent insipide, surtout au début, quand Vauselle, en proie à une fièvre de cheval, se désolait tout le jour d’avoir perdu les deux anses qui -selon lui -ornementaient si bien son visage. C’était assez souvent joyeux, quand la demoiselle Minou, revenue de ses missions mazarinesques, consolait son cher Jean de la manière qu’on imagine. Ce fut, un jour, littéralement grave et passionnant! Les deux complices ne se gênaient guère. L’étage situé au- dessous d’eux, ils le savaient, se trouvait vide, loué qu’il était à un conseiller du Roi, pour l’heure à l’agonie en son castel périgourdin. Les deux ou trois logements des combles étaient en peine de locataires, à cause de ces temps troublés. Quant à la mansarde où se dissimulait Linières, ils la croyaient occupée seulement par la Marion, qui «trimait», toute la nuit, autour des Innocents et passait le jour à savourer un repos bien gagné. Le soiffard, au début, avait entendu, à ce sujet, leur conversation. Et sa réclusion venait de là. Inutile, puisqu’il ne se trouvait pas dépisté, d’aller se montrer à ces gens-là, de leur mettre la puce à l’oreille! Ce que surprit Linières, ce fut un dialogue entre la comédienne et l’escogriffe. Celle-ci édifiait un plan atroce: -Cyrano, mort et enterré, disait-elle, nous avons nos coudées franches. Tu sais, Jean, la haine recuite que je voue à Françoise? Oui! Eh bien, j’en refais le serment devant toi, cette fille tombera dans le piège que je creuserai sous ses pas. On a bien raison de dire que la vengeance est un plat qui se mange froid! Je prendrai tout le temps nécessaire... J’ignore encore comment je procéderai, mais je sais bien, par contre, comment se terminera ceci! Et comme Vauselle, émoustillé à l’idée des supplices qu’on pourrait infliger à la cousine de Cyrano, à la fiancée de d’Artagnan, demandait des précisions, la méchante et vicieuse créature répondit: -Je m’emparerai de mon ennemie et je la livrerai, de nuit, à une matrone, la mère Perrigault, qui tient maison chaude devant les Halles. Là, on peut crier, se débattre, hurler, le guet se garde bien d’intervenir... La Perrigault lui graisse la patte! Quand Françoise se mourra de honte, après plusieurs nuits passées en ce lieu fréquenté par bateliers, débardeurs et rouliers, je l’étranglerai, mon Jean, je l’étranglerai de ces deux mains que tu vois là! Cette confidence épouvanta le vide-flacons. Le soir même, il envoyait Marion rue de Grenelle-Saint-Germain porter une lettre chez Françoise Robin. Mais là, tout était clos, bouclé. Marion apprit d’un fruitier, voisin de l’hôtel, que Mme la baronne de Neuvilette et Mlle sa soeur étaient parties depuis la veille. Elles vivraient dorénavant chez elles, aux environs de Bergerac. -Ah! soupira Linières en apprenant cela, on peut dire qu’elles ont eu bon nez! Et il se récompensa lui-même d’un rouge-bord, comme si cet heureux départ venait de son pouvoir discrétionnaire! Il ne cessa point cependant de prêter l’oreille aux ébats et aux causeries du couple pseudo-fraternel. Il apprit ainsi que Minou venait d’offrir une perruque fort belle et fort coûteuse à son Jean chéri, et que, là-dessous, elle le trouvait beau comme les amours. Il sut aussi que, bientôt, l’escogriffe pourrait sortir, reprendre, auprès du cardinal et en compagnie de La Maule, son métier de mouchard et d’agent propre à tout. Il surprit bien d’autres secrets: d’abord, le départ du comte d’Artagnan pour une destination inconnue et dans un but mystérieux; puis, certains cauchemars qui hantaient les nuits de Mazarin à la suite de l’assassinat réitéré du bretteur: la poutre sur la tête et le poison acheté à l’apothicaire... Enfin que, pour la première fois, en sa carrière pourtant trouble et mouvementée, l’Italien avait ordonné de mettre à mort un de ses ennemis. Or, accablé de remords, il ne pouvait pas s’en consoler. D’ailleurs, des scènes extrêmement violentes éclataient, depuis quelque temps, entre le Roi et le ministre. -J’ai l’impression que le règne tout-puissant de notre illustre maître touche à sa fin, en déduisait la narratrice. Louis XIV semble ne le plus pouvoir supporter. Il lui jette publiquement, en plein visage, des choses fort dures. Il pressent, dirait-on, que M. le Cardinal ne fut pas étranger à l’accident de ce satané Bergerac! Elle ajoutait, songeuse: -Mon miaou, je crois le moment venu de chercher, pour nous, un autre protecteur... Les rats de la disgrâce semblent déjà grignoter la soutane de soie rouge de Son Éminence... Je les entends d’ici... Plaire au Roi ne me paraît point facile... et risque même, après l’aventure de Cyrano, d’être dangereux. Si j’essayais du côté de M. le Prince? Qu’en penses-tu, trésor? Le trésor, en l’espèce le piteux Vauselle, répondit après un long silence: -J’en pense... Heu... heu... N’oublie pas, Minou, que tu fus seule à livrer au cardinal le prince Henri, le Masque de Fer... Il est vrai qu’on ignore cela, chez les pailleux... Le plus habile, à mon sens, ça serait de miser sur les deux tableaux... Je continuerais à servir Monseigneur; toi, tu ferais utiliser tes talents par le prince de Condé... -Il m’a fait fouetter! -Farceuse! Moins douloureusement que moi! Le lendemain, Linières, aux écoutes, surprit un va-et-vient. Le couple s’apprêtait à décamper. Ils furent absents quelques jours. On pense si le dévoyé mit à profit cette trêve pour aller baguenauder dans Paris et faire des stations prolongées dans chacun de ses chers bouchons! Il alla même une fois saluer -car l’Athée de Senlis ne priait jamais -la tombe de Cyrano. Cette triste et pieuse visite le mit dans un tel état de mélancolie que Marion elle-même, pourtant habituée professionnellement aux pochards, en fut scandalisée et honteuse! Il dut garder le lit deux jours. Un peu remis, il allait se lever, quand il entendit un remue-ménage chez l’escogriffe. La comédienne venait de réintégrer le logis, dirons-nous conjugal? Au soir, Vauselle y fit à son tour son entrée, et ce fut un amoureux sabbat... Dans la nuit, enfin apaisés, les deux complices se rendirent mutuellement compte de leurs actions, car ils venaient, en ces quelques jours, de travailler séparément. Vauselle déclara: -Tu avais vu juste. Minou. Son Éminence est disgraciée. Le Roi l’a sacrifiée aux Parisiens. Ceux-ci réclament à cor et à cri le retour de Mme Anne, de Louis XIV, du duc d’Anjou et de toute la cour, mais «sans le Mazarin». Hier soir, notre bon maître est parti tristement pour Cologne. Il prétend manquer d’argent et ne pas pouvoir nous emmener, La Maule et moi... Me voilà sans emploi maintenant! Que vais-je devenir? -Ne t’attriste pas pour si peu, répondit la comédienne. Je suis, dorénavant, dans les bonnes grâces de M. le prince, et plus encore que tu ne peux le croire... Sais-tu ce que je lui proposai, pas plus tard qu’hier, portes closes? Ah! c’est un coup de génie! Eh bien, ceci: «-Monseigneur, ai-je dit, je sais, par mon bien-aimé frère Jean Lhermitte, sieur de Vauselle, que vous maltraitâtes si fort, un certain jour, entre Le Havre et Caen... mais passons! Je sais, dis-je, que le prince Henri est caché, sous un masque de fer, par ordre du roi, son frère, au fond d’une chambre de sûreté... «-Où cela? rugit le prince. Mille, dix mille écus même, à qui pourra me le dire! «-Je vous prends au mot, Monseigneur! Le prince Henri est détenu en la Bastille marseillaise, au château d’If! «-Palsambleu! Au château d’If! Et cet imbécile d’Alais, gouverneur de Provence, ne me le fit pas savoir! Peut-être l’ignore-t-il lui-même, le sot, le bélître, l’âne rouge qu’il est! Je vais lui en écrire de ma propre main! «J’eus grand’peur, mon Minet Mimi! Une colère épouvantable saisit M. le prince. Il brisa une table d’un coup de poing et envoya une chaise au milieu d’une magnifique glace de Venise. Enfin, il parut se calmer. Il s’arrêta de jurer. Ses yeux cessèrent de lancer des éclairs et il me cria: «-C’est dit, mignonne! je te ferai compter tantôt la somme promise... Continue?... la suite? «-La suite? hasardai-je avec une feinte timidité, il me semble, à moi, faible femme ignorante, que Votre Altesse pourrait gagner d’un coup la partie... abattre un as... Il suffirait de s’emparer de la personne du roi Louis XIV et de l’envoyer au château d’If remplacer son frère, le Masque de Fer!... «Ah! mon Jean, tu n’imagines pas l’effet que produisirent ces paroles! -Je vois ça d’ici, au contraire, déclara l’escogriffe. Tu n’as pas exagéré. Minou bénie, en me parlant d’un coup de génie. C’en est un... Ah! milledious, comme dirait notre défunt ami Cyrano, je crois qu’après cela nous pourrons nous retirer tous les deux, en quelque castel de Touraine, loin des coups d’épée et des cravates de chanvre! Approche-toi, et donne ta languette sucrée, petite coquine! Un bruit de friture fit connaître à Linières comment Vauselle récompensait sa complice, puis la voix de celle-ci s’éleva de nouveau: -Chut! Bas les pattes! Soyons sérieux... Je continue. Donc, M. le Prince accueillit mon idée par une série de jurons, s’empourpra, devint blanc comme neige, et enfin me prit les mains, les épaules, la taille: «Chère mignonne, dit-il, Giulio Mazarini lui-même n’a pas l’esprit aussi bien fait et aussi délié que le vôtre! Ah! vraiment, seule une fille d’Ève aurait pu trouver cela! Quelle subtilité! Quelle fine politique! Vous venez, ma belle, de changer d’un coup l’avenir de la France et celui de la Maison de Bourbon! Henri, sur le trône, Henri, régnant sous le nom de Louis XIV! Admirable perspective! Plus d’Italien au pouvoir! Le véritable ministre, ça sera moi! «J’abrège, mon amour! Bref, le prince m’a fait remettre, en seigneur vraiment grand qu’il est, les dix mille écus promis! -Dix mille? s’étrangla Vauselle. Une fortune! Nous voilà riches désormais, ma folle minette! -Peuh! répondit la comédienne, tout juste le commencement d’une fortune, cela! Mais laisse-moi poursuivre... Le prince veut te voir, et le plus tôt possible. Il compte employer l’homme ingénieux et discret dont je lui fis l’éloge... -Tout beau! coupa l’autre que la possession de dix mille écus semblait avoir soudain rendu fort circonspect sur les offres touchant à sa dignité. Puis-je ainsi me mettre, corps et âme, au service d’un homme qui... -Grande bête, fais-moi donc confiance! Je me suis permis de rafraîchir le souvenir princier. Je lui ai objecté qu’un gentilhomme tel que toi ne pourrait pas oublier si vite les coups de fouet reçus. «Je les retire, a déclaré M. le Prince, vous lui direz que je les retire! -Mais il en porte les marques! -Je les efface! -Monseigneur, un si bon gentilhomme, et qui descend de Pierre l’Ermite, le prédicateur de la première croisade! Cela est d’importance! -Dites donc à cet aimable seigneur, mademoiselle, que je lui pardonne les coups de fouet qu’il reçut... Je les lui pardonne, à raison de cent écus la touche!» Alors, Vauselle, sidéré, ébloui, affirma: -Il y en eut vingt, pour le moins!... Linières, à la suite de ces confidences surprises, ne put fermer l’oeil de la nuit. Le lendemain, il fut debout dès l’aube, avec une forte migraine que put calmer la prise en charge d’une bouteille de petit vin blanc. Il vit partir en carrosse de louage ses singuliers et bavards voisins et pensa: «Le hasard bienveillant aux disciples du fils de Jupiter et de Sémélé vient de mettre en tes mains, seigneur François Payot, mon plus vieux et mon plus cher ami, une affaire d’importance! Décidément, tout ce qui touche, de près ou de loin, à Cyrano, semble destiné à ignorer le repos! Impossible de boire gaiement à l’ombre des tonnelles! Toujours en mouvement, l’épée au côté, pour sauver une reine, un prince ou le roi! Ah! si encore je n’avais pas de coeur! mais j’en ai! Levant gravement sa main droite vers le plafond enfumé de la chambre, il proféra cet engagement, avec un accent qui l’émut lui- même: -Savinien, c’est en ton souvenir que ton pauvre ami François Payot, chevalier de Linières, va se jeter à corps perdu dans cette effroyable aventure! Il fera ce que tu aurais fait, certainement, si tu avais vécu jusqu’à ce jour. Il déchirera, de son épée, la trame détestable ourdie autour du roi! Ayant bouclé son ceinturon et s’étant assuré que son épée jouait bien dans le fourreau, il saisit deux pistolets armés qu’il dissimula sous sa veste de cuir et, sous une pile de livres, que respectait la profonde ignorance de sa ribaude, il rafla des pièces d’or et d’argent cachées là. -Pauvre Marion! fit-il en écrasant une larme. Dire que je ne puis même pas lui écrire un mot pour la rassurer! Elle bavarde comme une pie borgne! Demain, tous les cabarets de Paris seraient au courant de mes projets! Je la retrouverai! Je saurai lui expliquer ma conduite, me faire pardonner cette façon incivile de disparaître. Et comme je reviendrai riche, je lui rendrai au décuple l’argent qu’elle gagna pour moi! Le coeur raffermi par ces résolutions sages et honorables, l’indélicat hospitalisé s’en fut d’un pied léger. En route, il se félicitait. Devant le Palais-Royal seulement lui apparut la difficulté de sa tâche. Le roi n’habitait plus Paris. Où se trouvait-il? On disait qu’il suivait l’armée du maréchal de Turenne, dans le Beauvaisis ou le Soissonnais. Et, d’ailleurs, comment arriver jusqu’au souverain? Hélas! il ne se faisait pas de grandes illusions sur son peu d’aptitudes à représenter un noble rejeton des Linières. Avec sa bedaine, ses courtes jambes, ses mains déformées par la goutte et surtout sa face d’alcoolique, il n’inspirait guère la sympathie. Or, ces disgrâces se trouvaient aggravées du mépris qu’il vouait à la tenue, à la toilette. Sans être tout à fait digne d’être pris pour un truand ou un spadassin de bas étage, il était de ceux à qui le guet ou les sergents de prévôté font le mauvais oeil. Jamais les officiers de la Maison du Roi ne le laisseraient approcher. Et si, par miracle, il parvenait à parler à Louis XIV, quel cas ferait ce monarque d’un gnome ventru empestant le vin et le tabac? Quelle créance accorderait-il aux paroles de cette personnification remarquable de l’ivrogne, lui qui méprisait les buveurs et défendait qu’on fumât autour de lui. -Ah! songea le désolé alcoolique, il me faudrait un répondant, un introducteur. Seul, hélas! je ne peux rien! Entrons ici, continua-t-il en se dirigeant vers un minable tourne-bride; mieux que la nuit, le jus de la treille porte conseil! De fait, à son troisième gobelet de mousseux d’Anjou, l’ami de Cyrano voyait se dessiner en sa cervelle un plan d’action. Puisque la tâche lui semblait si ardue, il tenterait de retrouver d’Artagnan. Avec ce rude jouteur toujours lucide, tout irait à ravir. Mais où chercher le capitaine-lieutenant? Maintenant surtout que sa fiancée ne se trouvait plus à Paris. Enfin, la vertu du vin opérant, un éclair illumina soudain l’esprit du poète en ébriété. -Eurêka! Un homme à Paris peut me renseigner. Oui, j’ai bonne mémoire. Le soir où l’on mit en terre notre infortuné Savinien, messire Boismaillé, le vieil alchimiste de la rue du Charnier, entra en grande conversation avec d’Artagnan... Il fut même admis à l’honneur de monter dans le carrosse de Mme la baronne de Neuvilette... Lui seul pourra me tirer d’embarras, car il est lumineux que d’Artagnan reporte sur ce vénérable savant une part de l’affection qu’il vouait à Cyrano. On aime toujours ceux qui chérissaient les défunts regrettés! Donc, sans surseoir, allons trouver notre Méphistophélès en son antre! Sur ce, Linières fit rubis sur l’ongle, écorna l’un des écus soustraits à la Marion et gagna les Innocents. Situé sur l’emplacement du square actuel, qui porte le même nom, et où s’élève depuis 1550 la fontaine exquise édifiée par Pierre Lescot et délicatement sculptée par Jean Goujon, le cimetière adossé à l’église dédiée aux Saints-Innocents était alors quelque chose d’extraordinairement macabre. Il servait de lieu de repos définitif à presque toute la population du centre de Paris. Agrandi déjà en 1218, sous le règne de Philippe-Auguste, il devint vite trop étroit, si étroit qu’on se décida à l’entourer d’arcades, afin d’y adjoindre ce qu’on appelait un «charnier». Quand la place faisait défaut, on éventrait les tombes et on jetait les cadavres réduits à l’état squelettique dans la galerie couverte qui courait sous les arcades. Pour modifier un peu le spectacle offert aux familles, des inscriptions et des peintures, dont la fameuse Danse macabre, couvraient les murs intérieurs. On pouvait, à la lecture ou à la vue, se convaincre des vérités éternelles ou se souvenir que la mort est égale pour tous. Des marchands tenaient là boutiques ouvertes, vendant des objets de piété, des fleurs, des couronnes, de la friture, des châtaignes ou des oublies...5 Linières le traversa sans vergogne, pour éviter de faire un détour, et atteignit enfin le laboratoire où se confinait l’alchimiste. Celui-ci, d’une sobriété de trappiste, ne portait guère en son coeur le biberon athée. Il l’accueillit donc avec froideur, mais fort poliment tout de même, car la vue seul de ce pochard suffisait à lui évoquer la silhouette pittoresque du bretteur. Pourtant, la conversation fut difficile... En effet, le matin même, l’explosion soudaine d’un alambic avait fait éclater les tympans du vieillard. Il s’imagina que le visiteur, mû par une curiosité de bel esprit et d’homme de lettres, venait l’interroger sur la science d’Hermès. Aussi commença-t-il de l’instruire: -Monsieur, la soumission de la matière à ma volonté n’est pas pour moi une fin, mais bel et bien un moyen, un commencement. Je ne la tyrannise pas! Je ne cherche pas à lui faire faire des accouplements de cauchemar. Je préside à des unions, après avoir seulement constaté des affinités électives... J’organise, en somme, des mariages d’amour... -J’en suis fort aise, repartit Linières, car l’Amour, messire, avec le vin, demeure... -Vous allez comprendre... Ne m’interrompez pas, surtout... Et dites-vous bien que la matière a une âme. Elle vit, monsieur, elle sent, elle se transforme. Rien ne meurt, tout se modifie! Chaque corps retourne à son principe! Les éléments ne sont pas inertes. Ils luttent, progressent, se défendent! Ils aiment aussi à garder leur secret. Que suis-je, sinon un de ceux qui écoutent les confidences des choses? C’est en les écoutant, ces confidences précieuses, que je suis parvenu à produire enfin l’or, le métal parfait! -Hélas! songea le visiteur. À sa folie coutumière, je vois bien qu’il tient à adjoindre une surdité de pot étrusque! -Donc, j’ai chauffé dans l’athanase un mélange composé d’orpiment natif... Mais l’obligé de la Marion n’écoutait plus le mage. Ayant extrait de sa profonde une écritoire de poche et du papier, il écrivait fébrilement. Quand il eut fini, il mit le poulet sous le nez du vieillard. -Ah! fit celui-ci après avoir lu, c’est bien différent! Vous pouviez me le dire tout de suite, au lieu de me laisser vous faire un véritable cours de science hermétique... Alors, vous êtes en possession d’un grave secret politique, et vous désirez le communiquer à M. le comte d’Artagnan? Hem! Hem! je ne sais si je dois... À parler franc, cardiaque par suite de débauche et d’excès, vous ne m’inspirez pas une invincible confiance, monsieur de Linières. Le pochard se prit à gesticuler, à hurler et dut enfin revenir à son écritoire. Cette fois, Boismaillé s’avoua vaincu. On venait d’invoquer le nom de Cyrano. On prétendait que le Gascon, s’il eût vécu, se serait employé de tout son coeur à cette noble tâche pour laquelle il fallait absolument voir d’Artagnan. L’alchimiste savait, et pour cause, que Cyrano vivait. Il ne pouvait donc hésiter et risquer, plus tard, d’encourir les reproches du bretteur-poète. Aussi, sans rien révéler de son secret, Boismaillé dit-il au visiteur: -Celui que vous cherchez a été envoyé en mission pour Sa Majesté le Roi en Provence. Sa fiancée et sa cousine sont parties le rejoindre à Marseille, voici déjà deux ou trois semaines... Je ne sais rien de plus. Cela suffisait! Le soir même, riche des écus de la Marion, Linières achetait un excellent cheval, se préparait un portemanteau et s’élançait sur la route de Fontainebleau. Les Saintes-Maries-De-La-Mer. Exactement selon ses prévisions, en suivant les étapes du régiment dont il était l’aumônier, Aramis, toujours accompagné du placide Bazin, rejoignit d’Artagnan et Cyrano à Marseille. Ceux-ci l’amenèrent tout de suite en cette «cassine» chère à leur coeur. Là, en compagnie du commandeur Paul, Roxane les retint tous à un déjeuner préparé par la débordante Titine. Ah! ce repas, où florissait, à côté de l’Amour le plus ardent, l’Amitié la plus noble et la plus tendre, comme il devait, par la suite, demeurer en leur souvenir! C’était, en effet, un de ces rares instants de grâce que le Destin leur accordait avant de les jeter brutalement dans de nouvelles et tragiques aventures... Mais ne devançons pas le Temps. Bornons-nous, en annaliste fidèle, à montrer nos héros tels qu’ils sont à certaines heures de cette existence, qui change de couleur et d’aspect comme le mobile ciel de nos climats, un jour ensoleillée, le lendemain mouillée de pluie, sombre, morne et traversée soudain de terrifiants éclairs. Comme l’usage l’exige quand de vieux compagnons d’armes se retrouvent, on évoqua le passé, le temps où quatre mousquetaires, Athos, d’Artagnan, Aramis et Porthos, luttaient pour sauver l’honneur de la reine. On revint aussi à ces jours de luttes où d’Artagnan et Cyrano, le premier servant toujours cette reine, le second fanatiquement dévoué à son fils, le chevalier Mystère, l’enfant de l’amoureuse nuit d’Amiens, se heurtèrent l’un à l’autre sans se haïr, car ils s’estimaient, et faillirent s’égorger, en Écosse, sur un étroit sentier qui surplombait un gouffre. -Et, disait d’Artagnan rêveur, notre réconciliation nous vit aller la main dans la main, quand une fourberie de Mazarin tendit un piège à la Reine, qui voulait revoir et serrer sur son coeur le fils chéri de Buckingham. Là, grâce à frère Bazin, grâce aussi à ton subtil amour de la casuistique, Aramis, nous arrachâmes George, vicomte de Villiers, aux prisons du Mont-Saint-Michel... -En libérant aussi, acheva l’abbé d’Herblay, ce mystérieux prisonnier, ce jeune homme au masque de fer. Car George ne voulut point l’abandonner. Et cela compliqua fort, mes gaillards, les affaires de l’État... En somme, si le prince de Condé se révolta contre l’autorité royale et prit les armes contre son cousin Louis XIV, c’est indirectement votre faute. Ne grognez point. J’ai dit indirectement. -Eh, sandious! s’emporta Cyrano, savions-nous, l’abbé, qu’en nous emparant du Mont-Saint-Michel nous allions libérer en ce masque de fer un frère jumeau de Louis XIV, le prince Henri, né un quart d’heure après lui? Savions-nous que, sur l’ordre de Richelieu, il avait été enlevé par le Père Joseph et par son frère, le baron du Tremblay, alors gouverneur de la Bastille? -Puisque j’ai dit indirectement! Quoi qu’il en soit, mon cher Cyrano, vous êtes, me semble-t-il, l’ennemi mortel des prisons d’État... De la Bastille, où vous vous introduisez, vous faites évader George de Villiers; pour l’en tirer, vous brûlez à Paris la vieille prison de For-l’Évêque et enfin, dans un but semblable, vous ne craignez point de vous attaquer au Mont-Saint-Michel... Alors, montrant par la fenêtre grande ouverte l’îlot sur lequel se dresse le château d’If, il ajouta, railleusement amical: -Si vous n’avez pas eu la tentation d’assaillir cette diablesse de forteresse-là, permettez-moi de m’en étonner. -Quien sabe? fit Cyrano, songeur. Qui vous dit, Aramis, qu’elle n’aura pas son tour? En effet, comme d’Artagnan, je me sens créé et mis au monde pour protéger et secourir; pour confondre les traîtres et faire triompher les innocents et les persécutés! -Si je vous ai chéri, c’est beaucoup pour cela, intervint Roxane en souriant. Vous êtes tout pétri, Savinien, de générosité et de bravoure. -Soit, accorda le bretteur; pourtant, j’envierai toujours d’Artagnan d’être adoré non seulement pour ses qualités de coeur et d’esprit, mais aussi pour sa prestance... Tenez, voici ma cousine Françoise qui rougit telle une pivoine! -C’est pour protester au nom de mon sexe, répliqua la jeune fille, contre une supposition peu aimable à l’égard des femmes. Nous ne faisons pas les yeux doux qu’à la beauté masculine... La reine de France elle-même avoue avoir un faible pour le duc de Beaufort. Pourtant, le roi des Halles, s’il est fort brave, n’a de beau que le début de son nom. -N’a-t-elle pas épousé le bellâtre Mazarin? -Autre motif! Elle voit en lui un maître en politique étrangère! Quant à moi, j’eusse aimé mon Charles, même laid, même défiguré par un coup d’épée ou de pistolet. Cyrano se contenta de hocher la tête sans répondre. Son bonheur actuel, combien tardif, ne lui faisait pas oublier l’amour voué naguère par Roxane au joli Christian de Neuvilette. Sur un mot de la jeune veuve, impatiente de devenir Mme de Cyrano-Bergerac, on en revint, en savourant du vin de Tavel, aux préparatifs du double mariage. Aramis, de qui tout dépendait, puisqu’il devait procéder à la bénédiction nuptiale, fut gentiment sommé de s’expliquer. Il ne se fit d’ailleurs pas prier pour annoncer: -La cérémonie nuptiale aura lieu lundi prochain. Elle se déroulera non loin d’ici, en l’église des Saintes-Maries-de-la- Mer. Elle est célèbre, cette église, dans les fastes légendaires de la Provence... «Mesdames, oyez ceci: «Marie Jacobé, soeur de la Sainte Vierge, Marie Salomé, mère des apôtres Jean et Jacques le Majeur, leur servante Sarah la Noire, Lazare le Ressuscité, Marie-Magdeleine la pécheresse, Trophime, Marcel, Sidoine, Saturnin, Cléon, Joseph d’Arimatie et Maximin, en ce temps-là, erraient sur la mer... Ils fuyaient l’ingrate Judée... Ils commençaient à désespérer de revoir la terre ferme, et ils sentaient cruellement les tortures de la soif et de la faim quand, soudain, le grand soleil d’ici, sortant d’un tunnel de nuages, dora le sol de Camargue... «Tandis que chacun s’éjouissait en son coeur, Marthe, blanche statue érigée à la proue de la barque à la dérive, s’écria, fort déçue: «-Hélas! ceci n’est qu’un désert! «En effet, on n’apercevait que mornes plaines de sable où grelottaient, sous le mistral, le terrible vent du Rhône, des graminées, des salicornes, des joncs et des tamaris. Sarah la Noire, torturée par les affres terribles de la soif, gémissait lamentablement: «Maître, j’ai soif! Ah! J’ai si soif!...» Trophime lui répondit: «Oubliez-vous, Sarah, que le Seigneur a dit: Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif, car cette eau sera une fontaine jaillissante.» Alors, Sarah rougit d’avoir montré son peu de foi... et elle parvint cependant à retenir ses gémissements... Sur ces entrefaites, la barque sainte s’étant échouée, les disciples, aidés de leurs compagnes, se mirent à la recherche d’une nourriture et d’une boisson... Hélas! partout miroitait l’onde amère, partout étincelait du sel mêlé au sable, et partout le désolant paysage ne montrait que de pauvres plantes têtues qui subsistaient là chichement! «Cependant, la nuit venue, les disciples crurent voir, au loin, s’allumer de grands feux. Ils décidèrent d’aller en reconnaissance vers ces flammes, qui étaient peut-être le signe du salut. Ils laissèrent donc les femmes sommeiller dans la barque. Sarah veillait. Pour tromper la soif qui la tourmentait, de plus en plus impérieuse, elle mâchait des feuilles de salicorne... De temps en temps, une de ses compagnes se réveillait et l’implorait: «À boire, Sarah!», puis retombait dans un lourd sommeil. Alors, la bonne Sarah, à bout de souffrance, implora la pitié du Divin Maître: «Ô Seigneur, donnez-nous cette eau jaillissante dont parlait Trophime!» «Tout aussitôt, la lune, en se levant, fit luire, aux yeux de Sarah, une nappe d’eau qui semblait naître entre les racines torses d’un mimosa... Elle courut à l’arbuste, s’agenouilla et recueillit, dans le creux de sa main noire, un peu de cette eau merveilleuse: «Hosannah! Hosannah! cria-t-elle. Le Seigneur a entendu les plaintes de ses servantes, et il a exaucé leurs prières. L’eau jaillit de cette terre aride!» «Alors, toutes, louant le nom de Jésus, coururent à la source et burent à longs traits. Toutes, sauf Sarah. En signe de mortification et de contrition, elle se contenta d’humecter ses lèvres desséchées d’un peu de cette eau limpide et glacée. «-Pourquoi ne bois-tu pas? lui demanda Marie Jacobé. Et Sarah de répondre, extasiée et désaltérée: Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif. -C’est en souvenir de ce miracle, continua Cyrano, qu’on célèbre, en cette église des Saintes-Maries, une fête singulière, le 24 mai, et aussi le samedi et le dimanche qui suivent le 22 octobre. Alors, affluent les bohémiens, dont sainte Sarah est la patronne. C’est devant son autel que, tous les quatre ou cinq ans, ils élisent leur roi et leur reine. On descend, au cours de ces fêtes, qui attirent une affluence formidable, les châsses contenant les reliques des Saintes-Maries, qui, en temps ordinaire, sont déposées dans la chapelle supérieure ménagée dans le clocher. Or, dès que la châsse a touché terre, éclatent les miracles. -Quels miracles? demanda Roxane. Aramis expliqua, onctueux: -Les Saintes sont renommées pour guérir les maux d’yeux et surtout les morsures des animaux féroces ou venimeux. -Dommage! ricana Cyrano, que nous en ayons fini avec les Vauselle, les La Maule, les Minou et leur illustre maître Mazarini! -Ne raillez pas, mécréant, sursauta Françoise. Je me sens déjà une grande confiance dans les Saintes-Maries, et je suis certaine qu’elles n’abandonneront jamais ceux qui se seront mariés dans leur église. D’ailleurs, je veux l’espérer, le crédit de M. d’Herblay nous obtiendra la faveur de la descente des châsses. Pour toute réponse, Aramis eut un mystérieux sourire qui, naturellement, provoqua la curiosité de Françoise. Elle n’eut de cesse avant que de l’avoir contraint de parler, car, à ce jeu, l’abbé-gentilhomme n’était pas de force, et là où un trappiste ou un chartreux eût résisté, il se sentait vaincu par avance. Comment dire un non tout sec à une aussi jolie personne? Il expliqua donc: -Les reliques des Saintes-Maries, mademoiselle, seront descendues le jour de votre mariage. En me chargeant de toutes les formalités, je crus bien faire d’obtenir que cette ineffable cérémonie eût lieu le jour même où le village des Saintes-Maries- de-la-Mer est envahi par la foule des tabors, gipsies, gitanos, tziganes ou bohémiens... Les seigneurs provençaux fuient cette cérémonie barbare et quasi païenne de ces Rome et les bourgeois imitent cette conduite. «C’est vous dire que, malgré l’affluence, vous serez mariés, mes chers amis, comme en plein désert. Personne ne vous reconnaîtra. Vous pourrez donc jouir ensuite de toute la tranquillité désirable. C’est la grâce que je vous souhaite, car il y a un temps pour tout... Adieu les intrigues et les coups d’épée, voici pour vous l’heure d’entendre chanter le rossignol enivrant de l’Amour...» La Camargue, où se dresse le bourg des Saintes-Maries, était, en ce temps-là, à peu près telle qu’on la voit aujourd’hui. C’est une île située dans le delta du Rhône. On peut y creuser tant qu’on voudra, on n’y rencontrera pas une pierre. Rien que du sable, sans cesse apporté par le fleuve, rien que des pâturages, des marais, de nostalgiques étangs, notamment celui de Vaccarès, qui est immense. C’est la terre de prédilection des oiseaux de passage. Le flamant, le délicieux flamant aux pattes de corail, y pullule, ainsi que l’intelligent et industrieux castor. Les pâturages nourrissent d’immenses troupeaux de boeufs et de chevaux qui vivent presque à l’état sauvage, sous la surveillance de guardians rudes et fiers. Ces animaux sont marqués au fer rouge, afin qu’on puisse savoir à qui ils appartiennent. Chaque année, depuis des siècles, dans les arènes de Nîmes, se pratiquent les ferrades, fêtes rappelant un peu les corridas espagnoles, au cours desquelles sont marqués les bestiaux. Les boeufs et les chevaux de Camargue appartiennent, disent les naturalistes, à des races asiatiques. Ils sont très petits, mais extrêmement vigoureux. Aramis, admirable distributeur des documents les plus variés - n’était-il pas un grand liseur devant l’Éternel? -achevait de donner ces explications à ses amis dans le carrosse qui les amenait aux Saintes-Maries. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit à faire ce petit voyage, sur de mauvaises routes, et l’aube en naissant, là-bas, du côté des Alpilles, leur révélait cette Camargue dont ils se sentaient curieux: n’allait-elle pas, dans quelques heures, être pour eux la terre du bonheur? Pour l’instant, ils ne voyaient qu’entre des reflets de mares roses ou bleu tendre de larges étendues de sable d’or. Çà et là, s’étendaient des prés constellés de fleurs mauves. Le ciel, enchanté par la renaissance de la lumière, prodiguait ses couleurs les plus délicates du lilas à la pourpre, du rose «nymphe émue» au «jaune espagnol malade» -comme le faisait remarquer Cyrano. Enfin, le bourg apparut et le carrosse s’arrêta devant une auberge où le sage Aramis avait fait retenir deux chambres: une à l’intention de Roxane et de sa soeur, l’autre pour d’Artagnan et Cyrano. Chacun devait réparer là les méfaits qu’une nuit de voyage venait d’infliger aux beaux vêtements endossés à l’occasion du mariage. Comme le mousquetaire, après avoir salué les dames, allait s’éloigner, Cyrano le retint par la manche de son pourpoint: -Eh! mille... pardon je suis en état de grâce, puisque je me suis confessé hier soir! mille bombes! voulais-je dire, vous n’allez pas nous quitter ainsi? Il fait déjà chaud, pocapé... pocapédudiable! or, nous avons sur la langue et dans le gosier tout le sable des routes phocéennes! Donc, il sied d’étancher! Aramis sourit avec indulgence: -Vider un flacon n’est point péché, mon cher Savinien, pourvu, toutefois, qu’on le fasse dans la seule intention d’apaiser les besoins de l’organisme. Si vous buvez pour le plaisir de boire, attention! Vous commettez l’un des sept péchés capitaux: la gourmandise! En ce cas, il vous faudra, avant de vous rendre au pied de l’autel, faire une confession supplémentaire! Il ajouta avec un nouveau sourire: -Je suis tout prêt à vous entendre... Pour juger, m’autorisez- vous à vous regarder boire? Cyrano haussa les épaules: -Il offre de nous regarder boire! Un ami de d’Artagnan, un ancien mousquetaire! Vous allez partager avec nous la burette de l’amitié! Il doit y avoir ici, je vais m’en assurer, quelques bouteilles d’un jus à qui vous ne pourrez pas crier: «Vade retro, satanas!» Attendu qu’il est cru de pieuse origine: le Châteauneuf- des-Papes. Oserez-vous le récuser, Aramis? D’Artagnan éclata de rire et, frappant sur l’épaule du Gascon: -Oublies-tu, fit-il, que tu parles au saint abbé qui doit nous marier? Il lui faudra dire la messe, et, pour ce faire, être à jeun! -C’est vrai! où avais-je la tête? fit piteusement Cyrano. Dès lors, sans plus oser réclamer à boire, il suivit le mousquetaire en leur chambre, tandis qu’Aramis, après avoir donné à l’hôte des instructions précises pour le déjeuner, se rendait à la sacristie de l’église. Les Barbaresques. Pendant que nos amis procèdent à leur toilette nuptiale, le jour, totalement levé, anime étrangement le village, tout à l’heure engourdi et désert. Les pèlerins, les nomades, comme jaillis de la nuit, commencent à grouiller. Gitanos venus des Espagnes, tziganes d’Autriche, zigeaner d’Allemagne, gipsies d’Angleterre, les voici, tous les fils errants des tribus au coeur indomptable, tous les amoureux de la liberté, tous les fanatiques de l’espace. À pied, à cheval, grimpés sur des ânes, des mulets, des onagres ou des zèbres, ils soulèvent des nuages d’une poussière blanche comme de la farine. Leurs femmes, leurs mères ou leurs filles sont entassées dans des voitures misérables ou se mêlent aux piétons. La plupart de ces bohémiens ont pour vêtements de vieilles culottes ramassées Dieu seul sait où, des pourpoints dont un mendiant ne voudrait pas, tout cela retenu ou ajusté par des ficelles. Les femmes sont presque nues. Leur peau bronzée semble s’étaler sans nulle honte, comme si le mot pudeur n’avait pas cours dans leur vocabulaire. Toutes ont le nez busqué, les cheveux d’un noir presque bleu, les dents superbement blanches. Elles éclatent de rire, elles crient en allaitant leurs enfants ou en poussant devant elles des chèvres et des béliers. Celles que l’âge n’accable point sont de merveilleuses beautés dont les yeux étincelants, les formes magnifiques provoqueraient des duels et des crimes si elles vivaient, non pas sur les grandes routes, mais à la Cour de France. Par contre, les vieilles sont effroyables à regarder, tant elles évoquent les sorcières du sabbat. La vieillesse n’abîme point ainsi leurs compagnons. Ils gardent, sous les cheveux blancs, un grand air de dignité très douce. Demain se tiendra le «Grand Coesre», dans la sainte crypte de Sarah l’Égyptienne, pendant lequel seront désignés le Roi et la Reine, gardiens des lois, des coutumes, des moeurs et suprêmes initiés aux rites secrets. Le Roi seul, pendant cinq années, aura le privilège de porter, suspendu à son col, le long fouet à manche de cuivre, insigne de sa puissance absolue. Cette nuit même, campés autour de grands feux, les chefs et les Anciens de chaque Rom tiendront de longues palabres, afin de préparer la solennelle élection. Le présent jour est simplement celui du rendez-vous où, de tous les coins de l’Europe, sont attendues les tribus qui parlent ce romani, auquel ils doivent leur nom de romanichels. On se contentera de se reconnaître, de fraterniser, de prier sainte Sarah et, en grand secret, car c’est là un des rites mystérieux de la race, dans la sombre crypte construite par le roi René, d’adorer le taurobole, vieil autel païen de Mithra sur lequel l’Antiquité célébrait le culte de Cybèle en immolant un taureau. Aux approches de l’heure où l’on va célébrer la première messe au maître-autel, l’église s’illumine et commence à s’emplir. Une forêt de cierges qu’allument les bohémiens, avec plus de superstition que de piété, commence à brasiller. Et la clarté de ces saints flambeaux, mêlée à celle du soleil qui traverse les verrières colorées, jette des lueurs étranges, toutes féeries de l’arc-en-ciel, sur le grouillement du peuple errant. À chaque instant, par toutes les portes entrent des personnages de Ghetto ou de Cour des Miracles. Chacun d’eux, selon la tradition, psalmodie on ne sait quelle mélopée bizarre, obsédante, où revient le nom de la sainte: -Sarahaha!!! Sarahahsarah!!! Des relents d’humanité malpropre, de suint, de graisse, de musc s’allient à l’odeur des cierges de cire ou de chandelle. Une vapeur traversée de nuages bleutés d’encens et de benjoin monte de cette cohue barbare et sordide. Et quand le cortège nuptial pénètre, comme convenu, par la porte de la sacristie, la presse est si grande qu’il y est noyé. Il se trouve réduit, ce cortège, à sa plus simple expression. Roxane marche la première, au bras de d’Artagnan; viennent ensuite Françoise, à celui de Cyrano, puis, derrière, outre le Commandeur Paul, trois officiers du régiment d’Aramis, qui ont bien voulu servir de témoins aux mariés. L’abbé d’Herblay, sous ses ornements sacrés, ferme la marche, accompagné de Bazin, placide et béat comme à son ordinaire. Roxane porte un costume de cour, satin et velours bleu pâle, et tout scintillant de bijoux; quant à sa soeur, elle est vêtue de façon semblable, mais tout en blanc, et plus adorable que jamais sous le voile candide et les lys des épousées. D’Artagnan flamboie, sous la casaque écarlate des mousquetaires du Roi, croisé d’argent, soutaché d’or, chausses bleues, bottes fauves et large feutre gris empanaché de plumes; enfin, écharpe de soie blanche frangée d’argent. Quant à Cyrano, il est habillé selon sa coutume, mais de vêtements flambant neufs. Si l’on ne peut dire qu’il est beau, à la façon des marquis enrubannés ou des muguets cosmétiqués et fleurant l’eau d’ange, du moins, on peut l’affirmer, son allure révèle le héros qu’il est. D’ailleurs, il plaît à Roxane, elle aime et cela seul compte. Les officiers sont vêtus comme le Gascon, avec chacun des habits de couleurs différentes, car, à cette époque, la seule Maison du Roi portait un uniforme. Les autres troupes se reconnaissaient seulement à la couleur du panache, de l’écharpe, des aiguillettes, ou à telle distinction que chaque colonel entendait imposer à son régiment. Évidemment, la petite troupe nuptiale fut assez effarée quand elle surgit soudain devant la cohue bohémienne tout enivrée déjà de ses cris gutturaux: «Saraha! Sarahaha!» Rapide et connaisseur en l’espèce, frère Bazin ouvrit devant elle la barrière du choeur, et chacun prit place sur des chaises disposées entre l’autel et la Sainte Table. Celle-ci séparait donc la noce de la tourbe des romanichels. C’était une utile précaution, car déjà on entendait des protestations et des clameurs aiguës de femmes et d’enfants bousculés. Au moment précis où Aramis monte à l’autel, un carillon de fête anime et fait vibrer la vieille église des Saintes, vole sur la Camargue désertique et sur l’immense mer bleue. La nef embaume maintenant, car l’encens mêle son âme orientale à l’arôme des fleurs provençales répandues à profusion. Aramis officie en ornements blancs, prêt à murmurer des prières qui sont un chant d’adoration amoureuse: «Levez-vous, ma bien-aimée, mon unique beauté, et venez, vous qui êtes ma colombe...» Ah! comme elles fleurissent avec art et joie, sur les lèvres de l’ancien mousquetaire, les ardentes paroles toutes gonflées de poésie hébraïque: «Celui qui aime son épouse s’aime lui-même, car nul ne hait jamais sa propre chair... Votre femme sera dans votre maison comme une vigne fertile. Vos enfants seront autour de votre table comme de jeunes plants d’oliviers...» C’est qu’en son coeur il accueille une triple satisfaction: célébrer une messe de mariage, et la célébrer à la fois pour d’Artagnan et pour Cyrano. Cependant, preuve que l’abbé d’Herblay ne parviendra jamais à tuer en lui le mousquetaire Aramis, il ne peut se défendre d’un peu de malice quand, selon le rite, il se détourne de l’autel pour engager les assistants à prier avec lui avec plus de ferveur. Oui, en voyant d’Artagnan grave et superbe à côté de Françoise Robin, le défunt Aramis se souvient de Mme Bonacieux... Cyrano, lui, est plus grave, car plus ému. Il lui semble être revenu pour quelques heures à la candeur joyeuse de son enfance, à une pureté de sentiments émouvante et douce. Il croit, comme dans le naïf cantique, que les «anges du ciel le portent sur leurs ailes» pour le rendre plus digne d’être adoré de sa cousine et d’assurer le soin de son bonheur terrestre. Une messe basse, une bénédiction rapide, voilà tout le programme. En faut-il davantage pour obtenir la permission d’être heureux devant le ciel, sous le regard de Dieu? Tout à l’heure, à la sacristie, le curé-doyen des Saintes-Maries couchera tout ce qu’il faut, par écrit, sur les registres paroissiaux, afin que l’union, valable devant Dieu, le soit aussi selon la loi du royaume... Ite missa est! Le prêtre expédie lestement le dernier Évangile, enlève la dernière prière instituée par le roi Louis XIII en remerciement à la Vierge qui lui donna Louis XIV, et s’avance, afin de bénir les époux... Les coeurs battent plus vite. Roxane et sa soeur penchent leur front adorable devenu soudain tout rose. Effroyablement émus, avouons-le, chavirant de bonheur, d’Artagnan et Cyrano veulent donner le change. Ils relèvent fièrement la tête, ils bombent le torse sous leur pourpoint battant neuf. Et comme leurs mains vaillantes, habituées au maniement des armes, leurs mains qui ont donné la mort ou l’ont empêché d’accourir, semblent débiles maintenant, comme elles tremblent, ces mains héroïques, en allant chercher au fond d’une poche un mince petit cercle d’or, l’alliance! la chaîne familiale! -Qui des deux vais-je marier le premier? se demande Aramis en descendant d’un pas imposant les degrés de l’autel. Bah! commençons par mon ami le plus ancien en date, par d’Artagnan. L’autre est plus jeune, il ne perdra rien pour avoir un peu attendu... Sous le cierge gauchement brandi par Bazin, il s’avance vers le couple formé par Françoise et le Béarnais. -Ego vos in matrimonium conjugo... Les voici unis devant Dieu. Aramis fait deux pas à droite, pour se placer en face de Roxane et de Cyrano. Il lève la main doucement, il ouvre la bouche... Mais brusquement, comme dans un affreux cauchemar, tout change en un clin d’oeil. L’Enfer vociférant et sulfureux semble avoir envahi l’église-forteresse. Une clameur d’épouvante emplit la nef et s’y répercute sinistrement. En vingt langues, chacun crie sa terreur sans nom. Quoi? Qu’est-ce? Un raz-de-marée, l’incendie? Un accident? Une rixe entre tribus ennemies? Aramis reste la main en l’air... Les mariés et leur suite se retournent, inquiets, surpris, anxieux. Ils ont beau écarquiller les yeux, ils ne voient rien, rien que des têtes brunes, dorées, crépues, agitées par une houle- panique dont nul ne peut deviner la cause. Soudain, l’abbé d’Herblay, remonté à l’autel, dont la surélévation lui permet de dominer l’assemblée, fait un lent signe de croix, pâlit et murmure: -Seigneur! Les Barbaresques! À peine a-t-il achevé de prononcer ces paroles que la foule se rue, comme elle fait toujours, en bête aveugle, sans savoir ce qu’elle espère. Elle brise la frêle barrière de la Sainte Table qui la sépare du choeur; elle y reflue en repoussant les mariés et leurs amis jusqu’à l’autel. Elle les y presse, s’y colle avec eux, s’y étouffe et les paralyse. Il est impossible aux hommes de tirer leur épée; tout ce qu’ils peuvent faire, et avec quels efforts, c’est d’empêcher Françoise et Roxane d’être écrasées... Des cris inhumains montent, montent toujours... Appels suppliants, menaces, jurons, hoquets d’agonie. Le tout dominé par des hurlements féroces accompagnés de ce cri: -Allah! Il Allah li Allah! Là-bas, on voit flotter des burnous blancs, bleus ou bruns, des chéchias, des pans de caftans verts, jaunes ou rouges, et zigzaguer de brefs éclairs. Les Barbaresques s’ouvrent, à coups de cimeterre, un chemin sanglant... Des fouets claquent, de terribles fouets à balles de plomb... Les clameurs redoublent. Par les portes de l’église, on voit les Turquins emporter des femmes qui se débattent, hurlent, des femmes dont les vêtements sont en lambeaux. -Malheur à nous! souffle le commandeur Paul à l’oreille de Cyrano. Ces maudits païens ont profité des fêtes bohémiennes pour opérer une descente en force afin de se procurer ici de jeunes esclaves. -Et impossible de tirer l’estoc, rugit le bretteur. À nous six, la lame au poing, nous aurions pu... Il n’a pas le loisir d’en dire plus long... Suffoqué, écrasé par la ruée des nomades affolés, il est saisi d’une syncope... il chancelle... ... Quand il ouvre ses yeux, il croit sortir d’un cauchemar... La vaste nef est vide. Elle paraît immense... Ici et là, partout, des corps étendus qui baignent dans des flaques de sang... certains corps sont décapités, leur tête a roulé plus loin... D’autres ont dû crouler dans le puits central qui servait à approvisionner d’eau les défenseurs en temps de siège. D’un violent effort, le Gascon, affaissé, parvient à se mettre debout: -Roxane... Françoise... mes chers compagnons! Où sont-ils, mon Dieu! Ah! quelle horrible épreuve! Mal remis encore de son évanouissement, il fait quelques pas et trébuche... Il vient de se heurter à un cadavre. -Sandious! un des officiers du régiment d’Aramis... et un autre... morts... tous deux morts... Voyons! suis-je bien éveillé? Tout cela est tellement horrible, inhumain! Ma tête chavire! Roxane, Roxane, ma bien-aimée? Et toi, Françoise, et d’Artagnan, mon ami, mon frère, où êtes-vous? Titubant, il sort de l’église, aveuglé par le blanc soleil de Provence. Le village est désert, portes et persiennes closes, comme si la peste venait de le ravager... Hélas! pires que l’horrible mal sont, pour les populations côtières, les pirates d’Algérie, du Maroc et de la Tunisie... Des cadavres en témoignent! Ils gisent dans l’unique rue, jalonnant le chemin de la plage... Des hommes, des vieilles femmes sont là, mutilés... Une jeune femme est étalée, le ventre ouvert, les seins tranchés, le nez coupé; ses yeux noirs de gitane regardent fixement le ciel couleur de pervenche... À grands pas, le bretteur se hâte, l’épée à la main. Il lui semble qu’il peut encore arriver à temps pour fondre sur les maugrabins et leur arracher sa fiancée, sa cousine et son ami... Ah! s’il les atteint, ces maudits, quel carnage il en fera, mordious! Au tournant de la rue, il se heurte à un groupe qui revient de la mer, tristement, et il reconnaît, malgré leurs vêtements déchirés, souillés de poussière et de sang, l’abbé d’Herblay, le commandeur Paul, un de ses témoins et frère Bazin, dont la soutanelle ruisselle d’un liquide pourpre. -Eh bien? demande-t-il, la gorge serrée. -Hélas! répond le commandeur en lui étreignant les mains, nous avons fait l’impossible, mon pauvre ami! Mais cette vague pouilleuse, terrorisée... Vous l’avez constaté vous-même... Quand nous fûmes enfin libres de nos mouvements, tout était consommé... Mme d’Artagnan, Mme de Neuvilette... Hélas! -Sont prisonnières? acheva Cyrano d’une voix étranglée... Et Charles? Aramis, toujours calme, expliqua: -Son épouse s’était tellement accrochée à lui que les infidèles, ne pouvant les séparer, les ont emmenés ainsi... Notre ami est le seul homme qu’ils emportèrent... Ils venaient se ravitailler ici en esclaves féminines... Quelle catastrophe! Quel deuil! acheva-t-il en prenant Cyrano dans ses bras. Cependant, le commandeur Paul disait: -Sitôt libérés par une fuite éperdue des bohémiens, nous nous sommes élancés l’épée haute... Mais ces Turquins étaient légion, et ils savent fort bien manier les armes. Si nous en avons tué quelques-uns, leur nombre nous empêcha toujours d’approcher, comme nous le voulions, ceux qui emportaient le capitaine d’Artagnan et ces infortunées jeunes femmes... De loin, contenus par une véritable haie de cimeterres, nous les avons vus, la rage au coeur, jetés dans des felouques, déjà chargées à couler bas de femmes bohémiennes... Ils ont naturellement choisi les plus belles... Ah! les bandits nous paieront cela! -Je ne vois pas comment! fit Aramis. Songeriez-vous, monsieur le commandeur, à les aller assaillir en Barbarie6? Les ports y sont nombreux... Comment savoir le nom de celui vers lequel se dirigent les felouques de ces coquins? -Je suis marin, monsieur l’abbé, et je sais voir. Une galère attendait cette escadre légère, une fort belle galère, qui a dû être volée à Sa Majesté Catholique, si j’en crois son gréement et les particularités de ses superstructures... À la drisse de pavillon, flottait l’étendard mi-partie vert et noir, portant en abîme un croissant d’or. Ceci m’indique que la flotte de nos gens appartient au dey d’Alger... Et se tournant vers le Gascon, qu’anéantissait un amer chagrin, il déclara: -Évidemment, monsieur, ce sera un dur morceau à avaler qu’Alger... Soyez-en bien convaincu pourtant, là seulement, sous l’obédience du dey, seront vendus, au marché des esclaves, le comte et les captives. Il faut frapper là si nous voulons agir. -Agir, comment agir? objecta d’Herblay. Nous n’avons aucune escadre pour ce faire, monsieur le commandeur. Hélas! je ne veux pas achever, mon pauvre Cyrano, mais... -Est-ce à un prêtre, fit sévèrement le glorieux marin, qu’il faut rappeler que nous sommes dans la main du Seigneur et que Notre-Dame de la Garde est, près de son Fils, pleine de crédit? Monsieur de Bergerac, allons l’invoquer sans surseoir. Nous lui demanderons de nous venir en aide! À Marseille, vite! «Car une espérance, faible étoile, commence à luire en mon coeur. En effet, comme vous le savez, je devais, ce soir même, mettre à la voile. J’ai rendez-vous, la nuit prochaine, au large des Baléares, avec une escadre de l’Ordre de Malte, renforcée de quelques frégates, corvettes, galères, et des galiotes à bombes envoyées par Sa Sainteté et la Sérénissime République. «Sans connaître encore le but réel de cette expédition punitive, je me doute qu’elle entend dire deux mots sévères à MM. les Turquins... «J’apprendrai à l’amiral ce qui vient de se passer; surprise intolérable à deux pas d’un port comme Marseille. J’ai l’espoir que mon rapport, joint à votre émouvante présence, monsieur de Bergerac, décidera mon chef à cingler vers la capitale du dey. Là, si nous avons des troupes en nombre suffisant, je conseillerai le bombardement d’Alger pour soutenir un débarquement effectué d’une manière foudroyante... Je ne puis rien promettre... Tout dépend, non de moi, mais de Notre-Dame! Je vous le répète, en route au plus vite! Allons nous jeter à ses pieds. Du Danger De Se Tromper De Chambre. Nous avons laissé le bon Linières sur la route de Fontainebleau, décidé à brûler les étapes, quitte à crever son cheval, afin d’aller retrouver d’Artagnan à Marseille. Il se trouve lesté d’argent mignon, le soleil brille, un soleil d’automne encore chaud, avec discrétion. Autour du citadin, la campagne a vêtu des robes de pourpre et d’or bruni. Ah! que la vie peut être belle! Ou plutôt, qu’elle serait belle si l’ami gai, brave et généreux, le jureur de pocapédédious ne dormait là-bas, dans l’enclos de Saint-Germain-des-Prés. Quoi qu’il en soit, malgré la sincérité de ses regrets, le cavalier ne semble pas porter le diable en terre. Le vin concède à ses fervents admirateurs un certain optimisme. -Au fait, se congratule Linières, en faisant ce que je fais, en continuant la lutte contre les sbires du cardinal, passés maintenant au service de M. le Prince, en luttant pour l’honneur et pour le Roi, je continue la vie de Cyrano. J’ose même dire que je la prolonge... et je ne crains pas non plus de prétendre qu’ainsi mon ami n’est pas mort tout entier! Je le prouve! En effet, Cyrano persiste à vivre, du moment où j’agis, étant mû par son âme si l’on y tient absolument, exactement comme il agirait s’il était encore en cette vallée de larmes! Mon bras sera son bras. Il tirera, en son nom, l’épée suspendue à mon côté... Mon poignet sera son poignet, et la botte irrésistible qui atteindra mes futurs adversaires sera la sienne, c’est-à-dire celle qu’il voulut bien m’enseigner! Tout le long du chemin, de la porte Saint-Antoine à Fontainebleau, le poète, arraché par l’action virile à sa vie scandaleuse et à ses libations déplorables, occupa sa pensée, enfin redevenue celle d’un gentilhomme, et approuva sans restriction ses projets. En la ville chère à François Ier, presque en face du magnifique château qu’édifièrent et ornèrent les plus grands artistes de la Renaissance, Linières aperçut une auberge d’honnête apparence. Une clef d’or lui servait d’enseigne. Il y fit un repas excellent, s’humecta d’une manière raisonnable -pour lui, du moins, car tout autre que ce saturé d’alcool en eût été malade -et s’endormit d’un lourd sommeil réparateur, en recommandant bien qu’on l’éveillât dès potron-minet. À l’aube, il sortit des bras de Morphée, bâilla, s’étira, se leva. Quand la rougeaude servante vint heurter à sa porte, il l’ouvrit lui-même et fit voir à la maritorne le spectacle d’un cavalier matineux, déjà rasé, habillé et équipé. -Çà, dit-il, qu’on fasse seller mon cheval et qu’on me prépare une soupe réconfortante, la vraie soupe à la Linières, quoi! -Mon gentilhomme, objecta la fille avec un visible effarement, je ne connais point cette sorte de soupe-là, moi! Et je ne sais point si la patronne elle-même, dont la cuisine est pourtant réputée par tout le pays, saura de quel potage vous venez de parler. -Ma chère enfant, repartit le voyageur, je vais vous tirer d’embarras, ainsi que votre excellente patronne. Rien de plus simple que de confectionner la soupe à la Linières... J’en suis l’inventeur... Je lui ai donné mon nom. Car vous avez devant vous, ma mie, François Payot, chevalier de Linières, natif de Senlis, poète pour célébrer vos charmes, et galant amoureux pour leur rendre certains hommages moins éthérés. Tandis que la rougeaude devenait lie-de-vin et se reculait de trois pas afin d’abriter son vertugadin que ne guignait nullement Linières, celui-ci poursuivit: -Venons-en à ma soupe... Vous versez dans un saladier un litre de vin blanc très frais -c’est l’essentiel -, vous cassez dans ce vin blanc quatre oeufs pondus le matin même... un peu de sucre ne nuira pas... vous battez cinq minutes et vous servez, sans faire chauffer, surtout! -Ah! c’est tout ça, ronchonna la fille. En voilà d’une histoire! Feu mon père avait inventé cela ben avant vous, pour sûr. Il en prenait, de votre soupe, quand il se trouvait enrhumé! On va vous la servir, pardi! Comme elle s’éloignait railleuse, le voyageur songea: -Cette jeune souillon aux grâces trop plantureuses n’est point si bête que son apparence. Elle connaît ma recette. Elle la tient de feu son père. On sent qu’on approche de cette délectable province de Bourgogne, riche en nectar généreux. On n’ignore rien de ce qui touche au jus de la vigne. Tant mieux! On pourra m’y comprendre à demi-mot, car le vin délie non seulement l’intelligence des belles filles, mais aussi leur ceinture! Très satisfait de sa réflexion, Linières descendit dans la salle commune. Il s’y vit seul, ce qui peut être déplorable quand on aime à bavarder en mangeant, mais excellent si, comme notre imbibé, on ne tient pas expressément à se heurter à des visages malencontreux. Car le chevalier de la Treille, comme jadis le surnommait Cyrano, n’était pas sans inquiétudes. Il se savait connu des sbires de l’Italien. Vauselle et La Maule surtout ne devaient point avoir perdu le souvenir de sa joyeuse trogne enluminée. -Tout me porte à croire que si M. le Prince emploie les laissés-pour-compte de Giulio en cette affaire du Masque de Fer, il ne se borne pas à faire d’eux ses gentilshommes ordinaires, ni de Mlle Minou sa lectrice favorite ou la comédienne de sa chambre. Il doit les utiliser sur les grandes routes, pour l’exécution de ses ordres fâcheux. L’assassin de Cyrano et sa coquine de soeur entre autres doivent être chargés, si je raisonne bien -or, je ne pourrais manquer de lucidité, n’étant pas encore ivre! -, de faire la liaison entre lui et le comte d’Alais, gouverneur de Provence. Ils appartiennent, en somme, à ce menu fretin qui se peut aisément désavouer si les choses se gâtent. Ce sont des officieux dans le sens exact du mot: des gens de l’office! «Il s’agit donc d’ouvrir l’oeil... Oh! je ne saurais redouter l’olibrius s’il m’offre un combat singulier, mais la magnificence bien connue de Condé a dû le doter d’une escorte... Certes! je me contrefiche, je l’ai maintes fois prouvé aux côtés de Cyrano, d’avoir sur les bras plusieurs adversaires. En ceci, cependant, une chose importe: rester libre et valide, afin d’avertir d’Artagnan. «C’est pourquoi, Linières, mon excellent petit Linières, aucune imprudence! En fait, tu représentes, en ce bas monde, l’âme de Cyrano de Bergerac! Redoute tout ce qui pourrait te retarder, diminuer tes forces ou obscurcir ta compréhension si lumineuse et si subtile. Plus d’excès de mangeailles d’ici Marseille, plus de beuveries subversives, plus de bitures, mon pauvre camarade, et même plus de jupons!» Les raisonnements et les résolutions du «chevalier de la Treille» étaient de même qualité, c’est-à-dire de premier ordre, excellents. S’il avait eu l’énergie de fuir les excès de bibition et de ne plus courtiser les servantes d’auberge, il eût sans doute évité bien des malheurs. À quoi bon espérer l’impossible? Prouvons seulement qu’il voyait juste en escomptant le sieur de Vauselle et sa «soeur» occupés, comme lui, à courir les routes. En effet, le lendemain de ce jour, et à la même heure, où Linières absorbait avec délices le contenu du saladier commandé à la rougeaude, notre Vauselle et sa donzelle quittaient Paris en chaise de poste. Ils rayonnaient de joie tous les deux. Ah! le prince de Condé s’entendait à bien faire les choses. Habitué à l’avarice de Mazarin, l’escogriffe n’en revenait pas et bénissait son saint patron. Quand il s’agissait de tenir ses promesses, de s’acquitter en espèces sonnantes et trébuchantes, Son Éminence hésitait, liardait et semblait s’arracher le coeur! Le prince, lui, semait l’or à pleines mains, encore que, malgré sa grande fortune, il eût pu, à côté du cardinal, faire figure de gentilhomme pauvre. Condé, pour un rien, vous jetait une bourse au visage, surtout s’il venait d’avoir le pied vif ou la main leste. Mais un homme tel que Vauselle offre volontiers son postérieur aux bottes des grands de ce monde s’il sait pertinemment qu’ensuite il lui suffira de faire demi-tour pour recevoir des excuses palpables, c’est-à-dire une escarcelle pleine d’écus d’or. Minou, elle -bien qu’elle crût utile de réserver ses impressions -, n’avait aussi qu’à se louer du vainqueur de Rocroi. Il savait parler aux femmes... Il savait encore mieux leur donner de la joie. Donc, le «frère» et la «soeur», pour des motifs différents, se déclaraient enchantés du nouveau maître, pour lors traître à son souverain légitime, hélas! et prêt à faire encore bien pis! Car c’est sur son ordre que notre couple courait en poste sur la route suivie par Linières, tous trois allant au même but. Les poursuivants devaient s’adjoindre, à Dijon, le renfort du sieur de La Maule. Celui-ci avait accompagné le cardinal un bout de chemin, afin de bien se persuader qu’il n’avait plus rien à espérer du grigou. Le tendre coeur de Minou s’était entremis pour que La Maule, l’inséparable de son Jean, fût de l’affaire. Cette affaire était délicate, comme on le verra; pourtant, Vauselle, avec sa suffisance coutumière, déclarait s’en charger allègrement. La comédienne se préoccupait surtout de la disparition de Françoise Robin et de son fiancé. Elle pensait, en femme: -Pour s’éclipser ainsi en même temps, il leur a fallu s’entendre. L’amour, d’ailleurs, les oblige à ne point se séparer, du moins de leur plein gré, donc ils doivent se trouver ensemble! Des renseignements pris par elle ou pour elle lui permettaient de savoir que la baronne de Neuvilette et sa soeur devaient être, à l’heure actuelle, «dans le Midi». Or, La Maule savait par des officiers de la Maison du Roi que d’Artagnan avait été chargé, croyait-on, d’une mission «dans le Midi». Rêveuse, Minou se demandait si ce «Midi» ça n’était pas Marseille, le vrai «Midi», la capitale du «Midi», la reine des villes où l’on fleure l’ail comme baume, l’ail pilé et cuisiné à l’huile. -Je me demande parfois, dit-elle à l’essorillé, si nous n’allons pas, à Marseille, nous trouver nez à nez avec d’Artagnan... Qu’en penses-tu? Richement vêtu, lesté d’or, le crâne sous une perruque digne d’un marquis, le sieur de Vauselle, malgré que sa demi-surdité le gênât fort, vivait, depuis sa dernière entrevue avec Condé, comme dans un conte bleu et se laissait bercer béatement par les chants aimables de l’optimisme. Il avait de l’argent chez un banquier de Paris, il voyageait confortablement avec sa chère «soeur», il mangeait dans les meilleures auberges et buvait des vins de prélat... Que venait-on lui parler d’adversaires, d’ennuis, de traverses? Les femmes sont folles, avec leurs imaginations ridicules et leurs craintes perpétuelles! Il ne répondit donc à Minou que par des baisers et de tendres agaceries. Pourtant, la comédienne gardait en elle une inquiétude bizarre. Elle croyait, comme beaucoup de ses pareilles, aux pressentiments et surtout à ce «je ne sais quoi» qui lui soufflait: «Tout ceci n’ira pas sans luttes et sans péripéties... Le comte d’Artagnan va nous tailler des croupières...» Or, si elle aimait Vauselle et si elle le croyait extrêmement intelligent (en quoi elle s’abusait), elle savait qu’il n’était pas de taille à affronter le vaillant mousquetaire, surtout l’épée à la main. C’est pourquoi, en toutes les auberges ou hôtelleries dans lesquelles ils se réconfortaient, reposaient ou devaient changer de chevaux, elle interrogeait la valetaille en décrivant d’Artagnan: -Dites-moi, mon ami (elle s’adressait d’abord aux hommes, en les assassinant d’oeillades flatteuses), n’est-il point passé, ces jours-ci... À Melun, elle se crut sur la piste du fiancé de Françoise. Un valet d’écurie lui signala le passage, datant, ma foi, de plusieurs semaines, d’un cavalier de fière mine répondant assez au signalement donné. Une chambrière en fournit confirmation. L’hôte et sa femme ne se souvenaient de rien. En tout cas, le gentilhomme en question ne voyageait point seul. On se rappelait avoir servi avec lui un bourgeois, vieux comme le réputé «Mathieu-salé», un officier nommé comme qui dirait M. de Persil, un bedonnant réjoui et un cocasse gentilhomme au long nez... Nos lecteurs, plus perspicaces que Minou, ont tout de suite reconnu l’alchimiste Boismaillé, le chevalier Le Norcy, Saint- Amant et Cyrano. Il faut ajouter, à la décharge de la comédienne, que le «cocasse» gentilhomme au long nez suffit à la dérouter. Elle avait assisté voilée, en l’église Saint-Germain-des-Prés, à l’office funèbre et à l’inhumation du bretteur, afin de satisfaire une partie de la haine vouée par elle aux deux cousins, et, nullement superstitieuse, du moins en ce qui touchait l’Au-delà, elle ne croyait pas aux résurrections. Ma foi, plusieurs gentilshommes, en France, ont le nez assez long et assez gros! Du reste, d’Artagnan, toujours sage, avait décidé, dès Melun, en se séparant des trois compagnons, de ne pas gagner Marseille par la route classique: Dijon, Lyon et la vallée du Rhône. Il craignait trop les rencontres de relais, carrefours, à cette époque, de toute la vie du royaume, et il se persuadait aussi que son ami, le nouveau Lazare, connu de presque toute la noblesse, possédait un de ces visages qu’on n’oublie guère. Malgré les jurons et les grognements du bretteur, il avait pris le chemin des écoliers, passant par Gien, Nevers, Saint- Étienne et Nîmes. Encore fuyait-il les agglomérations importantes et contournait-il les villes susnommées. Précaution excellente, puisqu’à partir de Melun les sourires alléchants, les oeillades incendiaires et les écus de la comédienne furent prodigués sans résultats. Elle finit par se convaincre que ses craintes ne se trouvaient pas justifiées. Le Midi où pouvait opérer d’Artagnan n’était pas la Provence. Par malheur, les incurables défauts de Linières travaillaient déjà en faveur de l’assassin de Cyrano et de la mortelle ennemie de Françoise! Ce soir-là, entre Dijon et Nuits-Saint-Georges, le couple, devenu trio, car, comme convenu, La Maule venait de le rejoindre, arriva fort tard à l’étape de Vougeot. En route, il avait fallu faire réparer la chaise de poste chez un forgeron. Cependant, l’hôtelier du Chapeau Rouge, prévenu par un cavalier de ce retard, attendait les riches et généreux voyageurs. Quand ils parvinrent à l’hôtel, grincheux, fourbus et affamés, tout était prêt: la table et les chambres. La bonne odeur d’une dinde rôtie s’évadait de la cuisine, où, selon l’usage, un malheureux chien famélique faisait tourner la broche. Devant un pâté d’alouette et des bouteilles de vieux mâcon ou de l’Hospice de Beaune, nos gens s’attablèrent avec un sourire de satisfaction. Minou mangea peu, tant elle craignait d’engraisser. En effet, les approches de la maturité commençaient d’alourdir quelque peu les formes charmantes qu’animait cette âme de coquette industrieuse et sans préjugés. Le Gascon n’eût peut-être pas reconnu, en cette brune dodue, le corps fin et nerveux dont la conquête, naguère, au Mouton Blanc, lui fit faire une sottise et qui lui révéla traîtreusement à Rueil, chez son ennemi, M. de Richelieu, toutes les délices de Capoue! Après avoir pelé une poire duchesse, dont elle mit les trois quarts dans la bouche de son Jean, Minou se leva de table et déclara: -Je tombe de sommeil... Votre servante, monsieur de La Maule... et à tout à l’heure, toi! Dans le couloir, au pied de l’escalier, un valet bâillant de sommeil tendit un bougeoir à la comédienne et lui dit, en la dévorant du regard: -C’est au second... La chambre n° 4... première porte à main droite... la clef est sur la serrure... Madame excusera si la servante alle s’a couchée, mais alle est écrasée... et il est la minuit passée! Elle sourit au drille, parce qu’elle aimait à plaire, fût-ce au dernier des goujats, et lui prit des mains le bougeoir en murmurant: -C’est bien. Du reste, je n’ai besoin que de repos. Légère, elle gravit l’escalier gémissant et trouva aisément la porte de la chambre 4. Elle l’ouvrit sans difficulté, mais aussitôt, le courant d’air ainsi formé souffla brusquement sa chandelle. -Fâcheux contretemps, marmonna-t-elle. Puis, s’apercevant que par la fenêtre béante le clair de lune blanchissait la chambre, elle se consola: -Bast! on y voit comme en plein jour. J’en serai quitte pour montrer à Phébé la blonde que, moi aussi, je possède un certain éclat et des faces agréables... Satisfaite d’elle-même, la jolie fille se disposa à se dévêtir. Déjà, elle avait retiré, avec une petite grimace, ses fines chaussures, qui lui gonflaient les pieds, quand elle s’arrêta net et tressaillit... Quelqu’un parlait et parlait dans cette chambre. -Voyons, songea Minou, me serais-je trompée de numéro? Mais non, j’ai bien lu... n° 4... Alors? Elle devint soudain très grave, tendit l’oreille, s’approcha du lit. C’était un lit à la mode du temps, c’est-à-dire placé dans une alcôve et pudiquement caché par des courtines de cretonne. La voix venait de ce retrait! Une voix blanche comme celle de quelqu’un parlant en rêve, une voix d’homme... Et cette voix venait de prononcer des noms bien connus de la donzelle et de son pseudo-frère: -Cyrano... d’Artagnan... Alors, sur la pointe de ses pieds, marchant sur ses bas blancs, la comédienne, le coeur alerté, s’approcha du lit, mit son oreille à deux doigts des rideaux. -Ah! poursuivait le dormeur, je te le jure, Cyrano, j’empêcherai cela! Tant que nous serons vivants, d’Artagnan et moi... tes vieux amis, tes frères... On nous ennuie avec ce Masque de Fer! Qu’il reste en son château d’If! Il y est fort bien! Ai-je un château, moi, Linières? Ai-je des domestiques?... Il est vrai que je ne suis pas, sangdieu! le frère jumeau de Sa Majesté! Un éclair de joie s’alluma dans les noires prunelles de l’espionne. Le hasard venait de l’amener ici, comme par la main, pour lui faire entendre cela! Oh! bonheur! elle tenait le fil de l’intrigue, et de quelle intrigue! On savait donc les projets de M. le Prince? Et comment avait-on pu les surprendre? Seuls en étaient au courant Condé, son Jean, La Maule et elle-même. Cela tenait de la magie... Est-ce que le diable se mettait contre eux? -Qu’importe! songea-t-elle. Nous éclaircirons cela un peu plus tard. Écoutons d’abord ce quidam!... Pouah! le dégoûtant! ses hoquets empestent la vinasse! C’est là un pochard fieffé! Il embaume! C’est à n’y pas tenir! Voici que le coeur me lève! Quelle odeur! C’est inévitablement Linières! Elle demeura cependant fidèle à son poste, malgré son dégoût, dans l’espoir de surprendre encore quelque secret, mais, sans doute, comme une girouette, avaient tourné les rêves du biberon, car désormais la comédienne n’entendit plus que des choses évocatrices de godaille, de littérature et de débauche récente. Elle comprit alors qu’après un repas copieux arrosé plus que de raison, l’incorrigible Athée de Senlis avait séduit une des maritornes et que celle-ci dormait peut-être à ses côtés. -Ça, c’est un peu fort, pensa-t-elle, un homme dans mon lit, passe encore! Cela n’eût pas été pour me faire reculer, mais une femme, un souillon! J’en étoufferais de rage si... si je ne me sentais enchantée d’avoir mis la main sur cet oiseau-là! Doucement, ses chaussures à la main, la comédienne se retira, descendit l’escalier et rejoignit ses amis. Graves, oubliant l’heure tardive, devant un cruchon de derrière les fagots, ils battaient les cartes. Grande fut leur stupéfaction quand Minou eut achevé de leur conter sa découverte. -Fort bien, déclara Vauselle avec sa suffisance ordinaire, dès demain nous nous occuperons du seigneur Linières... Nous lui dresserons une jolie petite embuscade et, le pistolet sur la gorge, nous lui ferons avouer le fin du fin, ma chatte reine. La Maule objecta en hochant la tête: -Hem! Tout éponge que soit ce garçon, il sut se montrer, souviens-t’en, Vauselle, un adversaire redoutable... Cyrano lui enseigna certaine botte... -Mon miaou, intervint Minou, je partage le prudent avis de notre ami. Nous n’avons eu guère à nous louer, les uns et les autres, surtout toi, mon pauvre Jean, d’aborder en face tout ce qui touche, de près ou de loin, à feu Bergerac ou à d’Artagnan. «Mieux vaut employer la ruse, crois-moi. Alors, tandis que La Maule opinait du bonnet, Vauselle demanda, peu fâché au fond d’esquiver une rencontre avec Linières: -Soit. Que nous conseilles-tu donc? -Ma foi, répondit la comédienne, on a toujours avantage à battre le fer pendant qu’il est chaud. Notre homme sommeille, recru de fatigue, débordant de vinasse... Pourquoi ne pas en profiter? La lune éclaire la chambre... Surpris dans sa torpeur, si même il se réveille, il ne sera pas à redouter. D’ailleurs, tandis que tu opéreras, aidé de M. de La Maule, je le tiendrai, moi, sous le gentil regard noir d’un pistolet... Système Françoise Robin, ajouta-t-elle avec un sourire de haine. La Maule objecta: -Si nous ligotons ce soir, comme une andouille qu’il est, le soiffard jadis cher à ce pauvre de Bergerac, avez-vous songé, mademoiselle Minou, qu’il sera, demain, devenu le plus encombrant et le plus compromettant des colis... Que diront l’hôtelier, ses gens, le postillon, les palefreniers, en nous voyant transporter en notre chaise ce gaillard-là? Car vous ne comptez pas le laisser ici, j’imagine? -On leur fermera le bec à l’aide de quelques écus, déclara Minou; on leur donnera un motif plausible: par exemple, que M. de Linières nous a volés... Oh! l’excellente idée! s’émerveilla-t- elle en battant des mains; je vous confie ce bracelet, cette bague, ce pendentif! Avez-vous compris? -Qu’en ferai-je? s’étonna La Maule tout en prenant les bijoux dont se dépouillait la comédienne. -Ô esprit de faible ressource! Vous allez illico vous rendre à l’écurie et trouver le harnachement du cheval de notre homme... Vous aurez d’autant moins de chance de vous y tromper qu’il est le seul cavalier arrivé ici aujourd’hui... Demain, je me charge de jouer la comédie. N’est-ce pas mon métier? Je crierai, je tempêterai... Vous ordonnerez qu’on fouille la selle, les fontes, le portemanteau du quidam... Et l’on y découvrira mes bijoux! Voilà! -Et, acheva Vauselle, nous serons en droit de conserver notre capture afin de la remettre nous-mêmes, selon l’usage, aux mains du bailli de Beaune. Hélas! ce programme se réalisa de point en point. Trop ivre pour se défendre, Linières fut proprement enlevé de son lit, roulé dans une couverture, dûment ficelé et déposé dans un coin de cette chambre qu’il avait prise pour la sienne; il y était entré en sortant des bras et de la soupente d’une blonde Margot qui avait fait sa conquête... Quand une flèche solaire, le lendemain matin, lui entra dans l’oeil, traversant avec malice l’écran de ses paupières, et le réveilla, le malheureux, ne se ressentant nullement de ses excès, fut quelque temps avant de comprendre ce qui lui arrivait. Que faisait-il sur ce plancher, comme un paquet poussé sans gloire devant la cheminée. Pourquoi l’avait-on ligoté de la sorte? Tout d’abord, il accusa Margot du méfait... On rencontre de ces filles d’auberge, promptes aux caresses, qui détalent avec la bourse du voyageur trop inflammable... Il comprit sa situation réelle quand, réussissant enfin à changer de position, en roulant sur lui-même comme un cylindre, il aperçut le lit, ce lit qu’il avait cru le sien, et dans le lit... Ah! jamais il n’oubliera le spectacle que lui offrit, ce matin-là, le sieur de Vauselle dormant, la bouche grande ouverte, privé de sa luxueuse perruque, et montrant ses oreilles sans pavillon... Aux cris que poussa le ligoté, en reconnaissant l’escogriffe, celui-ci bâilla, toussa, cracha en l’air, se tourna enfin du côté du malheureux. -Eh bien! demanda-t-il avec un regard ironique, avez-vous passé une bonne nuit, monsieur de Linières?... Moi, excellente, merci! Je n’ai fait qu’un somme! -Misérable! gronda l’autre, tu prétends railler, parce que, je ne sais à l’aide de quels maléfices, tu es parvenu à me réduire à l’état où je suis! Ose donc te lever, prendre ton épée, me délier les membres et me rendre mon fer... Alors, nous pourrons causer, en francs gentilshommes, veux-tu? La voix de Linières s’était tellement élevée que l’olibrius, en dépit de sa dureté d’ouïe, n’avait perdu aucune de ses paroles. Il haussa les épaules et répliqua, dédaigneux: -Un Vauselle ne croise pas l’épée avec un voleur... -Qu’oses-tu dire? paltoquet, bandit! Éberlué, aux côtés de son adversaire, il vit surgir la tête brune et les blanches épaules de Minou. Celle-ci lui cria, indignée: -On sait qui vous êtes! On vous a pris sur le fait, chenapan, vaurien! Mais on vous forcera de me les restituer! -Vous restituer quoi, ma belle enfant? Je ne vous ai rien pris! fit Linières qui reconnaissait avec rage l’espionne du Cardinal. -Mon bracelet! mes bagues! mon pendentif! énuméra la comédienne, son bras blanc hors du lit et criant à pleine voix afin de se faire entendre et d’alarmer toute l’hôtellerie. -Oh! protesta l’innocent scandalisé, vous pouvez, mademoiselle, pousser des cris de putois, vous ne me ferez point croire pourtant que je vous aie pris quoi que ce soit! Minou hurla de plus belle: -Au voleur! Cinq minutes après, l’hôtelier et son personnel procédaient à des recherches. Ils trouvèrent, naturellement, les bijoux de l’actrice... Le biberon faillit en mourir de saisissement, mais il eut beau protester, crier, attester sa bonne foi, son innocence foncière, tout le monde s’entendit pour l’accabler. Margot elle- même déclara lui trouver «une tête de sacripant, un regard de vampire». Succombant sous les injures, accablé de coups, abreuvé d’ignominies de toutes sortes, il fut porté, à jeun, hélas! dans la chaise de poste du sieur de Vauselle, qui déclara se charger de le remettre aux mains des sergents, afin qu’il fût fait bonne et prompte justice! Sidi C'Rano Ben C'Rano. L’Enfant-Jésus, magnifique galère, que barrait en personne le Commandeur Paul, était digne de faire envie à la Marine royale (son équipage comptait 80 mariniers de rames, 92 soldats, 30 mariniers de rambarde et 108 galériens). L’Enfant-Jésus quitta le port de Marseille, au soleil couchant, par une brise sud-quart- sud-ouest assez maniable, ce qui fit dire aux marins: -Au plus près, avec cette petite risette, nous sommes parés pour arriver aux Baléares avec le jour! Cyrano de Bergerac se promenait sur la dunette pendant les manoeuvres compliquées de l’appareillage. Son immense tristesse ne l’empêchait cependant pas de s’intéresser aux incidents du départ d’un tel navire, spectacle si nouveau pour lui. Hélas! la vue de la Corniche marseillaise, empourprée par les feux de l’astre expirant, lui rappelait, par trop, d’une façon poignante les heures adorables, à la fois si proches et si lointaines, où, en cette «cassine» inoubliable, il vivait aux côtés de Roxane, de Françoise et de d’Artagnan. Au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la côte, d’abord avec une noble et douce lenteur, ensuite avec une hâte presque ingrate, comme s’il la fuyait, L’Enfant-Jésus se couvrait de toiles tendues, déferlées et amarrées, à des hauteurs quasi vertigineuses, par de hardis compagnons. Le Commandeur avait estimé que le vent favorable le pousserait plus vite que les rames de la chiourme. Compatissant, il vint trouver le Gascon, dès qu’il eut, le château d’If et le Planier doublés, passé la barre à un officier ayant la pratique des lieux. Il savait, ce brave, par expérience, la douleur de regretter une femme adorée et de trembler pour elle. Sur le mode joyeux, il félicita Cyrano qui, bien campé sur ses longues jambes de héron, semblait ne pas s’apercevoir que le navire roulait et tanguait sur les lames courtes et d’un bleu foncé. Comme le poète paraissait ne pas comprendre le motif de ces congratulations, il lui expliqua: -Vous êtes exempt du mal de mer; je me réjouis de le constater. C’est une vraie faveur du Ciel, car vous n’imaginez pas ce que cet inconvénient, comique en apparence, inflige de tourments à celui qu’il atteint. J’ai vu des capitaines -j’entends des capitaines de l’armée de terre -ayant risqué vingt fois la mort en de farouches rencontres, devenir, sitôt que danse un navire, de lamentables pantins cassés. Le bretteur répondit avec amertume: -Le destin peut bien faire quelque chose en ma faveur après l’effroyable épreuve qu’il vient de me faire subir. Ah! mon cher Commandeur, l’idée que ma Roxane, sa soeur et d’Artagnan sont au pouvoir de ces marauds, de ces coquins, me brise le coeur! Si je ne puis les délivrer, je jure, au moins, de mourir pour eux. -Il faut vivre, croyez-moi, repartit Paul, pour les arracher aux Turquins. J’ai bon espoir! Nous y parviendrons, avec l’aide de Dieu et l’appui de la Vierge. Tout à l’heure, tout en dirigeant la sortie de L’Enfant-Jésus, je pensais: «Nous n’avons pas en main que l’atout, déjà sérieux, du débarquement après une effroyable canonnade...» Cyrano releva la tête, soudain moins triste, car l’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi d’espérance. Le commandeur poursuivit: -Nous allons livrer bataille. J’en donnerai l’ordre à mon bord. J’espère obtenir qu’en suivant ma direction les capitaines ordonneront de faire quartier aux prisonniers de marque et surtout de s’emparer des pachas et dignitaires, afin de pouvoir offrir au dey d’Alger un échange de prisonniers. Et, prenant le bras de son nouvel ami, qu’il voulait arracher à tout prix à ses réflexions moroses, il l’entraîna en lui disant: -Je vais vous faire visiter L’Enfant-Jésus. Il en vaut la peine. Comme galère, on ne fait pas mieux. C’est le nec plus ultra de la construction navale... Nous avons profité de toutes les connaissances acquises par nos prédécesseurs. C’est, en somme, la trirème antique modifiée, comme vous l’allez voir. -Oh! fit Cyrano chez qui venaient de se réveiller à la fois le lettré et l’érudit, si vous me mettez, mon cher Commandeur, sur le chemin de l’Antiquité, je parie que je vous y précède! -Mon cher, courez-y, approuva l’excellent marin, satisfait de voir Cyrano sortir de sa noire songerie. Je vais tâcher de vous suivre sans trop souffler. -Eh bien! poursuivit le poète, s’animant et gesticulant, la trirème, aïeule vénérable, en effet, de votre Enfant-Jésus, est connue depuis la plus haute antiquité, puisque la flotte de Xerxès consistait en 1 207 vaisseaux à trois rangs de rames qui portaient ce nom: tri remus, trois rames... -Bravo! Mais connaissez-vous l’origine du mot galère? Je me le suis souvent demandé en vain? -Du grec, mon cher, de deux mots grecs qui signifient vaisseau dorien. Nos pères disaient galée ou galie... Saint Louis traversa la mer, pour aborder en Barbarie, sur des galies armées en guerre... Ce vieux mot, chose bizarre, a donné naissance aux termes galions et galiotes, et s’est transformé lui-même, on ne sait pourquoi, en galère. -Tout ce qui vit, même les mots, observa Paul avec philosophie, meurt, se transforme, donne la vie et meurt à son tour. -Après le combat de Salamine, continua Cyrano, les Grecs, instruits par l’expérience de la bataille, exhaussèrent les bordages de leurs galères, les percèrent de trous pour y faire passer les rames. Ils purent ainsi les superposer. Plus tard, au cours des guerres puniques, Romains et Carthaginois rivalisèrent à l’envi. Il y eut des galères munies de 400, puis de 500 rameurs... Alexandre en avait une de 1 600... -Et Philopator de 4 000! La nôtre est plus modeste, mais infiniment plus maniable. Malgré l’infériorité numérique de mes rameurs, je ne craindrais nullement la lutte avec le navire de ce Philopator. -Dur métier, fit Cyrano en désignant la chiourme, que le vent laissait, pour l’instant, au repos, le temps n’est plus où les Grecs jugeaient honorable le service de la rame. La chiourme, c’était, à cette époque, l’enfer sur l’eau! On désignait par là l’ensemble de l’équipage placé sous le commandement du chef des rameurs; depuis la fondation du Bas- Empire, l’écrasant travail était devenu la punition des criminels. En France, Charles IX, dont l’histoire ne dit pourtant pas grand bien, défendit qu’on envoyât aux galères ceux qui ne méritaient pas, au moins, dix ans de travaux forcés. Depuis, on condamna aux galères les assassins, les voleurs, les faux sauniers, les contrebandiers, les auteurs de faux en écriture. Richelieu y envoyait de préférence les hérétiques. La chiourme se trouvait placée sous la surveillance d’un argousin et de dix compagnons appelés gardiens, tous armés d’un fouet prompt à claquer sur les dos nus des rameurs. Ceux-ci, tout juste vêtus d’un pantalon, se trouvaient parqués dans un espace très restreint appelé la vogue et muni de bancs. Ils vivaient, dormaient, mangeaient là, leur chair cinglée par le fouet, brûlée par le soleil, tannée par le vent et la pluie, arrosée par les embruns et les lames. On sait qu’à dater seulement de saint Vincent de Paul, on introduisit quelque humanité dans l’effroyable régime de ces chiourmes où, jusqu’alors, le forçat ainsi rivé à son banc était moins bien traité que la dernière des bêtes de somme. Né sous le signe de la plus tendre charité, il vit de près la pire misère humaine, et l’éprouva lui-même dans sa chair. Pris par des Barbaresques en naviguant de Narbonne à Marseille, il fut emmené à Tunis et vendu comme esclave. Son dernier maître était un renégat chrétien, qui vivait somptueusement, en Tunisie, parmi tout un sérail. Touché par les vertus, la patience et la douceur de ce prêtre-esclave, le renégat voulut tout abandonner pour partir avec lui et rentrer dans le sein de sa première religion. Le 28 juin 1607, ayant réussi à s’enfuir, ils abordèrent à Aigues-Mortes, après avoir traversé la Méditerranée sur une vraie coquille de noix. Le renégat devint un frère de la Charité. Entré comme précepteur chez le général des galères, Edmond de Gondi, il s’attacha, entre autres choses, à consoler, soigner et secourir ces forçats dont les souffrances lui déchiraient le coeur. Un jour, à Marseille, un pauvre galérien lui conta sa peine: il avait laissé femme et enfants dans la plus profonde misère, et il paraissait tellement empli de repentir! Vincent n’y résista pas. Il aida à l’évasion du malheureux et se fit river à sa place... Longtemps, il fit l’atroce métier, jusqu’au jour où Gondi, en tournée d’inspection, reconnut avec stupeur, courbé sur une rame, le précepteur de monsieur son fils! Tout le reste de son existence, le bon Monsieur Vincent, comme l’appelaient les galériens, garda ses pieds enflés du poids des fers qu’ils avaient portés. Cet acte de charité héroïque ne fut pas inutile, puisque, grâce à lui, l’attention générale se porta sur ces forçats que l’apôtre plaignait tant et qu’il rendait doux et vertueux. On ne marchanda pas les réformes qu’il demandait, et il y eut un peu moins d’horreur et de misère sur les galères réales. Mais les Barbaresques, par contre, aggravèrent les rigueurs dont ils accablaient déjà les prisonniers chrétiens enchaînés aux bancs des rameurs. La nuit tombante n’empêcha pas Cyrano de constater que les galériens du commandeur Paul étaient bien traités, et qu’ils le saluaient avec une sorte d’affection: -Mes enfants, leur dit Paul, pour l’instant, bonne brise nous pousse... Profitez-en et faites un somme, car je trouve cette brise trop belle... Les sautes de vent sont brusques, en cette saison... Il me faudra peut-être faire appel, cette nuit, à la vigueur de vos bras... Nous allons rallier une puissante force navale, sans doute pour châtier les Barbaresques. Ce gentilhomme que vous voyez là, à mes côtés, est en peine de sa fiancée, de sa cousine et du meilleur de ses amis... Nous allons pouvoir, je l’espère, l’aider à les reprendre aux Turquins... Sans aucun doute, l’affaire sera chaude! Au retour, si je suis content de vous, je ferai mettre en liberté celui qui me sera désigné comme étant le meilleur sujet! Une immense acclamation monta au ciel où scintillait le feu d’artifice de millions d’étoiles. Cette nuit-là, cette tiède nuit méditerranéenne où soufflait déjà l’haleine de l’Afrique, Cyrano, ayant refusé la cabine offerte par le commandeur Paul, dormit sur la dunette, roulé dans son manteau, ainsi qu’en campagne. Il redoutait une terrible insomnie, traversée de pensées lugubres, mais Morphée eut pitié de lui, et il plongea tout de suite dans un sommeil profond comme cette mer sur laquelle il voguait pour la première fois. Il faisait grand jour quand le Gascon fut réveillé par le commandeur Paul, dont les yeux luisaient de joie. -Monsieur de Cyrano, lui cria l’héroïque marin, si je ne craignais de paraître railler, je vous dirais: en votre malheur, vous avez de la chance... Je viens de voir l’amiral général... Mon plan est le sien! Il nous juge en état de bombarder Alger sans surseoir! -Ah! milledious! clama un organe à faire sauter la chiourme, vous me rendez la vie! Le Gascon ne put rien ajouter. Il était sous le charme d’un inoubliable spectacle; toute une flotte évoluait sous ses yeux. Caressés par le soleil levant, des vaisseaux de haut bord, des frégates, des galères, des bricks, des corvettes, des galiotes, des galions, des felouques, des lougres, des avisos croisaient au vent. Couverts de toile, tous ces navires, tels de majestueux ou de minuscules oiseaux, glissaient sur l’eau bleue, égayée, dansante. C’était l’escadre formidable annoncée par le commandeur Paul. Derrière elle, s’érigeaient les hautes silhouettes couleur d’ardoise des îles Baléares: Majorque, Minorque, Cabrera, Iviza, Formentera et Conejera, comme une autre escadre immobile, se défilaient du sud-ouest au nord-est, dans la même direction que les montagnes espagnoles de Murcie et de Valence dont ces îles ne sont que le prolongement sorti à cet endroit de l’onde amère. -Ce sont là, fit enfin Cyrano, les îles fortunées dont parlent les poètes anciens. Il doit faire bon y vivre? -Les marins, objecta Paul, ne les aiment guère; en leur voisinage on essuie de fort mauvais coups de vent, compliqués de trombes terribles. Les plus grands navires y disparaissent parfois sans qu’une épave vienne raconter le désastre. Aussi n’allons-nous pas nous y attarder... Voici, d’ailleurs, à bord du vaisseau amiral, s’élever la fumée du coup de canon donnant l’ordre du départ. -Quoi? demanda Cyrano, des géants tels que ce formidable navire -il désignait un superbe vaisseau de ligne à trois ponts, dont le château arrière était sculpté et doré -pourraient pâtir d’une simple tempête? -Monsieur de Cyrano, priez Dieu qu’il vous épargne de voir, de vos yeux, ce que peut devenir cette eau azurée, qui semble faite uniquement pour bercer des barques d’amoureux! Rien de terrible comme les colères de la Méditerranée! Vous n’imaginez pas en quelle furie peut se métamorphoser cette voluptueuse! Les vagues de quinze pieds de haut y sont fréquentes! Le commandeur ajouta entre ses dents: -Tenez, le vent fraîchit... Venir de Marseille jusqu’ici en huit heures, c’était aussi trop beau! Cela ne peut que se gâter! Il n’était, hélas! que trop bon prophète! Vers midi, une bourrasque se déchaîna, tumultueuse. On dut carguer et serrer les moindres voiles. À sec de toile, L’Enfant-Jésus pesa moins qu’un fétu de paille sur la mer convulsée et devenue blanche d’écume. Les hauts navires sautaient, bondissaient, retombaient gauchement au creux des lames. Dressés sur leurs proues, ils regrimpaient à pic les pentes liquides, oscillaient soudain pris de vertige ou semblaient prêts à être submergés sous la ruée enragée de prodigieuses montagnes d’eau. Cramponné à un étai, Cyrano voulait bravement tenir tête aux éléments déchaînés. Il voulait aussi, en incorrigible curieux qu’il était, jouir à son gré du terrifiant spectacle. Giflé par les embruns, aspergé par les vagues, secoué, blême et ravi, il mettait toutes ses forces à se retenir au gros cordage pour ne pas être emporté... Déjà, il avait vu, à l’avant, un marin happé par une lame glauque... Paul, anxieux, tout à ses responsabilités, la barre en main, ne s’occupait plus de son ami. Il se trouvait à une de ces heures où le salut de tout un navire dépend du sang-froid et de l’habileté manoeuvrière de son capitaine. Une seconde d’inattention, de fatigue, et c’est la fin... Après six heures passées sous un ciel d’encre que zébraient des éclairs, ballotté par une mer en délire, les sourcils froncés, les dents serrées, n’ayant plus sur lui un seul fil de sec, le commandeur put enfin quitter son poste. L’accalmie venue et ses nouveaux ordres donnés, il s’informa de son ami, le gentilhomme gascon. On fouilla la galère en vain... Il fallut bien se rendre à l’évidence, Cyrano avait disparu... Là-bas, à certains indices, on apercevait une côte de la Petite Kabylie... le pays barbaresque, le pays de l’Esclavage et de la Mort... Une sternutation tonitruante réveilla soudain Cyrano et lui plongea le nez dans du sable humide, sensation évidemment désagréable, mais qui eut le mérite d’achever de lui rendre ses esprits. Il se dégagea et se vit alors à demi incrusté sur une plage en hémicycle qu’incendiaient les rayons d’un soleil presque blanc, intolérable. -Sandious de milledious! grogna-t-il en s’asseyant. Quès aco? Voilà du nouveau! mon pourpoint et mes chausses sont plus secs que de l’amadou, mais l’eau amère déborde de mes bottes! À quelques pas de lui, la mer coquette semblait se retrousser, montrer la dentelle de ses jupons. Elle plissait, en chantant avec langueur, sa robe céruléenne. C’était là répondre à la question que venait de se poser le Gascon. Elle paraissait lui dire: «Tu me vois? Tu m’admires? C’est moi, ton amie. Au lieu de t’engloutir en mes glauques abîmes, je t’ai porté, maternelle, sur ce rivage ensoleillé! Tu pouvais, tu devais mourir... Il m’a plu de te sauver!» Cyrano la comprit. Cyrano en convint. Il gardait en sa mémoire le souvenir de L’Enfant-Jésus fuyant, désemparé, sous un ciel de cauchemar, depuis des heures et des heures, dans la démence d’un désaccord entre Borée et Amphitrite. Se rendant compte du péril qu’il était vain d’affronter, le poète, quittant son étai, allait, sous des trombes d’eau, gagner une écoutille voisine, et se réfugier dans les flancs de la galère quand... Ma foi, là s’arrêtaient ses impressions. Il ignorait la suite... La mer, en l’emportant, dut lui faire perdre connaissance, l’étouffer de sa caresse humide... Maintenant il se trouvait à sec, jeté sur une côte inconnue, indubitablement hostile, sans doute celle du pays où se trouvaient ses chers prisonniers? Dans le tumulte de la tempête, en effet, il croyait avoir entendu le commandeur Paul hurler des ordres et jeter ce cri d’alarme: -Sous le vent, terre de Barbarie! Cyrano se tourna avec effort. Il tenait à examiner l’endroit où sa première amante désintéressée l’avait déposé, insensible. Le soleil lui brûlait la vue, il mit ses mains en abat-jour au-dessus de ses yeux. Il put alors distinguer la grève sur laquelle il gisait, assis, assommé, et le paysage environnant. Ce dernier consistait en une série de mamelons boisés, de deux à trois cents mètres de hauteur, et en un vallon étroit, où devait se glisser une quelconque rivière. Partout se montraient des plantes singulières, inconnues au cadet gascon: celles-ci ayant l’air de bouquets d’épées bleues, fichées en terre et la pointe tournée vers le ciel, celles-là formées d’ovales verdâtres, soudés les uns aux autres et hérissés de gros piquants. C’étaient des aloès, des agaves et des figuiers de Barbarie. Une sorte d’ajonc à fleurs blanches, et des bruyères blanches aussi poussaient à l’envi autour de la grève. Un palmier ici et là hochait doucement au vent de la mer sa tête hirsute d’un vert presque noir. Des bouquets de lauriers offraient d’innombrables touffes de fleurs d’un rose vif. -Aucun doute, pensa notre héros, je n’ai qu’à interroger mes souvenirs littéraires... Me voici, mordious! aux pays barbaresques... Encore un tour exécrable que me joue le sort acharné à ma perte! Ah! pocapédédious! je cinglais, vers ces rives, en beauté, avec une escadre imposante. Le vent de mon espoir la poussait dans la direction d’Alger... C’était trop beau! Le vieil Adamastor s’est levé, sourcilleux. Et toutes les Océanides, à sa voix, se sont ruées furieuses, ont bouleversé l’azur liquide et barbouillé celui du ciel! Mais il n’était pas homme à se lamenter longuement et à avouer la partie perdue d’avance. Il se tâta les bras et les jambes. «Rien de cassé?» Il vit que sa bonne colichemarde pendait toujours à son côté: «Tu dois être rouillée, ma vieille?» Il la sortit de son fourreau, toute mouillée, en effet, et l’essuya avec des précautions paternelles, puis il crut pouvoir songer à ses pieds et à ses bottes. Il se déchaussa. -Jamais, railla-t-il, bottes à entonnoir n’ont si bien mérité leur nom! Ah! ce qu’elles peuvent contenir d’eau! Linières en serait épouvanté! Bah! ce brave garçon de soleil va nous arranger cela gratis... Brave garçon! Hem! Il me tape dur sur la nuque! Dommage que la tempête, cette mégère, ait tenu à garder mon feutre en souvenir de cette fête nocturne! Qu’importe! je porterai un turban comme les gens d’ici! «Hé! non, té vé! Mon capé, le voici. Mais inserviable!... Adio. Bonjour, amigo. Tandis que le naufragé procédait ainsi à une toilette sommaire, les buissons d’agaves, de lauriers-roses, de cactus et de figuiers de Barbarie s’animaient étrangement... Tout un petit peuple, nu ou presque, suivait avec curiosité les gestes du Gascon; petit peuple bronzé, doré, aux admirables yeux noirs: des yaouleds, des gamins arabes ou, mieux, berbères. Sans mot dire, mais non sans grimaces, coups de coude et agaceries diverses, ces curieux-nés jouissaient d’un spectacle inappréciable, jamais soupçonné. Cet homme à la peau blanche, vêtu de bleu, de rouge, et qui avait des chaussures si impressionnantes, leur faisait l’effet d’un être surnaturel, d’un génie tombé des cieux ou miraculeusement apporté par la mer. Quelques-uns d’entre eux, rassasiés enfin ou préférant la joie de raconter la chose au plaisir de la contempler encore, s’éparpillèrent dans toutes les directions, allant clamer en leur langue sonore: -Un marabout7! Il y a un marabout sur la grève! Un marabout envoyé par Allah! Il a des vêtements couleur de ciel et couleur de sang! Il a des souliers! Des souliers énormes où pourrait nicher un chacaillou8. Et ils criaient surtout ceci, qui les emplissait d’une admiration et d’une terreur sans bornes: -Il porte une épée, longue, longue, si longue! La domination turque pesait rudement depuis des siècles sur les malheureuses populations indigènes de ce qu’on appelait les États barbaresques. Réduits au rôle de bêtes de plaisir ou de somme, gouvernés par la bastonnade, la pendaison et le pal, les Arabes, Berbères, Kabyles ou Bédouins, artisans, nomades ou pasteurs, accablés de brutalités, saignés aux quatre veines par les impôts, se voyaient arracher leurs filles ou leurs femmes si elles étaient jolies. Le seul fait de monter à cheval ou de toucher à une arme leur valait la peine de la mort lente. D’où les sentiments des enfants, tout de suite partagés par le douar, vis- à-vis de la colichemarde du poète naufragé, qui leur révélait un Sidi riche et puissant. Ces populations étaient, à cette époque, exactement ce qu’elles se montrent aujourd’hui en Algérie et Tunisie: nonchalantes, indisciplinées, enfantines, incurablement enfantines, mais sobres et, au fond, sans méchanceté. Nous les dominons par une autorité douce et ferme, indispensable; les Turcs les courbaient sous une terreur sans nom. Ces races ne peuvent qu’être en tutelle, c’est leur destin. Ce fut un grand émoi dans le pauvre douar que l’arrivée subite d’un marabout. Selon la coutume immémoriale, on tint conseil, et, pour ce faire, les hommes seuls, car on ne demande jamais aux femmes leur avis, s’assirent à l’ombre d’un olivier plusieurs fois centenaire. Comme leurs enfants, ces Berbères ou Kabyles étaient à demi-nus, les hanches simplement entourées de quelque étoffe flottante et crasseuse. Certains, les vieux, les «riches», car il y a des degrés dans la misère, portaient avec ostentation, soit quelque embryon de burnous, soit quelque défroque européenne: pourpoints ou chausses déchirés, troués, passés de couleur, privés de ganses et de boutons, maintenus en place par des ficelles, et dont le dernier des fripiers de Gênes ou de Marseille n’aurait pas voulu! Par exemple, tous, jeunes ou vieux, coiffaient leur tête rasée d’un turban ou d’un fez misérable: ainsi le veut la religion coranique. Pour l’Arabe, un des plaisirs de la vie, c’est de délibérer. Chacun, en commençant par le plus âgé, donne donc son avis longuement, avec des gestes, des silences et des circonlocutions à n’en plus finir. Plus le discours s’avère oiseux, plus grande est la joie générale: c’est de l’Art! Deux avis partageaient le conseil. Il fallait, selon les uns, recevoir avec honneur l’envoyé d’Allah. Les autres, une infime minorité, craignant le courroux des Turcs féroces, proposaient d’accueillir respectueusement le Marabout, mais, en sous-main, de faire avertir les Maîtres de sa présence. Quand, non sans peine, Cyrano se fut enfin réinstallé dans ses bottes séchées et racornies, il se leva et tâta ses poches. Il eut un sourire satisfait en y constatant la présence de deux sortes de bombes assez volumineuses que la tempête ne lui avait pas arrachées: -Ah! ah! jubila-t-il, j’ai toujours là le singulier présent de cet excellent et vénérable messire de Boismaillé... Si je ne me trompe, en ce pays inconnu où je m’aventure, j’aurai bientôt l’occasion de m’assurer de son efficacité... Qui vivra verra! Brusquement, il cessa de penser au savant alchimiste pour s’exclamer: -Dioubibane! Voici donc des figures humaines! Faces de diablotins plutôt que de chrétiens, à vrai dire! Quel cuir, mais quels yeux! Près des leurs, ceux de la donzelle Minou semblent chandelles éteintes! C’est qu’autour de lui s’égaillaient maintenant les yaouleds, comme volée de moineaux piaillards. Une terreur sacrée s’emparait d’eux, à la vue de l’épée du poète. Pieds nus, avec une rapidité surprenante, ils gravissaient les pentes roides qui mènent au douar, côtoyant des précipices avec une élasticité de chèvre ou de chamois. -Ma foi, songea Cyrano, dans la situation présente, le mieux est de ne point faire de projets tactiques et de m’en remettre au hasard... À la Providence de tirer d’ici mon ami Hercule Savinien, si elle daigne s’occuper de lui autrement que pour le grever et le navrer! Suivons ces petits vers de sable. Ils doivent trotter vers un village. Si, pour manger et boire, il faut m’en emparer de haute lutte, eh bien, mordious! on livrera bataille! Car je me sens atteint d’une boulimie compliquée de sérieuse pépie! Il commença de grimper dans la direction prise par les yaouleds dont lui parvenaient les voix perçantes, qu’accompagnaient de stridents et rythmiques: «You! You! You!» poussés par les femmes kabyles. Ainsi le veut l’usage pour fêter un événement solennel. Ignorant cette coutume, Cyrano se demandait: -Que signifient ces cris de putois? Parvenu au sommet du piton qu’il venait d’escalader, non sans efforts, car, privé de son couvre-chef, il marchait sous le feu meurtrier du soleil, notre Bergerac aperçut le douar. Il fit une grimace. -Évidemment, cela ne saurait rivaliser avec Paris, vu de la colline de Montmartre, ou même Pontorson, Avranches ou Cancale découverts du haut du Mont-Saint-Michel, au Sault-Gaultier... Quels tristes sauvages, ces Turquins! Certes, le pauvre village berbère ne pouvait guère provoquer l’admiration! Il se composait uniquement d’une vingtaine de huttes faites de branchages, à demi enfoncées en terre, et qu’entourait, pour les protéger des fauves errants: chats-tigres, hyènes ou chacals, une haie épaisse de figuiers de Barbarie. À l’entrée du douar, immobiles comme des statues, se tenaient les hommes, vieillards en tête. L’apparition de Cyrano au sommet du monticule fut saluée par une clameur. -La illah, ila Allah! Marabout! Marabout! Marabout li roumi! -Qu’ont-ils donc à m’agonir comme cela? s’inquiéta le naufragé, en s’arrêtant net, la main à son épée. Ils vont se briser les cordes vocales! Quels gosiers! Puis, ayant remarqué que ces Barbaresques ne brandissaient pas même un casse-tête et que les enfants, surgis autour de lui, riaient de toutes leurs dents blanches, il se reprit: -On dirait qu’ils sont enchantés de me voir! Cinq minutes après, toujours escorté de la marmaille glapissante et rieuse, notre gaillard se trouvait presque nez à nez avec les Kabyles et leur accueil le suffoquait! S’attendre, en effet, à livrer combat à une nuée de maugrabins féroces et se voir accueillir comme le bon Dieu, c’était surprenant! Car si peu informé, si ignorant -tranchons le mot -que Cyrano fût des us et coutumes arabes, il ne pouvait pas douter des intentions qu’ils manifestaient. Les jeunes se prosternaient, le front contre la terre, les vieux à longues barbes s’inclinaient en cadence, en mettant une main sur leur coeur. -Dommage! s’écria le poète. Feu mon très honoré père eût bien dû me faire apprendre la langue des Turquins! J’aurais eu tant de plaisir à rendre à ces gens-là politesse pour politesse. Quelle opinion vont-ils avoir d’un gentilhomme aquitain si je ne leur sors pas une parole? Mais, dioubibane! que leur raconter? Est-il situation plus ridicule que celle de gens se parlant sans se comprendre? Enfin, essayons! Et Cyrano, voyant que certains indigènes, en s’adressant à lui, baisaient leur pouce, fit de même, ce qui sembla les combler d’aise. Alors, le plus âgé d’entre les Arabes s’approcha du poète, s’inclina cérémonieusement, prononça quelques mots et, enfin, posa ses lèvres sur le pourpoint bleu, à l’épaule. -Très obligé! fit Cyrano, à la fois content et gêné. Ces honnêtes gens sont tous pleins d’excellentes intentions à mon égard... Palsambleu! que m’a-t-on conté des Turquins? Ceux-là semblent les meilleurs fils du monde. Peut-être, au fait, y a-t-il Turquins et Turquins? En attendant, par suite de la négligence inconcevable de mes éducateurs, me voici réduit, en une circonstance solennelle, à passer pour un incivil, un malgracieux... Je commence aussi à ressentir douloureusement le besoin de m’emplir la panse et de me rafraîchir le gosier. Comment le faire comprendre à ces charmants lettrés de sabir? Il s’en tira fort bien. Certains gestes sont suffisamment communs à l’humanité pour être compris par les peuples des différentes latitudes. Le poète mima l’action de boire, en renversant la tête. Il ouvrit la bouche, mastiqua... Et, aussitôt, tous les visages de s’éclairer, tandis que le vieillard, qui devait être le chef du douar, le caïd, s’écriait, tout en faisant de vastes gestes à la fois lents et autoritaires: -Couscous! El ma! Il prit respectueusement la main du Gascon, l’amena sous l’olivier géant et lui fit signe de s’accroupir sur l’herbe tendre. -Hélas! soupira le bretteur, cela me rappelle, au retour de Rouen, ce déjeuner champêtre, en compagnie de George, de Claire et de d’Artagnan. Ah! comme je me sens isolé, perdu, si loin de la France. Un instant après, des yaouleds disposaient à ses côtés une jarre poreuse remplie d’eau glacée et un immense plat de terre rouge où s’étalait une petite montagne d’une nourriture dont l’aspect rappelait celui du riz. -Couscous... couscous... expliquaient les indigènes en faisant des mines gourmandes afin d’exciter la confiance de leur hôte. -Faute de grives... murmura celui-ci avec philosophie... et faute de cuiller... Avec ses doigts, il commença de manger. Le couscous ne lui parut nullement exécrable. Les Mauresques, dont ne cessaient de lui parvenir les cris joyeux, et qui l’épiaient derrière les branchages des gourbis, avaient, ce jour- là, arrosé la semoule traditionnelle d’un excellent bouillon fait aux dépens d’un coq d’Inde. Sitôt qu’il eut bu et mangé, succombant à la fatigue et à la chaleur, notre héros fut pris d’un sommeil invincible. Il se laissa couler mollement dans la douceur de la sieste. Alors, d’un pan de son burnous crasseux, l’hospitalier caïd se prit à chasser les mouches insolentes que tentait l’appendice nasal du marabout endormi... Deux heures après, quand il se réveilla, Cyrano eut la surprise de voir, étendu près de lui, mais pieds et poings liés, un homme de sa race. Cet Européen portait un costume analogue à celui du commandeur Paul. En le voyant sortir de son sommeil, l’inconnu hasarda en espagnol: -No sé à quien hablo, señor?... Mas se hablar español?... inglès?... griego?...9 Et comme Cyrano gardait le silence, il répéta la même phrase, en italien, cette fois. -Troun de biou! éclata soudain Cyrano, sait-il toutes les langues, sauf la mienne? -Ah! fit le prisonnier, vous êtes français? Il fallait m’en avertir, monsieur! Souffrez que je me présente, Filipo de Turina, lieutenant de vaisseau, chevalier de l’Ordre de Malte... -Moi, Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac. -Je suis au regret de ne pouvoir vous dire, monsieur, combien je suis heureux de vous rencontrer. Pour vous, comme pour moi, il eût été plus agréable et moins dangereux de faire connaissance un peu plus au nord! Je sais à la suite de quelles circonstances vous vous trouvez... -Parmi ces enfants des douars? railla l’incorrigible Gascon. -Quant à moi, ainsi que vous, j’ai été, après le naufrage de mon navire en ces parages, jeté à la côte et capturé! On attend la venue, qui ne saurait tarder, des fonctionnaires turquins pour me livrer à eux... Que n’ai-je eu votre bonheur? -Mon bonheur? -C’est vrai! Vous n’entendez point la langue arabe... Moi, je la connais depuis mon enfance... «Sachez donc ceci, monsieur, les habitants de ce douar, dont le nom est Tokla, ont été impressionnés par votre apparence et surtout par la longueur de votre épée... Leur imagination vous fait tomber du ciel... -Je ne suis que l’auteur des Voyages dans la Lune et aux régions du Soleil... Je monte au ciel, sur les ailes de Pégase, mais refuse d’en descendre... Cependant, si ces innocents tiennent à leur idée, il me peinerait de les contrarier... -Rien n’égale leurs superstitions, poursuivit le lieutenant de Turina. Ils voient en vous un envoyé de leur Dieu, un saint possédant le don des miracles, ce qu’ils nomment un marabout. Rêveur, il ajouta: -Je vais pouvoir vous servir de truchement. À la faveur de la vénération qu’ils vous portent, peut-être nous sera-t-il permis, avant l’arrivée des féroces Turquins, de leur brûler la politesse? Cela vaut d’être étudié... En attendant, ils m’ont chargé de leur traduire vos oracles... Que veut donc leur faire savoir le vénéré marabout Sidi C’Rano ben C’Rano? -Hein? -C’est ainsi qu’ils vont vous baptiser... L'Autodafé! On imagine sans peine la couleur des réflexions que fit l’infortuné Linières, quand il se vit la proie du couple, dont l’infernale machination venait de le convaincre de vol qualifié. Sa douleur, sinon la plus grosse, du moins la plus sensible à son amour-propre masculin, c’était le souvenir des réflexions faites à voix haute, dans la cour de l’hôtellerie, par la servante Margot, parlant de lui, chevalier de Linières: «Il a une tête de sacripant, un regard de vampire!» Dire qu’il avait donné des baisers et de l’argent, quelques heures plus tôt, à cette goton, à cette furie, à cette gorgone! Ah! qu’on ne lui parlât plus, désormais, de faciles amours! Pour une Marion dévouée et aimante jusqu’à l’abnégation, jusqu’à la sottise, que de Margots prêtes à dévaliser ou à renier l’ami d’un soir! Et aussi plus de bouteilles! Du moins, plus de bouteilles vidées en trop grand nombre, car se jurer de ne plus boire de vin est fou autant que dangereux. On sait ce que le poète Horace pensait des gens qui s’abreuvent d’aqua simplex. Ainsi, toujours solidement ficelé dans sa couverture, qui lui infligeait une infinité de tourments, le prisonnier regrettait amèrement d’avoir failli à ces excellentes résolutions, prises au début du voyage. Où était-il maintenant le continuateur et le vengeur du défunt Gascon, le chevalier qui, de concert avec d’Artagnan, s’apprêtait à empêcher que Louis-Dieudonné tombât dans les pièges de son cousin le prince de Condé? Hélas, il était en chaise de poste, réduit à l’état de saucisson. De temps en temps, la comédienne Minou posait ses pieds sur son front ou sur sa joue, en signe de triomphal mépris. Ceci, sans rougir de lui montrer haut ses jolies jambes. Autre supplice pour lui... -Que vont-ils faire de moi? se demandait-il, désolé. Si encore, ils me remettent aux mains des sergents, s’ils me font traîner devant quelque bailli de seigneurie villageoise, je puis peut-être m’en tirer. Le vol dont je suis accusé n’eut pas de témoins. Or, ils sont aussi fondés à prétendre que j’ai voulu dérober les bijoux de cette fille que je le suis, de mon côté, à les accuser d’avoir eux-mêmes malignement caché lesdits bijoux dans le dessein de me jouer un tour pendable! «En bonne justice, le doute profite toujours à l’accusé! Pour ma défense, je ferai valoir aussi qu’étant bien pourvu d’or je n’avais aucun motif d’en vouloir aux joyaux et colifichets de ladite donzelle... J’ajouterai: depuis des années, ce frère et cette soeur sont am... Non! sont mes adversaires politiques. «Ah! si je pouvais tomber sur un juge équitable comme il y en a encore dans les campagnes! Au fur et à mesure que s’envolait le Temps -car il a des ailes -diminuait l’espérance amassée par le prisonnier. Le délit dont on l’accusait, il le savait bien, ne pouvait être soumis qu’au bailli de la seigneurie sur le territoire de laquelle il s’était trouvé commis. Or, depuis des heures, on s’éloignait sans cesse de Vougeot, de Nuits-Saint-Georges, de Serrigny et de Beaune. -Donc, concluait-il avec désolation, ces misérables ont menti en prétendant qu’ils allaient me livrer à la justice. Quels sont leurs projets véritables? Que veulent-ils faire de moi? De la part d’un Vauselle, d’un La Maule et d’une Minou, on peut redouter le pire, la vengeance la plus atroce, la plus diabolique! Au surplus, l’infortuné Linières ne fut pas long à le constater, ses ennemis entendaient lui faire connaître les supplices de la faim et de la soif. À Chagny, où ils s’arrêtèrent pour déjeuner, il fut laissé au fond de la voiture, dans l’état que l’on devine... Et il eut la rage au coeur en entendant un dialogue bref s’échanger entre le maître postillon et le très noble seigneur de Vauselle: -Mon gentilhomme, disait le premier, n’oubliez pas l’homme resté dans la chaise... -Quel homme? repartit la voix de l’escogriffe. -Le voleur, Monseigneur... -Ah! bien. Je n’y étais plus! Un voleur, mon garçon, est un bandit, pas autre chose! -Soit. Mais je me permettrais de vous rappeler respectueusement qu’il peut tout de même avoir faim et soif! -C’est un prisonnier, mon garçon! -Prisonnier que vous deviez remettre au bailli de la seigneurie de Beaune. -Ah çà! maître maraud, veux-tu tâter de ma canne? De quelle affaire oses-tu te mêler? Voyez-moi ce rustre, cette face de carême-prenant! Beau visage de fripon, ma foi! Au fait, pour prendre ainsi sa défense, peut-être es-tu complice du sacripant? Gare à toi si tu renâcles! Le postillon se tut, intimidé et terrorisé, et Linières fut réduit, hélas! à entendre le tintement joyeux des assiettes, des couverts et de la verrerie, les éclats de rire de Minou, caressée par Vauselle ou courtisée par La Maule. Il dut humer le fumet des plats, l’odeur des vins et des fromages. Sans honte aucune, il en versa de vraies larmes, tant l’épreuve lui était cruelle. Deux heures dura ce supplice! Deux heures, qui parurent deux siècles à l’infortuné! Un moment, il avait conçu l’espérance que le maître postillon, touché de son affreuse situation, lui apporterait quelque nourriture. Ah! n’importe quoi lui eût suffi: de vagues restants, un pain sec, même de l’eau! Par malheur, de mince courage, cet homme avait dû penser qu’il pourrait y perdre plus qu’y gagner... Il prenait le sieur de Vauselle pour un grand seigneur. Il eût été fort dangereux de le mécontenter. Bref, il s’en lavait les mains! Et Linières, avec désespoir, se souvenait de ces vers de Saint-Amant: Moi qui me plais sur toutes choses À briffer bien et promptement... ... Faut-il me voir ici réduit À n’avoir rien, ny cru, ny cuit? Au bout de ces deux heures atroces, Minou, Vauselle et La Maule réintégrèrent la voiture, rouges, exubérants, enfin, excités. Méchamment, la comédienne recommença de poser les semelles de ses chaussures sur le front, les joues ou le menton du pseudo-criminel de Vougeot. -Ah! songeait-il, si je peux échapper à leurs griffes, quelle vengeance je tirerai d’eux tous! Je réserverai pour cette exécrable fille mes inventions les plus douloureuses! Cependant, la chaise de poste allait de plus en plus lentement. La route montait. On atteignait la région du Bourbonnais, pays accidenté, où croissent de petites forêts de chênes, de hêtres et de châtaigniers; et qui offre des coins solitaires, des ravins inextricables, des combes isolées et lugubres. Sur la demande du postillon, Vauselle et sa compagnie descendirent, afin de ménager les chevaux qui peinaient en soufflant. Linières, lui, continua de rester gisant, presque évanoui. Le jeûne commençait à lui procurer des tiraillements. Il ne sentait plus ses membres, déjà fort ankylosés par l’inaction. Par contre, sa tête lui semblait devenue une énorme boule de plomb. -Qu’ils en finissent d’un coup, gémit-il. Je préférerais la mort prompte à ce long supplice! Aussitôt, comme pour lui donner satisfaction, la portière s’ouvrit. Elle encadra les visages ricaneurs des deux sbires et le mauvais sourire de la délicieuse Minou. -Seigneur de Linières, fit celle-ci, vos maux vont finir, si vous le voulez, du moins, car cela dépend uniquement de vous! Elle commanda, la voix brève, en désignant le triste cylindre à quoi ressemblait le ligoté: -Enlevez-moi ça! Alors, Linières fut rudement attiré, saisi, soulevé et emporté par La Maule et Vauselle qui, toujours paresseux et douillet, protestait: -Ce qu’il est lourd, l’animal! -Vous, poursuivit Minou, s’adressant au postillon, continuez, et ne vous arrêtez qu’en haut de la côte... Nous ne tarderons guère à vous rejoindre. Puis, aux deux hommes: -Hop! Suivez-moi! Je crois avoir trouvé. Toujours porté, Linières put s’apercevoir que la route se trouvait bordée par des bois de chênes. À droite, le terrain montait; il dévalait, à gauche, en pente assez raide. On prit par ce dernier côté. -S’il vous fatigue, conseilla l’aimable fille, inutile de le trimbaler ainsi! Jetez-le sur le sol et poussez-le du pied. Il roulera comme roulèrent les nombreux fûts vidés par lui, et réfléchira à ce qui l’attend. Linières fut donc réduit à l’état de paquet souffrant, déchiré par les ronces, les brindilles et les cailloux. Il put se comparer à la petite Mme Bonacieux, torturée jadis par Milady Winter, l’abominable épouse du comte de La Fère: Athos. En bas, dans une clairière, les complices firent halte. Ils adossèrent leur victime à la souche d’un chêne et semblèrent l’abandonner à son sort. Pas pour longtemps! Bientôt, ils revinrent, les bras chargés de feuilles sèches et de bois mort qu’ils jetèrent autour du corps. Trois fois ils partirent, et trois fois ils revinrent. À leur dernier voyage, la tête du pantelant biberon sortait seule d’un véritable bûcher que Minou disposait avec art. Alors, La Maule sortit de sa poche un briquet. Minou se dressa devant Linières: un infernal sourire retroussait ses lèvres minces: -Monsieur l’ivrogne, lui dit cette créature vipérine, vous commencez peut-être à comprendre comme il peut être malsain de vouloir suivre les traces donquichottesques de cet excellent mais infortuné Bergerac... Il est mort! Paix à ses cendres. Paix aux vôtres, devrai-je dire bientôt? Car ce n’est point douteux, l’Athée de Senlis sent le fagot plus que jamais! «Résumons et arrivons au fait! «Nous avons appris, par une grâce de ce ciel, auquel vous ne croyez point, mécréant!... On nous a rapporté des nouvelles intéressantes, et nous vous avons amené ici, afin d’en apprendre de vous quelques autres, d’un palpitant intérêt pour nous... Nos buts, je ne vous l’apprendrai pas, sont depuis longtemps opposés. Nous ne servons pas les mêmes maîtres...» Sans daigner répondre, le prisonnier lança un regard dégoûté à la créature. Celle-ci, comprenant très bien l’immensité du mépris de Linières, rougit, pâlit, recula de deux pas, tout en serrant les lèvres, et reprit, la voix plus sifflante: -Jusqu’à ces jours-ci, je dois l’avouer, nous n’avions jamais eu affaire à vous, du moins directement... Vous étiez en réserve... Vous étiez une épée au service de ceux ou de Celle -je ne veux point me permettre de nommer une si grande dame -à qui se dévouaient vos amis MM. de Cyrano et d’Artagnan. Aujourd’hui, c’est autre chose... Si nous n’étions pas intervenus à temps, vous galoperiez encore vers Marseille, afin d’y rejoindre le capitaine des mousquetaires. Une surprise réelle, traduite par les yeux du patient, fit sourire la comédienne. Elle hocha la tête et continua: -Vous vous demandez comment nous fûmes informés du but de votre voyage? Ne vous l’ai-je pas dit, en commençant? Ce fut par une grâce du ciel! Cessez donc de vous mettre martel en tête et adorez humblement, chevalier, les impénétrables desseins de la Providence. -Ma foi, songea Linières, tout esprit fort que je suis, je n’oserais pas, si j’avais l’âme aussi noire que celle de cette coquine, parler ainsi de l’Être Suprême... Si l’on admet l’existence de Dieu, il est dangereux de se moquer de lui. Si l’on refuse de croire à sa réalité, il est inutile et vain d’en parler. -Bref, poursuivit Minou, commençant à s’irriter du dédaigneux silence de l’héroïque buveur, dites-nous comment vous avez pu savoir que M. le Prince méditait contre Louis XIV... vous me comprenez, hein? Parlez donc! Qui vous informa? Vous vous taisez? Soit! À votre aise! Je vous le jure, notre vengeance sera terrible! Puisque vous voici boudiné, espèce de plein d’alcool, en grillant le boudin, vous flamberez comme un punch... Vauselle intervint: -Cet homme ne parlera pas, ma chatte frisée. Il est donc inutile de perdre ton temps à vouloir le convaincre. Aussi bien, l’essentiel, pour nous, c’est d’interrompre le cours de sa randonnée. Et, saluant grotesquement le torturé, l’escogriffe annonça: -Dans un instant, vous rencontrerez votre satané Cyrano parmi les Ombres Heureuses devisant paisiblement, sur les rives du Styx, dans les champs fleuris d’asphodèles... Vous aurez la bonté, monsieur, de me rappeler au souvenir de ce joyeux camarade... Excusez ma fatuité: j’aime à penser qu’il n’a pu entièrement m’oublier... Rappelez-lui, si toutefois la mémoire lui fait défaut, après avoir trop bu de l’eau du Léthé, que je me nomme Jean Lhermitte, sieur de Vauselle... c’est moi qui, avec M. de La Maule ici présent, ai eu le plaisir de dresser le traquenard de la rue de Grenelle-Saint-Germain... -Puisque vous allez défuncter, compléta La Maule, je puis bien ajouter ce renseignement: la potion, grâce à laquelle ledit Cyrano quitta cette vallée de larmes, fut achetée par moi-même. -Toutes ces précisions, monsieur, ajouta Minou, avec un odieux sourire de malice, afin d’égayer vos derniers instants. À ce moment, le son lointain d’un cor de chasse parvint aux oreilles de Linières et des bourreaux. Ceux-ci se regardèrent avec inquiétude. Évidemment, puisqu’on chassait aux alentours, on risquait d’être surpris. Il fallait donc faire vite et fuir de même. Aussi, la comédienne frappa du pied avec colère: -Allons, dit-elle à La Maule, boutez le feu vivement! Je veux voir grésiller ce mécréant! L’ordre était plus facile à donner qu’à exécuter. À cette époque, en effet, on ne disposait, pour faire du feu, que du briquet à silex et à amadou. Et c’était toute une cérémonie. Enfin, la flamme s’empara d’un peu de mousse desséchée, atteignit un fagot de branchages morts et crépita sur le sol. Les misérables, en allumant le bûcher par en bas, comptaient faire durer plus longtemps le supplice de Linières. Celui-ci, depuis qu’il avait vu briller la flamme de l’autodafé, demeurait les yeux clos. -Fils, pensa-t-il, voici l’heure du châtiment! Tu as manqué à la parole donnée aux mânes de Cyrano. Tu as laissé bouteille et jupon diriger tes actes, comme tu le fis toujours. L’échéance est venue! À nouveau, la trompe de chasse chanta. Plus près, cette fois. Linières en eut le tympan offusqué. Il rouvrit les yeux, mais les ferma tout aussitôt car une âcre et épaisse fumée grise l’enveloppait tout entier. -Perdu! Je suis bien perdu! De fait, il commençait à entendre à ses oreilles et à ses tempes les coups de marteau ou les sons de cloche de l’asphyxie, quand une voix sèche et désagréable lui parvint: -Monsieur! Êtes-vous mort? Il répondit aussitôt, car il ne reconnaissait pas là un organe appartenant à ses ennemis: -Pas tout à fait... -Vive Dieu! repartit la voix. Êtes-vous gentilhomme au moins? -Je suis le chevalier de Linières, hurla littéralement le biberon, à qui la flamme venait de lécher les pieds. -Célibataire? demanda-t-on encore. -Oh! oui! rugit le futur brandon se tordant pour fuir le feu. -Et si je vous délivre, monsieur, ai-je votre parole d’honneur que vous m’épouserez? En toute autre circonstance, notre ami eût répondu, en libertin qu’il était: «J’aime trop les femmes pour me résigner à n’en avoir qu’une!» Mais, dans sa situation présente, se sentant défaillir faute d’air respirable, la flamme atteignant ses chausses, frôlant son pourpoint, il ne pouvait, avouons-le, se livrer à l’ironie et au scepticisme. Entre deux maux, il fallait faire un choix. Aussi cria-t-il, éperdu, avec l’impression bizarre que c’en était désormais fait de lui: -Je vous la donne. Alors, les fagots embrasés, dispersés à coups de botte, de manche de fouet ou d’épée, s’écartèrent comme par miracle. En un clin d’oeil, Linières fut dégagé, put respirer tout son saoul. Ah! avec quelle volupté il sentit l’air vital passer dans sa gorge et emplir largement ses poumons. Hélas! avec la vie lui revenait son bon sens... Et, tenant toujours les yeux fermés, par crainte d’apercevoir celle qui venait de l’arracher à la mort, il se mit à penser avec mélancolie: -Pour m’avoir sauvé sous condition d’honneur de l’épouser, cette femme doit être laide, vieille et, pour le moins, bossue... Or, moi, je n’aime que les pêches veloutées, savoureuses, la jeunesse, la rondeur... Ah! pauvre, pauvre de moi! Tu vas devenir l’époux de la fée Carabosse. Enfin cela peut valoir mieux, qui sait? que le sort cruel auquel je viens d’échapper! Alors, courageusement, il ouvrit les yeux! Captifs Des Turquins. Nous avons appris comment Françoise, dans la vieille église des Saintes-Maries-de-la-Mer, en se cramponnant avec une énergie désespérée à son mari, en l’enlaçant, en l’étouffant presque, fut la cause involontaire de la capture de d’Artagnan. En effet, ce jour-là, les Barbaresques ne tenaient nullement à se procurer des esclaves mâles. Ils venaient de capturer, peu de jours auparavant, tout un convoi espagnol chargé à couler bas de malheureux nègres arrachés à leur Côte d’Ivoire par l’inhumanité des trafiquants de ce qu’on commençait à appeler le «bois d’ébène». La traite des Noirs est un de ces souvenirs dont l’Humanité est forcée de rougir. Pratiquée cyniquement par les Romains, les Grecs et, en général, par tous les peuples de l’Antiquité, elle fut en décroissance pendant le Moyen Âge, mais la découverte de l’Amérique lui donna un terrifiant essor, malgré les prédications et les exhortations du clergé. Les Noirs, achetés ou capturés sur les côtes de Guinée, entassés dans des navires appelés négriers, étaient vendus à la face du soleil sur les marchés du Nouveau-Monde. C’est aussi de ce pays neuf que devait partir le signal de la libération, au moins de principe. La traite était si bien entrée dans les moeurs qu’en 1713, à la paix d’Utrecht, l’Angleterre réclama et obtint de l’Espagne le droit de fournir d’esclaves noirs les colonies espagnoles. Ce fut la France qui, en 1789, proposa l’abolition de l’esclavage et l’interdiction absolue de la traite. L’Angleterre, en 1865, au congrès de Vienne, entra dans cette voie, et l’accord se fit entre toutes les nations chrétiennes. Les pays musulmans continuèrent sans vergogne à traquer les Noirs, et il fallut la conquête de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc pour purger le Nord-Africain de toute trace d’esclavage. Celui-ci existe encore, de nos jours, au coeur de l’Afrique, mais le zèle des missions catholiques et protestantes le poursuit chaque jour plus loin et on peut affirmer qu’il est en voie de disparition. Donc, ce fut presque à contrecoeur que les Barbaresques emportèrent à la fois d’Artagnan et sa jeune femme évanouie. Elle le paralysait littéralement. Ce ne fut qu’une fois jetée pêle-mêle au fond de la felouque avec les captives bohémiennes, qu’elle reprit ses sens et desserra son étreinte pour s’évanouir une fois encore. Mais d’Artagnan se trouvait libre... Il sentait son épée à son côté, et les pirates, occupés, les uns à la manoeuvre, les autres à bourrer les nouvelles esclaves à coups de poing et à coups de pied, afin qu’elles fissent de la place, semblaient avoir oublié la présence de l’officier. Celui-ci ne tarda pas à la leur rappeler. Son épée traça un éclair, et un homme tomba comme une masse, la gorge ouverte, elle en fit un autre et un géant, atteint en pleine poitrine, chancela, vomit un flot de sang noir, roula des yeux dramatiques et s’écroula en arrière, par-dessus bord, les bras en croix. Cette double exécution, pour si rapide qu’elle eût été, avait attiré l’attention des officiers turcs. Ils hurlèrent, dégainèrent et, tenant haut leur sabre courbe, s’élancèrent sur le capitaine. Celui-ci eut un pâle sourire. Il se trouvait en face d’adversaires dignes de lui. Il s’adossa au mât et fit front... Du fond du navire, non ponté, s’élevèrent alors les cris aigus des filles de Bohême affolées. Seule, Roxane, encore à demi défaillante, assise sur une petite banquette, sa belle robe nuptiale en loques, couvrait chastement de ses mains ses épaules et s’abstenait de crier. La vue soudaine de son beau-frère, jaillissant, formidable, l’épée au poing, suffisait à l’emplir d’espérance. Elle se disait: -Aucun de ces mécréants ne pourra lui résister... Et c’était vrai. Il ne fallut que trois minutes à d’Artagnan pour dépêcher au paradis de Mahomet ceux qui venaient de s’opposer à lui. Point de demi-mesures: la mort foudroyante... -Maintenant, messieurs, à qui le tour? Personne ne se présenta, pour la bonne raison qu’à part trois ou quatre marins, frappés de terreur, et qui sautèrent à l’eau à la seule vue de l’épée du roumi, la felouque ne contenait plus un seul ennemi. Tout son équipage était mort, ou en fuite. Malheureusement, le léger navire avait ses voiles amurées, ses écoutes à bloc, et le vent, implacable, traître aux chrétiens, l’entraînait vers le large... D’Artagnan, voyant cela, eut un cri de rage. Si encore il avait pu diriger la felouque, fausser compagnie à la division turquine! Par erreur, on n’apprend pas la science nautique aux mousquetaires de la Maison du Roi! D’ailleurs, toute manoeuvre eût été inutile. Les marins de la felouque, ainsi conquise par d’Artagnan, gagnèrent en quelques brasses les embarcations voisines et y donnèrent l’alarme. -Hélas! gémit Roxane, l’héroïsme de Charles ne nous sauvera pas! Voici qu’on se dirige sur nous de toutes parts... La galère capitane, en panne... Elle peut nous couler à coups de canon. Alors, celle qui n’était plus la fiancée de Cyrano et qui, pourtant, ne pouvait se proclamer sa femme, appela, d’un signe impérieux, son beau-frère. Quand il fut près d’elle, grave, pâle, elle le supplia, les mains jointes: -Charles, il ne faut pas nous laisser ainsi, Françoise et moi! Ayez pitié de votre femme et de moi-même... Je frémis à la seule pensée de ce qui nous attend chez ces barbares... «Y avez-vous pensé, Charles? «Pour les femmes chrétiennes, le déshonneur est pire que la mort! D’Artagnan baissa le front. Il pâlit davantage. Ses joues devenaient couleur de cendre. Pour toute réponse, il montra son arme, où dégoulinait encore le sang sirupeux des Turquins. -Madeleine, fit-il enfin, je puis tuer encore une huitaine, une dizaine de ces Maugrabins... Et ensuite? Voyez, les felouques nous gagnent, nous cernent... Avant cinq minutes, nous serons pris à l’abordage... J’aurai cent adversaires autour de moi! L’oeil fixé sur le glaive rouge de son beau-frère, Roxane riposta, farouche, en montrant son sein gauche qui palpitait sous l’étoffe fine de sa robe de gala: -Frappez ici, Charles, au nom de Cyrano, frappez ici! Je ne fermerai pas même les yeux! Mon dernier regard vous dira ma gratitude! -Hélas! murmura d’Artagnan, qu’un terrible frisson d’angoisse parcourut de la nuque au talon, si j’ai le droit, Roxane, de risquer la mort et de la donner en défendant ici ma femme, ma belle-soeur et toutes ces pauvres captives, je ne puis prendre sur moi de me substituer à la main de Dieu... Savinien vous parlerait, j’en suis sûr, dans le même sens. «Il est, comme moi, un soldat. Si, ainsi que moi-même, il a souvent versé le sang, ce fut toujours en gentilhomme! «Vous me demandez l’impossible! Je ne puis agir en criminel ou en bourreau! Seul un long sanglot de Roxane lui répondit. L’ancienne oblate libre du couvent de la rue Chapon ne pouvait en vouloir à d’Artagnan. Elle lui demandait d’accomplir un véritable meurtre, et elle s’offrait elle-même à une sorte de suicide. Par contre, la destinée qui l’attendait à Alger la glaçait d’épouvante... Un instant, elle pensa à se lever et à se jeter par-dessus bord. Elle ne savait pas nager. Cependant, l’ampleur de ses jupes, en se relevant, gonflées d’air, pouvait la maintenir un temps sur cette mer bleutée. Mais une vision la retint... Elle se voyait soudain devant le plus sévère des juges, chargée d’un des plus lourds péchés que puisse commettre une croyante: le suicide! -Soit! murmura-t-elle, à la grâce de Dieu! Pendant l’échange de ces terribles paroles entre d’Artagnan et Roxane, les Barbaresques procédaient à la manoeuvre prévue. Une dizaine de barques cernaient la felouque douloureuse. -Je vais leur vendre chèrement toutes nos larmes! gronda d’Artagnan en poussant Roxane vers Françoise, sous le carrosse d’arrière. Bien que gêné par les bohémiennes épouvantées, il allait et venait de la poupe à la proue, de bâbord à tribord, sa terrible lame au poing, parmi des clameurs dignes de l’enfer. À chaque geste qu’il faisait, le geste sec et prompt d’un ressort qui se détend, répliquait un cri d’agonie, un plongeon funèbre. Un homme tombait, le ventre ouvert, la gorge tranchée, la poitrine percée de part en part. L’invincible épée semblait étinceler au bout de vingt bras. À peine convoquée sur le rouf, la mort bondissait à l’avant, hypnotisée par un éclair blanc et rouge... À bord de la galère capitane, des lunettes de Galilée aux yeux, de hauts officiers turcs regardaient le combat, stupéfiés, béants. Pour un rien, car, au fond, la vie de cette racaille arabe leur paraissait peu de chose, ils eussent trépigné et frappé des mains à la manière des Occidentaux ou crié dans leur langue: -Aoulick! Aoulick! Cri de joie bizarre qui s’emploie uniquement au cours des rixes et bagarres et qui sert à encourager les braves, les casseurs de dents, les fendeurs de crânes et tous ceux qui excellent à planter une lame au bon endroit. Pourtant, vint une heure où ce brillant état-major comprit fort bien que, s’il continuait à jouir du spectacle en dilettante, l’enragé roumi resterait maître de la place... À lui, on eût fait grâce d’assez bon coeur. On l’eût laissé dans la felouque, mais nul ne pouvait songer à abandonner l’espoir des sequins d’or que représentait, sur le marché aux esclaves d’Alger, la riche cargaison féminine. Aussi, après s’être concertés, les officiers firent-ils des signaux: -Au large! Ma foi, les felouques assaillies par d’Artagnan mirent un certain empressement à s’éloigner de lui. Quand cela fut fait, le meilleur pointeur de la galère fut appelé près du capitan-bacha: -Tu te borneras, lui dit cet officier, à raser habilement les mâts... Si tu me tues le gentilhomme roumi, tu mourras sous le bâton... Va! de par Allah! Va, fils! Cinq minutes après, toute la voilure était jetée bas et enveloppait les captives. Quant à d’Artagnan, une vergue l’ayant atteint à la tête, on le retira évanoui, un trou au front. -Il faut avoir soin de cette capture, toubib, recommanda le capitan-bacha au vénérable mire de la galère. C’est un gibier de choix... Je gage que Sa Hautesse le Dey -qu’Allah protège! -aura quelque plaisir à le voir mettre à mort de façon divertissante. Sous la domination turque, qui date réellement de 1514, le gouvernement était une sorte de féodalité appelée l’Odjak. Elle dura trois cent seize ans, jusqu’à la prise d’Alger par les troupes françaises, en 1830. Le Chef des Croyants, le sultan de Stamboul, fut d’abord représenté par un pacha. Mais ce dignitaire devint vite le jouet, l’instrument ou la victime de l’Agha, chef de l’armée. Ce dernier, en fin de compte, se vit confirmer un pouvoir qu’il usurpait toujours. Au début, élu pour deux mois, puis à vie, il prit le titre de Dey, c’est-à-dire d’oncle maternel. Les deys, tant pour se faire bien voir de leurs troupes féroces et pillardes que par goût de lucre, organisèrent la piraterie à la hauteur d’une véritable institution. Les vaisseaux capturés atteignaient plusieurs centaines à l’année; les prises se chiffraient par millions. C’étaient, ces guerres de course, de grosses entreprises commerciales, conduites avec habileté, subventionnées, et à quoi s’intéressaient, outre le Dey en personne, tous les riches seigneurs musulmans de la Barbarie. Tout se trouvait réglé avec la plus grande précision, la plus parfaite loyauté, si l’on peut employer ce mot pour un objectif aussi atroce. Au retour des navires pirates, un secrétaire des prises, assisté de chaouchs, de changeurs, de mesureurs, d’odieux maquignons, faisait débarquer publiquement les marchandises et les êtres humains capturés. On vendait à la criée. Ensuite, le secrétaire procédait à la répartition, prélevait le droit fixe dû à l’État et, au grand soleil, publiquement, partageait le solde à raison de moitié pour l’armateur et moitié pour l’équipage. À bord, nul ne touchait de solde. On naviguait à la part, selon son rôle et son grade. Alger se trouvait être le centre de la vente des esclaves blancs. Les uns étaient destinés à ramer sur les galères, les autres à pêcher pour un maître, d’autres encore, à la culture sous le brûlant soleil des Hauts-Plateaux. On imagine à quels desseins se trouvaient réservées les jolies jeunes femmes. Les Turcs, à dire le vrai, furent assez souvent troublés par les expéditions punitives des nations chrétiennes, surtout par les Espagnols. Ceux-ci, en 1541, sous le règne de Charles Quint, envoyèrent une flotte considérable bombarder Alger. Plus tard, longtemps après les événements dont nous nous faisons ici le narrateur, le Grand Roi voulut faire, à son tour, sentir aux deys la force de son bras; il envoya le célèbre Duquesne, en 1682 et en 1683, couvrir de bombes la ville deylicale, l’ancienne Icosium des Romains, l’Al-Djezaïr10 des Arabes. Le maréchal d’Estrées dut recommencer semblable démonstration en 1688, et enfin, en 1816, l’Angleterre, à son tour, envoya lord Exmouth incendier ce repaire de bandits. À l’époque où se passe cette histoire, Alger comptait 200 000 habitants de toutes races: Turcs, Courlouris, Arabes, Maures, Juifs, Kabyles, Biskris, renégats de toutes les nations et de tous les cultes, assemblage confus des races les plus opposées et des types les plus divers. Toutes les langues s’y parlaient publiquement. Tout cela vivait dans des maisons basses, muettes, sans ouvertures ou presque sur la rue, qui dégringolaient, peintes en blanc, en bleu, en rose ou en jaune, des hauteurs de Mustapha jusqu’à la mer. Certaines rues infâmes et pittoresques du quartier arabe actuel peuvent donner une idée exacte de l’apparence ancienne d’Alger, telle qu’elle apparut à d’Artagnan, gardée à vue par des janissaires, sur le pont de la galère capitane où venait de monter le symbolique pavillon vert semé d’étoiles. Bien mal en point se trouvait la division légère barbaresque, quand elle entra dans la magnifique baie d’Alger. La tempête, qui allait secouer et disperser la flotte du commandeur Paul, venait de l’atteindre d’abord elle-même. Au cours de cet assaut des vagues hurlantes et échevelées, plus d’une felouque avait coulé à pic, entraînant avec elle sa gémissante cargaison de captives, ceci à la grande fureur des matelots et officiers, qui voyaient là s’anéantir une partie de leur part de prises. Roxane et sa soeur auraient partagé peut-être le sort de tant de pauvres jeunes femmes, livrées maintenant à la voracité des poissons et des crustacés, si l’héroïque résistance de d’Artagnan ne les avait fait transférer avec lui sur la galère. Mais les qualités nautiques de ce navire ne suffirent pas à épargner aux deux soeurs les tourments du mal de mer. Et ce fut peut-être un mal pour un bien, car, prostrées, gémissantes, ayant perdu toute conscience de la réalité, elles ne purent se pénétrer de l’horreur de leur situation. Elles étaient à demi mortes de fatigue et d’épuisement quand des matelots, sur un ordre, vinrent en rade les saisir, les porter sur le pont et les dépouiller de tous leurs vêtements, afin que les acheteurs éventuels n’eussent rien à ignorer d’elles. Ah! les pauvres créatures! Ce fut en cet état primitif qu’on les entassa dans un caïque et qu’elles furent, en compagnie de tant d’autres malheureuses, étalées en plein soleil, sur des nattes, parmi les cris, les regards et les rires d’une foule bigarrée. S’aperçurent-elles seulement de ce qui leur arrivait? Non, par bonheur. Un lourd sommeil, uni à la torpeur terrible que distillait le soleil algérien, les anéantissait. Du reste, le marché fut presque aussitôt fermé qu’ouvert. Les chaouchs se bornèrent à cataloguer ce triste et charmant bétail humain et à remettre à plus tard les enchères. -Hier, déclarèrent-ils au capitan-bacha pour se justifier, des navires ont accosté, des navires richement chargés de vins, d’huile, d’étoffes précieuses et aussi de femmes de Sicile, jeunes et fort belles pour la plupart... «Le marché a été très animé. «Il y a longtemps qu’on n’a vu les enchères atteindre de telles hauteurs... Si l’on procède à la vente aujourd’hui même des prises que vous venez de faire, il ne faut compter que sur une faible affluence et de minces profits... Tout ce qui possède de l’or dans Alger fit hier ses achats. «Ma proposition de remettre à huitaine ou à quinzaine la vente des esclaves est faite dans l’intérêt commun. -D’ailleurs, surfit l’inspecteur des prises, un vieillard obèse dont le caftan vert semblait près d’éclater, le marché perdrait son principal intérêt et son principal intéressé... En effet, Sa Hautesse est partie ce matin même pour sa résidence d’El-Babouck, où elle entend faire retraite... -Comment! s’étonna le capitan-bacha, vieillard aussi long et aussi sec que l’autre se montrait exagérément dodu, le dey a quitté Alger? J’espère que sa précieuse santé... -Non, coupa l’inspecteur en coulant un vert regard malicieux entre ses lourdes paupières, Sa Hautesse se trouve, au contraire, en parfaite santé... En si parfaite santé, qu’ayant précisément, au fameux marché d’hier, acheté un bon prix une jeune vierge de Sicile, elle s’est si bien trouvée de son acquisition qu’elle vient de décider d’abandonner Alger, puant et surchauffé, pour sa résidence d’El-Babouck. «Là, sur les douces pentes de l’Atlas, où croissent les figuiers au fruit savoureux et nourrissant, l’olivier, père de l’huile d’or, le grenadier dont le fruit, dur en apparence, renferme des rubis si doux à la soif, Sa Hautesse -qu’Allah protège! -connaîtra, en sa nouvelle aimée, le charme de toutes ces merveilles naturelles... Le capitan-bacha s’inclina: -Soit, fit-il. Que la volonté de notre Seigneur le Dey soit respectée comme l’est celle d’Allah! Et chien qui l’ose discuter! «Écoutez. Je ramène, outre ces captives ensommeillées et malades, un prisonnier de choix... -Pourquoi ne l’ai-je point vu? s’indigna l’inspecteur, toujours prompt, et pour cause, à suspecter la loyauté des pirates. Pourquoi me l’avoir dissimulé? Cette marchandise doit figurer sur mes états, ainsi que le veut la loi! -Oh! fit le capitan-bacha en élevant lentement les mains vers le ciel pur comme devait l’être son coeur -du moins d’après lui- même -, comme tu demeures prompt, mon vénéré frère, à suspecter l’honneur de ton prochain! «Sache donc ceci: le prisonnier qui se trouve à bord de ma galère ne peut figurer à titre de captif utile ou d’agrément... En effet, à mon départ, une décision fut prise: celle de ne ramener que des esclaves féminines... «De plus, par sa révolte, ce gentilhomme roumi dépend du seul pouvoir du dey. -Par sa révolte, dis-tu?... Qu’a-t-il donc fait, ce giaour?... -Simplement ceci: il a tué, à lui tout seul, étant armé uniquement de son épée, les officiers qui commandaient la felouque où il avait été jeté portant sa jeune femme accrochée à lui! -Allah!... -Oui, nous avions surgi, j’oubliais de te le dire, à l’instant même où l’on célébrait son mariage... -Un autre se chargera de la suite à donner à cette touchante cérémonie! déclara le gros inspecteur en secouant sa bedaine. -Il a encore, et toujours seul et armé comme je te l’ai dit, tenu tête aux officiers et aux équipages des felouques envoyées contre lui... Il nous a mis hors de combat plus de vingt braves! Pour en finir avec cet enragé, il me fallut faire pointer un canon sur le mât, afin de l’ensevelir sous la toile! «Avais-je raison de te le dire! on ne peut traiter ce roumi en denrée négociable; il n’appartient qu’au dey de décider ce qu’il conviendra de faire de lui! Des hommes semblables ne se rencontrent pas tous les jours... «Si on peut se l’attacher après lui avoir fait abjurer son Dieu, eh bien! quitte à lui permettre de devenir le mari de sa femme, la race et la religion du Prophète ne pourront qu’y gagner... -Et tu parles toi-même, capitan-bacha, comme si le Prophète, source de toute sagesse, s’exprimait par ta bouche! «Vingt hommes! Il a mis vingt hommes hors de service! Sais-tu le nom de ce Franc si brave? -Il déclare se nommer le comte d’Artagnan. -Je note cela... -Et appartenir à la Maison du Roi Très-Chrétien, acheva le capitan-bacha en crachant par terre en signe de mépris et de rage. -Sa Hautesse le saura... J’irai dès demain lui rendre certains comptes... Elle aura plaisir à entendre parler du Sidi Dar- Tagnan... «Ah! s’il consentait à être des nôtres?... Qui sait? Il doit avoir tellement envie de reconquérir sa petite épouse... À sa place, je n’hésiterais pas! Grâce à ces paroles échangées entre les deux Turquins, le chaouch et le crieur-dellalin du marché aux esclaves enlevèrent Roxane, Françoise et leurs soubrettes, toujours anéanties et inconscientes. Toutes furent portées en des charrettes à âne au lazaret du badistan (bagne), avec ordre de les soigner, de les nourrir, de les baigner, de les masser et de les parfumer. Non par humanité, mais parce qu’il convenait de ne pas permettre que la faim ou les mauvais traitements puissent, en diminuant leur beauté, déprécier leur valeur marchande. On est turc ou on ne l’est pas! Quant à d’Artagnan, il avait été bien soigné par le mire. Ces médecins ottomans, loin de s’enticher, comme les médecins chrétiens d’alors, de vagues théories ne s’appuyant sur aucune expérience, se trouvaient être bien plus avancés qu’eux. La plupart suivaient les traditions des médecins maures espagnols. Ils avaient aussi hérité des observations accumulées par les médecins de l’Antiquité. Aussi le comte fut-il très vite remis de la grave blessure que lui avait faite au crâne la chute du mât coupé par l’habile pointeur de la galère capitane. Sitôt celle-ci amarrée sur son corps-mort à Alger, en la rade azurée, dans la vieille darse de Kaïr-ed-din, le malheureux époux de Françoise, désarmé, les mains et les pieds entravés, et surveillé par de féroces janissaires armés jusques aux dents, fut porté dans un sandal et conduit à terre parmi les regards haineux d’une foule innombrable et glapissante. Là, on le poussa vers le haut de la ville, vers la Kasbah. Une lourde porte de bronze s’ouvrit et se referma sur lui. Il se vit tout de suite dans une de ces délicieuses cours intérieures, charme exquis des maisons mauresques, où chantait un jet d’eau parfumé à la rose, qui s’élançait comme une tige de cristal et retombait en plume liquide dans une vasque de marbre blanc et noir. Cette cour, qu’entouraient d’élégantes arcades de faïence historiée, était dallée de mosaïque et à moitié couverte de tapis de haute laine aux vives couleurs. En toute autre circonstance, le capitaine, habitué pourtant aux splendeurs du Louvre et du Palais-Royal, se fût étonné d’un luxe si nouveau pour lui, mais maintenant tout lui semblait indifférent et morne. Une seule pensée le torturait. On sait laquelle... Laissons-le donc respectueusement face à face avec sa mâle douleur, dans cette chambre luxueusement peinte en blanc, dont le plancher disparaît sous un tapis et sous de voluptueux coussins où vient de le faire entrer un nègre colossal. Une étroite fenêtre carrée, munie d’énormes barreaux, éclaire seule cette pièce, dont la porte s’ouvre sur le balcon intérieur de la cour. Par cette ouverture, le prisonnier pourra augmenter sa peine en contemplant la ville joyeuse et colorée. Il voit la darse de Kaïr-ed-din, la rade immense où glissent les ailes des felouques, des basquines et des galères. Il voit cette mer qui le sépare à jamais de la France natale où doit se désoler Cyrano. Le lendemain, le capitan-bacha, dont d’Artagnan est l’hôte, ou le prisonnier comme on voudra, le fit délivrer de tous liens par le nègre herculéen et lui envoya son chaouch, accompagné d’un interprète. D’Artagnan apprit ainsi que cet officier, touché de sa valeureuse conduite et peiné de ses malheurs, l’invitait à déjeuner en camarade. Un moment, le Béarnais, ne croyant guère à la sincérité des sentiments turquins, fut tenté de décliner l’invitation. Il se ravisa pourtant. Qui sait s’il n’était pas au pouvoir de ce Capitan d’être utile aux prisonnières? Il accepta donc, non sans avoir demandé le temps nécessaire à faire sa toilette. Il en avait besoin. Depuis quatre jours, sa peau ignorait la douceur de l’eau, ses cheveux et sa barbe réclamaient impérieusement les secours du peigne et du petit fer. Des domestiques survinrent aussitôt, dont un barbier espagnol qui exerçait son art depuis dix ans à Alger, après avoir pu échapper, grâce à lui, aux terribles rigueurs du badistan ou des galères. Aussi, fut-ce à son avantage que d’Artagnan parut, les mains libres, la tête haute, rasé, calamistré, mais, hélas! sans épée, dans la cour du patio, où son hôte, vêtu de magnifiques soieries multicolores, l’attendait, assis sur des coussins. Le repas, auquel assista l’interprète, se composa d’olives noires, de poivrons, de méchoui11, de l’inévitable couscous et de brochettes de foie et de coeur de mouton, le tout arrosé d’eau glacée. D’Artagnan eut au moins la joie d’y apprendre que Françoise et Roxane n’avaient pas été encore mises à l’encan. Son hôte lui déclara: -Sa Hautesse le Dey, notre redouté Seigneur, doit être, à l’heure actuelle, informé de toutes choses. En sa souveraine sagesse, après s’être adressé à Allah, il prendra une décision. «Je crois, toutefois, monsieur le comte chrétien, que le sort de tes bien-aimées femme et belle-soeur, ainsi que ton destin propre résident déjà dans tes mains blanches. -Que peut me demander Sa Hautesse? s’informa d’Artagnan animé par cette vague espérance. -Allah et lui sont seuls à le savoir! répondit le prudent capitan-bacha. En attendant, sache, seigneur comte, que tes femmes sont aussi bien traitées, à l’hôpital du badistan, que tu l’es toi-même devant moi! Deux jours après, au matin, un de ces radieux et frais matins d’Algérie, d’Artagnan, sommeillant encore, allongé sur les tapis de sa chambre, bien calé parmi les coussins, fut réveillé par le serviteur nègre, accompagné d’un interprète. Le capitan-bacha venait de recevoir la réponse de Sa Hautesse. Il priait le comte roumi de bien vouloir venir le rejoindre en hâte. Il y avait du bon, le seigneur Capitan semblait tout heureux. -Cadédis! grogna le Béarnais, le bonheur d’un Turquin ne peut lui venir que du diable! Voici donc venu l’instant de se méfier! À peine le Capitan aperçut-il son prisonnier qu’il s’élança vers lui, les mains tendues, criant des mots que l’interprète traduisait au fur et à mesure. D’Artagnan comprit ceci: «Le dey d’Alger, saisi d’admiration au récit des exploits du gentilhomme franc, lui faisait grâce de la vie. Non seulement Sa Hautesse lui faisait grâce, mais encore elle le nommait raïs, grade équivalent à celui de colonel, et déclarait que ses femmes lui seraient rendues.» En effet, Sa Hautesse entendait enrichir le seigneur franc et lui donner un harem dont Roxane et Françoise seraient les hautes sultanes. -Et voilà, songea d’Artagnan en écoutant sortir ces promesses mirifiques de la bouche de l’interprète, voilà comment les choses pourraient, en effet, s’arranger... «Voyons maintenant pourquoi et comment elles ne s’arrangeront pas du tout... Il fit demander au Capitan ce que pouvaient être les conditions imposées par Sa Hautesse, car, en Barbarie, pas plus qu’ailleurs, on ne donne rien pour rien. L’officier turquin se prit à rire! -Mon frère franc se doute bien qu’il y a quelques petites formalités à remplir... -Évidemment. Qu’on me dise lesquelles. -C’est peu de chose! Prêter serment de fidélité entre les mains de Sa Hautesse et renoncer aux erreurs funestes de la religion de Christus, vrai prophète, homme de bien, mais non pas Dieu, car Allah seul... D’Artagnan se redressa. -Le prix auquel Sa Hautesse fixe ses faveurs, dit-il, est beaucoup trop élevé pour moi... Il dépasse infiniment mes moyens... -Vous êtes fou, mon frère, réfléchissez! Ici, vous ne vous trouvez plus en France, vous êtes captif! Un mot de Sa Hautesse peut faire rouler votre tête sur le pavé! «Encore, s’il n’y avait que vous, mais songez au sort de votre femme et de sa soeur... Allons, la morale, l’honneur varient suivant les latitudes. «La ville d’Alger grouille d’anciens officiers de votre souverain et de tous les rois de la Chrétienté! Parmi nos hauts dignitaires, il y a même d’anciens religieux. «Ah! vous ne connaissez pas les délices de la vie, telle que nous la menons ici, sous un ciel éternellement printanier, avec des raffinements de luxe et de volupté qu’envieraient vos princes du nord. «Un chrétien ne peut sans craintes ou sans remords se livrer tout entier et sans retenue aux joies de la vie. Le Coran, à nous autres, conseille la volupté en ce monde et nous la promet pour l’Éternité. Vos moeurs sont rudes, sévères, votre Dieu est triste et jaloux... «Changez, comte! Venez à nous! D’Artagnan était resté immobile et glacé pendant tout ce discours, débité avec chaleur par le Capitan et répété aussitôt par l’interprète. Il se borna à soupirer. Il évoquait uniquement Françoise et Roxane libérées, vivant à ses côtés dans une cour semblable à celle-ci, entourées d’une nuée d’esclaves, et vivant, en effet, à Alger, dans une atmosphère de luxe et de volupté qu’on ne connaît pas même à la Cour de France. Douces visions! Troublantes perspectives de bonheur assuré! Hélas! entre elles et la réalité présente, une hautaine barrière: l’Honneur! Alors, la mort pour lui, la honte pour elles. L’Honneur!!! -Monsieur, fit-il dire au Capitan, je vous sais gré d’avoir tenté de me sauver en intéressant à mon sort Sa Hautesse le Dey. Prenez le soin, je vous prie, de le remercier en mon nom des propositions flatteuses qu’il me fit par votre bouche. «L’Honneur m’oblige à les refuser. «En ma vie, j’ai prêté trois serments solennels: d’abord, dans les mains d’un évêque, le jour où je reçus le sacrement de Confirmation, ensuite, dans les mains de mon père, quand je fus nommé mousquetaire du Roi; enfin, face au ciel, en prenant une épouse. «Je ne puis renier ma parole, ni ma Foi... Je ne puis trahir mon Dieu, ni mon Prince... Sa Hautesse dispose de ma vie. Je dispose, moi, de mon honneur. Je le garde, qu’on prenne ma vie! Il y eut un moment de silence, troublé par les seuls sanglots du jet d’eau parfumé. On eût dit une intarissable plainte de femme amoureuse et désolée. Le capitan-bacha poussa un soupir et dit: -Comme c’est dommage! Un brave tel que vous! Ah! je ne m’en consolerai pas! J’eusse aimé vous appeler mon ami et mon frère! Trop beau songe!... Sachez, monsieur, que Sa Hautesse, prévoyant le cas où vous vous mettez, a déclaré: «S’il refuse, lundi, jour de mon retour à Alger, on l’installera dans un fauteuil, devant le mirador de Capoudan- bacha. «Il verra, en face de lui, sourire la gueule noire d’un canon chargé à poudre. Sa femme sera forcée de mettre le feu elle-même à cette pièce. «Quand il sera parti en morceaux, j’achèterai sa femme et sa belle-soeur et je les donnerai aux plus brutaux de mes janissaires noirs... Madame De Cornavin. Nous avons laissé Linières revenu de sa grande terreur d’être brûlé vif, mais sous le coup d’une nouvelle épouvante, celle d’avoir à épouser une inconnue, sans doute laide et atrabilaire, puis ouvrant les yeux avec courage, pour regarder en face sa destinée. Celle-ci, avouons-le franchement, ne se proclamait pas enchanteresse. Elle valait cependant mieux que la mort lente entre des piles de fagots enflammés. L’excellent Linières ne laissa pas d’en convenir de bonne grâce. Il avait devant lui, descendue d’une jument grise, une grande, très grande femme d’une quarantaine d’années, douée d’une carrure solide mais sans grâce, tout en os, tout en pointes. Elle levait avec orgueil une tête maigre, chevaline, au menton volontaire et au nez bourbonien. Ses yeux, très gros, des yeux de myope, étaient verts et sans cils. Son cou, décharné, évoquait celui d’une girafe et laissait voir de multiples tendons. Cette femme portait un costume de chasse du rouge le plus vif, moulant, hélas! le vide, le néant! Avec un soupir, Linières songea que l’héroïque maigreur de Cyrano aurait pu paraître embonpoint devant celle de cette créature appelée à porter son nom: -Pauvre Savinien! murmura-t-il, en voyant ce spécimen, il se serait trouvé dodu plus qu’un chanoine prébendé! Celle qui venait de l’arracher au feu de la terre et sans doute à celui de l’enfer déclara au chevalier de Linières, tout en saisissant un impressionnant couteau de chasse: -Ceci, monsieur, ne me quitte jamais, pas même la nuit! Je m’en sers céans afin de vous délivrer de vos liens. «Sachez-le, je m’en servirais de même, pour vous ouvrir le ventre, s’il vous venait d’aventure, l’idée saugrenue de me tromper! «J’ai toujours tenu à l’exacte fidélité de mes maris successifs. C’est mon principe! -De vos maris? balbutia le biberon tout en essayant de remuer ses membres ankylosés. -Eh oui! fit la virago en grimaçant un sourire. Je suis femme, très femme, et ne puis vivre sans amour. J’ai en horreur le veuvage! «Un lit solitaire est, à mes yeux, l’exacte image du tombeau! «Hélas! le ciel me fut souvent cruel. Me voici veuve pour la huitième... -La huitième! répéta Linières avec épouvante. -Certes! Et ce soir, dans la chapelle de mon château, le chapelain célébrera mon neuvième mariage. Pourquoi cet air sans grâce, monsieur? Le rescapé esquissa une vague dénégation. En effet, il ne voulait pas dire ses pensées. On les devinera aisément si nous disons que l’Athée de Senlis invoquait mentalement la protection de François. Si son saint patron dut être surpris, la dame, elle, parut deviner ce qui se passait en sa tête, car elle partit d’un grand éclat de rire, se tapa sur la cuisse, à la façon d’un soudard, et repartit: -Ne faites pas cette mine! La baronne de Cornavin n’a rien d’une Barbe-Bleue. Vous pourrez, si cela vous convient, fouiller tous les placards, tous les retraits et tous les privés de mon château, sans y trouver les dépouilles de mes défunts époux. «Ils se sont tous retirés de façon naturelle et avec la permission expresse de la Faculté. «Ces pauvres chers regrettés étaient, malgré les apparences, de petites natures, des complexions délicates, des faibles... «Ils ne supportaient ni les excès de table, ni les fatigues de la chasse, ni celles de ma chambre. -Quelle gorgone! corps diable! rugit intérieurement le pauvre garçon. Me voilà bien tombé! Cette luronne m’annonce, avec quel sourire édenté, qu’elle a eu raison de huit gentilshommes jeunes et gaillards! Ah! vraie pitié de moi! «Que vais-je devenir, chétif que je suis, dans les bras et à la table de cette étique et inflammable amazone? Son feu me va-t- il consumer à mon tour, et plus vite que ne l’eût fait le bûcher préparé à mon intention par l’escogriffe, le rufian et la catin? -À voir votre nez honorablement rougi, je dirai même violacé, poursuivit la baronne, je crois me trouver en présence d’un fervent de la dive bouteille? Oui! Quel bonheur! «Touchez là, monsieur mon futur époux! Mais, sachez-le, je suis femme à vous tenir tête en tous combats, aussi bien sur champs de plumes que le verre en main... «Sachez aussi que je possède trois ou quatre des meilleurs clos de Bourgogne et... Déjà, le chevalier n’écoutait plus. Il se sentait enfin résigné à son sort, et joyeusement résigné même! Pour un peu, il se fût reproché de trouver la mariée soudain trop belle! Il ne voyait plus sa longue, son ingrate silhouette de jument étique, ses yeux sans cils, son noble nez trop volumineux, les chevaux de frise de ses genoux, de ses coudes et de ses épaules qui menaçaient de percer l’étoffe écarlate de son costume. Il oubliait même le sort fâcheux de ses huit prédécesseurs, en faveur de cette seule et unique considération: sa chère femme aimait à boire et possédait des vignobles insignes. Cela excusait, morbleu! cela rachetait bien des tares! Aussi fut-ce avec une véritable tendresse qu’il saisit la main de bois sec de la baronne, qu’il y appliqua dévotement ses grosses lèvres sensuelles et qu’il s’informa en ces termes: -Dites-moi votre petit nom, mon bel amour? Un roucoulement sortit du cou tendineux: -Urane, Pulchérie, Véronique... -Ah! s’exclama Linières. Quel prénom charmant! Et comme il vous va bien! Il me rend lyrique, ma chère amie. En votre honneur, j’improvise... Écoutez! Amour, tyran des dieux, je sens, pour Véronique, S’élever, en mon coeur, la flamme magnifique!... Un baiser le récompensa aussitôt de cette prouesse littéraire et un autre allait lui succéder quand la baronne vit qu’il tremblait sur ses jambes: -Hé, fit-elle, allez-vous suivre si vite le déplorable exemple donné par mes huit maris, pechère? -Je n’y tiens guère, Urane. J’entends bien ne rejoindre ces messieurs que le plus tard possible. Seulement, je dois vous l’avouer, Véronique de mon âme, je tombe d’inanition. «Les misérables qui ont failli me brûler vif ici même ont eu la cruauté supplémentaire de me laisser à jeun depuis hier soir. -À jeun! s’apitoya la baronne de Cornavin. Cela est affreux! Je vais y remédier sur l’heure! Aussitôt, mettant ses mains en porte-voix, la belle se mit à crier d’une voix comparable à l’olifant de Cyrano: -Holà! Pendards! marauds! fripouilles, gibiers de potence! Ici, Portafaux, Souillasson, Babylas! M’entendez-vous, sacrebleu! Me ferez-vous languir ici longtemps? Tripes de mes défunts et cornes d’aurochs! -Ma foi, songea Linières éberlué, voilà une maîtresse femme. Elle sait parler aux valets! Ceux-ci, trois grands diables, cor de chasse autour de l’épaule droite et montés sur d’excellents chevaux, apparurent assez vite et s’informèrent, placides. -Babylas, ordonna Véronique, donne ton destrier à ce gentilhomme, le chevalier de Linières, mon prochain époux. Tu rentreras de pied au château, et tu diras à mes équipages, piqueurs et valets, que je cesse de courre le cerf. «Toi, Portafaux, tu vas filer sur la métairie de Bonnechose, quitte à crever ton cheval, et tu nous feras préparer tout de suite une omelette immense, un dindon à la broche, deux poulets à la bonne femme et un lapin en civet. Tu diras au métayer qu’il me répond des vins, sur sa caboche... «Quant à toi, Souillasson, donne l’ordre à M. de Lépinas, mon bailli, de se porter en force et par la traverse, entre les bois de Buzy et la Saône. «Il doit appréhender et enchaîner... «Au fait, se reprit-elle, tournée vers Linières, je n’ai pas vu vos assassins. Mon lieutenant de justice ne saurait les poursuivre et les arrêter, sans avoir leur signalement? Le crime a été commis sur mes terres. Cornavin possède le droit de Haute Justice, je puis donc vous réserver la satisfaction, un de ces matins, d’assister, de votre lit, à la décapitation de vos persécuteurs... «On exécute dans la cour de mon château, sur mon billot. -Hum! osa le brave garçon en hochant le chef, je ne vois pas encore s’envoler ces trois billes-là! «Mes ennemis sont gens puissants... Hier, le cardinal de Mazarin les employait à ses plus basses besognes, aujourd’hui, ils courent les routes pour exécuter des ordres de M. le Prince... et quels ordres! -Hé! s’écria Véronique de Cornavin, frappant du pied, que m’importe Mazarin ou Condé! Ici, j’ai le droit pour moi! Pape ou Roi ne peuvent m’empêcher d’en jouir librement, en faisant décoller, après un jugement régulier, ceux qui commirent, sur mes terres, un crime capital. «C’est mon idée, vertuchou! et c’est aussi mon plaisir! «En attendant, qu’il plaise donc à mon futur époux de dicter à Souillasson le signalement des criminels? Souillasson, par hasard, est un fripon qui sait autre chose que humer le piot, trousser les cottes et s’entendre avec les braconniers du bourg. Il est quelque peu mon intendant... Souillasson était même quelquefois davantage, si l’on en croyait les bonnes langues de Cornavin. Comme elle l’avait dit à Linières, avec une franchise peut-être cynique, Urane-Pulchérie- Véronique, pour l’heure baronne de Cornavin, détestait la solitude. Née native de Marseille avec, dans ses veines, le brûlant sang d’Espagne de sa mère, elle était ce qu’on appelle là- bas une gaillarde, un tron de l’air, une apasionado caliente. Son père, consterné, craignant un coup de tête de cette brune fille vive comme le vin nouveau, pleine de salpêtre, qui buvait, jurait, cassait la vaisselle, giflait les hommes, fessait les femmes et faisait le coup de poing avec les «nervis» du port, avait dû la marier, dès sa quinzième année. Battu, grugé, abruti de vins d’Italie, gorgé de venaison, le premier époux de cette douce créature ne lui résista que dix-huit mois. Le second fit un peu mieux, car il était breton, c’est-à-dire prodigieusement entêté. Il ne s’avoua mort qu’après trois ans d’une union aux travaux forcés. À quoi bon dénombrer les touchantes victimes de cette chasseresse amoureuse et goinfre? Disons simplement ceci: La veuve du baron de Cornavin, foudroyé par l’apoplexie sous les courtines de l’alcôve conjugale, était la terreur du pays à vingt lieues à la ronde. Les femmes mariées tremblaient à sa seule vue, les jeunes filles se signaient, et les célibataires, épouvantés, portaient la main à la garde de leur épée ou serraient nerveusement la crosse de leur pistolet. Car Véronique ne cachait pas ses intentions: elle cherchait à convoler une neuvième fois. Mais nul ne songeait à se mettre sur les rangs, malgré qu’elle fût fort riche. On craignait trop de figurer au tableau de chasse de la terrible virago. Un gros bon moine ne parla-t-il pas même de l’exorciser? Il énumérait avec complaisance les noms des sept démons qui, selon lui, hantaient le corps chevalin de la veuve. On comprend maintenant pourquoi et comment cette enragée, avant de délivrer Linières et de l’arracher à une mort aussi inévitable qu’horrible, lui posa ces questions préalables et saugrenues: «Êtes-vous gentilhomme? Êtes-vous célibataire?» et pourquoi elle le força, en échange de son salut temporel, de lui promettre le mariage. On l’a vue, femme de tête, organisant la poursuite de Vauselle et de ses acolytes. Montrons-la maintenant, cerveau politique, se levant brusquement de table, en la métairie de Bonnechose, pour dire à Linières qui venait, tout en mangeant et en buvant avec le plaisir que l’on devine, de lui conter par le menu ses démêlés déjà vieux avec Vauselle: -En selle, mon petit gros! En selle! Il ne coule dans vos veines que du sang de tomates ou de radis noir si vous n’avez point au coeur le désir de courir à l’hallali! «Par la barbe d’Henri IV, vous allez voir si je saurai vous seconder! -Il me faudrait au moins une colichemarde! -Je suis femme de ressource! déclara Véronique en se frappant la cuisse selon sa déplorable habitude. Ce disant, elle courut à un grand coffre à bois, l’ouvrit, en tira deux longues épées, deux ceinturons et quatre pistolets d’ordonnance: -Mon bon, ce sont là des armes que je conquis de mes propres mains, sur certains gentilshommes frondeurs. «Un soir, passant ici d’aventure, ces écervelés voulurent me prendre, de force, ce que je leur eusse accordé de bonne grâce... Ils avaient ces armes, moi ce couteau de chasse... «Bref, une demi-heure après ce petit différend dû à leur mauvaise éducation, le métayer les enterra dans le verger... tenez, là où il pousse à foison des marguerites jaunes. «Je les ai regrettés, c’étaient de beaux hommes! On aurait pu se livrer ensemble à des distractions infiniment moins cruelles... Qui avait voulu cela? Qui s’était montré impatient et grossier envers une faible femme? Comme le fiancé obligé louchait vers le tertre aux marguerites jaunes, sans lui donner le temps de se remettre, elle ajouta, avec rondeur: -En somme, en empêchant vos ennemis d’aller porter à Marseille les ordres du prince de Condé, nous accomplissons, mon petit chevalier, un acte d’une portée politique considérable... «Et nous serons les derniers des imbéciles si, cela fait, nous n’allons pas tout dire au roi de France! Puis, envoyant une tape formidable sur le petit ventre en pointe de Linières, elle conclut: -Je te ferai créer baron, gros farceur! Quelques instants après, les deux singuliers fiancés, suivis du valet Souillasson, armé lui aussi jusqu’aux dents, s’élançaient, à travers les halliers de la terre de Cornavin, afin de déboucher, sur la route de Mâcon, avant l’arrivée de la chaise de poste où se prélassaient Minou, Vauselle et La Maule. Véronique avait dit en effet: -Ces drôles ont sur nous environ une heure d’avance, mais ils roulent péniblement sur une route mauvaise, crevassée et qui monte sans cesse... «Ils décrivent un arc de cercle dont nous allons dessiner la corde... forcément. La corde est plus petite que l’arc... de plus, nous galoperons sur un terrain connu de moi et à peu près plat... «Nous parviendrons au but avant eux et même avant ce grand flandrin de bailli... Je vous prédis qu’il n’apparaîtra que pour instrumenter! Linières approuvait tout. Il ne pouvait point ne pas approuver. Car ce qui sortait de la bouche de sa Véronique prenait soudain il ne savait quel accent décisif, formel, indiscutable! Il imaginait que le Saint-Père devait avoir cet accent... À quoi bon lutter? Comment oser une objection? Où trouver la folle audace de dire non? Notre ami, d’ailleurs, détestait les marguerites jaunes!... Il se souvenait, du reste, fort à propos que, sans cette gaillarde, ma foi, il serait, à l’heure présente, réduit à l’état de charbon de bois... Aussi, bien que mal remis encore de son ankylose et bien que sentant, dans son estomac, peser une bonne partie de l’omelette, du dindon, des poulets et du lapin récemment ingurgités, se garda- il de se plaindre. Les dents serrées, la tête un peu trop légère, il suivit la course rapide de Véronique, excellente écuyère. C’est à peine si, de temps en temps, il soupirait en jetant un coup d’oeil sur ses formes trop peu capitonnées. Il avait beau se dire: «D’un coup de coude, elle risque de m’ouvrir le ventre...», il se souvenait, sans déplaisir, que ce grand échalas était propriétaire de crus renommés... Or, ceci compensait cela... Laissons, pour un instant, l’excellent Linières en si aimable compagnie et revenons aux anciens sbires de M. Mazarini. Nous les vîmes, on doit s’en souvenir, troublés soudain par le son rapproché du cor de chasse, abandonner à son sort la torche humaine qu’ils venaient d’allumer. Certes, ils eussent préféré demeurer là quelque temps et s’assurer, de leurs propres yeux, du bon travail accompli par le feu; mais ils se persuadent, tout en regagnant leur chaise de poste, que rien ne leur permet de redouter un échec. D’ailleurs arrivée au haut de la côte, Minou leur fait remarquer l’épaisse fumée montant toujours du sous-bois: -Il doit être à point maintenant, déclare-t-elle en éclatant de rire. Ah! ni la tendresse, ni la pitié, ni le remords n’étoufferont jamais cette fille! Elle est bien la digne associée du sieur de Vauselle, la digne amie de La Maule; tous trois sont prêts à faire n’importe quoi pour un peu d’or. -Nous venons d’agir d’excellente façon, je le crois, réfléchit tout haut La Maule. Les intérêts à nous confiés justifient tous les moyens. «Cet homme, par un hasard, malencontreux pour lui et si charitable à notre égard, a révélé son secret: il connaissait le nôtre et allait avertir d’Artagnan. Cet officier, incapable de reculer, nous le savons, serait allé donner l’alarme au camp du Roi. «Donc, la disparition de l’imbibé était nécessaire. Je regrette seulement qu’il ait refusé de parler. -Pour moi, dit Minou, il n’avait rien à nous révéler, et il était le seul à connaître notre secret. «En effet, s’il l’eût tenu d’un autre ou s’il l’avait déjà fait connaître à quelque puissant personnage, on se fût empressé de lui donner certains moyens d’action. «Par exemple, il ne se serait pas trouvé isolé sur la grand- route. Dans un cas semblable, on ne suspend pas le sort de tout un royaume à la vie d’un seul gentilhomme. «Mes amis, qu’en pensez-vous? Le raisonnement de Minou fut reconnu juste. Un seul point tourmentait les complices: le maître postillon et les deux valets. N’aurait-on pas des ennuis, s’ils jasaient? Pour l’instant, la crainte ou l’amour du gain suffisait à leur clore le bec... mais ensuite, au relais prochain, s’ils allaient parler, révéler la disparition du prisonnier? Vauselle déclara: -Ce soir, je les prendrai à part et je leur dirai deux mots de ma façon. Le ton et l’accent rassurèrent tout un chacun et l’on remonta gaiement en voiture: Fouette, cocher! On ne roula pas longtemps. À peine avait-on descendu une côte qu’il fallait en remonter une autre fort péniblement. C’est là l’ennui du pays. Il se plisse à l’infini, toujours hérissé de forêts de chênes, de hêtres et de châtaigniers. Peu de villages et même de hameaux; point d’auberges. On n’atteindrait le relais qu’à la nuit close. Celle-ci commençait à tomber quand, comme la chaise roulait, par hasard, à toute vitesse, elle fut calée brusquement. Ses occupants, projetés les uns sur les autres, entendirent une voix féroce rugir: -Un geste, maraud, et je te crève! Minou frémit de la tête aux pieds: -Pour Dieu, gémit-elle, que se passe-t-il? La Maule eut seul le courage de mettre le nez à la portière; quant à Vauselle, du moment qu’épées ou pistolets entraient en danse, il ne fallait plus compter sur son aide. Pâle, vert plutôt, il se laissa glisser, les bras ballants, sur le plancher de la chaise de poste, les yeux presque blancs... Un juron de La Maule vint encore accroître sa terreur: -Damnation! Linières! Alors, la comédienne poussa un cri d’hystérique et prit la plus classique des attaques de nerfs. Elle venait d’apercevoir, à six pouces de son charmant visage de coquine, un gros pistolet brandi par celui qu’elle croyait trépassé depuis une heure. Ce qui se passa ensuite tint du prodige. La porte de la chaise ouverte par une poigne solide, La Maule se sentit happé, pris à la gorge, arraché de sa banquette, soulevé, balancé, puis jeté contre l’une des roues, tandis que Vauselle, extrait par les pieds, plus mort que vif, suivait un chemin parallèle. -À votre tour, criait la voix d’ogre, un petit somme dans les choux vous fera du bien! Comme on le devine, c’était oeuvre de Véronique, la future Mme de Linières. Simultanément, son valet Souillasson déblayait le terrain en immobilisant les postillons. Quant au biberon, il n’eut qu’à se charger de la comédienne. Il le fit, avouons-le, avec un aimable doigté. La beauté de sa persécutrice évanouie, et, de ce fait, surprise dans un désordre des plus exquis, ne laissait pas de le ravir et de le troubler. Osons même le dire à sa honte, l’ingrat, oubliant la récente et capitale intervention de Véronique de Cornavin, se mettait à soupirer devant la gorge blanche de la traîtresse fille. -Ah! se disait-il, comme les choses sont mal faites en ce bas monde! Cette petite vipère devrait avoir tous les angles de ma future épouse et celle-ci toutes les précieuses grâces de... -Je vous y prends! explosa comme un volcan la baronne en surgissant aux côtés du chevalier. Ah! chenapan! Vous êtes sûrement en train de me tromper en pensée! De son large pied, elle poussa le corps évanoui que Linières avait déposé sur le bord de la route. -Et avec quoi? s’étonna-t-elle dédaigneusement. Avec un animalcule!... Un infusoire!... Peuh! c’est petit, c’est blanc, c’est frêle! C’est mauvais comme la peste surtout! «En tout cas, vous, demi-tour! Surveillez-moi ces deux lascars! S’ils bougent, une piqûre en plein où ils s’assoient... «Moi, j’observe votre mite... C’est la plus dangereuse des trois... Sainte Vierge, comme elle doit être méchante pour avoir le visage si doux! «Mort de mes os! ajouta-t-elle en désignant un nuage de poussière s’élevant à une demi-lieue de là; voici venir mon bailli, M. de Lépinas, et mes gens... Comme prévu, ils n’arrivent que pour instrumenter. «La place est nette! «Nous venons d’y faire la lessive! Dix minutes plus tard, après avoir interrogé, en due forme, devant le greffier de la seigneurie, le maître postillon et ses valets, et ayant pris minute de la déposition de François Payot, chevalier de Linières, M. le Bailli déclara au trio consterné: -Au nom du Roi, mademoiselle et messieurs, j’ai l’honneur de vous inculper de tentative de meurtre, suivie d’un commencement d’exécution, sur la personne de ce gentilhomme... Ce crime ayant été perpétré sur les terres de Mme la Baronne, ici présente, haute justicière, je vais vous faire conduire en sa prison... «Il est à croire que vous serez accrochés aux ceps et colliers de ladite seigneurie de Madame et tourmentés jusqu’à ce que mort s’ensuive... «Et ça sera justice! Les Sacs De Têtes. Cyrano de Bergerac se trouvait à peine, depuis quatre jours, l’hôte des Arabes du douar Tokla, quand, un matin, aux premiers feux du soleil, il fut réveillé par le lieutenant Filipo de Turina. Il n’en fallut pas plus pour le faire gronder: -Aux armes, messieurs les cadets! car il rêvait au siège d’Arras et se croyait surpris par une brusque attaque des Espagnols. -Aux armes? fit l’officier de Malte avec mélancolie, hélas! je le voudrais bien! Mais je n’ai pas même un poignard. Et cependant, autant pour souci de mon honneur chrétien que par amitié pour vous, il va falloir en découdre, monsieur de Cyrano. -Charmante perspective, signor. Elle m’enchante grandement, croyez-le, repartit le Gascon en s’asseyant au beau milieu du gourbi qu’il partageait avec son compagnon. Dommage, en effet, que vous soyez sans armes! Bah! vous irez au combat armé de quelque solide matraque en bois d’olivier, et je plains le seigneur turquin à qui vous direz deux mots. «D’ailleurs, l’épée de mon premier tué deviendra la vôtre, foi de Bergerac. Mis tout à fait de bonne humeur par la proximité de la rencontre, il demanda: -On a donc appris la prochaine arrivée de messieurs les fonctionnaires de Sa Hautesse le Dey? Je ne vous demande pas à combien de gaillards nous aurons affaire, parce que, milledious! la chose est, pour nous, dénuée d’importance. «Je mis en fuite, certaine nuit, accompagné, il est vrai, d’une dizaine de francs lurons, une bonne centaine de gardes à cheval... -Pas possible? s’étonna Filipo de Turina. -Veuillez ne point en douter, mon cher. C’étaient pourtant de rudes compagnons, et triés sur le volet, puisque Son Éminence le Cardinal de Mazarin avait cru pouvoir leur confier sa personne douillette, craintive et parfumée... «J’ai pourtant capturé le premier ministre, malgré l’opposition de son petit corps d’armée, puis, avec tous les égards dus à son rang et à sa dignité ecclésiastique, je l’ai chambré! Une fois là, ma foi, vous devinez la suite... «Mons. Mazarini, votre compatriote intelligentissime, dut bien en passer par où je voulus. Il mit les pouces. Il signa, promit, sur la foi des serments les plus solennels... tout en me préparant un traquenard de sa façon... «Mais, dioubibane! si je me mets à vous conter mes aventures, nous bavarderions encore à la nuit close! «Tout ceci est à la fin de vous faire entendre que je me soucie fort peu du nombre de nos futurs adversaires. L’Italien parut peu goûter l’optimisme de son compagnon. Il le taxait même, en son for intérieur, d’exagération et se disait: -C’est un rodomont! On sait, au surplus, que notre Gascon n’avait rien de ce personnage ridicule, rendu célèbre par un poème de Boiardo et de l’Arioste. Un rodomont, vieux mot qu’on n’emploie plus guère, est un fanfaron qui se pique de prétendus actes de bravoure. Or, Cyrano ne mentait jamais, et quant à la bravoure, il eût fait fortune si cette vertu avait pu se vendre aux humains comme des petits pâtés! L’officier de l’Ordre de Malte, disons-le à son excuse, ignorait les exploits et surtout le caractère de ce très nouvel ami. Il lui devait cependant de pouvoir aller et venir sans liens. En effet, sur l’ordre du poète-bretteur, le caïd avait fait trancher les entraves qui immobilisaient le prisonnier. Désormais, protégé par le marabout Sidi C’Rano ben C’Rano, il devenait un ami, un allié. Ce fut lui qui reçut, de la bouche même du caïd, l’aveu de l’épouvante qui allait grandissant parmi les habitants de ce lieu retiré entre l’Atlas et la mer. On approchait de l’époque fatidique où apparaissent les collecteurs d’impôts. Les noms sacrés de Mahomet et du Dey à la bouche, ils passaient dans le bled, quatre fois par an, prélever le meilleur de la récolte. Sur des chariots traînés par des mulets, s’entassaient, sous leurs yeux durs et sévères, les sacs gonflés de blé, de maïs ou d’orge, les outres pleines d’huile d’olive. Et d’autres voitures accueillaient les chèvres les plus belles et les moutons les plus gras. Des chameaux suivaient la caravane, érigeant sur leur dos les basours, sortes de tentes, où on enfermait, sous la garde de mégères édentées, les filles trop jolies dont les fonctionnaires s’emparaient, le poignard aux dents, sans autre forme de procès. On pense quels gémissements, quels poings tendus, quelles larmes de sang, quelles injures ravalées par prudence suivaient le départ des «gabelous» du Dey. Ils ne laissaient aux sujets du prince que leurs yeux pour pleurer et leurs bras pour travailler. Avec une lippe de mauvais augure, Cyrano écoutait Filipo de Turina, lui donnant le détail de cette misère. Son coeur généreux haïssait l’injustice et la tyrannie, aussi bien venant d’un Richelieu ou d’un Mazarin que d’un Ibrahim-Bacha, car tel était le nom du dey régnant. N’était-il pas, n’avait-il pas toujours été une sorte de chevalier errant, de redresseur de torts, de don Quichotte enfin? -Sandious! s’écria-t-il, comme j’ai justement à tirer vengeance de ces Turquins du diable, l’occasion, me semble-t-il, est belle! Ceci dit, il se referma dans le silence, examina soigneusement les lieux de sa «détention» et fit ensuite une petite promenade qu’il nommait militairement une reconnaissance. Le douar Tokla, malheureusement, ne lui semblait pas facile à défendre. Il se trouvait, parmi une suite interminable de collines coniques, situé dans un bas-fond, à peu de distance de la mer. -Hélas! dut-il constater. C’est là le type de la classique souricière! Une armée réduite à camper ici serait vite cernée, canonnée, acculée à l’océan ou forcée de mettre bas les armes! «Donc, ici, point d’affaire! Déterminé à ne pas attendre l’adversaire au fond de cette cuvette, il fit venir le caïd et eut avec lui, par l’intermédiaire de l’officier italien, une longue conversation. Celle-ci fut des plus laborieuses, car le Berbère excelle à parler pour ne rien dire. Maintes fois, le Gascon, pour qui la patience n’était pas une vertu, faillit se lever furieux et planter là ce vieillard à la voix traînante, basse et cérémonieuse. Il s’obstina cependant, et l’on verra par la suite qu’il fit bien. Il apprit ceci: une seule route praticable aux chariots des collecteurs turquins conduisait au douar. Or, cette route, à environ deux lieues de là, se trouvait très encaissée, dans la traversée d’une forêt de chênes-lièges. -Bon, cela, déclara-t-il, en se frottant les mains. Je veux aller me rendre compte par moi-même. Qu’on m’amène un cheval! Hélas! il oubliait la dureté du joug qui pesait sur ces populations! Nul, ici, ne possédait de cheval. Il dut se contenter d’un âne. Ce fut d’ailleurs l’occasion pour lui de sortir du fond de sa mémoire tout un lot de jurons de Gascogne qui commençaient à s’y ennuyer ferme! Accompagné de deux Arabes et suivi d’une nuée de polissons vêtus de candeur, Cyrano fut donc forcé de cheminer sans gloire, monté sur un baudet rétif, beaucoup trop petit, et qui le forçait à plier un peu ses longues jambes, sans quoi l’animal eût pu filer sous lui, comme une rivière sous un pont... Malgré le grotesque de sa situation, Cyrano sut besogner assez utilement. Chaque détail de la route, de l’espèce de défilé par où elle passait, chaque rocher de la forêt de chênes-lièges, chaque distance entre tel et tel point se gravèrent dans sa cervelle, et quand il revint de sa tournée, il put dire à M. de Turina: -Mon cher, nos Thermopyles sont trouvées! Il ne craignait qu’une chose: la défection des Arabes. Si grande était leur terreur! Cyrano doutait également du courage physique de ces hommes élevés dans l’esclavage et courbés, depuis leur naissance, sous une domination abêtissante et cruelle. Toutefois, il se répétait ces aphorismes: Une goutte d’eau suffit à faire déborder un vase. Rien n’est redoutable comme un mouton devenu enragé. La liberté enfante parfois des héros. Aussi convoqua-t-il, sous l’olivier des palabres, les principaux du douar et leur fit-il traduire ces paroles par Filipo de Turina: -Mes amis, voici l’occasion de vous venger. Si vous suivez mes conseils, si vous me laissez agir comme je le dois, si vous me secondez dans ma tâche, vous écraserez, cette année, vos oppresseurs séculaires. «Loin de trouver tout prêts à être jetés dans leurs chariots votre blé, votre maïs, vos chèvres, vos moutons et les plus belles de vos enfants, les envoyés de vos ennemis rencontreront la mort! «Boufre! Ne tremblez pas! «Vous vous vengerez sans attirer sur vous des représailles! Pas un de ceux qui seront venus ne devra pouvoir s’en retourner! Nul n’ira dire comment les choses se sont passées, donc personne n’en saura rien! «Pour cela, il me faut votre obéissance aveugle, absolue. «Dites-moi, puis-je compter sur vous? Me suis-je adressé à des lions ou à des chacals? Là-bas, à l’infini, la belle route, une ancienne voie romaine, dont l’incurie musulmane n’a pu encore venir à bout, étincelle, toute dorée, dans une plaine où ondule le blé... Plus près, éclairée par le reflet des montagnes couvertes de lavandes et de bruyères, elle apparaît violette. Plus près encore, dès qu’elle entre dans cette forêt de chênes-lièges, elle est presque noire, tant se trouve épaisse la verdure qui forme une voûte sur son passage. Cyrano et son ami somnolent au pied d’un platane. On leur a dit de ne point se fatiguer. Des guetteurs sont apostés en avant, prêts à signaler l’arrivée imminente de l’ennemi. Ce sont des yaouleds aux yeux perçants, habitués, dès leur âge le plus tendre, à surveiller l’espace. Ils sont la vivante gazette du pays. Les nouvelles qu’ils propagent courent plus vite que le pur- sang lui-même. En Algérie, chaque éminence a son espion. Quand il aperçoit une chose digne d’être signalée, il met ses mains en entonnoir autour de sa bouche, se tourne vers la hauteur la plus voisine et crie, en la résumant, la nouvelle. L’autre guetteur agit de même, et ainsi de suite. Notre moderne télégraphe ne va pas toujours aussi vite, car il arrive que le sirocco ou le simoun en renverse les poteaux ou les enlève en se jouant. -Ils seront ici dans une heure! annonce-t-on enfin. Et les deux dormeurs de se dresser, M. de Turina soucieux, Cyrano frais comme une rose et d’humeur charmante: -Oïmé! s’écrie-t-il, on se décide à venir nous offrir les chevaux, les épées, et sans doute aussi les pistolets et la poudre qui nous manquent! «Si ces messieurs tenaient à se montrer tout à fait aimables, ils véhiculeraient avec eux quelques bonnes bouteilles de bourgogne ou de bordeaux, voire même de ce vin de Champagne que dom Pérignon vient de rendre mille fois plus délectable et spirituel, par un nouveau procédé de soutirage. «Que vous dirait, M. de Turina, d’un flacon débouché après la victoire? Moi, voyez-vous, cette seule idée m’exalte! Il ajouta en se massant l’abdomen: -À force d’absorber l’eau de ces Maugrabins, il me semble entendre sautiller et coasser en cet intérieur toutes les grenouilles de la création. -Ma foi! approuva l’Italien, je pense comme vous. La privation de vin commence aussi à me peser. «Toutefois, n’espérez pas en trouver dans les bagages des collecteurs turcs: ce sont de bons musulmans; ils ne tiennent nullement à transgresser les ordres de leur Coran. -C’est tant pis pour eux et encore plus pour nous. Au fait, que dirait Linières, s’il vivait dans un pays pareil! -Linières? s’informa l’officier de Malte. Un de vos amis, sans doute? -Un être exquis, un poète de valeur, mais le plus ivrogne entre tous les ivrognes de la capitale. Apprenez, pour votre gouverne, que ce soiffeur n’a bu de l’eau que deux fois en sa vie, c’est, à savoir: «1° Un jour, étant amoureux, il absorba, d’un trait, bien qu’il soit athée, l’eau d’un bénitier où son amante venait de tremper pieusement son index. «2° Un soir, ayant assisté à mes obsèques et à mon enterrement, il crut, de bonne foi, comme tout le monde, que j’étais trépassé! Le gentilhomme italien jeta, cette fois, à Cyrano un regard où il y avait plus que de l’effarement. Il se demandait s’il ne se trouvait pas en présence d’un détraqué... Il n’eut pas le temps de creuser cette pensée désobligeante, car son compagnon l’entraînait d’autorité: -Allons un peu fouetter, par notre présence, le courage de ces arabicots de Barbarie! Milledious, si j’avais seulement, à leur place, une dizaine de mes amis, je serais bien plus tranquille. -Je les crois résolus, répondit Filipo de Turina. Ils haïssent profondément leurs tyrans, surtout le jour où ceux-ci font passer leurs agents de perception, c’est-à-dire de rapines. «D’ailleurs, il vous faut ne point l’oublier, le marabout Sidi C’Rano ben C’Rano leur inspire une confiance extraordinaire... ahurissante... -Et bien méritée, signor! ironisa le Gascon. Depuis qu’il s’était laissé aller à lui conter son affaire de Bougival, il se rendait nettement compte qu’aux yeux du lieutenant il passait pour un hâbleur... À cette époque, la gloire de Mazarin rayonnait dans la péninsule Ibérique plus que partout ailleurs, et Milanais, Lombards, Romains, Vénitiens, Sardes, Génois et autres s’enorgueillissaient de voir un homme de leur sang à la tête du plus beau royaume qu’il y eût sous le ciel. Aussi de quel oeil M. de Turina pouvait-il regarder ce grand diable à l’accent méridional, osant se vanter d’avoir enlevé, sur une grand-route, le premier ministre de la reine Anne d’Autriche? Cyrano avait l’âme trop haute pour tenir rigueur à son compagnon de ce scepticisme; toutefois, comme sa vanité gasconne en était picotée, il se promettait de porter l’officier de Malte aux plus hauts degrés de la stupéfaction. Dommage, cependant, de n’avoir pas d’Artagnan avec soi. Alors, que n’aurait-on vu? Tout eût été facile, enfantin! Tout en se livrant à ces réflexions, notre héros grimpait dans le bois de chênes-lièges. Là, lentement, avec un sérieux qui en imposa aux vieux Arabes eux-mêmes, il passa la revue de ses troupes et vérifia de ses yeux et de ses mains les plus petits détails. -C’est bien, dit-il à M. de Turina. J’ai plaisir à constater que ces Maugrabins m’ont obéi point par point, exactement comme si j’étais le Prophète en personne... «Après tout, ne suis-je pas, pour eux, quelque chose comme son délégué extraordinaire? À ce moment, un yaouled coureur arriva, tel le soldat de Marathon, haletant, suant et tout gris de poussière! Du haut d’un olivier, il venait de voir défiler la caravane. Elle se composait de dix collecteurs, armés de cimeterres et de pistolets, puis de trente janissaires équipés de même. Tout cela naturellement montait d’excellents chevaux. Derrière venaient six chameaux portant des basours et une dizaine de chariots traînés par des bourricots que guidaient des esclaves noirs. Cyrano eut un sourire: -Quarante Turquins? Est-ce assez miteux! Une dernière fois, il recommanda: -Épargnez les chevaux surtout! Qui donc dira jamais la stupeur dont fut saisie la troupe turquine lorsque, soudain plongée dans l’obscurité verdâtre du tunnel végétal, elle aperçut, à l’extrémité de ce tunnel, campée dans la lumière de dix heures du matin, la plus extraordinaire, la plus imprévue des silhouettes, celle d’un chrétien des pays d’Europe, celle d’un gentilhomme portant bottes à entonnoir et coiffé d’un turban immense, prodigieux. Chacun, d’abord, crut rêver. Quoi? en plein bled de Grande Kabylie? Était-ce un génie, un lutin, quelque djinn? Mais non! l’homme semblait de chair, sa longue épée étincelait. Sous sa large coiffure, on apercevait briller des yeux et pointer un nez, un nez terrible! Un moment éberlués, troublés, les Turquins, fonctionnaires ou soldats, se ressaisirent. Il n’y avait rien de miraculeux. Ce roumi était un échappé du badistan d’Alger ou bien il avait dû être jeté à la côte après un naufrage. Aussitôt, deux cavaliers prirent les devants, moins nonchalants que leurs camarades ou plus rapaces. Ils se dirent en leur langue: -Lequel de nous va capturer ce chien de chrétien et toucher le prix de sa vente au marché? Paisible, Cyrano les regardait venir. Caché derrière le tronc d’un platane géant, M. de Turina l’entendit lui conseiller de ne pas bouger et ajouter: -C’est l’affaire d’un instant... Sitôt que vous verrez dégringoler l’un de ces fantoches, accourez, ne perdez pas de temps. Vous aurez ce qui vous manque, un cheval et une épée! Et vraiment, cela fut si vite fait que nous ne savons comment le raconter! La terrible colichemarde traversa le coeur de l’un, entra dans l’oeil de l’autre et, comme dans une féerie, les Arabes embusqués sous les bois virent soudain deux cadavres étalés sur la route et deux nouveaux cavaliers prendre place sur leurs selles de cuir historié. Là-bas, stupéfiés, les camarades des morts avaient assisté à cette rencontre aux foudroyants effets. Revenus très vite de leur étonnement, ils poussèrent d’affreuses clameurs, tirèrent tous à la fois leurs sabres courbes et lancèrent en avant leurs fougueuses montures. Alors, dressé comme un coq, à son tour, Cyrano hurla: -Bergerac! Bergerac! C’était le signal convenu avec les Arabes. Tapis dans les hautes fougères, chacun de ceux-ci l’attendait, une grosse pierre à la main... Une grêle meurtrière assaillit les cavaliers, brisant net leur élan et surtout leur figure. Excellents tireurs, habitués au maniement de la fronde, tuant d’un coup de pierre renards, chats-tigres et chacals, les Berbères du douar Tokla avaient frappé juste et fort, non sur la tête, que protège l’épaisseur du turban, mais en plein visage, et c’est à peine si quatre ou cinq janissaires intacts ou peu meurtris purent arriver jusqu’aux deux cavaliers chrétiens. M. de Turina était une fine lame, il se débarrassa facilement de deux adversaires. Cyrano, comme en se jouant, fit mordre la poussière aux trois autres, tout en haussant les épaules. C’était là petite besogne vraiment bien indigne de lui. Ces Turquins ignoraient les éléments de la science insigne: ils se bornaient à sabrer, comme des brutes, à frapper sottement. Des bouchers!... Il en était là de ses réflexions quand d’horribles cris le firent se retourner. Un spectacle atroce s’étalait sous ses yeux... Ses alliés du douar Tokla descendus, comme des singes, de leurs perchoirs, maintenant que le péril se trouvait conjuré, se livraient de tout leur coeur au plaisir de la vengeance. Ayant ramassé les armes des morts et des blessés, ils coupaient les têtes et les jetaient dans de grands sacs maintenus ouverts par des yaouleds enchantés et qui criaient avec férocité: -Aoulick! Aoulick! M. de Turina expliqua: -C’est la mode en ce charmant pays. Nous n’y pouvons rien! Après tout combat, les Turquins tranchent le col des morts et des blessés, les recueillent dans un sac contenant du gros sel. Ils envoient cela au Commandeur des Croyants12. «Cette fois, nos amis ont pris modèle sur leurs oppresseurs. Ils garderont ces sacs dans quelque caverne, comme trophée. Cela leur servira à se consoler des avanies et exactions qu’ils auront à subir tôt ou tard... Cependant, tandis que parlait l’Italien, un des officiers de janissaires abattus par Cyrano s’était traîné jusqu’à lui et l’implorait, les mains jointes: -Il demande grâce? s’enquit le Gascon. M. de Turina s’agenouilla près du blessé: -Il dit... Il dit, ma foi, des choses fort intéressantes... Sachant qu’il n’est pas blessé à mort, il voudrait revoir une jeune chrétienne, son esclave, qu’il adore. «Si nous lui laissons la vie, il se convertira... «Tiens! tiens? -Qu’est-ce donc? -Il est question, m’apprend-il, dans Alger, d’un gentilhomme franc appelé d’Artagnan. -Oh! s’écria le Gascon, tout tremblant d’émotion; qu’il parle! Rassurez-le! Il ne lui sera fait aucun mal! Je le prends sous ma protection! «D’Artagnan! Il connaît Charles, mon ami, mon frère! Sans doute aussi a-t-il des nouvelles de Françoise, et de Roxane? «Ah! je donnerais mon sang pour... -Calmez-vous, conseilla l’officier de Malte en se penchant davantage vers la bouche du Turquin, qui respirait avec difficulté. Enfin il se releva et expliqua: -Ce blessé s’appelle Ali Mohamed ben Mançour. Il a vu votre ami d’Artagnan, à Alger, voici trois jours déjà, chez le capitan- bacha de la galère qui l’enleva. «Malheureusement, M. d’Artagnan sera exécuté lundi prochain, c’est-à-dire après-demain, sur l’ordre et en présence d’Ibrahim- Bacha le dey d’Alger. «Voici pourquoi: il a refusé de renier notre Sainte Religion et il a, en même temps, décliné l’honneur que lui faisait Sa Hautesse en lui offrant le grade de raïs... -Charles a bien fait, déclara Cyrano dont les traits s’étaient contractés en apprenant que son ami se trouvait dans la situation d’un condamné à mort. «Ce Mohamed ben Mançour ne sait-il rien de ma belle-soeur et de Roxane? -Pas grand-chose, fit M. de Turina après s’être de nouveau penché sur le blessé. Il sait seulement que le Dey, par un raffinement de cruauté orientale, a décidé que la femme de M. d’Artagnan serait contrainte de mettre elle-même le feu à un canon, sur la bouche duquel on attachera votre malheureux ami! -Sandious! Mon camarade, cette monstruosité ne sera pas, je le jure, foi de Bergerac! «Ce Dey est une épouvantable canaille. Il laisse loin derrière lui les Mazarin, les Vauselle, les La Maule et tutti quanti! «Nous avons maintenant des chevaux, des pistolets... «Je promène aussi dans mes poches deux charmantes petites grenades, don de cet excellent Boismaillé. Elles doivent, si je l’en crois, faire des merveilles! Dites-moi, mon cher Turina, sommes-nous bien loin d’Alger? -Non. À une journée de marche à peine. Je parle pour des cavaliers, car des piétons... -Lundi... songea Cyrano, après-demain... Ah! si ce Mohamed ben je ne sais plus quoi voulait bien nous guider! «L’affaire est lourde de risques, je ne l’ignore pas, mais les risques sont beaux, et si magnifiques seront les résultats d’une telle audace! «Tâchez de l’interroger encore! -Il faut d’abord le soigner... Je m’entends un peu, et pour cause, en chirurgie. À mon avis, votre foudroyante épée, par une grâce toute spéciale du ciel, n’a pas blessé mortellement cet homme... «Une rude saignée, par exemple! «Si on le laisse ainsi, évidemment, il ne tardera guère à passer de l’autre côté... Je vais arrêter le sang. Quant à vous, allez donc me chercher un peu d’eau fraîche. La plupart de ces maugrabins en portent avec eux, dans une courge... «Faites vite surtout! Sa Hautesse Le Dey. Deux heures après la rencontre, on eût juré qu’il ne s’était rien passé sur cette route ombreuse et encaissée. Les corps des collecteurs, des esclaves noirs et des janissaires se trouvaient enterrés de façon suffisamment profonde pour être à l’abri des chacals et des hyènes. Un grand feu achevait de consumer les chariots d’où, à dos d’hommes, on enleva les précieux sacs de blé, d’orge et de maïs arrachés à des douars assez éloignés. Par hasard, les trois chameaux de la caravane ne trimbalent pas de pauvres Mauresques captives. Jeunesse et beauté faisaient peut-être défaut là-bas? Quant à l’argent, sequins et douros, on pense s’ils trouvèrent vite des amateurs, ainsi que les chevaux, les cimeterres et les pistolets conquis ou ramassés sur le champ de bataille. Les chevaux seraient vendus un à un à des Bédouins nomades. Une fois ces bêtes disparues, l’argent et les armes se trouvant faciles à cacher, rien ne pourrait permettre à l’Odjak (gouvernement) de soupçonner les hommes du douar Tokla d’avoir fait disparaître traîtreusement la caravane officielle de l’impôt. On chercherait, on s’informerait et on conclurait ensuite qu’une tempête de sable avait dû l’engloutir. Inc’h Allah! Mektoub! Nous ne décrirons pas la joie à la fois enfantine et féroce - c’est souvent pareil -qui s’empara des Berbères quand, lestés d’or, nantis de sabres et de pistolets, enrichis de blé, d’orge, d’huile et assurés de vendre fructueusement les chevaux et les chameaux, ils purent enfin croire à leur bonheur en regardant ce terrain nettoyé, redevenu d’un aspect innocent. Ils vinrent à Cyrano, non sans traîner derrière eux les précieux sacs contenant les têtes salées, et se prosternèrent à l’envi. Ils le proclamaient grand entre les plus grands. Ils disaient, en roulant des yeux extasiés: -Celui-là est vraiment le Buffle, le Buffle des Buffles! Allah a mis sa main puissante sur son front. Ah! Sidi C’Rano ben C’Rano, resoul Allah, tu es notre père à tous! -Dites-leur qu’ils m’ennuient, grogna Cyrano excédé. Dites- leur cela, Filipo de Turina. «Ces gens font la guerre de façon malpropre et je serai bien heureux de leur fausser compagnie. Ce sont des sauvages, de vrais sauvages! «Au fait, milledious de milledious, gardez-vous de m’obéir. Je répugnerais à leur faire de la peine. Ils ne comprendraient pas mon dégoût et le vôtre. Les moeurs changent avec la latitude. «Faites-leur savoir que je suis content d’eux. Voilà tout. «Et maintenant que vous l’avez pansé et abreuvé, ce Mohamed de mon coeur, va-t-il mieux? Est-il en état de parler un peu? Oui. Alors, interrogez-le donc avec soin. «Il me paraît ne pas porter en son coeur Sa Hautesse le Dey. Comme on dit en France, il semble même lui réserver un chien de sa chienne! Tâchez de savoir ce qu’il reproche à cette excellente canaille d’Ibrahim-Bacha. Qui sait si l’amour et la haine conjugués ne vont pas faire de ce Turquin le plus précieux des alliés? «N’est-ce pas déjà chose singulière que la Providence - revenue, semble-t-il, à de meilleures intentions à mon endroit - nous adresse un gaillard qui a vu dans Alger mon ami le comte d’Artagnan? «Ah! si j’étais superstitieux! -Je le suis, moi, repartit posément l’Italien, et je vois en tout ceci la main divine. Elle est prête à nous aider. À nous de ne pas la faire languir. Il entra en grande conversation avec Ali Mohamed ben Mançour qu’il avait fait asseoir au pied d’un platane. Cela ne fut pas rapide, car toute causerie en langue arabe est coupée d’exclamations, de métaphores, d’interjections, de souhaits, de politesses, d’invocations à Dieu et au Prophète! Enfin, au bout d’une heure, l’officier de l’Ordre de Malte put dire à Cyrano enchanté: -L’amour a rendu enragé Ali Mohamed ben Mançour. Il avait acheté, il y a une huitaine de jours, au marché d’Alger, une charmante esclave grecque de seize ans. À l’en croire, c’est Aphrodite en personne. «Il la conduisit dans sa maison et, ayant reçu au coeur le trait acéré de Cupidon, au lieu de la traiter en captive, il se conduisit avec elle comme un fiancé épris. Il fit si bien que la jeune fille, touchée de cette conduite, se mit à le chérir à son tour et le lui prouva, avec toute la fougue des femmes de son pays. Nos tourtereaux filaient donc le parfait amour, quand survint un chaouch de Sa Hautesse. «Celle-ci avait apprécié la beauté neuve de la fille des héros d’Homère, et mandait à son officier de la lui revendre... «Ali Mohamed ben Mançour se confondit en salamalecs et en excuses. Il s’était mis à aimer son esclave. Il suppliait Sa Hautesse de lui laisser l’humble objet de son bonheur. «Ibrahim-Bacha est le plus brutal des tyrans, le moins paternel des chefs. Avec colère, il renvoya son chaouch chez l’officier de janissaires et le chargea de cette commission: «-Reviens devant moi avec cette esclave ou avec la tête d’Ali Mohamed.» «C’est ainsi que l’amoureux dut laisser partir sa tendre amie. «Il s’est engagé, par les serments les plus solennels, à se venger de la dureté de coeur d’Ibrahim-Bacha. Il jure que ce monstre de perfidie et de cruauté ne mourra que de sa main! -C’est à voir, murmura Cyrano. D’Artagnan et moi, nous avons aussi un petit compte à régler avec ce potentat de Barbarie, si je ne m’abuse?... On pourra toujours s’arranger... Ne disposons pas de son sort avant de le tenir en nos mains. «Continuez, monsieur de Turina, je vous en prie. Ce que vous me contez m’intéresse prodigieusement. «J’y aperçois les signes quasi certains de notre salut et de notre revanche. -Je poursuis donc: «Ali Mohamed ben Mançour aurait déjà enfoncé son poignard dans le ventre du Dey, ventre assez confortable, paraît-il, si le Destin ne s’était pas mis en travers de ce projet. «Primo: Sa Hautesse a quitté Alger, où elle a, paraît-il, trop chaud, pour se rendre en son palais estival d’El-Babouck, dans un frais et vert paysage que caresse le vent des montagnes. «Secundo: notre Ali Mohamed a dû, comme l’y obligeait son rôle, escorter les fidèles fonctionnaires du Dey, qui dorment maintenant sous la terre, décapités par messieurs nos alliés. «Bref, Ali Mohamed ben Mançour, terrorisé, monsieur de Bergerac, autant par vos exploits que par tout ce qu’il vient de voir se dérouler autour de lui, a terminé son long récit en me proposant un plan génial... «Il connaît le palais d’El-Babouck, pour y avoir monté la garde. «Là, Sa Hautesse vit très simplement, du moins d’une façon relativement simple, et qui contraste fort avec l’opulence qu’elle déploie en son palais de la kasbah d’Alger. Peu de janissaires autour du prince; peu de serviteurs non plus. «Il n’y aurait là, prétend notre homme, qu’une centaine de serviteurs mâles, femelles ou eunuques, en y comprenant lesdits janissaires. -Quel grigou!... Cent?... Que c’est peu! Cette fois, Filipo de Turina se garda bien de penser qu’il faisait le rodomont. En effet, il venait de le voir à l’ouvrage! Toute sa vie, il garderait la vision de ce grand diable qui, à pied, seul contre plusieurs cavaliers, s’était débarrassé d’eux d’une manière aussi prompte qu’élégante. Envahi, comme beaucoup de Turcs de grande race, par un embonpoint précoce dû au mépris de tout exercice, à une paresse nationale et à un goût immodéré pour les sucreries et les pâtisseries, Ibrahim-Bacha, l’actuel Dey d’Alger, était un homme d’une trentaine d’années, blond, presque roux, avec des yeux bleus, d’un bleu d’eau. Au physique, malgré la richesse de son costume et les bagues innombrables qui disparaissaient dans la graisse de ses doigts bouffis, malgré ses babouches d’or, ses chausses de soie, ses colliers, ses bracelets et ses amulettes, il faisait figure d’assez vilain personnage, lâche, faux et cruel. Pour une fois, le moral confirmait le physique. Porté à la dignité deylicale par l’intrigue, la calomnie et une ample distribution de cadeaux et de promesses, après avoir fait proprement étrangler son prédécesseur, bon vieillard encore trop hésitant à descendre au tombeau, Ibrahim-Bacha régnait depuis cinq années. Il passait le plus clair de son temps à cultiver, comme des fleurs rares, les sept péchés capitaux. Quoi qu’on en puisse penser, les plus exécrables de nos princes chrétiens ne surent jamais atteindre à la profondeur de vice et de cruauté où surent seuls se complaire les sultans, satrapes, deys et beys de l’Asie. Comme le crime, le vice a ses degrés. Au-dessus du chrétien plane toujours l’épée de Damoclès de la punition divine et, si méchant soit-il, si dénaturé, le geste sublime du Crucifié l’incite quelquefois à l’indulgence et au pardon. Chez le musulman, rien de pareil. Clémence et pitié ne sont point choses viriles. Rien ne déshonore un homme comme de montrer de la faiblesse. Quiconque hésite à se venger n’est point digne d’être aimé, ni craint. Ibrahim-Bacha, on l’a vu par l’exemple de sa conduite envers Ali Mohamed ben Mançour, avait pour seule loi son plaisir. Ce jour-là, un beau jour de la fin de l’été, à peine attiédi par la bise qui venait de caresser les cimes neigeuses de l’Atlas, Sa Hautesse, après un copieux déjeuner, se livrait aux douceurs de la sieste, en son palais d’El-Babouck. Elle dormait, la bouche ouverte, effondrée de toute sa graisse, sur des coussins de cuir, de soie et de velours. À ses côtés, gisaient déjà, sans aucun voile, trois de ses favorites. Elles eussent pu être belles sans cette intolérable obésité, si prisée des Orientaux, qui alourdissait leurs formes ambrées. Comme contraste, lys fragile, d’une perfection de lignes digne de la statuaire antique, s’allongeait le fin corps d’albâtre de la jeune Grecque aimée de Ali Mohamed. Celle-ci ne dormait pas. Triste, se sachant réservée, pour cette nuit même, au dur caprice du Maître, elle avait peu mangé et le sommeil ne voulait pas d’elle... Par contre, cédant à la torpeur ambiante, les jeunes eunuques porteurs de chasse-mouches de plumes d’autruche s’étaient figés dans une pose hiératique, quitte à encourir la colère du prince adipeux, si quelque insecte insolent se mettait en tête de le réveiller. Tout ce palais semblait devenu celui de Morphée. Les cigales s’étaient tues dans les orangers de la cour où le jet d’eau traditionnel semblait lui-même à bout de forces. Quatre janissaires-eunuques, gardiens de la salle somptueuse où dormaient le Dey et ses aimées, imitaient leur exemple, mais restaient debout, leurs armes à la main, appuyés au mur couvert de carrés de faïences peintes. Dans le vestibule glacé par le courant d’air, des soldats ronflaient sur des dalles et les officiers sur des bancs. Au corps de garde, chacun était parti pour le pays des rêves. Seuls, à la porte à demi ouverte du Palais, une magnifique porte en bois d’olivier fouillé comme une dentelle, esclaves de leur devoir, deux janissaires veillaient, cherchant l’ombre d’un eucalyptus aux senteurs balsamiques, mais ils veillaient de l’oreille, les yeux clos. Entre onze heures du matin et cinq heures du soir, toute l’Algérie, tout le Maroc et toute la Tunisie, à cette époque aussi bien qu’aujourd’hui, se réfugient, l’été, dans une délicieuse somnolence. Or, comme l’été, en ces heureux pays, est d’environ dix mois par an, cet état peut passer pour chronique. Il fait si chaud, si chaud! À vrai dire, sauf, évidemment, dans l’extrême sud, où elle est vraiment torride, cette chaleur n’est qu’un prétexte à sieste ou à nonchalance. Il fait plus chaud à Paris, quand l’été est normal, qu’à Fez, à Tunis ou à Alger, d’autant plus chaud qu’on ne jouit pas, comme là-bas, de la fraîcheur de l’ombre et de la brise de mer. Ali Mohamed ben Mançour avait judicieusement tenu compte des habitudes somnolentes et des moeurs de ses compatriotes. En effet, précisément à cette heure fatidique de la sieste, il se coulait, son cimeterre dégainé, souple et silencieux comme un reptile, dans l’herbe haute, derrière les deux factionnaires. Parvenu près d’eux, son sabre courbe étincela deux fois... Deux têtes tombèrent, deux jets de sang jaillirent, pourpres, fumants... Alors, d’un champ d’alfa, surgirent d’abord le turban prodigieux de Cyrano, puis le tricorne emplumé de Filipo de Turina, puis une dizaine de tarbouches. C’étaient ceux des quelques enragés du douar Tokla qui, fanatisés par la vue de Sidi C’Rano ben C’Rano et désireux de couper d’autres têtes, avaient voulu tout quitter pour le suivre. On s’était distribué les rôles depuis l’aube. Instruits des dispositions du Palais, dispositions fort simples, d’ailleurs, Cyrano et son compagnon devaient pousser droit jusqu’à la cour intérieure où se trouvait certainement le Dey. Il laissait à Mohamed et à ses Arabes le soin de nettoyer à fond le vestibule et le corps de garde. Ali Mohamed rejoint, on marcha donc sans échanger un seul mot. La porte ouvragée fut poussée. Elle tourna, sans bruit. Quelques corps s’allongeaient dans le vestibule. Ils passèrent en une seconde du sommeil à l’éternité. En quelques enjambées, celui-ci précédant celui-là, le Gascon et l’Italien furent sous les arcades de la cour. Là, ils avisèrent les deux eunuques dormant debout. À eux aussi, Allah, dans sa bonté infinie, épargna les affres d’un tragique réveil et la vision du coup mortel. Il les rappela près de lui sans cris et sans terreur. Mais le bruit de leur chute éveilla Sa Hautesse. Ibrahim-Bacha eut un mouvement de mauvaise humeur. Il rêvait! Le lendemain, ses yeux princiers jouiraient d’un spectacle peu banal: la vue de cette dame chrétienne, rougissante, conduite nue devant le mirador de Capoudan, afin de mettre le feu au canon devant lequel serait ligoté son mari. Un bruit précipité de bottes courant sur les dalles fit enfin se lever les lourdes paupières du Dey. -Par Allah! Qui sont ces chiens? Il était tellement stupéfié, tellement béant que la crainte ne pouvait le frôler. La vue de gentilshommes chrétiens n’était certes pas nouvelle pour lui. Mais que voulaient ceux-ci? Comment osaient-ils se présenter devant son importance sans y avoir été autorisés? Et l’épée au poing! D’un gros effort, le prince tenta de se redresser, voulut crier... Il était déjà trop tard... La pointe de l’épée de M. de Turina pesait désagréablement sur sa gorge. À ce moment, Cyrano intervint. Son tempérament chevaleresque, son coeur trop généreux s’accommodaient mal de cette expédition conduite et exécutée, du moins le croyait-il, comme par des bandits. La barbarie de ces gens-là exigeait même, songeait-il, qu’on leur prouvât la supériorité chrétienne et française. Aussi dit-il à Turina: -Veuillez faire savoir à Sa Hautesse que je suis l’ami, presque le frère, du comte d’Artagnan, le fiancé d’une de ses captives. Dites-lui mon nom. Et apprenez-lui que je tiens à lui laisser courir sa chance. «Prêtez-lui votre épée et... -Perdez-vous tout à fait la tête? cria l’Italien devenu bleu de colère. Vous croyez-vous en face d’un honnête chrétien? «Ce pantin-là est une épouvantable brute! -Je n’en suis pas une, moi! C’est pourquoi je me refuse à donner au ciel ce triste spectacle: Bergerac triomphant d’un ennemi sans armes! -Soit! Vous l’aurez voulu, entêté que vous êtes! Je vais lui traduire vos paroles. La traduction fut donnée. Alors, à la grande stupeur de Cyrano, un mépris sans bornes apparut sur le visage et dans les yeux du prince oriental. Cette générosité lui semblait démence. Tenir un ennemi sous son genou, se relever et lui donner une arme, cela dépassait la pure imbécillité. Pour un peu, il eût éclaté de rire! S’étant levé, il saisit, d’un geste simiesque, l’épée offerte par l’Italien. Sitôt qu’il l’eut en main, loin de faire face à Cyrano qui l’attendait, déjà en garde, il sauta de côté, avec une souplesse surprenante, releva sa robe, jeta au loin ses babouches d’or et bondit vers la sortie en criant d’une voix terrifiée: -À moi! À moi, janissaires! Allah! Par Allah! -Vous voyez? sourit Turina. -Oh! dit Cyrano, je le retrouverai tôt. En effet, les janissaires ne pouvaient guère intervenir aux cris d’appel poussés par leur maître. Surpris, ils avaient été égorgés froidement, joyeusement, par Ali Mohamed et les Arabes du douar Tokla. Aussi, au lieu de voir surgir ses gardes, Sa Hautesse vit-elle se camper devant elle les terribles exécuteurs, las et radieux, le burnous, le cimeterre et les mains tout poisseux de sang frais... Alors, l’orangé et adipeux visage d’Ibrahim-Bacha se décolora en citron blet. Ses yeux étincelèrent; de la bave coula dans sa barbe blonde: -Chiens! jeta-t-il aux Arabes, fils de chiens! Et faisant volte-face: -Quant à toi, roumi de l’enfer... Comme un furieux, il se jeta sur lui, l’épée haute, se souvenant qu’il avait longtemps passé pour la plus fine lame de la Barbarie. -Enfin, dit Cyrano, il se décide! Je vais avoir l’honneur de servir Votre Hautesse selon son rang... Cela ne sera pas facile, certes, car il entre dans mes intentions de ménager une existence aussi précieuse. Enfin, Bergerac fera de son mieux... «Paré... Paré... Eh! Eh! Sa Hautesse sait vivre... On lui a appris, je vois cela, le beau langage... «Très bien... Paré... «C’est même trop bien... «Dommage que je ne puisse pas parler sur le même ton... C’est un monologue, monseigneur. «Paré... Si j’avais riposté, Votre Hautesse recevait ma pointe dans l’oeil droit... Autour des combattants, les Arabes, sidérés, tremblant maintenant d’émotion, regardaient le long Cyrano, entêté à ne pas rompre d’une semelle. Il se laissait attaquer si tranquillement par ce terrible dey que pas un d’entre eux n’avait encore vu de si près! Indolentes et hébétées, les trois aimées s’étaient enfouies sous des coussins. Quant à la petite esclave grecque, couverte d’un pan de burnous, elle gisait, évanouie, dans les bras de son ami Ali Mohamed ben Mançour. Celui-là aussi, mais soucieux, car sachant la supériorité d’Ibrahim-Bacha à l’arme blanche, contemplait cet incroyable spectacle. -Aoulick! Aoulick! crièrent soudain les Arabes. D’un coup sec, Cyrano venait de désarmer subitement son adversaire. Le Dey grinça des dents, serra les poings. Il s’attendait à être égorgé séance tenante. Non! le magnanime Cyrano le rassura d’un geste explicite: -Ramassez votre joujou! -Per Bacco! gronda l’officier de Malte, je ne sais ce qui me retient de faire arrêter ce maître fou! Il risque de nous perdre tous! M. de Turina s’alarmait en vain. Calme et souriant, Cyrano parait, parait sans riposter jamais. Le dey d’Alger avait l’impression de ferrailler contre un mur d’acier... La fatigue commençait, d’ailleurs, à vaincre ce corps d’obèse. La sueur coulait dans les plis de ses joues, collait sa barbe. On l’entendait haleter comme un soufflet de forgeron, tandis que le Gascon, immobile, sauf du poignet, opposait à toutes ses feintes et à ses bottes désespérées le fer de sa bonne rapière. -Ah! Eh! Aoulick! Aoulick! glapit encore le choeur. Cette fois encore, Cyrano fit signe: -Ramassez votre épée. Alors, le Dey secoua la tête. Il n’en pouvait plus. Son adversaire lui paraissait diaboliquement invincible. Il devait posséder quelque charme. Des larmes de rage aux yeux, au front le rouge de la honte, il étendit ses deux bras vers Cyrano et murmura le mot suprême de sa race fataliste: -Inc’h Allah... L'Amour En Cage. Cornavin -seigneurie au nom évidemment prédestiné -, qui allait désormais, de par les droits de l’amour, appartenir à notre Linières, était une assez importante baronnie. Le dernier époux de dame Véronique-Urane-Pulchérie, ayant eu la libéralité de mourir sans héritiers, ses biens revenaient totalement à sa femme. Du reste, la prudente veuve, habile stratège en science matrimoniale, avait eu la précaution de se faire attribuer lesdits biens par un acte de donation entre vifs, dressé par-devant notaire, en bonne et due forme -et à temps! Par le seul fait qu’il allait partager la table et le lit de la veuve inflammable, l’excellent Linières, en se faisant la barbe devant son miroir, connaissait déjà la joie de contempler le visage d’un homme riche! Cela le changeait, lui, l’éternel bohème, le pique-assiette, le «tapeur» invétéré à qui seul l’indulgent Cyrano de Bergerac ne tournait pas le dos. Un certain respect pénétrait déjà en lui quand, en compagnie de sa gaillarde compagne, derrière La Maule, Vauselle et Minou, jetés en croupe des gens de la baronne, il traversa les bois interminables, les garennes, les prés et les champs. Ce respect devint de l’admiration lorsque, à un tournant de la route, il aperçut le château de Cornavin, grande habitation presque neuve, bâtie en briques rouges et en pierre de taille et casquée de toits à combles aigus, hautes cheminées et girouettes armoriées. Et cette admiration se fit délirante quand, sur les pas de Véronique, il pénétra dans un vestibule imposant, dallé de marbre blanc et noir, encombré de banquettes dorées et de fauteuils confortables et décoré de têtes de cerfs. Nous ne nous permettrons pas de relater par le menu les étonnements et les satisfactions de Linières. Notre plume, restée décente, se refuserait à décrire des spectacles contraires à la saine morale. Qu’il nous suffise de dire qu’après un festin pantagruélique et des beuveries à foudroyer un Silène, l’incandescente châtelaine entraîna Linières dans sa chambre... sa chambre homicide... Eh bien, ce prodigieux garçon, le lendemain, fut debout avant tous, frais comme une rose. Cerveau fortement constitué, l’une de ses premières pensées fut celle-ci: -Qu’a-t-on fait de mes Torquemada? Loin de savoir gré à ses ennemis grâce à qui, cependant, il venait de rencontrer miraculeusement une épouse et la fortune, il ne leur vouait que des sentiments de haine recuite. Il craignait surtout leur fuite. Tant qu’ils seraient là, bien enfermés, sous bonne garde, rien ne pressait de courir à Marseille afin d’avertir d’Artagnan. Les sbires du prince de Condé étant immobilisés, ses ordres, qu’ils portaient, feraient comme eux. Car Linières, après avoir apprécié les talents d’hôtesse de sa future femme, talents qui venaient de se montrer à lui brillants autant que solides, sous tous les rapports, ne se sentait pas très pressé de remonter en selle et de courir à nouveau sur la grand- route. Il devenait très franchement un parfait sybarite et c’est tout juste si, du fond de sa Capoue, il ne s’écriait pas: -Au diable les affaires sérieuses! Il n’en était pas à ce point, puisque, quittant le lit douillet où il venait de goûter à des faveurs encore illégales, il s’arrachait à la tentation d’y cueillir de nouveaux lauriers, préférant les rigueurs du devoir à des travaux plus doux. Ce stoïque, sitôt habillé et rasé, croisant une fille de service dans les corridors, se fit donner à boire, vida la bouteille de chambertin qu’on lui avait apportée, engloutit un chanteau de pain frais, avala un respectable morceau de fromage, goba plusieurs oeufs pondus le matin même et, un peu plus à l’aise, descendit dans la cour du château. Là, un serviteur, le dénommé Babylas, s’occupait à de menues besognes. -L’ami, fit Linières, jovial et un tantinet protecteur, car déjà se glissait en ce sac à vin, naguère sans sou ni maille, l’âme d’un parvenu; tu vas me faire le plaisir de m’indiquer en quel endroit on a logé les oisons que nous prîmes hier au trébuchet. Babylas ôta son bonnet, salua profondément son nouveau maître et repartit: -Oui-da! Monseigneur n’aura qu’à me suivre. J’vas lui montrer l’endroit sur l’heure! -Monseigneur? songea l’autre en se rengorgeant, rien n’est comparable à la fortune pour changer un homme! Voyons, est-ce que ça se voit déjà sur mon visage et mes habits que j’ai dormi toute la nuit, si l’on peut appeler cela dormir, avec une authentique baronne, dont je serai l’époux dès qu’un gros chanoine sera venu devant nous bredouiller ses syllabes latines? Sur les pas du valet, le nouvel homme riche et comblé, le «Monseigneur», contourna le pavillon de l’aile droite du château et s’aperçut que, du côté du couchant, celui-ci avait été bâti sur un ancien manoir du XIIIe ou XIVe siècle. Il en reconnaissait l’appareil: de grosses, d’énormes pierres de granit. L’ancienne salle basse de ce manoir, fermée par une porte de bois très épais, formait ce qu’on appelait alors la «justice» du château de Cornavin, c’est-à-dire la salle d’audience où le bailli jugeait les cas soumis à sa juridiction. Près de cette porte, Babylas fit remarquer à Linières une fenêtre assez étroite, carrée, garnie de forts barreaux de fer barbelés à chaud en dents de flèche et croisés en grille. -Le violon... fit-il avec un sourire édenté. -On les a mis là, tous les trois? -Bien sûr. C’est le seul endroit à peu près habitable de l’ancien logis... Quand je dis habitable... Ça grouille d’araignées, de souris et de cancrelats. «Hier soir, la petite dame, elle poussait des cris de putois: «Je vais mourir ici... Ils me tueront! J’ai horreur des rats et des souris!» «Bref, un tas de fariboles, dont riait de bon coeur M. de Lépinas. -Ah! Ah! jubila notre sac à vin, la donzelle Minou crie et proteste? Elle craint les rongeurs et déteste les araignées? Bon, cela! Excellent! Il allait se frotter les mains pour mieux témoigner sa satisfaction, quand il s’aperçut que Babylas lui jetait un regard de réprobation. -Oh! Oh! songea-t-il, ce maraud, tout brèche-dent et chafouin qu’il soit, aurait-il l’intention de plaire à cette diabolique cabotine? «Ouvrons l’oeil... Minou est capable de toutes les ruses, de toutes les complaisances pour reconquérir sa liberté et celle de ses amis. «De plus, tel que je le connais, Vauselle est un assez triste sire pour l’encourager dans cette voie. Aussi, un quart d’heure après, quand il rencontra dame Véronique en train de faire honneur à un repas suffisamment copieux pour causer une indigestion à un mousquetaire et qu’elle appelait «manger un morceau sur le pouce», lui fit-il part de ses craintes: -Craintes justifiées! tenta de crier la virago parlant la bouche pleine. Cette fillasse... pourrait tourner la tête de mon imbécile... de Babylas... «Je vais y mettre le holà! Plus posément et surtout de façon plus distincte, quand elle eut achevé d’engloutir son déjeuner, elle expliqua: -Mon gros bébé, cet animal de Lépinas, nourri de codes indigestes, est le trembleur par excellence. Il craint toujours de violer tel ou tel article de telle ordonnance... «Figure-toi qu’après l’arrestation des canailles qui faillirent te faire subir le sort de Jeanne d’Arc, mon Lépinas n’a pas pu fermer l’oeil de la nuit! Il s’est mis à compulser des bouquins poussiéreux, à feuilleter des recueils d’arrêts, des jugements... -Je le croyais bailli, hasarda Linières, par conséquent versé dans son métier. -Oh! fit Véronique, il le connaît à fond, quand il s’agit de petits conflits de droit usuel, de délits de chasse ou de pêche, mais l’affaire qui nous occupe est d’une autre importance. «Il s’agit d’un crime. «Maître de Lépinas se trouve décontenancé, éperdu. «Il sort d’ici. Sa tête éclate. «Il dit qu’avant 1551 mon droit de rendre haute justice n’aurait pas été contestable, mais que, depuis, la création des présidiaux l’a tout à fait restreint. «Bref, il m’a demandé l’autorisation d’aller à Paris, afin de se renseigner auprès d’un conseiller du Roi qui est de ses amis... «Pouvais-je refuser? Évidemment, ce contretemps est tout ce qu’il y a de désagréable. Mais enfin, rien ne nous presse! Nous n’avons pas besoin du jugement de Lépinas pour nous marier. «D’ailleurs, ajouta la virago avec un formidable rire qui secoua toute sa poitrine, je crois, polisson, que je t’ai accordé de quoi prendre patience? -En attendant, fit Linières, pour en revenir à nos moutons, il faut veiller avec soin sur ces prisonniers. «Comme je te l’ai expliqué, Véronique de mon coeur, si ces gens-là parvenaient à s’enfuir, il me faudrait me mettre à courir à leurs trousses et me lancer dans une suite d’aventures, ce à quoi je ne tiens guère depuis que nous sommes mariés de facto. À la suite de cet aveu direct, il y eut une scène de tendresse de laquelle nous ne dirons rien. Nul amour vrai n’unissait le bibendum et la veuve. Peu délicats l’un et l’autre, tant ils avaient «l’esprit enfoncé en la matière», ils songeaient uniquement aux plus grossières satisfactions physiques, sans y mettre un rayon de poésie, un parfum d’âme. Revenus à leurs préoccupations immédiates, ils tombèrent d’accord sur ceci: on ne pouvait confier au seul Babylas le soin de surveiller et de nourrir les prisonniers. La chair est faible... Malgré sa laideur et son âge, le valet pouvait très bien devenir le jouet de Minou. Souillasson, grand benêt bigle et bégayant, devait être aussi écarté. Quant au gras Portafaux, intelligent comme un dindon et beaucoup plus vaniteux que ce volatile, sa sottise et sa fatuité eussent vraiment donné trop de prise à l’industrie de la comédienne. -Alors, demanda Linières désespéré, à qui se fier? -À aucun d’eux séparément, repartit la veuve, mais à tous en leur ensemble. -Hein? Que veux-tu dire? -C’est pourtant clair. Si on confie la garde des prisonniers, soit à l’un, soit à l’autre de ces coquins, on risque qu’il soit séduit par la donzelle... «En les employant tous les trois, si l’un d’eux est distingué par elle, si elle lui fait des mines, des agaceries, les autres en concevront de la jalousie! -Admirable! approuva Linières. Ah! il n’y a que les femmes pour avoir cette perspicacité et savoir actionner les leviers les plus secrets du coeur humain! «Alors, nos trois gaillards seront chargés simultanément du service de la geôle? De la sorte, ils se surveilleront en tapinois? «Ma foi, je ne trouve rien à redire. C’est du génie, ma Véronique, du pur génie! Dès lors, ce fut une cérémonie réglée une fois pour toutes et, chaque jour, renouvelée trois fois. À midi et à sept heures du soir, Babylas s’avançait vers le violon de Cornavin, suivi de Souillasson et de Portafaux. Le premier portait une cruche emplie de vin et d’eau, une marmite où fumait un ragoût de veau ou de mouton, si ça n’était quelque lapin ou quelque lièvre en civet; un pain craquait sous son bras. Le second tenait en mains deux seaux de toilette et des serviettes. Quant au troisième, promu au grade de guichetier, il se trouvait armé d’un impressionnant trousseau de clefs et d’un énorme pistolet. Méfiant, Linières avait lui-même ordonné le cérémonial: Portafaux ouvrait la première porte, l’huis de l’ancienne salle basse du manoir primitif, faisait entrer ses acolytes, la refermait avec soin, puis allait ouvrir la porte du violon. Là, il entrait le premier, pistolet braqué, et il ne bougeait plus, tant que durait le service de ses camarades, surveillant les moindres gestes des détenus. Pendant ce temps, jugeant trois précautions bien préférables à deux, Linières, nouveau châtelain, ne dédaignait pas de monter la garde en personne, devant la porte extérieure... Il tenait trop à son extraordinaire bonheur pour le laisser échapper ou pour le compromettre en oubliant ses devoirs de geôlier. En vérité, avouons-le, le siroteur goûtait un singulier plaisir à se promener autour du violon où se morfondaient Vauselle et sa bande. Découragés, en proie au plus morne ennui, presque privés de soleil, confinés tous trois dans une pièce vétuste, de dimensions restreintes, où l’eau suintait le long des murailles; tourmentés par les rats, les souris, les araignées et les myriapodes, mordus et piqués par les parasites, le sieur de Vauselle, son digne ami et sa noble compagne passaient le plus clair de leur temps à se chamailler. Les éclats de leurs voix chagrines ou coléreuses parvenaient au bon biberon qui s’en délectait comme d’un nectar. Pour mieux savourer sa revanche, il aimait à se rappeler tous les détails de sa captivité récente, les grands rires, les gais propos, les galantes entreprises du trio, tandis que lui, Linières, ignominieusement jeté sur le plancher de la chaise de poste, sentait la faim lui tordre les entrailles et la soif, la soif surtout, lui corroder le gosier. Et les souliers posés méchamment sur son front ou sur sa joue, avec quel plaisir il s’en souvenait alors qu’arrivaient à son oreille les propos injurieux qu’échangeaient les prisonniers. «La campagne s’avance, les caractères s’aigrissent», disent les marins. À force de vivre claquemurés, sans occupation, ces gens s’étaient pris en grippe et ne pouvaient plus ouvrir la bouche sans s’adresser les pires injures. Linières jouissait de les rapporter à dame Véronique, afin qu’elle se tapât joyeusement sur les cuisses. Il aimait ce bruit. Vauselle, le plus enragé des trois, reprochait à La Maule de s’octroyer les bonnes grâces de Minou pendant son sommeil à lui, Jean Lhermitte, sieur de Vauselle! Loin de pousser les hurlements de la vertu outragée ou de l’innocence odieusement soupçonnée, la comédienne approuvait. Pour exaspérer Vauselle, elle donnait de cyniques détails, bien inventés, et traitait son «frère» de cerf et de poisson. Quant à La Maule, tantôt ami de l’un et tantôt ennemi, il semblait prendre un sombre plaisir à leur décocher les traits les plus acérés et à les injurier tour à tour avec une verve presque maladive. Un jour, le soiffeur les entendit se battre. -Dommage qu’on ne puisse leur prêter des armes, pensa-t-il. Le combat, comme dit le grand Corneille, cesserait faute de combattants et, à l’heure de la soupe, Babylas, Portafaux et Souillasson, en pénétrant dans le violon, pourraient les ramasser à la pelle. Afin d’augmenter la rogne de ses anciens tortionnaires, un instant, il eut l’idée de les abreuver de vin nouveau. Précisément, dame Véronique venait de recevoir certain jus diabolique qu’on appelle irrévérencieusement du pissenlair. Mais notre disciple de Bacchus connaissait trop les multiples effets de l’ivresse pour confier au sang de la treille le soin de corser sa vengeance. -Halte-là! se commanda-t-il. Ce serait faire fausse route, mon vieux frère, car, parfois, loin de rendre furieux, le vin attendrit les créatures... «Un immense besoin d’amitié, une douceur évangélique, un désir de caresses, voilà d’ordinaires effets d’une biture... «En les grisant, tu risquerais de les réconcilier! Alors, renonce à cette idée. Elle n’a rien de mirobolant, et loin d’offrir à cette racaille un noble cru de Bourgogne, réduis-les à quelque «Puits-Château», à quelque «Clos-Rivière», à quelque bon vieux «Têtard-Morvan 1652»! «Les entonneurs d’eau sont méchants! Pour son malheur, et celui de bien d’autres personnes, Linières fut quelques jours sans songer aux prisonniers. Le chapelain de Cornavin, revenu d’un pèlerinage qu’il avait juré de faire à Fourvière, en la ville de Lyon, venait de procéder à son mariage. Ce fut simple, digne, émouvant. Une messe, précédant la bénédiction nuptiale, dans la chapelle du château. Point d’invitations... La baronne tenait rigueur à toute la noblesse du pays... Il y eut un déjeuner, auquel assista le chapelain, gros bon prêtre au teint fleuri, à la respectable bedaine, une des meilleures fourchettes du pays, et franc buveur comme il sied. Cette fois, le saint homme soutint mal sa réputation. Buté, voulant tenir tête à la nouvelle Mme de Linières et imiter la crânerie de son époux lancé à l’assaut des flacons, il roula sous la table et fut au lit quatre jours durant. Quant aux nouveaux mariés, on imagine ce que fut le début de leur lune de miel: parties de chasse, déjeuners, soupers, parties de cartes, pipes, promenades à cheval, assauts d’épée le jour et la nuit... Jetons un voile sur ces occupations. En ces jours, Linières en vint à oublier totalement l’existence des prisonniers. Lorsqu’il y pensa... mais il vaudra mieux conter les événements dans leur ordre chronologique et abandonner les jeunes époux à leurs noces excessives pour nous promener, nuitamment, devant la fenêtre qui donne de l’air au cachot de l’escogriffe et de sa délicieuse «soeur». Dame Véronique et Linières savent fort bien, car ils ne sont pas nés d’hier, combien peu de geôles résistent à ce goût de liberté qui tourmente les prisonniers. Les grilles peuvent être sciées, les pierres descellées; certains souterrains, naguère ignorés, se révèlent à point nommé pour favoriser les évasions; en d’autres cas, un plafond se laisse percer. Aussi, ne se fiant pas aux verrous et aux grilles, les maîtres et seigneurs de Cornavin ont-ils décidé qu’une sentinelle veillerait toute la nuit devant la porte pourtant respectable de l’ancien manoir. La garde est confiée tour à tour aux trois valets. Un système de roulement a été établi de façon telle que chacun ait à veiller trois heures. Trois heures, ma foi, sont vite passées en cet automne extraordinairement doux. À vrai dire, c’est avec un plaisir certain que Babylas, Souillasson et Portafaux prennent la garde à tour de rôle. Plaisir bien dissimulé par chacun au fond de son coeur... Les vrais amoureux ne sont pas seulement timides, ils sont discrets. On peut dire d’un homme qui se vante et parle de son amie à tout venant qu’il l’aime bien peu. Babylas, Souillasson et Portafaux sont excessivement discrets... Le premier qui prit la garde, à la nuit tombée, commença par bâiller, tousser, cracher, marcher de long en large. Il trouva le temps long. Rien de monotone comme une faction nocturne. Rien de banal et d’ennuyeux comme le plus beau firmament d’automne, après une demi- heure de contemplation! Babylas se prit donc très vite à rêver... Comment ne pas rêver quand, deux fois par jour, on pénètre, de droit, dans la chambre d’une jolie fille? Ah! comme celle-ci est affriolante! Elle paraît d’une autre race, d’une essence supérieure aux beautés du pays, toutes taillées à coups de serpe, le teint vif et hâlé, la voix éraillée: des femelles! Celle-ci, cette Parisienne, cette actrice, c’est l’oiseau bleu, la fleur de serre: la femme, l’amante inaccessible... Aussi, Babylas passe-t-il toutes ses journées à attendre l’instant où il entrera dans le violon. Dès qu’il s’y trouve, un léger tremblement s’empare de ses membres, ses yeux errent, à fleur de tête, billes éperdues, sur le spectacle galant qu’a préparé la comédienne. Elle feint d’ignorer la présence des rustres porteurs de la nourriture et des impedimenta. Couchée sur une paillasse, dans un savant désordre évocateur d’amoureuses et plaisantes escarmouches, elle semble dormir... Ah! si Vauselle et La Maule s’écartaient! L’âme des aïeux brutaux qui vivaient dans des cavernes et disputaient leur existence aux ours et aux aurochs se substitue, à cette vue suggestive, dans l’esprit du grison chafouin, à l’âme bêtasse qui y loge d’ordinaire. Babylas évoque de rapides triomphes. Ils font sauter son vieux coeur comme un chevreau qu’émeut le printemps... Mais quoi? Est-ce le rêve qui continue? -Pstt! Pstt! Non, Babylas est bien éveillé. On vient de l’appeler discrètement... Un bras blanc sort de la fenêtre basse et lui fait des signes engageants... Ira-t-il? Entrera-t-il en conversation avec la trop belle prisonnière? Que dirait Mme la Baronne si elle savait? Quels cris ne pousserait pas M. le Chevalier? Le Devoir! Entre Babylas et Minou se dresse le Devoir, hautain et froid. Le pauvre gars ferme les yeux... Mais cette nuit factice se peuple de visions... La mémoire lui remontre... cette jolie fille aux vêtements en désordre couchée sur sa paillasse... Oh! les adorables petites épaules... et combien douce doit être sa peau si blanche... Le Devoir rigoureux culbute comme dans une trappe... Seul, subsiste le bras clair qui sort de l’ombre et fait signe: «Viens! Viens!» Une fenêtre basse, étroite, carrée, garnie de forts barreaux de fer barbelés à chaud en dents de flèche et croisés en grille est certainement un obstacle insurmontable à une évasion. Non! L’amour s’en joue!... Ledit Babylas parti, heureux, comblé, ayant passé son tour de faction à Portafaux, lui passa aussi, sans nullement s’en douter, la suite des récentes distractions, et Souillasson, quand sonna son heure, entendit les mêmes paroles, proféra les mêmes serments et fut honoré des mêmes privilèges... Dès lors, ce fut réglé comme papier à musique. Chaque nuit, chacun à son tour, et chacun se croyant l’unique à être ainsi agréé, Babylas, Portafaux et Souillasson connurent consécutivement le répertoire le plus séduisant de la comédienne... -Et Vauselle? demandera-t-on. Eut-il connaissance?... Il se peut... La délicatesse, on le sait, ne fut jamais la vertu principale de l’escogriffe. Le résultat de tout ceci fut qu’une belle nuit, environ dix jours après leur incarcération, Minou, Vauselle et La Maule virent Portafaux venir leur ouvrir, en grand mystère, les portes de leur prison... Sans alerter les chiens, qui connaissaient le drille, ils traversèrent un coin du parc, gagnèrent les bois et, dans une clairière, trouvèrent Souillasson et Babylas. Ceux-ci tenaient par la bride dix chevaux magnifiques volés aux écuries de dame Véronique. Il était onze heures. C’était l’instant où, dans une intimité charmante, les nouveaux époux, enfermés en tête à tête, célébraient le culte de Bacchus. Gros Silène, Linières, le front ceint de feuilles de vigne, la coupe en main, récitait des vers de Clément Marot à sa tendre Véronique. Une bouteille de Nuits-Saint-Georges arrosait chaque strophe. Ainsi régnaient la bonne harmonie et la tendresse sur la baronnie de Cornavin. Tandis qu’elles endormaient la vigilance des maîtres du lieu, elles faisaient fuir les indignes laquais en compagnie des prisonniers. À chacun d’eux, après l’octroi répété de ses plus savantes aménités, Minou avait dit la même chose: -Mon chéri, tu m’as conquise au premier coup d’oeil... Sors- nous de cette prison et je te consacrerai, avec le plus grand plaisir, l’amour de ma vie entière... Je suis ici avec mon frère, M. Jean Lhermitte de Vauselle... Quant à l’autre, M. de La Maule, c’est un vieil ami. Il est fort épris d’une grande dame de la Cour. «Personne n’a aucun droit sur moi. «Je suis libre, entièrement libre. Ou plutôt, non, je suis à toi... Sache que ces gentilshommes sont des amis de M. le Prince... «Sache aussi qu’on a oublié, en nous enfermant ici, de nous prendre notre or... Nous en sommes littéralement cousus... «Ainsi, outre mon amour, ta récompense immédiate est assurée... Et ça n’est pas tout! Tu es beaucoup trop intelligent pour rester valet dans un manoir de province, beaucoup trop joli garçon aussi! Je me charge de ta fortune... «À Marseille, je te recommanderai moi-même à Mgr le comte d’Alais, gouverneur de Provence. Ah! comme nous allons être heureux, mon coeur, ma vie, mon âme! Et la comédienne de dire à ses compagnons de captivité, en souriant d’une façon exquise: -L’essentiel, c’est que ces faquins nous ouvrent la porte et nous procurent des chevaux... En route, nous trouverons bien le moyen de nous débarrasser d’eux, soit en les égarant, soit en les semant en douceur après les avoir grisés... Mais Vauselle avait tout de même sur le coeur, il le croyait, certains souvenirs désobligeants, aussi proposa-t-il: -On pourrait les égorger pendant leur sommeil sans autre forme de procès. «Qu’en pensez-vous, La Maule? L’autre approuvait. L’espoir de la liberté mettait un frein à toute querelle. Et puis, il lui déplaisait extrêmement à lui, La Maule, d’avoir été supplanté quelque peu par ce trio de plats coquins. Le Marché Aux Esclaves. Comme on l’a vu, l’héroïque conduite de d’Artagnan, devant les Saintes-Maries-de-la-Mer, lui valait un traitement de faveur. Malgré le hautain et ferme rejet des propositions du Dey d’Alger, le Béarnais demeurait bien plus l’hôte que le prisonnier du capitan-bacha. Mais les prévenances et les politesses de cet officier ne pouvaient entraver la marche du temps. Les jours passaient et le lundi fatal était venu, ce lundi, fixé par Ibrahim-Bacha, qui devait, en éclairant le supplice du héros, consommer aussi la honte de Roxane et de Françoise. Ce matin-là, levé dès avant l’aube, le capitan-bacha, que l’émotion avait empêché de fermer l’oeil, se fit annoncer chez d’Artagnan par le serviteur noir. Un interprète l’accompagnait. Le capitaine se trouvait déjà debout. -Au nom de tout ce que vous aimez, fit-il dire à l’infortuné mari de Françoise, je vous conjure, vous qui êtes comme mon frère, de ne pas vous obstiner plus longtemps. Votre conduite orgueilleuse peut être chevaleresque en France, mais, à coup sûr, en ce pays, on doit la qualifier d’insensée! Vous êtes, dans la main de Sa Hautesse, plus frêle que l’oiselet dans celle d’un gamin dénicheur... Vous ne pouvez même pas hasarder le moindre petit geste de défense... Dans ce cas, à quoi bon résister? Un musulman, placé dans votre situation, n’aurait point tant d’inutile fierté, il s’inclinerait sagement en murmurant: Mektoub! ce qui est notre mot de résignation suprême. «Songez-y, sidi capitaine, ce soir, votre corps sera réduit à l’état d’informes débris... Dites-vous aussi que votre femme et sa soeur deviendront les jouets lamentables, les proies bestialement violentées des plus brutaux soldats de Sa Hautesse... Ah! cette image vous fait pâlir. Comme je vous comprends et comme je vous plains! Et tandis que d’Artagnan, blême en effet, les mains légèrement tremblantes, appelait à lui toute son énergie, en pensant à ses pauvres chéries, l’officier insista de nouveau: -Passez donc par où le voudra Sa Hautesse... Faites un serment des lèvres, contraint et forcé. Ainsi, à la condition de n’en point faire montre, vous pourrez rester fidèle, au fond de votre coeur, à votre souverain comme à votre Dieu! Ici, malgré la terrible gravité de la situation, un fugitif sourire passa sur les lèvres du mousquetaire. Il pensait: -Un beau cas de conscience! Sandi! J’eusse aimé à consulter là-dessus Aramis! Je l’entends d’ici discuter, couper les cheveux en quatre et se persuader que le noir est subitement devenu couleur de neige! Et, reprenant sa gravité: -Tout subtil qu’il soit, Aramis, en pareille circonstance, ne pourrait agir autrement que moi. Il n’oublierait pas, ce fin casuiste, ce que se doit un prêtre et un gentilhomme. Il lâcherait une bonne fois, je gage, tous les gros bouquins des révérends padres de Gésû et tendrait au bourreau sa tête innocente plutôt que de se parjurer. Le capitan-bacha insistait de nouveau: -Qui sait ce que l’avenir vous réserve? L’essentiel, croyez- moi, c’est de vivre... Ensuite, on laisse faire à Dieu! Vous pouvez trouver une occasion de fuir la Barbarie et de rentrer en France. -Tout cela est bel et bon, repartit enfin le Béarnais. On a coutume de dire, en France: «L’honneur est une île escarpée et sans bords... On n’y peut plus rentrer quand on en est dehors.» Le royaume où je suis né est un peu, pour moi, cette île symbolique... Après s’être parjuré, le comte d’Artagnan se trouverait dans l’impossibilité de s’y montrer! «D’ailleurs, ajouta-t-il après un instant de rêverie, il n’y a pas que l’opinion d’autrui. La mienne existe et c’est un juge sévère, incorruptible. Je n’eus jamais à rougir de moi-même. Privé de l’estime où je me tiens, je ne pourrais plus me supporter vivant! -Hélas! gémit le capitan-bacha, je le vois bien, il ne me sera point possible de vous convaincre. Votre mentalité ne saurait être comprise de la mienne! -Hé, je l’espère bien! mâchonna d’Artagnan. -Prisonnier de «l’Empereur de France»13, je prêterais tous les serments qu’il voudrait, je recevrais même plusieurs baptêmes... Notre corps est à la tombe! Alors, qu’importe-t-il? Mon coeur resterait ma citadelle inexpugnable, et il serait d’autant plus fort qu’on me croirait plus résigné, plus abattu. Enfin, je n’insiste plus!... Dites-moi seulement ce que je dois faire pour rendre plus douces les dernières heures qui vous restent à vivre... Elles sont peu nombreuses. -À quelle heure dois-je mourir? -Je crois qu’à la huitième heure, c’est-à-dire cinq demi- sablières après le lever du soleil, vous serez déjà devant votre Dieu... Le Marché aux Esclaves commence très tôt, à cause de la chaleur... On en doit maintenant disposer les nattes et les éventaires... Sa Hautesse a déclaré qu’elle arriverait ici à la septième heure. Ibrahim-Bacha est un prince minutieux en toutes choses. Il sera présent exactement. -Fort bien, approuva d’Artagnan sans qu’aucun trouble fût visible sur sa physionomie. En ce cas, si vous vouliez m’être agréable, vous feriez venir le barbier et vous confieriez mon pourpoint, mes chausses et mes rubans à d’habiles ouvrières... Il me serait désagréable de montrer à la foule un gentilhomme mal rasé, coiffé de façon ridicule et aux vêtements abîmés par la bataille... Car j’espère bien qu’on me les laissera? -Par faveur spéciale!... Cette grâce, je le déplore, hélas! ne s’étendra pas à vos compagnes. -Quoi? s’indigna le comte. Ces dames?... Son interlocuteur étendit les mains: -C’est l’usage, la règle... Les futures esclaves sont mises telles qu’Allah les fit... Le capitaine ferma douloureusement les yeux. Il ne croyait pas qu’une créature humaine pût souffrir à ce point. Pour lui-même, il acceptait la mort. Il admettait même, avec quelle horrible révolte intérieure, l’idée que ce matin Françoise et Roxane... Mais en plein soleil!... sans un voile!... devant cette foule!... Elle, Françoise, ce beau lys de France, et elle aussi, Roxane, ange de pureté! De virils pleurs apparurent à ses cils, glissèrent le long de ses joues... Un moment, la tentation lui vint de s’abandonner, de céder, de renier son roi, son Dieu, de mentir à toute une vie de magnifique loyauté! Non! Il se redressa à temps: la mort, vite, vite! Mais le reniement de Judas?... La damnation? Ah! Le bruit s’est répandu dans tout Alger, puis dans tous les douars voisins, enfin par toutes les agglomérations lointaines, que le spectacle du marché de lundi vaudra le dérangement. On aura gratis l’exposition curieuse et émouvante d’un roumi de grande race, ligoté sur un siège, juste en face de la gueule d’un canon. La rumeur se propage, s’amplifie, se déforme. On est en Orient. Chacun ajoute des fioritures à la nouvelle. On sait que la propre femme du supplicié sera forcée de mettre le feu à la charge de poudre. Et l’on ajoute ensuite bien d’autres détails destinés à allumer la curiosité malsaine. Aussi, dans la nuit du dimanche au lundi, Alger se trouva le point de rencontre d’une affluence de curieux. Les riches, les nobles, les chefs accouraient à la tête d’une cavalerie nombreuse; les marchands venaient à dos de chameau; les pauvres enfourchaient ânes ou mulets; les miséreux usaient la corne de leurs pieds. À cinq heures, quand on commença d’amener les premiers esclaves à vendre, la foule était déjà considérable. C’était un grouillement extravagant, en vérité, que celui de ces milliers de Turcs et d’Arabes vêtus d’étoffes aux couleurs vives qu’exaspérait l’ascension d’un soleil tout blanc. Déjà, dans la cohue, circulaient, en poussant des cris d’orfraie, des marchands de friandises, loukoums, gâteaux arabes, à la rose ou au miel, des vendeurs d’objets de piété soi-disant rapportés de La Mecque. De même, s’installaient de grands diables devant les fourneaux rudimentaires en argile, préparant leurs brochettes malpropres, léchées des millions de fois, jamais lavées, où ils enfilent, pour les faire rôtir, de petites tranches de coeur, de foie ou de rognon. C’était la kermesse arabe dans toute sa beauté. Çà et là, exténuées par un long voyage à dos d’âne ou de mulet, gisaient assises les femmes des spectateurs, paquets d’étoffe où s’apercevait tout juste la flamme de deux yeux noirs. Elles jasaient entre elles, intarissablement. Autour d’elles et partout, nus pour la plupart, couraient, jouaient, glapissaient, se battaient des centaines et des centaines de yaouleds. Le marché se tenait à l’endroit exact où s’ouvre aujourd’hui la place du Gouvernement. Djémâa Djedid, la grande mosquée blanche, était déjà là. C’est au pied de ses murs éblouissants que se trouvaient accroupis, assis ou debout sur des nattes, chevilles et poignets réunis par une entrave, les malheureux captifs. Chacun, acheteur ou curieux, s’approchait, palpait, discutait, exactement comme le font, en France, les paysans et les maquignons qui entendent s’informer avant d’acquérir un animal. Sous les coups de latte d’un chaouch, l’esclave devait se lever, se tourner, se coucher, montrer ses dents, ouvrir sa bouche. On forçait les femmes à sourire, à rire même aux éclats, afin d’imaginer l’agrément qu’elles pourraient donner aux heures joyeuses... C’était barbare, effrayant, lugubre... D’Artagnan vit tout cela d’un seul coup d’oeil quand, les mains liées, on l’amena sur la terrasse du mirador de Capoudan, jolie construction mauresque dressée sur le quai de la darse. À son apparition, un murmure courut, un frisson de joie s’empara de la multitude: -Le voilà! Le voilà! Les hommes, armés d’un sabre, se disaient entre eux, car ils estimaient le courage: -Il a refusé d’être renégat... Un brave! Sous leurs voiles, malgré l’étrangeté de son vêtement, si nouveau à leurs yeux, les femmes admiraient sa prestance et la fierté de son regard. Il portait, à l’épée près, le beau costume inauguré le jour tragique de son mariage, justaucorps gris-blanc galonné d’argent, chausses écarlates, tout cela ravaudé habilement par les épouses du capitan-bacha. Devant lui, monté sur roues, se voyait un canon capturé sur quelque navire, et c’est dans un fauteuil de style à la mode -ce que nous appelons Louis XIII -qu’on le fit asseoir. À deux ou trois toises de sa poitrine, béait la gueule noire de la pièce. Il se laissa lier au fauteuil par une grande écharpe. À quoi bon lutter? Avant peu tout serait dit... -D’Artagnan, mon ami, c’est le moment de faire tes adieux aux choses de ce monde... Le Juge Souverain t’attend... Ferme les yeux afin de mieux te recueillir. Procède à un dernier examen de conscience... Il fit comme il le disait, ne regardant plus qu’en son coeur. Sa vie, toute sa vie -non exempte d’erreurs et de fautes légères, car il était homme, c’est-à-dire imparfait, mais du moins préservée de toute laideur et pure de toute vilenie -, repassa vivement devant lui: -Il prie, disaient ses gardiens en le voyant remuer les lèvres... Il a raison... Allah lui sera miséricordieux, car il aime les braves! Des mots sortaient, comme dans un rêve, des lèvres du mousquetaire; ces mots jalonnaient sa glorieuse existence: -La Reine... Athos... Porthos... Aramis... Marie de Chevreuse... Planchet... le Duc Rouge... Mme Bonacieux... Cyrano... Le Chevalier Mystère... Le Cardinal fourbe... Françoise, oh! mon cher amour! À ce moment, l’immense rumeur qui montait de la place depuis l’aurore s’apaisa net, fut remplacée par un silence pesant, total, religieux... Près de d’Artagnan, toujours abîmé dans ses méditations, la voix de l’interprète du capitan-bacha expliqua doucement: -On n’attendait plus que l’arrivée de Sa Hautesse Ibrahim- Bacha... Elle est annoncée... -Soit! songea le Béarnais dont l’âme était presque détachée de son corps. C’est l’instant. Il convient de regarder la mort en face. Il leva les yeux, s’attendant à découvrir Françoise derrière le canon, Françoise dévêtue et traînée ou portée par des janissaires. Mais non, rien! Rien que ces visages barbaresques groupés autour de lui et l’épiant. Rien que ce silence de tombeau. Soudain, une voix nasale, désagréable, mais archipuissante, le déchira net, ce silence. Elle commandait en langue turque ou arabe, elle ordonnait... Aussitôt, des cris, des clameurs s’élancèrent jusqu’au ciel, poussés par des milliers de voix, une cacophonie, un concert barbare, discordant. -Qu’y a-t-il? se demanda le condamné. Comment l’eût-il su, comment l’eût-il vu, lui qui se trouvait lié à un fauteuil, maintenu de profil, quand ceux-là même qui se trouvaient sur la terrasse du mirador et voyaient tout en détail se demandaient s’ils devaient en croire le témoignage de leurs propres yeux? Comme l’avait assuré l’interprète, on avait, en effet, annoncé l’arrivée de Sa Hautesse. Or, le Dey venait d’apparaître sur la place du Marché aux Esclaves. Ah! en quel équipage! Sans escorte, monté sur un chameau, lui, le fort, le riche, le puissant, lui, fils de Mahomet! Pourtant, nulle hésitation n’était possible. On reconnaissait bien ses traits familiers envahis par la graisse, ses yeux bleus, sa barbe blonde et jusqu’à son riche costume... Un officier de sa maison se trouvait assis devant lui, les pieds nus, comme il sied, pour diriger l’animal. Le Dey se trouvait un peu plus haut... Or, derrière le souverain redouté et vénéré, se perchait un fabuleux personnage, un roumi. C’était un long grand diable enturbanné comme un Turc, mais vêtu d’un pourpoint, de chausses et de bottes. D’une main, il tenait son épée nue, de l’autre, il appuyait le canon d’un pistolet dans le dos, le large dos d’Ibrahim-Bacha... -Mes fils, vient de crier Sa Hautesse, évidemment conseillée par l’arme qui caresse sa colonne vertébrale, mes fils, il faut obéir, au nom d’Allah! Que nul ne quitte sa place, que nul ne risque un geste, ou je suis un homme mort... Sous l’impulsion de Ali Mohamed ben Mançour le vaisseau du désert qui porte le Dey captif, menacé par Cyrano de Bergerac, se fraie un chemin à travers la presse terrorisée. Il arrive devant le marché, s’arrête face à la natte où frémissent de honte deux minces statues de neige: Roxane et Françoise. L’officier de janissaires dit à Sa Hautesse quelques mots et celle-ci commande: -Qu’on délie ces femmes! Qu’on jette un burnous sur leur corps! Bien! Je proclame devant tous qu’elles sont libres! Et, tourné vers le mirador de Capoudan où le Béarnais s’attend à mourir, Sa Hautesse reprend, un éclat de rage dans la voix: -Délivrez cet homme! Il est libre aussi, je le dis et je le veux! Un brouhaha, des cris... Frémissants de fureur, ici et là, des marins, des janissaires, des chaouchs, des caïds veulent s’élancer, délivrer le Maître. Va-t-on le laisser aux mains de ce roumi et de ce renégat? De sages vieillards s’interposent, parlent raison. Le roumi est le plus fort... Un geste de son index et Sa Hautesse se trouve projetée aux pieds d’Allah! Du reste, Sidi Ibrahim-Bacha n’a-t-il pas ordonné lui-même qu’on se tienne tranquille? Cependant, des officiers ont couru vers les forts. Ils devinent les intentions de Cyrano et de son allié. Dès qu’ils seront en mer, on les coulera. Ils couleront dans la darse même... À la voix décisive du Maître, le capitan-bacha a poussé un cri de joie. Il a bondi sur d’Artagnan, le poignard en main. Il le délivre de ses entraves. Il l’embrasse, riant et pleurant à la fois. Il crie des mots qu’évidemment le Béarnais ne comprend pas, et pour cause. Enfin, certains gestes se passent de paroles... Mis debout, amené au bord de la terrasse, tourné vers la grande mosquée, le comte regarde et pousse un cri de stupeur: -Sandi! Est-ce bien vrai? Ne rêve-t-il pas? N’est-ce pas là un tour du diable, une illusion de l’agonie, qui sait, une vision d’outre- tombe? Cyrano, Cyrano de Bergerac, son ami, son frère, son parent, Cyrano est là, miraculeusement là, comme si Dieu lui-même l’avait apporté à la suprême minute, à la dernière seconde... Il a vu d’Artagnan, si pâle en son justaucorps gris d’argent. Il lui sourit, il le salue de son épée archangélique. -Eh! Adiou! Charles! ma caillou! Aussitôt, abaissant sa longue rapière, il lui désigne, en bas, à côté du noble vaisseau du désert, deux formes enlinceulées de blanc: -Saines et sauves, par le capédédiou! Un instant après, le chameau s’agenouille et, tandis que le Dey, d’un geste, fait écarter la houleuse populace, Ali Mohamed ben Mançour met pied à terre. Toujours défiant, car il connaît sa race, il tient en joue Ibrahim-Bacha qui, à son tour, obéissant aux prières persuasives du Gascon, avec lui, reprend contact avec le sol. Et voici d’Artagnan, pâle encore, mais dont les yeux brillent d’une joie facile à comprendre. -À plus tard les effusions, lui lance Cyrano... Empoigne ta femme et la mienne... et droit au port, lestement! On vous suit. D’Artagnan ne se fait guère prier pour obéir. Deux minutes se sont à peine écoulées que, guidés par Ali Mohamed, Roxane, Françoise et le rescapé du canon sont à bord d’une felouque amenée là mystérieusement. Elle est montée par trois marins chrétiens, esclaves délivrés par l’officier des janissaires. Le commandement en revient de droit à Filipo de Turina. Dans le carrosse se cache, intimidée, la jeune Grecque amoureuse arrachée la veille au cruel Ibrahim-Bacha. Celui-ci est encore sur l’accotement; il méditait peut-être quelque ruse ultime, quelque trahison asiatique? Cyrano ne lui en donna pas le loisir. D’un élégant croc-en-jambe et d’une poussée délicate, il envoya Sa Hautesse s’étaler dans la felouque. Cela fait, seul, l’épée au fourreau, le pistolet passé dans sa ceinture, il marcha, les mains dans ses poches, vers la foule sinistrement disposée. Ah! devant son regard chargé d’éclairs, elle recula, prise d’on ne sait quelle crainte obscure. -Savinien! implora la voix angoissée de Roxane. Que faites- vous, malheureux? Alors, le Gascon s’arrêta net, se tourna, salua dans la direction de la jeune femme et riposta: -Ce que je fais, Roxane? Je vous venge! Je venge aussi Françoise! Je vais punir ces gens par leurs yeux, car leurs yeux osèrent outrager vos lys et vos roses! Ayant dit, Cyrano retira ses mains des poches de son pourpoint. Chacune d’elles tenait maintenant une bombe de cuivre poli, de la grosseur d’une orange. C’était ce qu’on appelait déjà une grenade à main. Cet engin de destruction connu dès l’invention de la poudre à canon fut utilisé surtout dans les sièges dès le IXe siècle. Les deux grenades avaient été conservées par Cyrano depuis le miracle opéré par Boismaillé, l’arrachant à sa tombe. Ces grenades n’étaient pas de l’espèce commune, dite détonante; elles ne contenaient aucun explosif, et c’est tout juste si elles firent un petit «floc» d’excellent augure en tombant au beau milieu des Barbaresques. Mais à peine avaient-elles brisé leur frêle carapace de cuivre rouge qu’une sorte de nuage bleu foncé s’éleva de terre, se tordit en spirale, s’étendit, à la fois léger et compact... Alors, de longues plaintes jaillirent de la fourmilière humaine: -Mes yeux! Oh! mes yeux! Chacun, une sensation de brûlure atroce aux paupières, tournoyait, éperdu, se croyant à jamais atteint de cécité. -Mes yeux! Oh! mes yeux! On se cognait, on se heurtait, on s’enchevêtrait, on roulait sur le sol. Cyrano ne put se tenir d’éclater de rire à la vue drolatique de ce formidable désordre, de cet amas insensé de turbans, de burnous, de foutahs, de fez et de caftans. -Sandious! pensa-t-il. Maître Boismaillé est un fameux savant! Il ne m’a pas trompé en me vantant les propriétés de son gaz bleu. Ces Turquins se souviendront de Sidi C’Rano ben C’Rano. Ils en ont pour plusieurs heures à jouer à colin-maillard... Ça leur apprendra à regarder des parentes à moi de façon un peu plus discrète! Tranquillement, il reprit pied sur la felouque, en criant à M. de Turina: -Débordons, mon bon! Et cap au nord! Pendant cela, dans les forts, les officiers trépignaient de rage et bâtonnaient leurs esclaves chrétiens. Ils crachaient sur leurs géantes pièces de bronze marquées aux armes du Dey14 comme s’ils les voulaient châtier de ne pouvoir tirer sur les fugitifs sans risquer d’envoyer Sa Hautesse au fond de la darse... Ibrahim- Bacha, pour combien de temps? restait encore l’otage des roumis et de l’officier renégat. Quand celui-ci jugea qu’on était hors de vue, il fit armer un sandal et dit au Dey, d’une voix chargée de colère et de mépris: -Chien que tu es! Fils et petit-fils de chiens! S’il n’avait tenu qu’à moi, jadis ton féal officier, aujourd’hui ton plus mortel ennemi, tu serais déjà à mariner dans cette eau bleue, et tu servirais de pâture aux requins, animaux moins féroces que toi- même... Par malheur, le roumi grand, noble et bon à qui je dois la vie, et la possibilité de t’arracher ma bien-aimée, ne veut pas de ton existence... À tort, selon moi, il te fait grâce! Je dois ne rien faire contre son gré... Monte donc en ce sandal et prends les rames, afin de retourner chez les tiens... Tu y trouveras les railleries secrètes et la honte... Heureux sois-tu, maudit, si tu peux continuer à vivre tout de même! Dans le même temps, dominant enfin son émotion, Cyrano de Bergerac, ayant franchi le seuil de la cabine, s’était approché du groupe formé par d’Artagnan agenouillé aux pieds de Roxane et de Françoise, encore toutes tremblantes et serrées dans leurs burnous. Le Gascon craignait d’éclater en sanglots, s’il se mettait à exprimer tout ce qui bouillonnait en son coeur, aussi, fidèle à sa verve comique, se contenta-t-il de frapper sur l’épaule de son beau-frère et de lui demander, en imitant Mons. Mazarini: -Bien zoué, n’est-ce pas, mon çer mousou d’Artagnan? Cyrano et Roxane d’un côté, d’Artagnan et Françoise de l’autre, avec, derrière eux, Ali Mohamed et la jolie Grecque, se livraient donc à tous les transports et à toutes les bien excusables folies d’amoureux que la mort avait failli séparer à jamais. Car ils s’étaient retrouvés d’une façon littéralement miraculeuse. Filipo de Turina, lui, était revenu, avec quel plaisir! à son métier d’officier de marine et jetait sur la mer des regards lourds d’inquiétude. Non qu’il craignît une de ces colères subites, si fréquentes en Méditerranée. On se souvient encore de la tempête par laquelle la galère L’Enfant-Jésus et la division placées sous les ordres du Commandeur Paul furent si durement éprouvées. Il ne redoutait pas de voir l’eau, d’un magnifique bleu clair, verdir soudain, blanchir et se convulser. Pas un nuage ne courait, flocon d’ouate léger, dans le ciel d’un immuable bleu de lazulite. Peu de vent. Trop peu, même, au gré du marin pressé de fuir le dangereux voisinage de la côte ennemie. À la fois dévot et superstitieux -tous les Italiens le sont, à moins qu’ils soient absolument sceptiques, tel Mazarin -, il se couvrait de signes de croix successifs et, de temps en temps, se tournant tour à tour vers chacun des points cardinaux, il dirigeait vers le ciel son index et son médius droits bien écartés, ce qui, on le sait, est très efficace contre le «mauvais oeil», la «jettatura». Il craignait, et en ceci nul ne pouvait lui donner tort, un retour offensif des Barbaresques. On venait, selon lui, d’agir bien légèrement en renvoyant le Dey à bord d’un sandal. Si ce souverain, exaspéré par les récents événements, était digne du nom d’homme, il ne pouvait manquer de faire sortir ses meilleures frégates et de lancer ses galères les plus rapides sur les traces de la malheureuse petite felouque. -Par exemple, se jurait l’officier de Malte, on ne nous aura pas vivants! Quels odieux traitements ne seraient pas réservés à Mme d’Artagnan, à Mme de Neuvilette, à cette charmante petite fille de la Grèce, à cet excellent Ali Mohamed, à moi-même et à ces héroïques gentilshommes, si nous retombions dans les grasses pattes cruelles et vicieuses d’Ibrahim-Bacha? «Non, non, cela ne sera pas! «Inutile, d’ailleurs, de demander l’avis de ces messieurs et d’épouvanter leurs compagnes... Je prends tout cela sous ma responsabilité. Ne suis-je pas ici le commandant, seul maître après Dieu? Si l’affreux événement venait à se produire, mes amis si nouveaux et déjà si chers ne se verront pas mourir... La foudre les atteindra en plein bonheur!... Est-il plus enviable destin que d’expirer dans la joie, sur le coeur d’une femme adorée? Du pas déhanché des gens de mer, Filipo de Turina s’en fut parler bas à l’oreille d’un des matelots. -Compris, commandant! répondit l’homme. Tout vaut mieux que de retourner là-bas... L’Enfer, on peut le dire, je le connais, maintenant! L’officier précisa: -J’opérerai moi-même! Prévoyons, pourtant. Dès le début de l’action, je pourrais être atteint par un projectile... Passe donc la consigne à tes camarades. La voici: laisser monter à bord le plus de maugrabins possible avant de... -Entendu, commandant! Alors Filipo de Turina descendit dans la cale, atteignit la soute aux poudres, arrima solidement trois ou quatre barils, disposa des mèches soufrées et, ayant terminé, sourit placidement à son travail, en murmurant: -Par sainte Barbe, patronne de ces lieux, s’il faut mourir, nous ne partirons pas tout seuls! Ces héroïques dispositions se trouvaient prises depuis une heure à peine quand un matelot, accroché comme un singe à la corne d’une croisette, regagna le mât et dégringola vivement dire à son chef: -Douze voiles en poupe, dont quatre galères. Le visage de l’officier de Malte se crispa légèrement. Il se signa, en murmurant: -Il fallait s’y attendre! Soit! À la grâce de Dieu! Nul ne doit oublier la consigne! Sur ce, redevenu très calme, il donna les ordres nécessaires et aussitôt, toutes voiles dehors, le léger navire s’inclina, jusqu’à frôler l’eau de sa rambarde, et glissa plus rapidement. Au sud, sur les galères, à grand renfort de coups de fouets armés de crampons de fer, les gardes-chiourme, nus et suants, frappaient à tour de bras les tristes anatomies des chrétiens affamés, esclaves rivés aux bancs. -Plus vite! Encore plus vite! Nous arracherons par petites lanières le cuir de ces chiens de chrétiens! Plus vite! Nous exciserons les seins de leurs femmes! Nos cimeterres leur fouilleront la poitrine, arracheront leur coeur... Plus vite! Et les coups de fouet de pleuvoir sur les dos ensanglantés de la chiourme chrétienne! Maintenant, M. de Turina distinguait avec netteté les coques des navires. Les galères, obéissant à l’effort désespéré des rameurs ivres de douleur, volaient sur l’azur liquide. On voyait tour à tour s’ouvrir leurs sabords où apparaissait le col des tubes de bronze. -Mes amis, expliqua l’officier de Malte debout sur la toiture du carrosse, le fanal est posé par terre, à droite en entrant, au pied de l’échelle. Il est temps de battre le briquet et d’allumer la cire. Un des matelots s’élança... Réfugiés à l’avant, abrités par un prélart tendu au-dessus d’eux comme un vélum, rafraîchis par les embruns qui jaillissaient de l’étrave, Cyrano et Roxane, d’Artagnan et Françoise étaient loin de soupçonner le péril. Ils croyaient voguer, loin du monde, sur un paisible lac couleur de pervenche. Les yeux dans les yeux ou s’étreignant brusquement pour unir leurs lèvres, ils oubliaient Alger, le Dey, le badistan, la mort elle-même... Est-ce que la mort existait devant tant d’amour? Que pouvait-elle contre leur merveilleuse tendresse? Eh bien, si invraisemblable que cela puisse paraître aux yeux des sceptiques ou des pessimistes, les amoureux, cette fois, étaient dans le vrai et rien ne devait menacer leur parfaite quiétude! En effet, à la profonde stupeur de l’officier de Malte, et sans que rien ait pu prévoir une manoeuvre aussi insolite de la part des nombreux poursuivants de la petite felouque, toutes les unités barbaresques se disloquèrent en un virage précipité et sans ordre. En effet, tandis que les frégates, trop lourdes, viraient lof pour lof, présentant un instant leurs poupes au vent, les galères, plus effilées, viraient au lof, c’est-à-dire basses voiles sur cargues, forçant le plus près, changeant d’amure après le passage de la proue au vent... C’était la fuite! -Par saint Jacques! s’écria le nouvel ami de Cyrano. On dirait, ma parole, qu’au moment même où ils allaient nous tenir, les Turquins renoncent à une si facile victoire? On les croirait frappés de terreur... Ils se couvrent de toile... C’est une déroute!... Qui me dira le pourquoi de cette brusque volte-face? Il fallut environ une demi-heure au brave marin pour comprendre la raison de la retraite hâtive de la flotte du dey d’Alger. Il ne s’agissait pas d’un miracle, mais bien du plus heureux des hasards. Bien avant lui, qui se trouvait dépourvu de lunette de Galilée et qui, de plus, montait un navire très bas sur l’eau, les vigies barbaresques avaient vu surgir, au ras de l’horizon bleuté, d’innombrables voiles naviguant grand largue. Cette force importante avait le cap au sud, droit sur Alger. De qui s’agissait-il? D’où venait cette concentration unique? Mis au courant à l’instant même, l’amiral turquin pâlit, frappa le pont d’un talon rageur et affirma: -À coup sûr, ce ne peut être qu’une escadre ennemie. En retraite! Signalez l’ordre de virer de bord! La lutte serait par trop inégale. Allons nous faire couvrir par le canon d’Alger! Peu après, tandis que s’effaçaient, au large, les dernières voiles des infidèles, apparaissait, aux yeux ravis de Filipo de Turina, l’escadre salvatrice. Aux drisses de pavillons et aux cornes d’artimon, claquaient les flammes de guerre, puis les différents étendards de Sa Sainteté Innocent X, du Roi Très- Chrétien, de Sa Majesté Catholique, de l’Ordre de Malte et de la Sérénissime République! C’était la flotte dirigée par le Commandeur Paul. Celle-ci, ayant réparé à Marseille ses avaries dues à la tempête au cours de laquelle avait disparu Cyrano, revenait, formidable et superbe, pour bombarder le nid des pirates! On pense qu’après un coup de canon tiré à blanc, en façon de semonce, par L’Enfant-Jésus, la felouque de nos amis ne fut pas longue à sortir de son coffre un large pavillon blanc, celui du Roi de France, et on imagine quelle joie saisit le Commandeur quand il reconnut, à bord du frêle navire, tous ceux qu’il croyait à jamais perdus, morts ou captifs. Le temps pressait. Malgré son vif désir de prolonger la causerie, le magnifique marin qu’était Paul se devait de poursuivre la flotte barbaresque en fuite et de la couler sans pitié. C’était un signalé service à rendre au monde civilisé! Aussi dit-il à ses amis: -Assez d’aventures pour vous. Je vais distraire de mon escadre une frégate française. Vous y embarquerez incontinent. Avant la nuit d’après-demain, si Dieu y aide, vous foulerez les pavés du port! Il doit vous tarder de célébrer vos noces? N’en rougissez pas, mesdames. Mais, dans votre bonheur, ayez parfois une brève pensée amicale pour le Chevalier de Malte. Lui, ses voeux l’obligent à ignorer les douceurs de l’amour partagé... D’ailleurs, avant peu, j’irai vous demander de me faire une petite place à votre table, en votre «cassine» de la Corniche d’Azur. La nuit règne sur la mer. Sans bruit, comme un double soc, le ventre bombé de la frégate française, montée par les deux couples d’amoureux, taille l’eau phosphorescente. Les vagues, inhabiles, s’essaient à sauter et retombent avec langueur. Une brise tiède, chargée de senteurs grisantes, frôle, caresse, enveloppe le navire et conseille la volupté. Quelle heure est-il? Onze heures, minuit, peut-être? Que peut faire l’heure à ces deux couples accoudés et enlacés à l’arrière de la frégate? Ils sont là depuis la fin de leur repas, sans souci du temps fuyant d’une aile vive. Ils regardent le sillage d’argent où viennent sautiller de noirs marsouins, plongeurs hors ligne. Ils s’amusent à suivre le vol neigeux des mouettes criardes. Ils murmurent... Ils se taisent... Ils soupirent... Discrets, messieurs les officiers de la Marine du Roi ont fait le vide autour de ces rapatriés. Il ne faut jamais déranger les amants. Enfin, tenant la taille de Françoise, d’Artagnan se décide à quitter le bastingage, imité aussitôt par Roxane et par Savinien. Ils descendent l’escalier d’honneur du «château», les voici dans les coursives sur quoi donnent les cabines qui leur sont réservées. À la porte de la sienne, d’Artagnan sourit à Cyrano, tente de lui cacher l’émotion très douce qui fait sauter son rude coeur, terriblement. Les deux hommes s’étreignent les mains à se les broyer, les deux femmes se jettent dans les bras l’une de l’autre, en versant quelques larmes... Un émoi serre le coeur de Françoise à qui Roxane murmure maternellement: -Ne te trouble pas, chérie... Il t’aime... Vous vous aimez... Le bonheur... Voilà. Ils sont chez eux... Roxane a rougi très fort. Elle entrouvre la porte de sa cabine. -Bonsoir, Savinien, dit-elle en souriant. Et cette chère voix semble réveiller le poète: -Dioubibane! songe-t-il en se penchant sur la main de son adorée, moi qui m’attendais à être heureux comme d’Artagnan! J’allais suivre, tout bonnement, Roxane chez elle! Mais, couquine de milledious, j’oubliais ceci: Aramis a été arrêté en route... nous ne sommes pas scellés! Pas conjointés! Le désolé Savinien montre si piteuse mine que Roxane, devinant la déception de son héroïque poète, lui caresse gentiment la joue, en disant à voix basse: -Encore un peu de patience, mon bon chéri... Voici, en attendant, pour te consoler... Et elle lui offre, et elle lui laisse longuement savourer le fruit délicieux de ses lèvres, encore inhabiles... Hélas! ce n’est point fait pour éteindre le feu dont se consume l’infortuné! Entre L'Amour Et Le Devoir. Nos amis venaient à peine de s’asseoir dans le frais jardin de leur cassine et poussaient encore après de telles aventures un «ouf!» de satisfaction bien légitime, que déjà le Destin maléfique surgissait devant eux, en la personne de Mlle Titine, la rondouillarde et verbeuse carriériste. Elle avait tout ignoré: l’enlèvement des Saintes-Maries-de-la-Mer, la captivité et la délivrance de ses maîtres. Elle les croyait, comme le veut l’usage, partis en voyage de noces... Elle expliqua, un poing sur la hanche: -Figurez-vous qu’il m’est venu, ce matin, une visite bien bizarre... Un gentilhomme et sa dame, qué! Mais, bonne mère! quel gentilhomme et quelle dame! Couquin dé sort, de jolis phénomènes! Et ils en avaient dans le cornet! Rappelez-vous qu’ils devaient en posséder une de pépie! Ils empestaient la vinasse à vingt pas, même que les mouches elles tombaient ivres dans leurs alentours. Cyrano hocha la tête. Le tableau était brossé! Ce signalement lui faisait évoquer Linières. Pourtant, cette dame qui l’accompagnait? Titine, observatrice innée, avait spécifié une dame et non une femme ou une donzelle. Ça ne pouvait donc pas être là le poète bachique, en compagnie de qui jamais une dame ne voulut être vue. Cependant, Titine continuait: -Pour lors, ils voulaient voir, absolument et tout de suite, M. le comte d’Artagnan. Le gentilhomme criait, jurait, quant à sa dame, qué, elle jurait plus fort en se donnant de sonores claques sur ses gigots... -Ah bah! réfléchit le bretteur, se pourrait-il que ce fût lui?... -Et qu’ils se sont agonis d’injures! Té vé! j’en rougissais, bonne mère! D’Artagnan demanda: -Ont-ils donné leur nom? -Eh oui, monsieur le comte! Ils se nomment M. et Mme de Linières... -Et madame? sursauta Cyrano. C’est mon biberon! Que vient-il faire à Marseille? Titine expliqua: -Le gentilhomme a laissé un billet. -Eh! s’emporta d’Artagnan, à qui Titine venait de tendre une enveloppe, que ne le disiez-vous tout de suite, ma fille? Il lut la lettre, pâlit légèrement et dit: -Cela peut être grave... Linières a fait le voyage pour me conjurer de sauver le Roi. Il m’attend à l’auberge de La Cloche d’Argent... -Encore des ennuis! soupira Françoise. -J’en doute! fit Cyrano. Quel crédit accorder à la parole ou à la prose de ce gaillard toujours entre deux vins? -En tout cas, rétorqua d’Artagnan soucieux, il invoque le salut du Roi... il dit être venu à Marseille pour me conjurer... Je ne puis hésiter... -Ni même perdre un instant, acheva le Gascon. En route, ma caillou! Quant à vous, mes charmantes, faites-nous préparer un solide repas... En quatre enjambées, nous aurons atteint Linières; en quatre autres, nous serons ici... à vos pieds! Arrivés depuis deux jours à Marseille, sans avoir pu atteindre Vauselle, La Maule, Minou et les pendards, complices de leur évasion, le petit Silène et sa tendre Pulchérie menaient joyeuse vie à l’auberge de La Cloche d’Argent. Par leurs cris, leurs rires, leurs bruyantes amours, leurs subites querelles d’ivrognes et de jeunes mariés, ils en arrivaient à épouvanter les Marseillais eux-mêmes, race pourtant exubérante. On servait à part ce couple volcanique, dans une petite salle située au premier étage. C’était par déférence envers de si nobles personnages, prétendait l’hôte. En réalité, il craignait les algarades et les mauvais coups. Car, si Linières parlait haut, avec insolence et portait bien souvent la main à son épée, dame Véronique, les yeux flamboyants, le teint érubescent, renchérissait, parlait de son couteau de chasse et menaçait, à tout bout de champ, de découdre le ventre aux plaisantins et aux contradicteurs. Or, Marseille comptait beaucoup de gaillards gentilshommes de terre ou de mer, chevaliers de Malte, seigneurs d’Espagne, de Rome ou de Venise à qui point ne fallait échauffer les oreilles... Le sang coule promptement sous le soleil du Midi. Ce fut donc dans cette salle réservée que le prudent aubergiste fit entrer d’Artagnan et Cyrano. Le couple venait de terminer son repas et l’abondance des regrats: carcasses de poulets et de canards, détritus de bouillabaisse, taches jaunes d’aïoli et surtout le nombre des bouteilles vides en attestaient la splendeur. Tendrement enlacés, écarlates, donnant l’impression qu’ils ne tarderaient point à exploser, le chevalier et sa chevalière digéraient, à peu près endormis. -Linières! tonna soudain Cyrano. Au son de ce tocsin, l’interpellé ouvrit les yeux avec effort, les referma aussitôt et on l’entendit murmurer: -Oui, Cyrano, oui! J’ai compris! Tu reviens, pour me rappeler mon devoir... Tu m’envoies ton double... Dors en paix, mon cher Savinien, dors, mon vieux frère... Je suis là... Je continue, tu vois! L’amour lui-même, ô Savinien, ne peut réussir à... Un violent coup de poing assené sur la table par d’Artagnan fit sursauter le dormeur, danser rudement la verrerie et se réveiller en sursaut dame Véronique: -Tripes du Pape! hurla-t-elle, mon coutelas, où est mon coutelas? Je vais détailler en menus morceaux le maraud, le truand assez audacieux pour... D’Artagnan sourit, s’inclina, ôta son feutre d’un geste suprêmement gracieux, et s’annonça: -Charles de Baatz de Castelmore, comte d’Artagnan, réintégré en son grade aux mousquetaires du Roi... vous présente, madame, ses très humbles hommages... -Ah! fit la virago en tentant un sourire et en parvenant tout juste à élever sa main, chargée de bagues, à la hauteur de la moustache béarnaise. C’est donc vous, monsieur?... François, mon mari... -Votre mari? s’étonna d’Artagnan. -Depuis une quinzaine... devant Dieu et devant le notaire royal... Un bien digne homme, mais, hélas! vous le voyez de vos yeux, assez couard devant les bouteilles. -Sandious! grogna Cyrano, est-ce que notre Athée de Senlis aurait enfin trouvé son maître? Il dort... Elle parle... Il est déshonoré! Pauvre Linières! pauvre cher vieil ami! -Ce bélître, continua dame Véronique, en désignant son époux d’un menton dédaigneux, m’avait donné d’autres espérances, au début de notre union. Maintenant, il trouve spirituel de s’éteindre, après le plus modeste repas! Il dort! Un jeune marié! Un gentilhomme! Un poète! Il dort! Je lui planterai des bois de dix cors s’il oublie ainsi d’élémentaires devoirs! Médusé, le Gascon regardait dame Véronique. En sa vie aventureuse déjà bien remplie, il n’avait encore rien vu de pareil! Flattée de son attention, la douce amie de Linières l’interrogea de son oeil enflammé. Alors, s’inclinant à son tour, le poète déclara: -Hercule-Savinien de Cyrano-Bergerac, pour vous servir, madame... -Cyrano? s’étrangla Véronique. -De Bergerac... -Mais... mais vous êtes défunt, monsieur! -Peut-être!... Je suis de ces morts qu’il faut qu’on tue, voilà tout! -François pleure à chaudes larmes chaque fois qu’il me raconte vos obsèques... -Je connais son amitié pour moi, madame... Corbac! Moi aussi, je me suis pleuré, étant enterré... mais, comme tout le monde, j’avais dû m’abuser. Ce fut une erreur générale. Dans l’état d’ébriété où elle se trouvait, dame Véronique était portée à croire n’importe quelle bourde: l’optimisme de l’alcool l’inclinait à voir tout en rose. Elle ne demanda aucun détail à Cyrano touchant sa résurrection. Il était là, donc il était là. Toutefois, elle essaya d’arracher son époux aux douceurs du sommeil. Peine perdue! Le biberon s’était mué en souche. Alors, d’Artagnan intervint. Il voulait connaître pour quel motif Linières s’était rendu à Marseille et lui avait fait tenir un billet. Il fut très vite édifié. Le vin déliait merveilleusement la langue de la femme de Linières... En une demi- heure, nos amis furent au courant de toute l’intrigue. -Sandi! la chose est mille fois plus grave que je ne l’imaginais. Le comte d’Alais est capable de tout, lorsque Condé commande! Cyrano, mon ami, le Devoir nous parle et à voix haute encore! Courons au Roi, sauvons le Roi! -C’est bien! Ainsi je l’entends! approuva le poète. Nous nous mettrons en route aux premières heures du jour... Droit au Roi! On convint de passer prendre Linières et sa femme. Celle-ci tenait absolument à servir Louis XIV. Elle ne craignait ni les épées, ni les pistolets, et, comme preuve, elle conta l’histoire des quatre frondeurs couchés dans le jardin de Bonnechose, sous un tertre fleuri de grosses marguerites jaunes... Dans la rue, excité par la perspective de nouveaux jours d’estoc, et aussi par l’énormité de l’enjeu -le salut et la liberté de Louis-Dieudonné -, l’enragé ferrailleur frappa sur l’épaule de son compagnon: -Eh bien, ma caillou, que t’en semble? D’Artagnan hocha la tête et répondit gravement: -Ceci: nous sommes devancés et nous n’avons pas une minute à perdre. Je ne sais quelle route ils ont pu prendre, sandi! Vraisemblablement, le Vauselle, le La Maule et la Minou ont su profiter des heures d’avance qu’ils avaient sur leurs poursuivants. Ils doivent donc être ici. Peut-être même, sur l’ordre de M. le Prince, le Gouverneur de Provence leur a-t-il remis en main propre le Masque de Fer, extrait du château d’If? Le temps nous manque pour nous en assurer. L’essentiel, c’est d’arriver à bride abattue chez Sa Majesté, et de la mettre en garde. Dûment averti, le Roi prendra les mesures nécessaires. -Vauselle, La Maule, Minou, grogna Cyrano, est-il donc écrit que, jusqu’à ma dernière heure, je devrai trouver devant moi ce trio de malheur? «Cette fois, mon cher bon, plus de beau geste, plus d’inutile chevalerie. S’ils tombent dans mes mains, la corde! Ce sont tous, d’ailleurs, des bandits, des criminels de droit commun. -Et même d’État, fit remarquer d’Artagnan, puisque les voici entrés dans une conspiration qui menace la sécurité de la personne royale. -Très juste! Ils ont essayé de m’assommer, puis de m’empoisonner... Sans l’intervention de sa pittoresque moitié, ils eussent brûlé vif ce pauvre Linières... -Et maintenant, par leur faute, voici encore ton mariage retardé! Cyrano sursauta: -Maugrebiou de Verdiou! c’est pourtant vrai! Ah! les couquinasses, les crapules, les... La rage m’étrangle! Alors, que la peste les étouffe! Il devait se rendre à l’évidence, ni Roxane, ni Françoise ne pourraient, malgré qu’elles fussent d’excellentes écuyères, soutenir longtemps leur terrible randonnée... Eux-mêmes, rompus à toutes les fatigues, n’envisageaient-ils pas avec inquiétude la perspective de parcourir à bride abattue l’interminable et dangereuse route de Marseille à Paris? On ne pouvait pas non plus s’embarrasser d’un carrosse. Il faudrait donc, soit laisser à Marseille les deux soeurs, ce qui ne semblait guère prudent, soit leur donner rendez-vous à Paris. Consulté, d’Artagnan déclara: -À mon avis, ma femme et ta fiancée ne peuvent, sans danger, demeurer à Marseille, puisque le comte d’Alais est un homme de paille... La Vausellerie, qui sait, par Linières -cadédis, comment l’a-t-il su, lui? -, que je suis ici, n’a pas manqué ou ne manquera pas d’ouvrir les yeux de M. le Gouverneur... -Au diable, les gouverneurs! Il y a toujours un de ces oiseaux-là dans nos affaires! Nous avons eu celui de la Bastille, le baron du Tremblay, celui du Mont-Saint-Michel, le... -Et le baron de Gardet, à For-l’Évêque, acheva d’Artagnan toujours sérieux. Avoue cependant, Savinien, que nous avons eu la partie belle avec ces bons gentilshommes. À chacun d’eux nous jouâmes un air de notre façon! «Pour en revenir à ces dames, je crois qu’elles doivent nous suivre en chaise de poste, aussi vite qu’elles le pourront. On était devant la cassine. Vêtues de robes claires, sans vouer le moindre regret à leurs burnous du marché aux esclaves d’Alger, Françoise et Roxane devisaient, dans le frais jardin bleu où Titine achevait de dresser la table. -Eh bien? demanda Françoise après avoir bondi au cou de son mari, que sont les nouvelles? -Sérieuses, très sérieuses. À défaut de Linières, trop plein, nous avons eu la faveur d’écouter son épouse, une mignonne créature fort réussie, n’est-ce pas, Savinien? -Et qui lui tient la dragée haute, précisa l’interpellé en attirant à lui la taille de Roxane. Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette, Jeanne de Montfort et toutes les héroïnes de notre histoire, sans oublier nos belles contemporaines, Mmes de Chevreuse, de Longueville, de Condé et la Grande Mademoiselle elle-même, ne furent que de rougissantes jouvencelles à côté de ce spécimen formidable du sexe faible et charmant. Un instant, les détails donnés par Cyrano divertirent les deux jeunes femmes. Elles n’en pouvaient croire leurs oreilles. Hélas! Elles cessèrent vite de rire, quand on leur parla de la séparation prochaine et inévitable. Roxane jeta un regard navré vers son cousin: -Voilà encore notre mariage remis aux calendes grecques, mon pauvre Savinien, murmura-t-elle. -Ah! soupira Cyrano, on dirait que le sort s’acharne contre nous. Et, pourtant, Roxane, ma bien-aimée, si l’Amour se désole, le Devoir ordonne! Notre place est aux côtés du Roi! Puis, baisant les beaux yeux humides, il déclama: Lou ciel n’a qu’un sourel, ma pastouro n’a dus...15 Le lendemain, Marseille dormait encore, presque tout entière, sous les rayons d’un soleil rose, quand Cyrano et d’Artagnan, à cheval, vinrent frapper aux volets de La Cloche d’Argent. Ils n’eurent point à s’abîmer les poings. La porte s’ouvrit tout de suite, encadrant l’hôte hirsute, gris de terreur. Il portait le bras droit maintenu en écharpe à l’aide d’une serviette. À la vue de cet homme ainsi endommagé, la même pensée traversa la cervelle des deux amis. -Il a dû essayer d’appuyer trop sur la chanterelle, en présentant sa petite note, et la dame de Linières l’a semoncé. Ils se trompaient! Péniblement, l’hôte expliqua: -Ce gentilhomme et sa dame, de bien dignes personnes, qui boivent sec, mangent dru et payent de même, n’ont pas pu attendre vos seigneuries... -Comment! gronda Cyrano. -Que Votre Altesse patiente, supplia l’hôte intimidé par le nez du poète, je vais tout expliquer... C’est à leur corps défendant, j’ose l’assurer, que M. le Chevalier et sa respectable épouse ont gagné le large, c’est-à-dire la grand-route... On est venu les arrêter, il y a un quart d’heure... D’Artagnan poussa le coude de son ami et celui-ci grimaça une approbation. -Il y a bon! poursuivit l’hôte en esquissant un sourire malicieux; car Son Excellence Monseigneur le comte d’Alais n’a envoyé que dix sergents... -Et alors? s’enquit Cyrano en caressant son cheval qui s’impatientait. -Alors, mon gentilhomme, les dix malheureux sergents sont étendus, sur des tables, dans mon arrière-salle, qui prend jour sur le jardin... Nous sommes tous à les soigner: front fendu, bras démis, jambe brisée ou côte enfoncée, pas un qui soit fichu de se tenir sur ses guibolles! -Sandi! jura d’Artagnan ébahi, voilà ce qui s’appelle faire la place nette! «Par Borack! J’en suis jaloux! Positivement! Le bonhomme étendit les bras: -C’est surtout la dame qui a cogné! Jamais je ne vis pareil démon! En attendant, mon tour viendrait si je mangeais la consigne! Mes nobles et valeureux clients attendent Vos Seigneuries sur la route d’Aix... Ils ont sorti et équipé eux- mêmes leurs chevaux. Ah! ce sont de bien dignes gens. Que Dieu les ait en sa sainte et haute garde! Un quart d’heure après, nos amis rencontraient Linières et sa conquête. Ceux-ci, pour les attendre, avaient mis pied à terre, s’étaient assis à l’ombre d’une haie de cyprès et demandaient à quelques bouteilles l’oubli de la récente algarade. On ne saurait imaginer ce que fut, cette fois, la joie de Linières, encore à peine éméché, quand il aperçut, venant à lui, son cher Savinien, le sourire aux lèvres, et fier comme Artaban. Malgré les dires de Véronique, sorti à peine des fumées de l’ivresse de la veille, l’incorrigible boit-sans-soif ne pouvait croire que Cyrano avait vaincu la mort. Il poussa d’effrayantes clameurs d’enthousiasme et versa des larmes en abondance. Il semblait ne plus être le même. En effet, depuis ses justes noces, imitant inconsciemment sa femme, il se mettait à exagérer toutes choses, à pousser tout à l’excès. Après un rapide conseil de guerre tenu entre les trois hommes et l’amazone, les époux Linières acceptèrent la mission que Cyrano voulut bien leur confier. Ils attendraient, à Aix même, le passage, tout à fait incessant, de Roxane et de sa soeur et ils accompagneraient celles-ci jusqu’à Paris. Par exemple, ils durent s’engager à ne jamais dépasser, pendant la durée du voyage, la dose de six bouteilles par jour -six bouteilles pour chacun, bien entendu! Revenons à notre essorillé et à son entourage: La Maule, Minou et les trois valets comblés: Souillasson, Babylas et Portafaux. Nous les avons laissés aux environs du château de Cornavin, prêts à fuir à cheval et se doutant bien que, dès leur réveil, dame Véronique et son futur allaient s’élancer à leur poursuite. Aucun d’eux, surtout les valets, à qui l’ex-baronne inspirait une indicible épouvante, ne se souciait de se retrouver en face de son couteau de chasse et de se voir le ventre proprement ouvert par cette amazone. Or, il fallait tout craindre des hasards d’une route aussi longue que celle de Cornavin à la côte de Provence. Un incident, une indisposition, un accident, une rivière qui déborde, un pont coupé par des porteurs de paille ou des partisans du papier pouvaient faire perdre à la petite troupe le bénéfice de son avance nocturne. Que faire, pour éviter d’être rattrapés? Toujours rusée, la comédienne trouva la solution inespérée. Au lieu de suivre sottement la voie directe, la grande route de Lyon, elle proposa, puisqu’on avait la chance d’être près de Chalon, d’aller droit à la Saône, et de fréter un bateau. Au cours de ses aventureuses tournées, avant que la faveur du cardinal de Richelieu et l’industrie de Vauselle ne la tirassent de la misère errante, elle avait, en oripeaux de baladine, pratiqué bien des fois tout le pays. Elle en connaissait donc les ressources. Son expédient rallia tous les suffrages et on se mit en route vers le «chemin-qui-marche» adopté. Les valets servaient de guides. Chacun d’eux, naturellement, stylé comme on sait par la rouée, évitait avec soin de laisser voir aux autres qu’il s’était acquis certains droits sur elle. De la sorte, tout devait bien marcher. On trouva un bateau, on embarqua. En glissant sur l’eau, on se gaussa fort à la pensée de dame Véronique et de son chevalier fouillant les auberges, interrogeant les valets d’écurie, les filles de salle, les hôteliers, les maîtres de poste et brûlant les étapes vers Marseille, sous un soleil de plus en plus incandescent! Ah! sarpejeu! la farce était bonne! De batelier en batelier, tantôt à la voile, tantôt à la rame, la petite troupe fila rondement le long de la Saône, puis le long du Rhône. On ne s’arrêtait que pour se ravitailler, car on dormait même à bord. Ceci au profond dépit inavoué des cinq chevaliers de la belle. À des titres différents, chacun d’eux eût bien voulu lui parler en particulier. Notre coquette, elle, n’en avait cure. Se trouvant dans son élément, elle faisait la roue, caquetait, souriait. Elle semblait être toute à chacun, en grand secret, et ne visait, en réalité, qu’à se débarrasser le plus tôt possible de Babylas, de Souillasson et de Portafaux. Jean, évidemment, était de fondation. Quant à La Maule, elle décidait, ma foi, à l’insu du sieur de Vauselle, d’ailleurs habitué depuis toujours à semblables infortunes, qu’elle le conserverait. À tout prendre, ce garçon-là lui semblait avoir du mérite et de charmantes qualités... Se débarrasser des trois valets parut tout de suite plus facile à projeter qu’à accomplir. Atrocement jaloux les uns des autres, Babylas, Souillasson et Portafaux ne se quittaient pas de l’oeil, même la nuit! Quand tout le monde reposait ou faisait semblant, l’un des drilles, sous prétexte de monter la garde, se tenait éveillé, puis, comme à l’époque où on surveillait «le violon», son tour de veille terminé, secouait l’un de ses camarades et lui faisait prendre «son quart». Dans ces conditions, nulle possibilité, comme l’avait rêvé Vauselle, de liquider les trois faquins endormis. Il fallut se résigner jusqu’au bout à subir leurs grosses familiarités, leurs insolences naïves, écouter leurs balivernes et même feindre de ne point voir certaines façons intolérables qu’ils prenaient vis-à-vis de Mlle Minou. Sitôt parvenus à Arles, les voyageurs renoncèrent à leur bateau, prirent des chevaux et gagnèrent Marseille. Là encore, il leur fallut bien supporter la présence de l’exaspérant trio qui, traitant de pair à compagnon, entendait être logé en des chambres de «maîtres» et dîner à la table même des «amis». -Patience, chérie, put alors souffler La Maule à l’oreille de la «soeur» de Vauselle, j’accompagnerai Jean chez M. le comte d’Alais, car il risquerait de commettre devant lui quelque impair. J’en profiterai pour te débarrasser de ces drôles. -Heu, repartit la donzelle, ne leur ai-je point promis de faire leur fortune et de les recommander chaleureusement au Gouverneur? -Sois tranquille, m’amour, ta parole sera tenue, foi de La Maule! Minou, en effet, réflexion faite, ne tenait pas du tout à être reçue par le comte d’Alais. Elle voulait bien partager les profits de l’intrigue, mais elle en répudiait les risques. Si le prince Henri de Bourbon, frère jumeau de Louis XIV, avait été repris, c’était, elle ne pouvait l’oublier, sur sa dénonciation. Se jouant d’un violent désir qu’elle avait inspiré au pauvre enfant, elle l’avait attiré, sous un prétexte mensonger, dans un odieux guet- apens. Là encore, l’espionne de Mazarin avait su se prouver digne d’un tel maître. Henri, le coeur battant, les sens en feu, était accouru au rendez-vous de la charmeuse... Loin d’y rencontrer la douceur et les ivresses de baisers promis, il s’était heurté, dans l’ombre d’un vestibule, contre vingt estafiers aux gages du Cardinal. Ah! sous son masque de fer, dans une chambre de sûreté au château d’If, avec quelle haine justifiée il devait accueillir le souvenir de la jolie traîtresse! Aussi Minou se disait-elle: -Dès à présent, je quitte la scène... J’attends dans la coulisse... À mon Jean et à ce cher La Maule de s’arranger. Le prince ne doit pas savoir un seul instant quelles douces chaînes lient à moi ses libérateurs. Je retrouverai ceux-ci à Paris... Sitôt le prisonnier du château d’If délivré et remis aux mains de M. le Prince, ce dernier nous versera la grosse somme promise! Alors, nous quitterons, Jean et moi, la capitale. Nous irons vivre de nos rentes dans un doux climat, par ici, peut-être? Les îles d’Hyères sont, dit-on, un véritable paradis terrestre! Prudente, Minou prévoyait, en effet, qu’il ne serait pas très bon pour elle de demeurer aux environs de ce Louvre ou de ce Palais-Royal où le prince Henri allait régner, avant peu, sous le nom et sous les traits de Louis XIV. Elle laissa donc partir Vauselle et La Maule à l’audience que, dès le lendemain de leur arrivée, leur accorda le comte d’Alais. Pendant leur absence, qui fut assez longue, elle dut subir la conversation oiseuse et agaçante de Babylas, de Souillasson et de Portafaux. Elle dut aussi laisser écraser, par leurs gros souliers, les pieds mignons qu’elle déplaçait sans cesse, sous la table. Car ces messieurs l’avaient contrainte de boire en leur compagnie et à leur future fortune. Galamment, ils déclaraient payer les piots. Une heure s’était à peine écoulée qu’un grand bruit de cavalerie fit retentir la ruelle où se trouvait l’auberge. -Que se passe-t-il? demanda Souillasson. Minou souleva la guipure de la fenêtre près de laquelle elle se trouvait assise. Un singulier sourire effleura ses lèvres. Elle venait de compter, arrêtés juste devant la porte, cinq ou six sergents à cheval. Et, comme Babylas, un peu inquiet, s’informait à son tour: -Que nous veulent ces gens? -Le sais-je? dit-elle. Peut-être est-ce là le commencement de votre fortune? Sur ce, un officier, tenant un papier à la main, pénétra dans la salle. Il salua Minou, se cambra, frisa sa moustache et demanda: -Les dénommés Souillasson, Babylas et Portafaux sont-ils céans? Et aussitôt, les drôles de se dresser comme un seul homme en déclarant: -Présents! -Fort bien, continua l’officier. Prenez vos hardes, s’il y a lieu... et suivez-moi! Souillasson, le moins timide des trois valets, hasarda: -Pourrait-on savoir?... La voix du gradé se fit tranchante: -Impossible de répondre à vos curiosités, mes garçons! Je n’en sais pas plus long. Je suis exempt, j’ai des ordres de M. le Gouverneur, je les exécute... C’est tout. Pressez un peu le mouvement! Et ouste! Cinq minutes après, l’ingrate Minou, réprimant une forte envie de rire, voyait, du seuil de l’auberge, les trois pauvres diables poussés dans une mauvaise voiture qu’encadraient aussitôt les cavaliers. Souillasson, Babylas et Portafaux rayonnaient d’espérance. D’un seul geste, quand leur patache s’ébranla, ils adressèrent un baiser à celle que chacun d’eux croyait sa dulcinée et son bon ange. Charitable, la croupe d’un cheval parvint à leur cacher le méchant pied de nez qu’elle leur envoya... Elle ne fut pas longue à avoir l’explication de tout ceci. La poussière soulevée par les chevaux retombait à peine sur les galets de la rue qu’une voiture de louage déversait Vauselle et La Maule rouges d’orgueil. Ils entraînèrent aussitôt l’actrice dans sa chambre. -À voir vos mines, dit-elle de suite, vous n’avez pu, je le jurerais, subir une déception? -Succès complet, triompha l’escogriffe. M. le Gouverneur nous a reçus comme des princes! Tu entends, chérie, comme des princes! Il mentait effrontément. Le comte d’Alais, parent de Condé par alliance, ancien officier général, homme de Cour accompli, était assez averti et trop fin pour accueillir ainsi un La Maule et un Vauselle. Pas une seconde il n’eut un doute sur le rang non plus que sur la valeur morale de ce qu’il appelait intérieurement «les singuliers envoyés de mon illustre cousin». Par égard pour Condé, masquant son mépris, il s’était montré courtois, sans plus. Quant aux instructions reçues de M. le Prince, il ne pouvait que les exécuter à la lettre... Aussi le sieur de Vauselle fut-il véridique en déclarant: -Dès ce soir, car, par précaution, M. le Comte d’Alais veut opérer le transfert de nuit, le cher petit Masque de Fer sera extrait du château d’If et amené au fort Saint-Jean -sans doute en l’honneur de mon saint patron -, et demain soir, nous partons tous ensemble! Un carrosse sera mis à la disposition du jeune prince, un autre aura l’honneur de nous transporter, M. de La Maule et ton serviteur... Nous serons accompagnés par un escadron de chevau- légers... D’ailleurs, n’avons-nous pas nos épées? ajouta le drôle avec cette jactance commune aux pleutres qui se savent à couvert. -Moi, fit Minou, je me mettrai en route après-demain matin. Comme convenu, nous nous retrouverons dans notre cher logement de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune... Ensuite, en route pour le bonheur!... Ah! avant de présider le fin souper que nous allons faire, il me reste, messieurs mes amis, à vous demander un mot d’explication en ce qui concerne... -Vos bourreaux? s’esclaffa La Maule. Les marauds doivent la trouver mauvaise, pour le quart d’heure! À l’imitation de dame Véronique, il se frappa bruyamment les cuisses, pour ajouter: -C’est à moi, petite amie jolie, que vous devez l’agrément de ne plus traîner dans votre charmant sillage les calamiteux valets de Cornavin. -Comment avez-vous fait? -Ce fut très simple. J’ai «embrouillé», comme on dit ici, M. le Gouverneur, avec je ne sais plus quel conte... Il apprit que ces marauds, utiles certaine nuit, en profitèrent pour nous imposer leur exécrable compagnie, nous voler et oublier le respect qui vous est dû. Ah! ça ne fut pas long! M. le Comte d’Alais fait les choses vite et bien: «Je vais vous débarrasser de cette canaille», déclara-t-il. Et aussitôt d’appeler un exempt et de lui dire: «Ces messieurs me signalent à l’auberge de L’Écu de France trois sires de mauvaise réputation, les sieurs Babylas, Souillasson et Portafaux. Veuillez vous assurer de leur personne et les conduire, sous bonne escorte, à la forteresse.» À l’heure même où se déroulait cette scène, Linières et sa femme arrivaient à leur tour à Marseille. Furieux et déçus de n’avoir pu rencontrer ceux qu’ils cherchaient, ils s’installaient à l’auberge de La Cloche d’Argent. Aperçus le lendemain par La Maule, tandis qu’ils se rendaient chez d’Artagnan, ils furent signalés par Vauselle au comte d’Alais. Mais, fort consciencieux, celui-ci hésita. Sous quel prétexte arrêter ces gens-là? Quand il céda enfin aux supplications de l’escogriffe terrorisé, il était déjà trop tard et le couple bachique lui fila dans les mains, au grand dam de l’anatomie des dix sergents chargés de les mettre à l’ombre. La Créance De Cyrano. Comme tous les princes de la maison de Bourbon, le jeune roi Louis XIV était un fervent disciple de saint Hubert. Taillé en force, sanguin, et ayant tendance à l’embonpoint, le petit-fils de Henri IV devait, pour se bien porter, dépenser une partie de son énergie physique en de violents exercices. Toute sa vie, qui fut longue, malgré le temps que lui prenaient les affaires de l’État, et aussi ses amours, Louis le Grand fut un amateur de plein air, et ce qu’on nommerait aujourd’hui un sportif. Il était, d’ailleurs, contraint de manger énormément, non par goinfrerie, comme le dirent certains historiens de parti pris, mais bien, comme l’établit la science médicale moderne, par nécessité physiologique. En effet, pourvu d’une dentition déplorable, Louis XIV dut confier, très tôt, sa royale mâchoire à la brutale ignorance des dentistes de l’époque. Ceux-ci opérèrent en charlatans. Non contents d’arracher au Roi-Soleil presque toutes ses dents, ils lui cassèrent les os de la mâchoire supérieure: sa bouche et son nez communiquaient par cette brèche affreuse! De plus, le prince se trouva être toute sa vie la proie du ver solitaire. Dévoré par le tænia et ne pouvant guère mastiquer les aliments, il devait manger plus qu’un autre. À l’époque où se passe ce récit, le jeune souverain, par la faute du malheur des temps, n’avait guère eu souvent le plaisir de se livrer aux joies de la chasse. Si, ce jour-là, il pouvait enfin courre le cerf, c’était en bien petit équipage: sans piqueurs, sans sonneurs de cor. À peine possédait-il un veneur pour une dizaine de chiens courants, vestige ultime du somptueux chenil de son père. Quant à ses compagnons, outre son valet de chambre La Porte et le chevalier Le Norcy, devenu l’un de ses gentilshommes ordinaires, ils n’atteignaient pas la vingtaine. Excellent cavalier, le roi venait d’apercevoir, le premier, les bois du dix-cors poursuivi. Il s’apprêtait à galoper vers lui, quand, soudain, se jeta devant sa monture un singulier cavalier. C’était une sorte de Don Quichotte, vêtu d’un pourpoint vert, de chausses rouges, botté jusqu’aux genoux, armé d’une épée longue comme une lance... Furieux de se voir couper la route, impolitesse qu’il ne pardonnait guère, le Roi allait invectiver l’insolent quand, juste à point, l’étranger ralentit et tourna la tête du côté du souverain. -Cyrano! cria celui-ci, surpris. Certes, le Roi savait, par d’Artagnan, que le Gascon n’était point mort, mais il trouvait bizarre qu’un homme tel que M. de Bergerac se présentât ainsi devant lui, en commettant une lourde faute d’étiquette. -Cyrano! redit-il en faisant un signe au cavalier. Pour toute réponse, celui-ci fit volte-face et piqua des deux dans la direction opposée à celle prise par le cerf. -Par saint Denis! grommela Louis XIV, ce Bergerac me semble prendre de drôles de manières! Pourquoi me fuir ainsi? Ma foi, je vais le lui demander! Il poussa sa monture à son tour, à la fois mécontent et intrigué. Il cherchait vainement pour quelle raison le poète- bretteur prenait ainsi la fuite à la vue du Roi, son ami. -Voyons, Bergerac, quelle mouche vous pique? Eh! Cyrano! Avez- vous juré de m’encolérer? L’autre, couché sur l’encolure de son cheval, afin d’éviter le contact des basses branches, fuyait, fuyait toujours, empruntant les plus mauvais sentiers de la forêt. De temps en temps, il se retournait afin de voir si le prince continuait la poursuite et Louis XIV pestait en reconnaissant le nez caractéristique. -Ventre-saint-gris! Arrêtez, Bergerac! À ce juron de l’ancêtre, le fugitif cavalier modéra son allure et même, parvenu dans une clairière qui devait se trouver à l’orée et au sud de la forêt de Compiègne, arrêta sa monture qui fumait. -Victoire! cria le Roi. Je vous tiens enfin, monsieur le plaisantin. Il se pencha sur sa selle, la main tendue. -Qu’est-ce à dire? s’indigna-t-il, en constatant que l’autre ne retirait même pas son large feutre ombragé de plumes rouges. Du reste, au fur et à mesure que le prince approchait de cet homme, il lui semblait reconnaître de moins en moins Cyrano. Il avait bien le nez typique, le nez célèbre, mais, quant au reste... -Que signifie cette mascarade? fit-il d’une voix dure, en s’apercevant enfin que ce singulier personnage s’était affublé d’un nez postiche. Aussitôt, comme pour répondre à cette question, la clairière fut envahie, de tous côtés, par des gentilshommes à cheval, l’épée au poing. Ils étaient une vingtaine. Tous portaient un loup de velours. -Sire, fit alors l’homme qui venait d’attirer le Roi dans ce guet-apens, toute résistance serait inutile, voire dangereuse. Vous êtes pris. Veuillez me rendre votre épée! Mais un des cavaliers masqués intervint: -Taisez-vous, monsieur de Vauselle, criait-il. On ne peut demander son épée à Sa Majesté! Et, tandis que notre escogriffe jetait dans l’herbe son nez de carton, Louis XIV, sans daigner lui prêter plus d’attention, tentait de dévisager le gentilhomme qui venait de parler. Il lui semblait avoir reconnu la voix de son cousin, le prince de Condé, le vainqueur de Rocroi, le vassal révolté, l’allié présent des Espagnols! C’était bien là M. le Prince. Revenu secrètement des Flandres, où il laissait le commandement de son armée à son frère Conti, l’ambitieux Bourbon avait décidément tout oublié de sa gloire ancienne et de ses devoirs. Depuis plusieurs jours, il se cachait, comme un malfaiteur, dans un manoir sis à Chanlieu, sur un pli rocheux que ronge la rivière d’Automne, petit affluent de l’Oise, et isolé par de hautes frondaisons. Peu de monde l’accompagnait: une trentaine de vieux soudards. Ceux-là pardonnaient tout au vainqueur de Lens et de Rocroi. Ils l’eussent suivi en enfer. Ils le servaient comme un Dieu. Condé, à juste titre, se méfiait des amis de Cour. Il voulait garder absolument secrète la substitution de rois qu’il entendait opérer. Conti, lui-même, l’ignorait. Quant aux témoins obligés de la scène, que pourraient-ils dire? Ils venaient de capturer le Roi, ils verraient le Roi s’en retourner, réconcilié, en compagnie de leur général. Le rôle de ceux qui avaient escorté Vauselle, La Maule et le Masque de Fer devait se borner à reconduire au château d’If Vauselle, La Maule et le Masque de Fer. Ah! le coup de main destiné à opérer la substitution royale était bien ourdi. Rien ne pouvait transpirer de ce crime inouï. Les deux drôles et la demoiselle Minou, gorgés d’or, n’avaient nul intérêt à parler. Leur repos et même leur vie se trouvaient garants de leur silence. Depuis deux jours, supportant avec impatience son masque de fer, le prince Henri attendait, chambré au manoir de Chanlieu, que la ruse proposée par Vauselle permît de s’emparer du Roi son frère. Toutes les fanfares de la victoire et tous les tambours de l’orgueil sonnaient et battaient dans la tête de M. le Prince, alors que, ramassé sur lui-même, contracté par la haine, le frère jumeau du Roi invoquait le meurtrier d’Abel en pensant à Louis- Dieudonné. -Enfin! hurla-t-il en voyant apparaître, sur la route, la cavalcade que précédaient, tout gonflés de leur importance, Vauselle et La Maule; on le tient, on me l’apporte! «Ah! Louis, ah! maudit, tu vas endurer à ton tour le supplice que... «Mais, par l’enfer, que se passe-t-il? Satan se serait-il déclaré contre moi? Pour expliquer ce qui motivait la crainte subite du prince Henri, sa colère terrible, ses gestes de rage impuissante, ses jurons et ses blasphèmes, il nous faut revenir à nos amis d’Artagnan et Cyrano. Nous les avons montrés, à la sortie d’Aix- en-Provence, se dirigeant sur Paris à bride abattue. Ils crevèrent plusieurs chevaux, prenant à peine le temps de manger et de dormir, harcelés par cette seule et unique pensée: prévenir Louis XIV de l’immense danger qu’il courait. Ils ne rencontrèrent pas en route les sieurs de Vauselle et de La Maule, mais il s’en fallut de peu. Ceux-ci, en effet, dès Dijon, au lieu de prendre la route de Paris, s’étaient dirigés, avec l’Altesse Royale masquée, droit vers le nord, sur Chanlieu, où le Prince de Condé avait donné rendez-vous à ses affidés. Le Gascon et le Béarnais, sans se décourager, sans se laisser vaincre par l’intolérable fatigue de ce voyage à cheval, gagnèrent enfin Paris. En quelques heures, ils eurent appris que Louis XIV se trouvait à Compiègne, noté l’état d’esprit de la ville et retrouvé, avec le gros Saint-Amant, quelques fines lames chères au coeur de Cyrano: MM. de Mazé, de Brissonnière, de Périn, de Chemineau! On s’élança tout de suite vers Compiègne. Au bourg de Verberie, entre Senlis et la forêt, on apprit, par des paysans, que Louis XIV courait le cerf «peut’ ben vers Béthisy, peut’ ben vers Morienval ou ’cor aussi vers Fresnoy-la-Rivière...». -Ma foi, fit Cyrano, entrons en forêt, messieurs. La chance peut nous servir... Si elle ne daigne pas nous favoriser, nous n’aurons pas fait un grand détour: nous remonterons vers Compiègne par Saint-Jean-aux-Bois... J’ai bivouaqué par là quand j’étais cadet aux gardes. Or, cette fois, la chance servit Cyrano... Sa troupe suivait la route de Verberie à Morienval et allait dépasser Chanlieu, quand, soudain... -Messieurs! clama l’olifant du bretteur qui, doué d’une vue perçante, venait de reconnaître Vauselle, La Maule et, entre eux, un peu en arrière, l’élégante silhouette de Louis XIV, messieurs, à vos épées! Le fer crissa, les chevaux, durement éperonnés, bondirent en hennissant et, dans un nuage de poussière, constellé d’étincelles, les sept compagnons se ruèrent sur la troupe du prince de Condé, avant même que celle-ci, bien tranquille, et qui s’apprêtait à franchir le pont-levis du manoir, baissé à demeure, eût pu comprendre ce qui lui arrivait. Au premier choc, quatre cavaliers dégringolèrent dans les douves avec leur monture, l’épée de d’Artagnan traversait la gorge de La Maule, et la terrible rapière de Cyrano entrait dans le ventre de Vauselle. L’olibrius tomba lourdement de cheval, les bras en croix, une écume rouge aux lèvres, se tordit sous l’aiguillon d’une horrible douleur. -Assassin, gronda le bretteur dont l’oeil semblait lancer des flammes, je sais où je t’ai frappé. Tu mettras plusieurs heures à mourir... bene! Tu auras tout le temps de te faire à cette idée... pulchre! Dès la première minute de l’attaque, le Roi, qui, depuis sa capture, avait conservé un méprisant visage de marbre, eut un large sourire de joie. Il venait de reconnaître Cyrano et d’Artagnan. Étant naturellement brave, le petit-fils du Vert- Galant tira tout de suite sa jolie épée à poignée d’or enrichie de diamants. -Et maintenant, cousin, cria-t-il à Condé, j’ai deux mots à vous dire! Cyrano s’était jeté entre eux: -Sire! implora-t-il. Avec rage, le Roi jeta son arme dans la douve. -Encore? fit-il. Soit! Alors, très pâle, Condé rengaina, souleva son tricorne et enleva son masque: -J’ai perdu cette bataille, dit-il. Je l’ai perdue... Je ne pouvais tirer l’épée... Il se redressa et, bravant le Roi du regard: -... contre M. de Cyrano... acheva-t-il. Depuis Rocroi, il est mon créancier. De sa voix de bataille, il ordonna: -Bas les armes, mes amis! Il était temps. Encore dix minutes de combat et il n’aurait plus vu debout un seul des siens. Ceux de Cyrano se battaient comme des démons: quatre morts, dont La Maule, et un qui ne valait guère mieux, le sieur de Vauselle, dix blessés... Tel était le bilan de cette rapide échauffourée. Cependant, les soldats de Condé s’étaient ralliés autour de lui. -Mon cousin, dit-il au Roi, vous devez rendre grâce à M. de Cyrano. Sans lui, vous étiez à jamais embastillé sous ce même masque de fer qui... Et, brusque, tirant son épée: -Que les braves me suivent! Comme une trombe, ils passèrent. -Nulle poursuite, messieurs, ordonna le Roi d’une voix grave. Mon malheureux cousin doit aller vers sa destinée... Je ne veux me faire ni son juge, ni son bourreau... Il est à Dieu! Que celui-ci lui permette le rachat de ses fautes envers nous! Puis, tourné vers Cyrano, les mains largement tendues: -Bergerac, nous parlerons de vous tout à l’heure... Je vous dois trop pour fixer une limite à ma reconnaissance... En attendant, qui nous donnera le mot de cette énigme? Pourquoi mon cousin parla-t-il de ce masque? D’Artagnan apprit alors au Roi de quelle odieuse conjuration il avait failli être victime. Le monarque allait lui répliquer en lui donnant l’accolade, quand s’éleva la voix de Saint-Amant. Resté un peu en arrière sur la route, pour voir à loisir agoniser le sieur de Vauselle, le gros criait: -Eh! Linières! Eh! Corn... à vin! -Saint-Amant! sursauta l’époux comblé de dame Véronique. Car c’était bien là Linières, à cheval, caracolant fièrement à côté de l’ex-baronne de Cornavin. La dame, pistolets aux fontes et son terrible couteau de chasse à la ceinture, semblait plus fière que dix Bradamante. Derrière eux, venait un carrosse poudreux, tout maculé de boue. -Tripes du Pape! s’écria Véronique en se frappant la cuisse, comme on se retrouve, hein? Nous vous amenons, messieurs, capturée par moi-même, la plus franche petite gar... -Chut! coupa Linières en étouffant le dernier mot, d’une main prompte, sur les lèvres de sa femme, chut, ma tendre amie... Le Roi... Et il retira très vite son chapeau. -Le Roi? fit Véronique sans s’émouvoir, eh, mon ami, c’est à merveille! Je voulais justement lui demander de te faire baron... Amusé par l’aspect insolite de la virago, Louis XIV poussa vers elle sa monture, afin de la voir de plus près. Il lui fallut faire un certain effort pour la saluer sans lui rire au nez. -Madame, fit-il, avec son habituelle courtoisie, nous en viendrons tantôt aux récompenses... Chacun recevra des témoignages de notre satisfaction. En attendant, nous voudrions connaître le détail de toutes ces surprises... Entrons donc céans nous asseoir... Il mit pied à terre devant Chanlieu et invita Cyrano et d’Artagnan à le suivre. -Sire, tonitrua Véronique, les dames peuvent-elles quitter le carrosse? On y crève de chaleur! -Elles seront les bienvenues, madame. Cinq minutes après, on trouvait le Masque de Fer évanoui de rage et de douleur. D’une fenêtre, en effet, il avait pu assister à la déroute et à la fuite de ses amis. Tandis qu’on le ranimait, le Roi, dans la salle basse du vieux manoir, baisait les mains de Françoise et de Roxane. Il déclara à Cyrano en lui serrant le bras: -Bergerac, vous nous ferez plaisir en pressant votre mariage. Nous entendons signer au contrat. -Au contrat? sourit le Gascon. Mais, Sire, vous oubliez que je suis pauvre comme Job! Ah! sandious! pourquoi faire un contrat? Ma fiancée apporte tout, moi rien! -Bergerac! Bergerac! répondit le jeune prince en souriant finement, si pauvre que soit le Roi de France, en ce moment, il est encore assez riche pour doter son ami le plus cher. Et, rompant les chiens, désignant Minou qui, blême, les mains liées, venait d’être jetée sur une chaise, il demanda à Véronique: -Que reprochez-vous à cette jeune dame? Pourquoi un tel traitement? -Eh! cornes de tous les maris! s’indigna l’interpellée, cette fille de Lucifer, naguère comédienne de confiance et espionne de Mazarin, est tout simplement la cheville ouvrière de cette conspiration. C’est elle qui a tenté M. le Prince. On peut l’affirmer, croyez-moi, Sire, elle a tout conçu, tout exécuté. Elle tenait tous les fils de cette sale intrigue. Ah! la petite garce! Mais on la tient! Elle a voulu brûler vif mon pauvre biberon de mari, telle que vous la voyez! C’est une... dévergondée... une madame-couche-toi-là! -Véronique! supplia l’époux. -C’est bon! Il suffit! Je m’entends! En route, Sire, elle a essayé de lâcher, traîtreusement, sur Mme d’Artagnan, qu’elle hait plus que tout au monde, une douzaine de bandits de grands chemins, des gens à tout chaparder, la poche et le reste... Heureusement, ajouta-t-elle, en touchant son couteau de chasse, j’étais là... Par hasard, mon François n’avait pas trop bu... -Que fîtes-vous? demanda le Roi. -De notre mieux, Sire! avoua la dame avec humilité. -Vous chargeâtes ces mauvais garçons? -Une fois seulement. -Ils prirent la fuite? -Non, Sire, les obstinés tinrent à rester et... nous les enterrâmes, par charité chrétienne... -Peste! firent à la fois tous les auditeurs. Le prince Henri, revenu à lui depuis quelques instants, se mit debout et s’avança, la main sur la garde de son épée. -Monseigneur! fit d’Artagnan, aussitôt dressé entre les deux frères. Le prince haussa les épaules. -Cette fois, dit-il, je suis bien vaincu. Il est même inutile, monsieur d’Artagnan, de vous assurer à nouveau de ma personne... Puisque je n’ai pas eu le temps de me passer mon épée à travers le corps, je me résigne à subir mon effrayant destin. Et, s’adressant à Louis XIV, qui détournait tristement la tête, il ajouta: -Je voudrais, pourtant, monsieur, vous demander une faveur. -Monsieur, répondit à son tour le jeune Roi, s’il ne dépend que de moi, sachez qu’elle vous est accordée par avance. Je vous l’ai déjà dit, je suis prêt à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour alléger ou pour adoucir... -Eh bien, coupa Henri, en désignant Minou qui ressemblait à une bête méchante prise au piège, je désire que cette jeune femme, ce démon au séraphique visage, soit soustraite à votre justice... Il s’inclina légèrement et acheva: -Pour être livrée à la mienne. Le Roi leva les sourcils. -Je ne vous comprends pas bien, monsieur. -Je vais donc préciser. Cette fille est l’espionne de M. de Mazarin. Elle se servit d’un égarement de mon coeur pour me livrer aux sbires du Cardinal... Hélas! le mépris et la haine qu’elle m’inspire n’ont pu détruire en moi l’espoir de mon premier, de mon unique amour... Je vous demande, monsieur, de lui faire partager ma captivité. -Quoi! rugit la sirène, j’irais en prison! En prison! et pour toujours! -Préférez-vous être tenaillée par le bourreau et rouée en place de grève? Le Roi leva la main. -Cette demoiselle, dit-il, ne vous quittera plus désormais. Nous le voulons. Et nous estimons même nous montrer libéral et gracieux en lui épargnant les tenailles et les brodequins de la question... «Monsieur d’Artagnan, vous voudrez bien vous charger de conduire les prisonniers au château d’If. Nous vous donnerons des forces suffisantes pour faire entendre raison à notre Gouverneur de la Provence. La Fin D'Un Héros. Poète de naissance, philosophe par goût, dramaturge par métier, bretteur quand il le fallait, Cyrano de Bergerac, on le sait, détestait la politique! Pourtant, une fois de plus, il lui fallut se résigner à s’en mêler encore. Le Roi ne lui avait-il pas demandé: -Bergerac, mon ami, vous venez de passer quelques heures à Paris. Vous y êtes suffisamment connu. Aimé des bons, redouté des autres, on vous y parle avec autant de franchise que d’affection... Répondez-moi donc sans hésiter: la capitale désire- t-elle mon retour? -Sire, avoua le poète, le parti des princes s’affaiblit chaque jour! Avant-hier, les Parisiens ont arrêté eux-mêmes, aux portes de la ville, le duc de Wurtemberg et pillé ses équipages. De son côté, le duc de Lorraine, traité de voleur par le menu peuple, fut poursuivi dans la rue Greneta, où j’eus l’honneur d’habiter, et faillit être écharpé. En l’état des esprits, le roi Henri IV fût monté à cheval. -C’est dit! En selle, Bergerac, en selle! s’écria le jeune souverain enthousiasmé. Je veux entrer demain dans ma bonne ville, entre vous et d’Artagnan! Un conseil donné par le bretteur modifia légèrement le programme. À son sens, le retour du Roi à Paris devait s’accompagner de quelque pompe. Il était nécessaire de frapper l’imagination du peuple et de l’étranger. Il fallait donc préparer l’événement. D’autre part, il était d’avis de donner une leçon à ce Parlement dont l’esprit chicanier et brouillon venait de mettre l’État à deux doigts de sa perte. C’est pourquoi, le lendemain, en costume de chasse, il se trouvait aux côtés du Roi, qui galopait vers Paris, entouré d’une suite peu nombreuse mais dévouée. Parmi ces gens, se trouvaient Saint-Amant, Linières et Véronique, celle-ci en habit de cavalier, et les vieux amis du bretteur. Roxane et Françoise suivaient, dans un des carrosses de la Cour. Elles voulaient réoccuper leur hôtel où serait célébré le mariage des deux cousins, en présence du Roi. Ce matin-là, les incorrigibles magistrats se trouvaient assis dans la Grand-Chambre, «sur les fleurs de lys», comme on disait, parce que tentures, tapis et housses des sièges étaient d’une étoffe d’azur fleurdelisée. Ils délibéraient, codes en main, cherchant, comme toujours, à obscurcir toute clarté, à s’arroger une autorité qu’ils s’étaient prouvés incapables d’exercer. Ils voulaient réviser certain édit, qu’ils avaient enregistré la veille, et commençaient à se disputer ferme quand, sans qu’un ordre eût été donné, la porte principale s’ouvrit soudain à deux battants. -Qu’est-ce à dire! s’écria le président scandalisé, qui donc est assez osé... -Le Roi, messieurs! glapit un huissier tout pâle et saluant jusqu’à terre. En même temps, Louis XIV, suivi du seul Cyrano, entrait en bottes de chasse, le chapeau sur la tête, un fouet à la main. -Messieurs, dit-il d’une voix courroucée aux magistrats debout et médusés, chacun sait les malheurs qu’ont produits vos assemblées. Mon peuple n’en a que trop souffert. C’en est assez! J’ordonne que cela cesse! Puis, tourné vers le président terrorisé, il le foudroya du regard et précisa: -Monsieur le président, je vous défends de souffrir, désormais, toute assemblée contraire à la coutume de ce pays! Je vous défends même de les provoquer. La Fronde était finie. De ces longues et vaines querelles venait de sortir un chef, un maître: Louis le Grand. Dans la cour, en aidant le Roi à remonter en selle, Cyrano lui dit: -Sire, le coup a été bien porté. Ces messieurs en sont encore tout pantois. Au lieu de répondre, Louis XIV dévisagea le Gascon avec sollicitude et effroi. Qu’avait donc Cyrano? Comme il était pâle! -Seriez-vous souffrant, Bergerac? demanda-t-il affectueusement. Le poète porta la main à son front. -En effet, murmura-t-il, je ne me sens pas... Il chancela, tout de suite soutenu par Linières, cependant que Roxane et Françoise, spectatrices épouvantées, descendaient en hâte de leur voiture. -Que ressentez-vous? demanda encore le Roi. -Ah! Sire, fit Cyrano en essayant de sourire; cette fois-ci, je le crois bien, je suis mort pour tout de bon! -Non! protesta Roxane en serrant son cousin dans ses bras, comme si ce geste pouvait l’arracher aux griffes du Destin, non! je ne veux pas! Ça serait trop injuste, trop... Des larmes emperlèrent ses beaux yeux. Cependant, le Roi disait à Françoise: -Madame la comtesse d’Artagnan, il faut le secourir d’urgence. Mais où le transporter? Le Louvre et le Palais-Royal sont à l’abandon depuis le départ de la Cour... -Et mon hôtel ne vaut guère mieux, répondit Françoise. Nous allions justement, ma soeur et moi, nous entendre avec Savinien afin de le faire remettre en état pour que Votre Majesté pût venir signer le contrat. Pour toute réplique, le jeune prince hocha tristement la tête, en tournant les yeux vers Cyrano. Celui-ci avait beau se raidir, il portait déjà sur son visage les griffes de la mort. Linières proposa: -Je crois que mère Sainte-Hyacinthe, prieure des Filles de la Croix, ne refuserait pas de recevoir son neveu? On se rallia à cette proposition et Cyrano fut hissé dans le carrosse, blême, les yeux mi-clos, puis assis entre Roxane et le Roi qui le soutenaient tendrement. La congrégation des Filles de la Croix, que tant d’auteurs, et notamment Edmond Rostand, confondirent avec celle des Dames de la Croix de la rue de Charonne, était située entre la place Royale (aujourd’hui place des Vosges) et l’actuelle rue Saint-Antoine. Elle fut fondée par Jeanne-Françoise Frémyot, baronne de Chantal, canonisée sous le nom de Jeanne de Chantal par le pape Clément VII. Elle était la grand-mère de la marquise de Sévigné. Ce couvent compta comme supérieure la propre soeur de Turenne. Il devait servir de retraite momentanée à la jolie et touchante Mlle de La Vallière, la seule femme qui ait aimé Louis XIV d’une façon désintéressée. Reçu là par sa tante, qui fut, dans le monde, dame Catherine de Cyrano, le poète fut aussitôt dévêtu et couché. Appelé en hâte, le médecin de la communauté examina le patient et laissa deviner sa tristesse. Pris en particulier par le Roi, il ne put lui cacher: -Ce gentilhomme est perdu. Apparemment, il ne souffre d’aucune blessure récente... Mais j’ai découvert, sur son front, au-dessus du temporal droit, les traces d’un coup terrible. La plaie a dû se refermer sur une esquille, laquelle est en train de causer une hémorragie cérébrale. C’était vrai! Les fatigues excessives supportées par cet indompté, tant en Barbarie que durant la course folle de Marseille à Paris, n’étaient pas étrangères à cette complication. Cyrano mourait des suites de l’assassinat perpétré par Vauselle et La Maule à l’instigation du Cardinal. Sa fin fut douce et belle. Le Roi avait envoyé Linières quérir au Palais-Royal un collier de l’ordre du Saint-Esprit. Quand Cyrano, ouvrant un instant les yeux, le vit briller sur sa poitrine comme un million d’étoiles, il retrouva la force de sourire. Sa main droite dans celle du Roi, sa main gauche dans celle de Roxane, il mourut en disant: -Notre mariage est encore remis, du moins en ce monde... Adieu, Roxane! Pourtant, je meurs heureux et fier... la main du Roi... celle de ma bien-aimée... «L’Honneur... L’Amour... «Toute ma vie... toute ma mort...» Cyrano fut inhumé dans la crypte de l’oratoire du couvent que, dès lors, Roxane ne voulut plus quitter. Quand vint enfin l’heure de cette vierge, deux fois veuve, on la coucha près du héros. La Révolution chassa les soeurs, vendit leur domaine au citoyen Jean-Pierre de Montauriol qui s’en désintéressa. Pendant la Terreur, des prêtres fidèles venaient, près des cercueils de la crypte, bénir, unir et absoudre. Un garage s’est, depuis, établi sur cette crypte. En le bâtissant, on mit au jour un escalier souterrain, on découvrit une urne funéraire qui avait la forme d’un coeur, une navette, une cuiller à encens et quelques os humains. Ce garage s’étend; il fait détruire les derniers vestiges du couvent des Filles de la Croix, et c’est pour peu de temps encore que les admirateurs de Cyrano peuvent voir, au fond de la cour des vieux bâtiments qui portent les numéros 16, 18 et 20 de la rue Saint-Antoine, un pan de la muraille ronde de l’oratoire et un rang de fort belles arcades blanches qui entouraient la salle capitulaire. Le présent a ses obligations, mais que, du moins, la pioche des démolisseurs respecte la crypte silencieuse où dorment côte à côte Cyrano de Bergerac et sa cousine bien-aimée! Epilogue. L’Histoire fait connaître la suite des événements que nous venons de rapporter. Louis XIV rentra dans Paris et, pour des raisons de haute politique, y rappela Mazarin. Les foules sont versatiles. On s’écrasa pour voir revenir le ministre triomphant. On se jeta à ses pieds. Le gouverneur, les échevins, le prévôt et tous les grands officiers de la ville lui offrirent un dîner somptueux à l’Hôtel de Ville et le régalèrent ensuite d’un concert. Avant la fin des réjouissances, prodigue pour une nuit, Mazarin jeta, par les fenêtres, des pièces d’argent au populaire enchanté. On s’écharpa tout autour de cette manne cardinalice. Si le souple Abruzzain reprit son poste de premier ministre, il ne retrouva ni l’affection de la Reine, ni la confiance de Louis XIV. Celui-ci se servait du cardinal pour achever d’apprendre son «métier de roi», mais il ne lui pardonnait pas la mort de Cyrano. Le remords de cette action gâta les dernières années de Mazarin. Quand il se vit près de sa fin, quand il soupira, en contemplant ses richesses accumulées: «Il faut quitter tout cela», il songea à racheter l’unique meurtre ordonné par lui. C’est en souvenir de Cyrano et de ses exploits en Barbarie que, pensant à la marine française, il fit appeler le Roi in extremis et, lui remettant une liste de ses énormes trésors, il lui dit, en fermant sa main droite, à l’italienne: -En mémoire de Mousou de Berzérac, tout cet arzent doit s’en aller sour la mer16. Quant aux autres personnages de ce livre, voici quel fut leur Destin. D’Artagnan et Françoise n’eurent point d’histoire, étant constamment heureux. Le chevalier Le Norcy et Saint-Amant moururent ensemble, aux côtés de Turenne, le même jour que cet illustre homme de guerre. Minou, contre son gré, dut vivre aux côtés du Masque de Fer. Quand, ridée, elle eut cessé de plaire, elle fut un peu moins vexée et tourmentée par ses geôliers Souillasson, Babylas et Portafaux. Après la mort de la prisonnière, Henri fut transféré à Pignerol en 1666, puis à l’île Sainte-Marguerite en 1686, à la Bastille enfin en 1698. Il y mourut en 1703 et fut inhumé sous le nom de Marchiali. Ali Mohamed ben Mançour se convertit, épousa en justes noces sa jolie Grecque et servit si bien l’État qu’il fut la tige des marquis de Mançour dont le dernier rejeton, circonstance singulière, fut tué aux côtés du duc d’Aumale lors de la prise de la smala d’Abd-el-Kader, le 16 mai 1843. Linières et sa femme survécurent à peine dix ans à Cyrano. Usé par des mangeailles et des beuveries excessives, ce couple si bien assorti défuncta nuitamment, après un repas d’anniversaire, foudroyé par la même congestion cérébrale. Ce fut là une gracieuseté de Bacchus... Source: http://www.poesies.net