Le Cavalier Fortune. Par Paul Féval (1816-1887) Roman. Tome II TABLE DES MATIERES. II Les Amours De Mlle Aldée. Où Fortune Rencontre Le Cadavre De Maître Bertrand L'Inspecteur. Où Fortune Entame Sa Plus Triste Aventure. Où Fortune, Déguisé En Noyé, Se Présente Chez Une Belle Dame. Où Fortune A Peur D'Etre Aimé. Où Fortune Entrevoit Le Fantôme De Maître Bertrand, L'Inspecteur. Où Fortune cause Avec Son Assassin. Où Fortune Apprend Un Très Important Secret. Où Fortune Noue Des Relations Avec Mme La Pistole. Où Fortune Conçoit La Première Idée De Son Plan. Où Fortune attend La Veuve En Jouant Avec Les Orphelins. Où Fortune soupe Avec Feu L'Inspecteur Bertrand. Où Fortune Et Maître Bertrand Tiennent Conseil. Où Fortune Prend Le Parti De Se Jeter A L'Eau. Où Fortune Trouve A Qui Parler Dans La Rivière. Où Fortune Amène Noble Compagnie Chez Thérèse Badin. Où Fortune Prend Un Prince A Son Service. Où Fortune Engage Une Forte Servante Du Nom De Marton. Où Fortune Soutient Avec Talent Une Thèse Généalogique. Où Fortune Suit Chizac A La Trace De Ses Forfaits. Où Fortune A L'Honneur De Contempler Un Illustre Sous-Séducteur. Où Fortune Demande Un Miracle A Zerline. Où Fortune Et Richelieu Partagent En Frères. Où Fortune Fait Passer M De Richelieu Pour Un Ivrogne. Où Fortune Prend Le Frais Dans La Forêt De Bretagne. Où Fortune Repousse Les Avances De L'Impératrice D'Occident. Où Fortune assiste encore à Une Fête. Où Fortune Agit Avec Magnanimité. Où Fortune N'A Plus Qu'A Suivre Son Plan. Où Fortune A Le Plaisir De Voir La Réussite De Son Plan. Où Fortune Marche Sur Des Millions. Deuxième partie. Les Amours De Mlle Aldée. Où Fortune Rencontre Le Cadavre De Maître Bertrand L'Inspecteur. Fortune savait désormais où il était. Son pauvre ami, le chevalier de Courtenay, dont il regrettait amèrement l'absence, lui avait dit la vérité de point en point. Une simple pierre le séparait de ceux qu'il entendait. Il ne s'agissait que d'attendre la nuit pour soulever la dalle à la force des reins, et il allait se trouver dans la galerie d'Est, déserte et libre. Il revint sur ses pas à reculons, rentra dans la cellule de La Pistole et replaça les quatre carreaux avec un soin minutieux. La Pistole ne l'interrogea même pas sur le résultat de son exploration. Les poignards des deux Altesses Royales firent leur office d'échelons, et Fortune regagna son gîte. Ce fut une longue journée; l'impatience de notre cavalier faisait durer les heures, et il n'était pas sans inquiétude au sujet de son voisin, qu'il entendait maintenant marcher à grands pas de l'autre côté de la cloison. La fièvre avait succédé à l'abattement chez le pauvre La Pistole; on l'entendait bavarder tout seul avec une étrange volubilité. Il parlait tout à la fois de sa femme, de son voyage d'Espagne, de la conspiration, de son argent et de son chien. Son idée fixe était maintenant d'être libre pour aller mettre le feu à l'Arsenal et incendier ainsi la coquine. Quand maître Lombat, le guichetier, vint faire sa visite du soir, Fortune se sentit trembler. La voix de La Pistole lui donnait la chair de poule. La Pistole, en effet, divaguait tant qu'il pouvait. Il avait pris à tâche de séduire le guichetier; il lui faisait les propositions les plus généreuses, disant qu'il était le cousin et l'unique héritier de Chizac-le-Riche, et qu'il donnerait son pesant d'or à l'homme qui le mettrait à même de surprendre le galant rendez-vous de sa femme avec un grand seigneur. Un grand seigneur assez lâche pour l'avoir fait charger de chaînes, afin de n'être point gêné par la jalousie d'un époux! Maître Lombat était un peu de l'avis de Fortune, car il dit paisiblement- -Là, là, bonhomme, la Zerline est une gaillarde, je ne prétends point le contraire; mais, pour être gibier de grand seigneur, à d'autres! Nous vous enverrons le docteur demain matin pour qu'il vous saigne jusqu'à l'eau rousse. -Je sais des secrets! s'écria La Pistole, je sais des mystères. La vie de M. le régent dépend de moi! Fortune se collait tout haletant à la cloison, mais le brave guichetier coupa la harangue de La Pistole en refermant la porte brusquement. Ce fut les deux poings sur les côtes et riant de tout son coeur que notre cavalier écouta le restant de la litanie hurlée par le petit comédien- -Vous êtes un misérable! criait celui-ci, vous êtes vendu à la coquine! Je vous dénoncerai, je vous ferai perdre votre place et renfermer dans un cachot souterrain pour le restant de vos jours! Ah! comme M. le régent est mal servi! c'est la scélérate qui gouverne la France! Maître Lombat entrait en ce moment dans la cellule de Fortune. -Ça se pourrait bien, dit-il, que ce petit chrétien vous empêche de dormir cette nuit. Si vous aviez eu de l'argent, je vous aurais changé de cellule. -On fera sauter une mine sous le Palais-Royal! criait en ce moment La Pistole. J'ai vu les barils de poudre! -Il est enragé! fit maître Lombat, en jetant un pain noir sur le lit. La Pistole, dont la voix s'enrouait, clama encore- -On mettra du poison dans les dragées du roi! -Bien, bien, dit maître Lombat; s'il ne s'est effondré le crâne contre les madriers avant demain matin, le docteur lui donnera un remède. Il sortit. Fortune entendit La Pistole qui se laissa choir épuisé sur le carreau. Le bon cavalier écouta le bruit des pas du guichetier qui allaient se perdant au loin. -Corbac! pensa-t-il, la poitrine dégagée d'un poids de cent livres, si désormais La Pistole fait le méchant, il ne s'agira plus que de lui emplir la bouche avec de la paille! Il se garda bien d'entamer la conversation à travers les madriers; le silence est le meilleur de tous les calmants. Mais comme la soirée n'était pas encore assez avancée et qu'il fallait tuer le temps, Fortune entonna une chanson à boire qui avait beaucoup de couplets. Au dixième couplet ou au vingtième, la voix de La Pistole l'interrompit- -Cavalier, disait le petit homme, je vous demande pardon de vous avoir parlé avec mauvaise humeur. Si vous voulez venir me visiter, vous mangerez mon souper et nous causerons un peu de ma femme. Fortune demanda- -Qu'est-ce que c'est que ton souper? La Pistole découvrit l'assiette et répliqua- -C'est une bonne part d'oie qui embaume. -La peste! gronda Fortune, se peut-il qu'il y ait tant d'oies à Paris! As-tu du vin? -Une bonne et large bouteille. Fortune planta les deux couteaux dans le bois. -Ce n'est ni pour la volaille ni pour la boisson, dit- il, mais il est d'un bon coeur de consoler un camarade. Quand ses deux pieds touchèrent le carreau du cabanon de La Pistole, Fortune vit le petit homme sur son billot assis bien tranquillement et tournant ses pouces d'un air réfléchi. -Vas-tu dîner avec moi? demanda notre cavalier. -Je boirai un verre de vin, répondit La Pistole, mais je voudrais savoir une chose- c'était pour me guérir de ma jalousie, n'est-ce pas, que vous avez fait ce portrait si laid de Zerline, ma femme? -De par tous les diables... commença Fortune. Mais il s'arrêta et reprit- -Oui, mon compagnon, c'était pour te guérir de ta jalousie. Ta femme est une personne accorte et qui vaut son prix. La Pistole lui tendit les deux mains. -Je veux bien m'échapper avec vous, dit-il; ce qui se passe entre moi et Mme La Pistole est peut-être le résultat d'un malentendu; j'ai pu avoir des torts. Vous avez la langue dorée, quand vous voulez; s'il vous plaisait d'opérer entre nous deux une réconciliation honorable... -Cela me plaît, mon camarade, interrompit Fortune. Voyons, mange un morceau; tu n'es pas encore blasé sur l'oie, toi, et tu la trouveras par délices! -Ma foi, dit La Pistole, qui rapprocha son escabelle d'un air tout guilleret, il me semble que l'appétit me revient du moment que vous vous occupez de mes affaires. Mangeons à la gamelle comme de vieux amis et buvons dans le même verre. Il est certain que j'ai été quelquefois bien morose et bien dur avec ma pauvre Zerline. Si vous saviez quel caractère enchanteur elle avait avant d'être ma femme! -Avant... grommela Fortune. -Oh! et après aussi! poursuivit La Pistole, attendri, nous autres hommes nous sommes des despotes; les femmes ne savent pas comment nous prendre. Nous leur disons- soyez belles, et nous ajoutons- ne soyez pas aimées. C'est absurde! -Tu parles comme un livre, dit Fortune. -J'ai bien réfléchi à tout cela, reprit l'ancien Arlequin, il y a en moi un grand fonds de philosophie. Fortune approuva du bonnet. La Pistole poursuivit, rongeant un os avec un évident plaisir. -Qu'est-ce que c'est que la coquetterie? C'est une chose qui nous fait damner et que nous adorons. Le jour où l'on cesse de faire la cour à nos femmes, nous ne voulons plus d'elles. Et, vrai Dieu! le monde est bien mal mené, cavalier, n'est-ce pas? Nous sommes tout à droite ou tout à gauche, jamais dans le milieu! Moi, qui suis à mon sens le plus sage des hommes, à l'instant même où je n'ai plus l'idée de poignarder ma femme, je pense à me prosterner à ses pieds pour l'adorer comme une idole... À quoi songez-vous, cavalier? -À ta sagesse, mon garçon, répliqua Fortune. -Raillez-vous? -Non pas!... écoute l'heure. L'horloge sonna onze coups. -Achevons la bouteille! s'écria Fortune en se levant, et si tu veux vraiment être mon compagnon d'aventure, retrousse tes manches; nous allons entrer en besogne. La Pistole retroussa ses manches. Il faisait en vérité plaisir à voir. -Nous ne sommes pas très loin de l'Arsenal, dit-il, ce sera l'affaire d'un quart d'heure quand nous aurons seulement mis le pied dehors. Vive Dieu! si quelqu'un nous barre la route, je me charge de lui marcher sur le ventre! Fortune enlevait déjà les carreaux; il avait passé les deux petits poignards à sa ceinture. -Suis-moi de près, dit-il en descendant au fond du trou, et colle-toi toujours à la paroi de droite; car sur la gauche on peut tomber dans la cave. -Et c'est profond, la cave? demanda La Pistole, qui eut un petit frisson. Fortune répondit- -Je n'y ai pas été voir. Puis on fit silence. Notre cavalier rampait le plus vite qu'il pouvait, et La Pistole le suivait faisant déjà peut-être des réflexions qui n'échauffaient point son enthousiasme. Ce n'était plus comme dans la matinée- on n'entendait ni pas ni voix dans la galerie de l'Est qui était complètement muette. -Le chevalier était bien informé, se dit Fortune qui commença incontinent à desceller la dalle en dessous à l'aide d'un poignard. La Pistole grelottait; il balbutia- -J'aimerais mieux travailler qu'attendre. On est ici comme dans une tombe. -Tu n'attendras pas longtemps, lui dit Fortune, la dalle remue. -De ce côté-là, pensa tout haut La Pistole, c'est vous qui recevriez un mauvais coup s'il y avait quelqu'un à nous attendre; mais si on venait par derrière... -Ah! dit Fortune, tu serais le plus exposé; mais on ne viendra pas. -Savoir! gronda La Pistole. Si vous connaissiez ma diablesse de femme! -Bon! s'écria Fortune, ce n'est donc pas un ange! La Pistole ne répondit point, mais il poussait des soupirs de boeuf. Fortune, en ce moment, s'arc-bouta des pieds et des mains, et ses épaules robustes soulevèrent la dalle qui bascula sans lui faire aucun mal. D'un bond il fut dans la galerie. La Pistole hésitait à le suivre. Quand il vit cependant qu'aucun cliquetis d'armes blanches ni aucune détonation d'armes à feu ne se faisait entendre, il sortit du trou comme une tortue qui met prudemment sa tête hors de son écaille. La galerie n'était pas éclairée, mais ses quatre hautes fenêtres ogives qui donnaient sur la tête du pont et le lieu où est maintenant la place du Châtelet, laissaient passer les rayons de la lune qui traçaient de longues lignes parallèles sur le dallage alternativement noir et blanc. C'était une solitude complète et rien ne se montrait qui fût de nature à augmenter les inquiétudes inséparables d'une semblable expédition; néanmoins, Fortune fut obligé de tendre les deux mains à son camarade La Pistole dont les dents claquaient et qui disait- -Si une ronde venait à passer, comment expliquerions-nous notre présence ici? -Corbac! répliqua Fortune, la conversation ne serait pas longue et l'on ne nous donnerait guère le temps de fournir des explications. La Pistole, en ce moment, posait son pied tremblant sur le pavé de la galerie. Sa voix chevrota pendant qu'il demandait- -Pensez-vous qu'ils nous feraient du mal? et donne-t-on quelquefois la question à cette heure de nuit?... Je vous suivrai partout où vous irez dès que nous serons libres, car c'était une bien folle idée que d'aller vers cette femme, cause de tous mes malheurs; et, d'un autre côté, je ne puis rejoindre mon chien Faraud puisqu'il est chez maître Bertrand, l'inspecteur de police. -C'est drôle, pensa Fortune qui arpentait déjà la galerie à petit bruit, cela me fait toujours quelque chose quand on parle de cet original. Est-il chair, est-il poisson, ce Bertrand? C'est lui qui a montré au juge la pointe de mon épée en prouvant qu'elle n'avait jamais servi... Il allait vers la droite, selon les instructions du chevalier de Courtenay; La Pistole le suivait à trois ou quatre pas de distance, se faisant petit et jetant à la ronde des regards effarés. À l'extrémité méridionale de la galerie se trouvait la porte de la grand- chambre dont le développement était au midi, sur la Seine. À l'angle sud-est, une autre porte beaucoup plus petite et bas voûtée donnait accès dans un couloir qui rejoignait la tour du coin sous laquelle était situé le caveau de la Montre. Fortune s'engagea le premier dans un escalier à vis qui comptait à peine une douzaine de marches. Au bas de cet escalier se trouvait, la porte vitrée qui, de l'intérieur du Châtelet, permettait de voir les cadavres exposés. Le caveau de la Montre était éclairé par une lampe dont les lueurs fumeuses semblaient sombres à côté du clair rayon de lune qui entrait par la meurtrière du bord de l'eau. Au moment où Fortune allait jeter son regard dans le caveau, il se retourna au bruit que faisait La Pistole en dégringolant derrière lui. -Que Dieu nous protège! balbutia le malheureux Arlequin, mon pied a manqué sur ces marches mouillées... Mais qu'avons-nous ici derrière ces vitres?... Il s'interrompit en un cri étouffé. -Voyez! fit-il en frissonnant de tout son corps. C'est cet homme... maître Bertrand, qui nous guette! Fortune se retourna aussi vivement que s'il eût senti la pointe d'une rapière dans ses reins. -Où diable prends-tu maître Bertrand? commença- t-il. Mais sa voix s'arrêta dans son gosier, et il balbutia du fond de sa stupéfaction- -La mule du pape! c'est bien lui, le voilà! Où Fortune Entame Sa Plus Triste Aventure. La Pistole s'était assis sur les marches parce que ses pauvres jambes ne pouvaient plus le porter. Fortune lui-même était singulièrement ému, et son premier mouvement avait été de faire retraite devant le regard fixe que l'inspecteur Bertrand jetait sur lui à travers les carreaux. Ce singulier personnage était assis ou plutôt demi- couché sur une table de marbre qui occupait l'extrémité du caveau la plus voisine de la porte vitrée. Il avait son costume de tous les jours, qui semblait seulement un peu en désordre, et ses cheveux étaient mêlés sur sa tête nue. Une de ses jambes pendait hors de la table; son torse était relevé et s'adossait contre un paquet informe, dont Fortune ne devinait point la nature. L'inspecteur Bertrand, ainsi accoté, recevait en plein sur son visage la lumière fumeuse et vacillante de la lampe- On aurait juré que ses yeux regardaient et que les muscles de sa figure s'agitaient. Cela d'autant mieux que le réduit lugubre où il lui plaisait de faire ainsi faction était habité par d'autres hôtes, dont l'état et la posture parlaient énergiquement de mort. Il y avait trois cadavres couchés sur trois tables, qui s'alignaient derrière celle où l'inspecteur Bertrand reposait, et le rayon de lune enfilait ces trois tables, touchant de sa lumière livide trois têtes de décédés. La Pistole pensait- -Comment a-t-elle su que j'allais essayer de sortir d'embarras? Je ne peux pas le deviner, mais la diablesse finira sorcière! Elle a mis ce Bertrand en embuscade pour m'arrêter ou me tuer. Il se leva tout doucement et remonta trois marches- -Par la morbleu! se disait pendant cela Fortune, je n'ai jamais ouï parler de vivants enfermés dans ce trou... je n'ai pas eu peur, non! mais il m'est venu un petit peu de chair de poule! « Sang de moi, interrompit-il, le coquin vient de me lancer un regard! il me voit... Mais s'il me voit, pourquoi ne bouge-t- il pas? La Pistole remonta encore trois marches. -Cavalier, dit-il, si vous m'en croyez, nous allons regagner nos cellules. Ce Bertrand n'est pas un méchant homme au fond, puisqu'il a caressé mon chien. Si nous nous en allons bien tranquillement, il fera peut-être semblant de ne nous avoir point vus. Fortune ne répondit pas; ses yeux étaient toujours fixés par une sorte de fascination sur l'agent de police qui ne cessait de le regarder. -Que je sois pendu, s'écria-t-il à la fin, une bonne fois pour toutes, si je n'en ai pas le coeur net! Et d'un bond il atteignit le bas des degrés. -Malheureux! balbutia La Pistole qui, d'un mouvement contraire, regagna le haut des marches, vous courez à votre perte. Comme l'escalier tournait, Fortune et La Pistole se trouvaient désormais hors de vue l'un de l'autre. Aussitôt que l'ancien Arlequin cessa d'apercevoir son compagnon, les réflexions les plus sages envahirent son cerveau; il rentra tout doucement dans la galerie de l'Est, où il avait moins peur parce qu'on y voyait plus clair. -J'ai promis, pensa-t-il, de suivre mon camarade Fortune mais non point de partager ses folies. Il a le tempérament téméraire et j'ai idée qu'il finira mal. Tout en méditant ainsi il se rapprochait de la dalle soulevée. -Qui croirait, se dit-il encore, que la méchanceté d'une femme pût aller jusque-là? L'idée d'avoir posté ce Bertrand dans le caveau des morts pour m'inquiéter au passage est véritablement infernale. Elle a de l'esprit comme quatre, c'est certain... et en définitive, l'excès de sa haine prouve jusqu'à quel point j'occupe encore sa pensée. Nous ferons un bon ménage avec le temps. Il rentra dans le boyau et n'oublia point de se coller à la paroi méridionale pour éviter le trou de la cave. Quand une fois il fut dans sa cellule, il poussa un grand soupir de soulagement, comme un voyageur qui se retrouve sain et sauf au logis après une dangereuse traversée. -Quant à gagner le dehors malgré l'inspecteur Bertrand, raisonnait-il en replaçant avec soin les quatre carreaux, il n'y a pas d'apparence que mon pauvre compagnon le puisse. Il va recevoir peut-être de dangereuses blessures, après quoi on va lui mettre les fers aux pieds et aux mains pour le jeter tout vivant dans quelque oubliette. « Ma foi, conclut-il en s'étendant sur son grabat avec une sorte de volupté, je lui aurai du moins donné un bon conseil en l'engageant à revenir sur ses pas. S'il se ravise, il sera toujours temps d'enlever les tuiles pour lui faire un passage... Ah! Zerline, méchant démon, lequel aimerais-je le mieux en ce moment, de te battre ou de t'embrasser? Ayant ainsi dévoilé le fond mystérieux de son coeur, ce fantasque La Pistole se répondit à lui-même avec une entière franchise- -Ce soir, je crois que je t'embrasserais mais je suis bien sûr que je te battrais demain, scélérate! Et il s'endormit. Au premier moment, Fortune, qui ne s'était point aperçu de son absence, avait mis bravement son nez aux vitres du caveau des Montres- le regard de l'inspecteur Bertrand lui sembla devenir plus fixe et plus profond, mais ce bizarre personnage n'en demeurait pas moins complètement immobile. Fortune resta un instant assez perplexe, et le cas, on en conviendra, en valait bien la peine. Mais notre cavalier ne réfléchissait jamais très longtemps. -Mon brave, dit-il à l'inspecteur à travers les carreaux, j'ai une idée qu'au fond vous êtes un bon vivant malgré le métier que vous faites, et, en définitive, vous avez essayé de me rendre service, là- bas, dans le cellier du pauvre Guillaume Badin. Vous êtes convaincu de mon innocence, j'en suis sûr; si vous voulez bien ne point vous opposer au dessein que j'ai de fuir, je vous engage ma parole que les cent premiers louis qui tomberont dans ma poche seront pour vous, et mon compagnon La Pistole garantira ma promesse. L'inspecteur Bertrand ne bougea ni ne répondit... -Hé! La Pistole, cria Fortune, t'engages-tu avec moi pour cent louis? La Pistole fit comme l'inspecteur Bertrand, et nous savons bien pourquoi. Fortune cependant commençait à entrevoir la vérité. Sans s'arrêter au silence de La Pistole, qui cadrait bien avec le caractère prudent de ce dernier, il mit la main sur le bouton de la porte vitrée en se disant- -Nous allons voir si le Bertrand bouge, cette fois. Le Bertrand ne bougea pas, mais la porte ne s'ouvrit point. Fortune était désormais fixé à peu près et pensait- -Ce drôle de corps est original après son décès comme pendant sa vie. Vit-on jamais un mort dans cette gaillarde posture? D'un coup de coude bien appliqué, il brisa le carreau le plus voisin de la serrure et, à l'aide du même moyen, il élargit le trou pour ne point se couper les doigts en travaillant. Il appelait La Pistole et le rassurait, disant- -Tu peux venir, mon garçon, ce n'est pas ta femme qui a mis l'inspecteur à cette place, et le pauvre diable ne nous empêchera point de passer. Sa main atteignit la clé et la porte s'ouvrit. Il alla tout d'un temps à maître Bertrand et lui prit le poignet qu'il trouva inerte. -Il arrive souvent malheur aux gens de sa sorte, pensa-t-il, et pourtant, selon la renommée, celui-ci était adroit comme un singe. Il ne s'est pas noyé puisque ses vêtements sont intacts- comment donc est-il mort? Il appela de nouveau- -La Pistole! où donc es-tu? Son regard connaisseur parcourut le pourpoint de maître Bertrand au côté gauche duquel il y avait une toute petite piqûre. -Oh! oh! s'écria Fortune, c'est le même coup que Guillaume Badin! Il écarta vivement le pourpoint, la veste, puis la chemise, et se pencha sur la poitrine de maître Bertrand qui était percée un peu à droite du coeur. -La même plaie que Guillaume Badin, dit encore Fortune. Il resta tout pensif. -Ah çà! ah çà! se dit-il après un moment, pourquoi la figure bouffie de ce Chizac danse-t-elle devant mes yeux avec son tic et les deux vessies qu'il a sous la paupière? On ne tue pas quand on est si riche... Mais il y a aussi l'histoire de La Pistole, arrêté après ce déjeuner chez Chizac... Où diable est-il cet innocent de La Pistole? C'était vraiment une bonne âme. Il sortit du caveau, appelant toujours son compagnon à voix basse; il remonta l'escalier tournant et traversa la galerie jusqu'au boyau où il appela encore. -Allons! se dit-il, les opinions sont libres et je ne peux pas emmener ce nigaud malgré lui. Replaçons toujours la dalle, au cas où il passerait quelque ronde, car je ne suis pas encore dans la rue, et Dieu sait le temps que je vais mettre à sortir de ce caveau! La dalle fut remise en place, après quoi Fortune regagna la Morgue dont il referma la porte intérieure à double tour. En rentrant, il lui sembla que la position du corps de l'inspecteur était tant soit peu changée, mais il attribua ce fait à l'examen qu'il avait opéré lui même, et aussi peut-être à quelque jeu de la lumière. Il s'agissait maintenant de sortir; Fortune ne s'occupa plus autrement de maître Bertrand et donna toute son attention à la fermeture extérieure d'une grande montre qui permettait aux gens du dehors de reconnaître les cadavres exposés. Ce n'était plus ici comme du côté de l'escalier tournant; la devanture vitrée était défendue par un grillage. Et, au lieu d'être fermée en dedans, la serrure avait sa clé au dehors à cause du gardien, dont la loge était sous le vestibule. Fortune vit tout cela d'un coup d'oeil, et ce fut un peu le supplice de Tantale, car le vestibule, grand ouvert, laisse voir à dix pas la tête du pont où la lune jouait sur les pavés mouillés. Sans beaucoup d'espoir, notre cavalier éprouva le châssis de la cloison vitrée; il était robuste, mais les solides madriers résistèrent, aussi fermes qu'une muraille. -Est-ce que maître La Pistole aurait eu raison de rentrer dans son trou? se demanda-t-il avec inquiétude. Être venu jusqu'ici et rester sot devant ces planches, ce serait pour en mourir de honte!... Cherchons. Il tourna le dos au châssis et parcourut le caveau dans le vague espoir de trouver une autre issue. Tout d'abord il se rendit à la meurtrière par où pénétrait la lumière de la lune. C'était une fente étroite et longue, destinée à fournir de l'air, dont le lieu avait terriblement besoin. Fortune essaya d'y passer la tête, mais les pierres trop rapprochées arrêtèrent ses tempes. De ce côté, la fuite était absolument impossible. En outre de la meurtrière, il n'y avait aucune communication avec le dehors. Le caveau était de forme ronde, sauf le pan coupé que formait la devanture; il occupait le rez-de-chaussée de la tour du coin, à quelques pieds seulement au- dessous du niveau de la rue. Les murailles en étaient d'une épaisseur considérable dont la meurtrière elle- même en donnait l'exacte mesure. Maître Bertrand était évidemment le dernier venu. Les deux autres, un homme et une femme, n'avaient déjà plus figure humaine, et quand Fortune les examina de plus près il s'éloigna de leurs tables avec horreur. Ce mouvement lui fit heurter une corde qui pendait de la voûte et qu'il n'avait point aperçue. Il leva la tête et vit au-dessus de la lampe, pendue à la voûte, une cloche d'assez forte dimension que la corde était destinée à mettre en branle. C'est ce qu'on appelait « la cloche de pitié ». Fortune resta une bonne minute immobile à regarder la cloche. Son imagination travaillait. -C'est chanceux! se dit-il en secouant la tête, et je n'aime pas beaucoup jouer avec ces choses-là, mais quand on n'a pas le choix... La mule du pape! j'en serai quitte pour faire dire des messes la prochaine fois qu'il me tombera de l'argent. En acompte sur les messes ainsi promises, il fit d'abord un grand signe de croix, et, tournant autour des tables, il se rapprocha de feu maître Bertrand, qu'il examina, de nouveau. Le résultat de cet examen ne fut pas satisfaisant. -Corbac! pensa-t-il, rien à faire de ce côté! On ne me prendra jamais pour ce drôle qui avait en son vivant une physionomie commune et bourgeoise au dernier point. Il vaut mieux jouer le tout pour le tout, et me déguiser en spectre des pieds à la tête. Ce n'était pas là, il faut bien le confesser, une aventure séduisante, et notre cavalier en dépouillant lestement ses habits éprouva plus d'un frisson qui n'était point produit par le froid humide du lieu. Pour contenir son courage, il pensait- -Maintenant que ce pauvre chevalier est à tous les diables, notre pauvre Aldée n'a plus que moi, et, si je fais le dégoûté, ce misérable vampire de Richelieu la croquera comme une alouette! En fait de guenilles sépulcrales, il y avait un choix énorme. Fortune prit au hasard parmi les lambeaux éparpillés sur les bancs ce qu'il fallait pour sa toilette. Il n'avait pas seulement à sa disposition les diverses pièces de son sinistre costume, il avait aussi le modèle à imiter, et au bout d'un quart d'heure, après avoir aplati ses cheveux ramenés en mèches rigides sur ses joues, il put se comparer lui-même sans trop de désavantage au cadavre du sexe masculin qui était étendu sur l'une des tables. Il prit ce cadavre par les épaules, promettant une messe ou deux de plus pour cette profanation, et le fit glisser en dedans de la table, du côté opposé à la grande montre. Cette besogne étant achevée, il prit la corde à deux mains et mit en branle la cloche de pitié, dont les vibrations tristes emplirent le caveau. Notre cavalier avait la sueur froide aux tempes et frémissait jusque dans la moelle de ses os. Le rayon de lune qui glissait sur le visage bleui de la femme assassinée lui montra comme un bizarre sourire, et la tête de feu maître Bertrand lui sembla s'éveiller, prête à tourner sur lui ses regards étonnés. Il attendit la moitié d'une minute. Un bruit se fit au-dehors vers la loge du gardien; des voix appelèrent et se répondirent. Puis une lumière parut à la fenêtre de la loge qui regardait la grande montre. Fortune s'était accroupi derrière la table du milieu et ne pouvait être vu du dehors. Il pesa de nouveau sur la corde et la cloche de pitié tinta pour la seconde fois. La porte de la loge s'ouvrit. Un homme en camisole de nuit et coiffé d'un bonnet de coton qu'un ruban violet serrait chaudement sur ses oreilles, sortit avec précaution; il tenait une arquebuse dans sa main droite et une longue épée dans sa main gauche. Derrière lui venaient deux vieilles femmes, dont l'une était armée d'une broche et l'autre d'un coutelas. Derrière les deux vieilles femmes, un gros valet à cheveux rouges se montra, brandissant un merlin à fendre le bois. Cette troupe, dont l'apparence ne laissait pas d'être formidable, se rangea en bataille devant la grande montre et sembla attendre un nouvel appel. -Corbac! pensa Fortune, si c'est comme cela qu'ils viennent au secours des moribonds!... Mais le vin est tiré, il faut le boire. Et, pour la troisième fois, caché qu'il était derrière la table, il agita la cloche de pitié. Où Fortune, Déguisé En Noyé, Se Présente Chez Une Belle Dame. L'armée, qui se rangeait en bataille sous le vestibule, était ainsi composée- maître Magloire Séverin, gardien juré et greffier des écritures de la Morgue; Françoise Jodelet, sa femme légitime; Anne- Gertrude Séverin, sa soeur aînée, et Denis Museau, son valet. Anne-Gertrude Séverin, qui était demoiselle à plus de cinquante ans qu'elle avait, s'était réveillée en sursaut au premier son de cloche; elle avait appelé Magloire Séverin, son frère, qui avait secoué Françoise Jodelet laquelle gardait toujours dans la ruelle de son lit une gaule pour mettre un terme, vers 4 heures du matin, au sommeil de Denis Museau, le domestique. Denis Museau avait allumé la chandelle. Et la chandelle allumée avait éclairé quatre faces bouleversées, et si blêmes qu'elles s'étaient fait peur les unes aux autres. L'armée sortit donc en bon ordre avec l'intention d'assommer ou de hacher tout mort qui se permettrait de bouger. Arrivé sous le vestibule, Magloire dit d'une voix qui tremblait un peu- -Je ne vois rien. Et les autres, plus affirmatifs, répondirent- -Il n'y a rien! En effet, derrière la montre, la lampe sépulcrale éclairait l'immobilité la plus complète. Mais, en ce moment, la cloche de pitié tinta pour la troisième fois. -J'ai vu remuer la corde! s'écria Anne-Gertrude, dont les cheveux gris se hérissèrent sur son crâne. -Il y a quelqu'un derrière la table, ajouta Françoise Jodelet, prête à s'évanouir. Denis Museau dit en frissonnant de tous ses membres- -Le mort du milieu manque! Ces derniers mots portèrent au comble l'épouvante de l'armée. Il n'y avait pas à dire non; le mort du milieu manquait. -Il faut rentrer et se barricader, conseilla Françoise Jodelet. Mais Anne-Gertrude, qui était une fille de courage, s'écria- -Mon frère Magloire, il s'agit de se montrer. Vous avez des ennemis et des gens qui souhaitent votre place; faites les sommations voulues et procédons par la force. Magloire n'hésita pas; il était à la hauteur de ses fonctions. -De par le roi, dit-il à haute et intelligible voix et en faisant sonner la crosse de son arquebuse contre le pavé, il est enjoint au mort du milieu... Il s'arrêta, soupçonnant vaguement qu'il y avait peut-être quelque ridicule au fond de sa situation. -Eh bien! fit Anne-Gertrude. -Denis, ordonna le gardien juré, introduisez la clef dans la serrure et que chacun se tienne prêt à faire son devoir. Ce fut un instant solennel. Denis Museau ouvrit la porte de la Montre et ressaisit vivement son merlin. Magloire mit son arquebuse en joue. Anne-Gertrude qui, comme elle le dit plus tard bien des fois, avait fait le sacrifice de sa vie, saisit sa broche à deux mains et la croisa comme une hallebarde, tandis que Françoise Jodelet, plus timide, se cachait derrière elle avec son inoffensif coutelas. Rien ne bougea cependant à l'intérieur du caveau. En ces moments suprêmes, la plus cruelle de toutes les souffrances, c'est l'attente. Le pauvre Magloire soufflait et suait. Changeant de formule et laissant le roi de côté pour prendre son point d'appuis haut, il déclara- -Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit! « vade retro Satanas! », où est le mort du milieu? Pour toute réponse, un silence complet et l'immobilité de la tombe. Un accès de courage désespéré monta au cerveau de Magloire, il lâcha son arquebuse et mit l'épée à la main en criant- -Il faut aller au fond de ce noir mystère, et voir ce qu'il y a derrière les tables. Qui m'aime me suive! Il s'élança en avant, tournant autour de la table qui supportait le corps de maître Bernard; Denis Museau fit le tour en sens inverse avec son merlin levé. Il ne restait auprès de la porte que les deux femmes. Mais à ce moment la cloche de pitié se mit à carillonner à pleine volée, et le mort du milieu se leva de son haut, cachant sa figure derrière les grandes mèches de ses cheveux. Magloire et Denis s'arrêtèrent l'un à droite, l'autre à gauche; les deux femmes tombèrent sur leurs genoux en murmurant des patenôtres. Le mort du milieu, cependant, doué d'une agilité vraiment surprenante, surtout si l'on considère l'état de décomposition déjà fort avancé où on l'avait laissé la veille, se pendit à la corde, prit du champ et passa par- dessus la table pour aller tomber auprès du seuil, qu'il franchit en poussant un cri de victoire. Anne-Gertrude avoua depuis qu'elle ne s'y connaissait pas, il est vrai, mais que malgré les lambeaux repoussants dont il était couvert, ce mort du milieu lui avait paru avoir la taille bien prise et la jambe agréablement tournée. On le vit danser sur les pavés mouillés que brillantaient les rayons de la lune et enfiler le pont au Change, où il se perdit dans les ténèbres comme un vrai fantôme qu'il était. Magloire Séverin était payé par le roi pour garder les cadavres du caveau de la Montre; il ne peut moins faire que de s'élancer à la poursuite de ce défunt qui allait rendre ses écritures presque impossibles. Toutefois à la tête de sa famille fidèle, il traversa la place du Châtelet, le pont au Change et même une partie de la rue de la Barillerie; mais, comme il n'avait point pris le temps de prendre ses chausses, il dut sonner la retraite dans la crainte de gagner un rhume. Ils revinrent tous et rentrèrent dans le caveau pour chercher au moins les traces du mystérieux fuyard. Là, une surprise nouvelle les attendait, deux surprises et même trois en comptant les habits de Fortune qui étaient éparpillés sur le sol. Il n'y avait plus personne sur la table de pierre où gisait encore tout à l'heure feu l'inspecteur Bertrand. Et le mort du milieu, qu'on avait vu sauter par- dessus la table, était paisiblement étendu sur le carreau, incapable assurément de se livrer à aucune gymnastique. Le greffier juré et sa famille, après avoir refermé la Montre, rentrèrent dans la loge et passèrent le restant de la nuit à chercher en vain le mot de cette lugubre charade. Pendant cela, notre cavalier Fortune courait les quais sous ses guenilles de spectre et regrettait déjà d'avoir pris tant de peines pour passer sur le ventre de l'armée Séverin. Il se disait- « Avec de semblables adversaires, je n'avais pas besoin de quitter mes habits; et que faire dans Paris, à cette heure, sans un rouge liard dans la poche, avec les loques impures qui me couvrent le corps? » Dix minutes auparavant, pour acheter la liberté, il eût consenti à voyager tout nu pendant une semaine; mais nul d'entre nous n'est parfait, et Fortune se croyait en droit d'adresser les plus vifs reproches à son étoile, qui ne lui avait point conseillé de garder au moins ses chausses et sa chemise. Son costume de noyé n'était pas cependant d'une scrupuleuse exactitude car il avait conservé ses bons souliers neufs qui permettaient d'aller grand train sur le pavé. La nuit était claire, mais il n'y avait personne sur les quais et Fortune comptait sur son fantastique accoutrement pour écarter les passants effrayés. Il s'arrêta pour la première fois au bout du pont Saint-Michel, après avoir traversé la Cité tout entière; il écouta pour savoir s'il était poursuivi. Derrière lui aucun bruit ne venait, et les alentours étaient si calmes qu'il pouvait entendre le murmure de l'eau coulant sous le pont. -Vais-je tourner à droite ou à gauche? se demanda- t-il. À gauche, il y avait un refuge; c'était le logis de Muguette. Si misérable que fût son accoutrement, Fortune était bien sûr de n'être point repoussé chez Muguette. Et pourtant il ne tourna point à gauche et poursuivit sa course à grands pas dans la direction contraire. -Corbac! se disait-il en arpentant le quai, je suis le bienfaiteur de cette enfant-là, c'est vrai, et je n'ai point à me gêner, je ne suis en vérité point vêtu selon les lois de la décence, et j'emporte avec moi l'odeur de ce caveau. Si je suis destiné à faire un jour ou l'autre cette folie de prendre femme, il y a gros à parier pour Muguette, et je ne veux point qu'elle me voie jamais autrement que sous un aspect galant et même, s'il se peut, héroïque. Il dépassa la tête du Pont-Neuf, à l'autre bout duquel une patrouille du guet chevauchait paisiblement en causant amour et politique. Le guet fait songer aux voleurs. Fortune, nous devons l'avouer à son blâme, eut bien un peu l'idée de faire la chasse aux bourgeois attardés afin de conquérir au moins un costume. Mais une pensée plus folle encore avait pris possession de son cerveau; il s'était mis en tête de pénétrer chez Thérèse Badin, dont la demeure était désormais toute proche; il avait même ébauché un plan, dont l'extravagante naïveté plaisait à son imagination. Il comptait frapper bravement à la porte de l'hôtel coquet, acheté par la fille de Guillaume Badin, et traiter les valets de Thérèse comme il avait fait pour la famille Séverin. La plume est lente, nous avons mis beaucoup de temps à raconter dans ses détails l'évasion de notre cavalier; mais, par le fait, les événements avaient marché très vite, et quand Fortune arriva devant l'hôtel de Thérèse Badin, au coin de la rue des Saint-Pères et du quai, minuit venait de sonner à l'horloge des Quatre- Nations. Fortune tourna bravement le coin de la rue, mais il s'arrêta interdit à la vue d'un beau carrosse arrêté à dix pas de lui. Le cocher et le laquais de ce beau carrosse avaient quitté leurs sièges et s'entretenaient à la porte même de l'hôtel. Fortune fit un coude et passa comme un trait, bien heureux de n'avoir pas été aperçu par cette valetaille. Il rôda un instant sur le quai, allant et venant, car il n'avait plus de but. Derrière l'hôtel de Thérèse s'étendait un mur assez long, mais peu élevé, qui entourait un jardin pris, comme l'hôtel lui-même, sur les anciens terrains du Pré-aux-Clercs. Notre ami Fortune se dit après mûre réflexion- -Il importe que j'entre par-devant ou par-derrière. Et, prenant son élan, il fit un saut que n'eût pas désavoué le petit Bourbon lui-même. Ce saut, bien calculé, l'accrocha des deux mains au faîte de la muraille, et, l'instant d'après, il retombait sur une plate- bande fraîchement labourée à l'intérieur du jardin. C'était déjà quelque chose. Une fois là, il n'avait plus à redouter la curiosité des passants. Il pénétra sous une belle allée de tilleuls taillés et commença une promenade qui eût été fort agréable à deux, si le sort lui eût voulu rendre un pourpoint et des chausses. Il se disait, toujours plein de sens dans ses réflexions- -J'entendrai bien partir le carrosse, et il sera temps alors de prendre mes mesures. Fortune quitta son allée de tilleuls et traversa le parterre pour se rapprocher de deux fenêtres éclairées. Quand il fut en face des deux fenêtres illuminées, il vit sur l'une d'elles, dont les carreaux étaient doublés par une draperie en mousseline des Indes, deux silhouettes qui se détachaient comme une paire d'ombres chinoises. C'était d'abord la taille d'une jeune femme svelte et hardie, c'était ensuite quelque chose de gros et d'informe qui pouvait bien être un homme chargé d'obésité. -Il n'y a pas à dire, pensait Fortune, cette fille-là est belle à faire perdre la tête, et je la crois bonne par- dessus le marché. Mais qui donc est ce galant qui semble d'ici plus gros qu'un éléphant? Fortune devait attendre un peu la réponse à cette question indiscrète; il eut le temps de faire plus d'un tour dans le parterre et de voir bien des fois la double silhouette grandir ou disparaître sur le rideau. La dernière fois, le couple s'arrêta un instant tout près de la fenêtre. Thérèse se tenait droite et rejetait sa charmante tête en arrière; le gros galant, au contraire, se courbait en deux, et sur la mousseline, le profil de son dos était rond, comme celui d'un ballon. Fortune le vit qui prenait respectueusement la main de Thérèse et qui la portait à ses lèvres, je ne sais pas s'il fut jaloux, mais il jura un peu la mule du pape. Après ce baise-main, la lourde silhouette du galant s'exagéra en tous sens pour disparaître définitivement. Thérèse restait debout auprès de la fenêtre. Au bout d'une minute écoulée, Fortune put entendre le bruit de la porte cochère qui s'ouvrait puis se refermait; il y eut quelques mots prononcés à haute voix dans la rue, et le carrosse roula au grand trot vers le Pont-Neuf. C'était le moment. Fortune se rapprocha de la maison et lança son bouquet vers les carreaux; mais le bouquet, trop léger, s'arrêta à moitié route. -Thérèse! appela Fortune. Sa voix n'alla pas plus loin que le bouquet, car la silhouette s'éloigna des rideaux. -La peste! pensa notre cavalier; il ne faut pourtant pas qu'elle s'aille coucher comme cela! Et, sans plus de façon, il prit à ses pieds une pleine poignée de gravier, qu'il envoya dans les carreaux. Presque aussitôt après, la fenêtre s'ouvrit et Thérèse parut au balcon. -Qui est là? demanda-t-elle tout bas, d'une voix ferme et exempte de frayeur. -C'est moi, le cavalier Fortune, répondit ce dernier. Thérèse murmura- -Je pensais à vous. Elle rentra et la porte fut refermée. Où Fortune A Peur D'Etre Aimé Fortune Se Frotta Les Mains De Tout Son Coeur. -Avec cette belle fille-là, se dit-il, les choses vont toujours comme sur des roulettes! elle ne prend pas de gants; elle ne cherche jamais midi à quatorze heures. Je parie qu'elle va trouver moyen de m'habiller de pied en cap sans même envoyer chez le fripier! « Et ce n'est pas mal aisé, interrompit-il, car, au pis aller, je prendrais les vêtements d'un de ses valets pour gagner la boutique de maître Mathieu, rue des Deux- Mules, qui m'accommodera à miracle, pourvu que j'aie de l'argent. Une porte située immédiatement sous les fenêtres éclairées s'ouvrit. -Et du diable, continua Fortune, si elle refuse de me prêter quelque argent sur ma bonne mine! Ce dernier mot cependant le fit réfléchir, car, au lieu de rester au milieu de l'allée, il sauta par-dessus une plate-bande et se réfugia derrière une boule de lilas. -Où êtes-vous? demanda en ce moment Thérèse. -Ceci mérite explication, répondit Fortune. Je me suis échappé voici une heure des prisons du Châtelet et cela ne se fait pas comme on veut. Je n'ai pas la toilette qu'il faut pour me présenter devant une dame. -Vous n'avez gagné qu'une nuit, répliqua Thérèse; demain matin, vous auriez été mis en liberté. -Par vos soins? -Par mes soins. -La mule du pape! s'écria notre cavalier, on m'avait bien dit que vous aviez le bras long! Thérèse sortait en ce moment de l'ombre portée par la maison, et la lumière de la lune l'éclairait. Fortune vit qu'elle était en grand deuil. -Si j'osais, reprit-il, je vous dirais que j'ai été étonné de ne vous point voir hier dans ma prison. -J'ai songé d'abord à mon père, répondit Thérèse; mais vous m'avez dit- « Je vous aime », à une heure et en un lieu que je n'oublierai jamais. -Ceci mérite encore explication, voulu interrompre notre cavalier. Mais elle l'arrêta, disant avec quelque impatience- -Montrez-vous, s'il vous plaît. Qu'importe le costume? -Corbac! répondit Fortune, il importe du moins d'avoir un costume quelconque, et à part mes souliers que j'ai eu la précaution de garder... -Vous vous êtes sauvé à la nage? demanda Thérèse. -Je me suis sauvé en noyé, répondit Fortune, et j'y pense, je mettrais aussi bien une robe qu'un pourpoint; tout ce que je désire, c'est d'être couvert pour la décence, d'abord, ensuite pour un petit vent frais qui va me donner le mal de gorge. Thérèse resta un moment pensive. -Vous n'aviez dans Paris personne autre que moi chez qui vous réfugier? demanda-t-elle. -Oh! si fait, répondit Fortune, mais je ne sais pas comment vous dire cela- je n'ai pas honte de paraître devant vous dans une position malheureuse ou ridicule. Thérèse lui montra de la main un pavillon situé à l'autre extrémité du parterre et dit- -Entrez-là, je vais vous apporter des vêtements. Elle se dirigea en même temps vers la maison. Fortune attendit qu'elle eût passé le seuil et traversa de nouveau le parterre pour gagner le pavillon dont la porte était ouverte. -Vous êtes là? demanda en dehors la voix de Thérèse déjà revenue. -Je suis là, répondit Fortune. -Tenez, reprit Thérèse, qui lança un paquet dans le pavillon, voici des habits- ce sont ceux de mon père. Fortune fut frappé. -C'est bien cela! dit-il, et si ce n'est pas une épreuve, je vous remercie. -Ce n'est pas une épreuve, répondit la Badin de sa voix ferme et froide. J'ai besoin de causer avec vous, dépêchez! Vous me trouverez dans l'allée des tilleuls. Le pavillon était une salle de bains. Quoiqu'il n'eût qu'un rayon de lune pour voir à faire sa toilette, notre cavalier ne fut pas long. Après une large ablution qui effaça définitivement les traces de son passage dans le caveau, il revêtit en un clin d'oeil les habits de Guillaume Badin et sortit à la recherche de Thérèse. Thérèse l'attendait sous les arbres. Elle lui laissa prendre sa main, qui était glacée comme un marbre. -Je ne suis pas un grand clerc, dit Fortune dont la voix était sincèrement émue, et du diable si je saurais expliquer ce que j'éprouve pour vous, mais quand je vous ai dit- « Je vous aime », c'était la vérité, et si vous avez besoin de mon sang, prenez-le. La Badin répondit- -J'ai besoin de venger mon père. -Alors, vous ne m'aimez pas? demanda Fortune avec un singulier accent où il y avait presque de la joie. Comme elle tardait à répondre, il ajouta- -C'est que, voyez-vous, si vous m'aviez aimé, je sens que je serais devenu fou. Or, de plus fins que moi pourraient vous expliquer la chose, moi je me borne à vous dire ceci- « Je crois qu'il y a une autre femme qui me tient au coeur encore plus que vous; je crois que cette femme-là, ou plutôt cette chère fillette car c'est presque une enfant, s'en irait mourant si je ne l'aimais pas... et peut-être que je ne l'aimerais pas si vous m'aimiez. Thérèse répondit enfin- -Vous êtes un brave garçon. « Il faut aimer celle qui vous aime. » Mais en achevant cette phrase ambiguë, un soupir lui échappa. -En un mot comme en mille, demanda Fortune brusquement, m'aimez-vous, oui ou non? Certes, les belles dames qui l'avaient pris pour le duc de Richelieu ne s'y seraient pas trompées en ce moment. M. le duc avait une autre manière de faire sa cour. Thérèse Badin eut un sourire triste. -Mon père et moi, dit-elle, nous étions tout l'un pour l'autre. C'était un grand, c'était un bel amour, et il me semblait qu'aucun autre amour ne pouvait entrer dans mon coeur. On ne le connaissait pas, mon père; pour tout le monde il a été, pendant de longues années, le pauvre artiste qui vendait son talent pour un morceau de pain au maître de musique de l'Opéra; pour tout le monde encore et pendant quelques jours, il a été un fou que le démon du jeu possédait. Mon père n'a jamais montré le fond de son âme qu'à ma mère, qui est morte quand j'étais encore un enfant, et à moi dès que j'ai eu l'âge de comprendre. Mon père était un noble esprit, un coeur d'or; mon père ne ressemblait pas plus à tous ces hommes que j'ai vus passant et bourdonnant autour de moi que cette blanche lumière de l'astre qui est au ciel ne ressemble aux lueurs fumeuses d'un flambeau. Tant que j'ai eu mon père, il ne me restait rien à désirer en ce monde, et pourtant c'est bien vrai, une inquiétude s'est emparée de moi un jour, une folie a saisi mon cerveau, un trouble s'est rendu maître de mon coeur ou de mes sens- c'est mon secret, je ne le dois à personne et je ne le vous dirai pas. Mon père est mort de cette maladie qui a changé mon être. J'essayais de monter, j'essayais de grandir pour mettre mon sourire au niveau des regards d'un homme. Je ne sais plus si je hais cet homme ou si je l'aime. -Et moi, belle dame, interrompit Fortune, je veux être brûlé vif si je comprends un mot de votre histoire! À moins, interrompit-il vivement et comme s'il eût été frappé d'une idée subite, à moins qu'il ne s'agisse encore de cette détestable ressemblance! Les beaux yeux de Thérèse se baissèrent et notre cavalier crut la voir pâlir. -Vous n'êtes pas pour moi le premier venu, reprit- elle doucement, je vous l'ai déjà prouvé par trois fois. N'essayez point de percer un mystère qui est peut-être au-dessus de votre portée. Quel qu'ait été mon caprice, mon amour, si vous voulez, le charme est rompu, je le crois, je l'espère. Ma vie a désormais un autre but; j'ai besoin d'aide, voulez-vous me servir? -Eh bien! par la corbleu! s'écria rondement Fortune, vous me tirez d'un mortel embarras, et je reconnais là mon étoile! Assurément un cavalier tel que moi ne se gêne pas pour voltiger de belle en belle, comme un papillon qui fait son choix entre les fleurs; mais depuis que j'ai revu certaine jeune fille que j'avais laissée enfant lors de mon départ pour les pays d'aventure, j'ai le caractère bien changé et je ne me reconnais plus moi-même. C'est marché conclu, je vous servirai de mon épée et de mes conseils, et voici mon premier conseil- si j'ai bien compris votre parabole, vous nourrissez ou avez nourri quelque joli caprice pour cet ogre blanc et rose qui est maintenant à la Bastille? Thérèse secoua la tête lentement et dit- -Vous avez mal compris. Puis elle ajouta- -Si vous voulez parler de M. le duc de Richelieu, il est en liberté depuis quarante-huit heures. -Alors, que Dieu nous protège! s'écria Fortune; il a eu déjà le temps de mettre en train quelque noire diablerie; mais un bon averti en vaut deux; je sais sur quel chemin lui couper le passage, et quand le diable y serait, je ne me sens pas plus de répugnance à couper la gorge d'un duc et pair qu'à tordre le cou d'un canard! Ils avaient quitté l'allée des tilleuls et traversaient le parterre pour se rapprocher de la maison. -Si vous me servez, dit Thérèse, il faudra être à ma disposition quelle que soit l'hure du jour ou de la nuit; je ne vous laisserai pas le temps d'accomplir une autre besogne. Fortune haussa les épaules et répliqua- -Deux autres besognes s'il le faut, ma belle patronne, et trois aussi, et dix au besoin! Vous ne connaissez pas l'homme que votre bonne chance a jeté sur votre route! Tout en faisant vos affaires, j'ai une princesse à protéger et à doter, un prince à délivrer et à marier, et, par-dessus le marché, ma propre personne à garer contre les gens de la police, sans compter ce pauvre La Pistole, à qui je veux du bien, et ce duc de malheur avec qui je veux me rencontrer nez à nez un jour ou l'autre. En conséquence de quoi je vous prierai de m'indiquer la chambre où je dois reposer, car j'ai grandement sommeil, et il faut que je sois debout demain matin à la belle heure. Ils étaient entrés à l'hôtel par la petite porte qui s'ouvrait sous les deux fenêtres éclairées. L'escalier qu'ils montèrent les conduisit précisément dans la chambre dans laquelle Fortune avait vu deux ombres se dessiner sur les rideaux. Il entra sans façon, comme il faisait toute chose, et promena son regard réjoui sur le luxe coquet de cette pièce qui servait de petit salon. -La mule du pape! dit-il en se laissant tomber de son haut sur les coussins rebondis d'une bergère, je serai ici tout aussi bien qu'ailleurs, et si vous n'avez pas d'autre chambre à me donner, je me contenterai pour la nuit de cette retraite. Je suis si las que je ne vous demanderai même pas à souper. Thérèse, qui était toute rêveuse, jeta sur lui un regard et détourna les yeux. Elle avait pris un flambeau et s'apprêtait à se retirer, lorsque Fortune dit tout à coup- -J'allais oublier de vous demander le nom du gros galant qui m'a fait croquer le marmot ici dessous dans le parterre. -Si nous parlons de celui-là, prononça Thérèse à voix basse, vous ne dormirez peut-être pas de longtemps. -Allez toujours. Il croisa ses jambes l'une sur l'autre et se renversa voluptueusement. -La personne qui sort d'ici, murmura Thérèse, est Chizac-le-Riche. -Ah bah! fit notre cavalier, voici un bonhomme qui s'arrange de manière à ce que j'entende parler de lui bien souvent! -Il venait me rendre compte, répondit Thérèse, des recherches qu'il a faites pour retrouver l'assassin de mon bien-aimé père. Il m'a parlé de vous. -En vérité? J'ai idée, moi, que je vous parlerai de lui un jour ou l'autre. -Il ne vous accusait pas formellement, poursuivit Thérèse. -De sa part, c'est bien de la bonté! -Mais, poursuivit encore la belle Badin, il garde un doute à cause de ce La Pistole dont vous avez prononcé le nom tout à l'heure et qui est maintenant sous la main de la justice. -Pauvre mouton! murmura Fortune. Vous qui êtes une personne d'esprit, Thérèse, que pensez-vous de ce Chizac? -Il a gagné quatre millions avant-hier, répliqua la Badin, deux hier dans la matinée, et l'après-midi, il a fait une rafle de cinq millions. -Onze millions en quarante-huit heures, supputa Fortune, c'est un assez joli denier. Je ferai de mon mieux pour me procurer un bout de la corde qui le pendra. Les regards brillants de Thérèse étaient sur lui. -Avez-vous un soupçon? prononça-t-elle tout bas. Et comme Fortune tardait à répondre, elle ajouta- -Ce n'est pas possible! il est si riche! -C'est vrai, il est si riche! Et à vrai dire je n'avais pas de soupçons. -Mais alors pourquoi a-t-il tendu un piège à ce pauvre La Pistole? Une flamme sombre était dans les yeux de Thérèse. -Il y a quelqu'un, dit-elle, qui répondra à cette question. -Et ce quelqu'un là? -C'est maître Bertrand, l'inspecteur. -Sang de moi! dit Fortune en se redressant d'un saut, j'avais oublié cet original! -Il est adroit, poursuivit Thérèse, il est hardi... Fortune l'interrompit et acheva- -Il est mort! Thérèse ouvrit ses yeux tout grands et se souleva, les deux mains crispées sur les bras de son fauteuil. -Il est mort, répéta-t-elle; l'inspecteur Bertrand est mort! En quelques paroles Fortune lui raconta sa fuite et son passage dans le caveau de la Montre. -Il avait été déposé à la hâte sur la table de pierre, acheva-t-il, et il n'était pas même étendu comme il faut. Sa blessure ressemblait à celle de Guillaume Badin. -Vous croiriez?... commença Thérèse dont la pâleur était livide. -Je crois comme vous, interrompit Fortune, que l'inspecteur Bertrand était un homme adroit et hardi. Peut-être en savait-il trop long. Thérèse frissonna et pensa tout haut- -Mais pourquoi? pourquoi?... un homme si riche! Fortune hocha la tête et conclut- -Je vous l'ai dit- c'est très curieux; et il y aura plaisir à débrouiller cette affaire-là. Où Fortune Entrevoit Le Fantôme De Maître Bertrand, L'Inspecteur. Après une heure écoulée, le cavalier Fortune et Thérèse Badin étaient encore assis en face l'un de l'autre dans le boudoir charmant, dont les coquettes richesses formaient un contraste étrange avec le deuil de la belle fille et la couleur sombre de l'entretien. Mais c'était à Chizac-le-Riche et au meurtre si imprévu de l'inspecteur Bertrand que la conversation revenait toujours. -C'était sur lui que je comptais, dit Thérèse en parlant de maître Bertrand; il y avait quelque chose en moi qui me criait- celui-là en sait plus long qu'il ne veut le dire... -Il en savait si long, interrompit Fortune, qu'il en est mort. Là-dessus sa tête roula sur le dos de la bergère, et il s'endormit profondément. Thérèse ne parla plus. Sa belle tête pensive s'inclina sur sa main. Elle songea ainsi longtemps, et des larmes vinrent au bord de ses paupières. La tête du cavalier Fortune, renversée dans les grandes masses de ses cheveux, était frappée en plein par la lumière. Thérèse se prit à le regarder et la ligne fière de ses sourcils eut un froncement douloureux. -C'était pour me rapprocher de lui, murmura-t-elle, c'était pour briller, non pas autant que lui, mais assez pour qu'il pût m'apercevoir dans la foule... Mon père est mort de cela- c'est lui qui a tué mon père! « Oh! fit-elle en pressant à deux mains sa poitrine, que je voudrais le haïr! La pendule sonna deux heures après minuit. Thérèse se leva et prit un flambeau. Avant de s'éloigner, elle s'approcha de Fortune, dont elle éclaira les traits pour le contempler encore une fois longuement. Puis elle s'inclina sur lui jusqu'à ce que sa bouche effleurât le front de notre cavalier, qui tressaillit sous ce baiser. Je ne sais comment exprimer cela- dans le regard profondément triste de Thérèse Badin quelque chose disait que ce baiser n'était point pour le cavalier Fortune. Avant de se retirer, elle prit sa bourse qu'elle glissa dans une des poches du pourpoint qui avait appartenu à son père. Puis elle traversa le salon à pas lents et gagna la porte qui donnait entrée dans sa chambre à coucher. Il était environ six heures du matin quand Fortune s'éveilla en sursaut. Il se leva, il s'élança, il frappa, il secoua la porte, il appela; mais la porte résista; et en un clin d'oeil sa voix retentissante mit sur pied tous les domestiques de l'hôtel. Ceux-ci arrivèrent et quand Fortune leur dénonça la présence d'un intrus dans la maison, valets et chambrières restèrent à le regarder avec de grands yeux étonnés. Le maître d'hôtel, car Thérèse Badin n'avait pas encore d'intendant, se fit l'interprète de la surprise générale et dit- -Comment êtes-vous ici pour voir ce qui s'y passe, mon maître? Nul d'entre nous ne vous a jamais vu, et personne ne vous a ouvert la porte pour entrer. Nous n'osons pas dissimuler que Fortune n'était point préparé à ces questions indiscrètes. Une fille de chambre ajouta- -Si je n'ai pas la berlue, ce brave a sur le corps les hardes de feu Guillaume Badin, le pauvre défunt! Et tout le monde s'approcha pour reconnaître le haut- de-chausses, la veste et le pourpoint de l'ancienne basse de viole de l'Opéra. -Que faites-vous ici? Qui vous a introduit? Qui êtes-vous? Ces questions se croisèrent, et la voix magistrale du majordome, dominant le bavardage, fit entendre cette sentence- -Il est bien connu maintenant que les larrons sont souvent les premiers à crier au voleur! Dans le geste noble et fier que fit notre cavalier pour repousser une pareille accusation, sa main rencontra la poche de sa veste, où Thérèse avait déposé une bourse dodue. -Allons, pensa-t-il, elle a bien fait les choses, et je ne dois point compromettre son honneur! -Qu'on éveille la maîtresse de céans! ordonna-t-il. -Point, point, fit le choeur des valets, il ne fait pas jour dans la chambre de madame avant onze heures... Et le maître d'hôtel ajouta- -Tout ceci regarde le commissaire. Ce mot de commissaire ne pouvait sonner bien pour Fortune, dont l'oreille eut comme un écho de la musique funeste produite par les clés de maître Lombat. -Mes amis, dit-il précipitamment, j'ai essayé de vous rendre service en dénonçant la présence d'un étranger dans la maison, ne me payez point d'ingratitude. Il suffirait de la présence de Mlle Badin, votre maîtresse, pour mettre fin à ce quiproquo, mais si vous vous adressiez à l'autorité, votre maîtresse serait plus exposée que moi. Il n'est pas possible que vous soyez étrangers à cette vaste conspiration qui... -Nous sommes tous de la conspiration! s'écrièrent les domestiques mâles et femelles. Fortune se redressa. -En ce cas, reprit-il, vous avez ouï parler de l'intrépide cavalier qui a traversé mille dangers pour apporter d'Espagne les traités de Leurs Altesses Royales. -Parbleu! fit-on, il est arrivé en compagnon maçon; et M. de Machault n'y a vu que du plâtre! -Ce cavalier, dit Fortune majestueusement, c'est moi... et après de nombreuses péripéties, car la police entière du royaume est à mes trousses, j'ai dû me réfugier ici cette nuit, nu comme un ver, car j'avais traversé l'eau et le feu pour échapper aux vils suppôts de Philippe d'Orléans. Mlle Badin m'a couvert des propres habits de feu maître Guillaume, et j'ai dormi dans une bergère qui est au coin de la cheminée, dans le salon du bord de l'eau. Et le majordome ajouta- -C'est bien vrai qu'il se passe ici des choses que nous ne connaissons pas. Mlle Badin fait ce qu'elle veut. Fortune lui mit la main sur l'épaule. -J'ai présentement mes affaires, continua-t-il, qui sont celles de tout un grand parti, celles de la France, devrais-je dire. Comme vous paraissez avoir l'autorité sur vos camarades, je m'adresse à vous et je vous charge de rapporter à votre maîtresse les faits tels qu'ils se sont passés. C'est à vous qu'il appartient de veiller à la sûreté de Mlle Badin. Prêtez-moi, je vous prie, un valet pour me conduire à la boutique d'un fripier, où je changerai ce costume qui ne convient ni à ma condition ni à mon âge. Le valet, à qui je donnerai une bonne étrenne, rapportera ici les habits de maître Guillaume, que sa fille doit avoir dessein de garder comme des reliques... et dépêchons, car j'ai des ordres de l'Arsenal! Le majordome donna un valet à Fortune pour le conduire à la friperie, et on établit des postes de surveillance à toutes les portes qui pouvaient donner accès dans l'appartement privé de Thérèse Badin. Il faisait grand jour quand Fortune sortit de chez le fripier, habillé de pied en cap et muni d'un large feutre qui dissimulait assez bien son visage; il avait fait en outre l'emplette d'un manteau dans les plis duquel il cachait son menton, sa bouche et jusqu'au bout de son nez. Fortune, au lieu de longer les quais, ce qui l'eût ramené aux abords du palais de justice, remonta le faubourg Saint-Germain, et choisit sa route au milieu de ces rues étroites et tournantes qui passaient sous le chevet de Sainte- Geneviève. En route, notre cavalier avait eu assurément de quoi réfléchir, car il ne manquait pas d'intelligence, et l'apparent désordre de ses aventures ne l'éloignait pas de son droit chemin. Il avait trois ou quatre besognes distinctes, dont les principales étaient le salut de sa compagne d'enfance, Mlle Aldée de Bourbon, et la vengeance légitime de cette belle Badin qui, dès la première heure et devant le cadavre de son père assassiné, avait résolument pris son parti, à lui, Fortune, contre l'accusation du bailli Loiseau. Entre ces deux oeuvres, le hasard venait d'établir un lien, bien vague encore, mais qui acquérait une importance singulière par les méchantes dispositions où Fortune était naturellement, et par avance, contre M. le duc de Richelieu. C'était M. le duc de Richelieu qui menaçait Aldée, et Thérèse Badin avait donné à entendre que la mystérieuse pensée de son coeur allait vers M. le duc de Richelieu. En outre, Fortune n'avait pu l'oublier, Aldée de Bourbon et Thérèse Badin étaient les deux héroïnes de cette anecdote racontée par le chevalier de Courtenay à la prison du Châtelet; M. le duc de Richelieu avait fait la gageure de réunir Aldée et Thérèse dans sa petite maison pour les livrer aux regards de ses amis, les roués, et de ses amies, qu'elles fussent grandes dames ou danseuses. Fortune aurait voulu mettre le duc de Richelieu dans tout, même dans le meurtre de maître Guillaume. Et il se promettait de remuer ciel et terre pour découvrir s'il n'y avait point quelques accointances cachées entre ce détestable duc et Chizac-le-Riche, qui, à ses yeux, était déjà un vampire. Comme il entrait dans l'allée sombre qui conduisait à la cour de Guéménée, un homme le croisa de si près que leurs coudes se choquèrent. -Maladroit! gronda Fortune. Puis, se ravisant et regardant mieux l'inconnu qui continuait son chemin, il s'élança vers lui et lui prit les deux mains affectueusement en s'écriant- -La mule du pape! jeune homme, c'est vous qui êtes le frère de Mme Michelin, et qui m'avez si maladroitement poignardé l'autre jour! Comment vous va? Je ne suis pas fâché de faire votre connaissance. Où Fortune Cause Avec Son Assassin. Le passant, qui était en effet l'homme en deuil de la rue de la Tixanderie, le frère de la malheureuse Mme Michelin, essaya d'abord de dégager ses deux poignets et voulut faire un pas en arrière, mais Fortune n'eut point de peine à vaincre sa molle résistance. -La peste! mon petit homme, dit Fortune avec compassion, il ne faut point avoir frayeur de moi. Quel est votre nom, s'il vous plaît? -Je m'appelle René Briand, répondit le frère de Mme Michelin. Et il ajouta, en secouant la tête tristement- Je n'ai pas frayeur de vous. -C'est pourtant vrai, murmura Fortune, qu'on peut être brave avec des bras de femmelette. Voilà ce qui nous distingue des animaux à quatre pattes- un chien n'est courageux que s'il est fort. Et, vertubleu! mon petit homme, si vous étiez aussi fort que brave, je ne serais pas ici pour faire la conversation avec vous, car votre coup était visé au bon endroit, mais il manquait de fond, et grâce à un chiffon de parchemin il n'a produit qu'une pauvre égratignure pour tout potage. -Que Dieu en soit remercié! murmura René en serrant les mains de sa florissante victime; j'étais venu dans cette maison précisément pour y chercher de vos nouvelles, car j'avais reconnu mon erreur en apprenant que le duc de Richelieu était sorti de la Bastille et faisait déjà parler de lui. -Et quelles nouvelles avez-vous eu de moi dans cette maison? demanda notre cavalier. -Aucune, répondit René, je suis monté jusqu'à l'étage où j'avais failli commettre un crime inutile, et j'ai frappé à la porte de cette jeune fille... -Je sais... allez toujours. -La porte était fermée et l'on ne m'a point répondu. -C'est que la jeune fille est en bas, à secourir ceux qui souffrent. Et vous alliez de ce pas, je présume, chercher M. le duc de Richelieu pour réparer votre erreur? -Non, répondit le jeune homme à voix basse, mon beau-frère, le mari de Mme Michelin, qui était un vieil homme et que j'aimais comme un père, est mort, voici deux jours, par le chagrin qu'il a eu de son veuvage. En mourant, il m'a dit- « Fais comme moi, pardonne. » -Et vous avez pardonné? demanda Fortune stupéfait, car l'oubli des injures n'était pas au nombre de ses vertus. -J'ai essayé, répartit le jeune homme, je n'ai pas pu. -À la bonne heure! s'écria Fortune. -Seulement, poursuivit René d'une voix découragée, pour celui qui nous a fait tant de mal c'est comme si j'avais pardonné, car je suis mort. Nous sommes tous morts. Comme il chancelait, Fortune le prit à bras-le-corps. Les choses avaient pour lui toujours leur signification au pied de la lettre. -Est-ce que vous seriez empoisonné? s'écria-t-il. -Pas encore, répliqua René de sa voix triste et douce, et je ne sais pas si j'aurai besoin de cela, car le désespoir tue comme le poison. Voilà deux mois, nous étions une famille bienheureuse, j'avais ma soeur, toute belle et si bonne qu'elle nous défendait contre la peine comme un ange gardien; j'avais mon beau-frère, qui remerciait Dieu chaque jour de posséder une pareille compagne et qui me chérissait mieux qu'un fils. J'avais encore... Il s'arrêta et les larmes lui vinrent aux yeux. -Qu'aviez-vous encore, René, mon enfant? s'écria Fortune étonné de sa propre émotion. Corbac! je ne veux pas que vous mouriez, moi! Mon coeur devient sensible à faire frémir et, depuis trois jours, les amitiés pleuvent autour de moi comme une ondée. Je vous aime déjà autant que mon vieil ami le petit Bourbon et dix fois plus que La Pistole- je vous aime autant que Thérèse... -Thérèse! répéta René en un douloureux murmure. -Il n'y a que Muguette et Aldée, acheva Fortune, qui me tiennent au coeur plus que vous. Dites-moi ce que vous avez encore perdu, jeune homme, et, vive Dieu! si c'est une chose possible à vous recouvrer, je vous la rendrai, je m'y engage. René hésita. Fortune avait passé son bras sous le sien et ils traversaient la cour de Guéménée. -Ce que j'ai perdu, murmura enfin le jeune homme, vous ne pouvez pas me le rendre. -Est-ce encore un deuil? -C'est le deuil de mon dernier espoir. J'aimais une jeune fille, et vous avez prononcé son nom tout à l'heure. -J'ai prononcé les noms de trois jeunes filles, dit Fortune- Muguette, Aldée, Thérèse. Ceci était une question. René poursuivit sans y répondre- -Je me suis cru aimé. Peut-être m'étais-je trompé et n'avait-elle pour moi que de la pitié. Mais un homme est venu... le même... toujours le même! et si j'ai voulu commettre le meurtre ce n'était pas seulement pour venger l'assassinat de ma soeur. -Ah çà! ah çà! s'écria Fortune avec une véritable fureur, il faudra donc abattre ce démon en pleine tête comme on assomme les chiens enragés! Moi, je vous dis, jeune homme, qu'on ne meurt pas quand on aime et quand on déteste- c'est cela qui fait vivre, au contraire. Sang de moi! vous êtes jeune et joli garçon, vous n'avez pas froid aux yeux; il ne s'agit que de remettre un peu de chair sur vos membres et un peu de chaleur dans vos veines, je me charge de cela. « D'abord, avant qu'il soit trois jours, ce misérable duc ne prendra plus ni femmes ni filles, c'est moi qui vous le dis, votre Thérèse reviendra à la raison, et à moins que ce ne soit une princesse, je prends sur moi de faire le mariage dans la quinzaine. En attendant, remontez avec moi cet escalier, car il faut commencer par déjeuner, et ma petite Muguette a dans son armoire un certain pâté de maréchale qui ressusciterait un défunt. C'est ce pâté qui m'a guéri de votre coup de poignard, il y a trois jours, et je suis sûr qu'il en reste assez pour vous guérir de votre découragement, moyennant les bonnes paroles que je vais y joindre en guise d'assaisonnement. René se laissa entraîner. Ils montèrent ensemble l'escalier du premier étage. Au moment où ils passait devant la porte du logis occupé par Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, un cri plaintif partit de l'intérieur et, arrêta Fortune comme si une main l'eût saisi au collet. René prêta l'oreille et murmura- -On dirait une femme en détresse. Un chant rauque et monotone fut entonné de l'autre côté de la porte qui s'ouvrit brusquement, donnant passage à la pauvre petite Muguette tout échevelée. -Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle d'une voix que les sanglots étouffaient. Que faire? À qui demander secours? Fortune était à deux pas d'elle. Quand elle le reconnut, elle tomba dans ses bras en gémissant- -Mme la comtesse se meurt et Mlle Aldée est folle! Notre cavalier la porta jusqu'au seuil et se retourna vers René, dont le regard triste plongeait au fond de l'appartement. -Il y a ici un grand mal, dit Fortune, le mal dont votre soeur est morte. Retirez-vous, mon jeune compagnon; ceci est encore une raison de vivre, car vous avez surpris le secret d'une noble infortune, et, si je succombais, il vous resterait un devoir. René lui serra la main avant qu'il eût achevé. -C'est bien, ajouta Fortune, vous m'avez compris. Venez me trouver demain à l'hôtel de Mlle Badin, rue des Saints-Pères. Une flamme s'alluma dans les yeux de René, tandis que Muguette laissait échapper une exclamation de surprise. -J'irai, murmura René, qui tourna le dos et descendit aussitôt l'escalier. Les grands yeux de Muguette étaient fixés sur Fortune. -Mlle Badin! répéta-t-elle, cette femme qu'on dit si belle!... Elle s'interrompit, parce qu'une voix venait de la chambre du fond, une voix que notre cavalier ne connaissait point, et qui disait- -Qu'on prépare mes robes et mes parures, j'irai ce soir à la fête de M. le régent. -Oh! fit Muguette, qu'importe la souffrance d'une pauvre fille telle que moi! Fortune prit sa tête à deux mains et déposa un rapide baiser sur son front. -Toi, dit-il, tu es aimée, bien aimée! Il s'élança en même temps vers la seconde porte, laissant Muguette toute tremblante. Sous les larmes de la pauvre enfant, il y avait maintenant un sourire. Au moment où Fortune entra, la chambre de Mme la comtesse de Bourbon était silencieuse. Aldée se tenait debout, en face d'un miroir de Venise qui s'inclinait au- dessus de la cheminée. Elle n'avait plus cette pâleur qui donnait naguère à sa beauté un caractère tragique; elle souriait au miroir en arrangeant avec une sorte de complaisance les boucles de ses magnifiques cheveux. Mme la comtesse de Bourbon était toujours étendue sur le dos comme une statue sépulcrale, mais ces deux jours avaient produit en elle un changement funeste- ses traits ravagés parlaient de mort prochaine. Muguette s'était glissée derrière Fortune; elle essuya le front de la vieille dame, dont les yeux se fermaient. Aldée semblait ne faire aucune espèce d'attention à ce qui se passait autour d'elle. -La crise est passée, dit Muguette à voix basse; elle a été terrible, et j'ai cru que c'était la fin de la pauvre bonne dame. Fortune montra du doigt Aldée; Muguette se rapprocha de lui. -Dès hier, murmura-t-elle en baissant la voix davantage, elle avait un singulier regard. Je vous attendais, mon cousin Raymond, car j'ai bien de la peine quelquefois, toute seule, entre elles deux. Vous m'aviez promis de revenir... -Tu ne sais donc pas que j'étais en prison, fille, répliqua Fortune. -En prison! s'écria-t-elle. Aldée se retourna et répéta- -En prison... Maintenant, ce ne sont plus les malfaiteurs qu'on met en prison, ce sont les ducs et princes. Elle disposa les plis de sa robe avec une grâce majestueuse et demanda- -Pour quelle heure a-t-on retenu mon carrosse? -Réponds-lui quelque chose, fit notre cavalier. -Il n'est pas besoin, répliqua la fillette; ce qu'on répond, elle ne l'écoute plus. Aldée mit son coude sur le marbre de la cheminée, appuya sa tête contre sa main. La fièvre avivait les couleurs de sa joue et il y avait dans ses yeux des diamants. -Jamais je ne l'ai vue si belle! pensa Fortune haut. -Hier donc, reprit Muguette, ses prunelles se fixaient sur moi comme si elle ne me voyait plus et son regard faisait peur. Elle avait passé toute la journée à sa fenêtre et plus d'une fois je l'avais entendue murmurer- « Il n'est plus là... Je ne le verrai plus. » -Avant-hier, interrompit-elle, il faut que vous sachiez cela, une lettre était arrivée de la prison du Châtelet. Je ne connais pas bien l'histoire, mais il y avait un pauvre beau jeune homme qui l'avait accompagnée une fois comme elle revenait de l'église... -Moi, je sais l'histoire, dit Fortune, et je te la conterai quelque jour. Continue. La vieille dame eut une toux sèche et pleine d'épuisement. Le regard d'Aldée, qui se perdait dans le vague, ne se tourna même pas vers elle. -Elle reçut la lettre, poursuivit Muguette, et l'ouvrit et la parcourut d'un regard distrait, puis elle s'approcha du foyer et la brûla en disant- « Celui- là m'aime... c'est pitié! » « À l'heure du dîner, Mme la comtesse eut une grande crise car, depuis le jour où vous êtes venu, Raymond, elle est bien plus malade; Aldée, que j'avais toujours vue empressée autour de sa mère, resta debout auprès de sa fenêtre à regarder les sombres murailles de la Bastille. Quand je l'appelai, elle ne me répondit point. Elle vint se mettre à table peu après et me demanda- « -Qui êtes-vous, jeune fille? « Sa folie éclatait. « Et, dans le premier moment, je crus que c'était la même folie que celle de sa mère, car elle demanda encore- « -Où sont nos valets, et pourquoi la livrée ne vient-elle point nous servir aujourd'hui comme à l'ordinaire?... « Du fond de son lit la vieille dame répéta- « -Oui... où sont nos valets? « Aldée écouta cette parole, eut un sourire de compassion et dit- « -Quand madame ma mère est morte, elle n'avait plus sa raison. Moi aussi je dois mourir, folle. » Fortune passa le revers de sa main sur son front mouillé. -Mon cousin, vous êtes bien pâle, dit Muguette. -Va toujours, répliqua brusquement notre cavalier, il n'y a que les femmes pour tomber en syncope. -Ce matin, reprit la fillette, j'avais regagné bon espoir, car la nuit s'était passée dans le calme. La vieille dame, qui ne dort jamais, avait fermé les yeux pendant plus de deux heures et le sommeil d'Aldée m'avait semblé tranquille. Mais au petit jour, Mme la comtesse a crié, appelant tous ses anciens laquais par leurs noms, afin qu'on préparât sa litière pour aller rendre sa visite à M. le duc de Richelieu. -M. le duc de Richelieu! répéta Fortune stupéfait. La vieille dame! Muguette devint toute rose. -Vous ne savez pas cela, murmura-t-elle, ce n'est pas le même... C'est un autre duc de Richelieu, le père de celui que les plus belles dames venaient voir, ces temps derniers sur la terrasse de la Bastille. Fortuné songeait; Muguette poursuivit- -J'ai parlé de tout ceci avec Mme la maréchale. Mme la maréchale l'a bien connu car il est mort maintenant. Il était très beau, ce vieux duc, comme le duc d'aujourd'hui, et il y avait aussi beaucoup de nobles dames qui couraient après lui... « Mais laissez-moi continuer, mon cousin Raymond, quand Mlle Aldée a entendu sa mère prononcer le nom Richelieu, elle s'est levée toute droite sur son lit où elle était encore, et elle a dit avec un accent impérieux- « -Taisez-vous, madame! » « Et Mme la comtesse n'a plus parlé. « Et Mlle Aldée s'est mise à chanter, ce qu'elle n'avait pas fait depuis des mois. « Sa voix était si changée! Elle a chanté des cantiques et aussi des chansons qui semblaient bien étranges dans bouche. « Quand elle s'est levée, elle a été jusqu'à la fenêtre, elle est restée immobile, comme toujours, pendant près d'une heure. Au bout de ce temps, elle a dit d'un ton morne la même chose qu'hier- « -Il n'est plus là, je ne le verrai plus! « Puis d'un geste rapide, elle a ouvert la croisée et son pied touchait déjà le support du balcon, lorsque je me suis élancée pour la saisir entre mes bras. Elle luttait avec moi, elle voulait se précipiter, tête première, au- dehors! « Au même instant, la vieille dame subissait une crise furieuse et râlait comme pour mourir. « C'est alors que je suis sortie sur le carré, moi- même, ne sachant plus où donner de la tête, cherchant du secours. » Muguette se tut. À ce moment, Aldée quitta la pose rêveuse qu'elle avait auprès de la cheminée, et vint jusqu'au milieu de la chambre. Elle regarda Muguette attentivement. -Je crois bien que j'ai pu vous connaître autrefois, ma fille, lui dit-elle avec bonté, comme pour répondre à une question qui n'avait pas été faite, mais où et quand, je ne m'en souviens plus. Elle caressa la joue de Muguette d'un geste protecteur et ajouta- -Vous avez raison, Madame ma mère a bien souffert pour mourir. Que Dieu ait son âme! Elle s'arrêta pour regarder en face Fortune, qui avait des larmes dans les yeux. -Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans hésiter. Vous avez été bien longtemps dehors ce matin, mon ami. Il faut vous rendre utile dans cette maison, où nous avons tant de peine à soutenir le rang de nos aïeux. Allez au bois, jeune homme, et tuez un daim pour le repas de ce soir, car un gentilhomme va venir, et nous voulons qu'il soit traité au mieux... comme un grand seigneur! Sa voix, qui jusqu'alors avait été impérieuse, baissa jusqu'au murmure pendant qu'elle ajoutait- -Ce gentilhomme est un prisonnier. Il ne faut pas qu'il se rencontre avec Pierre de Courtenay de Bourbon. Madame ma mère a épousé aussi un Bourbon, mais elle parlait souvent de M. le duc de Richelieu. Chut! Ce ne sont pas vos affaires, jeune homme, Madame ma mère est morte et je ne vivrai pas longtemps. Allez en chasse, que nous fassions bonne chère! Où Fortune Apprend Un Très Important Secret. Fortune fit un grand effort sur lui-même et parvint à sourire, malgré le mortel chagrin qu'il avait dans le coeur. -Nous irons à la chasse, demoiselle Aldée, dit-il en prenant un ton de gaieté, et ce ne sont pas les daims qui manquent autour du manoir. Vous aurez de la venaison pour le repas du soir, car il faut que le chevalier Pierre de Courtenay soit reçu comme il faut dans notre maison. Voilà un digne jeune homme, un bon coeur, une franche parole! -Je me souviens de lui, murmura Aldée, mais il y a si longtemps... si longtemps! -Tout au plus trois ou quatre semaines, voulut dire Fortune. -Un siècle! prononça Mlle de Bourbon avec fatigue. Je n'étais pas née encore, et c'est depuis que j'ai senti mon coeur. Les poings de notre cavalier se crispèrent, et il avala un juron qui faillit l'étrangler au passage. Aldée restait calme et belle devant lui. -Je ne serai pas la femme de ce Bourbon, murmura- t-elle. Je ne veux pas épouser un Bourbon comme feu Madame ma mère. Tout à coup, la blanche main d'Aldée s'appuya sur l'épaule de Fortune, qu'elle regarda fixement. -Ami Raymond, dit-elle, tu ne sais pas une chose? Tu lui ressembles et j'ai deviné pourquoi... Chut! Ma mère est morte. -Sang de moi! s'écria Fortune, je deviendrai fou, moi aussi, fou de rage, si mon épée n'entre pas jusqu'à la garde dans la poitrine de ce coquin! Aldée eut un orgueilleux sourire. -Il faut parler avec plus de prudence, ami Raymond, dit-elle, et vous tenir à votre place. Quand les gens comme vous insultent les grands seigneurs comme lui, c'est affaire aux valets de les bâtonner d'importance. Son regard était dur et cruel. Elle tourna le dos tout à coup et courut d'un pas léger vers le miroir de Venise, qu'elle consulta en minaudant. Ses bras s'arrondirent, ses jambes se plièrent; elle prit l'attitude d'une danseuse qui va faire la révérence en commençant le menuet. Toute sa personne rayonnait de grâce et de noblesse. Mais tout à coup, posant les deux poings sur ses hanches, elle eut un rire bruyant et entonna, de cette voix rauque que nous avons déjà entendue, la ronde du faubourg. La voix de Mlle de Bourbon faiblit pendant le dernier vers- elle porta les mains à ses tempes, qu'elle pressa, et tomba sur le carreau en poussant un cri aigu. Fortune et Muguette s'élancèrent à la fois pour la secourir. Au moment où ils la relevaient, la voix creuse de la vieille dame se fit entendre derrière eux. Ils se retournèrent stupéfaits en la voyant assise tout droit sur son séant- -Pareille chose n'était pas arrivée depuis des mois. La vieille dame avait appelé distinctement- -Raymond! C'était comme si on avait entendu tout à coup la voix d'une statue. Fortune, qui avait porté Aldée jusqu'au sofa, la laissa aux soins de Muguette et s'approcha de la comtesse droite et raide sur le lit. À l'instant où Fortune arrivait auprès d'elle, son bras se tendit et sa main toucha l'épaule de notre cavalier qui s'inclinait. -Redresse-toi, dit-elle. Fortune obéit, et ce mouvement fit glisser la main de la vieille dame, qui restait appuyée contre la poitrine de notre ami, vers la place du coeur. -Cela bat, murmura-t-elle tandis que ses yeux mornes s'éclairaient vaguement comme s'ils eussent essayé de sourire. Elle pensa tout haut- -Les années passent, voici que l'enfant est un homme. Fortune aurait voulu baisser les yeux par respect, mais il ne pouvait; le regard de la vieille comtesse attirait le sien invinciblement. -Raymond, poursuivit-elle, tu es beau, et je t'aurais reconnu dans la foule entre mille, car tes traits sont un témoignage, ils racontent à mon souvenir une triste, une coupable histoire. Tu ressembles à celui qui me fit douter un jour de la justice de Dieu. Elle dit encore- -Tu es beau, Raymond, tu n'as que du sang noble dans les veines, tu dois être brave- écoute-moi. Fortune et Muguette étaient frappés tous les deux au même degré par ce fait inattendu, étrange, jusqu'à paraître surnaturel, la mère folle recouvrant sa raison au moment où la fille, raisonnable, tombait, vaincue par l'étreinte d'une soudaine folie. Sur le sofa, Mlle de Bourbon, immobile et couchée sur le dos, semblait avoir pris la posture que sa mère venait de quitter après l'avoir gardée si longtemps. -Écoute-moi, Raymond, répéta la comtesse. Si quelqu'un m'avait dit autrefois que le jour viendrait où je prononcerais de semblables paroles, je l'aurais appelé menteur. Mais Dieu nous mène et tu es mon dernier espoir. As-tu ouï parler jamais d'une belle, d'une fière demoiselle qui avait nom Raymonde du Puy d'Aubental? Elle s'arrêta. -Non, répondit Fortune. -C'est une race éteinte, reprit la vieille dame. Le feu roi la connaissait bien, cette Raymonde, et il disait « mon cousin » quand il écrivait à M. le marquis d'Aubental. « Cette Raymonde entra dans la maison de Bourbon épousant Alde Henri d'Albret d'Agost, septième Comte de Bourbon, en l'an 1696... Tu m'as bien écoutée? » Fortune s'inclina. -Écoute encore- je suis cette Raymonde, et je n'étais pas digne d'un tel honneur, car il y avait une tache dans mon passé. Dieu m'est témoin pourtant que j'ai vécu bonne femme auprès de M. le comte, mon mari, que mon premier baiser avait trompé... -Madame, dit, Fortune, je ne suis pas seul à vous entendre. Il y eut, dans les prunelles de la comtesse comme un reflet de grand orgueil éteint. -Qui donc m'entend? demanda-t-elle. Ma fille Aldée ne peut plus m'entendre et me comprendre- c'est à toi que je parle. Elle baissa pourtant la voix en ajoutant- -J'ai été dure pour vous, autrefois, jeune homme, parce que vous étiez le remords de ma faute, le remords vivant. Je me souviens de cela et je m'en excuse. Nous avons fait tous les deux, vous et moi, du tort à la maison de Bourbon- moi, je n'ai qu'un repentir stérile; vous, qui n'avez point péché, mon fils Raymond, il faut payer la dette de votre mère. -Alors, murmura Fortune, vous êtes ma mère? Il n'aurait point su définir la nature de la profonde émotion qui le tenait. Il n'y avait aucune joie dans son âme, et c'est à peine si un mouvement d'affection se mêlait au respect austère que lui inspirait la comtesse. Celle-ci le regardait en face et semblait lire sa pensée dans ses yeux. -Mon fils Raymond, reprit-elle avec une froideur mélancolique, je ne vous demande pas de m'aimer, je vous commande de m'obéir. -Je vous obéirai, Madame, répliqua Fortune. Elle lui tendit sa main sèche et ridée, que notre cavalier effleura de ses lèvres. La vieille dame l'attira tout contre le lit et, à son tour, elle le baisa au front. Sur le sofa, Aldée de Bourbon rendit un soupir faible entre les mains de Muguette, qui essayait de la réchauffer à force de caresses. -Ce sont des menteurs, reprit la vieille dame après un silence, ce sont des lâches, et d'ailleurs, chaque race a son destin. Le père de mon père eut la tête coupée par ce prêtre qui portait aussi le nom de Richelieu. Fortune tressaillit et devint plus attentif. -Celui-là, continua la comtesse, le cardinal, le bourreau, jouait avec le sang comme ses neveux jouent avec les larmes. Il tuait des hommes, les autres assassinent des femmes- ce sont les Richelieu. -Je hais les Richelieu, dit Fortune avec une sauvage énergie. -Tu es le fils d'un Richelieu, prononça tout bas la vieille dame. La tête de Fortune se rejeta en arrière, et il secoua ses cheveux comme une crinière de lion. -Je hais les Richelieu! répéta-t-il, la joue blême et les yeux sanglants. Il y eut un gémissement du côté du sofa, et l'on entendit la douce petite voix de Muguette qui disait- -Voici notre chère Aldée qui va reprendre ses sens. La comtesse ne prit point garde. Ses yeux, qui étaient fixés sur Fortune, exprimaient un terrible contentement. -Bien, cela! mon fils Raymond, dit-elle, sois remercié pour ta haine! J'avais seize ans, il était beau, ils sont tous beaux, et tu leur ressembles- c'est le seul héritage que cet homme ait laissé. Il vint chez mon père, un pauvre vieillard qui m'aimait. Sur la vraie croix, il me jura que je serais sa femme, et quelques semaines après il épousait Anne-Marguerite d'Acigné, la mère de celui qui a tué ta soeur. -C'est vrai, murmura Fortune, qui eut cette fois un joyeux mouvement dans le coeur, j'ai une soeur! Aldée est ma soeur et, vive Dieu! ma soeur n'est pas morte encore! -Puisses-tu dire vrai! murmura la comtesse. Mais les races ont leur destin. Je l'ai dit, les Richelieu nous tuent. Je ne sais pas ce qui se passe en moi- c'est peut- être cette dernière lueur qui éclaire le regard des mourants; je crois bien que j'ai été aveugle ou folle, car je vois les choses comme si je m'éveillais tout à coup d'un long, d'un profond sommeil. Personne ne me l'a dit, pourtant je sais, entends-tu bien, je sais que le Richelieu, le fils de celui qui a pris l'honneur et le bonheur de ma vie, rôde autour de mon Aldée pour lui prendre son honneur. Le père était un loup, le fils est un chien de cour qui a des dents de loup- il faut le tuer. -Corbac! murmura Fortune, je ne demanderais pas mieux, Madame, mais c'est qu'il est un peu mon frère à ce qu'il paraît. La peste! cela me gêne. -Les bâtards n'ont pas de frères, prononça durement la comtesse. Si Aldée de Bourbon est ta soeur, c'est que, depuis une minute, la mère d'Aldée de Bourbon t'a dit- je suis ta mère. Le Richelieu t'a-t-il jamais dit- tu es mon fils? -Non, répliqua Fortune, mais je pense bien que c'était lui, le vieux seigneur qui m'embrassait, quand personne n'était là pour le voir. La comtesse ferma les yeux et laissa retomber sa tête sur l'oreiller. -Raymond, dit-elle avec fatigue, j'ai trop espéré de toi. Je vais mourir sans vengeance, et ta soeur est perdue. -Non pas, de par Dieu! s'écria Fortune. Dormez tranquille, bonne dame, car vous avez beaucoup parlé. Il y a une chose que je peux vous promettre, c'est que j'assommerai monsieur mon frère avant de le laisser arriver jusqu'à notre Aldée. J'ai besoin de prendre l'air un petit peu, car j'ai la tête embarrassée comme si j'avais bu quatre ou cinq flacons de vin de Gascogne. Qu'il soit un chien ou qu'il soit un loup, notre Aldée n'a rien à craindre du Richelieu dans l'état où elle est. Que Dieu vous garde, Madame; ce ne sont pas les embarras qui me manquent, mais vous pouvez compter sur moi, foi de cavalier, et sous peu, vous aurez de mes nouvelles. La comtesse ne rouvrit point les yeux, seulement, les lèvres blêmes s'agitèrent pour murmurer- -Quand on ne les tue pas, ils tuent! Fortune alla vers le sofa et déposa un baiser sur le front d'Aldée. Il sentit que la main de mademoiselle de Bourbon serrait la sienne faiblement... -Au revoir, ma soeur, dit-il. Les paupières de la charmante fille se relevèrent; ses yeux mouillés semblaient remercier. -Pauvre chère âme! murmura Fortune, qui prit Muguette sous le bras pour l'entraîner jusqu'à la porte. -Toi, mon bon petit coeur, dit-il dans la chambre d'entrée, j'étais venu ici pour t'apprendre une drôle de nouvelle- Je t'aime à en perdre l'esprit. -Est-ce bien vrai, cela? balbutia Muguette que l'excès de sa joie fit chanceler. -Corbac! te voici aussi pâle que les deux autres! s'écria Fortune. Oui, c'est vrai et ce n'est pas le plus beau de notre affaire, car du diable si nous trouverons, toi et moi, d'ici longtemps, une heure de libre pour nous marier chrétiennement! -Je serai ta femme, Raymond, balbutia la fillette, qui se pendit à son cou. -Quand nous aurons le temps, oui, je te le promets, répondit gravement Fortune; mais en attendant, laisse- moi partir, car j'ai de la besogne par-dessus les oreilles. Il essaya de se dégager. -Où vas-tu? demanda Muguette en s'attachant à lui. -Je veux être pendu si j'en sais rien, ma fille, répondit notre cavalier; j'ai tant de monde à sauver, en commençant par moi-même, que je ne sais plus auquel entendre. Le plus sage serait de manger un morceau, car l'estomac me tire, mais il faut d'abord que je tienne conseil avec moi-même. À te revoir. Il lui donna un gros baiser et franchit le seuil courant. Où Fortune Noue Des Relations Avec Mme La Pistole. Fortune songeait à cette vieille dame pour laquelle il n'avait jamais éprouvé peut-être une tendresse bien vive mais qu'il s'était habitué à vénérer, comme une relique- la comtesse de Bourbon était sa mère! Son père, c'était le maître de ce grand château, que ses souvenirs d'enfance lui représentaient si brillant et si riche. L'enfant tout blanc, tout rose, tout délicat, tout impertinent, qui le molestait jadis et pour qui on le fouettait, c'était son frère, c'était M. le duc de Richelieu! Et Aldée, comme il l'aimait! comme il se sentait heureux de la protéger et de la venger! Quant à Muguette, nous savons que le cavalier Fortune n'y allait jamais par quatre chemins- c'était une affaire réglée. Muguette ne comptait plus, elle faisait partie de lui-même, et Fortune n'était pas éloigné de se regarder déjà comme chef d'un vieux ménage, puisqu'il avait résolu depuis quelques heures d'enchaîner son sort à celui de Muguette. Il était assis sur les dernières marches de l'escalier. Devant lui s'étendait l'allée étroite qui rejoignait la cour de Guéménée. Au fond de l'allée, une voix cassée dit- -S'il vous plaît, faites-moi place. L'allée était en effet trop étroite pour qu'il fût possible d'y passer deux de front. Fortune se recula jusqu'à l'entrée de la cour, et des sabots sonnèrent sur le carreau de l'allée. Ce fut une vieille béguine qui sortit, le visage couvert d'un voile noir tout brodé de reprises et portant au bras son petit panier à provision. -Mon joli coeur, dit-elle en passant près de lui, il y a bien des chiens de chasse aujourd'hui dans Paris. Si vous connaissez un étourneau qu'on nomme le cavalier Fortune, dites-lui qu'il se gare. À la place de pareil gibier, moi, je gagnerais au pied du côté de l'Arsenal, où commence la forêt d'Espagne et de Bretagne. La vieille continua sa route, faisant claquer ses sabots sur les pavés de la cour. La première idée de Fortune fut de l'arrêter résolument et de la faire parler de force autrement qu'en paraboles; mais il y avait maintenant des passants dans la cour, et, malgré son apparence chancelante, la vieille marchait très vite. Fortune, intrigué au plus haut point, remonta son manteau, rabattit son feutre et se mit à la suivre. La béguine traversa la grande rue Saint-Antoine et disparut dans la rue du Petit-Musc. Fortune fit comme elle. Les dernières paroles qu'il venait d'entendre avaient mis sa prudence en éveil, et il n'était pas éloigné de prendre pour des alguazils acharnés à sa poursuite tous les bons bourgeois allant et venant pour leurs affaires. La béguine, arrivée au bout de la rue, tourna l'angle de la chapelle des Célestins et s'engagea dans la belle avenue plantée d'arbres qui conduisait à l'Arsenal, parallèlement au port de Grammont. Elle passa sans s'arrêter entre les deux soldats du régiment de Laval qui gardaient la porte principale, et montra son panier au suisse sans mot dire. Comme les deux factionnaires croisaient le mousquet au-devant de Fortune, elle se retourna et cria de sa voix cassée- -Laissez, laissez, il est de la comédie. Les deux factionnaires relevèrent leurs armes. Fortune entra et monta un escalier de service sur les pas de la vieille, qui semblait douée maintenant d'une agilité extraordinaire. Au second étage de l'aile qui regardait le couvent des Célestins, par-dessus les grands parterres, la vieille ouvrit une porte et s'arrêta pour attendre Fortune. -Les gens comme vous, dit-elle, ont souvent plus de bonheur que de bien jouer. Entrez et soyez sage. La béguine jeta ses sabots à la volée, arracha d'un doigt de main son voile et son bonnet, et dépouilla son vieux surcot de laine. -Zerline! s'écria Fortune, madame La Pistole. L'ancienne Colombine de la foire Saint-Laurent dessina une grave révérence et indiqua un siège à notre cavalier. Elle n'était pas jolie, cette fée qui causait tant de tourments au pauvre La Pistole; elle n'était même pas jeune; mais elle avait des yeux brillants, un teint bohémienne, beaucoup d'acquit, et cet ensemble de grimaces que le théâtre enseigne. -On ne parle que de vous dans Paris, dit la soubrette en prenant place auprès de Fortune et en faisant bouffer les plis de sa robe selon l'art déjà connu au dix-huitième siècle; vous êtes la coqueluche de l'Arsenal, et Mme la duchesse ne pense plus du tout à cette pauvre belle Thérèse Badin, depuis qu'elle espère avoir en vous une autre amusette. -Ma bonne, répliqua Fortune qui se mit tout de suite au diapason, je ne suis guère en mesure de servir d'amusette à personne. Tel que tu me vois, j'ai de l'ouvrage par-dessus la tête. -Alors, nous nous tutoyons! demanda Zerline. -Parbleu! fit notre cavalier. Je m'intéresse à toi à cause de ton mari, La Pistole, qui est une de mes créatures. La soubrette se mit à rire franchement et rapprocha son siège en disant- -Il est impossible que vous ne gagniez pas des rentes, un jour ou l'autre, à force de ressembler à M. le duc. Fortune prit un air sévère et répondit- -Si tu veux rester bien avec moi, ma mignonne, ne me parle plus de ce déplorable hasard. -Est-ce un hasard... vraiment? demanda Zerline, dont le regard posa une effrontée ponctuation au bout de cette phrase. -Corbac! gronda Fortune, lequel, de M. le duc ou de moi, a l'air d'un enfant de l'amour? -Ce n'est certes pas votre seigneurie. Puis elle reprit allègrement- -Voilà la nouvelle à la main qui court la ville et les faubourgs, qui va passer la banlieue, puis la province, pour aller enfin divertir toutes les cours étrangères. Il est arrivé d'Espagne un cavalier chargé par Son Éminence le cardinal Alberoni de quelques petits papiers mystérieux pour Mme du Maine et entre autres d'un certain traité qui confère à M. de Richelieu la Grandesse d'Espagne avec le titre de prince. -J'ai l'espoir, dit Fortune, que ce précieux traité lui fera couper le cou. -Le cavalier en question, reprit Zerline, c'est toujours la nouvelle à la main qui parle, a reçu des dieux immortels des traits si parfaitement semblables à ceux de l'Adonis moderne que Mme la duchesse de Berry, passant, voici trois jours, dans la rue de la Tixeranderie pour aller en pèlerinage à la Bastille où l'on adorait encore le dieu, a jeté son bouquet au dit cavalier, lequel a été presque aussitôt poignardé, toujours aux lieu et place d'Adonis par le frère d'une de ses victimes... Tout cela est-il vrai? -Exactement vrai, répondit Fortune. -Suite de la nouvelle en main, continua Zerline. Le cavalier qui va devenir célèbre dans les quatre parties du monde a eu le malheur d'être plongé au fond d'un cachot noir parce qu'on l'avait trouvé endormi auprès d'un homme assassiné. La nuit dernière, il y a eu deux évasions à la forteresse du Châtelet- un vivant s'est échappé de la prison, un mort s'est sauvé du caveau funèbre... -Au nom du ciel! interrompit ici Fortune, parlons un peu sérieusement, ma bonne. Savez-vous quelque chose de raisonnable touchant cette aventure de l'inspecteur Bertrand? Zerline ne perdit point son sourire. -Pour ce qui me regarde, répondit-elle d'un ton léger, je ne suis pas éloignée de croire aux revenants; mais laissez-moi finir, glorieux cavalier. Le vivant n'a laissé aucune trace de son passage, il s'est évanoui comme un souffle; le mort, au contraire, a cassé un carreau à la porte vitrée qui sépare la morgue de la galerie de l'Est au grand Châtelet. Il y a cependant une autre version où l'on parle d'une horrible bataille entre un vampire et la famille du gardien des caveaux. La chose sûre et qui nous intéresse jusqu'à un certain point, c'est que toute la police est sur pied, et que vous ne pourriez pas faire dix pas à l'intérieur de Paris sans être reconnu, arrêté et claquemuré. -Vous savez donc?... commença Fortune. -Bon! s'écria la soubrette, voici déjà qu'on ne se tutoie plus. Ne vous ai-je pas dit que Mme la duchesse était plus capricieuse qu'un chien bichon? Dès hier, elle s'était mise en tête une fantaisie pour vous. Aujourd'hui, de bonne heure, la soeur d'Apollon, qui est sa servante, et dont je suis la soubrette (je vous prie de plaindre mon triste sort!) est venue m'éveiller et m'a dit de ce ton de pimbêche que la nature lui a donné- « Zerline, il faut aller à la prison du Châtelet et voir un peu ce qu'il est possible de faire pour cette espèce de bellâtre qu'on appelle le cavalier Fortune. » -Elle a dit cela? -Ne vous étonnez ni ne vous fâchez. Toute muse a une écritoire à la place du coeur. Cette Delaunay est encore une des muses les moins acariâtres que j'aie rencontrées dans ma vie. Quand elle parle, cependant, il faut obéir- j'ai pris juste le temps de jeter une mante sur mes épaules et, fouette cocher, me voilà au Châtelet. De cavalier Fortune, pas l'ombre! mais en revanche, il m'a été donné de presser sur mon coeur cet innocent de La Pistole, qui m'a raconté le fin mot de l'aventure. Après les caresses d'usage, nous nous sommes arrachés les yeux, selon l'habitude, et La Pistole m'a avoué son dessein de devenir millionnaire pour m'humilier et se venger de moi. J'ai approuvé de tout mon coeur ce noir complot, et, grâce au crédit de Madame la duchesse, qui conspire d'une main, mais qui caresse de l'autre les gens en place, j'ai obtenu la mise en liberté de La Pistole, en l'invitant à m'écraser le plus tôt possible sous le million de sa vengeance! -La peste! dit Fortune en se frottant les mains, vous n'avez pas la beauté de Vénus, ma commère, mais vous êtes une agréable femme, et La Pistole aurait tort de se plaindre. Je suis si fort au dépourvu que le moindre auxiliaire m'est précieux, et je vous remercie de m'avoir rendu mon pauvre camarade. Maintenant, s'il vous plaît, une dernière question- comment vous ai- je trouvée tout à l'heure, sous le déguisement que vous savez, dans la cour de Guéménée? -Beau cavalier, répondit Zerline, chacun de nous a ses affaires privées; je ne vous ai pas demandé pourquoi vous étiez au même lieu, imitez ma réserve, et nous allons passer à la deuxième partie de notre séance. Elle se leva et ouvrit une porte, située derrière son lit, qui donnait accès dans une chambre un peu plus petite, entourée également de porte-manteaux. Le meuble principal était une vaste toilette. Les porte-manteaux, au lieu de supporter des accoutrements féminins et des costumes variés, comme ceux de la chambre d'entrée, étaient uniformément occupés par une trentaine d'habits complets, tous neufs et semblables les uns aux autres. -Voilà de quoi vêtir toute une escouade d'exempts, dit Fortune étonné. -Vous savez, répliqua Zerline innocemment, que nous sommes fous de comédie à l'Arsenal aussi bien qu'à Sceaux. Mlle Delaunay, ma chère maîtresse, a la direction générale des spectacles, et moi je suis la costumière en chef. -Et vous allez bientôt, reprit Fortune qui la regardait en face, monter une pièce où il y aura beaucoup d'exempts? Zerline fit un signe de tête affirmatif et souriant. Elle ajouta- -Une grande pièce et qui aura, nous l'espérons, un succès de vogue... Venez çà! Fortune franchit le seuil de la seconde chambre. -Asseyez-vous là, dit encore la soubrette en lui montrant un fauteuil placé devant la glace. Fortune obéit. -Pour échapper aux loups, reprit Zerline, qui d'une main habile mettait déjà le peigne dans ses cheveux, rien n'est meilleur ni plus adroit que de se déguiser en loup. De vos affaires je sais un peu plus long que vous n'en pourriez dire des nôtres, attendu que La Pistole ajoute à ses autres défauts celui de n'être point un confident discret. M. le duc de Richelieu, votre bête noire, est exilé, il est vrai, à Saint-Germain, mais il passe ses jours et ses nuits à Paris, dans une certaine petite maison du quartier d'Anjou que lui a louée Chizac-le-Riche... Ce nom vous fait dresser les oreilles. -Va toujours, dit Fortune, les diablesses comme toi valent souvent mieux que des anges. -Toujours! rectifia Zerline, qui aplatissait de son mieux les belles boucles de la coiffure du cavalier. Cette bataille entre deux hommes qui ont le même visage, sinon le même coeur, m'amuse et m'intéresse. L'un n'est qu'un pauvre soldat; je mets dans le jeu du soldat, parce que je suis une soubrette. -Corbac! s'écria Fortune, il faut que je t'embrasse! -Volontiers, mais quand j'aurai fini. Dans dix minutes vous allez être un exempt, non pas laid, c'est impossible, mais enfin un exempt par les habits, par la coiffure et même par la figure, car j'ai là tout ce qu'il faut pour vous transformer à ma guise. Et quand ma baguette vous aura touché, vous pourrez tourner autour du Richelieu, croiser le Chizac et même, si vous voulez, aller rendre visite à maître Lombat sans courir le moindre risque d'être reconnu! Où Fortune Conçoit La Première Idée De Son Plan. Si l'étoile de Fortune avait eu quelquefois des torts, il faut bien avouer qu'elle les réparait amplement à cette heure, car Mme La Pistole était une véritable trouvaille. -Quoique je n'aie jamais souhaité, dit notre cavalier d'un air modeste, faire avec votre personne le troc de ma tournure et de ma figure, je ne suis pas fâché de posséder pour quelque temps cet anneau des contes de ma Mère l'Oie qui rend les chevaliers invisibles. C'est la meilleure armure que puisse revêtir un homme isolé comme je le suis au milieu de tant d'ennemis. Où trouverai-je ton mari, ma toute belle? -À son ancien logis, répondit Zerline; mais il ne faut pas faire grand fond sur le pauvre homme, car il est resté bien frappé de sa dernière aventure. Il s'est terré comme un lapin et nourrit la pensée de se faire chartreux pour éviter les dangers qui parsèment les sentiers de la vie mondaine... Ne riez pas, cavalier, vous gênez mon travail. Écoutez plutôt, car j'ai encore quelques petites choses à vous apprendre. Elle avait pris dans un des tiroirs de la toilette trois ou quatre godets, et mélangeait prestement des couleurs sur une petite plaque de porcelaine. Fortune poussa un gros soupir, parce que les premiers coups de pinceau lui avaient gâté le visage qu'il aimait le mieux au monde- le sien. Cela ne l'empêchait pas d'adorer Muguette et d'être brave garçon, mais la goutte de sang de Richelieu qu'il avait dans les veines lui donnait pour un peu cette robuste fatuité qui remplaçait le génie chez le neveu de l'illustre cardinal. -Ce n'est que l'ébauche, disait cependant Zerline; quand nous allons fondre les nuances, vous paraîtrez moins laid que cela. Vous serez content, monseigneur, et j'espère que, si vous avez jamais besoin d'un semblable coup demain, vous m'accorderez votre pratique. À nos affaires; on parle presque autant du Richelieu que de vous à l'Arsenal, à cause de son traité avec l'Espagne que vous avez eu la bonté d'apporter dans votre fameux bâton, et qui nous le livrera pieds et poings liés un jour ou l'autre. C'est une conquête de première ordre, qui fera entrer dans notre forêt les trois quarts et demi des femmes de Paris. « Depuis sa sortie de la Bastille, M. le duc a déjà fait des siennes et l'on prétend que le régent l'a surpris en un lieu où ils ne devaient se trouver ni l'un ni l'autre. Le régent aurait, dit-on, tiré l'épée, et Mlle de Valois, cette douce fille d'un si respectable père, l'aurait assis sur le plancher, à l'aide d'un croc- en-jambe, pour donner à M. de Richelieu, le temps de sauter par une fenêtre. Tournez-vous un peu qu'on accommode la joue gauche. Vous jugez qu'après de pareils scandales, il est bien temps de mettre M. le régent dans une maison de correction. -Et le Richelieu? s'écria Fortune. -C'est bien différent! Il est avec nous, on lui tressera des couronnes. Ce qu'il vous importe de savoir, c'est que, hier, chez Cadillac, il y a eu confirmation de certain pari entre lui et M. de Gacé. Vous savez ce dont je veux parler, car vous avez pâli. Dans trois jours aura lieu le petit souper où M. le duc a promis de montrer à ses amis, assises toutes deux à la même table, l'une à droite de lui, l'autre à gauche, la belle Thérèse Badin et la belle Aldée de Bourbon. -En voilà assez! dit Fortune en sautant sur ses pieds. Tu ne sais quel deuil se cache sous toutes ces folies, ma fille, et je n'ai pas le coeur de te l'expliquer. Lequel de ces uniformes me prêtes-tu? -Celui qui siéra le mieux à votre taille, cavalier. Choisissez, et quand vous serez assez couvert pour que la décence me permette de vous revoir, je donnerai la dernière main à votre toilette. Elle l'enferma dans la seconde chambre, où étaient pendus ces costumes d'exempts qui semblaient en vérité trop nombreux pour n'avoir point d'autre destination que le théâtre. Deux minutes après, Fortune reparut, déguisé de la tête aux pieds. -Depuis que dame Thémis met des faux poids dans sa balance, s'écria Zerline, on n'aura jamais vu un si joli suppôt que vous, cavalier! Laissez-moi aplatir encore cette mèche... Au chapeau maintenant! Et le baiser promis, s'il vous plaît, mais vous ne le direz pas à ce pauvre La Pistole. Fortune l'embrassa d'un air distrait, jeta un dernier regard au miroir et s'élança vers la porte. -Où allez-vous? demanda Zerline. -Je veux être roué vif en place de Grève, répliqua Fortune, si j'en sais rien... Je vais me faire tuer s'il le faut mais il n'y a pas une idée qui vaille dans ma pauvre cervelle. Il descendait déjà l'escalier quatre à quatre. Zerline lui cria d'en haut- -La petite maison que Chizac-le-Riche a louée à M. le duc est au coin de la rue d'Anjou et du chemin de la Ville-l'Évêque. Bonne chance, cavalier, et au revoir! Une fois dans la rue, Fortune se mit à courir. Il essayait de réfléchir et ne pouvait pas. Les différents devoirs dont il s'était chargé revenaient tous ensemble dans son esprit et y produisaient une confusion inexprimable. Il longea le bord de l'eau en directe ligne, depuis le mail d'Henri IV jusqu'aux abords du Châtelet, où il s'arrêta une minute pour voir la foule de curieux stationnant devant le caveau des Montres. Fortune poursuivit sa route et remonta la rue Saint- Denis par la fantaisie qu'il avait de revoir un peu le théâtre de sa principale aventure dans la rue des Cinq- Diamants, Il y avait aussi des curieux établis en permanence entre le cabaret des Trois-Singes et la porte du trou habité naguère par Guillaume Badin. Fortune reconnut du premier coup d'oeil quelques-uns de ceux qui avaient assisté à la visite judiciaire. En moins d'un quart d'heure, il eut arpenté la grande rue Saint-Honoré, et deux heures après midi sonnaient au couvent de la Madeleine quand il s'arrêta, baigné de sueur, au coin de la rue d'Anjou et du chemin de la Ville-l'Évêque. En arrivant, Fortune se crut devant la grille du banqueroutier Basfroid de Montmaur, tant la petite maison affermée par M. le duc à Chizac-le-Riche avait un entourage semblable à celle de l'ancien banquier des pauvres. Entre les arbres, çà et là, on voyait quelques bancs de bois. Fortune s'assit sur l'un de ces bancs, à proximité de la grille. Son estomac le tiraillait terriblement et il s'accusait en lui-même de n'avoir point mis à contribution le garde-manger de l'Arsenal. Mais à l'oeuvre on devient artisan, et notre cavalier, sans s'en douter, faisait le dur apprentissage du métier de diplomate. Il songeait si laborieusement que les plaintes de son estomac avaient tort. Dans sa cervelle, violemment sollicitée, un embryon de plan naissait, bien confus encore et bien vague, mais qui promettait d'embrasser l'ensemble des affaires que Fortune s'était mises sur le dos. Les calculateurs novices voient ainsi au premier abord la lumière se produire, mais cela ne dure pas, et bientôt la nuit revient plus profonde. Ainsi en fut-il pour Fortune qui, au bout de dix minutes, se frappa le front en se disant avec détresse- -Je n'y vois plus, corbac! et j'en perdrai la tête! Mais le germe de ces pensées reste dans l'esprit et parfois, plus tard, il fructifie. Le plus sage est de ne pas s'acharner dans le premier moment. Fortune fut distrait par l'arrivée d'un carrosse qui était à quatre chevaux et abondamment doré. Le carrosse s'arrêta devant la grille. Fortune en vit descendre un vieillard lourd et cassé qu'il ne reconnut point au premier aspect. Cependant, quand le vieillard passa non loin de lui pour aborder la grille, Fortune se demanda- -Est-ce que ce ne serait point Chizac-le-Riche? Le vieillard fut introduit et la grille se referma. Presque aussitôt après, la grille se rouvrit pour donner passage à deux grisettes, lestes et pimpantes, qui avaient le panier au coude et qui mirent avec résolution leurs petits pieds, cambrés hardiment, dans la boue du chemin de la Ville-l'Évêque. Elles rirent comme deux folles, ces deux grisettes, et Fortune en était à s'étonner que M. le duc, entouré de tant de grandes dames, descendît à de pareilles amours, lorsque du fond de la rue d'Anjou apparurent deux nobles carrosses que surmontaient les monumentales perruques de deux magnifiques cochers. Les deux grisettes se donnèrent la main en riant toujours; l'une sauta dans le carrosse de droite et l'autre dans le carrosse de gauche, et Fortune entendit des voix argentines qui sortaient des portières, disant- -Hôtel de Condé! -Palais-Royal! Un autre carrosse arrivait par le chemin de la Ville- l'Évêque, blasonné abondamment, vaste comme une arche, et traîné par quatre chevaux hauts sur jambes. Fortune avait déjà vu la dame entre deux âges qui montrait à la portière sa figure, restaurée comme un tableau. Zerline elle-même n'aurait pu produire un plus parfait chef-d'oeuvre de rentoilage. -Mme la maréchale! dit le laquais qui vint sonner à la grille. Mais le concierge répondit- -Monsieur le duc subit son exil en son château de Saint-Germain-en-Laye. Et l'énorme carrosse s'éloigna tristement. Il en vint d'autres, des vieux et des jeunes, qui tous furent éconduits par le portier, plus inflexible que Cerbère. Une couple d'heures se passa. L'estomac de Fortune arrivait au dernier degré de la détresse; mais son plan marchait et se débrouillait peu à peu. Au moment où la chapelle de Ville-l'Évêque sonnait quatre heures, la grille s'ouvrit une dernière fois, et Chizac-le-Riche, car c'était bien Chizac, vieilli de dix années et trois jours, passa le seuil, précédant un jeune homme de taille charmante mais un peu efféminée, qui marchait appuyé sur une longue canne, dont la pomme d'or était rehaussée de trois rangs de diamants. Toute l'âme de Fortune était dans ses yeux. Il n'avait jamais vu M. le duc de Richelieu depuis ces jours lointains où on le fouettait, lui, Fortune, quand M. le duc avait fait le méchant. Pourtant il le reconnut d'un coup d'oeil, à cause de ce vieux seigneur dont la physionomie restait dans sa mémoire, pour les quelques baisers qu'il se souvenait d'avoir reçus. -La mule du pape! pensa-t-il, toutes ces femmes folles n'ont pas si méchant goût que je le croyais, et ce serait dommage d'écraser cette jolie tête entre deux pierres! Où Fortune Attend La Veuve En Jouant Avec Les Orphelins. Fortune se disait en les regardant du coin de l'oeil- -Le Chizac est encore plus défait que je ne croyais. Quant à M. mon frère, je suis fort satisfait de l'avoir vu. Corbac! il est flatteur pour moi de ressembler à un duc si propre, si blanc et si bien frisé, et je lui pardonnerais toutes choses en souvenir du vieux seigneur, s'il n'avait pas jeté un sort à notre belle Aldée. Il se prit à écouter attentivement, parce que M. de Richelieu parlait, arrêté non loin de la grille. -Il n'y a qu'une des deux bergères qui m'inquiète, disait-il; l'autre viendra dès qu'on lui fera signe. -Monsieur le duc, répliqua Chizac, dont le tic allait à toute volée, n'a jamais trouvé de cruelles. L'amour lui a prêté son carquois. La bouche rose de Richelieu eut un léger bâillement. -Je tiens à gagner cette gageure, reprit-il, c'est une fantaisie, et, quoique Mme de Gacé soit déjà de l'histoire ancienne, il me plaît de piquer son mari à cause du coup d'épée et de la Bastille. Si le logis dont vous me parlez est situé comme vous le dites, on pourra s'en servir. Monsieur le duc eut un langoureux sourire qui le fit plus joli que la plus jolie des femmes. -Je connais les murs mitoyens, murmura-t-il. Vous avez, je le pense, entendu raconter l'anecdote du placard où Mlle de Valois mettait ses confitures. Chizac s'inclina jusqu'à terre. -Il n'y avait rien de si curieux dans les contes de Boccace, répliqua-t-il- un dieu dans une armoire! Richelieu se reprit à marcher, disant du bout des lèvres- -J'aurais donné trois princesses pour que tout Paris pût voir la drôle de figure que fit, un soir, Monsieur le régent devant cette armoire aux confitures. Puis, changeant de ton, il ajouta- -Mon cher M. Chizac, vous ne pouvez avoir besoin de mon crédit, puisque votre caisse contient ce qu'il faut pour acheter tous les ministres du roi, avec ses Parlements par-dessus le marché, au comptant, argent sur table. Chizac lança tout autour de lui son regard anxieux et répondit à voix basse- -Je gagne sans cesse, je gagne, je gagne! Je gagne là où les autres se ruinent! Je récolte des monceaux d'or! Cela m'a suscité bien des ennemis, monsieur le duc; et cette chance extraordinaire me fait peur. Ils étaient tout près du banc, mais un gros arbre les séparait de Fortune, qui avait fermé les yeux et feignait de dormir. -Auriez-vous réellement besoin de moi? demanda le duc en riant et en s'arrêtant de nouveau. -Du tout, point, balbutia Chizac, qui détourna les yeux, je suis guidé uniquement par la passion de me rendre agréable à un homme tel que vous, monsieur le duc. Un instant Richelieu le regarda de son haut, plié en deux qu'il était et tremblotant comme un fiévreux. -Le fait est, dit-il, que vous ne portez pas très bien vos millions, ami Chizac. Il faut vous soigner, mon cher; voulez-vous mon médecin?... En attendant, j'accepte votre offre; nous percerons le mur mitoyen et, à l'occasion, vous pourrez compter sur mes services. Le duc fit un pas vers son carrosse et aperçut Fortune. Il en fut de même de Chizac, qui passait de l'autre côté de l'arbre et qui, en reconnaissant le costume d'un exempt, faillit tomber à la renverse. -Ne craignez rien, mon bon, dit Richelieu. Il s'approcha de Fortune et le prit par l'oreille. -N'est-ce pas, mon drôle, demanda-t-il gaiement, que tu es ici pour moi. -Oui, monsieur le duc, répondit Fortune, en jouant l'homme qui s'éveille. Richelieu glissa ses doigts effilés dans la poche de sa veste. -Tu auras beau te frotter les yeux, mon drôle, reprit-il, tu étais éveillé comme une souris. Ceux de ton espèce ne dorment jamais, et tu as entendu parfaitement ce que je disais à monsieur mon ami. -Oui, monsieur le duc, répliqua Fortune. -Eh bien! va le répéter à Dubois, poursuivit M. de Richelieu, et ajoute, si tu veux, que je le tiens pour le plus honteux coquin qui ait jamais marché sur le tapis d'une antichambre. Voici pour ta peine. Sa fine main sortit de sa poche et jeta deux doubles louis dans le giron de Fortune. -Merci, monsieur le duc, dit celui-ci. -Le pauvre diable, continua Richelieu en marchant vers les carrosses, ne s'intéresse guère à ces galantes aventures. Il eût préféré au mur mitoyen la moindre bribe d'entretien ayant trait aux mauvaises plaisanteries de l'Arsenal. Ce gredin de Dubois est juste l'homme qu'il faut pour lutter contre Mme la duchesse du Maine. Il leva sa canne, et aussitôt le carrosse sans armoiries s'ébranla pour venir à lui. -À vous revoir, Chizac, dit-il avec un geste de congé d'une impertinence achevée, je n'ai plus que deux fois vingt-quatre heures pour gagner mon pari. Que le nécessaire soit fait dès ce soir dans votre maison de la cour de Guéménée. Il tourna le dos pendant que Chizac se confondait en révérences derrière lui, et monta dans son carrosse en disant au cocher- -À Saint-Germain-en-Laye! et vois à ne pas faire attendre ces dames. -La mule du pape! pensa Fortune émerveillé, encore des dames! Il fait un métier de cheval de fiacre, ce duc qui ressemble à un petit Jésus en cire! C'est égal, je suis du moins bien sûr qu'il ne recommencera pas les hostilités ce soir. Le carrosse de M. de Richelieu partit au galop dans la direction du Roule. Aussitôt qu'il eut disparu au tournant des Saussaies, Chizac revint vers Fortune, après avoir appelé, lui aussi, son carrosse qui se mit en branle. -Mon fils, dit-il en mettant un bon de caisse de cinq cents livres dans la main du prétendu exempt, vous avez une figure honnête... et il me semble que j'ai dû vous rencontrer quelque part. -Rue des Cinq-Diamants, répondit Fortune du ton le plus naturel. J'étais avec M. Touchenot, le commissaire, quand on a levé le corps de Guillaume Badin. Les joues tombantes de Chizac ne pouvaient pas devenir plus blêmes, mais son tic travaillait d'une effrayante façon. -Mon meilleur ami, murmura-t-il, mon pauvre voisin! Sa fille a trouvé en moi un père, et personne ne saura jamais comme je chérissais tendrement ce brave Guillaume! Mon fils, vous m'avez bien entendu le dire à monsieur le duc, qui a un grand fonds d'estime pour moi- ma richesse m'a fait bien des ennemis... des ennemis cruels... Dans votre métier, on est à même de savoir beaucoup de choses; s'il vous arrivait d'apprendre que je sois menacé par les méchants, venez me trouver; vous me plaisez, et il ne m'en coûte rien de faire la fortune d'un homme. Il mit un pied sur la marche de son carrosse. -Grand merci, dit Fortune qui empocha les cinq cents livres. Je n'ai jamais cru tout le mal qui se raconte de vous, monsieur Chizac. Le Riche resta immobile comme une statue. -De moi? répéta-t-il. On dit du mal de moi? -On dit, poursuivit Fortune, que le pauvre Guillaume avait une veine qui vous rendait bien jaloux. -Il ne possédait pas la moitié d'un million, murmura Chizac en chancelant, et moi, je ne sais pas le nombre de mes millions! Fortune s'approcha de lui comme pour le soutenir et lui dit à l'oreille- -On dit que vous aviez gardé une double clé de la cave! Chizac se retourna comme si un serpent l'eût mordu. Toute sa physionomie s'était transformée instantanément et il avait un regard terrible. Fortune acheva paisiblement- -On dit cela, mais moi je n'y crois pas et si je surprends quelques propos que vous ayez intérêt à connaître, j'irai vous les porter, mon bon maître. La lourde paupière du riche se baissa. -Demain, murmura-t-il, de bonne heure... je suis toujours levé de bon matin... venez demain. Je donne des milliers de louis comme les autres jettent une pièce de six blancs à un pauvre. -Rue de la Monnaie! cria-t-il au cocher. Il referma la portière de son carrosse et partit. Fortune resta un instant immobile à la même place. -Le pauvre diable est plus malheureux que les pavés de la rue! se dit-il après un instant de réflexion. Il sèche sur pied, son sang tourne, et chaque mot qu'il dit est un pas fait vers la potence. Et pourtant, il y a là- dedans bien des choses que je ne comprends pas. Est-ce un fou? est-ce un tigre? En tout cas, je sais où il va et c'est aussi mon chemin- marchons. Il descendit la rue d'Anjou comme avait fait le carrosse et tourna à gauche dans le faubourg Saint- Honoré. -Est-ce de l'argent qu'on aurait, se demanda-t-il tout en marchant d'un bon pas, beaucoup d'argent, si on allait le voir demain matin, de bonne heure? ou bien solderait-il notre compte à l'aide d'une petite blessure bien étroite comme celles qui étaient à la poitrine de Guillaume Badin et à la poitrine de maître Bertrand? Par la corbleu! si j'avais eu tentation d'abandonner la vengeance de ma belle Thérèse et de le laisser tranquille, j'en serais bien empêché, puisqu'il se mêle de mes propres affaires... « ... Dans sa rage d'acquérir des protecteurs, il donne au Richelieu les moyens de gagner sa diabolique gageure; on va faire le siège de cette pauvre maison, là- bas, où il y a une folle, une mourante et une enfant, comme s'il s'agissait d'une forteresse. Halte-là, Corbac! nous nous jetterons dans la place et, à tout le moins, il y aura bataille! À mesure qu'il songeait ainsi, sa marche redoublait de vitesse, en passant devant les vitres des traiteurs il détournait les yeux. Il commençait à faire sombre quand Fortune tourna l'angle de la grande rue Saint-Honoré pour prendre la rue de la Monnaie. Du premier coup d'oeil, il reconnut le beau carrosse de Chizac-le-Riche, arrêté devant une porte bâtarde. Il entra sans hésiter, monta un escalier fort étroit mais fort propre, et frappa à la porte du premier étage, derrière laquelle on entendait des cris d'enfants, et tous les bruits que font les jeux du premier âge. Une servante affairée vint ouvrir aussitôt, disant à la cantonade- -Jean, tenez-vous tranquille! Pierre, soyez sage! Marguerite, si vous criez vous aurez le fouet! -Monsieur, demanda-t-elle pendant que les bambins endiablés la houspillaient par derrière; qu'est- ce qu'il y a pour votre service? -Je voudrais parler à Mme veuve Bertrand, répondit Fortune. -Mme veuve Bertrand? répéta la servante en isolant chaque mot. De la part de qui, s'il vous plaît? -De la part de messieurs du Bailliage, dit Fortune. La servante hésita. Et une demi-douzaine de démons qui s'agitaient derrière elle, tous vêtus de deuil mais joyeux à faire trembler, profitèrent de ce moment pour faire un infernal tapage. -Alexandre, voulez-vous bien finir! Julienne, je vais aller chercher la verge! François, n'avez-vous pas honte? Mais Julienne, François, Alexandre, ainsi que Jean, ainsi que Pierre et Marguerite, poussaient de véritables hurlements en secouant leurs cheveux blonds bouclés et en regardant l'étranger avec leurs grands yeux espiègles. -Pauvre jeune famille! murmura notre cavalier attendri. -Ah! oui, monsieur, répliqua la servante. Ah! certes, voilà un triste événement, pas vrai? Et il y en a encore dans l'autre chambre. C'était un si bon mariage! Jour de Dieu! taisez-vous, marmaille ou je vais me fâcher à la fin! -Fâche-toi, Prudence, fâche-toi! crièrent en choeur les six marmots, accompagnant ce défi de leurs rires provocants. -Il y a donc, reprit Prudence, que dame Bertrand est occupée avec un monsieur. Si vous vouliez revenir... -J'aime mieux attendre, interrompit Fortune, qui prit Alexandre d'une main, Pierre de l'autre, et les assit commodément sur ses deux bras. -Et moi! et moi! et moi! glapirent aussitôt le restant des petites filles et le surplus des petits garçons. Fortune avisa un grand fauteuil qui était dans un coin, tout à l'autre bout de la chambre, et alla s'y plonger sans quitter son double fardeau. Il étendit ses deux jambes en disant- -Allons, Jean! allons Julienne, Marguerite et François, nous aurons de la place pour tout le monde! Il fut aussitôt envahi de la tête aux pieds par la petite famille en deuil dont la joie atteignait au délire. -En voilà un qui est gentil! disaient tous les enfants la fois; ce n'est pas comme le vieux qui est avec maman qui a l'air d'un croquemitaine. Prudence les regarda un instant, puis elle dit- -Ma foi, monsieur l'exempt, c'est vrai que vous avez l'air d'un bon enfant. Et vous comprenez bien qu'il faut faire du fricot pour donner à brouter à tant de petit monde. Puisqu'ils restent tranquilles avec vous, si vous vouliez les garder seulement un petit peu, j'irais faire un tour à la cuisine. Depuis son entrée, Fortune sentait une odeur de rôti qui gonflait ses narines gourmandes. -Allez à la cuisine, ma bonne fille, et ne vous inquiétez point des petits. Je ne sais pourquoi ni comment, mais partout où il y a des marmots on me fait la fête. -C'est une preuve que vous êtes du bon monde, déclara gravement la servante, les mioches, ça ne trompe jamais. Dès qu'elle fut partie, on commença un jeu de main chaude qui poussa l'allégresse générale à son plus haut paroxysme. Au beau milieu de l'émeute enfantine, Fortune demanda tout à coup- -Alors, bambins, mes petits anges, vous ne regrettez pas du tout votre papa? Les enfants cessèrent aussitôt de jouer et se regardèrent les uns les autres. Dans le silence qui suivit, on put entendre la voix de Chizac-le-Riche disant dans la chambre voisine- -Malgré la différence de nos positions, maître Bertrand était un de mes plus chers amis. Je prends sa famille sous ma protection, et vous pouvez compter sur moi, madame, vos enfants ne manqueront jamais de rien. Alexandre, l'aîné de la bande, avait eu le temps de la réflexion. Il fixa ses yeux bleus effrontés sur Fortune et lui demanda brusquement- -Pourquoi nous parles-tu de mon papa, toi? Les autres étaient déjà en train de gambader par la chambre, faisant ruisseler leurs cheveux blonds sur le deuil de leurs habits. Fortune n'eut pas même la peine de répondre, car Alexandre lui dit- -Jouons plutôt au cheval fondu! Et le flot des enfants rieurs, se précipitant sur lui, le submergea des pieds à la tête. Où Fortune Soupe Avec Feu L'Inspecteur Bertrand. La porte intérieure s'ouvrit et Chizac-le-Riche parut, reconduit par une belle petite femme grasse et blonde dont le frais visage portait le grand deuil de veuve, mais respirait la plus complète sérénité. -Cachez-moi, dit Fortune aux bambins. Il le couvrirent aussitôt, laissant passer seulement les cornes de son chapeau et la pointe de ses bottes. -Est-ce parce qu'il a des oeufs sous les yeux que tu as peur? demanda Alexandre. -Non, répondit Marguerite, c'est parce qu'il a une ficelle en dedans qui remue sa bouche comme celle de Polichinelle. Derrière la petite femme blonde et prospère, venaient les deux aînés de la famille, M. Charles et Mlle Joséphine, qui allaient gravement et avaient l'importance des personnes de douze à quatorze ans. Chizac dit, en voyant le monceau d'enfants sous lequel il ne devinait point Fortune- -Dieu bénit les grandes familles, ma bonne dame. Ce pauvre Bertrand s'était fait bien des ennemis par l'adresse qu'il déployait dans son état, et l'audace des malfaiteurs augmente en même temps que leur nombre. Combien avez-vous de chers petits? -Dix! répondit Mme Bertrand, en comptant la dernière, qui est en nourrice. -C'est vrai, c'est vrai, murmura Chizac; ce pauvre excellent ami me l'avait dit la dernière fois que nous avons déjeuné ensemble... car il venait déjeuner chez moi bien souvent. Il mit la main à sa poche et en retira ce portefeuille gonflé que nous vîmes pour la première fois au cabaret des Trois-Singes. -Dix mille livres! ce n'est pas assez pour tant de petit monde, reprit-il avec un accent de bonté qui aurait dû soulever un concert de bénédictions. -Merci! prononça la petite femme blonde presque sèchement, en recevant un second bon de caisse de 20 000 livres. Il n'y avait pas dans son accent le moindre atome de reconnaissance. Quand Chizac voulut embrasser Mme Bertrand pour opérer sa sortie, elle se recula, et c'est à peine si M. Charles se laissa caresser le menton. -Je reviendrai, dit cependant Chizac-le-Riche, et toute cette chère couvée aura du pain sur la planche avant qu'il soit peu. Prudence, la servante, lui ouvrit la porte de l'escalier et la ferma sur lui sans dire gare. Dès qu'il fut parti, Mme Bertrand demanda- -Soupe-t-on? Cette jeune et jolie veuve, mère d'un si grand nombre d'orphelins, ne paraissait point, en vérité, mourir de mélancolie. Prudence répondit en parcourant des yeux la chambre- -Il y en a un autre... Où donc a passé celui qui avait un habit d'exempt? Alors ce fut un grand brouhaha de cris et de rires. La montagne d'enfants trembla sur sa base et se déchira, laissant à découvert notre cavalier qui secouait son jabot et défripait ses manchettes. En même temps un aboiement sonore, partant du fond de la maison, répondit au tapage des enfants, et le beau chien Faraud, entrant comme un tourbillon, passa par-dessus la tête des deux plus petits pour mettre ses deux pattes sur les épaules de Fortune. -Tiens, tiens, dit Prudence, la bête le connaît! Et les enfants de crier en choeur- -Petite mère, celui-là est un bon, il sait jouer au cheval fondu. -Vous avez à me parler, Monsieur! demanda la veuve, qui glissait dans sa bourse les deux bons de caisse apportés par Chizac. Faraud, qui venait de quitter Fortune après lui avoir fait politesse, bondit vers Mme Bertrand et flaira la bourse avidement, tandis que Prudence disait tout bas à sa maîtresse- -Il vient de la part de messieurs du Bailliage. -Mettez toujours le couvert, répondit la petite veuve; messieurs du Bailliage ne me doivent rien et je ne leur dois pas grand-chose. Entrez, mon maître. Elle fit passer Fortune devant le troupeau des enfants, qui se précipita en tumulte vers l'intérieur de la maison, où bientôt on les entendit rire et jouer à triple carillon. Fortune était seul avec la petite veuve dans une chambre meublée très proprement et même avec une sorte de luxe bourgeois. L'odeur de la cuisine arrivait là, si vive et si appétissante, que Fortune passa sa langue sur ses lèvres. -Que veulent messieurs du Bailliage? demanda Mme Bertrand, après avoir offert un siège à notre cavalier. -La peste! répondit celui-ci, vous avez l'air de savoir ce que parler veut dire, ma commère, et c'est tant mieux pour vous puisque vous êtes chargée d'une si nombreuse famille. Avec une vache à lait comme ce Chizac, vous n'aurez pas besoin de chercher un autre époux. Ne froncez point le sourcil. Dieu me préserve de vous souhaiter du mal. Je suis déjà l'ami de tous vos chérubins, et il n'y a qu'une chose qui me chiffonne, c'est que maître Bertrand, l'inspecteur, était un brave homme, en définitive, et que vous menez son deuil par trop gaiement à la maison. La petite femme rougit un peu et répondit en baissant son regard sournois- -Est-ce là ce que messieurs du Baillage vous ont chargé de me dire? -Messieurs du Bailliage, répondit Fortune, m'ont donné mission de venir ici pour avoir tous les détails sur la mésaventure du malheureux inspecteur... -Je ne sais rien, voulut interrompre Mme Bertrand. -Prenez garde, dit Fortune en essayant au hasard un peu de sévérité. On se doutait bien là-bas que vous aviez quelques raisons de ne point parler, car on m'a donné l'ordre d'insister et de vous faire sentir le danger qu'il y a pour vous à garder le silence. Mme Bertrand se mordit les lèvres et Fortune n'aurait point su dire, en vérité, si elle était déconcertée jusqu'au malaise ou si elle avait tout uniment la bonne envie de lui rire au nez. -Est-ce qu'on me soupçonnerait? murmura-t-elle d'un accent équivoque. -Je ne dis pas cela, répliqua Fortune, mais il y a un mystère en tout ceci, bonne dame, et il est impossible que vous n'ayez point essayé d'en avoir le coeur net. -Je ne sais rien, répliqua la veuve. Elle ajouta presque aussitôt après- -Les enfants sont habitués à prendre leur repas à heure fixe, mon maître. -C'est-à-dire que vous ne demanderiez pas mieux que de me voir les talons? s'écria notre cavalier. Moi, je ne demande pas mieux que de vous laisser tranquille, car l'odeur de votre rôti me met en goût et il me tarde d'être à la gargote. Mais le devoir avant tout, ma commère. Je vous appelle ainsi parce que vous êtes une veuve du métier... quoique j'aie idée qu'on vous verra rouler carrosse quelque jour, si le Chizac vient seulement vous voir une ou deux fois toutes les semaines... Mme Bertrand mit le point sur la hanche, comme pour faire une verte réplique; mais elle ne parla point. -En un mot comme en mille, reprit Fortune, quand on a porté un mort à la Montre du Châtelet, où vingt personnes ont pu le voir sur la table de marbre, et quand ce mort a disparu comme si le diable l'avait emporté, c'est bien le moins que messieurs du Bailliage aient le droit d'interroger la veuve de ce mort et de lui demander si par hasard, elle ne saurait point le secret du diable. Il y avait sur le minois grassouillet de la veuve, sitôt consolée, une expression d'impatient dépit, mais elle se borna à répondre pour la troisième fois- -Je ne sais rien. -Moi, je sais tout! dit Fortune, qui se leva en prenant un air terrible. La petite veuve mit son mouchoir sur sa bouche, peut-être pour cacher son effroi. Mais en ce moment la porte du fond s'ouvrit et Prudence dit- -La soupe est servie. Elle laissa grande ouverte, en se retirant, la porte qui donna issue au tapage plus joyeux des enfants, aux aboiements de Faraud et à une voix d'homme dont les mâles accents ne parvenaient point à dominer ce tumulte. Fortune écouta cette voix et regarda Mme Bertrand avec stupéfaction. Mme Bertrand mordillait son mouchoir, et, en vérité, les yeux de cette mère de famille étaient aussi espiègles que ceux de ses enfants. -Qui donc est cet exempt, Julie? demanda la voix mâle dans un instant d'accalmie. La veuve qui avait ce petit nom- Julie, répondit- -Je croyais connaître tous les exempts du Bailliage... -Je suis de la Prévôté, s'empressa de dire Fortune. -Et aussi de la Prévôté, continua Mme Bertrand; mais celui-ci est peut-être un nouveau. La voix mâle ordonna- -Range-toi, Joséphine; mets-toi de côté, Charles, que je voie la figure de cet olibrius! -Corbac! pensa notre cavalier, c'est sa voix, ou que le diable m'emporte! Est- ce qu'il va falloir en découdre? Il serait plutôt temps de souper. Il regardait de tous ses yeux par la porte ouverte qui lui montrait le potage fumant sur une table entourée d'une multitude de couverts; mais la voix partait d'une chambre qui était de l'autre côté de la salle à manger et qui n'avait point de lumière. L'inquiétude de Fortune fut mise à fin par un large éclat de rire qui partit de la chambre noire. -Eh! mais, s'écria la voix mâle, c'est le pauvre garçon qui s'est endormi dans le trou de Guillaume Badin! Comment s'appelait-il donc? le cavalier Fortune, je crois! C'est lui qui m'a ouvert la porte du caveau de la Montre. Femme, invite-le à manger la soupe; il est des amis de Thérèse Badin. Mme Bertrand, redevenue la plus gracieuse des bourgeoises, tendit aussitôt sa blanche main à notre cavalier, qui resta muet de stupeur. -Allons, dit-elle en l'entraînant vers la table, à la soupe! Par l'autre porte entrait maître Bertrand, qui tenait deux marmots sur chaque bras et un cinquième commodément assis à califourchon sur sa nuque. -La mule du pape! gronda Fortune, ce n'est pas que je n'eusse un petit peu d'idée de tout cela, mais je ne voulais pas y croire! Vous n'étiez donc pas assassiné, maître Bertrand? -Si fait bien, répondit l'inspecteur, mais nous allons parler affaire quand les petits seront couchés. Les petits repartirent à l'unanimité en s'éparpillant autour de la table- -Nous ne nous coucherons pas! Celui-là joue trop bien au cheval fondu! Après souper nous sauterons sur son dos; et toi, mon papa, tu sauteras, par-dessus tout le monde. Feu l'inspecteur Bertrand, ressuscité, ne sembla point repousser très loin ce terrible programme. -Vous voyez, cavalier, dit-il en prenant place au centre de la table, j'ai des beaux enfants et une jolie petite femme, bien capable de m'en faire d'autres. -Bertrand! voulut interrompre Julie en rougissant. -Madame, dit Fortune en s'inclinant, j'ai ouï parler d'un ancien roi de Champagne, nommé Priam, autant que je m'en souvienne, à qui sa femme avait donné cinquante fils et cinquante filles. -C'est vrai que ce Priam était de Troie, répliqua l'inspecteur en riant; mais nous nous contenterons à moins, et voici ce que je voulais dire- Sers la soupe, Julie! Je voulais dire que, n'ayant point de rentes ni d'héritage, j'ai dû m'ingénier pour tenir tout cela frais et propre et gras aussi; mon métier d'inspecteur me donnait juste ce qu'il fallait pour nourrir ma maisonnée avec du pain sec; ma foi! personne n'aimait cela ici, ni les grands, ni les petits... Avez-vous faim, cavalier? -Une faim de loup! maître Bertrand. -Tout est au mieux, vous verrez que nous avons bonne table. Pour mettre du beurre dans mes épinards, j'ai ajouté deux ou trois cordes à mon arc, en tout bien tout honneur, et je ne donnerais pas mes émoluments pour ceux d'un président à mortier, cavalier Fortune. Comment trouvez-vous mon potage? -Maître Bertrand, je le trouve par délices! -Vous êtes un homme de bon goût. Et, d'ailleurs, vous avez joué avec les petits; vous m'allez! Voyez comme cette marmaille se tient droite à table; ils ont la religion du déjeuner, du dîner et du souper. La mère les a dressés à cela. Le reste du temps ils sont les maîtres. Par le fait, toute la couvée, depuis Mlle Joséphine et M. Charles jusqu'à Pierre et Julienne, les deux bébés, gardait une tenue irréprochable et dévorait avec un grave appétit. -Julie, demanda tout à coup maître Bertrand, combien ce bon M. Chizac t'a-t-il donné, ce soir? -Deux billets de caisse de dix mille livres chacun, répondit Mme Bertrand. L'inspecteur cligna de l'oeil à l'adresse de Fortune. -J'ai fait d'assez jolies affaires en ma vie, dit-il, mais jamais une seule de cette taille-là. Il y en aura pour tout le monde. Appelle Faraud, Julie. Mme Bertrand, qui était l'obéissance même, appela Faraud sans demander d'explication. Le chien se mit aussitôt à flairer la poche où elle avait serré sa bourse. En flairant il donnait comme un limier au bois. -Connaissez-vous cela, cavalier? demanda l'inspecteur. -Oui, répondit Fortune, je connais cela. -C'est curieux, dit maître Bertrand, et ce La Pistole est un drôle de corps. Nous en reparlerons après le repas... Prudence, ma fille, va nous chercher à la cave, dans le coin de droite, un flacon de bon vieux vin de Bourgogne que m'envoie le faussaire. Ne te trompe pas! il est auprès du pommard qui nous vient du banqueroutier. Fortune, à qui on venait de servir une tranche de rôti merveilleusement rissolée, lâcha tout à coup sa fourchette et son couteau et se mit à se frotter les mains la bouche pleine. -Le cavalier trouve notre filet de boeuf cuit à point? dit madame Bertrand flattée. -Chez vous, répondit Fortune, je trouve tout charmant, tout exquis, tout admirable- mais ce n'est pas cela, par la corbleu! qui cause ma meilleure jubilation, quoique je fusse à jeun depuis hier soir. Ce qui me fait rire, ce qui me donne envie de chanter à pleine voix comme si j'étais au lutrin, c'est l'idée que nous sommes au bout de nos peines! Puisque vous voilà vivant et en pleine santé, maître Bertrand, nous tenons bel et bien le Chizac!... L'inspecteur était en train de déboucher avec un soin minutieux le bourgogne du faussaire. Il hocha la tête gravement. -Cavalier, répondit-il, on ne tient jamais les gens qui ont des millions. Les millions sont sorciers. Les millions sont sacrés. Soupons tranquillement, je vous l'ai dit- après le repas, nous parlerons affaires. Où Fortune Et Maître Bertrand Tiennent Conseil. Fortune et maître Bertrand, après avoir soupé d'excellent appétit, prenaient leur café en tête-à-tête dans un cabinet de travail fort proprement meublé, qui était à l'usage particulier de l'inspecteur. Entre eux, le chien Faraud, accroupi, tendait son museau pensif et semblait écouter la conversation qui ne laissait pas que d'avoir un certain intérêt. -Il y a des choses qui nous sautent aux yeux, à nous autres, disait maître Bertrand en retournant sa cuiller dans sa tasse; au bout de cinq minutes, je savais que vois étiez entré dans le cellier par hasard... ou plutôt je m'étais mis en tête que c'était Chizac qui vous y avait poussé. -Vous connaissiez donc bien à fond votre Chizac? demanda Fortune. -Non, pas beaucoup; je savais seulement que c'était un assez brave homme, faible et mou de caractère, qui était parti de rien pour gagner une immense fortune... « Entendons-nous! interrompit ici maître Bertrand. Je ne suis pas de ceux qui disent- Aux innocents les mains pleines! Neuf fois sur dix, une grande fortune conquise prouve le talent ou à tout le moins, la vaillance; mais une fois sur dix le hasard fait des siennes et donne le gros lot au premier venu. Alors, il faut se méfier de ce premier venu, parce que tout le monde ne sait pas porter la richesse. -Vous le croiriez fou? s'écria Fortune. -Non pas comme vous le comprenez, répondit l'inspecteur. Si vous lui demandiez un conseil pour tenter le hasard, rue Quincampoix, et qu'il voulût bien le donner, vous seriez sûr de rentrer chez vous les poches pleines. Il fait ses affaires admirablement, et depuis deux jours que je le suis comme son ombre, il a remué des montagnes pour les entasser entre lui et la justice, qui ne songe guère à l'attaquer. Mais il y a Colette Besançon... -Colette Besançon? répéta Fortune. Maître Bertrand humait le fond sucré de sa tasse en amateur. -Colette Besançon, reprit-il, était une ancienne jolie fille qui demeurait ici près, rue de l'Arbre-Sec, et qui gagnait sa vie à tirer les cartes. Voilà six mois, pour le moins, que Chizac-le-Riche n'a pas manqué un seul jour de faire visite à Colette Besançon. -Les avis sont partagés, dit Fortune avec une certaine gravité, j'ai connu des personnes respectables qui croyaient à la bonne aventure. Il y a quelque chose au fond de tout cela. -Certes, certes, répondit l'inspecteur, et telle sotte créature, comme Colette Besançon, est capable de tuer bien des honnêtes gens en sa vie. Le regard de Fortune interrogea. Maître Bertrand lui versa un verre de genièvre hollandais et poursuivit- -C'est Colette Besançon qui a passé l'épée de Chizac au travers du corps de Guillaume Badin. -Corbac! s'écria Fortune, quelle virago! -Sans sortir de chez elle, reprit maître Bertrand, et sans seulement lever le doigt. Je n'ai jamais tant travaillé que depuis ma mort, et je puis bien vous dire que je connais maintenant l'histoire sur le pouce. Les créatures comme Colette Besançon guettent la pensée des niais qui les consultent, et dès qu'elles ont découvert un dada, elles le caressent. Il y avait déjà quatre ou cinq jours que Chizac s'inquiétait d'une veine réellement extraordinaire poursuivie par Guillaume Badin. Les parvenus de l'espèce de Chizac sont jaloux jusqu'à la maladie, et il se trouvait par malheur que les habitués des Trois- Singes, soit malice ou sottise, disaient du matin au soir- « Maître Guillaume deviendra plus riche que Chizac! » Le jour qui précéda cette nuit où vous avez dormi dans le lit du pauvre Guillaume, Chizac s'était fait tirer les cartes pour savoir si maître Badin deviendrait plus riche que lui. -Et les cartes de la Besançon avaient dit oui? demanda Fortune. -Les cartes de la Besançon avaient dit- « Si Chizac ne défend pas ses millions, ils passeront dans la poche de Guillaume. » -Ah! fit notre cavalier, qui écoutait ces choses avec un vif intérêt. Chizac a cru défendre ses millions! Et vous êtes un rude gaillard, maître Bertrand! Tout ce que vous dites là doit être vrai comme Évangile. Je les ai vus en face l'un de l'autre au cabaret des Trois- Singes, Chizac-le-Riche et Guillaume Badin. Chaque fois que Guillaume gagnait, le tic du riche démanchait son visage comme si on lui eût arraché des dents. Je vois ce qui en est- il sera entré dans le cellier de Guillaume Badin en sortant du cabaret. -Non pas, interrompit maître Bertrand; cet homme- là est mou comme une poire blette et il n'a pas pour six blancs de méchanceté. Il a fallu l'insomnie, la fièvre, le transport, pour lui mettre l'épée à la main. Il est rentré chez lui tout uniment, j'en suis sûr, il a essayé de dormir, et la prédiction de la Colette lui est revenue, montrant ses millions, ses chers millions, qui fuyaient hors de sa caisse comme un ruisseau pour couler dans le taudis de Guillaume. Il a suivi ses millions, entendez- vous, comme un misérable fou qu'il était, et comme un misérable fou il a tué Guillaume pour défendre ses millions! -Un fou se serait laissé prendre, dit Fortune. -Ah! voilà! s'écria Bertrand. Je vous dis que j'ai travaillé cette histoire-là comme une bijouterie. Je l'ai brodée, je l'ai fouillée. Chizac-le-Riche s'est éveillé après le meurtre; il a eu horreur et peur, puis il a fait appel à tout ce qu'il y a eu en lui de sang-froid et de courage pour juger sa position. « Il s'est dit- Ma position est bonne, je n'ai qu'à enlever l'argent de Badin et à laisser la porte entrouverte, on accusera les voleurs et personne n'aura la pensée qu'un homme tel que moi ait pu commettre une action pareille. C'était sage, il n'y avait rien autre à faire, et s'il s'en était tenu là, tout était dit. Mais il y a une chose qui perdra éternellement les coupables, c'est le besoin d'éloigner les soupçons. Après avoir été sage pendant une heure, pendant deux heures, le besoin d'éloigner les soupçons s'empara de Chizac qui fut pris d'une autre fièvre et redevint fou. Impossible de rester tranquille! Vous les tueriez sur place plutôt que de les empêcher d'amonceler les preuves de leur innocence. « On ne soupçonne pas les gens qui se mettent en avant. Chizac se mit en avant d'autant que la bonne chance lui restait fidèle et qu'un malheureux homme, pris de vin, s'était introduit à l'aveugle dans le cellier où gisait le cadavre. C'était là un coup de partie pour Chizac, mais il avait compté sans un honnête garçon du nom de Bertrand, qui n'était pas là pour le roi de Prusse, et dont le métier est de déchiffrer les physionomies. -Corbleu! interrompit Fortune, je vivrais cent ans, que je me souviendrais toujours du plaisir que vous m'avez donné en dégainant mon épée pour montrer que la lame n'avait jamais servi! -Mon camarade, répondit maître Bertrand, je n'avais pas encore l'avantage de vous connaître, et ce n'était point pour vous que je faisais cela. Vous avez vu ma compagne qui est grasse, bien portante et, certes, bien couverte aussi; vous avez vu mes enfants qui sont tous dodus, joyeux et habillés comme si j'étais un conseiller du Châtelet ou un collecteur des finances; mon logis est convenable, vous ne pouvez pas dire le contraire, et comme nous ne vous attendions point à dîner, vous avez pu voir que l'ordinaire de notre table est sain, appétissant et savoureux. -J'ai voyagé, déclara Fortune, mais je n'ai jamais rencontré dans mes voyages une famille en si bon point que la vôtre. -Cela coûte cher, répliqua maître Bertrand, et l'émolument de ma place d'inspecteur est de neuf cents livres par années, plus vingt écus d'étrennes. Il y en a pour trois mois, à peu près, en se serrant un peu les côtes. Il faut donc que mon industrie me fournisse les moyens de tenir ma maison en joie et en santé pendant les neuf autres mois. Pour cela, voici ma méthode- je cherche des Chizac. -Et quand vous en avez trouvé un, dit Fortune en riant, vous l'empaillez? -Du tout, point, je le sale et je le mets dans mon garde-manger. -Et il s'est trouvé, cette fois, dit encore Fortune, que le Chizac en question ne voulant point aller au saloir, a borné ses libéralités envers vous à un coup d'épée planté en pleine poitrine... Pas si fou, le gaillard! -Il a des moments lucides, répliqua bonnement l'inspecteur. S'il avait piqué un pouce plus à droite et si sa main n'avait pas tremblé à faire pitié, bonsoir les voisins! La famille Bertrand tombait dans la misère. Mais, à cause de ce tremblement de la main et de cette différence d'un pouce, voici au contraire la famille Bertrand qui sort de l'ornière et qui va devenir une bonne maison, c'est moi qui vous le dis! De deux choses l'une- ou Chizac, vivant, nous mettra à même de rouler carrosse, ou Chizac, mort, nous fera ses héritiers. -Qui entendez-vous par ce nous? demanda Fortune. -Oh! tout le monde, répliqua l'inspecteur rondement; et il y a, Dieu merci, de quoi partager- Thérèse Badin, vous, moi, et même cet original de La Pistole. Vous avez tous droit- la belle Thérèse, du fait de son père, dont la mort aura ouvert pour nous cette riche succession; vous, parce qu'en m'ouvrant les portes du caveau de la Montre, vous m'avez fourni les moyens de jouer la comédie qui dictera le testament de Chizac; et La Pistole, parce qu'il m'a prêté son chien, dont l'instinct merveilleux m'a mis sur une piste que je n'aurais pas trouvée moi-même. Je sais où est le mouchoir de Guillaume Badin- le mouchoir où il avait enveloppé son or et ses valeurs avant de sortir du cabaret des Trois-Singes. -Ceci devant moi! s'écria Fortune. Je vois encore le mouchoir qui était bourré comme un boudin! Bertrand se leva et roula un marchepied qui était auprès de la fenêtre jusqu'à la bibliothèque. -Je n'en ai pas beaucoup, dit-t-il en se guindant sur le plus haut degré du marchepied, mais enfin j'en ai quelques-unes, et je les ai mises hors de la portée de notre ami Faraud. Tout en parlant, il ouvrait un livre qui était sur le rayon le plus élevé de la bibliothèque. En écoutant le bruit du papier froissé, Faraud dressa l'oreille et remua la queue. -Retenez-le un peu sur le collier, dit Bertrand, il ne me donnerait pas le temps de faire mes préparatifs, et c'est une épreuve curieuse que j'ai déjà répétée plus d'une fois. Fortune passa la main dans le collier de Faraud, qui entra dans un état d'agitation inquiète pendant que l'inspecteur redescendait du marchepied. L'inspecteur souleva un des carreaux qui pavaient la chambre et qui était descellé d'avance, il mis dessous les papiers qu'il tenait à la main et replaça le carreau en l'affermissant d'un coup de pied. Fortune avait grand-peine à retenir le chien, qui gémissait comme un limier qu'on empêche de piller sous bois. -Vous pouvez le lâcher, dit maître Bertrand. Fortune obéit, et Faraud, bondissant par-dessus le guéridon, vint tomber juste sur le carreau mobile, qu'il attaqua des pattes et du museau en poussant de sonores aboiements. -À bas! bonhomme, ordonna l'inspecteur en caressant Faraud. Tu as trouvé le pot aux roses. Il souleva la tuile, sous laquelle il prit une douzaine d'actions de la Compagnie, qu'il glissa dans sa poche. Le chien se mit alors à gambader joyeusement et aboya une véritable fanfare de triomphe. Maître Bertrand revint s'asseoir et dit- -Autour de certain carreau qui est auprès du lit, dans la chambre à coucher de Chizac-le-Riche, notre ami Faraud en a fait autant avant-hier. -Ici, bonhomme! ajouta-t-il. Il écarta le collier de Faraud, qui s'était approché en rampant, et montra une plaie qui allait déjà se cicatrisant. -Bon, s'écria Fortune, encore le Chizac! -Le Chizac a deviné, lui aussi, dit Bertrand, et il a essayé de tuer le chien. Ce n'est pas tout- Colette Besançon est morte hier soir empoisonnée. -La peste! fit notre cavalier, nous n'avons qu'à bien nous tenir! -Ne riez pas, dit l'inspecteur, il faut avoir l'oeil en tout lieu et en toute heure. -Vous disiez que ce brave Chizac était si débonnaire! -J'ai dit aussi qu'il était fou. La folie de la peur le tient et nous le livrera, mais à la condition que nous sachions nous garer de ses coups. Il est lancé sur une pente où il ne s'arrêtera point; c'est une sorte de fascination qui l'entraîne- il croit cacher un meurtre par dix meurtres. Il souffre, il s'épuise, il se meurt- il vieillit d'une année par jour, mais il suit résolument son chemin, et tant pis pour celui qu'il rencontrera sur sa route! -Corbac! dit Fortune, vous êtes mort, vous, maître Bertrand, et vous n'avez plus rien à craindre; mais nous autres, vivants, ne pourrions-nous un peu nous adresser aux tribunaux? La justice et la police ont l'une contre l'autre cette bonne haine des voisins du même carré, haine solide et implacable. Maître Bertrand ne répondit que par un haussement d'épaules et ces seuls mots- -Les millions! « Qu'est-ce? ajouta-t-il en se tournant vers la porte où l'on frappait tout doucement. -C'est une lettre de la fille Badin, répondit d'un air un peu pincé la petite Mme Bertrand, dont la tête blonde se montra sur le seuil. -Donne, répondit l'inspecteur, et reste, car tu es jalouse, malgré toutes mes vertus, et tu as bonne envie de connaître le contenu de ce message. Mme Bertrand rougit, mais ne dit pas non. L'inspecteur ouvrit la lettre et lut- « Tous vos soupçons à propos de M. Chizac étaient erronés. Il faut chercher ailleurs, car il y a des choses impossibles. M. Chizac sort de chez moi; il m'a offert de m'épouser, d'acheter la noblesse avec un titre de comte et de me constituer par contrat la totalité de sa fortune. » -Voyez un peu la chance de ces créatures! émit la petite Mme Bertrand. -Ah çà! murmura Fortune en s'adressant à l'inspecteur, est-ce que vous vous seriez trompé? -Les fous, répondit Bertrand qui réfléchissait, ont des éclairs de génie. Ceci est un trait de génie, car il doit croire que nous ne pouvons nous passer de Thérèse. Tenons-nous bien! il cherche, il travaille, il fermente. Si on ne noie pas cette mine d'or, il éclatera sous nos pieds comme cent tonneaux de poudre! Où Fortune Prend Le Parti De Se Jeter A L'Eau. La jolie Mme Bertrand ne voyait qu'une chose en tout ceci- le gros lot gagné par Thérèse. -Nous voilà bien! murmura-t-elle; pour être comtesse, la Badin vendra notre secret! -Et te voilà veuve pour tout de bon, n'est-ce-pas? interrompit maître Bertrand; car Chizac ne me pardonnera pas les cauchemars de ses dernières nuits. Le regard de Mme Bertrand fut une réponse nette et affirmative. -Ferme la porte, Julie, reprit l'inspecteur, et assieds-toi là. Il ne faut pas mal penser de Thérèse Badin, qui est une honnête fille comme tu es une honnête femme. -Bien dit, approuva Fortune. J'en mettrais ma main au feu; mais l'idée d'épouser la fille d'un honnête homme qu'on a poignardé, voilà ce qui ne peut entrer dans mon esprit. -Il a justement compté là-dessus! s'écria Bertrand et vous donnez raison à son talent, camarade. Savez- vous ce que c'est qu'un alibi comme ils disent au palais? C'est l'impossible opposé au probable. « Avec tous ses millions, Chizac ne saurait acheter un alibi puisqu'on sait l'heure à laquelle il est sorti du cabaret et qui, dans le premier moment, il a déclaré lui- même avoir passé la nuit dans sa chambre, d'où il peut sortir et où il peut rentrer, sans éveiller personne; mais les choses qui ne peuvent entrer dans l'esprit des gens sont aussi l'impossible. « Chizac s'est dit, après avoir bien cherché et il me semble que je l'entends- « -Épousons la fille du mort, les soupçons reculeront devant ce coup d'audace! -Et il a raison, appuya Julie; puisque, du premier mot, il a converti cette Badin. -Je ne connais pas Thérèse depuis bien longtemps, répliqua Fortune, mais j'ai confiance en elle comme en moi-même. Avec celle-là le Chizac perdra son latin. -Comme il travaille, pensa tout haut l'inspecteur, dont la figure intelligente exprimait une sorte d'admiration, comme il s'efforce! comme il combat! et il ne sait pas même encore qu'il a des ennemis, des accusateurs! Il ne se connaît jusqu'à présent, qu'un seul adversaire, sa conscience, et il a déjà fait plus d'efforts qu'il n'en faudrait pour embaumer M. le régent à St-Denis et mettre Philippe V sur le trône de France! Il a intrigué, il s'est ingénié, il a remué ciel et terre; -il a tué une fois, deux fois, -il tuera dix fois, il tuera cent fois! il mettra, s'il le faut, le feu aux quatre coins de Paris! -La mule du pape, gronda Fortune, est-ce qu'on ne pourrait pas tout bonnement l'assommer au coin d'une rue? -Non, répliqua l'inspecteur, il est gardé par son argent, amoncelé autour de lui comme un rempart. Depuis trois jours, il se dit- on ne soupçonnera pas un homme qui donne tant, d'avoir volé si peu! S'il n'était pas Chizac-le-Riche, tout ce qu'il fait tournerait contre lui. La pendule sonna neuf heures, et maître Bertrand s'interrompit tout à coup. -Ma journée est finie, mais ma nuit va commencer. Il faut nous séparer, s'il vous plaît. Fortune vida son verre et se leva. -Corbac! dit-il, vous me prenez de court. J'avais une consultation à vous demander et un plan à vous soumettre. Le plan, ce sera pour une autre fois, et à la rigueur je pourrais bien me passer de vous pour l'exécuter... -Prenez garde! voulut dire l'inspecteur. -Je suis un Nestor pour la prudence! Ne craignez rien. La consultation, la voici- je ne voudrais trahir aucun secret, mais il se pourrait, le cas échéant, que j'eusse à faire arrêter un conspirateur sans nuire autrement à la conspiration... comprenez-vous? -Je comprends, répondit maître Bertrand, que vous courez deux lièvres à la fois. -La mule du pape! s'écria Fortune qui lui prit la main pour la serrer rudement, c'est ici mon meilleur lièvre, camarade, et si je l'attrape, dans dix ans j'aurai autant d'enfants que vous! L'inspecteur, dont les sourcils s'étaient froncés, ne put s'empêcher de sourire. -On fera ce que vous voudrez, cavalier, dit-il; mort ou vivant, nous exerçons toujours notre petite influence au Châtelet. Demain matin, je serai tout à vous pour arrêter votre conspirateur. -Grand merci, camarade, répondit Fortune, et au revoir! Ils se séparèrent. -Demain matin, pensait-il, j'espère bien amener maître Bertrand à me donner un coup d'épaule; mais, en attendant, j'ai mon plan qui mûrit vite et qui se débrouille d'une façon admirable. Quand la nuit aura passé dessus, je crois, en vérité, que ce sera un chef- d'oeuvre. « Le diable, s'interrompit-il, c'est qu'il me faudrait un camarade ou deux, car je ne peux pas être partout à la fois, et cela me fend le coeur de laisser notre belle Aldée sans garde du corps. Si La Pistole était un homme au lieu d'être un jocrisse... Il avait dépassé le terre-plein de Henri IV et arrivait déjà aux abords du quai Conti, lorsqu'il entendit par- derrière un bruit de pas précipités. Il se retourna et vit au clair de lune, qui remplaçait les réverbères éteints par économie, un homme arrivant sur lui à pleine course, tête nue et les cheveux au vent. Comme la lune éclairait cet homme à revers, il ne put distinguer les traits de son visage. Derrière le fugitif, toute une meute humaine courait. Le fugitif, qui était jeune et bien pris dans sa taille gracieuse, avait l'air harassé de fatigue. La meute gagnait sur lui. En apercevant Fortune, qui avait mis d'instinct l'épée à la main, il eut un mouvement d'hésitation. Cela lui fit perdre une grande avance. Il était sans armes. Fortune le vit faire un geste de découragement, puis se retourner pour mesurer toute la distance qui le séparait encore de la meute. Comme si une idée soudaine l'eût pris, le fugitif sauta sur le parapet d'un bond facile et gracieux. Il était si près de Fortune que celui-ci l'entendit murmurer, en se lançant dans le vide à corps perdu- -Le malheur, c'est que je ne sais pas nager! À la grâce de Dieu! Les drôles ne m'auront pas vivant. Les drôles, qui étaient des archers de la Prévôté, s'arrêtèrent un instant déconcertés, puis reprirent leur course vers le quai Conti en disant- -Allons à la berge, nous trouverons un bateau! Fortune ne les suivit point. Sans trop savoir, ce qu'il allait faire, il monta, lui aussi, sur le parapet du pont. -Corbac! murmura-t-il, je veux mourir si je n'ai pas entendu cette voix-là quelque part! Il ne sait pas nager! C'est de la pâture pour les poissons. Il resta pensif deux ou trois secondes, après quoi, déposant son manteau et son feutre sur la murette, il joignit son épée au paquet en disant- -Ce ne peut être que lui, puisqu'on l'a dirigé sur une forteresse, au nord, à l'ouest ou au midi. Les voix peuvent se ressembler comme les visages; mais, la mule du pape! quand je ne repêcherais qu'un garde du corps pour notre Aldée, ce serait encore un bon coup de filet. Au petit bonheur! Il prit la pose des gens qui piquent une tête selon l'art, et se précipita à son tour dans le fleuve, dont les eaux blanchâtres et hautes bouillonnaient en passant sous les arches. Où Fortune Trouve A Qui Parler Dans La Rivière. Peu de temps auparavant, pendant que Fortune était chez maître Bertrand, une main timide avait soulevé le marteau de l'hôtel habité par Thérèse Badin, rue des Saints-Pères. Un homme, vêtu de noir et si pâle que le portier l'aurait pris volontiers pour un pauvre honteux, n'ayant point mangé depuis la veille, demanda le cavalier Fortune. -J'ai ouï parler d'un original qui porte ce nom-là, répondit le suisse, et Mlle Badin à donné l'ordre de le laisser entrer chaque fois qu'il se présentera, mais je ne sache pas que ce soit ici sa demeure. Pour le moment, d'ailleurs, il n'est pas à la maison- -S'il revient, prononça le pâle jeune homme à voix basse, vous lui direz seulement mon nom- René Briand, et vous ajouterez que je pars pour un bien long voyage. Il sortit. Dès qu'il eut tourné les talons, le suisse haussa les épaules. René Briand suivait le quai, pensif et la tête inclinée. Il descendit sur la berge et gagna le bord de l'eau en face des Petits- Augustins. Il regarda la rivière qui allait vite. Il s'arrêta. Le lieu était enfin propice. Il s'agenouilla et pria. Cela dura longtemps parce que des souvenirs bien aimés lui arrivaient en foule et mettaient de la distraction dans sa prière. L'instant après, l'eau s'ouvrait et se refermait sur lui. C'était le moment où Fortune, revenant de souper avec maître Bertrand, traversait le Pont-Neuf pour regagner le logis de Thérèse. Si son attention n'avait point été attirée par la chasse à outrance que les archers de la Prévôté donnaient au fugitif inconnu, il aurait pu entendre dans le grand silence de la nuit, le bruit sourd que rendit l'eau en prenant le corps de René. Volontairement ou non, tout homme qui plonge doit revenir à la surface. La maison où René avait passé son enfance était située sur le quai de Grève, à deux pas de la Seine, et René était bon nageur, comme presque tous les enfants des quartiers riverains. Il fit un effort pour rester sous l'eau, mais la nature et l'instinct l'emportèrent- au moment de perdre connaissance, il se laissa flotter pour donner encore une gorgée d'air à ses poumons. Il flottait au courant comme une épave, lorsqu'un cri de détresse parvint à son oreille. Il rouvrit ses yeux qui allaient se fermant, et son regard rencontra, à moitié route du ciel, une maison blanche aux murailles de laquelle se jouaient les rayons de la lune et dont le toit se couronnait de grands arbres. Une lumière brillait à la façade de cette maison, qui était celle de Thérèse. René se retourna contre le courant et sa poitrine fit écumer l'eau. -Il y a une créature humaine à sauver, s'était-il dit, et j'ai tout le temps de mourir. Pour une âme douce et généreuse comme la sienne, le prétexte était bon, et je crois que cette lumière lointaine, aperçue à la fenêtre de Thérèse, venait en aide au prétexte. René se mit à nager vigoureusement. Il ne gagnait pas beaucoup sur le courant, mais le courant devait lui amener celui ou celle qu'il avait la volonté de sauver. Dès les premières brasses qu'il détacha, le bruit d'une seconde chute, qui avait lieu sous le Pont-Neuf, et précisément au même endroit que la première, vint étonner et lui donner à réfléchir. La seconde chute fut suivie, après un court intervalle, d'un cri qui avait quelque chose de comique. -Êtes-vous mort, mon camarade? demanda-t-on bonnement. Personne ne répondit, et la voix dit encore- -Corbac! me serais-je mouillé pour le roi de Prusse? En même temps, sur la berge, non loin du collège des Quatre-Nations, un bruit de pas et de conversation se faisait. René put entendre le grincement produit par la chaîne d'un bateau qu'on essayait de détacher. La lune était sous un nuage. Quand ses rayons frappèrent la berge de nouveau, René put voir un groupe d'ombres qui s'agitait sur le bord. Presque aussitôt après, le niveau de l'eau se souleva légèrement en avant de lui, et une tête apparut, voilée entièrement par de longs cheveux mouillés. René saisit ces cheveux à poignée et commença à couper le courant de biais pour se rapprocher de la rive. La vue de ces hommes qui mettaient à l'eau une barque le rassurait; bien loin de l'effrayer, car il pensait que ces hommes deviendraient au besoin des auxiliaires. Le bateau était loin encore, mais deux ou trois ombres s'étaient détachées du groupe et filaient silencieusement le long du bord. -La mule du pape! dit une voix à quelque vingt toises de René, pourquoi aviez- vous dit que vous ne saviez pas nager, mon camarade? Vous voyagez dans l'eau comme père et mère! -Que Dieu soit loué! répondit notre jeune homme dont le souffle était déjà plus pressé; ce pauvre malheureux se débat comme un diable, et vous arrivez à propos! -Ah! vous êtes deux? s'écria Fortune. Voilà ce que j'appelle une drôle d'aventure! Je suis bien certain de ne vous avoir point vu mettre à l'eau- preniez-vous donc un bain à cette heure de nuit, mon compagnon? René ne répondit rien. -Aidez-moi, murmura-t-il seulement, depuis que je tiens sa tête hors de l'eau, il m'épuise par ses efforts. Le fugitif, en effet, se débattait comme une demi- douzaine de démons. -Eh bien! répondit Fortune, remettez-lui la tête sous l'eau, cela le calmera. Une demi-douzaine d'élans solides l'avaient rapproché, et il put, lui aussi, saisir aux cheveux le fugitif. -Lâchez, dit-il, et faites un peu la planche pour vous reposer, car nous ne sommes pas au bout de nos peines. -La rive n'est pas à plus de trente toises, répondit René. -Ah çà, coquin! s'écria Fortune qui se débattait avec le noyé, tu as donc la rage de me prendre par les jambes? Je ne lâcherai pas, c'est sûr, mais je pourrai bien te ramener au bord assommé ou étouffé, si tu continues à faire le méchant. Il plongea la tête du fugitif, qui cessa de se débattre, et il reprit en s'adressant à René- -C'est juste, nous sommes bien près du bord, mais ne voyez-vous point ces oiseaux qui se glissent le long de la berge? Le pauvre diable qui boit un coup en ce moment s'est jeté du haut du Pont-Neuf pour les éviter. -Quelque prisonnier! murmura René. Alors il nous faudra gagner l'autre rive. -Et peut-être loin d'ici, car ils ont un bateau... Je crois qu'il est temps de donner un peu d'air au pauvre camarade. Il souleva la tête du fugitif. À peine la bouche de celui-ci eut-elle dépassé le niveau qu'il éternua violemment et se remit à gigoter de plus belle. -Quel enragé!... commença Fortune. Mais il n'eut pas le temps de venir à la parade. Le fugitif lui noua ses deux mains autour du cou et l'étrangla de la belle manière. Notre cavalier poussa un cri rauque et sa tête disparut à son tour sous le courant. Il y eut une lutte courte, mais terrible, à la suite de laquelle Fortune reparut seul. -Plongez! s'écria-t-il. J'ai été obligé de lui appuyer le pouce au noeud de la gorge, sans cela nous étions perdus tous deux. Et le diable sait où nous allons le repêcher maintenant! René disparut, Fortune le suivit, et pendant un instant, rien ne se montra à la surface de l'eau qui coulait silencieuse et rapide. Au bout d'une minute, et comme la première fois, une tête chevelue souleva, puis perça le niveau. C'était le fugitif qui secoua ses cheveux et cria d'une voix éperdue- -À l'aide! Le bateau avait quitté la rive et venait, conduit par deux archers armés de longues perches. -Présent! dit Fortune dont les doigts s'accrochèrent aux cheveux du fugitif, à l'instant où celui-ci allait de nouveau disparaître. René se montra à quelques toises plus loin et cria- -Gagnez au large ou le bateau va nous couper! Le bateau avançait, en effet, poussé énergiquement par les deux percheurs. -Ce gaillard-là, dit notre cavalier, a trente-six démons dans le corps, c'est clair, et je ne voudrais pas le perdre, parce que j'ai précisément besoin d'un bon diable pour mes affaires. Je crois, mon camarade, que nous allons être obligés de livrer un combat naval, car nous ne pourrons gagner ce bateau de vitesse. -Le danger m'importe peu, répondit René, qui souriait tristement, mais je ne voudrais pas livrer ce pauvre malheureux à ceux qui le poursuivent. -Rendez-vous, monsieur le chevalier, crièrent en ce moment les archers qui n'étaient pas à dix toises de distance. -Tiens, tiens, dit Fortune, il paraît que nous tenons un chevalier! Et c'est singulier, mon camarade, ajouta- t-il en s'adressant à René, il me semble que je connais votre voix. Ils avaient tous les trois leur cheveux mouillés comme un voile sur le visage. -Vous ne pouvez pas échapper, continua le chef de la Prévôté, et vous autres, mes drôles, pour vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, vous ferez un tour à la Conciergerie. -Cela n'a rien d'impossible, grommela Fortune, et je veux être pendu si j'avais besoin de me jeter dans ce nouvel embarras! Pour les suivre, le bateau fut obligé d'obliquer, et les perches se noyant de plus en plus finirent par perdre le fond. Le bateau, qui n'était plus appuyé, s'en alla aussitôt à la dérive. Ce fut un concert d'imprécations auquel répondirent les cris de victoire de Fortune, car René gardait le silence, et le fugitif avait la bouche sous l'eau. -Vous en serez pendus, coquins! hurla le chef des archers, vous avez détourné un prisonnier d'État! -La peste! dit Fortune, il paraît que ça en valait la peine. -Au contraire, acheva l'homme de la Prévôté dont la voix s'éloignait, je vous promets vingt bonnes pistoles, si vous vous comportez en honnêtes gens et si vous nous rendez le chevalier de Courtenay! -Corbac! s'écria Fortune, qui éleva du coup la tête et les épaules du fugitif hors de l'eau, n'allons pas étouffer l'héritier de tant de royaumes! Je savais bien que j'avais entendu cette voix-là quelque part. Où Fortune Amène Noble Compagnie Chez Thérèse Badin. Cette idée de Fortune était bonne en principe, car il y avait vraiment bien longtemps que la tête du petit Bourbon était sous l'eau, mais il est permis de croire que les descendants de tant de rois peuvent avoir l'haleine plus longue que les autres hommes, car ce démoniaque chevalier n'eut pas plutôt le nez et la bouche à l'air libre qu'il toussa, renifla, se secoua comme un barbet sortant d'une mare, et donna en même temps une telle secousse que les deux mains de ses deux sauveurs lâchèrent prise à la fois. Il n'eut garde de plonger. Ses yeux, qui lançaient des éclairs à travers les mèches collées de ses cheveux, brillèrent comme des chandelles; il cria- « À moi! à moi! » et ses deux mains, semblables à des paquets de griffes, se cramponnèrent à l'abondante chevelure de René. -Ne le tuez pas! cria Fortune en s'adressant à René. Mais René ne pouvait déjà plus l'entendre. Le choc irrésistible du chevalier l'avait déjà entraîné au fond de l'eau. Fortune se laissa couler résolument, quoique la fatigue commençât à le gagner. Le drame prenait des proportions redoutables- nos trois amis étaient au plein milieu de la Seine. Le bateau qui, à la rigueur, pouvait être un instrument de salut, avait disparu dans le lointain, et l'aventure pouvait avoir ici son dénouement tragique. Fortune parvint, en effet, à ramener ses deux compagnons, mais il lui fut absolument impossible de dégager René qui avait perdu connaissance. Au contraire, le petit Bourbon se démenait comme un possédé. Il n'y avait pas à réfléchir longtemps. Fortune comprit qu'il n'y avait plus qu'une seule ressource- c'était de ménager avec un soin extrême les forces qui lui restaient et de remorquer ses deux compagnons à la traîne, en se reposant pour le surplus sur l'aide de la Providence. Ce fut sur le petit Bourbon qu'il mit le grappin d'abord, parce que l'autre était un inconnu pour lui, ensuite parce qu'il était bien sûr que le petit Bourbon, ayant une fois crispé ses doigts dans la chevelure de l'autre, devait rester cramponné mort ou vif. Notre cavalier était un jeune homme robuste et un bon nageur, mais il ne pouvait se dissimuler les difficultés de sa tâche. -Je n'en peux plus! se disait-il. Et à quoi bon tout cela? pour ramener deux corps morts à la berge? Ce damné chevalier, qui grimpe si bien aux murailles, n'aurait-il pas pu apprendre un peu à nager? Il souleva la tête du petit Bourbon, dont la bouche s'ouvrit aussitôt pour lamper une gorgée d'air, et qui eût commencé à faire des siennes si on ne l'avait bien vite replongé sous l'eau. -Ma soeur Aldée, se dit Fortune, pourra se vanter d'avoir là un mari bien conformé. Sans le courant qui s'engouffrait plus rapide sous la dernière arche du pont Royal, il aurait pu toucher l'atterrissement formé en amont des Tuileries, mais il se laissa entraîner sans résistance, et, une fois l'arche passée, il saisit un remous qui le porta doucement à la berge. Pendant quelques minutes, la lune éclaira ce groupe bizarre, formé par trois hommes immobiles comme des cadavres, et dont les pieds étaient encore dans l'eau. Le petit Bourbon se retrouva le premier, et le brusque soubresaut qu'il fit faillit le rejeter à la rivière. Sa main droite, rivée aux cheveux de René, souleva la tête de ce dernier, qui retomba et heurta la berge rudement, aussitôt que le chevalier eut lâché prise. Le chevalier parvint à se redresser sur ses genoux. Il n'avait pas les idées bien nettes, mais à la vue de ses deux compagnons, il s'écria- « La mule du pape! -J'aurai sans doute noyé deux de ces coquins de la Prévôté! « La mule du pape! répéta Courtenay, qui avait réussi à se mettre sur ses pieds, c'était le refrain de ce pauvre cavalier du Châtelet. Est-ce que j'aurais été assez chanceux pour vous sauver la vie, mon digne camarade? Fortune allait mieux, car il put rire. -La peste! dit-il, je n'ai pas besoin de vérifier vos parchemins- vous êtes prince, ou que le diable m'emporte! il n'y a que les princes pour se tromper de la sorte et demander un grand merci aux gens qui leur ont fait l'aumône. -Alors, reprit Courtenay le plus paisiblement du monde, c'est le contraire, cavalier, je me trouve redevable envers vous de la vie. Eh bien! je confesse que la chose est ainsi plus probable. Voyons, redressez- vous et causons, il fait un froid de loup ici, et j'aimerais prendre le chemin de quelque bonne hôtellerie. Tout en parlant, il avait pris les deux mains de Fortune, qui se leva sur son séant, et répondit- -Voyez, je vous prie, si celui-ci est mort ou vivant... C'est lui qui est votre véritable sauveur. Le chevalier s'agenouilla aussitôt auprès de René qui était couché la face contre terre. Il le retourna sans efforts et lui tâta le coeur. -J'ai encore la main un peu engourdie, murmura-t- il, mais il me semble bien que le pauvre garçon est fini. -Écartez un peu ses cheveux qu'on voie sa figure, dit encore Fortune, car nous étions là comme au bal masqué tous les trois. Courtenay sépara au milieu du front les cheveux mouillés du jeune homme inconnu pour les rejeter à droite et à gauche. La lune éclaira en plein le visage pâle de René Briand. -Sang de moi! s'écria Fortune, j'avais comme une vague idée de cela! -Vous le connaissez? demanda Courtenay. -Si je le connais! c'est un de mes meilleurs amis! c'est lui qui m'a poignardé dans la cour des Tournelles. -Eh bien! alors... -Eh bien! alors, il faut le sauver ou ma clientèle sera dépareillée. Voilà mes jambes qui se dégourdissent. Et, entre parenthèses, je devine bien pourquoi ce bain l'a mis si bas; quand je me suis jeté à l'eau après vous du haut du Pont- Neuf... -Comment! s'écria Courtenay dont les deux mains se tendirent, du haut du Pont- Neuf, cavalier! -Ah çà! demanda Fortune, croyez-vous donc que j'étais dans l'eau cette nuit pour mon plaisir? -Vous m'aviez reconnu? -Pas tout à fait, mais vous aviez dit en sautant- « Je ne sais pas nager... » -Par la morbleu! s'écria le petit Bourbon, voilà que je me souviens! c'était donc vous ce fâcheux qui me barrait le chemin, l'épée dégainée, au coin du quai Conti? -C'était moi, répondit Fortune en lui rendant de bon coeur sa poignée de main, mais que voilà bien les princes! Fâcheux! je suis un fâcheux! Courtenay l'embrassa en riant, ce qui ne les empêchait point de grelotter tous les deux. -Je voulais vous dire, poursuivit Fortune qui s'agenouilla auprès de René à son tour, que les médecins ordonnent de ne se point mettre à l'eau après un copieux repas. Or, je venais de souper avec feu Bertrand, l'inspecteur de police. -Feu Bertrand! répéta Courtenay dont le regard devint inquiet. -Un bon drille, poursuivit Fortune, de qui je fis la rencontre à la morgue du Châtelet, en m'évadant par le boyau que Votre Altesse avait pris la peine de creuser... mais je vous raconterai tout cela au long. Courtenay le regardait en face. -Vous n'êtes pas devenu un peu fou, camarade, demanda-t-il, pour vous être jeté à l'eau trop tôt après votre souper? -Il y avait de quoi, mon prince, mais vous valez bien la peine qu'on risque pour vous une attaque d'apoplexie, car j'ai réfléchi à fond depuis l'autre jour- sous le rapport généalogique, vous êtes, dans l'univers entier, le seul beau-frère qui me convienne. Courtenay hocha la tête et ne répondit point. Il n'avait décidément pas bonne idée de l'état où se trouvait la cervelle de Fortune. -Quant à celui-ci, reprit notre cavalier, qui interrogeait avec une émotion véritable le coeur et le pouls de René, je n'ai pas de peine à deviner sa pauvre histoire. Il m'avait dit qu'il voulait mourir, et nous sommes venus le déranger dans l'accomplissement de son oeuvre désespérée. -En ce cas, dit Courtenay, où est le mal? J'ai froid, j'ai faim, resterons-nous ici toute la nuit? -La peste! gronda Fortune, un prince est toujours un prince, même quand il a le diable dans sa poche. Mais Aldée est princesse aussi, et vous serez à deux de jeu. -Altesse, interrompit-il avec un respect un peu ironique, vous aurez un bon souper pour vous refaire et un bon feu pour vous réchauffer, mais auparavant vous m'aiderez à emporter ce garçon-là qui n'est qu'un pauvre petit bourgeois, et vous tiendrez un des bouts de la civière. -Je le porterai sur mon dos, si vous voulez, cavalier, répondit Courtenay. Pour qui donc me prenez- vous? S'il est encore vivant, nous le mènerons au médecin; s'il est mort, nous ferons en sorte qu'il soit mis en terre sainte. Fortune était debout. Il étira ses membres courbaturés et promena son regard le long de la berge, où plusieurs bateaux étaient amarrés. Il entra dans l'un d'eux, où il prit les planches qui servaient de banc, et une couple de perches qu'il rapporta auprès de René. Les planches furent disposées en travers sur les deux perches, de manière à former un brancard, où l'on étendit René, et nos deux compagnons gravirent aussitôt la berge en se dirigeant vers la tête du Pont- Royal. Le plus difficile, ce fut la montée. Une fois sur le pont, Fortune et Courtenay, à qui ce travail rendait toute l'élasticité de leurs membres, se mirent à marcher d'un bon pas. La civière flexible se balançait entre eux. -Nous n'allons pas bien loin, dit Fortune, mais il se peut que nous rencontrions en route une partie de vos amis, les archers de la Prévôté. Comme nous ne sommes armés ni l'un ni l'autre et que votre envie n'est pas probablement d'être fait de nouveau prisonnier, il faut convenir d'une manoeuvre. Nous déposerons le jeune homme à terre. -Chacun de nous prendra une des perches, interrompit Courtenay. -Et nous tomberons sur les gens de M. le prévôt, fussent-ils une demi-douzaine. -Fussent-ils un demi-cent, cavalier! Après quoi nous remettrons les perches sous les planches et nous recommencerons à voiturer le jeune homme. Mais les gens de M. le prévôt s'étaient sans doute fatigués d'attendre, car nos deux compagnons ne rencontrèrent personne en longeant le quai Malaquais. Il n'y avait au petit hôtel de Thérèse Badin qu'une seule fenêtre éclairée- celle que René avait saluée de son dernier regard. Fortune, qui marchait en avant, tourna l'angle de la rue des Saint-Pères et dit en s'arrêtant devant la porte cochère de l'hôtel- -Voici notre auberge. En même temps il fit donner le marteau à tour de bras. Le concierge étant venu ouvrir, recula à l'aspect de notre cavalier, dont l'accoutrement n'était pas fait pour inspirer une respectueuse confiance. Fortune profita de ce moment pour entrer, et une fois le brancard engagé en travers du seuil, il n'était plus temps de refermer la porte. -Qui êtes-vous? Que cherchez-vous? Qu'apportez-vous? demanda coup sur coup le portier scandalisé. -Je suis l'ami de Mme Badin, répondit Fortune, ceci a été établi ce matin; je cherche mon logis, où je veux donner l'hospitalité à un prince de mes camarades, et j'apporte un pauvre homme en danger de mourir, pour qui, s'il vous plaît, vous allez mettre toute la maison sur pied à l'instant même. Il entra. Le portier regarda celui que Fortune appelait un prince de mes camarades, et il cria à sa femme- -Toinon! fais ce que commande ce gentilhomme, et mets toute la maison sur pied, afin qu'on le jette dehors. Fortune et le chevalier de Courtenay étaient déjà dans le vestibule où les domestiques arrivaient de tous côtés- -Ce pauvre garçon, dit Fortune au majordome en lui montrant René, est un des plus anciens amis de votre maîtresse. Qu'il soit placé dans un bon lit, non loin de mon appartement, qu'un médecin soit appelé sur le champ, et s'il ne veut pas venir, qu'on l'apporte! Faites allumer chez moi un grand feu et servir un honnête souper, sans oublier de vous procurer incontinent, des vêtements convenables pour mon compagnon et pour moi. Pendant que j'y songe, un valet doit partir incontinent et aller au Pont-Neuf, où j'ai laissé, sur la corniche, en dehors du parapet, mon manteau, mon feutre et mon épée que ce petit valet me rapportera. Quand tout cela sera fait, vous direz à Mlle Badin que le cavalier Fortune désire lui rendre compte de sa journée et lui présenter le prince Pierre de Courtenay. Le majordome s'inclina et tous les domestiques firent de même. Quatre valets montaient déjà René sur une chaise longue. Une demi-heure après, le petit Bourbon et Fortune étaient installés devant un feu pétillant dans la chambre où notre cavalier avait passé la nuit précédente. Ils attendaient la venue de la dame de céans, qui ne s'était point encore montrée. Le petit Bourbon était là comme partout, c'est-à-dire comme chez lui. Sa jolie figure n'exprimait aucune inquiétude ni aucun embarras. Enveloppé dans une robe de chambre bien chaude, il se brûlait voluptueusement la plante des pieds à la flamme du foyer, et commençait à gronder contre le souper qui n'arrivait pas assez vite à son gré. Volontiers l'eût-on pris pour le maître de la maison. Fortune le regardait avec une admiration mêlée de dépit. -La peste! grommela-t-il enfin, on n'est pas prince à ce point-là! Moi, au moins, quand je me retire d'un mauvais pas, je remercie mon étoile ou les camarades. -Ai-je oublié de vous remercier, cavalier? demanda Courtenay qui lui tendit la main. J'ai eu tort, mais en conscience, il y a des choses invraisemblables- un homme comme moi ne peut finir ainsi obscurément, dans la rivière de tout le monde, comme un petit bourgeois entraîné au fond de l'eau par le mal d'amour ou par la banqueroute. La fée Mélusine, ma tante, car je tiens aux Lusignan, est un démon aquatique; elle m'eût très certainement donné un coup d'épaule. Ce dont je vous tiendrai bon compte, cavalier, c'est du souper, quand on l'aura servi. À quoi songez-vous, s'il vous plaît? -Je songe au médecin qui ne vient pas, répondit Fortune; René, le pauvre petit homme, n'a point encore repris ses sens, et cette Thérèse, quoiqu'elle ne soit pas princesse, semble avoir le coeur aussi dur que vous. -Ah! interrompit-il en voyant la porte s'ouvrir, enfin! la voici, je pense! Courtenay tourna la tête curieusement. Un domestique entra et dit- -Mme Badin présente ses excuses à M. le prince de Courtenay et prévient le cavalier Fortune qu'elle ne pourra l'entretenir ce soir. Un message de Mme la duchesse du Maine vient de mander Mlle Badin à l'Arsenal. -Elle est partie? demanda Fortune. -Elle part. Notre cavalier sauta sur ses pieds et traversa la chambre en trois enjambées. Fortune avait gagné la porte qui conduisait à l'appartement de Thérèse. Le valet voulut lui barrer le passage, mais notre cavalier était remis de son engourdissement, et n'eût besoin que d'une poussée pour jeter le valet à l'autre bout de la chambre. Fortune ayant franchi la porte se trouva dans une sorte d'entre-deux, au-delà duquel était l'appartement de Thérèse Badin. Thérèse était à sa toilette, entourée de femmes. Toutes les différentes pièces de sa parure annonçaient, il est vrai, le grand deuil, mais composaient, en somme, un costume très riche et d'une rare élégance. -Madame, dit Fortune en entrant, je désire vous parler sans témoins- il s'agit de maître Guillaume, votre père. Thérèse rougit et ses sourcils essayèrent de se froncer, mais elle baissa les yeux sous les regards de Fortune. -Sortez, dit-elle à ses chambrières. Ne vous éloignez point trop, cependant, je vais vous rappeler à la minute. Au moment où notre cavalier passait sur le seuil, elle avait glissé un pli dans son sein. Un autre message restait ouvert sur la toilette, habillée de mousseline rose. -Ne pouviez-vous attendre à demain?... commença-t-elle dès que ses femmes furent parties. -Madame, répondit Fortune, j'ai travaillé pour vous tant que la journée a duré, et je viens de repêcher au fin fond de la rivière tout ce qui vous reste de l'heureux temps où vous n'aviez point encore mis votre folie dans l'esprit du pauvre homme qui est mort- je parle de maître Guillaume votre père. Thérèse voulut l'interrompre, et son oeil qui brillait de colère orgueilleuse disait d'avance la couleur de sa pensée, mais notre cavalier reprit, en poussant du pied un siège où il s'assit près d'elle- -La mule du pape! ma fille, est-ce que vous croyez me faire peur? Je vous ai dit une fois- je vous aime; et c'est la vérité vraie ou que le diable me prenne! Je ne sais pas pourquoi j'aime tant de monde, depuis que j'ai mangé du pâté de maréchale dans le grenier de ma petite Muguette. Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, c'est tout un pour moi- je sens que je vais droit mon chemin. -Si vous m'aimez, faites vite, murmura Thérèse, car il est d'un grand intérêt pour moi de voir sur-le- champ Mme la duchesse du Maine. Le regard de Fortune s'était arrêté un instant sur le message ouvert au bord de la toilette. Thérèse le couvrit de son mouchoir, qu'elle jeta dessus comme par mégarde, mais il était trop tard- notre cavalier avait de bons yeux. -Quand vous étiez encore la jolie, la chère fillette de la rue des Bourdonnais, vous aviez un fiancé... dit-il. -Oh! fit Thérèse, un fiancé! -Un compagnon d'enfance, à tout le moins, un jeune homme bon et beau qui avait partagé vos premiers jeux. -René, balbutia Thérèse, je ne l'ai jamais oublié. Ma visite à l'Arsenal ne peut être longue, et à mon retour... -À votre retour, interrompit Fortune à voix basse, l'homme que vous pourriez sauver d'un regard, ressusciter d'un sourire, sera peut-être mort! -Rien au monde, prononça Thérèse avec fermeté, ne peut m'empêcher d'aller à l'Arsenal. -La peste! dit Fortune qui se redressa, vous avez raison. Les habits de deuil vous vont à merveille, ma fille, et il est bon que M. de Richelieu vous voie ainsi! La pâleur de Thérèse envahit jusqu'à ses lèvres qui tremblaient. Fortune étendit la main et souleva le mouchoir qui couvrait la lettre. -On vous dit là-dedans, reprit-il, que M. de Richelieu viendra ce soir à l'Arsenal. -On me dit là-dedans, prononça Thérèse à voix basse, que je connaîtrai, à l'Arsenal, le nom de l'assassin de mon père. Fortune prit la lettre sans que Thérèse fit aucun mouvement pour s'y opposer. -Nous avons raison tous les deux, dit-il après avoir lu. La lettre parle de M. le duc et parle aussi de l'assassin du pauvre Guillaume. La lettre ment deux fois. M. le duc ne sera pas cette nuit à l'Arsenal, et il faut avoir le cerveau bien malade, Thérèse, malheureuse fille, pour croire à cette fable grossière- le régent de France perdant son temps et sa peine à poignarder un musicien de l'Opéra! -Ce musicien était mon père, murmura Thérèse, on devait croire qu'il conspirait comme moi. Fortune eut un sourire de pitié. -L'orgueil est aussi un jettatore, pensa-t-il tout haut. Ce soir, avant de retirer de l'eau le pauvre amoureux que vous avez désespéré, j'ai bien longtemps parlé de vous avec maître Bertrand l'inspecteur. -Quoi! s'écria Thérèse, vous savez! -Pendant que j'étais avec lui, poursuivit Fortune, maître Bertrand a reçu la lettre où vous lui disiez- Chizac est innocent puisqu'il m'a demandée en mariage. -J'ai réfléchi, murmura Thérèse, depuis que cette lettre a été écrite. Mes doutes sont revenus. À travers les deux portes et la chambre intermédiaire, la voix sonore et joyeuse de Courtenay arriva, disant- -Holà! cavalier Fortune, je n'aime point souper seul. La table est servie et, grâce à Dieu, la demoiselle Badin a bien fait les choses. Venez, s'il vous plaît, et tâchez de l'amener avec vous pour que la fête soit complète. Le bruit de la porte cochère, ouverte et refermée, monta en ce moment. -C'est le médecin, fit notre cavalier. Irez-vous à l'Arsenal avant de savoir si René Briand doit vivre ou mourir? Thérèse se leva et s'appuya sur le bras que Fortune lui offrait. -La grande bataille n'est que pour demain, fit-elle en se parlant à elle-même. Fortune n'eut garde de l'interrompre, mais il était tout oreilles. Son plan, son fameux plan, qu'il suivait à travers ses multiples besognes, se rapportait étroitement à la comédie politique qu'on jouait à l'Arsenal. Comme Thérèse se taisait désormais, il demanda en affectant l'indifférence- -C'est donc pour demain le grand jour? -Ce sont là, dit Thérèse, des secrets qui ne m'appartiennent pas. Ils arrivaient à la chambre de René, où le médecin venait d'entrer. En voyant le visage livide du pauvre enfant, Thérèse ne put retenir une larme. -Si vous saviez comme il vous aimait! murmura Fortune. Thérèse dégagea son bras et alla vers le lit. Le médecin était en train de donner ses soins. Au bout de quelques minutes, il dit- -Le malade va reprendre ses sens. Sa vie est en danger, mais il y a espoir de le sauver. Il faut près de lui une garde qui ne le quitte pas d'une minute. Fortune approcha un siège du lit, mais Thérèse le prévint et s'y assit. Quand le médecin s'éloigna, après avoir formulé son ordonnance, Thérèse dit à Fortune- -Allez tenir compagnie à M. le chevalier de Courtenay. C'est ici ma place, j'y resterai jusqu'au jour. Fortune lui baisa la main avec effusion et se retira. Où Fortune Prend Un Prince A Son Service. Thérèse était seule auprès de René. Elle prit sa main froide et la garda un instant entre les siennes. Un souffle faible passait entre les lèvres du pauvre jeune homme, et un nuage de fugitive rougeur semblait remonter à ses joues. Au bout de quelques minutes, et comme si elle eût cédé à un irrésistible entraînement, Thérèse abandonna la main du malade et glissa ses doigts frémissants sous le revers de sa robe de deuil. Elle en retira à demi un papier qu'elle repoussa comme si elle eût été prise par un mouvement de honte. René entrouvrit les yeux et Thérèse se pencha au- dessus de lui, plus belle dans l'élan de compassion qui lui faisait battre le coeur. -Eh bien! par la corbleu! disait pendant cela le petit Bourbon, qui dépêchait une tranche de boeuf rôti avec un plaisir sans mélange, j'aurais été chagrin d'achever mon repas sans vous, ami Fortune, et je suis ravi d'apprendre que notre compagnon de naufrage est en passe de retrouver la santé. Il a une jolie figure, ce garçon. -Et le hasard fait, interrompit Fortune en prenant place à table, que son cas et le vôtre se ressemblent beaucoup, mon prince. -Ah bah! fit Courtenay d'un air distrait, un si petit bourgeois! -Dieu me préserve d'établir aucune comparaison qui puisse blesser Votre Altesse Sérénissime, mais il se trouve que René Briand, fils d'un marchand du quai de la Grève, a le même rival en amour que ce descendant des preux, M. le prince de Courtenay. -Le Richelieu! s'écria le petit Bourbon; mais, au fait, c'est juste, ce misérable héritier d'un faiseur de perruques a eu l'impudence de confondre dans la même gageure Mlle Aldée de Bourbon et la fille de Badin. -N'oubliez pas, je vous en prie, dit notre cavalier, que vous buvez en ce moment le claret de la fille à Badin. -Et il est bon, par la sambleu! s'écria Courtenay. Quand la Providence m'aura remis enfin à ma place, je promets bien de faire quelque chose pour cette charmante créature qui m'a donné si à propos l'hospitalité. Et quant à vous, Fortune, mon garçon, je n'y vais pas par quatre chemins- que j'aie jamais la chance de m'asseoir sur n'importe lequel de mes trônes, soit à l'Orient, soit à l'Occident... -Soit au midi, soit au septentrion, poursuivit Fortune. -Ne riez pas! je vous campe des lettres de noblesse. -Et vous me nommez premier ministre? -Non! soyons donc sérieux! je vous nomme grand écuyer de la reine. -Qui aura nom? -Aldée, j'en fais serment sur ma foi de gentilhomme! Fortune lui tendit la main d'un air rêveur. Courtenay le regarda fixement. -Répondez-moi, dit-il, Aldée a-t-elle quitté la maison de la cour de Guéménée? -Pas encore, répondit Fortune, et puisque vous voici revenu, j'espère bien que Mlle Aldée de Bourbon ne quittera la maison de la cour de Guéménée que pour aller au logis où elle sera dame et maîtresse. Courtenay leva son verre et but gravement. -Que Dieu vous entende, ami! murmura-t-il, vous m'avez fait la plus grande peur que j'aie éprouvée en ma vie. Fortune but à son tour et dit avec la même gravité- -La peur n'est point de saison, mon prince, mais la joie serait également déplacée. Aimeriez-vous encore Aldée de Bourbon si Dieu la frappait d'une de ces maladies qui détruisent la beauté des jeunes filles? Courtenay se leva tout tremblant. -Par le saint sépulcre! s'écria-t-il, vous raillez-vous de moi, l'homme! Il y a quelque chose que je veux savoir, sur l'heure, ce qui est arrivé à Mlle de Bourbon. Fortune ne répondit pas tout de suite. Son regard calme et triste était fixé sur les traits bouleversés de Courtenay. -Vous ne m'avez pas répondu, murmura-t-il- « Je l'aimerais encore, je l'aimerais davantage! » -Du fond du coeur, s'écria le chevalier, qui appuya sa main contre sa poitrine- Je l'aimerais toujours, je l'aimerais mille fois plus! Fortune se leva à son tour. -La peste fit-il, quel bijou de prince! et comme il ferait bon risquer son cou à votre service, monseigneur! « Holà! marauds! se reprit-il en ouvrant la porte du corridor, qu'on serve le café, et vite, Son Altesse n'a plus faim et veut causer un peu avant de dormir. « Soyez tranquille, mon prince, dit Fortune enfin, mon plan vous sera expliqué tout au long quand il en sera temps. D'abord, pour que je sois heureux avec Muguette, il faut que notre belle Aldée soit hors de danger- je suis donc intéressé à ne pas laisser languir la besogne. Courtenay vint s'asseoir dans le fauteuil que lui désignait Fortune, et notre cavalier, mettant brusquement de côté tout artifice de langage, lui rapporta, selon la vérité la plus scrupuleuse, tout ce qu'il avait vu au logis de Mme la comtesse de Bourbon. Le seul détail passé par lui sous silence fut le secret de Mme la comtesse elle-même, qu'il n'avait ni le droit ni la volonté de révéler. En apprenant le malheur d'Aldée, Courtenay garda un morne silence. L'annonce de cette folie soudaine, qui avait frappé celle qu'il aimait ne lui arracha pas une parole; mais deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. L'oeil de Fortune, inquiet et curieux, l'examinait à la dérobée, car cette folie de la jeune fille était le paroxysme du mal d'amour, et l'amour d'Aldée n'allait point vers le chevalier de Courtenay. C'était un bien autre prétexte d'inconstance que la maladie, supposée naguère par notre cavalier, la maladie qui détruit la beauté des jeunes filles! Le coeur d'Aldée, cette fille noble et pure jusqu'à la sainteté, n'avait rien à faire en tout ceci- elle était victime d'un charme, comme les pauvres vierges de la Hongrie qui obéissent, dans la campagne d'Ofen, le long des rives du Danube, aux appels magiques des vampires. -Cela ne change rien à mon dessein, dit Courtenay quand Fortune eut achevé, Aldée de Bourbon sera ma femme et je tuerai M. de Richelieu. Notre cavalier se gratta l'oreille. -Voici justement où le bât nous blesse, murmura-t- il d'un air assez embarrassé, je veux bien que M. le duc de Richelieu soit berné, soit bafoué, soit battu comme plâtre même et mieux encore s'il est besoin, mais je ne veux pas qu'on le tue. Le petit Bourbon le regarda stupéfait; il crut avoir mal entendu. -Vous qui m'accusiez si amèrement de ne l'avoir point assommé! murmura-t-il. -Certes, certes, répliqua Fortune, mais que voulez- vous? Il y a là une énigme dont je ne peux pas vous donner le mot. C'est à prendre ou à laisser. J'ai combiné tout un plan qui est immanquable et qui vous donnera la mesure de mon intelligence vraiment merveilleuse; avec ce plan, nous débarrasserons notre route du Richelieu et, s'il plaît au ciel, nous guérirons notre chère Aldée. Voulez-vous m'écouter? Quand j'aurai achevé, vous me direz franchement si vous acceptez mes conditions car, je vous le répète, c'est à prendre ou à laisser. -Voyons votre plan, dit Courtenay. Il s'installa commodément dans sa bergère, Fortune prit la parole. Notre cavalier n'avait point exagéré, paraîtrait-il, les mérites de ce fameux plan qu'il méditait depuis le matin avec tant d'amour. Courtenay l'écouta d'abord d'un air méfiant, à cause des clémentes intentions que notre cavalier venait de manifester fort inopinément à l'égard de M. le duc de Richelieu. Mais, à mesure que notre cavalier parlait, l'intérêt de Courtenay était plus vivement excité. -Morbleu! s'écria-t-il en se tenant les côtes, quand Fortune cessa de parler, vous êtes bien le plus joyeux drille que j'aie rencontré en toute ma vie! Je vous promets de ne pas occire le Richelieu tout à fait puisque c'est dans le marché, mais, par la vraie croix! il passera un mauvais quart d'heure! -Alors, dit Fortune humblement, Votre Altesse daigne approuver les pauvres intentions de son serviteur? -Je vous ai refusé tout à l'heure un ministère, cavalier, répliqua le petit Bourbon, mais, vive Dieu! c'est à réfléchir. Veuillez, le cas échéant, me rafraîchir la mémoire, car, avec un peu d'exercice, vous feriez un politique très sortable. Fortune remercia sans rire et poursuivit- -Il est bien entendu que, malgré l'abîme qui sépare un aventurier comme moi d'un vagabond tel que Votre Altesse, le commandement en chef de l'expédition m'est attribué. -C'est convenu, répliqua Courtenay, et le mot vagabond n'a rien qui m'offense. J'ai beau errer, je suis toujours sur quelqu'un de mes domaines. -Il est bien entendu, reprit Fortune, qu'une fois engagé, vous vous soumettez envers moi aux règles de la discipline militaire? -C'est convenu. -Eh bien! Altesse, je sonne le couvre-feu et j'ordonne que mon armée aille se mettre au lit. Demain matin, à la première heure, tout le camp sera sur pied et nous commencerons immédiatement les préparatifs de la bataille. Quand le vent apporta les douze coups de minuit qui tombaient du clocher de Saint-Germain-des-Prés, tout était silence dans le petit hôtel de la rue des Saints- Pères. Fortune et son royal subordonné dormaient comme des bienheureux. Il y avait pourtant une chambre qui restait éclairée, c'était celle où l'on avait déposé René Briand, le pauvre jeune malade. Il était toujours étendu sur son lit, mais un rouge vif remplaçait maintenant la mortelle pâleur de ses joues. La fièvre le tenait. Thérèse Badin restait assise à son chevet. C'était maintenant Thérèse qui était pâle comme une morte. À un mouvement que fit le malade en dormant, les yeux de la belle fille cessèrent de regarder le vide et se tournèrent vers le lit. Un instant, son regard triste et doux s'arrêta sur le front de René. -Mon père disait autrefois, murmura-t-elle- « C'est celui que tu aimeras. » Elle ajouta après un silence- -Mon père l'aimait. Ses paupières battirent comme si intérieurement la piqûre brûlante d'une larme les eût touchées. -Il est beau, dit-elle encore, et comme je serais adorée! Ses belles mains écartèrent les cheveux qui couvraient le front de René. Elle se pencha sur lui comme si elle eût voulu, dans sa compassion tendre, lui donner un baiser. Mais ce mouvement fit tomber de son sein un papier qui tomba sur la couverture. Elle se releva vivement et ce fut le papier qui eut le baiser frémissant de ses lèvres. Le papier satiné et musqué contenait ces mots- « M. le duc de Richelieu attendra la belle des belles demain soir, à sa maison de la Ville-l'Évêque. Le deuil de Mlle Badin ne peut être un obstacle, car elle sera seule avec M. le duc de Richelieu. » Thérèse, après avoir lu ce billet, se laissa retomber dans son fauteuil et mit sa tête entre ses mains. -René! murmura-t-elle, pauvre ami, sa soeur aussi est morte ensorcelée! Où Fortune Engage Une Forte Servante Du Nom De Marton. Le lendemain matin, de bonne heure, le cavalier Fortune, qui portait toujours son costume d'exempt, séché au feu de la cuisine, traversa Paris en remontant le cours de la rivière; un gentilhomme l'accompagnait qui avait, comme lui, le feutre et le manteau d'aventures. Ils entrèrent tous les deux à l'Arsenal, où ils demandèrent Zerline, la chambrière de Mme Delaunay. Zerline les reçut et les garda environ une heure. Fortune, en ressortant, dit à Mme La Pistole qui l'accompagnait avec son affabilité ordinaire- -Ma bonne petite, je viendrai vous voir avant midi. -Avant midi, répéta Zerline, et non pas après, je vous prie, car ma journée sera bien employée, et Dieu sait à quelle heure de la nuit finira notre besogne! Fortune ouvrit la bouche pour lui adresser une question, mais il se ravisa et descendit prestement l'escalier, après avoir envoyé un baiser à Zerline qui acceptait toujours ce genre de politesse avec reconnaissance. -Au revoir, dit notre cavalier. Il n'était pas seul à descendre l'escalier. On l'avait vu entrer avec un gentilhomme, on le vit sortir avec un beau brin de fille qui se tenait droit et qui marchait d'un pas délibéré. Les factionnaires de l'Arsenal, ce temple de la comédie, ne se trompaient guère en fait de déguisements; ils se dirent- -Ceux-là viennent de chez la costumière et il y a quelque manigance sous jeu! Fortune et sa compagne prirent la rue du Petit-Musc. -Faites les pas un peu plus courts, mon prince, disait Fortune à la prétendue donzelle qui portait avec gaillardise un accoutrement campagnard, pour être servante chez Mme la comtesse de Bourbon, il ne faut pas avoir l'air d'une poissarde. -Morbleu! répliqua le beau brin de fille, je fais de mon mieux pour me tenir en modestie et en timidité, mais ces coquines de jupes me battent les jambes, et si les gens se mettent à rire de moi, je ne réponds de rien, car j'ai la main leste. Un soldat aux gardes, qui passait, retroussa les crocs de sa moustache et lui envoya une oeillade incendiaire... -Altesse, dit Fortune, vous voyez que vous portez votre déguisement à merveille, puisque les soudards ont envie de vous faire la cour. Qui sait si M. de Richelieu n'essaiera pas de vous ravir une caresse. -Par le saint sépulcre! gronda Courtenay, les caresses qu'il aura de moi marqueront sur sa peau! je voudrais déjà être à l'ouvrage. -Du calme, recommanda notre cavalier, de la réserve, et n'oubliez pas que vous êtes Mlle Marton, arrivant de Picardie, sous les auspices des bonnes dames ursulines d'Amiens. Ils avaient traversé la rue Saint-Antoine et entraient dans la cour des Tournelles. -Le Chizac est à son poste, dit Fortune en se retournant pour montrer un carrosse arrêté devant l'allée- il était temps d'arriver! et m'est avis que vous n'allez pas languir beaucoup avant d'entrer en fonctions. Ce fut Muguette qui vint ouvrir la porte de Mme la comtesse de Bourbon. Muguette avait vu plus d'une fois le chevalier de Courtenay, mais elle ne le reconnut point, tant Mme La Pistole, habile entre toutes à ce métier, l'avait parfaitement travesti. Pour quiconque n'était pas amené à l'examiner de très près, par suite de défiances préconçues, le chevalier de Courtenay était une bonne grosse villageoise à la figure avenante et réjouie qu'on ne pouvait accuser d'avoir froid aux yeux. Sa taille ne dépassait pas de beaucoup celle d'une femme et, pour le goût de bien des amateurs, il aurait pu passer pour une fort jolie commère. Muguette était moins triste que la veille. La nuit s'était assez bien passée. Mme la comtesse n'avait point eu de crises, et quoique aucune amélioration importante n'eût modifié l'état de la pauvre Aldée, elle avait du moins reposé paisiblement cette nuit. -Vous nous avez porté bonheur, c'est sûr, mon cousin Raymond, dit-elle, et si vous venez nous voir souvent, bien souvent, la mauvaise chance partira de la maison. Pendant que notre cavalier l'embrassait franchement et comme un fiancé a le droit de le faire, elle lui demanda tout bas- -Qui donc est cette belle personne? -C'est Marton, répondit Fortune. Si je suivais mon envie, je serais toujours ici près de toi, mais Dieu sait que j'ai de l'ouvrage. Or, en cherchant bien, j'ai découvert Marton qui lève un garde-française à bout de bras, quand on veut rire avec elle. -Et vous la laisserez avec nous! s'écria Muguette en sautant de joie. Elle se rapprocha de la prétendue Marton et lui demanda- -Êtes-vous bien brave? -Pour cela, répondit Fortune en riant, brave comme feu le chevalier Bayard! -C'est que j'ai eu si grand-peur cette nuit! reprit Muguette avec un petit frisson. Pendant que Mme la comtesse reposait et que notre Aldée était assise à la fenêtre, regardant au-dehors toujours et suivant dans les ténèbres je ne sais quelle chimère, j'ai entendu un bruit sourd et continu du côté de sa chambre qui confine à la maison du voisin. -À qui payez-vous le loyer de votre logis? interrompit Fortune. -À un homme qui demeure rue des Cinq-Diamants et qui a nom Chizac-le-Riche, répondit Muguette. Toute cette partie de la cour de Guéménée est à lui. Fortune échangea un regard avec Marton, qui ayant autre chose en tête, demanda- -Ne verrai-je pas bientôt la demoiselle que je dois servir? Fortune eut peine à comprimer un éclat de rire, au son de cette voix qui sortait, sonore et mâle, sous la cornette de Marton, déjà posée de travers. -Elles ont un fier creux, ces Picardes! dit-il en clignant de l'oeil à l'adresse de Muguette, et j'ai choisi la plus solide. Telle que tu la vois, elle vous prendrait un homme de chaque main, et les lancerait tous deux par la fenêtre- pas vrai, Marton? -Sans rancune, répondit celle-ci, les hommes, c'est fait pour ça. -Et elle n'a pas l'air méchante du tout, pourtant, dit Muguette, qui la regardait de tous ses yeux. Elle vint à elle et lui prit la main. -Êtes-vous contente d'être avec nous? demanda-t- elle. -Assez, répondit Marton, ce que je voudrais, c'est voir la demoiselle. Muguette se dirigea vers la porte du fond, mais avant de l'ouvrir elle mit un doigt sur sa bouche. -Pas de bruit, fit-elle. Aldée repose. Je vous introduis parce que j'ai besoin de vous montrer quelque chose. Ils entrèrent tous les trois sur la pointe des pieds dans la chambre de Mlle de Bourbon. Elle était couchée sur son lit; sa belle tête pâle s'encadrait dans le désordre de ses cheveux et il y avait comme un vague sourire à ses lèvres. Marton écarta brusquement Muguette étonnée et marcha droit au lit. Elle resta là un instant en contemplation, puis ses genoux fléchirent. -Quelle drôle de fille! dit Muguette en la voyant ainsi agenouillée, je ne découvre pas son visage, mais on dirait qu'elle pleure. -C'est la race, répliqua Fortune, ces filles de Picardie gagnent leur vie à se dévouer; ça vaut un chien dans ma main. -Je l'aime bien, moi, cette Picarde. -La peste! grommela Fortune, il ne faudrait pourtant pas l'aimer trop! -Est-ce que vous seriez jaloux d'elle, mon cousin Raymond? Fortune lui caressa la joue au lieu de répondre et demanda- -Qu'est-ce que tu voulais nous montrer, amour? Muguette redevint aussitôt sérieuse. -Si tu savais, s'écria-t-elle, comme je suis heureuse! J'ai passé toute la nuit à trembler. Comme tu es bon, et que je te remercie de m'avoir amené une Picarde, puisque les Picardes sont plus fortes que les voleurs. -Marton! appela Fortune. Celle-ci se leva en sursaut. -Viens çà, ma gosse, reprit le chevalier. La petite va dire des choses qui te concernent. -J'écoute, dit Marton sans approcher. Muguette ne prit point garde à l'émotion extraordinaire qui bouleversait le visage de la Picarde, mais Fortune pensa- -La mule du pape! notre prince en tient! je ne l'aurais pas cru capable d'aimer si bien que cela. -C'était ici, reprit Muguette dont le doigt, encore un peu tremblant, montrait une grande armoire d'attache, placée au centre de la muraille; on aurait juré qu'il y avait des maçons travaillant à démolir ce mur. -Et ce mur est mitoyen avec la maison voisine? interrogea Raymond. -Cela doit être, répliqua Muguette, puisque notre maison finit ici. Le bruit de démolition a bien duré jusqu'à trois heures du matin; après quoi il y a eu un moment de repos, puis il m'a semblé... -Mais, mon cousin Raymond, interrompit-elle, il ne faut pas croire que ce soit un rêve. J'étais debout à la place où nous sommes, et j'avais envie de crier au secours. -Le bruit a donc recommencé? demanda cette belle voix de Marton, qui faisait si bien sous son bavolet. -Ah! mon cousin Raymond! s'écria Muguette, en joignant ses deux jolies petites mains, la voix de Mme Marton me rassure comme s'il y avait un demi-cent d'archers dans notre logis! C'est un autre bruit qui se fit; ma chère Marton, car nous serons toutes deux de bien bonnes amies, je vois cela; on eût juré que l'armoire était pleine de souris qui rongeaient le bois et, une fois, l'idée m'est venue qu'il y avait là un menuisier qui travaillait à tâtons. -Et tu n'as pas ouvert, petite poltronne? dit Fortune. -Ouvrir! se récria Muguette; Jésus, mon Sauveur! Mais, depuis qu'il fait jour, je n'ai pas même osé tourner la clef dans la serrure. Marton fit un pas vers l'armoire et l'ouvrit, tandis que Muguette se cachait derrière Fortune. Dans l'armoire qui était plus large que profonde, les vêtements de Mlle de Bourbon étaient pendus à des porte-manteaux. Ils étaient pour la plupart d'étoffes communes et de couleurs sévères à l'exception de deux robes plus riches dont les nuances allaient se fanant et dont la forme avait passé de mode. En somme, c'était bien une pauvre garde-robe pour une princesse. Muguette regardait de tous ses yeux par-dessous l'aisselle de Fortune. Marton avait écarté les robes et faisait l'inspection de l'armoire. -Trouves-tu le menuisier? demanda Fortune. Marton ne répondit point tout de suite. Elle remit en place les vêtements et referma l'armoire. -Eh bien? fit Muguette. Marton mit dans la main de Fortune un petit fragment de scie en acier fin, dont la cassure avait des paillettes diamantées. -Le Chizac a tenu parole, dit-elle; la besogne est faite. Je suis ici une sentinelle dans sa guérite et je ne quitterai plus cette chambre. -Eh bien? répéta Muguette, dont la curiosité arrivait à la fièvre. Une voix rauque et cassée appela dans la chambre voisine. -C'est madame la comtesse de Bourbon, dit Fortune; va, fillette, et annonce- moi. Il faut que j'obtienne son agrément pour que Marton, sa nouvelle servante, fasse partie de la maison. Dès que Muguette eut franchi le seuil, la prétendue Marton saisit les deux mains de Fortune et l'emmena vers le lit. -Regardez! dit-elle. Et les yeux brûlants, la voix saccadée, Courtenay ajouta- -Voilà ce que cet homme a fait d'elle! et vous ne voulez pas que je le tue! -Prince, répondit Fortune avec émotion, vous aimez bien, vous aimez comme un bon coeur, et vous serez heureux s'il plaît à Dieu. Contentez-vous du bonheur que je vous aurai donné et laissez-moi M. de Richelieu, car M. de Richelieu m'appartient. -Madame la comtesse, dit Muguette en rentrant, consent à recevoir M. le cavalier Fortune. Où Fortune Soutient Avec Talent Une Thèse Généalogique. Au moment où Fortune entrait dans la chambre à coucher de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, celle-ci était debout au-devant de son lit et se tenait appuyée sur une longue canne. -Approchez, jeune homme, dit-elle à Fortune, et donnez-moi votre bras. « Je ne suis pas encore tout à fait remise, mais cela viendra, et, avant qu'il soit huit jours, je pourrai me rendre au Palais-Royal pour soumettre mes griefs à monsieur mon cousin, Philippe d'Orléans, régent de France. Fortune l'assit dans la bergère et se redressa dans une respectueuse attitude. Quand la comtesse eut retrouvé sa respiration, car ces quelques pas l'avaient essoufflée, elle lui dit- -Ce qui me plaît en vous, jeune homme, c'est que vous savez garder votre distance. Aussitôt que j'aurai recouvré mon crédit, je ferai quelque chose pour vous. Fortune s'inclina en manière de remerciement, et la vieille reprit encore- -Je ne suis pas éloignée, reprit la vieille dame, en changeant de ton tout à coup, d'approuver ce que vous avez fait, jeune homme, en engageant pour notre compte une servante robuste de corps; cela vaut mieux qu'un homme dans une maison comme la nôtre, et les faits graves que je vous ai confiés hier vous donnaient le droit de vous mêler de nos affaires. Mais, comme je n'ai plus d'intendant ni même de majordome, je dois m'occuper moi-même de ces détails, qui ont leur importance. Quel est l'âge de cette villageoise, s'il vous plaît? -À vue de pays, répondit Fortune, elle peut bien avoir vingt-cinq ans. La comtesse approuva d'un signe de tête. -Son nom est Marton, poursuivit la comtesse, cela sent la comédie et nous la nommerons Marthe. Quels gages demande-t-elle? -Elle s'en remet à la générosité de Mme la comtesse, répliqua Fortune, chez qui apparaissaient déjà quelques signes d'impatience. Il alla chercher, tout à l'autre bout de la chambre, un fauteuil qu'il fit rouler bruyamment sur le carreau. -Eh bien! eh bien! s'écria la comtesse scandalisée, à quoi songez-vous, jeune homme? -Noble et respectée dame, répliqua Fortune, qui se campa carrément dans le fauteuil, nous avons à causer d'amitié. Ne croyez pas que je veuille vous rabaisser ou me relever; vous êtes une princesse, et je ne suis rien du tout, ceci est chose convenue; mais pour causer, il faut être nez à nez, voilà mon opinion. Laissons de côté, je vous prie, Marthe ou Marton, et parlons un peu du mari que j'ai trouvé pour ma soeur Aldée. Les deux mains sèches de la vieille dame se crispèrent si violemment sur les bras de son fauteuil, que les ossements de ses doigts craquèrent. -Aldée! votre soeur! répéta-t-elle avec indignation. -Madame la comtesse, continua-t-il, dans l'état où est Mlle de Bourbon, je vous supplie de considérer qu'il lui faut un défenseur, et que, malgré toute ma bonne volonté, je ne suis point pour elle un tuteur convenable. J'ai mes préjugés, comme vous avez votre foi; je n'aimerais pas à répandre le sang de mon autre frère en Jésus-Christ, M. de Richelieu... C'est comme cela. Vous avez beau froncer le sourcil; entre lui et moi, il y aura toujours ce vieil homme qui m'embrassait jadis à la dérobée... D'un autre côté, M. de Richelieu, étant marié, ne pourrait... -Jour de Dieu! s'écria la comtesse, dont tout le corps trembla, fût-il garçon ou veuf, as-tu pensé, malheureux, qu'un fils de Richelieu pût avoir la main d'une fille de M. de Bourbon! -Non, sur ma foi! s'écria Fortune en gardant sa bonne humeur imperturbable. Pour une princesse, j'ai cherché tout naturellement un prince, et je vous offre un camarade qui a dans son sac à noblesse pour le moins autant de quartiers que vous. -Pour le moins! fit la vieille dame étonnée. Est-il donc Bragance, Stuart ou Habsbourg? -Il est Courtenay, répondit Fortune. La vieille dame enfla ses joues et poussa un long soupir; puis elle s'éventa lentement avec le mouchoir brodé qu'elle tenait à la main. -Courtenay! dit-elle; certes, MM. de Courtenay sont des gentilshommes. La branche aînée, qui s'est établie en Angleterre, possède, dit-on, de fort nobles domaines. Dans la maison de Bourbon, nous n'aimons pas les Anglais. -Le Courtenay dont je parle est Français, s'empressa de dire Fortune. La vieille comtesse le couvrit d'un regard sérieux et dit- -Voilà malheureusement, jeune homme, le véritable état de la question; or, comme à l'impossible nul n'est tenu, et que le genre particulier de folie dont Mlle de Bourbon est affectée ne semble point pronostiquer une vocation particulière pour le célibat, nous vous demandons le temps de réfléchir. Courtenay, à tout prendre, est peut-être ce qu'il y a de moins sujet à caution parmi la noblesse européenne. Fortune se frotta les mains. -Pour réfléchir, bonne dame, demanda-t-il, vous faudra-t-il plus d'une demi- heure? Une réponse foudroyante était sur les lèvres de la comtesse, mais notre cavalier la prévint. -C'est que, dit-il d'un ton insinuant, nous sommes un peu chez vous dans le pays des fées; les murailles n'y sont pas de verre, mais on passe au travers comme si elles étaient en papier. -Ce que la petite Muguette m'a raconté, murmura la comtesse avec étonnement, a- t-il donc quelque fondement? -Votre logis, répondit Fortune, le logis voisin et toute cette partie de la cour de Guéménée sont la propriété d'un coquin nommé Chizac, qui appartient corps et âme à M. le duc de Richelieu. -En quel temps vivons-nous! balbutia la douairière. -Par suite de quoi, continua Fortune, si, au lieu de réfléchir une demi-heure, vous vouliez bien vous déterminer incontinent, on pourrait fiancer le prince et la princesse... Et, vive Dieu! si M. le duc nous arrivait par un trou de lambris, par la porte ou par la cheminée, il trouverait à qui parler. La vieille dame changea de posture dans son fauteuil, baissa les yeux et eut une petite toux sèche. -Est-ce que M. de Courtenay connaît l'état de santé de Mlle de Bourbon? demanda-t-elle. -Certes, certes, répondit Fortune, je l'ai mis au courant de tout. -Il y consentirait nonobstant? -Il est amoureux comme Roland et chevaleresque comme Amadis! La vieille dame garda un instant le silence. -Eh bien! fit-elle ensuite, la générosité de M. de Courtenay me touche, elle me touche beaucoup! Je ne me refuse pas à le voir, et comme l'urgence est grande, à cause des menées de ce Chizac, je consens à recevoir M. de Courtenay aujourd'hui dans l'après-midi. -C'est que je serai loin à cette heure-là, objecta Fortune; vous ne pouvez pas vous faire une idée des mille et une besognes que je dois accomplir aujourd'hui. Si vous vouliez voir le prince tout de suite? -À cette heure, jeune homme! se récria la douairière, il ne fait jour chez aucune personne de qualité et le prince lui-même ne consentirait pas... -C'est tout le contraire, corbac! Dites seulement un mot, et il paraîtra. -M. de Courtenay est-il donc si près d'ici? demanda la vieille dame étonnée. Fortune ne répondit que par un signe de tête souriant. Le mouchoir brodé de la comtesse se reprit à jouer le rôle d'éventail, tandis qu'elle murmurait- -M. le prince serait-il dans ma maison? Fortune se leva et gagna la porte qu'il ouvrit. -Marton, ma fille, dit-il, venez çà qu'on vous présente à votre nouvelle maîtresse. Marton passa le seuil aussitôt. Si habile que fût Mme La Pistole en fait de déguisement, la comtesse de Bourbon, qui était une femme de grande expérience, et dont les soupçons étaient éveillés, d'ailleurs, par les dernières paroles du cavalier Fortune, n'eut pas besoin de plus d'un coup d'oeil pour reconnaître le sexe de Marton. Il eût été difficile de définir en ce moment l'expression de sa physionomie. Quelque chose souriait derrière la sécheresse de ses traits. C'est qu'elle songeait, irritée, mais émue- -Le scélérat portait des habits de femme quand il s'introduisit au château de mon père! Le scélérat, c'était l'autre duc de Richelieu, celui qui se cachait jadis pour embrasser Fortune enfant dans les corridors. Notre cavalier prit la main de Marton et l'amena jusqu'à la comtesse. -Madame, dit-il rondement, chacun fait ce qu'il peut, et il fallait un garde du corps à Mlle Aldée de Bourbon. Le danger qui la menace est prochain et terrible, le déguisement de M. le prince de Courtenay ici présent n'est pas un moyen de comédie, mais un gage de salut. Tout sera pour le mieux si vous faites que ce soit un fiancé qui veille sur sa fiancée. Où Fortune Suit Chizac A La Trace De Ses Forfaits. Mme la comtesse de Bourbon hésita un instant, puis elle dit avec ce grand air de noblesse qu'elle prenait tout naturellement quand il le fallait- -Soyez le bienvenu, monsieur mon cousin; ce n'est pas la première fois que Bourbon et Courtenay se marient ensemble. -Comtesse, dit-il, notre brave ami Fortune parlait tout à l'heure des fées et des maléfices; Mlle de Bourbon est sous l'empire d'un funeste enchantement. Sans jamais franchir les limites en deçà desquelles doit rester une fille noble, Aldée m'avait laissée voir autrefois qu'elle ne dédaignait point ma recherche; nous la guérirons, je vous en donne ma foi, et autant que cela prendra de moi, je fais serment de la rendre heureuse. -Embrassez-moi, mon cousin de Courtenay, dit la comtesse, je vous accepte comme le fiancé de ma fille. Puis, se tournant vers Fortune, elle ajouta- -Tu as bien agi, ami Raymond, et je te remercie. Comme s'il n'eût attendu que cela, Fortune salua respectueusement la vieille dame, serra la main du chevalier et s'éloigna en disant- -Bonne garde! vous avez affaire à forte partie. Je vous laisse à votre devoir et vais au mien. -Tu nous quittes donc encore, mon cousin Raymond? lui dit Muguette dans l'antichambre, entre deux baisers; Mlle Aldée vient de s'éveiller, je ne sais pas ce qu'elle a, mais je l'ai entendue qui murmurait en se parlant à elle- même, à deux ou trois reprises- « J'irai! j'irai! » -N'aurait-elle point reçu quelque message? demanda Fortune inquiet. -Impossible! répliqua la fillette. Qui donc lui aurait remis un message? Je ne l'ai pas abandonnée d'un instant. Fortune réfléchit et dit- -Cherche bien, ma chérie, le diable rôde autour de la maison. Avertis Marton à la moindre alerte. -C'est que je n'oserai plus guère lui parler, murmura Muguette, maintenant que c'est un prince. -Dis-lui tout, reprit Fortune. Je donnerais une poignée de pistoles pour rester ici, mais c'est impossible, à cause de mon plan. Je n'ai pas même le temps de t'expliquer mon plan, pauvre chérie. Au revoir et bonne garde! J'espère que je vais t'envoyer un peu de renfort. Il sortit en courant, constata en passant que le carrosse de Chizac ne stationnait plus à la porte de l'allée et descendit la grande rue Saint-Antoine à pas précipités. Sa première étape le porta rue de la Monnaie, au logis de l'inspecteur Bertrand. Il avait à lui rendre compte de ce qui s'était passé depuis la veille; il avait aussi à lui soumettre les détails de son plan, qui était maintenant chose arrêtée. Il frappa, on ne lui répondit point. Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes que Prudence, la servante, entrouvrit la porte pour lui demander ce qu'il voulait. -Est-il donc arrivé malheur ici? murmura Fortune qui se sentait pris d'une vague inquiétude. -Ah! c'est vous, monsieur l'exempt, dit Prudence, je vous reconnais bien. Elle ouvrit la porte toute grande, et Fortune put voir la troupe entière des enfants, grands et petits, rangée silencieusement derrière elle. Cette fois, leurs vêtements de deuil allaient bien à l'expression farouche et triste de leurs visages. -Où est maître Bertrand? demanda Fortune. -Dieu merci, répliqua Prudence, ce n'est pas la première fois qu'il tarde ainsi à revenir. Elle parlait pour les enfants plutôt que pour Fortune. -Et dame Julie? interrogea notre cavalier. -Dame Julie aussi fait souvent de longues absences. Les enfants dirent tous à la fois- -Jamais de si longues! jamais! Ils avaient les yeux rouges de larmes. Le plus petit des garçons ajouta- -Et Faraud, notre pauvre ami, qui ne revient pas non plus! Fortune donna quelques caresses à ce pauvre petit peuple et ressortit en disant- -Il faut pourtant que je voie maître Bertrand, je repasserai dans une heure. Prudence le suivit sur le palier. -On a toujours bien vécu ici, dit-elle tout bas, bien mangé, bien bu, mais cela a coûté cher souvent. Maître Bertrand n'irait peut-être pas tout droit en paradis; mais Dieu ne voudrait pas punir tant d'innocentes créatures! -Depuis combien de temps est-il parti? demanda Fortune. -Ils sont partis ensemble, répondit la servante, et ils ont emmené le chien. Il était minuit, il est midi, voici juste douze heures qu'ils sont dehors. Fortune avait la tête basse quand il remonta la rue de la Monnaie pour gagner les Halles. -Si La Pistole ne veut pas me donner un coup d'épaule, pensa-t-il, je serai obligé d'abandonner ces pauvres gens à leur sort; car désormais les heures de ma journée sont comptées. Et encore La Pistole pourrait-il quelque chose pour eux? En quelque sorte malgré lui, car ce n'était point sa route, Fortune prit la rue Aubry-le-Boucher pour tourner à l'angle des Cinq-Diamants. À ce moment même, le beau carrosse de Chizac arrivait du côté de la rue Saint- Martin. Comme d'habitude, le carrosse s'arrêta devant l'entrée de la ruelle où les voitures ne pouvaient point pénétrer. Fortune se rangea contre la devanture du cabaret des Trois-Singes, et vit passer Chizac-le-Riche, soutenu ou plutôt porté par deux grands laquais. Vingt-quatre heures ne s'étaient pas écoulées depuis que Fortune avait rencontré Chizac-le-Riche au quartier de la Ville-l'Évêque, devant la petite maison de M. de Richelieu. Le changement produit en Chizac par cet espace de temps si court tenait du prodige. En deux jours, cet homme, dans la force de l'âge, était devenu un vieillard; en un autre jour, ce vieillard s'était transformé en moribond. Fortune s'éloignait à grands pas. Il tourna à droite, dans la rue des Lombards et gagna une masure de piètre apparence dont l'enseigne annonçait une maison garnie. Des bambins qui jouaient devant le seuil lui apprirent que maître La Pistole demeurait au second étage, et l'un d'eux ajouta- -Il n'aura plus besoin de jouer les Arlequins à la foire Saint-Laurent, car Chizac-le-Riche est son cousin, et Chizac-le-Riche est venu le voir, ce matin, dans son beau carrosse. Fortune eut froid dans la moelle de ses os. Ce nom de Chizac sonnait pour lui comme une menace d'assassinat. Il monta l'escalier quatre à quatre et avec l'idée qu'on ne lui répondrait point. Par le fait, malgré tout le tapage qu'il menait, la porte resta close et nul bruit ne se fit à l'intérieur. Fortune se recula, prit son élan et, d'un seul coup de pied vigoureusement appliqué, jeta bas la porte vermoulue. Son oeil chercha tout aussitôt sur le sol le cadavre sanglant du malheureux époux de Zerline, mais son regard ne rencontra rien, sinon un corps velu qui était plein de vie et dont le choc amical faillit le jeter à la renverse. C'était le chien Faraud, qui, se dédommageant de son silence, aboyait maintenant à coeur joie. Une voix lamentable sortit cependant de l'ombre d'une soupente et cria- -C'est déjà la police! Pille, Faraud! mords! étrangle! -Où diable es-tu caché, bonhomme? demanda Fortune, et comment le chien est-il revenu avec toi? Au lieu de répondre, La Pistole, qu'on ne voyait point encore, poursuivit d'une voix entrecoupée de sanglots- -Cela devait finir ainsi! J'aimais trop la coquine! Il fallait un dénouement tragique à cette vie de passion désordonnée! -Où es-tu, imbécile? demanda notre cavalier. Au premier pas qu'il fit pour s'approcher, La Pistole cessa de sangloter et sa voix devint menaçante. -N'avancez pas! ordonna-t-il; je vous attendais et j'ai pris mes mesures. Il y a vingt-cinq livres de poudre à canon sous le carreau, à la place même où vous êtes, et je tiens à la main une mèche allumée. Le sacrifice de ma vie est accompli! Je vais vous faire sauter en même temps que moi! -Ah çà! ah çà! dit Fortune, tu es donc encore plus fou qu'à l'ordinaire? -J'ai vendu mon existence pour un million, répondit La Pistole. Combien êtes- vous? J'entends dans l'escalier des bruits de voix et d'armes; l'escalier peut bien contenir une vingtaine d'hommes de police- ils vont tous sauter! Je suis fâché d'envelopper mon chien Faraud dans cette catastrophe, mais je cherche en vain un moyen de le sauver. Faraud, entendant son nom, bondit dans la soupente et notre cavalier profita de ce mouvement qui arrêta un instant le bavardage de La Pistole pour s'écrier- -Mais regarde donc, au moins! c'est moi, Fortune, ton camarade! -Fortune! répéta La Pistole avec l'accent de la stupéfaction; Chizac-le-Riche ne l'a donc pas tué! -Puisque me voilà... commença notre cavalier. -Et sous quel costume! s'écria l'Arlequin, reprenant son accent tragique. C'était donc vous qui deviez me conduire à l'échafaud! Il sortit de son trou en déshabillé de nuit et coiffé d'un bonnet de coton qui se rabattait chaudement sur ses oreilles. -Point d'exclamations, s'il vous plaît, reprit-il, le poing sur la hanche et marchant avec noblesse- il n'y a dans les marchés que ce qu'on y met. J'appartiens à la loi, et je me livre sans opposer la moindre résistance. Fortune le saisit par les épaules et le secoua si rudement que le pauvre diable se mit à crier misère. Tout en secouant, Fortune disait- -T'éveilleras-tu, intolérable drôle! Je ne suis pas un homme de police et je ne viens pas t'arrêter. -Alors, lâchez-moi, rétorqua La Pistole. Vous n'avez aucun droit de me brutaliser si vous n'appartenez pas à la force publique. Il alla jusqu'à la porte et regarda dans l'escalier. -Ce que vous avancez, reprit-il, a une apparence de vérité. Vous êtes seul et je ne vois aucun suppôt au- dehors. Il referma la porte. -Cavalier, reprit-il d'une voix tout à coup attendrie, je suis content de pouvoir encore vous estimer. Notre connaissance ne date pas de longues années, mais ces jours que nous avons passés ensemble valent à mes yeux plusieurs lustres. J'ai fait mon testament- mon million est en lieu sûr, et, néanmoins, je ne suis pas fâché de vous confier de vive voix mes dernières volontés. Fortune ne l'interrompait plus, il se disait- -Le malheureux a décidément perdu la tête. Et comme il avait bon coeur, il était sincèrement triste. -Peut-être, poursuivit La Pistole, ne comprenez- vous pas très clairement la situation; elle est bizarre et mérite d'être expliquée en peu de mots. « J'ai toujours, vous le savez, reprit-il après s'être un instant recueilli, j'ai toujours nourri le désir d'avoir à moi un million en numéraire ou en bonnes valeurs. C'était mon ambition et, selon l'état de mon coeur, c'était tantôt pour humilier la coquine, pour l'écraser sous ma prospérité, tantôt pour mettre ma chère petite femme dans un boudoir ouaté et parfumé comme les écrins où l'on serre les bijoux précieux. Zerline, nous nous connaissons assez, Cavalier, pour que je vous confie ce détail intime, Zerline m'a appris hier qu'elle portait, dans son sein, un fruit de notre tendresse, ou plutôt de nos querelles suivies de raccommodements. Il est au-dessus de mon pouvoir de vous exprimer quels ont été à cette nouvelle, les divers sentiments de mon coeur. La jalousie a voulu parler et sa voix perfide a posé en dedans de moi même cette question pénible, es- tu le père de l'enfant? Il est résulté de ce doute une escarmouche assez vive entre moi et Zerline, mais on ne se trompe guère à la voix du coeur, et mon coeur a crié- La Pistole, ce petit garçon ou cette petite fille est ton sang et ta chair. Aussi, ce n'était plus seulement pour Zerline, mais encore pour l'enfant qui va naître que je souhaitais le million de mes rêves, et quand Chizac-le-Riche, mon cousin, est venu ce matin me demander si je voulais lui vendre ma vie... -Comment! interrompit Fortune, que veut-il faire de ta vie? -Il a besoin, répliqua La Pistole, de faire pendre un homme pour le meurtre de Guillaume Badin. C'est un cadeau de noces qu'il veut offrir à la belle Thérèse, sa fiancée. -Et tu as consenti?... s'écria Fortune. -À prendre le million, oui, répondit La Pistole, pour Zerline et son petit- il était écrit que la coquine serait cause de ma mort. Une larme vint à ses yeux qu'il essuya. -Mais, à bien considérer les choses, acheva-t-il, j'aimerais voir si le petit me ressemblera. J'ai le million, et je ne suis pas encore pendu, mon camarade. Où Fortune A L'Honneur De Contempler Un Illustre Sous-Séducteur. Il était assez difficile d'arracher à ce bon La Pistole quelque chose de suivi et de raisonnable. Il aimait et il détestait à la folie. Cette haine amoureuse ou cet amour haineux lui bouleversaient la cervelle à tel point que ses idées dansaient incessamment la farandole. Le petit devait s'appeler Vincent Camus comme lui, pour peu qu'il appartînt au sexe masculin; si c'était une fille, au contraire, on devait lui donner le nom de Zerline. La Pistole avait déjà réglé tout ce qui concernait son éducation. Fortune eut beaucoup de peine à le confesser. Il parvint à savoir pourtant, que Chizac, autre monomane, avait adroitement coloré son étrange proposition. Chizac ne laissant rien percer de ses craintes, avait mis en avant ses projets de mariage- la belle Thérèse, dont il était éperdument épris, lui accordait sa main à la condition que la mort de son père serait juridiquement vengée. -D'ailleurs, avait ajouté Chizac, vous avez de l'esprit, mon cousin La Pistole; il ne vous sera pas difficile d'établir que Guillaume Badin était un peu ivre, j'en témoignerais au besoin, et qu'il vous a insulté devant sa porte. Le coup d'épée rentrerait alors dans le cas de légitime défense. Et voyez un peu les dangers de votre situation! il est arrivé malheur à tous ceux qui ont touché à cette mystérieuse affaire- l'inspecteur Bertrand est mort et l'on a été jusqu'à faire disparaître son cadavre, déposé à la morgue, le cavalier Fortune est mort aussi. En conséquence, il ne reste plus que vous- c'est peut-être un jour ou deux que vous allez me vendre au prix exorbitant d'un million. Quelle superbe affaire! En disant tout cela, l'ancien Arlequin de la foire, très sérieux et très convaincu, avait pourtant je ne sais quel sourire aux lèvres. -Vous n'êtes pas mort, cavalier, reprit-il, et cela me fait plaisir pour vous; quant à l'inspecteur Bertrand, son affaire me paraît claire puisque voilà mon chien Faraud revenu. Il y avait déjà longtemps que Fortune, si l'on peut ainsi s'exprimer, causait avec Faraud tout en écoutant La Pistole. Le chien était inquiet et allait à chaque instant vers la lucarne qui donnait rue des Lombards. Fortune demanda- -À quelle heure as-tu revu le chien? -Il a gratté à la porte, répondit La Pistole, tout de suite après le départ de mon cousin Chizac. Fortune réfléchissait et se disait- -Les blondins sont tout seuls à la maison. Qu'est-il advenu de ce pauvre diable et de sa petite femme? Corbac! il était un des meilleurs rouages de ma mécanique, et je ne sais pas comment je le remplacerai. -Mon garçon, reprit-il tout haut, l'intérêt que je te porte m'a conduit à prendre des informations sur Mme La Pistole... -Et de quel droit, s'il vous plaît? s'écria l'ancien Arlequin. -Ta femme est digne de toi, poursuivit notre cavalier gravement, de toi qui viens d'accomplir un des plus beaux traits de dévouement qu'on puisse trouver dans l'histoire ancienne et moderne. Touche-là! Je me charge de faire comprendre à la charmante Zerline ce qu'il y a de magnifique dans ton sacrifice. -Vous êtes donc en rapport avec elle? demanda La Pistole. -Voici ce qui dépare la grandeur de ton caractère, répliqua notre cavalier, c'est cette propension à la jalousie. Fi donc! Mais parlons de ta situation- tu as vendu ta vie pour ta femme et tes enfants, car il se pourrait que Zerline fût mère de deux jumeaux, mon camarade. La Pistole accueillit cet espoir par un sourire et avoua qu'il n'y avait point songé. -Je me regarderais comme le dernier des hommes, poursuivit Fortune, si je te laissais payer sottement cette lettre de change funèbre, tirée sur toi par le vampire Chizac. As-tu remarqué comme ton cousin est changé? -Il ne fait pas très clair ici, répondit La Pistole, mais j'ai cru voir qu'il n'avait pas bonne mine. Fortune se leva et passa son mouchoir comme une laisse dans le collier de Faraud. -Veux-tu être avec moi? demanda-t-il en changeant de ton tout à coup. La Pistole répondit- -Je veux bien être avec vous s'il n'y a pas trop à risquer. -Que peux-tu risquer de plus que ta vie? demanda notre cavalier. Voici ce que tu auras à faire- il y a dans le logis de Chizac un mystère que je voudrais découvrir. -Jamais je ne retournerai là-dedans, s'écria, l'ancien Arlequin. C'est plein de traquenards! -Si tu aimes mieux donner ta peau, tu es libre, mais écoute-moi jusqu'au bout. Une fois dans la maison de Chizac, il suffirait de te laisser conduire par Faraud, le brave chien, qui sait où est la cachette dont je parle. -Faraud ne chasse que les papiers de la banque, murmura La Pistole d'un air défiant. -Faraud était comme un coq en pâte dans le logis de l'inspecteur Bertrand, repartit Fortune, et les bêtes se souviennent. Fais seulement ce qui t'est commandé et remarque bien la façon dont le chien se comportera. Tu as assez d'esprit pour trouver ton prétexte d'entrée. -Mais le prétexte de sortie? interrompit La Pistole; j'ai promis d'attendre ici les gens de la justice... -La mule de pape! si Chizac demande son reste, regarde-le dans le blanc des yeux, mon fils, et dis-lui seulement- « Mon cousin, vous êtes percé à jour! » Il tombera comme un capucin de carte à qui on donne une chiquenaude. La Pistole était assis sur le pied de son lit et tenait sa tête à deux mains. -Tu tiendras note, poursuivit notre cavalier qui le regardait du coin de l'oeil, des faits et gestes de Faraud, afin de m'en rendre compte exactement, après quoi tu te rendras, toujours avec Faraud, à la porte de la cour Guéménée, qui est au bout de la grande rue Saint- Antoine; et tu examineras les gens qui sortiront ou qui entreront. Si tu aperçois M. le duc de Richelieu, tu te rendras tout au fond de la cour, au logis de Mme la comtesse de Bourbon d'Agost, et tu diras à sa servante Marton- « Voici l'instant! » -Je n'aime pas beaucoup me mêler des affaires des grands seigneurs, murmura La Pistole. -Au cas où il y aurait bagarre, continua Fortune sans tenir compte de l'interruption, tu sauras que Faraud et toi devez être du côté de la susdite Marton. « Et si tu préfères subir ton sort comme un imbécile, dit tout à coup notre cavalier en laissant tomber brusquement sa main sur l'épaule de l'Arlequin, je connais un quidam de gaillarde tournure qui consolera ta veuve avec plaisir. Voilà. La Pistole bondit sur ses pieds. -Je vais chez Chizac, dit-il, j'irais chez le diable! La coquine! la coquine! quelle passion j'ai pour elle! Il descendit le premier et Faraud le suivit; mais dès qu'ils furent dans la rue, Faraud tourna à pleine course l'angle de la ruelle des Cinq-Diamants. Fortune reprit au contraire le chemin des Halles. Il partit à grands pas, le feutre sur les yeux et songeant si profondément qu'il heurtait les passants sans prendre garde. Après avoir quitté les Halles, il longea la rue Coquille et entra dans la rue Croix-des-Petits-Champs. Là, il s'arrêta devant une haute porte cochère que flanquaient deux pans de murs, au centre de chacun desquels une niche profonde abritait un large banc de pierre. Nul ne se représentait ainsi l'entrée de la maison habitée par ce Don juan à l'eau de tubéreuse- M. le duc de Richelieu. Fortune souleva le marteau de la porte, et à ce moment, sa figure témoignait d'une véritable émotion. Après une bonne minute d'attente, la porte s'ouvrit, et un suisse, galonné sur toutes les coutures, demanda en un baragouin qui se payait alors fort cher, ce qu'il y avait pour le service du nouvel arrivant. -Je désire voir M. Raffé, dit Fortune. Le suisse répondit en français d'Allemagne, que M. Raffé était occupé et sur le point de partir pour Saint- Germain-en-Laye. Il y avait en effet un carrosse attelé dans la cour. -Je viens de la part d'une dame, dit Fortune. Le suisse posa fermement la question de savoir si cette dame en voulait à M. le duc ou à son premier valet de chambre. -La dame est pour M. Raffé, répondit Fortune, et ce n'est pas tous les jours qu'il lui arrive pareille aubaine. Il ajouta, parce que le suisse examinait son costume d'exempt- -La dame a l'honneur d'appartenir à la lieutenance. Le suisse s'effaça, Fortune entra et la porte fut refermée derrière lui. Ce fut dans le vestibule que Fortune attendit. Au bout de dix minutes environ, un valet vint le chercher et le fit monter au premier étage. Là, dans une chambre fort bien ornée et qui confinait aux appartements de M. le duc, un homme de trente-cinq à quarante ans, les cheveux en papillotes et tiré à quatre épingles, dans une robe de chambre en damas ramagé, s'asseyait auprès d'une table couverte de papiers. C'était Raffé, l'illustre Raffé, personnage historique s'il en fût, et qui vit à ses pieds, dit-on, comme l'âne chargé de reliques, les plus nobles pécheresses de ce siècle pécheur. Comtois referma la porte. Fortune et le roi des Frontins étaient seuls. Ce fut seulement alors que Raffé daigna se retourner à demi pour jeter à notre cavalier un coup d'oeil hautain et souverainement fatigué. -Mon bon, dit-il, vous voyez qu'il y a presse, mais néanmoins, s'il s'agissait d'une personne de rang... Approchez, je vous prie, ce n'est pas la première venue qui peut mettre ainsi un exempt en campagne. Fortune fit quelques pas vers le bureau chargé d'amour et s'arrêta en face de son interlocuteur, qu'il examina copieusement. -On dirait, murmura celui-ci, que vous n'avez jamais vu d'homme entouré par la faveur des belles. -Sur ma foi, murmura Fortune au lieu de répondre, c'est que je le reconnais, je le reconnais très bien, ce bon monsieur Raffé! Y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus! L'oeil du premier valet de chambre devint plus attentif. -Mon brave, dit-il, moi, je ne vous reconnais pas du tout. Il m'est arrivé rarement de fréquenter des gens de votre sorte. -Je n'ai pas toujours été exempt du Châtelet de Paris, mon bon M. Raffé, répliqua Fortune. Regardez- moi encore. -Je veux mourir... commença Raffé. -Ah! que diraient ces dames! interrompit Fortune. -Toi, balbutia-t-il, Raymond. -On fait ce qu'on peut pour arriver. Je crois que vous commencez à me reconnaître. Je vais vous aider un peu, si vous voulez. -Alors, fit le valet de chambre dont les sourcils se froncèrent, il ne s'agit que de vous, l'ami? le message galant était un prétexte? -Un pur prétexte, mon bon monsieur Raffé. Celui-ci avança la main vers une sonnette posée sur la table. Sans façon, Fortune lui arrêta le bras. -Ne voulez-vous point au moins savoir mon nom? demanda-t-il. -Que m'importe, s'écria encore Raffé avec une colère d'enfant gâté, vous me prenez le temps des dames! -Il vous importe peut-être plus que vous ne croyez, je suis Raymond. -Raymond, répéta le valet de chambre, Raymond qui? -Le petit Raymond... vous savez... celui que feu M. le duc embrassait quand personne ne pouvait le voir. Raffé ouvrit de grands yeux. Le valet de chambre se leva et se plaça de manière à voir notre cavalier, posé en plein jour. -Il a la bouche, murmura-t-il, le nez aussi, les yeux... par la sambleu! Sais- tu que tu es un beau gars mon fils? M. le duc ne pourra te renier, car tu lui ressembles comme deux gouttes d'eau! Où Fortune Demande Un Miracle A Zerline. Un quart d'heure s'était écoulé. Maître Raffé avait repris son siège, et Fortune se tenait toujours debout. -J'étais un tout petit garçon en ce temps-là, dit le premier valet de chambre; comme tout cela nous vieillit! Feu M. le duc a eu tort de ne pas te laisser quelque chose dans son testament, car son fils est la fleur des pois, il n'y a pas à dire non, mais il n'attache point ses chiens avec des saucisses. Voyons, mon enfant, quel rêve as-tu fait? T'es-tu figuré que nous allions te donner de quoi rouler carrosse? -Oh! dit Fortune bonnement; pas le moins du monde. Je vais à pied, tout au plus à cheval. -Tu as jusqu'à sa voix! fit observer Raffé; seulement un peu plus mâle, et cela ne nuit pas. Dis ce que tu veux. -Pas grand-chose, allez, répliqua Fortune; j'ai pensé- mon frère ne me reconnaîtra pas... -Chut! interrompit Raffé- jamais ce mot-là mon frère! -J'ai pensé encore, poursuivit Fortune- M. Raffé m'aimait bien autrefois... -Pour cela c'est vrai. -Et il avait bon coeur. -Certes un coeur d'or; mais le temps passe et j'ai bien de la besogne. Dis ce que tu veux. -Je voudrais simplement un habit; un habit complet par exemple! -De moi? -Non, de mon frère. -Chut! fit encore Raffé. -Vous comprenez, j'ai envie de paraître; l'habit fait le moine, quoi qu'en dise le proverbe, et il me semble que si j'étais galamment accoutré, je percerais mon trou tout comme un autre. -Palsambleu! mieux qu'un autre! s'écria Raffé, et bien des gens, à ta place, demanderaient davantage. -Moi, dit Fortune nettement, je ne demande que cela. Raffé se leva et gagna une armoire située à l'autre bout de la chambre. Il ouvrit l'armoire, qui était un porte-manteaux et contenait une demi-douzaine de vêtements complets. -Viens çà, dit Raffé, qui était en vérité bon prince, regarde et choisis. Fortune avait reconnu du premier coup d'oeil, parmi les défroques, le costume que M. de Richelieu portait la veille, en quittant la petite maison de la Ville-l'Évêque. -Je prends celui-ci, dit-il en le désignant. -Alors, je puis le prendre? demanda Fortune. -Tu peux le prendre, et grand bien te fasse. Fortune décrocha le costume- pourpoint, veste et chausse; il en plia les diverses pièces sur un meuble et se mit à en faire un paquet. -Je suis sûr, dit Raffé, que tout cela va t'aller comme un gant, quoique tu sois un peu plus vigoureusement musclé que M. le duc. Veux-tu que je lui demande avec cela deux ou trois cents pistoles pour t'aider à faire figure? -Non, répliqua Fortune, les habits me suffisent, et je vous dis grand merci, mon bon monsieur Raffé. Du reste, une bonne action est toujours récompensée- vous êtes attaché à votre maître, n'est-ce pas? -La belle question! -Eh bien! vous lui avez épargné ce matin deux grandissimes coups d'épée. -Hein! fit le valet de chambre, vous dites? -Je dis deux grandissimes coups d'épée- un de M. de Courtenay d'abord... -Oh! oh! s'écria Raffé, je le connais, celui-là! -Et il n'y va pas de main morte! ajouta Fortune en riant. -Est-ce que tu sais l'histoire, petit coquin? -Oui, je sais l'histoire de la Bastille. -Mais l'autre coup d'épée, demanda Raffé; qui l'aurait donné? -Moi, répondit Fortune. -Comment! toi! s'écria Raffé indigné. -C'eût été seulement, répliqua Fortune, à mon corps défendant, je vous l'affirme, car le souvenir du vieux duc me trotte toujours dans la mémoire- mais on a beau être sujet à ces accès de sensiblerie, quand un chien enragé rôde autour du logis, il faut l'assommer- n'est-ce pas votre sentiment, monsieur Raffé? Celui-ci revint s'asseoir à son bureau, et se remit à trier sa correspondance. -Mon sentiment, répliqua-t-il en lorgnant Fortune du coin de l'oeil, est que tu as de qui tenir, et que tu ne serais pas longtemps avant de perdre le respect. À ce moment, Comtois annonça d'un ton ému- -Trois dames! toutes les trois pour M. le premier- la nièce du bailli, la petite de l'Opéra, et Mme la conseillère! -Mon cher monsieur Raymond, dit-il, chacun a sa fierté, et nous vivons dans un drôle de temps. Vous voyez que le loisir me manque pour continuer cet entretien; je vous dis au revoir et vous souhaite bonne chance. -Et moi, mon bon monsieur Raffé, répondit Fortune, je déclare, en vous quittant, que je reste votre obligé. Ils se saluèrent mutuellement avec la plus irréprochable courtoisie, et Raffé ajouta- -Comtois, fais sortir ce jeune homme par le grand escalier et arrange-toi de manière à ce qu'il ne rencontre pas ces dames. Fortune reprit sa route par la rue Saint-Honoré. Il ne pesait pas une plume, et ceux qui le voyaient passer si joyeux, pouvaient croire qu'il venait de faire une rafle copieuse à la loterie Quincampoix. Sans se détourner, cette fois, ni perdre une minute en chemin, il revint tout droit à l'Arsenal, dont les abords présentaient une animation inaccoutumée. Il y avait des carrosses qui stationnaient sur le mail d'Henri IV; des cavaliers allaient et venaient le long du quai des Célestins, et, chose singulière, deux ou trois groupes, entièrement composés d'exempts, regardaient tout ce mouvement d'un oeil paisible. À l'arrivée de Fortune, ce ne fut qu'un exempt de plus, car notre cavalier portait toujours cet honorable costume, quoiqu'il eût sous le bras la peau d'un duc. Il entra dans la cour où descendait l'escalier qui menait chez Zerline, et trouva encore des exempts dans cette cour. Il y en avait jusque dans l'escalier. -Un bonheur ne vient jamais seul, pensa-t-il en grimpant les escaliers quatre à quatre; quelque chose se prépare pour aujourd'hui même, c'est sûr, et au lieu du pauvre petit traquenard sur lequel je comptais, c'est dans un brave piège à loup que je vais prendre les deux jambes de M. le duc! Comme il frappait à la porte de Zerline, le battant s'ouvrit, et il se trouva face à face avec un exempt... Celui-ci se recula, un peu décontenancé, et murmura- -Voilà un gaillard que je ne connais pas! -Il est des nôtres, monsieur le comte, repartit vivement Zerline- c'est le cavalier Fortune, l'homme qui a rapporté les traités de Madrid. -Ah! peste! fit celui qu'on appelait M. le comte, un jeune homme adroit et courageux, à ce qu'il paraît. MM. de Pont-Callec et de Goulaine, qui l'ont vu chez la Badin, lors de son arrivée, m'ont déjà parlé de lui. Mais Mme Delaunay m'avait dit que M. de Richelieu et lui se ressemblaient comme deux gouttes d'eau. Mettez- vous un peu au jour, mon camarade, s'il vous plaît? Fortune se prêta de bonne grâce à cette fantaisie de M. le comte qui reprit, après l'avoir examiné- -Il y a quelque chose, mais c'est plutôt une goutte de lait et une goutte de vin. -Où est le lait? demanda Zerline en riant. -Vous me trahiriez auprès du duc, repartit M. le comte. Au revoir, jeune homme; faites bien votre devoir aujourd'hui, et demain vous aurez du foin dans vos hottes. -Qui est celui-là? demanda Fortune, quand M. le comte eut descendu la première volée de l'escalier. -C'est M. de Laval, répliqua Zerline; comme qui dirait l'Arlequin en chef de notre troupe. C'est lui qui doit conduire M. le régent et le conduire prisonnier en Espagne. -La peste! s'écria Fortune en se frottant les mains, et c'est aujourd'hui qu'il fera cela? -Aujourd'hui même. En êtes-vous, cavalier? Fortune prit un air contrarié. -J'aurais bien voulu, dit-il, mais c'est impossible. Je suis une affaire qui peut mettre un million dans votre ménage. Zerline ouvrit de grands yeux. -Mauvais plaisant! fit-elle. -Je n'ai jamais parlé plus sérieusement, reprit Fortune; demain, vous vous éveillerez veuve ou millionnaire. -Comment! veuve? s'écria Colombine. Fortune lui raconta en quelques mots le marché que le trop généreux La Pistole avait conclu avec Chizac en faveur d'elle-même, Zerline, et les jumeaux à naître. Zerline avait les larmes aux yeux, mais elle riait comme une folle. -C'était mon oreiller! s'écria-t-elle. A-t-il pris cela pour des jumeaux? Je m'étais déguisée en mère Gigogne pour lui inspirer le respect. Ah! cavalier! de Paris à Rome, je défie bien qu'on trouve un garçon plus bête que lui! Mais quel coeur, et comme il a de l'esprit à sa manière! S'il était là... mais tenez, je vais vous embrasser à sa place. Dans le paroxysme de son attendrissement, elle se jeta au cou de Fortune, qui dit- -Seulement, arrêtez-vous là et ne me battez pas! -Oh! cavalier! s'écria Zerline, en essuyant ses yeux, je vois bien que le monstre m'a calomniée. Si vous saviez que de misères il m'a faites! C'est par sa faute que je suis la servante d'une servante... Mais nous n'avons pas le temps de causer beaucoup et on peut nous interrompre d'un instant à l'autre. Que voulez- vous de moi aujourd'hui? -Je veux d'abord qu'on ne vienne pas nous interrompre, répliqua Fortune, en poussant le verrou de la porte d'entrée; ensuite, je veux que vous vous surpassiez vous-même- il me faut tout bonnement un chef d'oeuvre! Ce disant, il jeta son paquet sur la table. Zerline, adroite et curieuse, le défit en un clin d'oeil. -Oh! oh! murmura-t-elle en interrogeant sa mémoire, je suis bien sûre d'avoir vu ces rubans quelque part. Il sont d'un goût parfait, et la nuance du frac; attendez donc. Elle se baissa rapidement, et approcha ses narines du velours, qu'elle flaira avec une sorte de gourmandise. -Jésus-Maria! s'écria-t-elle, c'est du Richelieu! du vrai! -Première qualité, acheva Fortune; futée comme vous l'êtes, ma commère, je parie que vous devinez! -Non, répondit Zerline, je ne devine point. Dites. -Eh bien! reprit Fortune, puisqu'il faut vous mettre les points sur les i, tout le monde prétend que je ressemble à ce mauvais sujet de Richelieu... -Comme une goutte de vin à une goutte de lait. -Il ne s'agit donc que de changer le vin en lait pour rendre la ressemblance complète, et c'est précisément votre état, ma chère Zerline. Celle-ci secoua la tête d'un air mutin. -Il s'agit d'une baronne pour le moins? interrogea- t-elle. D'une comtesse, peut-être? D'une marquise? -Mieux que cela, répondit Fortune; il s'agit, ma foi! d'une duchesse! -Bravo! s'écria Zerline, qui riait de tout son coeur. M. de Richelieu nous fait justement aujourd'hui l'école buissonnière. Il refuse, lui aussi, de se rendre à notre assignation, à cause de sa fameuse gageure, qui doit se vider ce soir. Le front de Fortune s'était rembruni légèrement. -Ce soir, répéta-t-il, c'est vrai. Mettons-nous donc, s'il vous plaît, en besogne. Cette fois ce n'est plus une ressemblance qu'il faut, car il s'agit de tromper des yeux exercés; nous aurons les propres habits de M. le duc, je vous demande un miracle- il faut que dans ces habits vous mettiez le duc lui-même! -Asseyez-vous là, cavalier, dit Zerline piquée au jeu; nous allons vous arranger tant et si bien que dans une demi-heure vous pourrez, si vous le voulez, escalader le fameux balcon de l'hôtel de Condé ou entrer au Palais- Royal par l'armoire aux confitures! Où Fortune Et Richelieu Partagent En Frères. -Pour fabriquer un duc, commença Zerline en préparant son papier à papillotes, il faut d'abord un cavalier immobile et sage comme une image. -Je ne bougerai pas, dit Fortune, je ne parlerai pas... -Ah! si fait! interrompit-elle, parlez un petit peu, car ce sera long, et je ne peux pas causer toute seule. Elle s'était emparée déjà des cheveux de Fortune, et les maniait avec un art infini. -Il y a la barbe, dit Fortune; j'aurais dû me faire raser avant de venir ici. Zerline, qui avait fini de mettre les papillotes, entra dans le cabinet de toilette et en ressortit avec un plat à barbe où le savon moussait déjà. -Grâce à Dieu, dit-elle, nous sommes assez bien montés et je sais faire tout ce qui concerne l'état. Fortune, barbifié, se lavait le visage à grande eau. -Maintenant, reprit Zerline, immobilité absolue- nous entamons l'oeuvre d'art. Elle rangea sur la tablette ses godets avec ses pinceaux- -Je vous plante une petite ride au coin droit de la bouche, parce que M. de Richelieu rit toujours plus blanc de ce côté! Mais ce sont les fossettes qui vont être difficiles à faire! « Jetez un coup d'oeil à la glace, s'il vous plaît, dit- elle au bout d'un instant. Fortune se regarda et laissa échapper un cri d'admiration. -Corbac! fit-il, quel joli poupard! Est-ce que c'est moi, ce bonhomme en sucre? Si j'étais femme, j'aurais envie d'en manger. -Sérieusement, demanda Mme La Pistole, insatiable d'encens comme tous les grands artistes, comment vous trouvez-vous? -C'est-à-dire, répliqua Fortune, que j'ai envie de me donner à moi-même une volée de coups de canne, tant l'illusion est complète! -Encore n'êtes-vous point coiffé, dit Zerline enchantée, ni habillé, ni retouché, car il faut diminuer un peu vos sourcils, éclaircir notablement la nuance de vos cheveux et donner le vernis général. Ses doigts de fée arrachèrent les papillotes en un tour de main. -Et coiffé à miracle! s'écria Fortune. -Maintenant, il faut passer dans le cabinet pour changer d'habits. Fortune, ayant passé le seuil du cabinet, repoussa la porte et opéra vivement le troc entre son costume d'exempt et la dépouille de M. le duc. Elle remit aux mains de notre cavalier une canne à pomme d'or, car il y avait de tout dans son magasin. On trouva un chapeau fort sortable. On était en train de chercher un manteau lorsque, sur le carré, une voix sucrée se fit entendre, disant- -Coquin, ne pouvais-tu me conduire jusqu'en haut? me voilà entre deux portes et je ne sais laquelle est celle de cette soubrette!... À écouter cette voix, Fortune et Zerline restèrent immobiles, comme s'ils eussent été changés en statues. Ils se regardèrent, puis tous deux partirent en même temps d'un irrésistible éclat de rire. -On va pouvoir comparer! murmura Zerline, qui était la vaillance même et ne s'étonnait jamais de rien; rabattez votre chapeau, relevez votre manteau. Fortune n'eut que le temps d'obéir; le bout d'une canne heurta la porte au dehors. -Entrez! dit Zerline qui avait tiré le verrou. La porte s'ouvrit et une seconde épreuve de Fortune, grimé en Richelieu, parut sur le seuil. C'était M. de Richelieu en personne. Et Zerline avait raison- Fortune était un peu plus Richelieu que lui. M. le duc promena l'impertinence suprême de son regard tout autour de la chambre. -Ah! ah! petite, dit-il, vous n'êtes pas seule? Zerline mit ses mains au-devant de ses yeux, comme pour parer à un éblouissement. -Je serai seule dès que monseigneur le voudra, répondit-elle. -Ah! ah! tu me connais? fit encore le duc. Eh bien! sois seule, mignonne. Zerline prit aussitôt la main de Fortune, qui se laissa faire docilement, et le conduisit vers la porte. Le duc se rangea et dessina une moitié de salut, car il était gentilhomme, après tout, et ne pouvait oublier complètement la courtoisie. -Mon cher monsieur, dit-il en pirouettant sur les talons, je suis désolé de vous déranger, mais jugez qu'il s'agit d'une affaire majeure! Pour venir ici, j'ai fait faux bond à Mme de Tencin et perdu ainsi l'occasion de mortifier cruellement ce coquin de Dubois. Sur le carré, Zerline dit à Fortune- -Mme de Tencin n'est que marquise. -On peut voir, après la duchesse! repartit Fortune. -Surtout, n'abusez pas des secrets que je vous ai confiés, recommanda l'ancienne Colombine. Elle rentra toute rose d'émotion et de curiosité. -J'attends les ordres de M. le duc, dit-elle. -Petite, répondit le duc, ta réputation est venue jusqu'à moi; tu passes pour déguiser les gens à merveille. Je suis embarqué dans une aventure qui n'a pas le sens commun; cherche-moi un travestissement sous lequel personne ne puisse me reconnaître. Il posa sans bruit sur la table une bourse brodée de perles et très convenablement garnie. Zerline fit semblant de réfléchir, et dit en contenant à grand-peine l'envie de rire qu'elle avait- -Si monseigneur se déguisait en exempt! -Le diable, en effet, n'irait pas me chercher là- dessous, répliqua Richelieu. Tu es une friponne de génie. Mais, dis-moi, as-tu tout ce qu'il faut? -Tout ce qu'il faut, repartit Zerline en s'élançant dans le cabinet. Elle disparut un instant, puis revint avec l'uniforme complet que venait de dépouiller Fortune. Le duc s'assit dans le fauteuil encore chaud de notre cavalier, et dit, en se livrant aux soins de la soubrette- -Enlaidis-moi tant que tu pourras, ma bonne; je te donne carte blanche. En somme, il doit être plus facile de faire un exempt avec le duc de Richelieu que de faire un duc de Richelieu avec un exempt? -Quant à cela, Monseigneur, répondit Zerline en plantant le peigne dans ses cheveux et en riant de bon coeur, il ne faut pas demander l'impossible. Pour faire le duc de Richelieu, il a fallu l'amour, les grâces et les fées! Où Fortune Fait Passer M. De Richelieu Pour Un Ivrogne. Fortune, nous n'avons pas besoin de le dire au lecteur, suivait désormais une idée et entamait l'exécution de son fameux plan. Seulement, pour une partie de ce plan qui n'était pas la moins importante, il avait compté sur maître Bertrand, l'inspecteur de police, et maître Bertrand lui manquait. D'autre part, le temps pressait. Si Fortune n'eût point rencontré M. le duc de Richelieu chez Zerline, peut-être se fût-il ingénié autrement, mais cette rencontre lui donna beaucoup à réfléchir et changea tout un acte de sa comédie. Il avait promis au hasard peut-être, de souffler une duchesse à M. de Richelieu; ce n'était ici descendre que d'un cran- Mme de Tencin était marquise. -Le diable, pensait notre cavalier en longeant la rue Saint-Antoine à la recherche d'un loueur de carrosses, le diable c'est que ce misérable Adonis est sombre comme Caton! Pour commettre certaines indiscrétions, même auprès d'une femme, quand une femme tient de si près à Dubois, roi des mouches, il faut avoir une pointe de vin, et chacun s'accorde à dire que le Richelieu ne se grise jamais. Il s'arrêta en face de l'église Saint-Paul, devant une cour, d'aspect villageois, au fond de laquelle on voyait tout un peuple de poules et de canards. La boue de cette cour était souillée par une demi-douzaine de porcs qui semblaient là dans le paradis. Fortune prit par le bras un courtaud de boutique qui passait et lui dit- -Mon ami, vous voyez que je ne peux mettre mes chaussures dans cette fange, allez dire au palefrenier, là-bas, qu'il fasse atteler un carrosse, et vite! je n'aime pas attendre. Le courtaud le regarda, rougit, et se précipita à pleine course dans la cour boueuse. Il revint au bout de cinq minutes, précédant un carrosse attelé de deux bons chevaux, et aida Fortune à y monter en disant- -À votre service, Monsieur le duc! -Dis au cocher, mon ami, reprit Fortune, qu'il me conduise à l'hôtel de Tencin, et qu'il galope! Il referma en même temps la portière sur le courtaud ébloui qui pensait- -Pas même un grand merci! il est comme cela, ce duc de Richelieu! C'est égal, je l'ai vu de près, et je ne donnerais pas ma soirée pour une pièce de quinze sous! Claudine-Alexandrine Guérin, marquise de Tencin, soeur de l'abbé du même nom qui devait être cardinal, ancienne religieuse au couvent de Montfleury, puis chanoinesse de Neufville, n'était plus alors de la première jeunesse et comptait pour le moins trente-six ans. Dans son salon, autour du sofa recouvert d'édredon où elle reposait, mollement étendue, cinq ou six graves fauteuils étaient rangés. Il y avait d'abord l'abbé de Tencin, aussi doux que sa soeur, aussi obligeant et presque aussi joli; il y avait ensuite l'abbé Dubois, cette bête noire des romanciers et des dramaturges, qui tend aujourd'hui à se relever un peu dans l'opinion par les recherches plus sérieuses de la nouvelle école historique. Law de Laurisson, à qui on peut donner une note pareille, M. Leblanc et le marquis Voyer d'Argenson, dont les mémoires récemment publiés semblent faire un assez honnête homme. M. de Machault, lieutenant général de police, assis auprès de la fenêtre, car le jour allait déjà baissant, compulsait un volumineux dossier. Un valet entra et annonça- -M. le duc de Richelieu. Cela produisit un certain mouvement dans le salon. Mme de Tencin quitta sa posture indolente et se leva, Dubois fit de même. -Cette démarche, dit M. d'Argenson, est à la décharge du jeune duc- on ne rend pas ses visites aux dames à l'heure d'un coup de main politique. -Lisez Cujas, Monsieur le marquis, répliqua Dubois, et la page qu'il consacra au mot latin alibi, vous comprendrez l'intérêt que peut avoir M. de Richelieu pour faire, en un pareil instant, ses visites aux dames. -Vous permettez, Messieurs? dit la belle chanoinesse en traversant le salon de son pas gracieux et léger. -Messieurs, ajouta Dubois qui gagna lourdement une autre porte, vous permettez? Et ils sortirent tous deux. M. de Machault murmura en reprenant sa lecture- -L'abbé peut être un grand ministre, mais quel dommage de ne pas l'avoir fait inspecteur de police! Selon l'ordre donné longtemps à l'avance, on avait introduit M. le duc de Richelieu dans le boudoir de la marquise. Celle-ci le trouva déjà assis sur l'ottomane et ne fut point étonnée de ce fait que M. le duc ne prît pas la peine de se lever pour la recevoir. -Venez çà, chère belle, dit-il, et dépêchons de causer, car je suis l'homme le plus pressé du monde. À quelques pas de là, un bruit presque imperceptible se fit derrière une porte vitrée qui s'ouvrait sur un cabinet noir. -Le maladroit! pensa la chanoinesse, il ne peut jamais entrer là sans s'accrocher à quelque meuble! Elle parlait de l'abbé Dubois qui, paraîtrait-il, ne prenait pas pour la première fois possession de cet observatoire. M. le duc de Richelieu n'avait point donné attention au bruit; du moins, dans toute sa personne, rien n'indiquait l'ombre de la défiance. -Pourquoi donc sommes-nous si pressé, cher duc? demanda la chanoinesse en s'asseyant près de lui. Comme je vous remercie d'être venu! Richelieu lui baisa les deux mains et jeta ensuite son bras autour de sa taille. Mme de Tencin eut comme un mouvement de surprise. -Tiens! tiens! fit-elle. Et notre ami Fortune rougit sous sa peinture, car c'était un fin matois et il se disait- -Je ne peux pourtant pas savoir comment s'y prend ce coquin de duc! -Vous êtes tout singulier, aujourd'hui, murmura Mme de Tencin. -Ce Cadillac, répondit Fortune, m'a fait boire du vin de Sicile, et le verre à la main, vous savez, chère belle, que je suis pitoyable. La chanoinesse le regarda longuement. -C'est pourtant bien vous! pensa-t-elle tout haut. Fortune se prit à rire. -Voilà ce que c'est, dit-il, que d'avoir une pauvre petite vertu par hasard! Quand j'ai bu un demi-flacon de vin de Sicile, mes meilleurs amis ne me reconnaissent plus. Dans le cabinet noir, Dubois écoutait et se disait en mordant le bout de ses doigts- -Je vous demande un peu si ne voilà point une conversation ridicule! Ne va-t- elle point enfin le laisser parler un peu d'affaires? En ce moment Richelieu reprenait- -Où en étions-nous? Ah! je vous disais que j'avais de la besogne par-dessus la tête, et, en vérité, chère belle, il faut que vous me protégiez contre cet éhonté drôle d'abbé Dubois, votre ami de coeur. -Voilà du vrai Richelieu! dit en riant Mme de Tencin. -Va toujours! pensait Dubois dans son trou. -Je me déplais horriblement à Saint-Germain, continua le duc, et les voyages me volent le meilleur de mon temps. Que voulez-vous que fasse un malheureux obligé d'être quatre heures par jour en carrosse, sans compter les courses dans Paris? En outre voici déjà quelques-unes de ces dames qui ont été s'établir à Saint-Germain, de sorte que je suis tiraillé, écartelé... -Roué vif, en un mot! interrompit la chanoinesse, et, je vous prie de croire, mon cher duc, que votre sort malheureux m'inspire une sincère pitié. -Les bavards! oh! les bavards! pensait Dubois, dans son trou. Il fit un mouvement d'impatience qui dérangea une chaise et Mme de Tencin eut un accès de toux. -Il faudra soigner ce rhume, belle dame, lui dit affectueusement M. de Richelieu. S'il vous plaisait de faire la paix entre ce fieffé maraud et moi j'irais jusqu'à consentir à souper avec lui et à ne lui point dire trop ouvertement que je le regarde comme le dernier des bellâtres. Il se leva en sursaut parce que la pendule sonnait dans le salon voisin. -Déjà six heures! s'écria-t-il. Vertudieu! quand je vous disais que nous n'aurions pas le temps de causer! Il faut que je vous quitte, belle dame, la traite est longue jusqu'à l'endroit où je vais. -Et peut-on savoir?... demanda Mme de Tencin. -Le secret le plus absolu, répondit Fortune sentencieusement, est le point de départ de ces sortes d'affaires. Vous pouvez bien travailler pour moi, allez! qui sait si dans peu de jours je ne serai pas à même de vous rendre la pareille? En ce monde, tout est heur et malheur, et quand nous aurons fait mourir sous le bâton cette abjecte créature, l'abbé Dubois... « Mais j'en ai déjà trop dit, s'interrompit-il, et au diable le vin de Sicile! Son regard glissa vers le cabinet où, pour la troisième fois, un bruit léger venait de se faire entendre. Puis il baisa la main de la marquise et sortit en disant- -Qui vivra verra. Demain vous comprendrez pourquoi je me suis montré si discret malgré le demi- flacon de M. de Cadillac. Où Fortune Prend Le Frais Dans La Forêt De Bretagne. Fortune se frottait les mains en descendant l'escalier de l'hôtel de Tencin; il se disait- -Le Dubois était dans le cabinet! il a mordu à l'hameçon et l'affaire de M. le duc est aux trois quarts faite. Seulement, mon rôle est plus épineux que je le croyais. La mule du pape! cette jolie échappée de couvent a été deux ou trois fois sur le point de percer à jour! Il va falloir jouer serré à l'Arsenal, et la prudence veut qu'on y avale encore mon demi-flacon de vin de Sicile. Comme il passait la porte cochère, il vit des ombres se glisser le long de la muraille. -Bravo! pensa-t-il, la meute est déjà découplée! détalons! je me charge désormais de mener la chasse jusqu'à la petite maison de la Ville-l'Évêque. « L'ami, dit-il au cocher en montant dans le carrosse, tu vas me conduire au mail d'Henri IV. Veille bien en chemin, et si tu découvrais quelque figure suspecte, aie le soin de me prévenir. Le cocher protesta de son zèle, mais il riait dans sa barbe- les ombres avaient déjà causé avec lui. Après le départ de Fortune, la chanoinesse avait hésité, pendant la moitié d'une minute, puis elle s'était élancée sur ses pas en pensant- -Le malheureux va se perdre! -Duc! s'écria-t-elle au haut de l'escalier, car Fortune n'avait pas encore descendu les dernières marches, au nom du ciel, prenez garde! n'allez pas ce soir à l'Arsenal! Fortune n'entendit pas sans doute, car la porte cochère se referma bruyamment pendant que la chanoinesse parlait encore. Mais un autre avait entendu. Dubois enfila derrière elle une demi-douzaine de ces jurons gras et dodus qui rendaient sa conversation si accentuée. -Est-ce que tu veux finir aux Madelonnettes, toi, la belle! dit-il dans un furieux accès de colère. Jour de Dieu! à l'heure où tu cesseras d'être un instrument docile, tu ne pèseras pas une once! Il s'arrêta étouffé par un hoquet. Certes, bien qu'il ne s'en vantât point, comme le faux duc de Richelieu, il avait dans l'estomac plus d'un demi-flacon de vin de Sicile ou autre. Mme de Tencin se redressa et le regarda de son haut. -Bien, bien, mignonne, fit-il, méprise-moi si tu veux, appelle-moi maraud comme le commun des imbéciles, mais ne me trahis pas, je te le conseille, ou, par la Mort-Dieu! tu la danseras. -Et qui songe à vous trahir, ingrat! dit la chanoinesse reprenant son ton doucereux, je crains toujours que vous ne vous fassiez de trop puissants ennemis. -Tu es coquine comme un ange! répliqua Dubois soudainement apaisé. Puisque tu ne songes qu'à moi, trésor, et à mes intérêts, je vais te rassurer d'une seule parole- ce bichon des dames, ce caniche à l'eau de rose a déjà le lacet autour du cou. J'ai lâché à ses trousses une demi-douzaine de bons garçons qui vont le suivre jusqu'à l'Arsenal. L'homme qui les conduit est passé maître à cette sorte de pêche. Il va lui tendre la nasse et le laissera s'empêtrer jusqu'au fond du filet. J'ai donné l'ordre de mitonner la haute trahison; cette fois l'amour-perruquier pourrira à la Bastille. La chanoinesse ne put retenir un gros soupir. -Je te donne ce bénéfice que tu m'as demandé pour ton gourmand de frère, reprit Dubois, et tu peux envoyer prendre cinq cents louis à la cassette demain matin. Es-tu un peu consolée? -Guillaume, dit la chanoinesse attendrie, vous êtes le plus généreux des mortels! Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous et les meilleurs amis du monde, dans le salon où MM. d'Argenson, Leblanc, de Machault, Law et d'autres les attendaient. Là, Dubois, redevenu administrateur et ministre, dicta au lieutenant général de police une série d'ordres précis et nets qui devaient parer à tous événements, au cas où les chevaliers de la Mouche-à-Miel viendraient jusqu'à l'Opéra ce soir. Le carrosse de Fortune s'arrêtait cependant sous les grands peupliers du mail d'Henri IV. Fortune ordonna au cocher de l'attendre et ne quitta point le carrosse sans s'être bien assuré de n'avoir pas perdu ses ombres. Elles étaient là, cachées derrière les peupliers, il put voir qu'il avait affaire à cinq ou six exempts, solides et bien découplés. -Voici de quoi remplacer le pauvre Bertrand! se dit-il. L'image des blondins en deuil passa devant ses yeux et lui mit un peu de mélancolie dans le coeur. Au moment d'entrer à l'Arsenal il hésita, non parce qu'il eût peur de n'être point introduit, mais parce qu'il songeait à ses ombres et qu'il se demandait- -Comment diable mes gaillards vont-ils faire pour me suivre? J'ai été les chercher assez loin pour ne pas m'exposer à les perdre! Pendant qu'il se consultait ainsi, une des ombres continua de marcher et le dépassa. -Corbac! pensa Fortune, n'allez pas faire de maladresse! ce n'est point ici qu'il me faut attaquer, mes braves! L'exempt, revenant sur ses pas, lui fit un grand salut et dit à voix basse- -Monseigneur aurait-il ignoré le mot qui donne accès dans la forêt? Fortune se redressa bien haut et répliqua- -Qui êtes-vous, l'ami? je ne vous connais pas. -J'ai l'honneur d'être, répondit l'ombre, un des vingt-deux colonels chargés d'appuyer la chasse aux flambeaux. Si vous daignez vous présenter à la porte du Serment, on vous dira Espoir, vous répondrez- -Espagne, parbleu! interrompit Fortune. Je sais cela aussi bien que vous. Le vingt-deuxième colonel salua et s'écarta. Fortune pensait en gagnant la porte du Serment, ainsi baptisée pour la solennité de ce soir- -La mule du pape! ceux-là en savent bien long. Est-ce que l'abbé Dubois et moi nous avons la berlue? Au lieu de mouches m'aurait-il donné des conspirateurs? Il échangea le mot d'ordre avec deux sentinelles déguisées en druides, comme il convient à des gens qui gardent la forêt de Bretagne, et entra. Un regard glissé derrière l'assura que ses ombres entraient également. Il pouvait être sept heures du soir. Des guirlandes de lampions éclairaient la petite pelouse, surabondamment garnie de statues, qui faisait face au perron de l'Arsenal. Les deux petits jets d'eau lançaient de maigres filets d'écume, et la façade lourde du vieux palais de Sully regardait par ses hautes fenêtres illuminées un spectacle à la fois gracieux et comique. C'était le ballet des exempts qui se dansait sur l'herbe au son des violons de Rameau. Mme Delaunay, la muse indigente et laborieuse, avait ouvert la fête, comme de raison, en récitant sous un costume mythologique quelques stances charmantes. Elle était là pour tout faire même les vers, et six mois plus tard, quand elle sortit de la Bastille, Mme du Maine ne lui envoya que des compliments aigres- doux. Plusieurs bons esprits, anciens et modernes, professent, par rapport au coeur des princes, la même opinion que notre ami Fortune. Après la cantate était venu le ballet. On changea d'oeuvre, mais l'auteur était toujours le même, et quand on songe que cette pauvre Delaunay dansait, voyageait, conspirait et faisait en même temps la chasse aux maris, personne assurément ne l'accusera d'avoir été une demoiselle de loisirs. L'originalité du ballet nouveau consistait en ce fait que toutes les danseuses gardaient leur costume de cour, tandis que tous les danseurs étaient accoutrés en exempts. L'idée était de la soeur d'Apollon. À l'estime de M. de Malézieux, le père, ainsi que selon l'opinion de l'abbé Le Camus, de l'abbé de Chaulieu et autres critiques compétents, l'idée était d'autant plus ingénieuse qu'elle expliquait tout naturellement la présence d'un si grand nombre d'exempts, réunis au même endroit. M. le Prince de Conti avait dit, en parlant de son cousin le régent, de Dubois, de Leblanc, de d'Argenson et autres- -La congrégation de la bedaine n'y verra que du feu et nous les tenons! Par le fait, l'Arsenal semblait être en hausse aujourd'hui, et jamais on n'y avait vu plus noble réunion. Fortune avait son loup sur le visage comme la plupart de ceux qui n'étaient point en scène, et suivait tranquillement les allées du jardin où beaucoup de personnages semblaient, à son exemple, rechercher l'incognito. Il écoutait, il regardait, il constatait avec satisfaction que ses ombres ne le perdaient pas un seul instant de vue. Les beaux noms se croisaient autour de lui, chuchotés par les passants... Il serait inexact d'affirmer que tout ce monde fût dans le secret de l'expédition projetée, mais quelque chose planait dans l'air; on s'attendait à une prochaine péripétie, et personne n'eût versé des larmes bien amères sur le malheureux sort de Philippe d'Orléans, prisonnier des Espagnols. -Voici M. de Brancas! les roués eux-mêmes abandonnent le régent. -Le prince de Cellamarre est à son poste. -Mme de Polignac cause là-bas avec le comte de Toulouse. -Voici Praslin! voici Chevreuse! -Voici la belle Courcillon avec sa mère, Mme la marquise de Pompadour! -Et le bataillon des Bretons, Montlouis, Du Couédic Kéranguen! -On a vu le chancelier d'Aguesseau! -On a vu le duc de Richelieu! Fortune tressaillit à ce dernier mot, prononcé tout contre son oreille. Le nom du régent lui-même n'aurait pas produit un plus foudroyant effet dans l'assemblée. Ce nom de Richelieu se répandit de proche en proche, comme si on eût mis le feu à une tramée de poudre. -Il vient avec la belle Badin, disaient les uns. -Et vous savez, ajoutait-on, que cette belle Badin va hériter de toute la fortune de Chizac-le-Riche! -Il arrive avec la duchesse, disaient les autres. -On lui a assuré dans le traité un joli petit royaume indépendant... -Qui sera le plus riche du monde si chaque cotillon paye seulement dix louis d'entrée à la frontière! Les derniers accords du ballet vibraient sous les arbres; un mouvement se fit dans la foule vivement éclairée qui grouillait sur la pelouse, et une sorte de cortège descendit lentement la grande allée conduisant aux parties les plus sombres du jardin. La tête du cortège était tenue par une petite femme de tournure assez disgracieuse qui ne portait pas bien son costume d'impératrice romaine. Elle donnait la main à une sorte de colosse, habillé en grand prêtre de la religion celtique, qui tenait entre ses doigts une serpe d'or et portait au cou un collier tout composé d'abeilles. Derrière ce couple magnifique mais dépareillé, venait à cheval Polymnie, la muse de la Rhétorique. Cette malheureuse Delaunay eût gagné ses gages amplement rien qu'à changer de costumes! Elle était suivie par les autres muses, ses huit soeurs, que menait un blond dadais d'Apollon musagète. -Voici, dit-elle de sa voix harmonieuse, et peut-être le dit-elle en vers- « Voici l'union symbolique de la civilisation et de la nature! Le prince des druides conduit l'impératrice d'Occident au fond de la forêt celtique où va se consommer la mystérieuse alliance! » La procession fit en somme grand effet, et plus d'un coeur romanesque battit à la pensée des événements mémorables qui allaient s'accomplir. Fortune regardait de tous ses yeux et s'amusait comme au spectacle. Il avait même un peu oublié son plan, lorsqu'il se sentit toucher le bras. L'ombre qui lui avait parlé au dehors dit tout bas bien respectueusement à son oreille- -Monseigneur, voici et une dame qui vous a reconnu, c'est bien sûr, et un jeune seigneur qui vous reluque d'un oeil mauvais! Fortune suivit tour à tour les deux restes de l'exempt et vit d'abord Thérèse Badin, splendide sous ses habits de deuil, puis René Briand, tout blême, dont les yeux brûlaient à travers les trous de son demi-masque. Où Fortune Repousse Les Avances De L'Impératrice D'Occident. La grotte était jolie, spacieuse et très bien décorée, on y avait mis des stalactites. Des lampes de fer suspendues à la voûte laissaient tomber de tremblantes clartés sur un autel païen, semblable à ceux où Velleda sacrifiait au dieu Belen des jeunes garçons et jeunes filles pour le renouveau de l'an. Là-bas, sur la pelouse illuminée, on dansait encore, et la foule des invités se réjouissait franchement, bien que l'attente d'une péripétie importante fût dans l'esprit de chacun. Rien n'est si commode qu'une fête pour cacher sous le rire et les fleurs le drame sombre d'un complot politique... Les historiens les plus connus sont unanimes à cet égard. Entre le bal étincelant et les noirs mystères de la grotte il y avait un contraste, destiné à frapper vivement les natures impressionnables. Sur l'herbe molle ce n'étaient que sourires, parfums, propos galants et madrigaux ambrés; dans la grotte austère les conjurés, vêtus et coiffés en gens qui sont prêts à sacrifier leur vie, prononçaient l'arrêt de Philippe d'Orléans et réglaient le sort de l'univers. Le secret le plus absolu présidait à cette cérémonie, rendue plus imposante par l'absence de toute musique instrumentale, car Mme la duchesse du Maine après avoir essayé différents morceaux à la répétition, avait fini par congédier l'orchestre. Il peut se trouver des traîtres parmi les violons. Je n'irai jamais jusqu'à croire à cette affirmation d'un sceptique- non! Catilina n'émargeait pas à la police de Rome. Mais sa maîtresse ou son ami, c'est différent; et voilà comment fuient toujours ces vases si bien bouchés qui renferment les conspirations. Il y avait dans la grotte plusieurs amis et quelques maîtresses de Catilina. Les ombres que notre cavalier Fortune traînait à sa suite depuis l'hôtel de Tencin ne trahissaient au moins personne, elles étaient là pour faire loyalement leur métier, et si elles connaissaient les mots de passe sur le bout du doigt, c'est qu'en fait de complot comme en fait de coffre-fort, rien n'est plus naïf qu'une serrure à secret. Nos ombres, nous ne l'avons pas oublié, étaient de simples exempts, et le hasard faisait que leur costume était de circonstance. Nous les trouvons réunis au fond d'un massif obscur, non loin de la porte des grottes, gardée par de nombreuses sentinelles. Deux des exempts faisaient leur rapport au chef de l'expédition- celui-là même qui avait signalé fort obligeamment à Fortune l'attention de Thérèse Badin et le mauvais regard du jeune René Briand. -M. le duc, disait le premier exempt, a bien changé de caractère depuis sa sortie de la Bastille. Vous vous êtes mêlé deux fois de ses affaires, ce soir, et j'ai connu le temps où, pour moitié que cela, il vous aurait brisé sa canne sur les épaules. -Pour le rendre sage comme une image, répondit le chef, il suffira d'une seconde dose de la Bastille. Est-il entré dans la grotte? -Non pas! Il a échangé un signe avec la fille Badin qui avait l'air de l'adorer comme une relique, et il a pris les deux poignets du jeune homme pour l'entraîner de l'autre côté des rochers. -Ils se sont parlé? -Oui bien, et je le répète- M. le duc ne parle plus comme autrefois aux gens de cette espèce. -Qu'a-t-il dit? -Il a dit- « Mignon, ce serait aussi par trop souvent vous méprendre! Je suis content de vous voir debout et courant la prétentaine, au lieu de boire à la tasse comme vous faisiez hier au soir, mais tâchons de nous reconnaître une bonne fois pour toutes, je vous prie! » -Il a dit cela! murmura le chef. Le duc de Richelieu a dit cela! -Le petit homme, poursuivit l'exempt, le regardait tout ébahi et n'en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles. M. le duc a dit encore- « Notre Thérèse est folle comme un lièvre en mars, mais c'est une épidémie. J'ai beaucoup de gens à marier; je vous marierai tout aussi bien qu'un autre si vous êtes sage et si, au lieu d'encombrer ma route, vous marchez derrière moi, toujours prêt à me servir. » Le chef avait cet air des gens qui essayent à deviner un rébus. -Voilà M. le duc qui revient! s'écria un des exempts. Fortune marchait seul, appuyé sur sa canne à pomme d'or. Il s'approcha de l'entrée de la grotte, et les sentinelles lui barrèrent le passage. Mais sa providence ne lui manqua point. Le chef des exempts, qui avait eu le temps de s'approcher, dit aux gardiens avec rudesse- -Malheureux! ne reconnaissez-vous pas M. le duc de Richelieu? Les sentinelles s'effacèrent aussitôt et Fortune, avant d'entrer, remercia l'ombre d'un signe de tête souriant. L'ombre qui l'avait enveloppé d'un regard perçant et minutieusement observateur se glissa derrière lui pensant- -C'est pourtant bien M. de Richelieu! j'ai reconnu non seulement l'homme, mais encore l'habit. Au moment où Fortune marchait vers l'autel druidique, qui ressortait en lumière au fond de cette demi-obscurité, la soeur d'Apollon, toujours sur la brèche, achevait de déclamer des vers alexandrins qui promettaient au monde les délices d'une ère divine, aussitôt après la chute du tyran dont la main obscène pesait sur la France. Il y eut une flamme rouge qui réussit bien et montra dans le plus bel effet toutes les têtes des conjurés. L'impératrice d'Occident fit signe qu'elle allait parler et un profond silence s'établit. -Chevaliers, dit-elle avec émotion, du fond de la forêt symbolique nous avons déclaré la guerre aux traîtres qui ont déchiré le testament du grand roi. L'heure de la bataille est venue, les serviteurs de la sainte cause vont prêter le serment entre les mains du patriarche des Gaules, par qui nos armes seront bénites. Il y eut une flamme bleue qui ne fit pas mal. Et un homme vêtu de la pourpre romaine parut au centre de la table, tandis que des esclaves déposaient devant lui sur l'autel des faisceaux de glaives brillants. La formule du serment obligeait tous les chevaliers à protéger, fût-ce au prix de leur sang, le jeune roi Louis XV, opprimé par Philippe d'Orléans. Il eut beaucoup de glaives bénits et distribués à des palans obscurs dont les noms dénonçaient énergiquement l'origine bretonnante. Ils venaient l'un après l'autre. Ils juraient. Du sein de la corbeille féminine, mystérieusement épanouie derrière le cardinal, une fleur animée se détachait et venait ceindre le glaive aux reins du nouveau croisé. Il y avait là des femmes charmantes; les feux de diverses couleurs qui éclataient par intervalles faisaient sortir de l'ombre un groupe d'adorables visages, parmi lesquels resplendissait, malgré sa pâleur et le deuil sévère de son costume, la merveilleuse beauté de Thérèse Badin. Il y eut aussi de grands noms évoqués, des noms de cour dont le chef des exempts, providence de notre ami Fortune, prenait note dans son coin, mais M. le prince de Conti, appelé, répondit seulement par procureur, à la lueur d'un feu verdâtre qui était sans doute un blâme; le nom du prince de Cellamare résonna dans le silence, M. le comte de Toulouse et M. le duc du Maine lui- même, ne répondirent point du tout. Il en fut ainsi de trois ou quatre ducs ou pairs, dont le cardinal exhiba en vain les traités particuliers, signés par l'Espagne. Les feux verts se multipliaient. L'indignation des dames se traduisait par des mots fort piquants, et l'on dit que l'impératrice d'Occident exprima la sienne à l'endroit de M. le duc, son époux, au moyen de cette locution empruntée au langage familier- poule mouillée. De son côté, la soeur d'Apollon aiguisa la pointe de plusieurs épigrammes en vers libres. Ce fut d'une voix mal assurée que Son Éminence appela le nom de M. le duc de Richelieu. Étant donné le caractère bien connu du « favori des belles », personne n'avait fait fond sur ses témérités. Le mot cruel de l'impératrice d'Occident- « poule mouillée », semblait avoir été inventé tout exprès pour ce délicieux jeune homme, au moins en ce qui regardait la politique. Le bruit de sa présence à la fête avait couru, mais les autres aussi étaient là, on le savait, et si les esprits sages avaient ajourné la bravoure des autres au lendemain de la victoire, Richelieu n'était attendu que pour le surlendemain. Il y eut donc une surprise générale et voisine de l'enthousiasme lorsqu'à l'appel de ce nom une voix sucrée répondit- -Présent, par la sambleu! ce n'est pas moi qui reculerai d'une semelle! Ce coquin de Dubois et moi, nous jouons à qui l'un mettra l'autre dans cul de basse- fosse! Il y eut un grand, un joyeux murmure. Le chef des ombres lâcha son crayon et se dressa de son haut, stupéfait comme un oiseleur qui entendrait un chant de rossignol du gosier d'un pierrot. Mais ils sont bien vraiment de ce pauvre diable! Le murmure se changea en cri- tous les hommes s'agitèrent, toutes les femmes applaudirent, et le vieux cardinal lui-même battit un peu des mains dans l'excès de son contentement. Une flamme rose jaillit hors des casseroles et monta jusqu'à la voûte, éclairant le jeune immortel, qui marchait tête haute et le sourire aux lèvres vers la table de granit. Richelieu! Richelieu! Armand! le divin Narcisse! l'amour des princesses! la folie des reines! La forêt druidique tout entière s'embrasait à l'haleine de ce dieu, et certes la conspiration n'eût pas laissé éclater de pareils transports d'allégresse si on lui eût amené le maréchal de Berwick, le vieux Villars, le jeune Duguay-Trouin ou même feu Catinat. Toutes les femmes se rapprochèrent, formant une guirlande autour de la table. Vous eussiez dit qu'elles subissaient une ivresse ou qu'elles étaient prises par cette affection bizarre et contagieuse que les médecins appellent la danse de Saint-Guy. Elles frétillaient, elles roucoulaient, il y en avait qui riaient, d'autres qui pleuraient. La soeur d'Apollon laissait aller des vers de toutes mesures sans s'en apercevoir, et le cardinal arrêta l'impératrice d'Occident au moment où, à son insu, elle escaladait la table. Richelieu, bonbon d'amour! Armand, praline de Paphos! Cupidon à la pistache! Jamais on ne l'avait vu si blanc, si rose, si frais, comblé de ces nuances chatoyantes qui panachent les suprêmes de meringues! Il étincelait, il rayonnait, Vénus invisible secouait sur son passage des senteurs bergamote, d'iris, de vanille, tous les parfums enfin qui composaient l'ambroisie, cette pommade céleste dont la recette est perdue. -Est-il possible, se disait Delaunay repentante, que j'aie pu confondre une fois la plus brillante étoile de notre ciel avec ce pataud de cavalier Fortune. La voix de l'impératrice d'Occident, toute pleine de tremblantes caresses, s'éleva. -Prince, dit-elle en tenant à la main le traité signé Philippe d'Espagne et contresigné par Alberoni, prince! votre présence parmi nous est un augure certes de victoire. Sa Majesté Catholique ne prétend pas récompenser, par ce faible don, vos vertus et votre génie. Nous sommes au premier jour d'une révolution universelle, et si l'empire du monde est partagé selon nos désirs, c'est une couronne royale qui ceindra votre noble front. -La mule du pape! répliqua M. de Richelieu avec une rondeur charmante, Votre Majesté parle comme un livre. Il est bien temps de mettre un peu les vieux monarques sous la remise, et si vous n'avez personne pour remplacer le Grand Turc, je vous proposerai un camarade à moi dont la noblesse remonte plus haut que Noé et qui marche sur les murailles comme les mouches. Il y eut un murmure parmi les chevaliers de la forêt, mais toutes les dames applaudirent, et la soeur d'Apollon, soudainement inspirée, s'écria- -Malheur à qui ne comprend pas le sens profond caché sous ces paroles! c'est Achille revenu de Scyros! -Corbac! madame, dit M. Richelieu en s'adressant à la duchesse du Maine, vous avez là une servante d'esprit, mais faisons vite, je vous prie, car cette nuit je suis accablé de besogne. -Prince, murmura l'impératrice d'Occident, c'est à vous de choisir celle qui doit vous ceindre le glaive. Le duc de Richelieu répondit honnêtement- -Je n'y vais pas par quatre chemins, je choisis la plus belle, comme de juste. Toutes ces dames firent un mouvement en avant car chacune d'elles se rendait justice. Mais Mme la duchesse du Maine était toute portée. Elle remercia Richelieu d'un regard enivré, et, tirant le collier d'abeilles qui ornait son sein, elle le lui passa au cou en disant- -Soit, prince, puisque vous en témoignez si galamment le désir, en tout bien tout honneur, je vous choisis pour mon chevalier. Richelieu l'embrassa sans façon, et l'on crut un instant que l'impératrice d'Occident allait tomber pâmée. La soeur d'Apollon, exprimant l'opinion unanime de toutes ces dames, déclara en prose que jamais on n'avait vu princesse dans une position si ridicule, car ce duc impertinent la planta de côté et dit en secouant ses dentelles- -Je l'entends bien ainsi, Madame- en tout bien tout honneur. Pour le surplus, je causerais volontiers avec la belle des belles qui est, à mon gré, Thérèse Badin. Hélas! pauvre impératrice d'Occident! elle ne vit point la flamme jaune que lancèrent les cassolettes. L'amour qui vient si tard est un poison foudroyant et tout son petit corps un peu difforme vibra violemment, son coeur battit trop vite, puis s'arrêta; on la vit pâlir et chanceler, un gloussement plaintif s'exhala de sa poitrine- et ces dames n'eurent que le temps de s'élancer vers elle pour la recevoir entre leurs bras. -La reine se trouve mal! s'écria M. de Polignac. Il y eut un grand tumulte, pendant lequel la soeur d'Apollon, au lieu de secourir sa maîtresse, risqua de nombreuses et cruelles allusions au chagrin de Calypso si élégamment décrit par M. de Fénelon au début des aventures de Télémaque. Quand Mme la duchesse du Maine rouvrit les yeux, le duc de Richelieu avait disparu ainsi que Thérèse Badin. Nous les eussions retrouvés tous les deux sous les peupliers du mail d'Henri IV. Thérèse était déjà dans le carrosse, elle tenait sur les genoux tous les trophées de M. le duc, savoir le collier d'abeilles, le glaive druidique et le traité d'Espagne. Derrière le carrosse, à la place où se tient d'ordinaire le laquais, René Briand était debout. À l'écart, vers le bord de l'eau, M. le duc lui-même parlementait assez vivement avec ses ombres qui l'entouraient. Le chef des exempts et ses cinq acolytes avaient mis l'épée à la main. Où Fortune Assiste Encore A Une Fête. -Mes braves, disait Fortune à ses ombres, vous me suivez depuis le logis de Mme de Tencin, et vous avez fort adroitement exécuté les ordres de ce bon abbé Dubois qui vous avait bien recommandé de ne point vous hâter, et de me laisser descendre tout au fond de la ratière. Soit de parti pris, soit par mégarde, notre cavalier avait cessé de déguiser sa voix. Son masque était tombé dans la bagarre- mais il faisait nuit noire sous les arbres, et le chef des exempts essayait en vain de distinguer les traits de son visage. -Je ne l'ai pas perdu un seul instant de vue, murmura-t-il. -Avez-vous peur qu'on vous ait changé votre Richelieu? demanda Fortune en riant. Ils sont capables de tout, dans cette maison de carnaval! « Mes braves, interrompit-il en prenant un ton sérieux, je vous offrirais bien d'attendre encore une demi-heure afin d'exécuter en perfection les ordres de ce bon abbé Dubois. Dans une demi-heure, en effet, toute la mascarade va sortir des jardins de l'Arsenal et se rendre à Court-Orry, sous prétexte de prendre M. le régent au piège, et par le fait, pour tomber dans le traquenard tendu pour M. le régent. Nous aurions ainsi le flagrant délit, c'est vrai; mais n'avez-vous point ouï parler, comme tout Paris, de la célèbre gageure et du fameux petit souper qui réunit ce soir la fleur de nos courtisans chez M. le duc de Richelieu, à sa folie de la Ville-l'Évêque? En ce moment, Thérèse mit la tête à la portière du carrosse et appela. -Je suis à vous, chère belle, répondit Fortune, qui reprit la voix flûtée de Richelieu; nous allons partir tout à l'heure. Le chef des exempts lui mit rudement la main au collet. -De par tous les diables, s'écria-t-il, nous sommes bernés! ce coquin se moque de nous! je connais sa voix, je cherche son nom... Fortune n'essaya même pas de se dégager. Dans sa colère, le chef des ombres avait repris, lui aussi, sa voix naturelle, qui n'était point celle de tout à l'heure. -La mule du pape! murmura notre cavalier, non sans émotion, vous seriez donc encore en vie, mon ami Bertrand? -Fortune! Fortune! c'est Fortune! dit le chef des exempts dont les bras tombèrent. Et je n'ai pas songé à cela! Je vous croyais mort, mon camarade. -Et moi, donc! s'écria Fortune; corbac! j'ai vu les petits pleurer. Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de Mme Bertrand, qui est une aimable femme. Ils s'embrassèrent de bon coeur, au milieu des ombres étonnées, et l'inspecteur, tirant notre cavalier à part, lui dit- -Julie et moi nous avons failli y passer, mais les blondins auront de bonnes rentes, et je vais vivre désormais en honnête homme. Je me souviens maintenant d'un plan dont vous m'avez parlé; éclairez- moi en deux mots, car je n'y vois goutte. Que voulez- vous faire de Thérèse Badin et de ce grand garçon collé derrière le carrosse? -Les mariés qu'on mène à l'église, répliqua notre cavalier, ne vont pas ainsi souvent l'un dedans, l'autre derrière; mais à la guerre comme à la guerre, maître Bertrand! Vous m'avez bien manqué depuis hier; je comptais sur vous, et j'ai été obligé d'aller chercher les hommes de police jusqu'à l'hôtel de Tencin, comme un gibier qui prendrait la peine de courir après la meute. « Quand nous aurons du loisir, nous nous raconterons mutuellement nos histoires; mais, pour le présent, vous avez vu M. le duc de Richelieu tremper les deux mains jusqu'aux coudes dans un complot de haute trahison; cela suffit. Cette belle demoiselle, qui est là dans le carrosse, emporte le traité d'Espagne à la petite maison de la Ville-l'Évêque; soyez prudent, prenez bien vos mesures, j'espère arriver à temps pour être de la fête et voir la figure que fera M. le duc en retournant à la Bastille. Pour la seconde fois, Thérèse appela. Fortune marcha vers le carrosse et dit tout bas à René en passant- -Vous êtes revenu de loin, mon compagnon; je vous laisse à la garde de votre bien. Ne commettez pas d'imprudence et tenez pour certain que Thérèse ne court aucun danger ce soir. Thérèse, penchée à la portière, demanda d'une voix émue- -Qu'attendez-vous, monseigneur? -Belle amie, répondit Fortune en lui baisant galamment la main, gardez bien le dépôt que je vous ai confié; ne remettez le traité qu'à moi-même, quand vous allez me retrouver tout à l'heure, à ma petite maison du quartier d'Anjou. Il y va de ma liberté; peut- être de ma vie. -Il faudrait me tuer pour m'arracher ce parchemin! murmura Thérèse en le pressant sur son coeur. -Une mission d'État, reprit Fortune, me prive du bonheur de vous accompagner, mais je serai rendu avant vous, et vous me trouverez en mon logis. Fermez la portière, et à bientôt. Il y eut un dernier baise-main et le carrosse s'ébranla, suivi à distance par les ombres. En ce moment, les portes de l'Arsenal s'ouvrirent et les conjurés, divisés par petits groupes de quatre ou cinq exempts, descendirent à bas bruit le quai des Célestins, pour gagner le Palais-Royal. Fortune et l'inspecteur Bertrand échangèrent un au revoir, puis notre cavalier s'éloigna en courant par la rue du Petit-Musc. La rue du Petit-Musc était silencieuse et déserte, comme d'habitude à cette heure, mais, à mesure que Fortune, jouant des jambes dans la boue, sans respect pour son costume ducal, approchait de l'étroite embouchure qui donnait accès dans la rue Saint- Antoine, il put entendre des clameurs confuses et voir un grand mouvement de populaire. Les gens couraient dans une direction uniforme; se poussant les uns les autres, bavardant et riant. Quand Fortune dépassa la dernière maison de la rue du Petit-Musc, il vit la rue Saint-Antoine presque aussi pleine, plus bruyante et plus agitée que le fameux jour où il avait assisté à l'émeute amoureuse des princesses, des maréchales, des duchesses, des présidentes, de toutes les dames de Paris, enfin, accomplissant leur galant pèlerinage au pied des murs de la Bastille. Le tableau n'était certes point le même. La nuit remplaçait le jour, l'imposante file des carrosses armoriés manquait, ainsi que cette longue guirlande de beautés éblouissantes, toutes pompeusement parées et portant toutes l'auréole de leur effrontée dévotion. Mais il y avait encore plus de monde et plus de bruit. Les maisons se vidaient avec une rapidité extraordinaire, vomissant des flots de bourgeois et de bourgeoises, qui se précipitaient à pleine course vers un plaisir assuré. Aux fenêtres qui étaient toutes ouvertes, des grappes de curieux pendaient, et de temps en temps quelque large éclat de rire qui naissait sur le pavé pour s'épanouir en gerbe jusqu'aux toits, donnait à cette scène nocturne un caractère de pantagruélique joyeuseté. Le groupe principal, le centre de la fête était précisément au lieu vers lequel Fortune dirigeait sa course. Une immense cohue, houleuse comme la mer aux bourrasques d'équinoxe, ondulait devant la cour. Il y avait là de nombreuses lanternes et aussi des flambeaux qui éclairaient le noyau du rassemblement au-dessus duquel on découvrait les profils d'un carrosse avec un cocher en livrée sombre, immobile sur son siège. La maison voisine, vivement illuminée par les lueurs d'en bas, montrait les cinq étages de ses croisées qui, littéralement, menaçaient ruine sous le poids des curieux. Et ceux-là surtout donnaient la mesure de l'allégresse générale; on voyait les convulsions de leur fou rire, les battements de main des hommes et les pâmoisons des femmes vaincues par l'excès de leur hilarité. Fortune resta un instant ébahi, mais déjà vaguement inquiet. Il était le seul ici pour n'avoir pas la moindre idée du mot de l'énigme; car la plupart de ceux qui le dépassaient en courant avaient vu de loin par les fenêtres le commencement de l'aventure. -Qu'est-ce donc, mon camarade? demanda-t-il en arrêtant un petit bourgeois au hasard. Le petit bourgeois le repoussa et continua de courir, répondant- -C'est une maîtresse Picarde, oui-da! -Mon camarade, qu'est-ce donc? demanda encore Fortune, qui s'accrocha à un artisan. -C'est un coquin d'exempt! répliqua l'ouvrier en se dégageant d'une bourrade. Fortune se mit aussi à courir, ne sachant mieux faire. De l'exempt, il ne pensait rien; mais ce mot de Picarde éveillait son imagination. Il n'avait pas une confiance absolue dans la sagesse du chevalier de Courtenay et se disait- -Est-ce que Marton serait là, en train de faire des siennes? En se dressant sur ses pointes, il aperçut le haut d'un bavolet qui ne lui laissa aucun doute. Le bavolet exécutait des mouvements caractéristiques et Marton semblait danser une furieuse sarabande. Comme il arrive en pareil cas, Fortune, en approchant davantage, ne vit plus rien, parce que la muraille humaine grandissait au-devant de lui. Il n'était pas homme à s'arrêter pour si peu, et commença de suite à fendre vaillamment la presse. Dans la foule et selon les dispositions de chacun, il y en eut qui firent place, parce qu'il avait un bel habit; d'autres qui, pour la même raison, lui prodiguèrent des bourrades. Fortune, insensible aux politesses comme aux outrages, suivait stoïquement son chemin vers le centre d'où partaient un tapage infernal et une gaieté toujours croissante. -Six blancs pour l'exempt! criait-on. C'est dommage de voir un si joli garçon dans un métier pareil! -Une pièce de douze sols pour la Picarde! Voilà une salée commère! D'autres disaient- -L'exempt a un faux air de M. de Richelieu, savez- vous? -Il aura voulu se conduire comme M. de Richelieu! -Et la Picarde s'est fâchée parce qu'il n'a pas un poil de barbe! Autour de Fortune, qui travaillait comme un nègre, on grondait- -Ne poussez donc pas, l'homme! -Vous allez gâter vos rubans! -Maman Rouxel, cria une voix de rogomme, sens donc cet agneau-là en passant- il embaume! Fortune se laissa flairer par maman Rouxel, et planta son coude comme un coin d'acier dans les derniers rangs qui le séparaient de l'arène. Désormais, il n'avait plus besoin de s'informer. Du moment que l'exempt, adversaire de la Picarde, avait un faux air de Richelieu, la charade n'était pas difficile à deviner. Ce pauvre La Pistole, pensait-il, a bien raison d'adorer la coquine! Il n'y a qu'elle pour avoir semblables idées, et, je parie bien qu'elle lui aura mis mon uniforme tout chaud sur le corps! Un immense applaudissement fit explosion et grime en s'éparpillant le long des façades où chaque croisée renvoyait des battements de main. -Bravo! la Picarde! -Elle aura l'exempt, vous verrez! Haro sur l'exempt! -À bas l'épée! Le dernier bruit que Fortune entendit avant de voir le ton sec et vif que produit une rapière quand on la brise sur le genou. Il n'y avait plus que l'épaisseur de deux forts garçons bouchers entre lui et l'enceinte libre. Un brave coup d'épaule sépara les deux patauds, et il se trouva dans une sorte d'arène de forme ovale, au centre de laquelle était un carrosse sans armoiries, avec son cocher immobile sur le siège. Des lanternes, des flambeaux, des bougeoirs éclairaient cette enceinte, autour de laquelle un cordon d'artisans, les bras nus, faisait bonne garde, repoussant vigoureusement de minute en minute le flot envahisseur des curieux. Cela ressemblait en très grand au cercle qui se forme autour des charlatans, les jours de foire. Et le carrosse, loin de nuire à l'illusion, représentait assez bien ce char classique du haut duquel les arracheurs de dents haranguent la foule. Il ne manquait que la musique. Dans ce champ, terriblement clos par une balustrade vivante, un combat se livrait, solennel comme un jugement de Dieu, mais plus grotesque mille fois que les parades de la foire. Les deux adversaires- une Picarde haute sur jambes, et solidement découplée, d'un côté, et, de l'autre, un pauvre joli garçon d'exempt qui semblait tout jeune (un prince et un duc, s'il vous plaît! Richelieu et Courtenay) semblaient arrivés au dernier degré de l'exaspération. Le combat durait depuis longtemps déjà, et la foule avait entouré peu à peu les champions, de manière à supprimer la ressource de la fuite. La bagarre avait pris son origine dans la cour de Guéménée. Nous savons que la cohue ne se trompait pas en disant que l'exempt était en bonne fortune- le coquin ne se refusait rien, ce soir, et le carrosse était à lui. Il était arrivé jusqu'à la portière, battant en retraite de son mieux, repoussant comme il pouvait les coups de pied et les coups de poing de la Picarde; mais il n'avait jamais pu parvenir à franchir le marchepied. Chaque fois, en effet, qu'il cessait de faire volte- face, cette damnée Picarde le saisissait aux cheveux et le malmenait lamentablement. Paris était déjà Paris, c'est-à-dire le lieu du monde où il est le plus facile de rassembler cinq cents badauds des deux sexes en un clin d'oeil. Aussitôt que le premier noyau de curieux fut formé, il poussa ce bon cri d'allégresse parisienne qui ouvre toutes les portes et toutes les fenêtres. Deux minutes après, la marée de la foule montait comme si le feu eût été à la Bastille. Et c'était un transport inouï. La Picarde, qui tapait comme un marteau de forge, inspirait de folles admirations, et le malheureux exempt, de plus en plus timide et qui semblait honteux de son rôle, n'excitait qu'une pitié railleuse. Hélas! ce n'était plus le divin Armand, dont un seul regard eût fait reculer la cohue. Il était pris au piège, il recevait les coups avec un désespoir silencieux; ce qu'il craignait le plus au monde, c'était d'être reconnu, et il se serait laissé assommer sur place avant de crier- « Je suis le duc de Richelieu! » Où Fortune Agit Avec Magnanimité. Il y a les réjouissances annuelles et réglementaires- la fête du souverain, la promenade solennelle du boeuf gras et autres anniversaires, attendus impatiemment par les enfants, petits et grands. Il y a encore les aubaines, les mariages de princes, funérailles illustres, et ce drame si cher aux incontinences de la curiosité parisienne, ce drame silencieux et sanglant qui se joue la nuit avec l'échafaud pour théâtre, entre un condamné et le bourreau. On exige beaucoup de ces représentations annoncées. Il faut que le feu d'artifice soit beau, la procession brillante, le char funèbre brillamment empanaché; on se plaint si les cierges manquent, ou les pétards, ou les masques; on se plaint encore si l'homme de la roue, de la corde ou de la guillotine, selon les temps, n'a pas suffisamment répété son rôle, s'il ne déchire pas les chairs couramment, s'il n'étrangle pas sans accroc, s'il ne coupe pas la tête avec aisance. Au contraire, Paris ne demande rien à ces spectacles que la clémence du hasard lui renvoie pour rompre le train monotone de son oisiveté ou de ses labeurs, à cette comédie fortuite et inespérée qui lui barre tout à coup le chemin, à ces impromptus de la place publique ou de la rue auxquels son insatiable besoin de distinction prodigue chaque jour le rire ou la pitié. Paris est alors comme ces convives faciles qui partagent avec bonne humeur la fortune du pot. Il se contente d'un feu de cheminée, d'une femme qui tombe par la fenêtre, d'un chien accusé de rage, et même d'un fou qui marche en gesticulant tout seul. Un malheureux affaissé au coin d'une borne lui suffit, parce qu'il discutera longuement la question de savoir si le pauvre diable se meurt pour avoir trop bu ou pour n'avoir point assez mangé. Je l'ai vu s'ameuter de tout son coeur (tandis que le rentier épouvanté fermait sa porte à double tour) pour suivre de toit en toit le serin envolé de la petite ouvrière, ou pour provoquer sur la corniche le perroquet fugitif de Mme la marquise. Mais ce qui affriande surtout Paris, ce qui le met en liesse complète, c'est la belle et bonne bagarre, ce sont les coups de poing généreusement échangés dans le ruisseau; les bosses au front, les yeux pochés, les vestes déchirées, les coiffes arrachées. Car, en toutes choses, l'élément féminin fait toujours bien. Et si la Providence veut que la femme ait le dessus contre un comique traditionnel, comme le sont, par exemple, les perruquiers, les apothicaires et les concierges, ou bien si le battu appartient à l'une de ces catégories que Paris déteste d'instinct, les sergents de ville, les recors et les gendarmes, la joie publique peut et doit arriver au comble de l'ivresse. Tel était ici le cas. Sur le pavé comme aux fenêtres, deux mille personnes se tordaient dans les convulsions d'un fou rire, parce que la bataille avait lieu entre une Picarde et un exempt, et parce que l'exempt était rossé par la Picarde. Dès le commencement du tournoi, une dizaine de juges de camp, garçons bouchers, mitrons ou compagnons de jurandes, s'étaient chargés de faire le cercle et de maintenir le combat dans des conditions honorables. L'exempt n'y allait pas de bon coeur; il se défendait mollement et prenait chasse de temps en temps autour du carrosse, dont le cocher immobile présentait l'image de la plus haute impartialité. Un instant avant l'apparition de Fortune, la Picarde avait soulevé des tonnerres d'applaudissements en déchirant du haut en bas sa jupe, qui la gênait pour courir. Elle était, cette brave fille, d'une agilité extraordinaire, et en un moment où l'exempt s'abritait derrière l'attelage, elle avait franchi les deux chevaux par un tour de voltige exécuté à miracle. C'était alors que le malheureux homme de police, se voyant acculé, avait, d'un geste peut-être involontaire dégainé son épée. Autre tonnerre, mais, cette fois, tonnerre de huées. L'épée avait été brisée sur le genou d'un garçon boucher, et désormais les deux champions étaient étroitement aux prises. L'exempt avait retrouvé du courage tout au fond de l'impossibilité où il était de fuir; il gardait bon pied, bon oeil en définitive, ce n'était pas un adversaire à dédaigner; mais il y avait un diable dans le corps de cette Picarde. Ses bras et ses jambes frappaient tout à la fois; elle semblait avoir inventé ce bel art, une des gloires de notre ère moderne, que tous les peuples civilisés connaissent sous le nom de boxe française. L'exempt, étourdi par ce déluge de coups, cherchait surtout à la saisir; mais chaque fois qu'il s'élançait, refermant les bras et croyant la tenir enfin, il n'embrassait que du vent, et la terrible Picarde faisait tomber sur son crâne comme un véritable déluge de coups de poing. -La mule du pape! dit Fortune, dont le premier regard jugea le triste état de l'exempt, elle va mettre monsieur mon frère en capilotade! -Assez! assez! criaient en ce moment des fenêtres quelques femmes compatissantes. -La paix! répondirent les juges du camp- la brave fille venge son honneur que le rat de police a voulu lui ravir. Hardi, la Picarde! travaille mon enfant! La Picarde travaillait. Elle avait commencé en riant, mais elle s'acharnait maintenant à la besogne et le sang lui venait aux yeux. Fortune traversa le cercle, appuyé sur sa canne à pomme d'or. Il était en pleine lumière; tout le monde le regardait et un murmure sourd s'éleva parmi la foule. Tout Paris, les petits et les grands, les pauvres et les riches, connaissaient cette figure légendaire. Le nom de Richelieu vola de bouche en bouche. Seul, le garçon boucher, qui était le plus près de lui et qui avait la vue basse peut-être, ne sut pas à qui il avait affaire. Il le prit par la basque de son habit sans aucune façon et voulut le faire reculer. Fortune se retourna paisiblement et lui brisa son jonc sur la tête. Il y eut un grand silence, et nous sommes forcés de l'avouer, tout le monde trouva que M. le duc avait raison. Les camarades du garçon boucher, qui tenait sa tête à deux mains, lui dirent- -Tu n'avais donc par reconnu M. le duc? Et ce bon garçon lui-même murmura en se tirant une mèche de cheveux- -Monsieur le duc, je ne vous avais pas reconnu. En ce moment, l'exempt, qui était aux abois, submergé par un véritable déluge de soufflets, de bourrades et de ruades, tomba sur ses genoux, mais sans demander grâce. La vindicative Picarde s'élança sur lui et le saisit aux cheveux. Fortune prit la Picarde à bras-le-corps par derrière- -Pas de mauvais coup! cria-t-on de tous côtés; prends garde, ma commère, c'est M. le duc. Ceci n'eût pas arrêté la Picarde, mais Fortune lui dit en même temps à l'oreille- -Corbac! mon prince, il n'en peut plus. Vous en avez fait assez pour un portefaix, mais trois fois trop pour un gentilhomme. La prétendue Picarde se retourna et le regarda d'un air ébahi. -Croyez-vous, cavalier? murmura-t-elle. Par morbleu, vous avez bien fait de venir; car j'ai idée que j'allais l'étrangler! Le cercle, cependant, s'était rétréci, et les lueurs de toutes les lanternes se dirigeaient vers le visage de Fortune. C'était là un dénouement inattendu, curieux, une péripétie de choix- le hasard comblait, cette nuit, les badauds du quartier Saint-Antoine, et quand même la Picarde eût assommé tout à fait l'exempt, la foule n'aura pas eu tant de plaisir. On s'en donnait à coeur joie de regarder ce brillant duc de Richelieu, que personne n'avait jamais vu de si près, quelques-uns, tournant les yeux vers le malheureux homme de police, toujours agenouillé sur le parterre, commençaient à remarquer la ressemblance qui existe entre lui et son sauveur. -Eh bien! bonhomme, lui dit Fortune avec bonté, tu peux te relever si tu veux et rentrer dans ton carrosse de louage. Que ceci te serve de leçon; les marauds comme toi sont battus quand ils essayent de singer les gens de qualité comme nous. La foule applaudit cette morale. La Bastille, qui regardait tout cela de loin, avait encore soixante ans à vivre. Le vrai duc de Richelieu se mit sur ses pieds en chancelant, et leva enfin ses yeux gonflés sur Fortune. C'était un esprit fort, mais comme presque tous ceux qui ne veulent plus croire en Dieu, il était superstitieux jusqu'à l'enfantillage. La vue de Fortune couvert de ses habits de la veille lui fit le même effet que s'il se fût aperçu lui-même dans une glace. Et comme il n'y avait pas de glace, il passa ses deux mains blanchettes et tremblantes sur ses yeux éblouis. -Qui êtes-vous? balbutia-t-il, en proie à une risible terreur. Fortune le regarda du haut en bas. -Ah çà! dit-il, qui es-tu toi-même? j'entends conter depuis quatre ou cinq jours cette bourde d'un croquant, allant et venant dans Paris, qui a l'impertinence de me ressembler trait pour trait. La foule ponctua cette interpellation par un bruyant murmure. Elle s'amusait mille fois mieux qu'à la fête du roi. -On a été jusqu'à me faire entendre, poursuivit Fortune, que le susdit maraud pourrait bien être un bâtard de monsieur mon père. Personne n'est à l'abri de cela. Si la chose est vraie, mon garçon, je te défends de rester dans la police. Viens me voir demain matin; je t'achèterai une lieutenance dans un régiment partant pour les Indes, et tu iras te faire tuer proprement loin d'ici. Il pirouetta sur ses talons et le vrai duc, qui avait l'air d'un homme ivre, franchit le marchepied de sa voiture au milieu des cris de la foule. La foule lui reprochait de ne pas savoir dire seulement- « Grand merci. » Le carrosse s'ébranla. Dix minutes après, les derniers curieux qui quittaient la place, étonnés de voir, à l'entrée de la cour de Guéménée, M. le duc de Richelieu et la Picarde en grande conférence et se tenant les côtes à force de rire. L'entente familière qui s'était établie tout à coup entre monsieur le duc et la Picarde était faite assurément pour tenir en haleine la curiosité des badauds. Mais M. le duc de Richelieu avait fait un geste de la main en disant- -Rentrez chez vous, bonnes gens; et malgré la grande envie que chacun avait de savoir, tout le monde s'était retiré. Marton regardait Fortune à la lueur du réverbère voisin et disait avec conviction- -Si vous vouliez, cavalier, Paris serait bien embarrassé de savoir lequel de vous ou de l'autre est le vrai Richelieu. Les poings me démangent en vous regardant. -Corbac! c'est de la goinfrerie, s'écria Fortune. Vous l'avez battu à plate couture. Avait-il pénétré auprès de notre belle Aldée? -Jamais! Vers sept heures du soir, on a sonné à la porte de l'escalier. C'était un petit homme qui arrivait avec un grand chien et qui n'avait pas l'air très assuré. -Il vous a dit- « L'heure est venue », interrompit Fortune. -Juste! et il demanda la pâtée pour lui et pour sa bête, ajoutant qu'il était de vos amis. Muguette a emmené Aldée dans la chambre de la vieille dame, et je suis resté seul en face de l'armoire mystérieuse. « Il faut vous dire, interrompit ici Courtenay, que Mlle de Bourbon avait été agitée tout le soir et qu'elle avait contraint cette chère petite Muguette à lui passer une robe blanche. Elle avait voulu aussi des fleurs dans ses cheveux. « Ah! cavalier, nous aurons bien de la peine avec la pauvre Aldée, mais, sur ma foi, son malheur ne fait qu'augmenter ma tendresse. Fortune lui serra la main silencieusement. Courtenay reprit- -Elle a chanté, elle a dansé, et les larmes me venaient aux yeux en la voyant si gracieuse et si belle. De temps en temps, elle venait vers moi et me regardait avec tristesse en murmurant ces mots, toujours les mêmes- « J'irai! j'irai! » -Il y a quelque dessein extravagant dans la nuit de cette pauvre cervelle! murmura Fortune, mais nous verrons. -Le plus fort est fait, riposta Marton. Je voudrais gager que M. de Richelieu a renoncé pour toujours à l'armoire. -Voyons l'aventure de l'armoire, dit Fortune. -Quand la petite Muguette fut partie, raconta Courtenay, il se fit un bruit derrière les robes; puis les planches craquèrent et je fus l'homme le plus étonné du monde en voyant paraître un exempt. Je crus d'abord que c'était vous, d'autant que ce matin, vous aviez un costume pareil!... -La mule du pape! vous dites bien, puisque c'était le même, interrompit Fortune. Cette Zerline est un démon. -Je m'écriai, repartit Courtenay- « Pourquoi, diable, entrez-vous par ici, cavalier? » Mais une bourse très bien garnie, et que le nouvel arrivant me jeta en guise d'exorde, me donna à réfléchir. Je reconnus en outre, auprès de l'oreille gauche, la cicatrice d'une de mes bourrades de la Bastille, et, pour en avoir le coeur net, je fis une belle révérence en murmurant- « -Monsieur le duc, qu'y a-t-il pour votre service? « Il eut l'effronterie de me répondre- « -J'ai ouï dire que la chère enfant n'a pas la cervelle bien solide, mais on ne lui fera aucun mal. Il s'agit d'une simple gageure- mon honneur en dépend, vertubleu! et fût-elle prise de la fièvre ou du chaud mal, je veux l'avoir cette nuit à ma petite maison de la Ville-l'Évêque. « C'est assez d'explications comme cela, qu'en pensez-vous, cavalier? Mes poings se sont noués d'eux-mêmes et j'ai commencé à le battre tout de suite. Je l'ai battu dans la chambre et dans l'antichambre, je l'ai battu sur le carré, dans l'escalier, tout le long de la cour de Guéménée et je l'ai battu surtout dans la rue où nous sommes arrivés, suivis déjà par tous les voisins. Il ne criait pas, je dois lui rendre cette justice- il porte bien les coups, mais moi je criais pour deux, et le monde s'est rassemblé. La vue de toute cette foule me donnait du coeur à la besogne, et l'idée me venait de tuer ce vil coquin à force de soufflets. Si vous n'étiez pas arrivé, cavalier... -J'avais besoin de lui ailleurs, interrompit Fortune, sans parler des liens de la nature, qui m'obligeaient à ne le point laisser assommer tout à fait. J'ai dû vous toucher un mot de mon plan en temps et lieu; c'est une jolie chose, et il faut que monsieur le duc soit chez lui, ce soir, pour la réussite de mon plan. La peste! Marton, ma mie, nous n'avons pas fini de rire! Un cri déchirant lui coupa la parole. Le cri venait de la cour de Guéménée, où l'on disait- -Raymond! Marton! au secours! Fortune devint tout blême, parce qu'il avait reconnu la voix de Muguette. Au moment où le prince et lui s'élançaient, Muguette parut en effet au bout de l'allée. Elle vint tout en larmes et haletante se jeter dans les bras de notre cavalier. -L'avez-vous vue? balbutia-t-elle. Qui? demanda Courtenay, Aldée? Elle n'est plus là, répondit Muguette à travers ses sanglots. Elle a fui, elle est perdue! Où Fortune N'A Plus Qu'A Suivre Son Plan. Fortune et Courtenay interrogèrent la pauvre petite Muguette que ses larmes étouffaient. Voici ce qu'elle leur apprit- Pendant que la grande bataille de Marton et de l'exempt commençait dans la chambre à coucher d'Aldée pour se continuer au dehors, Muguette servait l'homme au chien qui prenait son repas dans la salle à manger. La Pistole avait recouvré son excellent appétit, mais l'inquiétude le tenait toujours à la gorge, car au moindre bruit il se levait, mettant l'épée à la main. Le chien Faraud imitait son maître de point en point, tantôt rongeant un os de bon coeur, tantôt se dressant sur ses pattes en flairant au vent avec menace. Aldée était près de Mme la comtesse de Bourbon, dans l'appartement de cette dernière. La comtesse appela au bout d'un quart d'heure à peu près pour s'informer d'où venait ce bruit qui entrait par les fenêtres ouvertes. C'était comme un long murmure qui allait s'enflant et s'abaissant, selon les caprices de la bagarre. Il arrivait par bouffées de la rue Saint-Antoine et traversait toute la cour de Guéménée. La vieille dame était fort en peine, ce bruit lui faisait peur. Quand Muguette s'étonna de l'absence d'Aldée, qu'elle croyait trouver chez la comtesse, celle-ci s'écria- -Mlle de Bourbon n'est-elle pas avec vous, ma fille? Et tout de suite après elle ajouta- -J'ai sur la poitrine comme le poids d'un grand malheur! Muguette s'élança dans la chambre à coucher d'Aldée, qui était vide. Sur les meubles et sur le lit il y avait des objets de toilette jetés en désordre, comme si la pauvre jeune fille privée de raison eût fait parmi ces chiffons, au dernier moment, un choix précipité. La porte qui donnait sur l'antichambre était grande ouverte, aussi bien que la porte de l'antichambre elle- même communiquant avec l'escalier. Mais ce qui frappa Muguette davantage, ce fut la vue de l'armoire, au fond de laquelle un trou béant livrait accès dans la maison voisine. Il y avait tout auprès de l'armoire des feuilles de rose blanche sur le plancher, et Muguette se rappelait bien avoir vu Aldée passer une rose blanche dans ses cheveux. -Et te souviens-tu, interrompit ici Muguette, te souviens-tu, mon cousin Raymond, je t'avais dit que notre chère Aldée allait tout le jour répétant- « J'irai! j'irai... » -Je me souviens, murmura Fortune, et je te demandai si par hasard elle n'avait point reçu quelque message. Tu me répondis- « Impossible! » -Je croyais que c'était impossible, murmura Muguette en baissant la tête, mais je me trompais, mon cousin Raymond, car il y avait un papier sur le plancher parmi les feuilles de rose blanche. -Que disait le papier? s'écrièrent à la fois Fortune et Courtenay. -Le papier disait, répliqua Muguette- « Le prisonnier de la Bastille viendra chercher ce soir la belle des belles, mais s'il ne peut vaincre les obstacles, la bien-aimée sait le chemin du rendez-vous... » Il y eut un silence, puis Fortune et Courtenay dirent en même temps- -Elle avait donc déjà reçu d'autres messages! -Comme j'achevais de lire le billet; reprit Muguette, j'ai entendu, dans la nuit, de la maison voisine, de l'autre côté de l'armoire, un grand gémissement. « Et en même temps, l'homme au chien est entré dans la chambre, tenant par le collier sa bête qui l'entraînait. « Le chien s'est lancé vers le trou et l'homme n'a pas osé le suivre. « Mais moi, j'ai pris un grand flambeau et j'ai couru derrière le chien en criant- « -Aldée! mademoiselle Aldée! « Un second gémissement m'a répondu. « C'était une grande chambre toute nue. Il y avait au milieu, sur le carreau, un vieillard moribond qui gémissait. « Ses cheveux gris étaient épars, ses yeux semblaient vides et toute sa figure s'agitait en une grimace effrayante... -Chizac! murmura Fortune, Chizac-le-Riche! « Le chien flairait les poches du vieillard avidement, poursuivit Muguette; il y fourrait son museau tout entier et en retirait des papiers de caisse. « Le vieillard disait d'une voix creuse- « -Je ne veux pas de prêtre! je ne suis pas malade! j'achèterai la santé et la vie, j'achèterai les juges, j'achèterai le roi! -Que nous importe tout cela? s'écria Courtenay. Aldée! Aldée! ne nous parle que d'Aldée! Fortune gardait le silence. -Aldée, répéta Muguette, moi aussi je ne pensais qu'à Aldée. Je me détournai du vieillard qui râlait et courus de chambre en chambre dans cette maison vide, appelant toujours- « Aldée! Aldée! » La dernière porte que j'ouvris me mit sur un palier, et je descendis les marches. Je me trouvai dans la cour de Guéménée, à dix pas de notre porte. Le vent éteignit mon flambeau et je me mis à courir comme une pauvre folle, en criant- « Au secours! » Courtenay se frappa le front violemment. -Et je ne l'ai pas deviné! s'écria-t-il. Au moment où je sortais dans la rue, poussant cet homme devant moi, j'ai vu une forme blanche qui glissait le long des maisons... Par le saint sépulcre! je donnerais le nom de mon père pour des habits et une épée! -Mon prince, répliqua Fortune, le costume n'y fait rien, et dans tout ceci l'épée n'aura point de rôle. « Rentre à la maison, chérie, interrompit-il en prenant Muguette dans ses bras, et dis à la comtesse de Bourbon qu'elle reverra sa fille avant qu'il soit deux heures, ou qu'il n'y aura plus de cavalier Fortune! « Prince, reprit-il presque gaiement, nous avons deux paires de bonnes jambes pour faire une longue route; nous allons voir lequel de nous deux va gagner, ce soir, le prix de la course! » M. le duc de Richelieu était un de ces heureux à qui rien ne résiste, pas même le sort, et qui finissent par se regarder comme les créanciers éternels de la victoire. Habitué à triompher partout et toujours, il ne savait point supporter une défaite, et l'idée du ridicule, qui jamais ne l'avait atteint, lui faisait horriblement peur. Déjà une fois il avait été battu par ce fou de Courtenay, mais c'était à la Bastille, et l'intervention des deux princesses donnait à l'anecdote une très piquante tournure. Ici rien, sinon une grêle de taloches reçues dans la plus grotesque situation qui se puisse imaginer! M. le duc avait été roué de coups, comme une recrue, par une bonne grosse fille, devant deux mille badauds des deux sexes. Son déguisement d'exempt ajoutait au désolant comique de l'aventure. Il croyait bien avoir reconnu Courtenay sous le bavolet de sa terrible ennemie, et d'ailleurs n'y avait-il point cet insolent drôle, travesti en Richelieu, qui avait interverti les rôles et qui lui avait sauvé la vie en lui donnant un brevet de bâtardise? Contre celui-là le courroux de M. le duc ne connaissait point de bornes, il l'aurait poignardé sans pitié. On a vu de ces éblouissants vainqueurs perdre en un seul jour tout leur prestige. Il suffit pour cela d'un éclat de rire; or, M. le duc de Richelieu entendait d'avance l'éclat de rire qui devait éveiller la ville et la cour le lendemain matin. C'était une comédie complète, une farce qui serait jouée certainement à la foire sous ce titre- « La gageure d'Arlequin ». La gageure! à ce seul mot le pauvre duc n'avait plus que de l'eau tiède dans les veines. Ils étaient tous là-bas à l'attendre dans la salle à manger fleurie- Cadillac, Bezons, Gacé -Gacé, le tenant de son pari -la duchesse, la marquise, les danseuses, tous et toutes s'étonnant déjà de son retard! Quelle friandise pour ce monde jaloux! Richelieu battu, battu à plate couture! Source: http://www.poesies.net