Les Compagnons Du Silence. Paul Henri Corentin Féval. (Père) (1816-1887) Tome II TABLE DES MATIERES Troisième Partie. Le Prince Coriolani. I Le Colonel San-Severo. II À Travers La Fête. III La Grotte D’Endymion. IV Autre Manière D’Aimer. V Les Cent Mille Ducats De Peter-Paulus. VI Le Marquis De Malatesta. VII Le Gant De Lorédan Doria. VIII Le Roi Du Jour Et Le Roi De La Nuit. Quatrième Partie. Maria Des Amalfi. I Djâbel Le Grand-Scorpion. II Le Livre De L’Avenir. III Berta Giudicelli. IV Le Réveil. V La Séparation. VI Pauvre Mère! VII Tête-A-Tête. VIII La Promesse. IX Beau-Père Et Gendre. X Toile D’Araignée. XI L’Ecusson De Monteleone. XII Le Plaidoyer De Johann Spurzheim. Troisième partie. Le Prince Coriolani. I Le Colonel San-Severo. Il y avait du monde partout, cette nuit: dans les salons et dans les galeries, sur les terrasses embaumées de fleurs, dans les parterres, sous les bosquets, le long des rampes illuminées qui montaient à ce chapeau chinois, léger et hardi, nommé le belvédère, au fond des grottes où régnait un suave demi-jour. La cour était là, brillants seigneurs et belles dames. Quand Doria donnait la fête, on venait de loin. Vous eussiez entendu parler sous les orangers tous les dialectes de l’Italie: la grave langue de Rome, le pur florentin, le piémontais déjà tudesque, et le vénitien, qui a pris des mots à tous les idiomes de la terre. Il n’y a guère de grande famille dans la péninsule italique qui ne se vante d’être alliée à Doria. Rien qu’avec ses nobles parents, Doria pouvait emplir ses galeries, ses salons et ses jardins. C’était février, c’était le plein carnaval. Pendant le carnaval à Naples, le masque est de mise partout. On ne donne pas de bals masqués: on donne des bals. Chacun s’y costume selon sa fantaisie, pourvu que le costume soit beau. Elles passaient donc, ces reines, fatiguées déjà de plaisirs, car la nuit s’avançait. Elles allaient, par groupes gracieux et rieurs, de la salle de spectacle où la compagnie du théâtre Saint- Charles avait chanté toute la soirée, aux salles de danse couvertes et en plein air, d’où sans cesse partait l’appel des orchestres. D’autres descendaient, au bras de leurs cavaliers, les sentiers mystérieux conduisant aux grottes et aux cabinets de verdure. Parmi celles-ci, nous eussions reconnu Pénélope Brown, l’épouse imprudente de Peter- Paulus. Elle était toujours accompagnée de son colossal sigisbé, le colonel San-Severo; de la garde romaine. Cet officier supérieur, haut de six pieds, ne l’avait point quittée et lui faisait une cour assidue. Mais gardons-nous de laisser croire un seul instant au lecteur que la fille de Marjoram et Watergruel eût le moindre tort à se reprocher. Pénélope avait appris le départ de son mari par Jack. Ses soupçons étaient d’avance éveillés par la conduite inconsidérée de Peter-Paulus à bord du Pausilippe. Pénélope connut tout d’un coup l’étendue de son malheur. -Je suis trahie, dit-elle à Mélicerte, sa confidente fidèle. -Tous les hommes sont les mêmes, repartit Mel en haussant les épaules. -Croyez-vous véritablement que je sois trahie? demanda Pénélope, qui avait espéré une contradiction. -On demande milord Brown, dit en ce moment un domestique de l’hôtel montrant sa tête à la porte. -Est-ce une femme? s’écria Pénélope jalouse. -Non, milady... c’est un homme qui vient pour l’affaire que vous savez. -Dissimulez!... lui glissa Mel à l’oreille. -Faites entrer, dit Pénélope. Un homme de six pieds de haut, portant le riche costume de la garde romaine fut introduit. Pénélope prit cet air effarouché de l’Anglaise qui connaît ses caouvenences. Pendant que l’étranger saluait, elle lui dit: -Vos été le premeur homme qui entré dans le chamber de moâ... Je disé à vos lé raisonne... je vôlé me vendger de milord! Le colonel ne comprenait pas un mot de français. Il salua milady, et, prenant sa main pour la baiser, il lui fit une double croix sous la paume. Pénélope, chatouillée, se réfugia jusqu’auprès de son lit en criant comme une aigle: -Shocking! very schocking indeed! -Ce sont les habitudes du pays, lui dit Mel. Un beau brin d’homme! -Ah! dit le colonel en italien, est-ce qu’il y a quiproquo? Je croyais que vous connaissiez l’affaire... mais, du moment que je vous gêne... Il fit mine de se retirer. Un signe de Mel le retint. -Je veux bien rester, moi, grommela le colonel de la garde romaine; mais du diable si je sais comment leur faire comprendre la chose. Pénélope et Mel le regardaient. Il chercha des yeux autour de la chambre et vit un écrin sur la table de nuit. Il le montra du doigt. -Diamants?... dit-il. -Je compréné bienne, répliqua Pénélope. -L’avez-vous? demanda le colonel. -Yes, yes, fit milady, pôt aller lé soar au bal. -Justement! s’écria le beau brin d’homme; au bal! -Et mylord y est? interrogea Pénélope. -Le Pendjaub!... fit le colonel. San-Severo; diamants... bal... ce soir! -Jé compréné bienne... Je vôlé siurprendre M. Brown et venger moâ... positively! -M. Brown! s’écria San-Severo; c’est cela! nous nous entendrons! Ils ne savaient absolument pas ce qu’ils avaient dit l’un l’autre; mais chacun d’eux avait son idée fixe. San-Severo, qui était, comme le lecteur le sait déjà, le terrible capitaine Luca Tristany, ayant appris qu’un Anglais nommé Brown était arrivé par le Pausilippe, venait s’aboucher pour la fameuse affaire du Pendjaub. Pénélope comprenait vaguement qu’un beau militaire voulait la conduire à un bal où Peter-Paulus était déjà en fraude de ses droits conjugaux. -Milord, dit-elle, jé vôlé caounfier moâ à voter honour, pôr siurprender M. Brown et vendger moâ. -C’est cela! s’écria Luca Tristany, M. Brown... juste! Elle lui tendit la main. Il la prit sans façon par la taille, et fit un tour de bal en répétant le mot bal. Je crois que ses moustaches effleurèrent même le front chaste et immaculé de Pénélope. -Ce sont, dit Mel en ouvrant les malles, les habitudes du pays. Le beau colonel, voyant qu’on retirait des malles cette prestigieuse toilette que nous avons déjà décrite, et dont les diverses pièces avaient été achetées par Peter-Paulus lui-même dans les plus élégants magasins de Fleet street, approuva chaudement et dit: -Parfait!... Vous le montrerez au prince royal et à Sa Majesté elle-même. Il parlait du diamant. Mel prit le colonel par la main et le conduisit dans la chambre de Peter-Paulus où il n’y avait plus personne. Le colonel l’embrassa sur les deux joues. Quand elle fut partie, il fourra dans sa poche divers petits objets qui se trouvaient sur les meubles. Ce n’était pas pourtant un homme minutieux, mais il y a de vieilles habitudes. La toilette de Pénélope fut faite vivement et gaiement. Le mariage de ces vives couleurs rose, bleu, orange, amarante, eut lieu selon les règles les plus sévères du goût de Cheapside. Quand on alla chercher le colonel et qu’il vit cette longue femme vêtue en arc-en-ciel, il offrit vivement son bras. Un équipage stationnait à la porte. Pendant la route, le colonel tâta un peu les poches de sa compagne, pour voir s’il sentirait l’écrin du Pendjaub. -L’honour de moâ été enter vos mains! lui dit Pénélope; j’été iune faibel gentlewoman! Je vôlé bien sévôrer le vendgeance... mais jé vôlé gâder préciously le vertiou! San-Severo, le brave géant, n’en voulait qu’au Pendjaub. Pénélope eut deux occupations principales à la fête du palais Doria: chercher Peter-Paulus, son infidèle conjoint, et se venger de lui. À vrai dire, elle ne réussit ni à l’un ni à l’autre. Nous savons si le pauvre sujet anglais était sur un lit de roses! Quant au colonel, qui naturellement était chargé d’aider Pénélope dans sa vengeance, il s’acquitta fort mal de son emploi. Il était là pour le diamant. Le baragouin de Pénélope commençait à l’exaspérer. Il l’avait traînée de salon en salon, disant à tout le monde qu’elle était la femme du plus riche joaillier de Londres, mais tous ses efforts pour obtenir le moindre renseignement sur le fameux Pendjaub étaient restés absolument infructueux. Ceux qui passaient près de lui le félicitaient sur sa conquête. Pénélope, au bout d’une heure, pesait cent livres à son bras. Vers minuit, elle put voir un certain mouvement insolite dans les salons et dans les jardins. Son colonel fut accosté successivement par plusieurs personnes qui lui glissèrent quelques mots à l’oreille. À dater de ce moment, le colonel devint encore, s’il est possible, plus taciturne et plus froid avec sa belle compagne. Il aborda brusquement un cavalier dont Pénélope admira les cheveux châtains avec mélancolie, et lui fit tout bas une question. Le cavalier dit en anglais à Pénélope: -Le seigneur colonel désire savoir si vous avez le diamant sur vous. -Oh! s’écria en français la fille de Marjoram, il été bienne doux dé entender, si loin de le Anguelterre la languadge de le pays natal! -Qu’a-t-elle répondu? demanda San-Severo. -Rien, fit le cavalier inconnu. Le colonel fronça ses gros sourcils et prononça durement: -Dites-lui de répondre, sang du Christ!... nous n’avons plus de temps à perdre! -Le seigneur colonel prie milady de répondre, dit le cavalier; est-ce milady qui a le diamant? -Quel diamant? fit Pénélope. Le cavalier ayant traduit ceci au colonel San- Severo, celui-ci lâcha le bras de milady, la fit asseoir sous une tonnelle, se leva et dit: -Je vais revenir. Après quoi, il disparut avec son compagnon. À peine avait-il tourné l’angle de la charmille, laissant Pénélope aussi désolée et embarrassée qu’Ariane, qu’elle vit revenir à elle le cavalier inconnu. Celui- ci s’assit auprès d’elle. -Ne me répondez pas, lui dit-il en anglais, et prêtez bien attention à mes paroles; si c’est votre mari qui a le diamant, qu’il se garde de le montrer... Repartez pour Marseille cette nuit même, si cela vous est possible... Il y va de la vie! Le cavalier se leva et s’esquiva. Pénélope était pétrifiée. Une voix se fit entendre derrière elle dans l’intérieur du massif. -Parlons italien le moins possible, disait cette voix en français, on nous surveille... Le prince royal et le roi sont ensorcelés. Pénélope était fille d’Ève, malgré son apparence un peu masculine. Sa curiosité l’emporta sur sa crainte. Elle écarta doucement quelques branches de jasmin qui fermaient le fond du berceau, et glissa un regard à l’intérieur du massif. Il y avait là six dominos noirs, six masques à barbe. Impossible de voir leurs visages! À leur voix, seulement, Pénélope devina que c’étaient des jeunes gens. -S’il ne vient pas... disait l’un d’eux exprimant un doute et une crainte. -Il viendra! l’interrompit-on. -Alors, s’écria l’un de ceux qui n’avait pas encore parlé, il est à nous. -Si tu as du courage, marquis! lui fut-il répondu. Le marquis étendit la main. -Je jure, s’écria-t-il avec toute l’énergie de la haine italienne, que, si cela dépend de moi, cet homme ne sortira d’ici que déshonoré ou mort! -Quand même il faudrait donner ton honneur ou ta vie? dit-on encore. Celui qu’on avait appelé marquis se dressa de son haut d’abord, puis il baissa la tête en prononçant d’une voix sourde: -Quand même! II À Travers La Fête. Pénélope était plus morte que vive. Elle tremblait de tous ses membres; mais ses terreurs la consolaient un peu de son abandon. Comment ne pas espérer quelque petit roman pour soi- même, au milieu de toutes ces choses romanesques? Pénélope ne demandait que cela, un petit roman: un pirate pour la poignarder en poussant des cris d’Othello, un Albanais même, un simple Albanais pour l’enlever dans une tartane. Mais le temps s’écoulait, hélas! Autour de Pénélope, l’allure du bal devenait de plus en plus mystérieuse et dramatique, et aucun de ces mystères n’était pour elle! On eût dit que tous ces drames se donnaient le mot pour la laisser en dehors. Les dominos du massif s’éloignèrent, portant ailleurs leur sombre conjuration. Des groupes affairés se montrèrent. On parlait italien. Pénélope endurait le supplice de Tantale. Pour tromper sa fièvre, elle atteignit son carnet et inscrivit quelques remarques judicieuses, fruit de ses récentes observations: « Naples (suite): grande taille des colonels. - Ils viennent chercher les dames étrangères dans les hôtels pour les conduire au bal. -Un peu fous, parlant sans cesse de diamants. -Toilettes des femmes, choquantes. -Femmes laides. -Pas assez de rhum dans les sorbets. » La danse faisait trêve dans les salons: les couples, fatigués de plaisir, s’éparpillaient le long des allées d’orangers et de myrtes, parmi lesquels d’énormes camélias en pleine terre étalaient le splendide bouquet de leurs fleurs sans parfums. C’était l’hiver, mais l’hiver de Naples, plus beau que le printemps de nos durs climats. Pénélope avait dans le cristallin je ne sais quelle maladie anglaise qui l’empêchait de voir les femmes jolies; et pourtant elle resta tout à coup bouche béante à contempler une jeune fille qui passait. Elle n’avait, celle-là, ni domino ni masque. Sa robe de mousseline blanche, simple et dessinant les adorables contours d’une taille de dix-huit ans, ne portait d’autre ornement qu’une guirlande légère et sobre de liserons bleus. Elle avait aussi dans les cheveux quelques-unes de ces douces fleurs des nuits. Et c’était toute sa parure. Elle était si belle ainsi, cette jeune fille, que Pénélope laissa échapper ses tablettes. La main de la jeune fille s’appuyait sur le bras d’un cavalier de grande mine, qui était beau comme elle était belle. Il y avait un air de famille entre eux. Tandis que Pénélope les contemplait, jalouse de cette perle de beauté, et lui enviant son superbe cavalier, tant pour la couleur de ses cheveux que pour le calme et profond regard de ses grands yeux noirs, le couple tourna le berceau et s’enfonça dans ce même massif où naguère les dominos causaient tout bas. -Angélie, dit le cavalier, qui porta doucement la main de la jeune fille à ses lèvres, je suis ton frère, mais je suis aussi ton père et ton protecteur... Je suis le chef de la famille Doria- Doria... Laisse-moi te parler comme te parlerait notre noble père, si Dieu ne lui avait pas donné place au paradis. -Loredano, mon bon frère bien-aimé, répondit Angélie, je t’écoute comme si tu étais Giacomo Doria, mon vénéré père. Ils s’assirent sur un banc de gazon. Lorédan se recueillit avant de reprendre la parole. -Ma soeur, dit-il en serrant la belle petite main d’Angelie dans les siennes, tu es la plus belle, tu es la plus riche, tu es la plus noble parmi les jeunes filles de la cour... Tu es aussi la meilleure et la mieux digne d’être adorée... J’ai longtemps cherché autour de moi l’homme qui pourrait être ton égal. Je ne l’ai pas trouvé. Il n’est pas... -Ceci est de l’orgueil, frère chéri, interrompit Angélie rougissant et souriant à la fois. -Ceci est la vérité, ma soeur... et il y a une chose singulière... Te souvient- il de ces belles comédies espagnoles que nous lisions ensemble? Les journées héroïques de Lope et de Michel Cervantes?... Notre grand-mère était une Medina- Celi, ma soeur... et il y a du sang de Castille dans nos veines. -Pourquoi me dis-tu cela, frère? murmura Angélie. -Parce que... Mais tu étais émue et passionnée comme moi au contact de cette fière poésie... T’en souviens-tu? -Je m’en souviens. -L’âme de tout cela, c’est l’honneur... l’honneur ombrageux et armé... l’honneur qui se garde par le poignard et par l’épée. Angélie était pâle. -Mais pourquoi me parles-tu de cela, frère? répéta-t-elle en baissant involontairement la voix. Lorédan poursuivit, comme s’il eût rêvé tout haut: -Cette épée qui veille sur le miroir de famille, afin qu’aucun souffle étranger ne le ternisse, as-tu remarqué cela, Angélie, dans les comédies de Vega et de Cervantes, cette épée est toujours dans la main du frère? La belle jeune fille ne répondit point. Ses yeux se baissèrent, et son doux sourire s’envola. -Angélie, reprit Lorédan, dont la voix se fit plus lente et plus grave, ne m’interroge pas, car je ne saurais point encore m’expliquer... mais crois- moi, mon coeur me le dit, il y a une menace suspendue au-dessus de la maison Doria!... Et je n’ai jamais mesuré si bien qu’aujourd’hui la responsabilité que mon titre de chef de famille fait peser sur moi... Dans les jardins, des voix se firent entendre. -La comtesse! disaient-elles, Son Altesse royale cherche la comtesse Doria! Angélie fit un mouvement pour répondre à cet appel. Lorédan la retint. -Tu l’aimes donc bien!... murmura-t-il si bas, que sa soeur eut peine à l’entendre. Une nuance d’incarnat vint aux joues d’Angélie, tandis qu’elle répondait: -Je l’aime autant qu’on peut aimer. Lorédan abandonna sa main, et ses sourcils se froncèrent. En ce moment, il eût été curieux d’observer ces deux visages si parfaits dans leur diverse beauté. Le courroux de Lorédan était triste et comme paternel. Les yeux d’Angélie venaient de se relever, exprimant une fierté inattendue et toute prête à la révolte. C’était une douce jeune fille; chacun disait que son nom peignait son âme. Jusqu’alors, elle n’avait jamais résisté à l’autorité de son frère. Ceux qui la connaissaient comparaient l’égalité suave et gaie de son caractère à l’azur sans nuage d’un ciel de mai. -Je l’aime tant, continua Angélie, dont la douce voix ne tremblait pas, que, si vous aviez quelque chose à me dire contre lui, mon frère, je refuserais de l’entendre! -Est-ce toi qui parles ainsi, ma soeur? balbutia le Doria. -C’est moi, mon frère... C’est la princesse Coriolani! Lorédan baissa vivement ses paupières pour cacher la flamme sombre qu’il sentait s’allumer dans ses prunelles. -Vous n’êtes pas encore princesse Coriolani, Angélie! prononça-t-il en contenant sa voix. -Celui qui m’empêcherait de l’être, prononça distinctement la jeune fille, se déclarerait mon plus mortel ennemi! Doria tressaillit et la regarda. -Vous a-t-il donc jeté un sort comme aux autres? dit-il d’un ton où la colère mettait quelque chose de provocant. -Mon frère, répondit Angélie essayant de reprendre sa main qu’il retirait, ne prononcez pas des paroles que vous regretteriez bien vite... Vous êtes bon, vous êtes noble, vous m’aimez... ce qui est en moi, vous ne le comprenez pas, et je n’ai pas le pouvoir de vous le faire comprendre... Je n’ai pas besoin qu’on me plaigne... je ne veux pas qu’on m’outrage! Dans les sentiers voisins, on riait et l’on causait. De tous côtés venait le joyeux bruit de la fête. Vis-à-vis du banc de gazon qui restait caché derrière les lauriers et les camélias arborescents, deux allées se croisaient, formant un rond-point au centre duquel était la Vénus de Médicis. Un domino, dont la marche pesante annonçait un grand âge, s’arrêta au pied de la statue. Il resta un instant seul dans le rond-point. Angélie et Lorédan purent le voir déchirer une page de ses tablettes, sur lesquelles il avait tracé quelques mots à la hâte. Il frappa dans ses mains trois fois, puis deux fois, puis une fois. Un homme masqué parut au détour de l’allée, et reçut de ses mains le papier. -Je ne connais pas celui-là! murmura le Doria. -Ce vieillard!... commença Angélie. -Ce vieillard est Massimo Dolci, le banquier de la cour, mais l’autre... En ce moment, celui qu’on venait d’appeler Massimo Dolci dit à son compagnon masqué: -Il faut qu’ils sachent cela... et tout de suite... Allez, je les attends ici. Presque aussitôt après, Massimo Dolci fut entouré de trois autres personnages, parmi lesquels était le colonel San-Severo. Lorédan nomma les deux autres: Andrea Visconti- Armellino, intendant de la police royale, et le cavalier Ercole Pisani. -Il ne manque là que Johann Spurzheim, le directeur de la police royale, dit-il; nous verrions réunis tous les amis du prince Fulvio! Ceci était une provocation. La comtesse Doria n’y répondit point. Massimo Dolci et ses trois compagnons s’entretinrent un instant à voix basse. Ce qu’ils disaient, on ne pouvait l’entendre. -Tout a été prévu, fit cependant Visconti- Armellino, en réponse à une question du vieux banquier; c’est Johann Spurzheim lui-même qui interrogera Felice. Lorédan sourit avec amertume en entendant prononcer le nom du directeur de la police royale. Massimo Dolci s’éloigna en s’appuyant au bras du cavalier Ercole Pisani. C’était une belle tête de financier, ce vieux Dolci. Son front large et ferme se couronnait de grands cheveux blancs. Il avait dans Naples, et surtout à la cour, cette haute renommée commerciale qui est presque de la gloire. Sa fortune immense s’était faite, selon la croyance commune, en Angleterre. Sur ses vieux jours, par un louable sentiment patriotique, il en avait voulu faire profiter son pays natal. Depuis trois mois, chaque fois qu’il y avait une crise, on parlait volontiers de lui pour diriger les finances de l’État. La question de savoir s’il en était digne se trouvait résolue d’avance par son crédit sans bornes et son habileté. Mais on craignait qu’il ne daignât point accepter. Ercole Pisani, son compagnon, homme de grandes relations et de belle compagnie, était un Vénitien. Il y a longtemps, hélas! que les Vénitiens n’ont plus besoin d’excuse pour abandonner leur patrie. Ercole Pisani occupait une position considérable à la cour, soutenu qu’il était par le prince Fulvio, par Massimo Dolci et par Johann Spurzheim. On avait parlé de lui récemment pour être secrétaire d’État aux relations extérieures. Armellino-Visconti, l’intendant, jeune encore, plus élégant s’il est possible, et plus insinuant surtout que le cavalier Pisani, occupait une position d’autant plus importante, que son supérieur immédiat, le seigneur Spurzheim, chancelait entre la vie et la mort. Quant au colonel San-Severo, son chemin, à la cour, ne se faisait pas tout seul. L’intelligence ne brillait pas par excès dans cette tête d’Alcide. Ses amis ne le méprisaient point, parce qu’il pouvait beaucoup dans un coup de main, mais il n’était pas bon pour l’intrigue politique où l’association se trouvait inopinément mêlée, par le souverain vouloir du grand maître. Lorédan Doria garda un instant ce sourire amer et triste qui était autour de ses lèvres. -Il faut que le prince royal et Sa Majesté elle- même soient ensorcelés! murmura-t-il encore; voilà quatre aventuriers qui sont, à l’heure où nous sommes, les premiers de Naples! -Je ne les connais pas et je ne les défends pas, répliqua Angélie; je connais Fulvio et le défends. -Vous le connaissez!... répéta Lorédan. Mais il retint la parole irritée qui était sur ses lèvres, et reprit d’un ton mélancolique et plus tendre: -Pauvre enfant chérie! tu étais notre joie et notre orgueil. Je n’ai point de rancune contre toi. Cet homme t’a dominée comme tant d’autres. Et moi-même, n’ai-je pas été son ami? -Pourquoi ne l’êtes-vous plus, mon frère? demanda Angélie. -Parce que tu l’aimes, répondit le Doria sans hésiter. Puis il poursuivit, expliquant sa pensée d’un ton affectueux et noble: -Nous étions seuls tous deux sur cette terre, ma soeur... Nous avions la richesse, nous avions la puissance; mais Dieu qui ne donne jamais tout à la fois, avait fait le vide autour de nous... Notre père était mort, notre sainte mère l’avait précédé dans la tombe... Sais-tu combien de fois, jeune homme que j’étais déjà, je me suis assis pensif et découragé auprès de ton berceau d’enfant?... Sais-tu combien de fois j’ai contemplé, les larmes aux yeux, ton souriant sommeil?... Je te le dis, Angélie, je t’ai aimée au-dessus de tout ici-bas; au- dessus même de la jeune fille tendre, belle et si malheureuse que je nommai un jour ma fiancée... Une larme furtive vint aux yeux d’Angélie. Elle attira jusqu’à ses lèvres la main de son frère et la baisa silencieusement. Lorédan se pencha au-dessus de son front, qu’il effleura. -Non, s’écria-t-il, sur mon honneur de gentilhomme et sur ma foi de chrétien, ce ne fut point jalousie... Les pères sont jaloux parfois de leurs filles à l’âge d’aimer, et je suis ton père, enfant chérie, ma petite soeur!... Je t’aimais assez pour être jaloux; mais ce n’est pas cela, je l’ai juré; tu sais si je puis mentir!... Seulement, j’ai eu pour toi la clairvoyance qui m’aurait manquée pour moi-même... J’ai regardé en face cet homme à qui j’avais donné mon amitié les yeux bandés... Et j’ai vu je ne sais quel nuage sur son présent: j’ai frémi; j’ai porté mes investigations sur son passé... Ici, de tous côtés, la nuit! -Je réponds de son passé, mon frère, prononça tout bas Angélie. -Tu es femme... Les femmes s’abusent aisément quand elles aiment... Tu es jeune, la jeunesse est facile à tromper. -Le roi est un vieillard... Le prince royal est un homme! Lorédan passa les revers de sa main sur son front. -T’appuierais-tu donc sur l’autorité de nos princes pour me résister, ma soeur? murmura-t- il. -Je m’appuierai sur vous, mon frère. Je m’adresserai à votre coeur... -Et si je te disais: je ne veux pas! -Je vous répondrais: j’aime! La tête de Lorédan tomba sur sa poitrine. -C’est donc bien fort, l’amour? prononça-t-il sans savoir qu’il parlait. Et comme si tout au fond de son coeur un sentiment nouveau, et avoué à peine, faisait à cette question une mystique réponse, ses lèvres s’agitèrent, et il ajouta: -Oui, c’est bien fort! Mais Angélie n’entendit point cela. Angélie était en proie à une agitation extraordinaire. Elle pâlissait et rougissait tour à tour. Lorédan sentit qu’elle se serrait contre lui, comme si une sensation d’effroi ou d’angoisse lui eût traversé le coeur. Il vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes. Elle dit: -Je souffre et je voudrais mourir! Elle dit cela comme avait dit cette autre pauvre enfant aussi bas descendue sur les degrés de l’échelle sociale qu’elle y était haut montée, elle, cette radieuse et adorable Angélie. Elle dit cela comme avait fait la fillette de Sicile, la petite Céleste, la soeur du séminariste Julien. Et, comme Lorédan la regardait avec épouvante, car les hommes n’ont aucune manière de comprendre une semblable plainte, un incarnat plus vif vint à ses joues charmantes, et ses yeux brillèrent de fierté. -Je voudrais mourir, répéta-t-elle, car son amour seul peut me sauver, et je ne sais pas s’il m’aime. Lorédan la prit entre ses bras. -Te sauver de quoi, ma soeur? s’écria-t-il. Angélie hésita. Deux ou trois fois son sein charmant se souleva comme si elle eût été sur le point d’éclater en sanglots. Mais soudain, relevant la tête d’un air provocant et interrogeant au lieu de répondre: -Mon frère, demanda-t-elle, que faisiez-vous, la nuit dernière, au coin de la rue de Mantoue et de la piazzetta Grande, en face de ce vieux bâtiment qu’on appelle la maison des Folquieri? Lorédan tressaillit violemment et resta stupéfait à la regarder. Elle se leva. Il n’essaya point, cette fois, de la retenir. -Il y a une énigme en moi, dit-elle, que vous ne pourrez pas deviner, mon frère; moi-même, j’y perds ma peine... Je souffre, mais ne craignez rien pour l’honneur de notre nom... Je serai morte avant de faillir. Elle disparut, légère comme une sylphide, à travers les arbustes. Tout au fond du massif, un éclat de rire étouffé se fit entendre. Lorédan bondit sur ses pieds. Une autre robe blanche courait derrière les orangers. -C’est ce démon de Nina! murmura Lorédan, qui se laissa retomber sur le banc de gazon. -Comte, dit une voix près de lui, je suis content de vous trouver seul. Le nouveau venu était un des six dominos que nous avons vu tenir ce mystérieux conseil derrière le berceau où Pénélope Brown se reposait. C’était le domino à qui ses compagnons avaient donné le titre de marquis. Celui-là même qui avait juré qu’au prix de son propre honneur ou de sa propre vie, il déshonorerait un homme cette nuit ou le tuerait. Lorédan se retourna vers lui et lui dit: -Que me veux-tu, cousin Malatesta? -Je veux te demander deux choses, cousin Doria... D’abord, as-tu plaidé ma cause auprès d’Angélie, ta soeur? -Je l’ai plaidée. -Et le résultat? -Angélie ne sera jamais ta femme. Malatesta eut un sourire à la fois orgueilleux et haineux. -Passons donc à ma seconde question, cousin Doria, dit-il. Le roi est maître partout; mais tu es maître chez toi... Te déplairait-il qu’on fit, au nom du roi, cette nuit, une arrestation dans ton palais? -C’est selon, répliqua Lorédan; si c’est pour le propre service du roi, je consens, sous condition... si c’est une affaire ministérielle, je refuse. -C’est pour le propre service du roi. Ta condition? -Que la personne menacée ne soit pas mon ami... -C’est ton ennemi! -J’allais ajouter, cousin Malatesta, ni mon ennemi. -Quand tu sauras son nom... -Je le devine... Tu n’auras pas ma soeur, marquis Malatesta... Nous autres Doria, nous n’aimons point ceux qui combattent ainsi. -J’ai combattu Fulvio Coriolani avec l’épée! dit le Malatesta en se redressant. -Bien, cela!... et tu as été vaincu... Peut-être aurai-je le même sort, cousin Malatesta... Mais, si Fulvio Coriolani est attaqué sous mon toit, je le défendrai avec l’épée. III La Grotte D’Endymion. Tout ce qu’on peut reprocher à ces merveilles de l’opulence italienne, c’est une couleur mythologique un peu trop uniforme. L’art privé n’a pu devenir chrétien si près du berceau de la théogonie païenne, qui fut son premier prétexte, et qui lui prodigua tant de sujets charmants. L’Italie est toujours grecque: il n’y a de romantique ou de chrétien que les églises. Encore les églises sont-elles toutes pleines de souvenirs antiques. La plupart sont faites avec les marbres conquis sur Jupiter, sur Minerve, sur Neptune, et presque tous les bénitiers sont de vieilles conques baptisées qui ont contenu jadis l’eau lustrale. Dans les palais, l’Olympe règne en maître, et n’a de rival que le Ténare; Homère et Virgile sont là sous ces bosquets. On ne voit que nymphes, dryades ou bacchantes. Pas une image moderne: le ciseau des sculpteurs ne sait tailler que les dieux... Il y avait à mi-côte, non loin du belvédère, éclairé de mille feux colorés comme des pierres précieuses, une grotte dont l’ouverture, formée de grandes roches arrachées aux flancs du Pausilippe, toutes tapissées de mousses vertes et de lianes fleuries, promettait la solitude et la fraîcheur. Deux jeunes filles étaient là, toutes seules, et toutes deux si belles, qu’un maître du pinceau se fût inspiré à leur vue. Le contraste, ce mystérieux enchanteur, les faisait valoir l’une par l’autre, et ajoutait au charme de chacune. Impossible, en effet, de rencontrer deux figures à la fois plus charmantes et plus dissemblables. L’une était grande, ample dans sa grâce noble, généreuse de race et de sang, empruntant sa séduction exquise aux lignes parfaites du plus radieux visage que Naples eût admiré depuis cent ans: sourire d’ange, regard céleste, port de reine. L’autre, petite et robuste dans sa souplesse comme la panthère africaine, n’avait rien de régulier et prenait son charme dans je ne sais quelle hardiesse bizarre de dessins et de contours, dans l’imprévu, dans l’étrange. Son geste, à celle-là, était tantôt brusque et presque viril, tantôt d’une mollesse si exquise, que la rêverie naissait rien qu’à la voir, et que l’âme se berçait en une langueur soudaine. Grands yeux noirs voilés de franges recourbées, front à facettes, couronné de cheveux prodigues; nez moqueur, dont la passion enflait les narines mobiles; bouche cruelle où le gai sourire pétillait; pieds et mains de fée. Taille frêle, et si forte! Il y avait là-dedans de l’Espagnole un peu. Mais l’or bruni de cette carnation allait plus loin que l’Espagne. Ceux-là seulement qui, par une nuit d’orage, dans les plaines désertes de l’Italie du Sud, ont soulevé la toile bariolée de la tente des gitanes, auraient su dire à quelle race appartenait cette délicieuse créature. La grande, la belle, la noble était Angélie Doria. L’autre était cette Nina que Lorédan appelait un démon. Sous ce nom, nous ne la connaissons pas encore; mais elle n’avait pas que ce nom. Nous l’avons vue, à bord du Pausilippe, jouant le rôle de dame de compagnie auprès de cette mystérieuse inconnue, la comtesse. Là, elle s’appelait Paola. Et Peter-Paulus Brown, de Cheapside, l’avait choisie officiellement pour la marchesa de ses songes byroniens. Nous l’avons revue, dans la strada di Porto, sous le costume d’une marchande d’oranges. Nous l’avons retrouvée rue de Mantoue, en face de la maison des Folquieri déguisée qu’elle était en ragazzo, pour éteindre les réverbères au nez et à la barbe du malheureux conscrit du régiment Buffalo. Et, je ne sais à quelle occasion, nous avons entendu l’aventurier hardi, dont les exploits nocturnes ont occupé tant de pages dans ce récit, l’appeler Fiamma. Or, là-bas, dans la strada di Porto, Mariotto, l’improvisateur effronté, ne nous avait-il pas dit que Porporato avait une servante, une maîtresse, un farfadet, un lutin, une fée qui se nommait Fiamma?... Mais comment croire que le génie familier du bandit Porporato, Fiamma, eût ses entrées dans le noble palais des Doria-Doria?... De l’endroit où étaient les deux jeunes filles, on ne voyait point les illuminations du dehors. Il n’y faisait pas nuit, pourtant, parce que la clarté des jardins où brûlaient des myriades de bougies odoriférantes, se répercutait le long des parois et faisait, au fond de la grotte, une sorte de doux clair- obscur. Ce demi-jour laissait voir la statue couchée de ce berger de la Carie, petit-fils de Jupiter, qui fut l’amant de la chaste déesse. La grotte avait deux issues, dont l’une s’ouvrait sous le belvédère, au-dessus de la statue. De même que Diane, jalouse de son bonheur, choisissait les heures sombres de la nuit pour visiter son bien- aimé, de même, à de certains moments, la lune, enfilant l’issue supérieure, venait encore caresser de ses rayons d’argent l’Endymion de marbre endormi au fond de la grotte. Angélie et Nina étaient assises sur un banc de mousse et s’adossaient au piédestal de la statue. Les mains de Nina jouaient avec la douce chevelure d’Angélie, dont la tête nonchalante s’appuyait sur son épaule. Nina était la nièce du vieux Massimo Dolce, banquier de la cour de Naples. Elle avait rang de dame d’honneur auprès de Son Altesse royale la princesse de Salerne, femme du second fils du roi. -J’ai lu, dit-elle, un beau livre: c’est le roman d’Amadis, dont on se moque si bien chez le curé de don Quichotte. -N’as-tu pas autre chose à me dire, Nina? murmura Angélie. -Non, répondit la brune fillette, qui mit un baiser sur les cheveux de la contessina; je veux vous parler d’Amadis... Mais, avant tout, belle Oriane, avez-vous bien fait tout ce que je vous ai recommandé? -Oui, répondit tout bas Angélie. -Avez-vous lancé dans les roues du puissant roi Lisvard le bâton...? -Je ne te comprends pas, Nina, interrompit Angélie. -C’est que vous n’avez pas lu Amadis de Gaule, mon adorable princesse... Lisvard était un roi de la Grande-Bretagne, magnanime et sans défauts, comme qui dirait votre auguste frère, Loredano Doria... -Vas-tu te moquer de mon frère, Nina?... -À Dieu ne plaise, Altesse!... Ce Lisvard avait pour fille la huitième merveille du monde, la toute céleste Oriane, laquelle vous ressemblait comme deux gouttes d’eau... Ce Lisvard sans défauts ne voulait point qu’Oriane épousât le terrible Amadis, dont notre beau Fulvio est le vivant portrait; mais la princesse Mabile, à qui je ressemble un peu... -Par grâce, Nina! parle sérieusement, dit la jeune comtesse. Nina lui prit les deux mains qu’elle appuya contre ses lèvres. -M’aimes-tu seulement moitié autant que je t’aime, fille orgueilleuse? dit-elle soudain. Et, comme Angélie la regardait avec étonnement: -Écoute! reprit-elle; je te parle de ce roman fou, de ce roman superbe, parce que j’y ai trouvé mon portrait... Réponds, je le veux; m’aimes-tu et l’aimes-tu? -Ne sais-tu pas bien que je n’ai pas de meilleure amie que toi, Nina? répliqua Angélie. -Ce n’est pas assez! fit la pétulante fille, dont la pose s’abandonna davantage, tandis que ses yeux, plus sombres que le jais, rêvaient. La dame d’honneur de la princesse de Salerne était loin. Dans ce demi-jour de la grotte, près du pur et suave visage de la Doria, c’était bien une tête de zingara qui se renversait parmi les masses ondées de cette grande chevelure d’ébène, dont les boucles s’éparpillaient plus noires sur le marbre blanc du piédestal. Lorédan avait dit vrai, il y avait du lutin dans cette Nina rieuse et rêveuse. -Non, ce n’est pas assez, répéta-t-elle; mais ne parlons que de lui: comment l’aimes-tu? Angélie, toute rose, mit la main de sa compagne sur son coeur. -Quand j’aimais, murmura Nina, mon coeur battait autrement! Elle se tut, pensive et tout à coup triste. -J’ai un secret à te confier, dit Angélie. La zingara bondit sur ses pieds, plus légers que ceux de Taglioni ou d’Elsler; puis elle s’agenouilla soudain devant la Doria, posant sa tête mutine sur ses genoux. -Des secrets! fit-elle; ah! j’en sais trop de secrets!... Mais tu parleras plus tard, belle comtesse... Qu’a dit le roi Lisvard quand tu lui as parlé de la rue de Mantoue et de la maison des Folquieri? -Lorédan a pâli. -Pauvre roi Lisvard! s’il était seulement aussi avisé qu’il est beau!... beau, brave et généreux!... Mais l’horizon se rembrunit autour de nous, Angélie, ma mignonne... Et, si la sage fée Urgande veut nous protéger, il faut qu’elle se dépêche... -Quand tu voudras t’expliquer clairement... murmura la jeune comtesse avec un mouvement d’impatience. -Parfaite Oriane, repartit la zingara, pourquoi n’avez-vous pas daigné lire le plus charmant de tous les livres de chevalerie?... Il y a là-dedans un monstre écailleux dont l’haleine sent le cimetière, qu’on nomme l’Endriaque, et qui me rappelle assez ce vénérable agonisant de Johann Spurzheim, dont votre frère prend maintenant les almanachs... Amadis étrangla l’Endriaque, mais ce ne fut pas sans peine. -Au nom du ciel, Nina!... commença Angélie. La zingara se releva d’un brusque mouvement et lui jeta ses deux bras autour du cou. Elle se mit à balancer doucement la tête d’Angélie, comme si elle eût bercé un enfant. Et elle chantait, de sa voix douce et suave comme ce registre des orgues qu’on nomme céleste, le chant des jeunes mères siciliennes: Dors, petite fleur de mon coeur; Parfum du jardin d’amour, De notre jardin à nous deux! Portrait du père, Joie de la mère, Ange sans ailes, par la bonté de Dieu, Car tu t’envolerais là-haut Si Dieu t’avait donné des ailes. Dors, petite âme, Ma vie est en toi; Quand tu souris, je pleure: Il semble que tu souris au ciel Parce que la terre est bien triste. Petite fille! bouton de lis! Joie de la mère, Portrait du père, Il est absent: elle est triste. Rêve qu’ils sont réunis: Dieu les réunira! Sa voix s’en alla mourant. Elle s’assit à la place qu’elle occupait naguère. Sa physionomie devint sérieuse. -Je suis sa soeur, dit-elle; il est la moitié de moi-même... Quand nous étions petits, il lutta un jour pour me défendre contre un chien sauvage de l’Apennin... Le chien le terrassa sous lui... Je pris son couteau qui lui avait échappé... Je le mis tout entier dans la gueule béante du chien dont l’haleine me brûlait... Le chien écuma rouge et roula jusqu’au bas de la montagne. « Nos coeurs s’éveillèrent en même temps. Comtesse, vous êtes, plus belle que moi, mais je l’aimais mieux que vous! Il n’a plus besoin de moi pour être heureux: qu’il soit heureux sans moi! Mais, quand il sera pour souffrir ou pour mourir, je serai là, pour mourir ou souffrir! -Tu l’aimes encore, Nina! dit Angélie, qui baissa les yeux. Nina éclata de rire. -J’avais un orgueil, reprit-elle gaiement; je me croyais la seule de mon espèce... Mais, belle Oriane, il n’y a rien de nouveau sous le soleil!... Voilà que je suis vieille comme le monde... Mon portrait est dans un bouquin poudreux... Don Quichotte, le curé, sa gouvernante, me connaissaient il y a trois cents ans! Elle s’interrompit pour prendre la pose consacrée du conteur. -Amadis, poursuivit-elle, fils de Périon, roi des Gaules, et Oriane, fille de Lisvard, roi de la Grande-Bretagne, eurent un fils que la sage Urgande nomma Esplandian, parce qu’il éblouissait comme un soleil. Cet Esplandian, héros dès l’enfance, conquit l’épée de l’île défendue, et mit à mort l’impure famille de l’enchanteur Arcalaüs. Ne bâillez pas, comtesse, voici mon portrait vivant. « Elle s’appelait Carmelle. Elle était belle, mais non point comme vous autres, heureuses et parfaites créatures: elle était belle comme le jeune tigre de l’Inde, gracieuse et sauvage, comme le magnifique serpent d’or des îles australiennes, qui fascine les troupeaux de caïmans, roulés qu’ils sont au soleil parmi les pâles fleurs des marécages. « Elle avait seize ans. Elle vit pour la première fois Esplandian endormi dans la cellule de l’ermite, et, comme elle avait été arrachée à la race d’Arcalaüs, elle saisit, au chevet du héros, l’épée de l’île défendue pour lui en percer le sein. « Esplandian, qui rêvait, étendit ses bras blancs et ronds comme des bras de femme. Il sourit doucement dans son sommeil. Carmelle laissa échapper le glaive enchanté dont le contact seul donnait la mort; elle tomba sur ses genoux, et ses lèvres, malgré elle, cherchèrent les lèvres d’Esplandian. « Ce n’était pas à Carmelle que rêvait le fils d’Amadis. Un nom s’échappa de ses lèvres: ce n’était pas le nom de Carmelle. Esplandian songeait à la belle des belles, Léonorine, fille de l’empereur des Grecs. « Carmelle attendait son réveil. Quand il ouvrit enfin les yeux, elle le somma, sur son honneur de chevalier, d’octroyer un don à une demoiselle infortunée. Les chevaliers ne pouvaient pas refuser cela: Esplandian octroya le don. « -Je ne te demande point ton amour, lui dit Carmelle les larmes aux yeux, puisque ton amour est à une autre. Laisse-moi seulement te suivre et t’aimer. « Le jeune héros ne pouvait pas se dédire. Carmelle le suivit et l’aima. « Comprends-tu cela, toi, Angélie, qu’il y ait des âmes qui préfèrent le martyre à l’absence? des malades qui ne se veulent point guérir? Comprends-tu cela? Les médecins du coeur leur disent: « Oubliez! » Ces âmes ne veulent pas. Au prix de mille tortures, elles veulent aimer, aimer sans cesse. Elles tiennent à leur cher supplice. Comprends-tu cela? -Non, répondit Angélie, qui écoutait maintenant avec une attention avide; moi, je fuirais... Mais je vais te dire tout à l’heure, Nina, des choses que peut-être tu ne comprendras pas non plus. -Moi, je comprends tout, fit Nina, dont le sourire espiègle et hardi brillait déjà parmi sa mélancolie. Carmelle suivit son Esplandian: Carmelle l’aima, et Carmelle, on peut le dire, vécut et mourut de cet amour. « Cela est beau, entendez-vous, comtesse; cela est grand, cela est vrai... Votre poésie italienne n’a rien de semblable, je sais cela... Mais, si Dante eût trouvé cette idée, il l’eût faite sublime! Il y a des femmes comme cela, chez qui l’amour est un culte, le dévouement une religion. Elles aiment pour aimer. Elles aiment tant, que leur passion, sanctifiée, plane au-dessus de l’enfer humain. La jalousie elle-même s’éteint dans ces coeurs épurés. Les femmes dont je parle peuvent aimer et servir leur rivale: l’aimer bien, la servir fidèlement... Elle se tut. Un soupir léger souleva son sein charmant. Elle attira Angélie contre sa poitrine et baisa longtemps ses cheveux. Angélie se redressa parce qu’elle avait senti une larme tomber sur son front. Nina pleurait. -Tu es donc malheureuse? murmura la jeune comtesse. -Non, répliqua la zingara; je le vois tous les jours. Elle s’arrêta... Toutes deux avaient les yeux baissés, les deux charmantes créatures si différemment belles. Nina, caractère inexplicable dans ses soudaines bizarreries, semblait regretter les paroles prononcées. Elle ne relevait point son regard sur Angélie parce qu’elle craignait de l’avoir blessée; car elle était bonne, et bien véritablement elle aimait la jeune comtesse. Celle-ci rêvait profondément. Son rêve allait bien loin du sujet actuel de l’entretien. Machinalement, ses doigts blancs et jolis battaient la mesure balancée d’une valse allemande que l’orchestre lointain exécutait. -Je sais à quoi tu penses, dit tout bas la zingara. -Est-ce vrai?... fit Angélie, qui tressaillit. -Tu penses aux bosquets du palais Pamfili à Palerme. Angélie ne répondit point. -Ce fut pendant la valse qu’il te parla, reprit Nina. La jeune comtesse l’avait oublié. Ses paupières battirent. Nina crut qu’elle allait pleurer. -Oh! tu l’aimes! tu l’aimes! fit-elle avec passion; il me semble que je donnerais tout mon sang pour toi! La physionomie d’Angélie devint triste. -Il y a des moments, murmura-t-elle, où je voudrais qu’il t’aimât. Puis, sans transition, et comme s’il lui eût été impossible de tarder davantage à aborder ce sujet nouveau: -Réponds-moi, Nina, reprit-elle; assez longtemps tu m’as traitée en enfant... Pourquoi mon frère a-t-il tressailli quand je lui ai parlé de la rue de Mantoue et de la maison des Folquieri? -Curieuse! fit la zingara, ce n’était donc pas à Fulvio que tu pensais tout à l’heure? -Réponds- moi! -Le comte Lorédan a tressailli quand tu lui as parlé de la rue de Mantoue et de la maison des Folquieri, parce que l’amour vrai, l’amour entraînant, l’amour qu’il n’a jamais encore ressenti en sa vie, a trouvé depuis quelques jours le défaut de sa cuirasse... -Une intrigue? murmura Angélie en souriant. -Toute une destinée!... prononça lentement la zingara. -Connais-je la personne? -Peut-être oui, peut-être non... Tu as dû la voir... Tu l’as peut-être oubliée. -Son nom? -Elle n’a pas de nom. La belle Doria eut une petite moue de mépris. -Demain, continua Nina, elle en aura peut- être un plus grand que le tien. -Oh! oh! fit Angélie, qui raillait rarement, voilà au moins trois jours que vous n’aviez pris votre ton sibyllin! -Et je ne le garderai pas longtemps, comtesse... Qu’il vous suffise de savoir que l’auguste Lorédan, votre frère... l’homme qui trouve que le mariage de sa soeur avec Fulvio Coriolani serait une mésalliance, vient de tomber amoureux d’une pauvre jeune fille qui occupe, avec son frère, une petite chambre dans cette grande vieille maison des Folquieri... Je dis amoureux fou... amoureux respectueux... Rôdant comme Almaviva sous les fenêtres de Rosine (qui sont, hélas! un cinquième étage), n’osant pas écrire, n’osant ni se montrer ni parler... Bref, amoureux comme un page, à l’âge majestueux qu’il a! -Elle est belle? demanda Angélie. Les yeux de Nina glissèrent du front de sa compagne à la chute suave et fière de ses épaules. -Il n’y a rien de si beau que toi, comtesse, dit- elle: mais la jeune fille est belle adorablement. Si j’aimais, j’aurais peur d’elle. Pendant qu’elle prononçait ces derniers mots, il y avait quelque chose de sombre dans la voix de la zingara. -Et tu n’aurais pas peur de moi? fit Angélie en souriant. Nina était sérieuse. -Écoute, fit-elle en baissant la voix à son insu, ce que notre Fulvio ne sait pas lui-même, moi, je le sais. Je vois dans son coeur mieux que lui... Il y a si longtemps que je sens tout ce qu’il éprouve et que la pensée rayonne de lui à moi, comme si je n’étais que le reflet de sa vie! Je n’ai pas peur de cette jeune fille pour moi qui suis condamnée: j’ai peur d’elle pour toi. Angélie garda un instant le silence; puis elle répéta les propres paroles qu’elle avait prononcées devant son frère: -Alors, je mourrai, dit-elle; car il n’y a que lui qui puisse me sauver! L’étonnement de la zingara fut le même que celui de Lorédan. Elle demanda comme lui: -Te sauver de quoi?... Avant que la Doria eût le temps de répondre, une ombre large et grandissante se fit sur la paroi de la grotte. Puis un homme se montra, vêtu de noir et portant un masque. Il marchait avec précaution. La zingara avait sa main sur la bouche de sa compagne. Le nouveau venu essaya de voir ce qu’il y avait au fond de la grotte, mais il était dans le jour, l’ombre le trompa; il ne découvrit point les deux jeunes filles. Il s’arrêta à une vingtaine de pas d’elles, vers l’endroit où la courbe du chemin souterrain permettait encore de voir le jardin, tout en cachant à demi celui qui se postait là en sentinelle. Il ôta son masque pour respirer, et un cri s’étouffa dans la gorge de la zingara. IV Autre Manière D’Aimer. Du banc de mousse où s’asseyaient Angélie et Nina, on apercevait distinctement le profil perdu du nouveau venu, dont le front se trouvait en pleine lumière. C’était un homme jeune encore, mais dont les cheveux déjà rares, pris à revers par le jour qui venait du jardin, semblaient s’étioler sur son crâne. Il avait une pâleur de marbre. Sa pose disait clairement qu’il ne soupçonnait point ces regards fixés sur lui par-derrière, et qu’il s’était mis là en embuscade. -Tu connais cet homme? murmura Angélie. Nina fit un signe de tête affirmatif. Un grand bruit s’élevait en ce moment au- dehors. Tout à coup, une ombre sortit de l’une des routes transversales qui coupaient le maître sentier de la grotte. L’homme remit précipitamment son masque, parce qu’une main venait de se poser par-derrière sur son épaule. Angélie entendit ces distinctes paroles: Le fer est fort et le charbon est noir... L’autre répondit tout bas, et ils s’éloignèrent ensemble précipitamment. À l’instant où le second de ces deux mystérieux personnages entrait en lumière au détour du chemin, Angélie avait reconnu le seigneur intendant de la police royale, Andrea Visconti-Armellino. -Que veux dire tout ceci? fit-elle. -Tu verras cette nuit, contessina, répondit sa compagne, bien des choses qui te paraîtront inexplicables. -Ne me suis-je pas trompée?... est-ce bien le seigneur intendant qui est là?... -C’était lui. -Et l’autre? -L’autre, c’est un homme qui se venge. -De qui? -De toi... de moi... de tous ceux qui aiment le prince Fulvio Coriolani. -Je t’en prie, s’écria la jeune comtesse, explique-toi, Nina! -Et t’ai-je donc rien caché jamais, fille ingrate? repartit la zingara, qui bouclait d’un air distrait les beaux cheveux de sa compagne; sais- je pourquoi je t’aime, toi qui es vis-à-vis de moi comme ces fils aînés qui prennent l’héritage entier de la famille, toi qui m’écrases de ta beauté, toi qui es heureuse de tout mon bonheur perdu?... Ne devrais-je pas te haïr et te combattre, moi qui te chéris et qui te sers?... Laisse aller les choses et ne crains rien. Il ne m’est pas donné de percer pour toi, dès maintenant, le mystère qui t’entoure... Tu es dans cette maison, ton palais orgueilleux, comtesse tu es esclave et prisonnière. Ton destin et bien d’autres vont s’y décider cette nuit... Mais tu ne peux rien, sache cela, ni pour attaquer ni pour te défendre... Dans cette étrange tragédie, dont le prologue s’est joué loin d’ici, et dont les dernières péripéties vont éclater sous nos yeux comme la foudre, tu n’as point de rôle... Tu es comme ces princesses des contes féeriques toujours exposées, mais toujours défendues par les bons génies qui veillent autour d’elles... -Entends-tu! entends-tu!... s’écria Angélie, qui s’était redressée pour écouter. La rumeur du dehors grossissait. Nina aussi prêta l’oreille. -Ce n’est pas encore le prince, fit-elle; ce sont des nouvelles qui viennent du Castel- Vecchio. -Quelles nouvelles? les sais-tu? Nina reprit sa posture nonchalante. -La noble foule qui encombre tes salons et tes jardins, contessina, dit-elle, ressemble bien plus qu’elle ne pense à cette autre cohue déguenillée et pauvre que j’ai traversée cette nuit. -Quelle autre foule? -J’ai fait promenade, après souper, sur la plage de la Marinella, répondit négligemment la zingara; c’était tumulte comme ici, autour du pont de la Madeleine, où l’on avait trouvé un cadavre. -Oui, dit Angélie, j’ai entendu parler de cela... On croirait que Naples est au pouvoir d’une armée de malfaiteurs. -On croirait bien... murmura la Nina. -Que dis-tu? fit la jeune comtesse, qui se tourna vers elle vivement. -Ce que tout le monde répète, répliqua la zingara; et sais-tu la rumeur qui courait là-bas? On disait que le mort était le prince Fulvio. Angélie devint pâle comme une morte. Nina éclata de rire. -Ce sera un bras de géant qui tiendra le poignard quand mon bien-aimé frère Coriolani tombera! prononça-t-elle en relevant la tête fièrement. Combien faudra-t-il de ces nains qui nous entourent pour combattre celui-là que les païens eussent adoré comme un dieu? J’ai ouvert le store de ma voiture en passant, j’ai lancé ma bourse parmi la cohue et j’ai crié: « Voici ce que Fulvio Coriolani donne à ses bons amis de Naples pour leur prouver qu’il n’est pas mort... » Et le cri de joie de ces pauvres gens a monté jusqu’au ciel... et les roues de ma voiture ont été soulevées... « Où est-il? demandait-on; où est la grande Altesse? -Au palais Doria, ai-je répondu, pour ses fiançailles avec la contessina Angélie... » La jeune comtesse lui saisit le bras. -Tu as fait cela? dit-elle. -De sorte que, poursuivit paisiblement Nina, à cette heure, Naples entier croit qu’il se fait ici des fiançailles sous les auspices du roi et du prince royal... Elle s’interrompit pour couper la parole à sa compagne et ajouta: -Oh! ton majestueux frère aura de la peine à nous vaincre... Le peuple est pour nous, la cour est pour nous... et je ne sais quels noirs jaloux qui conspirent dans l’ombre nous donneront bien tôt ou tard l’occasion d’engager la bataille, qui d’avance est gagnée! -Mais c’est la guerre que vous déclarez à Lorédan, mon frère! murmura Angélie. -Qu’il épouse sa belle inconnue! répliqua la zingara; la mode est aux mésalliances... et toi, du moins, comtesse, tu te mésallieras avec un prince! Elle s’arrêta pour écouter. -Entends-tu? fit-elle; on prononce de tous côtés le nom du baron d’Altamonte. Il y a longtemps que nos jolies dames n’ont vu une exécution de gentilhomme! Voir mourir un seigneur qui dansait si bien, c’est curieux! « Un peu plus loin que le pont de la Madeleine, se reprit-elle, une autre foule encore: la strada di Porto. Vierge sainte! sauf l’accent... et l’odeur du macaroni, qui remplace là-bas les parfums exquis de tes jardins, comtesse, c’était tout semblable; deux noms comme ici: Coriolani, Altamonte! Le condamné à mort et le victorieux! Et, chose singulière, on se demandait, là-bas comme ici, pourquoi Coriolani avait quitté le palais Doria au beau milieu de la fête, ce jour- là même où Sa Majesté Ferdinand Ier, roi des Deux-Siciles, devait solliciter en son nom la main de la belle comtesse... -On savait donc déjà cela? -On sait tout, dans la strada di Porto! Naples est comme une immense maison de grand seigneur. Nous sommes ici au salon; dans la strada di Porto, on est à l’office... Et depuis quand les marauds peuvent-ils être accusés d’en savoir moins que les maîtres? Seulement, ils en savent parfois plus long, et, dans la strada di Porto, on disait que nos jolies dames ne verraient point l’exécution du baron d’Altamonte. -Altamonte!... Altamonte!... répondirent les voix du dehors comme un lointain écho; le baron d’Altamonte! Nina eut un sourire amer. -Je commence à trouver que Fulvio tarde bien!... murmura-t-elle. Une nuance de pâleur vint aux joues d’Angélie. -En partant, répondit-elle, le prince m’a dit: « Demain, vous saurez tout... » Et toi, jusqu’à présent, tu m’as gardée contre l’inquiétude... Mais, si tu te mets à craindre... -Oh! fit Nina, je n’ai pas peur! Tout ce qu’il fait est bien fait... S’il y a bataille, tant mieux, il vaincra! -Bataille? répéta Angélie. Mais la zingara capricieuse n’était plus en humeur de s’expliquer; elle mit à son tour sa tête brune sur les genoux de son amie, et fredonna pour la seconde fois son doux chant de berceuse en se balançant comme un enfant qu’on veut endormir. Dors, petite fleur de mon coeur; Parfum du jardin d’amour; De notre jardin à nous deux... -Mais pourquoi m’as-tu dis cela? s’interrompit-elle en se redressant brusquement. -Cela, quoi? demanda Angélie. -Pourquoi m’as-tu dit qu’il pourrait seul te sauver? Ses grands yeux noirs, curieux et brillants, étaient fixés sur ceux d’Angélie. Les paupières de celle- ci abaissèrent leurs longues franges sur ses joues, où monta un incarnat léger. -Ai-je dit cela?... balbutia-t-elle. -Voyons! j’en étais à te demander de quoi tu avais besoin d’être sauvée quand le docteur s’est montré là tout à coup? -Quel docteur? fit Angélie au lieu de répondre. -L’homme qui a juré de tuer Fulvio. -Et tu es calme en parlant de cela? s’écria la belle Doria déjà toute frémissante. -Ils sont vingt qui ont fait ce serment, répliqua la zingara d’un ton dédaigneux; vingt qui mourront à la peine... Mais réponds, réponds vite! Son petit pied mutin battait le sable doré de la grotte. Angélie ne répliqua point tout de suite. Son charmant visage exprimait un pénible embarras. Elle eût voulu parler, elle n’osait. Elle avait besoin de s’épancher, quelque chose lui fermait d’autorité la bouche. -Tu n’as donc pas confiance en moi, comtesse? dit Nina offensée. La Doria garda encore le silence. Puis, tout à coup, ses deux belles mains couvrirent son visage et brillèrent inondées par ses larmes. Nina lui passa ses deux bras autour du cou. -Chérie! chérie! fit-elle; tendre et bonne comme une mère, ne pleure pas... tu seras heureuse... Ils auront beau faire. Je te jure que tu seras heureuse!... -Ah! Nina! balbutia Angélie, dont la voix s’entrecoupait de véritables sanglots, si tu savais!... -Dis-moi tout... vite, bien vite... -Je ne peux pas... Non, je n’oserai jamais! -Chère folle! Et, toute souriante: - Ne dirait-on pas qu’elle a quelque gros péché sur la conscience! Angélie, à ce mot, cacha sa figure brûlante dans le sein de son amie. -Je n’ai rien fait! s’écria-t-elle comme pour repousser une accusation qui la blessait au plus profond du coeur, sais-je ce qu’il y a en moi? Je suis folle! - Mais qu’as-tu donc, comtesse? dit Nina effrayée enfin et sérieuse. -Elle a un frère... balbutia Angélie, si bas, que la zingara devina plutôt qu’elle n’entendit. -Un frère!... répéta-t-elle comprenant déjà peut-être, mais doutant de sa propre intelligence; qui est-ce qui a un frère? -Cette jeune fille... murmura encore Angélie, dont la bouche étouffait ses paroles dans les plis du corsage de Nina. -Quelle jeune fille? -Tu sais bien de qui je parle! -La jeune fille de la maison des Folquieri? -Oui. Ce oui se perdit dans la gaze fleurie. Il y eut un silence. Angélie sentit battre le sein de son amie et se releva. -Je ne l’aime pas! s’écria-t-elle; non! je suis prête à le jurer... Et comment l’aimerais-je, puisqu’il appartient à Dieu? Je ne l’aime pas... mais je suis bien malheureuse!... Sa paupière se baissa sous le regard de Nina, qui peignait une stupéfaction profonde. -Ah!... fit celle-ci, tu ne l’aimes pas!... Puis, avec une sorte d’indignation sévère, car l’idée d’une rivalité quelconque entre Coriolani et un autre homme révoltait ce coeur esclave: -Mais lui?... mais lui, Fulvio?... -Oh! lui! s’écria Angélie, je l’aime... j’en suis bien sûre!... Et voilà longtemps que je l’aime!... Savais-je seulement comme le coeur bat avant de l’avoir vu?... Il vint à moi, je t’ai raconté cela bien souvent... la musique de la valse me plongeait comme en un rêve... Je ne voyais plus rien, et le bal était devant mes yeux comme un éblouissement confus... « Notre cousin Malatesta était assis près de moi. Il me disait que j’étais belle. Les paroles qui tombaient des lèvres de Malatesta, je les mettais dans la bouche de cet homme qui s’avançait vers moi, pâle et si fier, que je croyais voir un héros des légendes antiques. « Et, sais-je dire cela, moi! tant de douceur parmi sa fierté... Ses yeux étaient sur les miens, et, par leurs rayons, toute son âme coulait dans la mienne!... pour me la prendre, Nina, ma pauvre âme d’enfant, pour l’emporter, pour me laisser je ne sais quel vide inquiet et douloureux que sa présence change en joyeuse plénitude. « Je ne me souviens plus. Me parla-t-il? Pourquoi m’aurait-il parlé? Ses yeux avaient appris aux miens le langage inconnu et muet. Oh! qu’il savait bien déjà que j’étais à lui! Il m’enleva comme une proie. Je vois encore le regard de haine que le Malatesta lui lança. « Je le hais, ce Malatesta! Je le chérissais comme un frère; nous avons été élevés ensemble. « Quand j’entends cette valse, je me sens mourir. Mon coeur la chante malgré moi. Nina, crois-moi, je l’aime! je l’aime!... Ma tête s’appuyait sur son épaule. Je sentais les battements de son coeur. Oh! le mien s’élançait!... Une fois, le vent de son haleine vint dans mes cheveux. Ses bras me soulevèrent alors, car je m’affaissais, mourante. La zingara essuya son front, qui était baigné de sueur. Un soupir profond souleva sa poitrine. -Tu l’aimes, dit-elle comme en se parlant à elle-même; il y a en toi ce que je ne soupçonnais pas... Tu ne m’avais jamais montré le coin où ton coeur étincelle. -Rien! reprit Angélie; pas un mot... Après la valse, je ne le revis plus... Un mois après, sur le bateau de Messine, il me dit: « Si Dieu me vient en aide, ma bien-aimée, ma femme, ta vie sera le paradis. » Et, depuis ce temps-là, nous sommes fiancés devant le Seigneur... Il est mon maître, et tout mon espoir est en lui... -Mais alors, dit la zingara, si tu aimes ainsi... comme une âme belle et ardente que tu es, chérie... pourquoi m’as-tu parlé du frère de cette jeune fille?... -Parce que je souffre, Nina... parce qu’il y a une chose incompréhensible et fatale... L’absence de Fulvio me laisse sans défense... quand il n’est plus là, je doute de lui et de moi-même. -Explique-toi... -Tout à l’heure, je t’ai dit ce mot, murmura la belle Doria, qui eut un mélancolique sourire parmi ses larmes demi séchées; tout à l’heure, je t’ai dit aussi: je ne te comprends pas, et peut-être que bientôt tu ne me comprendras pas toi-même. Comment t’expliquer ce qui est inexplicable. -Tu parles de doute... -Oui, de doute... C’est par ce mot seulement que tu arriveras jusqu’à ma pensée... Je ne le connais pas, moi, ce Fulvio que j’aime... je ne le connais pas, Nina, ma plus chère amie... Quand il n’est plus là, je ne sais, j’ai peur... ce passé mystérieux m’épouvante... ce que j’en connais: cette vie d’amours passagères et de folles passions. -N’est-ce pas un beau lot et un beau rôle, interrompit la zingara, que d’être le salut de cette grande âme égarée? -Oh! si fait... Et Dieu m’est témoin que c’est là ma consolation et mon orgueil... Mais... mais tu ne m’as pas comprise encore, Nina. -J’ai compris tout ce que vous avez dit, comtesse. Ceci fut prononcé d’un ton plus froid. Et, comme Angélie se taisait, la zingara reprit: -S’il faut deviner... -Non, non!... interrompit vivement Angélie; ce que je te demande, c’est d’avoir pitié de moi... Je te dis que je souffre! À son tour, la zingara garda le silence. -Eh bien, reprit la belle Doria, qui essuya ses yeux avec une sorte de résolution mélancolique, je parlerai donc... J’ai vu cette jeune fille... je suis de ton avis... elle est plus belle que toi et que moi, parce qu’il y a autour de sa candeur je ne sais quelle divine auréole... je l’ai vue, un soir de salut, à l’hospice de Saint-Janvier-des-Pauvres. Je demandai qui elle était... on me répondit: « C’est la soeur du jeune saint... » -Ah! ah! fit la zingara. -Ne raille pas! ordonna Angélie; je ne souffrirais pas une moquerie qui le concernerait. -Oh! oh!... répéta Nina sur un mode différent. -Cela est ainsi... juge-moi à ta guise. J’ai de la peine, mais ma conscience n’a rien à cacher à la Vierge Mère, sainte consolation des affligés... Quand on m’eut répondu: « C’est la soeur du jeune saint... » -Tu voulus voir le jeune saint. -C’est la vérité... On me le montra... Il était agenouillé près de la balustrade... ses longs cheveux blonds, aplatis contre ses tempes, tombaient en mèches sur sa pauvre soutanelle droite et roide... Il ne doit pas avoir beaucoup plus que mon âge, et son développement viril n’est pas encore venu. Et je faisais en moi-même une comparaison de cet humble enfant, indigent et pieux, prosterné dans sa foi devant le Seigneur... entre ce séminariste modeste, doux, tranquille, dont l’âme n’eut jamais que des pensées de miséricorde, et le cavalier brillant qui doit être mon époux... -Les comparaisons ont leur danger... murmura Nina. -Tu te trompes, ma fille... et tant que tu voudras railler, tu te tromperas... mon coeur était calme pendant que je faisais cette comparaison... Je me disais seulement: « il y en a qui ont leur paradis dès ce monde... » - Lequel des deux a le paradis? demanda la zingara. Angélie resta étonnée. Évidemment, dans sa pensée première, ce mot paradis s’appliquait à la brillante existence de Fulvio Coriolani. -Tu as raison, répliqua-t-elle, c’est une question, cela... et, maintenant que j’y songe, je vais plus loin, ce n’est pas même une question... L’autre a manifestement l’avantage ici-bas comme là-haut. La zingara se mordit la lèvre. -Mais laisse-moi dire, reprit Angélie, sais-tu pourquoi on lui a donné ce nom: le jeune saint?... Non, tu ne le sais pas. Tout le monde l’ignore, excepté les pauvres... Comme il n’a rien sur la terre, l’enfant pieux, que sa soutanelle et ses livres de prières, c’est sa vie, sa santé, son sommeil qu’il donne en aumône aux souffrants... Le grand saint Janvier, qui patronne notre cathédrale, enterrait les morts, et c’était bien... Celui-ci a dévoué ses nuits aux malades indigents; son repos leur appartient. Chaque soir, on le voit quitter son humble chambrette pour courir à l’hôpital où sa place est marquée au chevet des agonisants et des désespérés... À son approche, le mauvais ange s’enfuit; le bon ange est là... et, quand la mort ne veut pas céder sa proie à ses ardentes prières, ce sont des âmes consolées et réconciliées qui s’envolent au ciel. -C’est beau, fit la zingara; mais qui t’a dit cela? -Une âme sauvée! une pauvre vieille mendiante qui se mourait en blasphémant et qui vit maintenant, portant sa lourde croix sans murmure, les regards fixés sur le royaume céleste, où les derniers sont les premiers. -Et c’est ce miracle du jeune saint qui a troublé ton coeur? Angélie ne répondit point directement à cette interrogation. Sa voix devint plus douce et un voile de rêverie descendit sur son front charmant. -Je te l’ai dit, murmura-t-elle; il était agenouillé près de la balustrade du choeur, il me tournait le dos... Sa tête s’inclinait sur ses mains jointes et sa pose entière parlait éloquemment des faveurs chrétiennes qui emplissaient son âme... Je le regardais, c’est vrai. À le voir, je me souvenais de ma pieuse mère, dont le front se penchait ainsi quand sa pensée s’élevait vers Dieu... J’enviais cette foi, cette ardeur, ces délices de la dévotion sincère... Tout à coup l’heure sonna; il s’éveilla de son extase, il se retourna. -Est-il beau? demanda Nina. Angélie était très pâle: sa voix trembla. -Il me sembla que je faisais un rêve, dit-elle en passant sa main sur ses yeux. Tu me demandes s’il est beau?... Comment était Fulvio, l’homme le plus beau que j’aie rencontré en ma vie, aux jours de l’adolescence candide?... Tu sais cela, toi, Nina; moi, je ne le sais pas. Nina sourit et ses yeux brillèrent. -La tête de Sanzio sur le corps de Méléagre, dit-elle. -Regarde le jeune saint si tu le trouves sur ton passage, reprit la Doria; regarde Julien... -Ah!... fit Nina, tu sais son nom!... -Oui, répondit simplement Angélie; je ne l’entendis qu’une fois, mais je ne l’oublierai jamais... Regarde Julien, disais-je, et tu verras ce que j’ai vu; les traits de Fulvio rajeuni, les traits de Fulvio, non pas embellis, mais adoucis et couronnés de je ne sais quelle séraphique auréole... C’est Fulvio adolescent, c’est Fulvio timide et pur... Écoute! s’il était possible que mon coeur battît pour un enfant voué aux autels, Fulvio encore serait cause de mon malheur... c’est Fulvio que j’aimerais en lui... Nina ne riait plus. Ses paupières demi-closes cachaient le rayon de ses grands yeux noirs. -Est-ce tout? dit-elle. -Non, ce n’est pas tout, répondit Angélie; Julien aussi m’aperçut, placée que j’étais non loin de la lampe de la Vierge... Quand nos regards se croisèrent, il chancela comme si un coup l’eût frappé au coeur... Il s’arrêta... Il se retint à une colonne... puis, baissant les yeux et plus pâle que le marbre des statues, il s’enfuit. -C’est tout, cette fois?... -Pas encore... Un souvenir était éveillé en moi... ce n’était pas la première fois que je le voyais... L’année dernière, lors de notre passage dans les Calabres, nous étions à l’auberge du Corpo-Santo... -Serait-ce lui?... s’écria la zingara. Angélie la regarda étonnée. -N’ouvre pas de si grands yeux., contessina., dit la zingara en reprenant son ton d’enjouement: ce n’est pas d’aujourd’hui que je t’aime et je n’ignore rien de ce qui te concerne. Je te demande si c’est lui qui fit feu sur les assassins? -Non pas lui, mais sa soeur. -Oh! oh!... voilà un jeune saint et une belle d’amour dont il faudra s’occuper! fit Nina en se parlant à elle-même; il y a une destinée! Puis, ramenant les deux mains d’Angélie dans les siennes: -Nous autres jeunes filles, dit-elle gaiement, nous sommes toutes folles au moins un jour en notre vie... Tu es dans ton jour, ma belle comtesse... Je suis triviale, moi, tu sais, et je me souviens d’une fable où on voit un honnête chien en suspens entre sa proie et l’ombre... Le chien lâcha la proie et s’en repentit, car il n’eut pas même l’ombre... Elles tressaillirent toutes deux et la zingara eut la parole coupée. La grotte s’emplissait d’un vacarme soudain. Des centaines de détonations venaient d’éclater à la fois au-dehors, répercutées et enflées par les parois souterraines. -Déjà le feu d’artifice! s’écria Nina en se levant; on ne devait le tirer qu’à l’entrée du roi: le roi est là! -Et Fulvio?... -Fulvio te cherche sans doute... Viens, hâtons-nous. Elles se prirent toutes deux par la main et se dirigèrent vers l’entrée de la grotte. Tout près de l’entrée, un homme était debout. Angélie le reconnut pour cet individu masqué qui s’était introduit naguère dans la grotte où le seigneur intendant Visconti-Armellino l’avait rejoint. En passant près de lui, la zingara dit d’un ton léger et sarcastique: -Salut au savant docteur Pier Falcone! V Les Cent Mille Ducats De Peter-Paulus. Les deux jeunes filles avaient remis leur masque avant de quitter la grotte. L’homme que la zingara saluait de ce nom, Pier Falcone, resta complètement impassible. -Il n’a pas bougé, dit Angélie, tu t’es trompée. Nina lâcha son bras et s’avança résolument vers l’inconnu. -Je saurai bien de quelle couleur sont ses paroles! murmura-t-elle. Et, prenant la main de l’homme masqué selon le rite que nous avons déjà plusieurs fois décrit, elle lui dit à l’oreille: -Le fer est fort, le charbon est noir! Elle n’eut point de réponse; seulement, l’homme masqué lui montra sa main, où il y avait un anneau de fer. Nina recula. Elle revint toute pensive vers Angélie et lui dit: -Tu as raison; je m’étais trompée. Mais elle ajouta à part soi: -C’est bien lui!... Que s’est-il passé?... Il est le médecin de Barbe Spurzheim... Johann est-il mort cette nuit?... Lui a-t-on volé son anneau du silence? Elle se retourna pour voir encore une fois l’homme masqué. Il avait disparu. Cependant l’aspect du jardin du palais Doria- Doria avait changé complètement depuis une heure; les abords de la grotte d’Endymion étaient maintenant déserts, et la foule des invités s’était massée de l’autre coté du belvédère, où se tirait le feu d’artifice. C’est d’Italie que nous vient cette mode de jouer avec le feu et de transformer l’incendie en un savant clavier capable de produire pour l’oeil ces extases qu’un orchestre donne au sens de l’ouïe. Les volcans apprirent sans doute à l’homme cet art prodigieux d’arpéger la foudre et de lier en gerbes les tonnerres domptés. Tout le côté nord du jardin était un vaste éblouissement et, sur ce fond splendide, le belvédère profilait les arabesques légères de son architecture orientale. Vers le midi, au contraire, tout était pâle. La lune, à son dernier quartier, se levait difforme et tronquée, comme ces médailles frustes qu’on trouve dans les fondations des monuments antiques. Son disque irrégulier se montrait à demi derrière le mont Somma. Les vapeurs du Vésuve, qui, depuis quelques jours, menaçait éruption, lui donnaient une teinte sombre et funèbre. Impossible de trouver un contraste plus violemment accusé. Ici, c’était une gloire d’où jaillissaient d’inépuisables rayons; là, c’était un ciel terne, voilant sa lune livide derrière un linceul. Nina sentit le bras d’Angélie qui frissonnait sous le sien. -Qu’as-tu donc, chérie? demanda-t-elle. La belle comtesse montra ce firmament sinistre et murmura: -On dirait une menace de malheur. Nina lui fit faire un détour. -Dans la vie, répondit-elle, il faut regarder toujours le côté brillant... Qu’importe un deuil qu’on ne voit pas? À mesure qu’elles se rapprochaient de l’endroit où se tirait le feu d’artifice, elles retrouvaient la foule. Mais la foule n’avait pas l’air de s’occuper beaucoup du feu d’artifice, qui prodiguait en vain ses pluies ardentes et ses bouquets de lumière. La foule était agitée, inquiète; elle parlait bas. Elle se divisait par groupes, comme le peuple dans les rues, aux heures néfastes des révolutions. En traversant les groupes, Nina et Angélie entendirent qu’on disait: -Le Doria est sombre comme un jour d’orage. -À moins qu’il ne soit incognito. -On n’a pas vu le prince royal. -Coriolani n’a pas reparu. -Les amis du Malatesta l’attendent. -Que va-t-il se passer ici cette nuit? Angélie tremblait. Soudain une rumeur plus générale se fit. Un nom courut de groupe en groupe avec la rapidité de l’éclair. À son tour, Nina eut un frémissement. Ce nom, c’était celui du Porporato. -Le Porporato, disait-on, a été assassiné hier au soir. -Dans sa prison? -Dans la rue. -On l’avait retiré de son cachot? -Il s’était évadé. -Où a-t-on retrouvé son cadavre? -Était-ce bien le Porporato, ce baron d’Altamonte? -Qui a fait le coup?... La police?... Les Compagnons du Silence?... Toutes ces questions, qui n’avaient point de réponses, se croisaient. À peine Angélie Doria et Nina, sa compagne, eurent-elles quitté la grotte d’Endymion, qu’on eût pu entendre des cris de paon effrayé dans le sentier souterrain qui descendait du belvédère. Une femme se précipita dans la grotte, une femme vêtue de rose vif, de bleu céleste, d’amarante et d’orange. Elle était poursuivie par un domino long comme un mât de cocagne, qui faisait d’énormes enjambées et respirait plus bruyamment qu’un soufflet de forge. La femme avait de l’avance, parce que le domino maladroit s’embarrassait dans les longs plis de son vêtement de soie. Au moment où il allait saisir la fugitive, un éclat de rire étouffé se fit entendre à quelques pas d’eux. Ils virent sortir de l’ombre deux dominos qui se tenaient sous le bras. -Cet officier! s’écria Pénélope en rougissant. -Cette malfaitor! dit de son côté Peter-Paulus Brown. Les deux nouveaux venus prononcèrent ensemble, à l’unisson et gravement, en pur anglais: -Le fer est fort, le charbon est noir! -Gentlemen! répondit Peter- Paulus avec politesse, vos disé iune grande vérity! -Faites la réponse! ordonna le plus petit des deux dominos, toujours en anglais. -Jé volé bienne, répliqua Peter-Paulus; jé faisé le réponse; jé disé: Gentlemen! vos fôrmioulé iune incaountestèbeule vérity. -Ne savez-vous dire que cela? -Oh!... jé save disé tute, gentlemen. -Avez-vous le diamant sur vous? -J’avé acheté, gentlemen, pôr cinque cente quateur-vinte-six liver sterling de diamante dans lé occasieun de le mariamente de milédy avec moâ! -It is very most romantic and theatrical! murmura Pénélope à l’oreille de son conjoint. Celui-ci répondit: -Jé siouplié vos de taisé dans cette momente! Le fait est que le moment était solennel. Le plus petit des deux dominos, celui qui était versé dans la langue de Pope et de Milton, leva le doigt dans une attitude de menace. -Tout cela n’est pas clair, prononça-t-il sévèrement; l’association n’a pas confiance en vous... Je vous avertis qu’à dater de ce moment, toutes vos actions seront surveillées... Si vous tentiez de vous défaire du Pendjaub en dehors de nous, il vous en coûterait la vie! -Je volé bienne dôner le Pendjaub! s’écria Peter-Paulus avec des larmes dans la voix, et dôner tut le superfaèce de le Hindostani!... J’été seudjet anglais, gentlemen!... et member de le Cotton’s and international cleub!... Je disé positively à mon gôvernemente que vos avé attenté à les djors de moâ... et de milédy... Jé vôlé sôtir incaoutinente de cette pays abominèbeule!... -On vous le défend! riposta le plus petit des deux dominos. -O-oh!... j’été libeur! fit Peter-Paulus, dont les joues s’enflaient, et dont le nez fouettait à droite et à gauche comme une girouette un jour de vent variable; jé défendé libeurty de moâ djousque le derneur gutte de le sang de moâ... by God! -O-oh!... schoking!... fit milady à ce juron. -Jé disé: Taisé-vos dans cette momente!... Je pâté à les gentlemen! Les deux dominos s’étaient consultés. Le plus petit ferma la discussion en disant: -Soyez prudent et surtout soyez muet sur tout ce qui est arrivé cette nuit, si vous voulez éviter un malheur! Quand même vous ne seriez pas la personne que nous attendons, vous nous appartenez, puisque vous avez deviné une partie de nos secrets... Rentrez à votre hôtel; n’en sortez plus, et, demain, le conseil vous fera savoir sa volonté. Les deux dominos se retirèrent, marchant de ce pas mesuré que prennent les comédiens dans les grandes circonstances. -Jé disé, s’écria Pénélope, que c’été dramatic tutefait! Peter-Paulus se laissa choir sur le banc de gazon pour essuyer la sueur qui baignait ses cheveux jaunes. -C’été prodigéous! murmura-t-il avec découragement, les voyadgeors, les guides et les itinérars été biène criminal pôr voar gâdé le soêlence sur les dandgers de cette siourprenante paysse... Jé disé à vos, milédy, taisé-vos!... Je vôlé réfletchir fômellemente!... Au-dehors, le fracas de la fête n’était plus. Le feu d’artifice avait éteint ses capricieux éblouissements, et le belvédère dessinait maintenant ses lignes illuminées sur le ciel noir. Vers l’ouest, la lune montait lentement au ciel, derrière les vapeurs menaçantes du volcan, qui la voilaient de deuil. C’est à peine si quelques groupes rares circulaient encore çà et là dans les allées de myrtes, d’orangers et de lauriers-roses. Le jardin était presque désert. D’autre part, les orchestres se taisaient. À travers les colonnades qui entouraient le palais, on voyait de loin dans les salons la foule des invités immobiles et muets. Ils étaient là tous et toutes. Pour quiconque eût assisté aux débuts bruyants de la fête, l’aspect de cette noble maison, toute brillante encore de lumières, mais silencieuse désormais, avait des tristesses et des menaces. Quelque chose se passait là-bas, quelque chose de terrible, qui faisait taire à la fois la voix suave des instruments et les rires insouciants de la foule. Parmi ces folles joies, la tragédie avait montré son masque pâle, et le plaisir, épouvanté, fuyait... VI Le Marquis De Malatesta. C’était aussi un décor de tragédie: d’immenses salons dans ce style large et plein d’air que l’Italie moderne emprunta aux souvenirs antiques. À l’extérieur, de longues colonnades blanches dont les socles purs s’entouraient de corbeilles fleuries, des terrasses avec balustrades attiques où la brise des nuits se parfumait en passant. À l’intérieur, des lambris de marbre aux moulures sévères et gracieuses, des voûtes illustrées par le pinceau des maîtres, et partout, ces trésors de l’art, peintures ou sculptures, dont la riche Italie est si prodigue. Chacun savait que le roi de Naples était incognito, cette nuit, au palais Doria. Nul ne l’avait salué ni vu; mais son arrivée avait donné le signal du feu d’artifice. Quant aux princes de la famille royale, ils s’étaient tous montrés plusieurs fois cette nuit. On avait vu le prince héréditaire François de Bourbon, et son frère cadet, Léopold de Bourbon, prince de Salerme, et les princesses, filles du roi. Bien qu’il n’y eût point, ce soir, étiquette royale, à cause de l’incognito de Sa Majesté, un silence relatif régnait dans cette auguste enceinte et aux alentours. Le bal tirait à sa fin, et une armée de valets servait cette liqueur romaine où la neige rafraîchit l’ardent tafia des Antilles. Autour des princesses, un grave cercle d’hommes d’État se rangeait. Les princesses causaient sermons et opéra, comme cela se pratique en Italie, et ailleurs. Dieu sait ce dont les hommes d’État s’entretenaient. Les hommes d’État de Naples ne pèsent pas beaucoup dans la balance des destinées européennes. Le roi fait tout en ce pays où nombre de choses ne sont pas bien faites. Je ne crois pas que le nom d’un seul ministre napolitain ait passé, depuis trente ans, la mer tyrrhénienne pour frapper les oreilles du continent. On parlait peut-être de police: c’est là-bas la grande chose; peut-être de chevaux, car la lèpre de la conquête anglaise commence à gagner l’Italie du Sud; peut-être de jeu, car les Napolitains sont joueurs. Quel que fût le sujet de l’entretien, les voix étaient discrètes et contenues. Nul éclat ne troublait la calme causerie des princesses et de leur cour. On parlait encore plus bas dans le salon de gauche, la salle du Giorgione. Là, huit ou dix jeunes gens, tous masqués, étaient réunis. Au premier aspect, on n’aurait trop su dire ce qu’ils faisaient, massés dans l’angle le plus obscur de la galerie. Conspiraient-ils? Et contre qui? Ne mettaient-ils point en scène, plutôt, pour employer l’expression consacrée au théâtre, quelque oeuvre dramatique. Ils parlaient, ils gesticulaient, ils semblaient, en vérité, se distribuer des rôles. L’un d’eux, fort beau jeune homme, à qui revenait l’emploi principal, avait écarté les revers de son domino et montrait un costume aussi riche que galant. Les autres l’appelaient marquis et nous eussions facilement reconnu en lui le mystérieux conjuré qui avait fait dans le massif ce serment bizarre: -Il ne sortira d’ici que déshonoré ou mort, fallût-il donner pour cela mon honneur ou ma vie! Dans le salon de droite et dans ceux qui suivaient, on jouait un jeu d’enfer. -Cent onces d’or! cria-t-on de la table la plus proche: il manque cent onces d’or du côté de Vicente Capelli... Les fais-tu, Malatesta? Celui qu’on avait appelé si souvent le marquis, et qui était Giulio Doria d’Angri, marquis de Malatesta, tourna la tête. Mais l’un de ses compagnons répondit pour lui: - Malatesta joue un autre jeu cette nuit. -Tu le gâtes, Sampieri! répliqua-t-on; que deviendra Malatesta, s’il se corrige de ses vices? Sampieri repartit avec humeur: -Fais tes affaires, Balbi, crois- moi... laisse- nous aux nôtres. Et, se tournant vers ses compagnons: -S’il ne vient pas, tant mieux, ajouta-t-il en baissant la voix; vous savez le proverbe: les absents ont toujours tort. C’étaient tous jeunes gens de la haute noblesse italienne; ils avaient fait orgie, le soir précédent, au palais Malatesta et venaient chez Lorédan Doria après boire. On ne peut dire cependant qu’ils fussent ivres. L’orgie, déjà lointaine, n’avait laissé en eux d’autres traces que la fatigue du cerveau et cette fièvre sombre qui suit fidèlement les excès de table. Vous eussiez vu, s’ils avaient ôté leur masque, tous ces jeunes visages défaits et pâles. Mais leur pâleur ne venait pas seulement de la réaction de l’ivresse. Ils s’appelaient, ces seigneurs, Sampieri, Marescalchi, tous deux de Bologne et tous deux princes; Vespuccio Doria, Pitti de Florence, Colonna de Rome, Ziani de Venise, Gravina de Naples. Il n’y avait pas là un nom qui ne fût historique et illustre. Et, quoique la passion les poussât, entre toutes les passions, celle qui a l’aiguillon le plus subtil, la conscience leur disait que ce qu’ils allaient faire n’ajouterait point à leur gloire. Triste besogne pour les fils de la chevalerie italienne! Grande haine, rancune venimeuse et mortelle fondée sur un motif par trop frivole! Certes, la conscience italienne n’a plus la voix bien forte. Il y a longtemps que là-bas l’âge héroïque a pris fin. Et cependant, ces jeunes gens, qui étaient les fils des géants, avaient honte. Mais cette honte, qui leur étreignait le coeur, n’avait pas la force de les arrêter. Ils étaient là réunis contre un homme. C’étaient des empereurs et des rois que combattaient leurs pères. Ils se liguaient dix contre un; et ils appelaient pour surcroît la trahison à leur aide. L’épée à la main, chacun d’eux était brave. Ils s’associaient pour commettre une lâche et ténébreuse action. Ils s’associaient pour jouer, nous avons prononcé le vrai mot tout à l’heure, une de ces comédies homicides qui tuent autrement et mieux que le poignard. Leur mise en scène se réglait d’avance. Ils prenaient leurs postes; ils faisaient leur dernière répétition. Et pourquoi prenaient-ils cette arme abjecte de la ruse, eux qui étaient jeunes, eux qui étaient forts, eux qui s’étaient montrés vingt fois en leur vie chatouilleux sur ce que l’on appelle si naïvement le point d’honneur? Parce qu’ils avaient crainte de leur adversaire? Certes, aucun d’eux ne l’eût avoué. Mais peut- être, en effet, avaient-ils crainte de leur adversaire. Il y a de quoi. Celui-là était de ceux dont la vie marche comme un triomphe: un vainqueur d’habitude qui ne savait pas encore, après cent batailles, la signification du mot revers. Celui-là était le conquérant heureux et glorieux, l’inconnu d’hier dont le nom sonnait aujourd’hui comme une fanfare à toutes les oreilles étourdies. Celui-là était le vivant éblouissement, le soleil humain dont les rayons mettaient à l’ombre toute renommée rivale. Celui-là était le prince Fulvio Coriolani, la folie du peuple napolitain, l’astre de la cour; l’homme dont la seule présence faisait plus rêveur et plus doux le sourire de toutes ces belles princesses; le demi-dieu que les jeunes marquises voyaient en songe; l’esprit noble et courtois qui donnait le diapason à la haute vie comme on dit à Londres; la fulgurante épée dont nulle rapière n’avait encore pu parer les coups. Celui-là était l’orgueil de ses partisans; le sultan des amours changeantes et toujours fortunées; le cavalier favori de la reine et de ses filles; l’ami du prince royal; le favori du roi. Non, ce n’était pas tout à fait par frayeur que nos conjurés jetaient l’épée pour prendre le filet dans cette chasse désespérée. C’était par excès de haine et pour mieux assurer leur coup. Mais que leur avait-il fait, ce splendide jeune homme? pourquoi tant d’aversion irréconciliable? Il y avait un crime sans pardon. Avant la venue de Fulvio Coriolani, tous ces jeunes seigneurs, Malatesta, Sampieri, Marescalchi, Vespuccio Pitti, Colonna, Ziana, Gravina et autres, brillaient. Que deviennent ces pauvres étoiles quand le soleil dépasse la lèvre de l’horizon? Quelle place laissent au peuple vaincu des astres secondaires les insolents rayons d’Apollon-Phébus? Malatesta était évidemment l’acteur principal dans le drame qui allait se jouer. Ses compagnons l’entouraient et l’encourageaient. Il paraît que son rôle était difficile. -J’aimerais mieux l’avoir là, en face de moi, dit-il, répondant aux derniers mots de Sampieri; je n’aime pas attaquer les gens par-derrière. -Tu n’as pas de bonheur, marquis, répliqua Colonna, quand tu attaques celui-ci par-devant. Sampieri s’empressa de prendre la parole pour prévenir l’aigre discussion qui ne pouvait manquer de s’élever. -La paix, Colonna! dit-il. Toi, Malatesta, écoute, tu es tombé au sort, c’est toi qui dois porter le grand coup... Mais, si le coeur te manque, dis-le... Je vais remettre nos noms dans l’urne, et nous tirerons de nouveau. Malatesta répondit: -Celui d’entre vous qui se croit plus brave que moi n’a qu’à venir, au petit jour, à droite de la porte de Capoue. S’il en revient, il vous donnera de mes nouvelles. -Prends garde, marquis, firent à la fois Grimani et Gravina; ceux qui se vantent ont peur. Sampieri s’interposa de nouveau: -Il ne s’agit point de bravoure, dit-il; tout le monde est brave la rapière à la main... Ce qu’il nous faut, c’est de la fermeté, du sang-froid, de la présence d’esprit... À l’heure qu’il est, marquis, as-tu tout cela? -J’ai tout cela, répliqua le Malatesta. -Montre-nous ta figure, fit le Pitti de Florence; car ta voix tremble et tu ne te tiens pas droit sur tes jambes. Malatesta fit un pas en arrière et leva la main. Sampieri l’arrêta encore. Pour un observateur, il eût été aisé de deviner que tous ces jeunes fous excitaient le Malatesta, comme on fait pour les taureaux avant la course. Il arracha son masque d’un mouvement convulsif. Sa figure était livide, mais ses yeux brûlaient. C’était un beau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Sans le stigmate qu’avait imprimé sur ses traits l’orgie trop tôt commencée, sa ressemblance avec son cousin Lorédan Doria eût été frappante. L’aiguillon devenait inutile, chacun le vit bien. Le taureau était suffisamment excité. Sampieri sourit sous son masque en voyant la frange d’écume qui blanchissait ces lèvres convulsivement contractées, et la ligne sanglante qui bordait ces paupières. -Bien, marquis, bien! dit-il en lui tendant la main; je savais, moi, que le fils de ton père ne pouvait pas trembler! -Je te défends de parler ici de mon père! murmura Malatesta, qui baissa les yeux. Mais, se reprit-il, si mon père avait eu cet homme en face de lui, peut-être qu’il eût fait comme nous. -Certes! certes! s’écria-t-on de toutes parts; notre cause est bonne, marquis, pas de scrupule! Une heure après minuit sonna à l’horloge du palais Doria. -Il est temps, dit Sampieri; le roi pourrait se retirer. Deux ou trois voix demandèrent: -Marquis, es-tu prêt? -Je suis prêt, répliqua le Malatesta. -As-tu ton rôle bien présent? -Si la mémoire me manque, fit le Malatesta avec un sourire amer, n’êtes-vous pas là pour me souffler, mes frères? Il y eut un instant d’hésitation dans le groupe. Le marquis venait de passer la main sur son front baigné de sueur. -Tu trembles la fièvre, Malatesta!... murmura le Pitti. Et un autre: -Malatesta, tu n’oses pas. Il se redressa de son haut. -Seigneurs, dit-il avec une certaine noblesse dans la voix, vous détestez cet homme depuis plus longtemps que moi... S’il ne m’avait pas pris le coeur de celle que j’aime, je sens que j’aurais été son ami... Il n’y a que mon sang ici qui ait rougi son épée... Il m’a volé mon bonheur... laissez-moi pâlir si j’ai honte, laissez-moi trembler si j’ai peur... On peut frapper en frémissant, je jure que je frapperai. Toutes les mains cherchèrent la sienne, et l’on cria: -Bravo, Malatesta! Ce fut comme le signal de la bataille si longtemps préparée. Il se fit un mouvement parmi les conjurés, qui traversèrent la salle par petits groupes, et prirent leurs divers postes de combat: les uns en dedans, les autres en dehors de la haute porte voûtée du salon de l’Albane où était la cour. Dans ce dernier salon, presque tout le monde était démasqué; par respect pour les princesses. Sampieri, second premier rôle, chargé spécialement de donner la réplique au Malatesta, resta près de lui sous la voûte. Colonna et Marescalchi entrèrent dans le salon; Pitti, Ziani et Gravina formèrent le centre de trois groupes. Il y eut un grand silence, pendant lequel on entendit la conversation des princesses. Elles parlaient du beau, du grand, du séduisant, de l’incomparable Coriolani. -Entends-tu cela? dit tout bas Sampieri, chacune de nos paroles va porter comme un coup de foudre... Y es-tu? -J’y suis. -Commence. Aussitôt le Malatesta prit tout haut, et bien mieux qu’on ne s’y fût attendu, le ton d’une discussion commencée. -Si vous ne voulez pas me croire, dit-il, je vous le prouverai. -Comment le prouveras-tu, marquis? demanda Sampieri également à haute voix et d’un accent de provocation. Quelques indifférents tournèrent déjà la tête pour savoir quel différend allait surgir entre ce fou de Malatesta et cet autre fou, Domenico Sampieri, comte Sampieri della Romana. La princesse de Salerne disait en ce moment: -Mais que peut-il être devenu cette nuit? -Il faut assurément une affaire bien grave, répliqua le comte de Castro- Giovanni, cousin du roi apanagé en Sicile, pour retenir notre cher Fulvio loin du palais Doria en ce moment. Il regardait, en parlant ainsi, la comtesse Angélie. La princesse de Palerme fit à cette dernière un signe caressant et affectueux pour l’engager à s’approcher. Angélie obéit. Ce fut un murmure d’admiration dans le salon de l’Albane, quand on vit la respectueuse et gracieuse façon que prit la belle des belles pour aborder la princesse, bru du roi. Celle-ci l’embrassa en souriant, et lui dit à l’oreille: -Chère cousine, tirez- nous d’embarras et dites-nous où il est. Angélie, rose du front au sein, baissa les yeux et répondit: -Altesse, parmi les secrets que le prince ne me dit pas, il faut placer le bien qu’il fait... Dieu seul et lui le savent. Nina Dolci, assise aux pieds de sa maîtresse, lui envoya un baiser. La princesse la fit placer auprès d’elle. Pendant cela, Malatesta et Sampieri discutaient à voix basse avec une vivacité croissante. Les compères commençaient à s’approcher et à se mêler du différend. Les curieux ouvraient l’oreille. Tout à coup Malatesta s’écria: -Mille onces d’or si vous voulez! -Deux mille pour peu que cela vous plaise, riposta Sampieri. -Qu’est-ce? qu’est-ce?... fit-on aux alentours. La cour n’avait pas encore pris garde. -Je vous dis que je le sais! reprit Malatesta avec une nuance d’aigreur. -Qu’est-ce? qu’est-ce? répétaient les curieux, dont le cercle inquiet s’épaississait autour de la porte. -Sampieri soutient qu’il a le droit de s’appeler ainsi, répondit Colonna entrant en scène à son tour; Malatesta prétend le contraire. -Mais de qui parlent-ils? -Eh! fit Colonna, ne le savez-vous pas? -Ils parlent, répondit Pitti en haussant les épaules, du prince Fulvio Coriolani. -C’est absurde! ajouta Ziani. Et Gravina sentencieusement: -Ce marquis de Malatesta ne se corrigera jamais! - Sang du Christ! s’écria Malatesta; que n’est-il ici? vous verriez la figure qu’il ferait! -N’insultez pas un absent! dit Balbi. -Si le seigneur Balbi veut prendre en main la défense d’un misérable et d’un bandit, s’écria Malatesta d’une voix tout à coup éclatante, libre à lui, je soutiens mon dire! Il fallut bien que la cour prêtât enfin attention. Cent personnes se massaient auprès de la porte. La princesse de Salerne demanda, comme tant d’autres l’avaient fait avant elle: -Qu’est-ce donc? -S’il plaît à Votre Altesse royale, répondit le Marescalchi en saluant avec respect, c’est le prince Coriolani qu’on accuse d’avoir volé son nom. Ces Marescalchi sont de très grands seigneurs. -Et qui ose avancer une pareille insolence? s’écria Marie-Clémentine d’Autriche. Marescalchi répondit: -C’est le cousin de notre Lorédan, c’est Giulio Doria d’Angri, marquis de Malatesta. -Et il dit cela sérieusement? fit le comte de Castro-Giovanni. -Très sérieusement, Altesse: il dit même des choses beaucoup plus graves... très sérieusement aussi. Toutes les figures des dames de la cour peignaient uniformément l’indignation. Angélie Doria était pâle comme une morte. Quant à la signora Nina Dolci, le lecteur doit supposer qu’elle était la plus indignée de toutes. Nous sommes obligés de dire qu’il n’y paraissait point. Elle s’accoudait familièrement sur le bras du fauteuil de sa maîtresse; elle éventait d’un air de tranquillité parfaite son visage souriant et charmant. Il n’y avait pour être aussi calmes qu’elle en ce moment, que trois personnages mêlés à la foule, et rassemblés au coin de la porte voûtée. C’étaient le seigneur Andrea Visconti-Armellino, intendant de la police royale, le grand banquier Massimo Dolci, oncle de la signora Nina et le cavalier Ercole Pisani. Derrière eux se tenait ce beau soldat, le colonel San-Severo, qui semblait, au contraire, en proie à une violente agitation. -Où donc est le seigneur comte? demanda la princesse de Salerne. Il faudrait faire cesser ce scandale. -Si votre Altesse royale le désire... commença Castro-Giovanni. Mais il n’acheva point. Un bras se posa sur son épaule par-derrière, et une voix murmura à son oreille: -Je suis là, seigneur, et j’écoute! Il avait reconnu Lorédan Doria, masqué et confondu dans les rangs de la cour. Cependant, comme il arrive toujours en ces circonstances, un grand silence se faisait peu à peu autour des deux interlocuteurs principaux. Chacun avait envie d’entendre désormais. La cour elle-même, malgré ses préventions en faveur du beau Fulvio, se taisait et devenait attentive. -Je suis fâché, disait en ce moment Malatesta avec une évidente intention de sarcasme, que la chose ait été si loin... Je voulais bien causer, mais mon intention n’était point de porter une accusation publique... -Tu ne la porteras pas loin, ton accusation! grinça San-Severo entre ses dents. Armellino lui fit signe de se taire. -Vous en avez trop dit, marquis, répliqua le Vénitien Ziani avec une apparente sévérité; rétractez-vous, ou donnez vos preuves. -Vous parlez haut, seigneur Ziani! s’écria Malatesta. -Je parle comme je dois. -Songez... -Je songe au lieu où je suis... Chacun dans cette fête a uni plus d’une fois le nom de celui que vous insultez au nom chéri et respectable de la comtesse Angélie Doria! Tout cela était concerté d’avance. On voulait mettre le feu à la mine par tous les bouts à la fois. -C’est vrai! c’est vrai! dirent les uns; Ziani a raison! -Ziani a tort! dirent les autres; pourquoi mêler le nom de Doria à ces querelles d’écervelés! Sampieri prononça tout bas: -Courage, marquis, voilà que les princesses écoutent! Puis il ajouta à voix haute: -Tu as beaucoup parlé, Malatesta, mais tu n’as encore rien dit! -J’ai accusé, repartit Malatesta, ce prétendu prince Fulvio Coriolani d’avoir eu fort exactement la même vie que ce coquin titré qu’on devait exécuter demain. -Oh!... oh! protesta l’assemblée; fi donc!... Comparer Fulvio au baron d’Altamonte! -Ne faisaient-ils pas une paire d’amis? s’écria Malatesta. -Quel est celui d’entre nous, objecta Sampieri le bon apôtre, qui n’a pas serré la main d’Altamonte autrefois? Mais, dans la foule des courtisans: -Fi donc! fi donc!... Quel rapport établissez- vous? -Cet Altamonte m’avait toujours fait, à moi, l’effet d’un chevalier d’industrie... Et j’avais dit souvent, on peut se le rappeler: « Ce baron d’Altamonte finira mal! » Sampieri avait touché juste. Ceci donnait, en effet, au Malatesta l’occasion de cette réplique toute simple, qu’il lança vertement à son adversaire pour rire: -Donc, j’ai dit quelque chose, seigneur Sampieri, puisque j’ai avancé... et puisque je soutiens qu’Altamonte et Coriolani, Coriolani et Altamonte, c’est bonnet blanc et blanc bonnet! Nouvelle et grande rumeur. Deux personnages nouveaux étaient au premier rang de la foule. Un domino aux épaules courbées par l’âge et un jeune homme d’élégante tournure qui portait un masque à barbe de soie. Ceux qui étaient autour du vieillard s’écartèrent de lui avec respect, sauf un compagnon qu’il avait pour soutenir ses pas chancelants. Le jeune homme était placé non loin des quatre chevaliers du silence. La signora Nina Dolci n’aurait eu besoin que d’un regard pour reconnaître en lui ce mystérieux personnage qui s’était glissé naguère dans la grotte d’Endymion, pendant qu’elle s’y entretenait avec Angélie Doria: le docteur Pier Falcone. Malatesta, faisant tête à la rumeur qui, de tous côtés, le désapprouvait, s’écria: -Je me trompe; ce n’est pas la même chose: Altamonte valait mieux que Coriolani... car Altamonte avait un nom, un nom de bandit... Il s’appelait Felice Tavola... Tandis que le Coriolani n’a pas même un nom de coquin! Ce nouvel outrage resta sans écho. Malatesta s’essuya le front, sa tâche était rude. -Courage! lui dit tout bas Sampieri; tu es bientôt au bout, marquis; le roi t’écoute! VII Le Gant De Lorédan Doria. Malatesta tournait le dos à ce vieillard, dont l’échine courbée se cachait sous un ample domino de soie noire. Il ne l’avait point vu. Quand Sampieri lui dit: « Le roi t’écoute », il tressaillit de la tête aux pieds. -Corps de Bacchus! grondait le grand San- Severo, derrière ses trois collègues; je deviendrai enragé si vous ne me laissez pas étrangler ce marquis de malheur! -C’est l’ordre du maître, répondit le vieux Massimo Dolci en se tournant vers lui à demi. La princesse de Salerne frémissait de colère. Cette scène en présence d’une telle réunion de princesses, filles et brus du roi, avait assurément un caractère inexplicable. Ce n’était pas le hasard qui en pouvait favoriser seul les offensants développements. Il fallait qu’autour de cet insulteur il y eût une protection cachée. La princesse entendit une voix suppliante à son oreille. Elle se retourna. Angélie s’affaissa dans ses bras. -Madame, murmura-t-elle, ne pouvant plus retenir ses déchirants sanglots, Lorédan Doria, mon frère, est l’ennemi du prince Fulvio Coriolani!... Ce fut un trait de lumière pour Marie- Clémentine d’Autriche. Elle se leva, cherchant de l’oeil quelque haut dignitaire qui pût exécuter ses ordres. Nina, qui continuait de s’éventer gracieusement d’un air de complète indifférence, Nina lui dit: -Altesse, s’il m’est permis de vous donner un conseil, je dirais de garder le silence. -Puis-je souffrir qu’en ma présence?... commença la fière Autrichienne. -Altesse, interrompit la zingara, le prince votre époux est là, je viens de le voir. -Si le prince de Salerne juge à propos de se taire... -Le prince royal est présent aussi, interrompit encore Nina. -Quand bien même... -Altesse, veuillez regarder... vous reconnaîtrez le roi derrière le marquis de Malatesta. La princesse retomba sur son siège comme accablée par la stupeur. Elle avait, en effet, reconnu le roi. Il était facile de voir, du reste, que les sentiments de l’assemblée avaient changé. On écoutait avec une sorte d’intérêt curieux, non plus avec colère. La nouvelle que les personnes royales étaient présentes sous le masque avait circulé de bouche en bouche. Cela ôtait à chacun toute part de responsabilité. Personne ne se sentait appelé à être juge là où était le roi. Mais cela augmentait dans une énorme proportion l’intérêt de la scène. Ce n’était plus ici un duel ordinaire, tel qu’on en peut voir tous les jours dans ces hauts lieux, où les intérêts et les passions se choquent incessamment. Il s’agissait d’un de ces solennels combats où la lice est publique, où les trompettes sonnent la fanfare aux quatre vents, où les bannières se déploient sous le soleil, tandis que les champions font le tour des barrières la lance haute et la visière levée. C’était la joute antique avec son entourage de princes et de nobles dames. C’était l’ancien jugement de Dieu. Car il arrivait souvent, dans ces solennités éclatantes et barbares, qu’il n’y eût de présent que l’un des champions. Le mot qui exprime ce fait est resté dans le vocabulaire moisi de nos gens de loi. L’autre champion faisait défaut. Et alors, après qu’on l’avait appelé par trois fois, suffisamment et dûment, à cor, à cri, de toutes les façons usitées, le présent, déclaré vainqueur, avait gain de cause. Une preuve de plus en faveur de ce bon vieux proverbe: « Les absents ont toujours tort. » Rien ne manquait à ce tournoi: ni le souverain, spectateur et juge, ni la noble foule des assistants. Tout ce qui restait au palais Doria s’était massé dans les deux salons de l’Albane et du Giorgione. Pour que l’aspect même de cette brillante cohue rappelât l’amphithéâtre, on voyait s’élever les têtes au lointain, parce que les derniers rangs des curieux s’étaient emparés des banquettes et des sièges. Les convives de ce festin de haine qui avait eu lieu la veille, chez le Malatesta, avaient souhaité un éclat. Le hasard venait en aide à leurs efforts. Ils réussissaient au-delà même de leurs voeux. Il y avait cependant un grand silence dans les deux salons et dans les galeries voisines. Les indifférents se taisaient désormais. On attendait! Il fallut qu’un des conjurés se dévouât pour donner au Malatesta la réplique nécessaire. -Quand on accuse un absent, dit Colonna, de vagues allégations ne suffisent point... -Te fais-tu le défenseur du Coriolani, Prosper Colonna? interrompit Malatesta. Je vais te répondre, car depuis trop longtemps je cherche ici à qui parler... Mes vagues allégations, comme tu les appelles, recouvrent des faits positifs... Mais pour plaider une cause, il faut un tribunal... J’espérais ici l’auguste présence de Sa Majesté le roi Ferdinand... J’aurais parlé devant le roi. Tout le monde savait que le roi était présent. Il y eut un long murmure; mais aucune voix ne s’éleva, parmi les invités du palais Doria, pour dire: « Le roi est là. » L’étiquette, là-bas, est de respecter l’incognito royal. Ce fut le roi lui- même, ce vieillard drapé dans un domino noir, qui était derrière le marquis de Malatesta; ce fut le roi qui lui toucha l’épaule, et qui lui dit tout bas: - Marquis, vous avez ici des juges... Puisque vous voulez parler devant le roi, parlez! Il était dans le rôle de Malatesta de feindre un vif étonnement. Mais il n’eut pas le temps de faire beaucoup de grimaces. Le roi poursuivit: -Ne vous retournez pas et venons au fait; j’ai hâte! Il y avait de l’émotion dans l’accent du roi. Malatesta le sentit. Mais ses vaisseaux étaient brûlés. Et surtout sa leçon était faite. Il se retourna à demi et comme involontairement, malgré l’ordre de Sa Majesté. Son regard chercha du courage dans les yeux de Sampieri, son compère, et, après s’être recueilli un instant, il commença: -Puisque ceux qui sont autour de moi désirent que je m’explique, je le ferai, bien que je ne sois point préparé, et que je n’aie point l’habitude de la parole. Je n’ai qu’un voeu, c’est que le Coriolani paraisse au milieu de nous avant que j’aie dit tout ce qui le condamne et tout ce qui le déshonore. Sa besogne nocturne est finie. Il est libre désormais. S’il a ici des amis, qu’on l’avertisse et qu’il vienne! « J’ai dit et je répète que Fulvio Coriolani a volé son nom, j’ai dit et je répète que Fulvio Coriolani est un malfaiteur déguisé en gentilhomme, le complice du baron d’Altamonte, un des membres de cette association mystérieuse et sanguinaire: les Compagnons du Silence! Un cri étouffé se fit entendre dans la partie du salon où étaient les princesses. C’était Angélie Doria qui se débattait contre l’étreinte d’une violente attaque de nerfs. Nina Dolci s’élança vers elle et la prit entre ses bras. -Ne crains rien, lui dit-elle à l’oreille. Lorédan Doria, qui avait quitté sa place, fit un pas vers sa soeur. Il s’était démasqué, depuis que le roi avait ordonné au Malatesta de parler. Sans le vouloir et sans le savoir peut-être, il se rapprochait peu à peu du centre du cercle. Le marquis de Malatesta avait prononcé ces dernières paroles d’un ton précis et assuré. L’émotion de l’assemblée était grande, mais muette. En somme, personne ne pouvait dire le passé de ce brillant prince Coriolani. C’était comme un météore éblouissant qui éclairait la cour de Naples depuis quelques mois. Mais d’où venait- il? La faveur du roi et de la famille royale lui valait une généalogie: c’était tout. Ces météores sortent toujours des nuées. Le roi écoutait, immobile, sous le vaste capuchon de son domino. Aucun de ceux qui à-vis du roi, Armellino, Ercole Pisani et le riche Massimo Dolci se tenaient impassibles. On eût dit qu’ils étaient parfaitement étrangers à ce qui se passait. Le colonel San-Severo, au contraire, se démenait et murmurait: l’escortaient n’avait fait un geste. -Où cela va-t-il nous conduire?... Corps de Bacchus! je ne sais pas me battre à coups de langue... Mais si celui-là est un espion de police, Corner, tu dois le savoir. L’intendant Armellino, répondant à ce nom de Corner, lui commanda le silence de par la volonté du maître. À quelques pas de là, Pier Falcone, les bras croisés sur sa poitrine, accomplissait en conscience les ordres de Johann Spurzheim: il observait. -C’est bien! dit Sampieri à Malatesta qui reprenait haleine; arrive au fait tout de suite! Les autres conjurés disaient dans les groupes: -Est-ce qu’il y aurait là-dessous quelque chose de sérieux?... Le plus fort était fait. Malatesta promena son regard sur l’assemblée et sembla provoquer ses récriminations. Il reprit d’un ton calme et net: -Vous avez tous été surpris, seigneurs et nobles dames, de voir disparaître cette nuit Fulvio Coriolani, au milieu d’une fête dont il était en quelque sorte le héros... Il ne pouvait pas ne point sortir... La ténébreuse confrérie à laquelle il appartient punit de mort la moindre désobéissance... Il a reçu un message à la fin du repas; il est parti; depuis ce moment, il m’appartient; je l’ai fait suivre; je sais ce qu’il a fait. -Qu’a-t-il fait? demanda le roi. -Tout le monde sait, répondit Malatesta, qu’un homme a été assassiné cette nuit sur la plage de la Marinella, au pont de la Madeleine... Le bruit a couru que cet homme assassiné était le prince Coriolani... les improvisateurs l’ont dit sur la place publique... Ici même, dans ce palais Doria qu’il a souillé si longtemps de ses assiduités, on l’a répété, et j’ai vu pâlir cette belle, cette pure jeune fille... -Je te défends, marquis Malatesta, interrompit tout haut le comte Lorédan, de faire aucune allusion à ma soeur Angélie Doria. La princesse de Salerne serra la main d’Angélie. -Vous aviez mal jugé votre frère, lui dit-elle. Une voix s’éleva et dit: -Bien parlé, Loredano! Mieux que personne, Malatesta eût pu affirmer que cette voix appartenait au roi. Un nuage passa au-devant de ses yeux. -Le misérable les a ensorcelés tous! gronda- t-il avec un blasphème. -Courage, marquis! répliqua Sampieri; je te dis, moi, que nous le tenons! Malatesta rassembla toute sa fermeté pour continuer: -Pourquoi a-t-on dit que l’homme assassiné au pont de la Madeleine était Coriolani?... Parce que Coriolani avait été vu sur la plage de la Marinella, causant avec un inconnu en costume de matelot... Jusque-là, point de crime, n’est-ce pas? Mais quel était ce matelot? Ce matelot, du nom de Sansovina, le ministre d’État pourra vous le dire, montait une barque amarrée à la plage, et cette barque attendait un passager qui devait faire voile vers les côtes de France... Le nom du passager, vous l’avez deviné: c’était Felice Tavola, autrement dit le baron d’Altamonte. L’homme qui était auprès du roi se démasqua. Chacun reconnut François de Bourbon, l’héritier du trône. -Découvrez votre visage, seigneur, dit-il à son voisin de droite. Le masque de celui-ci, détaché, laissa voir les traits du seigneur Carlo Piccolomini, ministre d’État. Le prince royal ajouta: -Veuillez parler, je vous prie. -Altesse, répondit Piccolomini, le marquis de Malatesta n’a dit jusqu’à présent que la vérité: le matelot Sansovina nous a échappé, mais il montait une barque destinée à favoriser l’évasion d’Altamonte... Vers onze heures, la barque, se voyant observée, a levé l’ancre pour faire le tour des ports et mouiller de l’autre côté de la ville. -Voilà qui est étrange! dit-on de tous côtés dans les salons. Nina Dolci glissa à l’oreille d’Angélie ranimée: -As-tu confiance en moi? Je te jure, sur ma part de paradis, que quiconque s’attaquera à Fulvio Coriolani sera brisé! -Dieu veuille le protéger! murmura Angélie, ces accusations sont infâmes! Les paroles du ministre d’État avaient cependant produit un grand effet. En les écoutant, l’intendant de la police royale avait laissé échapper un mouvement de surprise. Ç’avait été, du reste, l’affaire d’une seconde. L’instant d’après, Andrea Visconti-Armellino avait repris son attitude de calme indifférence entre ses deux compagnons impassibles. Seul, le colonel San-Severo, courbant sa haute taille pour mettre sa bouche au niveau des oreilles de ses collègues, répétait d’un ton de stupéfaction profonde: -Comment diable peut-il savoir tout cela? Pier Falcone, l’observateur, commençait à le regarder du coin de l’oeil. -Je suis heureux, continua Malatesta d’un air déjà triomphant, que Son Excellence le seigneur Carlo Piccolomini ait daigné corroborer mon dire de son irrécusable témoignage... Je ne m’attendais pas à recevoir cette aide et, si j’ose ainsi m’exprimer, je n’en avais pas besoin... Ce qui me reste à révéler, en effet, sera publié demain et contient des griefs bien autrement importants. Cet homme, que je suis forcé d’appeler Coriolani jusqu’à ce que la suite nous ait appris son vrai nom de malfaiteur, a commis cette nuit un assassinat, peut- être deux... Le salon entier s’agita. Angélie Doria poussa un grand soupir et s’évanouit dans les bras de la zingara. Le roi fit un geste. Le ministre d’État ordonna le silence. On vit alors quelque chose de singulier. La princesse de Salerne qui, parmi les jeunes filles et brus du roi, était la favorite, traversa toute la largeur du salon, appuyée sur le bras du comte de Castro-Giovanni. Elle vint jusqu’au souverain et lui baisa la main en disant: -Je sais que c’est vous, mon père, et je vous prie, au nom de votre tendresse pour nous toutes, de faire cesser cet odieux scandale! Le roi l’écarta froidement et dit à Malatesta: -Poursuivez! -Un assassinat! j’en suis sûr, reprit l’accusateur; Altamonte est mort, j’ai vu son cadavre: une balle lui a traversé le coeur... Deux assassinats, je le crois; car l’homme dont on a versé le sang au pont de la Madeleine était un Compagnon du Silence. -Cela est vrai, dit le ministre d’État; mais comment le savez-vous? -Oui, s’écria San-Severo involontairement, comment le sait-il? Carlo Piccolomini dirigea sur lui un regard perçant qui embrassa du même coup Massimo Dolci et le cavalier Ercole Pisani. Puis il se pencha à l’oreille du roi. Ceux qui étaient tout proches crurent entendre prononcer le nom de Johann Spurzheim. Cet incident donna au Malatesta le temps de se reconnaître. On ne s’avise jamais de tout: il n’avait point préparé de réponse pour la question qui lui était faite. D’après ce que nous avons mis dans sa bouche, et il n’avait pas fini, le lecteur peut se convaincre déjà que le Malatesta et ses nobles camarades en savaient aussi long pour le moins que le ministre lui-même. Peut-être en savaient- ils beaucoup plus long. Mais à quelle source mystérieuse avaient-ils puisé ces renseignements? Voilà ce que sans doute ils ne pouvaient dire. Le vieux Massimo Dolci marcha lourdement sur le pied de ce bon San-Severo. -Veux-tu que dans dix minutes on t’appelle par ton nom de Luca Tristany? murmura-t-il; veux-tu être pendu au point du jour à la potence dressée pour Felice Tavola?... -J’ai eu tort, repartit San-Severo; mais il faut que ce coquin de David Heimer nous ait joué un tour de son métier! Sampieri vit le trouble de Malatesta. -Nous trouverons, dit-il, va toujours. Et Malatesta de poursuivre, poussé par le besoin d’aller en avant: -Comment je sais cela, seigneur? Je sais encore autre chose... des choses qui, peut-être, vont vous surprendre, vous qui veillez à la sûreté des personnes royales, de la cour, de la ville et du royaume... Jusqu’au dernier moment, la confrérie du silence a entretenu le baron d’Altamonte dans l’espoir d’être délivré; on lui avait fait parvenir une lime dans son cachot souterrain, et les mesures étaient si bien prises, qu’il se serait évadé ce soir par l’ancienne galerie communiquant avec les caveaux de Saint-Jean-le- Majeur, si le gouverneur de Castel-Vecchio ne l’eût transféré tout à coup dans les cachots de la tour supérieure. Ses complices ont appris cela. Il a été convenu que Felice Tavola serait délivré de vive force ou assassiné dans son cachot. « C’est la règle; à la dernière heure, les plus endurcis font parfois des aveux. Il faut éviter cela. L’un des maîtres du silence a donc été choisi pour accomplir ce prodigieux tour de force, de pénétrer dans la forteresse malgré la garnison décuplée, malgré les postes et les patrouilles qui en défendaient toutes les avenues. Il fallait pour cela un démon. Ils avaient Coriolani; la forteresse a été escaladée! Pier Falcone fit un mouvement. Nina dit en tenant son flacon sous les narines pâles d’Angélie: -Altesses, quel va être le châtiment de ce fou? Les princesses ne firent point de réponse. Elles ne croyaient point encore, mais chacune d’elles pensait: -Pas une voix ne s’élève pour défendre le prince Fulvio, qui est le favori du roi! Certes, il y avait là un symptôme bien étrange. Et devant ce symptôme, l’apparente extravagance de l’accusation disparaissait en grande partie. Les amis de Malatesta travaillaient, disant: -Qui eût jamais cru cela? Et Sampieri, l’encourageant de l’oeil et du geste, murmurait: -Courage, marquis, nous le tenons! Ce n’était pas le courage qui manquait au Malatesta. -La forteresse a été escaladée, reprit-il; le seigneur Piccolomini sait encore cela... Ce que le seigneur Piccolomini ignore peut-être, c’est que le bandit a trouvé vide le cachot de son camarade. -Qui appelez-vous le bandit? demanda le ministre d’État. -Coriolani, répondit sans hésiter Malatesta; il est arrivé dix minutes trop tard... L’alarme a été donnée; deux mille hommes ont poursuivi un seul homme et ne l’ont pas pu saisir... Je vous dis que ce mannequin dont on a fait frayeur aux enfants et aux femmelettes, Porporato, a volé son spectre et sa couronne... Le vrai roi des brigands du royaume de Naples n’est pas Porporato, c’est Coriolani! -Avez-vous achevé? demanda le ministre d’État. -Non, seigneur... et vous vous en doutez bien, puisque, depuis dix minutes, j’entends bruire les baïonnettes dans les jardins de ce palais, où naguère tout était joie, volupté, harmonie... Je n’ai pas encore fini, puisque je n’ai point dit comment Coriolani a tué lâchement son frère et ami le baron d’Altamonte. -Dites-le! ordonna le ministre d’État. -Le baron d’Altamonte, répondit le marquis, est sorti de Castel-Vecchio à onze heures de nuit. Comme on savait que Votre Excellence était au palais Doria, on l’a conduit à la maison du seigneur Johann Spurzheim, à la piazza del Mercato... Je n’apprendrai à personne que le cabinet du seigneur Johann Spurzheim est précédé d’un couloir long et obscur, percé au travers des bâtiments de son hôtel... On a vu entrer le baron d’Altamonte dans ce couloir... on en a vu ressortir le prince Coriolani, portant un cadavre sur ses épaules. -Accusez-vous le seigneur Johann Spurzheim? demanda Piccolomini. -À Dieu ne plaise, répliqua Malatesta; j’accuse Fulvio Coriolani et je n’accuse que lui! Fulvio Coriolani a payé sa dette aux Compagnons du Silence; il fallait que cette nuit son ami Altamonte fût libre ou mort... Il n’a pu le délivrer, il l’a assassiné! Malatesta se tut. Cette grande et sourde rumeur, que la curiosité avait comprimée, s’éleva de nouveau. Il ne faudrait point se placer au point de vue de nos moeurs françaises pour juger l’accusation portée ici. Vingt histoires authentiques, en ne remontant pas plus haut que le commencement de ce siècle, pourraient être citées et prouver surabondamment la fréquence et l’audace des usurpations de nom en Italie. Chez nous, ces choses arrivent, et personne n’a oublié la fameuse aventure du colonel Pontis de Sainte-Hélène, arrêté au beau milieu d’une revue, à la tête de son régiment, dans la cour du Carrousel. C’était un forçat évadé qui portait les grosses épaulettes dans un régiment de la garde royale. Mais ce qui est en France une exception si rare, qu’elle tombe en quelque sorte dans le domaine invraisemblable du roman, devient là-bas un fait, sinon habituel, du moins fréquent. La constitution physique du pays, le caractère des habitants, la faiblesse proverbiale des gouvernements, et je ne sais quelle tradition qui donne à ce métier de brigand une couleur presque épique, se combinent pour relever le bandit. Le bandit, dans l’Italie du Sud, est tout naturellement un seigneur. L’Apennin a ses chroniques mystérieuses qui fourmillent d’exemples analogues. Le bandit, qui est roi dans ses monts, ne saurait, sous peine de déroger gravement, descendre dans les villes sans prendre le titre de prince ou de comte, à tout le moins. L’entreprise du Malatesta et de ses compagnons n’était donc ni absurde ni dépourvue de chances de succès. Seulement, ils s’attaquaient à forte partie, et, bien qu’il y eût dans leur allégation une certaine solidité prouvant qu’ils ne frappaient point au hasard, il y avait une question capitale à laquelle le marquis n’avait pas répondu. -D’où savez-vous cela? avait demandé le ministre d’État. Le bon colonel San-Severo n’aurait pas été embarrassé pour répondre. En ce moment même, il disait à ses confrères, qui lui faisaient tous signe qu’il pouvait garder le silence: -Quand je vous disais que c’était ce coquin de David Heimer! Malgré le peu de subtilité de son intelligence, Luca Tristany devinait ici la main de Johann Spurzheim. Trois fins matois comme Marino Marchese, Policeni Corner et le vieil Amato Lorenzo, qui étaient devenus l’intendant Armellino, le cavalier Pisani et le banquier royal Dolci, devaient, à plus forte raison, reconnaître l’intervention, en cette circonstance, du directeur de la police. Mais leur rôle était, à ce qu’il paraît, de s’abstenir. Piccolomini se retourna vers les personnes royales qui le suivaient et parut prendre leurs ordres. On les vit s’entretenir à voix basse. Au camp des princesses, c’était le silence de la stupeur. Angélie Doria reprenait ses sens lentement dans les bras de Nina: -Qu’ont-ils dit? demanda-t- elle; a-t-on souffert leurs infâmes calomnies? -Tu l’aimes bien, Angélie, répliqua tout bas la zingara; tu l’aimeras mieux tout à l’heure... As-tu vu parfois le soleil vainqueur sortir des nuages après la tempête?... Tu vas voir Fulvio Coriolani... il vient... je le sens venir! Mais ce qui, certes, eût attiré vivement l’attention de cette noble foule, si chaque groupe agité et bavard n’eût discuté avec chaleur dans tous les coins des deux salons, c’était une scène rapide et haut montée qui avait lieu entre le Malatesta et son voisin Sampieri. Ils s’entretenaient à voix basse depuis le moment où Malatesta avait cessé de parler à l’assemblée. -Ne puis-je pas dire la vérité? demanda le marquis; ne puis-je montrer l’écrit anonyme que j’ai reçu cette nuit? -Tout serait perdu, répliqua Sampieri: on ne croit pas aux écrits anonymes. -Cependant... -Je ne te fais qu’une question: toi-même, y crois-tu? Malatesta sembla hésiter. Sampieri redoubla. -Crois-tu, reprit-il, que Fulvio Coriolani, ami du roi, fiancé de la comtesse Doria, ait quitté ce palais pour assassiner Felice Tavola?... Crois-tu que Fulvio Coriolani soit Compagnon du Silence? crois-tu cela?... -Non, sur ma foi! répondit enfin Malatesta, je ne le crois pas!... Et pourtant je donnerais trois palettes de mon sang pour que cela fût. -Qui le croira si tu ne le crois pas? -Alors, que faire? Leurs voix baissèrent davantage. -Tu as juré, reprit le Sampieri, de le déshonorer ou de le tuer, au prix de ta vie ou de ton honneur. Ta vie n’y peut rien, on te demande ton honneur... -Explique-toi. Un instant ils parlèrent si bas, que le murmure même de leurs voix ne s’entendait plus. -Sang du Christ! s’écria tout à coup le Malatesta, dont les yeux brillèrent et rougirent, je ne ferai pas cela! -Si tu ne le fais pas, répliqua Sampieri, tu es perdu. -Que je sois perdu, par la mort de Dieu!... perdu cent fois, je ne le ferai pas! -Marquis Malatesta, dit en ce moment le ministre Piccolomini au milieu d’un grand silence, d’où tenez-vous les faits que vous avez avancés? -De bonne source, Excellence! répondit le jeune marquis d’un air farouche. La sueur lui perlait aux tempes. Il était aisé de voir qu’un combat terrible se livrait en lui-même. Cela n’échappait point aux assistants, chez qui la réaction se faisait. -Il ne peut pas répondre! s’écria le colonel San-Severo le premier. Et dix voix répétèrent: -Il ne peut pas répondre. -Tu agonises, Malatesta! murmura Sampieri. -Ceci a trop duré! dit le prince royal. Et la princesse de Salerne, honteuse peut-être d’avoir été un instant ébranlée: -J’espère que le châtiment de cet homme sera exemplaire. -Malatesta, murmura encore Sampieri, tu n’as pas désormais deux secondes pour choisir entre la vie et la mort. Malatesta était livide, et l’écume revenait au bord de ses lèvres. -Répondez! dit pour la seconde fois Piccolomini; vous avez entendu: chacun croit que vous ne pouvez pas répondre. Et la rumeur de grandir. Les amis de Malatesta baissaient déjà la tête. -Répondez! prononça pour la troisième fois le ministre d’État. -De profundis!... fit tout bas Sampieri. Mais, à ce moment, le marquis releva la tête. -Sois content, dit-il à son complice, je vais me déshonorer! Un cercle grisâtre était autour de ses yeux. La sueur froide collait ses cheveux à ses joues creusées, il était effrayant à voir. -Majesté, dit-il en s’adressant au roi lui- même, d’une voix heurtée et étranglée, vous êtes le premier gentilhomme du royaume, vous allez comprendre pourquoi un Doria d’Angri a tardé à répondre quand il s’agit de souiller d’un mot la gloire de sa race... -Silence! silence! faisait-on de toutes parts. On voyait alentour toutes les têtes penchées, toutes les bouches béantes. Malatesta serra sa poitrine à deux mains. -N’avez-vous point remarqué, reprit-il, que Béatrice Doria d’Angri, ma soeur, n’était point à la fête de cette nuit? -Bien, fit Sampieri, qui respira fortement. Les princesses quittèrent leurs sièges. -Lâche! dit Nina Dolci, dont les prunelles brillaient. Pier Falcone avait fait un pas en avant, non point pour écouter, mais pour regarder un domino de haute taille qui était debout et immobile en face de lui. -Allons! fit encore Sampieri. -Majesté, reprit Malatesta, ma soeur est la maîtresse du bandit Coriolani, qui l’a trompée... et ma soeur a trahi le bandit Coriolani! Ce fut dans les deux salons un tumulte inexprimable. Angélie avait poussé un long cri de détresse. Malatesta, qui chancelait, soutenu par Sampieri, vit devant lui tout à coup la figure hautaine et calme du comte Lorédan Doria. Celui-ci ôtait son gant avec lenteur. -Où le roi a son masque, il n’y a pas de roi, dit-il. Malatesta, tu as menti! Malatesta, tu es un lâche! Malatesta, puisque Béatrice Doria n’a plus de frère, moi, Doria-Doria, chef de sa famille, je deviens son frère, et je la venge d’une infâme et calomnieuse accusation. Il leva le bras et lança son gant au visage du marquis, tandis que les princesses et la foule criaient: -Bravo, Loredano! Mais le gant ne toucha pas le visage de Malatesta. Une main s’avança et l’arrêta au passage. Cette main était celle de ce domino de haute taille que Pier Falcone examinait depuis quelques instants avec une si grande attention. Personne autre ne l’avait remarqué jusqu’alors. Il rejeta en arrière, d’un brusque mouvement, son costume de soie flottante, et parut en riche costume de cour. Ce fut comme un violent coup de théâtre. Les cris se turent, et toute cette fiévreuse agitation s’apaisa à la vue de ce magnifique jeune homme: taille d’Apollon, tête de roi qui découvrait inopinément son visage rêveur et hautain, où glissait un calme sourire. Un nom courut d’une extrémité à l’autre des salons: sourd et profond murmure où il y avait de l’admiration, de l’envie, de la tendresse et du respect. -Coriolani! le prince Fulvio Coriolani! VIII Le Roi Du Jour Et Le Roi De La Nuit. Il n’y avait, dans les salons du palais Doria, que trois hommes dont les physionomies n’eussent point changé. C’étaient les trois chevaliers du silence, le banquier Massimo Dolci, l’intendant Visconti-Armellino et le cavalier Hercule Pisani. Ceux-là restaient impassibles après comme auparavant. Mais, autour d’eux, une agitation inexprimable grandissait, et le quatrième maître du silence, le colonel San- Severo, y prenait part de bon coeur. -Corps de Bacchus! s’écria-t-il, voilà un digne seigneur que ce Doria, et le coquin de marquis a son affaire. Les cris se perdaient dans ce tumulte général. Pour donner une idée de ce que pouvait être ce tumulte, malgré la haute position de la plupart des acteurs en scène, nous raconterons un incident rapide dont cet honnête San-Severo fut le héros. Pier Falcone, à la vue du prince Fulvio Coriolani, avait reculé comme si une violente contraction nerveuse l’eût attiré en arrière. -C’est lui! avait-il dit tout bas. Et ce mot: « C’est lui! » avait dans sa bouche une terrible expression de haine. Lui, si calme tout à l’heure, lui que nous avons vu froid et grave en face des étranges aventures de la maison Spurzheim, semblait en proie à une espèce de rage soudaine. Il glissa sa main sous le revers de son costume et en tira un poignard sicilien à la lame évidée et fine comme une aiguille. Certes, en ce moment de désordre, rien n’était plus aisé que de s’élancer et de frapper. C’était son dessein. Il n’y avait pas à s’y méprendre. Mais au moment où il prenait sa course, une main de fer le prit à la gorge, tandis qu’une autre main également vigoureuse tordait son poignet et faisait tomber l’arme. Falcone étouffa le cri de douleur qui voulait s’échapper de sa gorge. La main de fer, qui appartenait à San-Severo, y allait de bonne foi. La face du docteur s’injectait de sang déjà, lorsque le regard du colonel tomba par hasard sur la main droite de l’inconnu, celle qui naguère tenait le poignard. Au doigt médius de cette main était l’anneau du silence. San-Severo lâcha prise. Il entraîna le docteur jusqu’auprès des trois chevaliers et leur montra l’anneau. Armellino dit: -Nous savions cela! San-Severo baissa la tête, et réfléchit un instant. -Mes compagnons, dit-il, je commence à ne plus comprendre... Le jour où je ne comprendrai plus du tout, prenez garde à vous! Armellino et Falcone échangèrent un signe. Falcone se perdit dans la foule. Tout cela n’avait pas duré une minute. Pas une parole n’avait été échangée dans le groupe de nos personnages principaux, qui gardaient leurs poses respectives, comme il arrive dans les solennelles occasions. En ceci, le théâtre, qui n’est pas coutumier du fait, copie la vérité vraie, et c’est pour cela que ce procédé de mise en scène, qu’on appelle un tableau, produit presque toujours de si grands effets sur les spectateurs de bonne foi. Doria était à droite du marquis, que Sampieri contenait, et qui semblait en proie à une attaque d’épilepsie; à gauche, Coriolani, la tête haute et les bras croisés sur les crachats qui scintillaient sur sa poitrine, se tenait debout. Le roi et les princes entouraient ce groupe. À l’autre bout du salon, la princesse de Salerne et ses compagnes applaudissaient avec de véritables transports. Où est la passion, l’étiquette disparaît. Angélie pleurait de joie dans les bras de Nina, qui souriait et murmurait à son oreille: -Que te disais-je!... C’est méconnaître Fulvio que de craindre pour lui. Et cependant il ne s’était rien passé en réalité. Aucune réponse n’avait été opposée aux accusations du Malatesta. Le roi n’avait pas prononcé une parole; les princes et le ministre d’État étaient muets. Mais il y avait dans ce nouveau venu une puissance si communicative, un charme si grand et si vainqueur, qu’il semblait que sa présence seule dût faire sa cause gagnée. Il regardait Malatesta en souriant. Malatesta, la face marbrée de taches livides, l’oeil hagard, l’écume à la bouche, faisait d’inutiles efforts pour soutenir son regard. La première parole prononcée sortit de la bouche du roi. Le roi rejeta en arrière le capuchon de son domino, et découvrit cette belle figure bourbonienne couronnée de cheveux blancs comme la neige, qui, malgré certains actes de sa vie publique, inspirait toujours un si sincère respect au peuple de Naples. Le roi dit: -Doria, tu es un gentilhomme. Ton père eût fait comme toi: tu as bien fait! Lorédan s’inclina profondément. Le prince royal vint à lui et l’embrassa. C’était sur le bras du prince royal que Ferdinand de Bourbon s’était appuyé pendant toute cette scène. L’autre compagnon du roi était son second fils, le prince de Salerne. Fulvio Coriolani s’inclina à son tour devant le roi. Le roi lui dit: -Prince, soyez le bienvenu... On vous a accusé en votre absence; j’espère que vous allez vous défendre. -J’y tâcherai, sire, répondit Coriolani. Et tous les coeurs étaient avec lui déjà. Avant de continuer, il se tourna vers Lorédan. -Comte Doria, dit-il, je vous remercie et je vous offre la main. Lorédan salua, mais sa main resta immobile à son flanc. -Prince, reprit-il froidement, vous ne me devez rien; j’ai défendu l’honneur de ma maison. -L’honneur de votre maison est le mien, comte, dit Coriolani, puisque je vais être votre frère. Lorédan repartit d’un ton glacé: -L’avenir est à Dieu... Ma soeur est libre sous le bon plaisir du roi, son maître et le mien. Il salua de nouveau et rompit ostensiblement l’entretien. Coriolani lui tendit en silence son gant, qu’il reprit. Cela fait, Coriolani se redressa, et, parlant au roi: -Sire, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, dit-il, le marquis de Malatesta en a menti méchamment et lâchement. Honte à celui qui a perdu le souvenir de sa mère, à ce point d’outrager sa propre soeur! -Bien dit! bien dit! s’écria-t-on de toutes parts. Et l’archiduchesse Marie-Clémentine, femme du prince de Salerne: -Prince, au nom de mes soeurs et de toute la cour, je vous remercie, vous avez noblement exprimé notre pensée. Coriolani mit la main sur son coeur. Son regard, en rendant grâce à la princesse, se fixa, plein d’amour, sur le pâle et beau visage d’Angélie, qui lui fit un signe de tête souriant. -Es-tu mort? fit l’implacable Sampieri à l’oreille de Malatesta. -Sire, dit à ce moment ce dernier, dont la parole était embarrassée et lente, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, ce bandit, qui donne des leçons aux gentilshommes de votre cour en votre présence, ne vaut pas la peine qu’un Doria d’Angri relève son démenti... Je soutiens mon dire, et j’accepte la provocation de mon cousin Lorédan Doria, qui est au moins un galant homme. Sampieri lui serra la main furtivement. Malatesta reprit avec plus d’assurance: -Puisque celui-là vous a ensorcelés en tournant la tête de toutes vos femmes, de toutes vos soeurs et de toutes vos filles, ô grands de Naples, mes anciens amis, je n’espère plus beaucoup faire tomber le voile qui vous bande les yeux... Je me borne donc à le mettre au défi de répondre à deux simples questions: « À quelle besogne a-t-il employé sa nuit? Dans quelle contrée de la lune est située sa principauté de Coriolani? » En achevant ces mots, le Malatesta avait recouvré toute son insolence. -Sire, reprit le prince Fulvio, ce n’est pas à cet homme que je m’adresse. C’est à Votre Majesté, qui a témoigné le bienveillant désir d’entendre ma réponse. -Bienveillance, oui, prince, dit le roi; nous ne vous croyons pas coupable jusqu’à preuve contraire. Coriolani fit un pas vers le roi, mit un genou en terre avec cette grâce noble qu’il possédait à un degré incomparable, et lui baisa la main en disant tout bas: -Je rends cet hommage au roi qui m’aime... Je le rends surtout à l’ami de mon noble et bien- aimé père! Autour du salon, on se demandait: -Que dit-il? que dit-il? -Je crois, Dieu me pardonne! s’écria Malatesta en ricanant, que ce fils du hasard a parlé de son père! Le prince royal fit un signe. On entendit les crosses de vingt mousquets résonner bruyamment sur les dalles. Tous les regards étonnés se tournèrent vers le vestibule, que l’on vit plein de gardes suisses. Malatesta voulut parler encore; mais Sampieri, jugeant qu’il se perdait sans retour, lui mit la main sur la bouche. -Laisse aller, lui dit-il tout bas, tu as assez fait... -Pour me briser le crâne dès que j’aurai en main un pistolet, répondit Malatesta; tu as raison! -Sire, reprit Fulvio Coriolani au milieu du silence rétabli comme par enchantement dès qu’il ouvrit la bouche, je voyais, depuis quelques semaines, un grand deuil dans votre auguste maison... Ceci est pour répondre à la première question du marquis de Malatesta, qui m’a mis au défi de dire quelle avait été ma besogne de cette nuit... Votre Majesté avait près d’elle une noble jeune fille, dont les veines contiennent du sang impérial et royal, Mathilde Farnèse, que vous avez tenue sur les fonts de baptême... -Aurais-tu de ses nouvelles, Fulvio? s’écria le roi vivement. On savait à la cour que le roi adorait sa filleule. On disait même, et c’était là un de ces mille bruits qui courent dans les camarillas, que la belle Mathilde Farnèse tenait à son parrain par des liens plus étroits que ceux qui se contractent par le premier des sacrements. La mère de Mathilde était morte jeune, et Ferdinand de Bourbon l’avait aimée. Colonna dit à Marescalchi qu’il avait rejoint dans la foule: -Le misérable nous porte là un coup de maître! Marescalchi répondit: -Si la lettre anonyme qui nous a mis en campagne était un piège? Ils avaient tous les deux la tête basse et n’osaient regarder du côté de Malatesta. Coriolani poursuivait: -Pouvais-je faire trop pour reconnaître la gracieuse hospitalité que Votre Majesté a daigné m’accorder?... Ceux qui disent m’avoir vu cette nuit au pont della Maddalena et sur la plage, ne se trompent point: j’y suis allé... J’ai été plus loin: une barque m’a emporté au travers du golfe de Naples; j’ai rangé la Cajola, doublé le cap de Misène et franchi le canal de Procida... De l’autre côté des îles, en face du Foce del Fusaro, il y avait un navire à l’ancre, j’y suis monté... -Et vous avez des nouvelles de Mathilde? demanda pour la seconde fois le roi. -Oui, sire. -De bonnes nouvelles? -Oui, sire. -Que Dieu vous récompense, Fulvio! Dites- nous quel était ce navire? Le cercle s’était resserré autour de Coriolani, et l’on avait fait place aux princesses, qui étaient maintenant sur le premier rang. Les compagnons du Malatesta en étaient réduits à protester par leur silence incrédule et moqueur. -Ce navire, répondit le prince Fulvio, appartenait à ce chef redoutable que votre police croit tenir sans cesse et qui lui échappe toujours. -Porporato! Ce nom prononcé tout bas, courut d’un bout à l’autre des salons. Le roi dit: -Ce baron d’Altamonte qui devait être exécuté demain, n’est donc pas le Porporato? -Non, sire. -Le prince Coriolani avait dit formellement le contraire lors de la confrontation, fit observer le ministre d’État. -Excellence, si je n’avais vu de mes yeux cette nuit le Porporato à bord de sa felouque, je dirais encore à l’heure qu’il est: Altamonte est le Porporato... Ils se ressemblent trait pour trait... C’est à ce point, que j’ai bien peur qu’il n’y ait dans tout ceci une fatale et bien regrettable erreur... Je crois que la justice et la police se sont trompées... Je crois qu’Altamonte était innocent. Andréa Visconti-Armellino fit un pas en avant. -Ma démission d’intendant de la police royale, dit-il, est déposée depuis hier au ministère d’État; le motif de ma démission est celui-ci: je partage l’opinion du noble prince Fulvio Coriolani. -Oh! oh! fit le grand San-Severo à l’oreille du banquier Massimo Dolci, qui restait seul à la place occupée naguère par les trois chevaliers du silence, car le cavalier Ercole Pisani venait de gagner le vestibule, quelle comédie est-ce cela, vieux Lorenzo?... Passerai-je ma vie entière à n’y voir goutte dans vos histoires? -Voilà qui est étrange, Piccolomini, dit le roi au ministre; j’ai déjà reçu à ce sujet, cette nuit, une lettre du seigneur Johann Spurzheim qui, tout malade et mourant qu’il est... -Demain, à la dernière heure, interrompit le ministre d’État, je comptais soumettre à Votre Majesté des communications importantes. Le roi le regardait en face. -Malheur à ceux qui voudraient me tromper! prononça-t-il tout bas en fronçant le sourcil; je suis le plus vieux souverain de l’Europe; mais, par la Vierge sainte! j’ai encore la tête saine et le bras long! Il nous est impossible de faire comprendre dès ce moment au lecteur la ligne de conduite de ce joyeux agonisant, Johann Spurzheim. Dans cette bataille, il portait un coup funeste à Piccolomini, et pourtant il n’était point avec le prince Fulvio. Il travaillait pour lui seul, dirigeant ses batteries du fond de son alcôve et mêlant à plaisir l’écheveau embrouillé de son intrigue. C’était un fanatique diplomate. Nous ne connaissons ici qu’un de ses agents, Pier Falcone; mais qui sait combien Pier Falcone avait de collègues inconnus dans les salons du palais Doria? La vraie lutte, il faut bien le dire, était entre Johann Spurzheim et Fulvio Coriolani. Le Malatesta lui-même, à son insu et malgré lui, était un instrument de Johann Spurzheim. -Et qu’as-tu fait à bord de la felouque, Fulvio? demanda le roi. -J’ai parlé au Porporato, sire. -C’est la seconde fois que tu lui parles? -C’est la seconde fois. -Et maintenant, ne t’y tromperais-tu plus?... tu le reconnaîtrais? -Je le reconnaîtrais, sire. -Pourquoi s’approchait-il ainsi de nos côtes? -C’est un étrange personnage, sire... Il dit aussi, en parlant des rivages du royaume de Naples: « Mes côtes... » Le roi eut un sourire contraint. -Nous sommes deux pour un seul domaine, murmura-t-il; je suis le roi du jour; ce brigand le roi de la nuit... Tout cela changera si Dieu m’est en aide... J’ai bien arraché mon héritage des mains de Murat, qui était un soldat... pourquoi le bandit me tiendrait-il tête? Chacun put voir les noirs sourcils du prince Fulvio se froncer vivement à ce nom de Murat, prononcé à l’improviste. -Sire, dit-il, le Porporato avait, à son dire, deux motifs pour s’approcher de votre capitale. -Voyons les motifs de Sa Majesté nocturne, fit le roi. -D’abord, délivrer le baron d’Altamonte, non point par amitié, car il affirme ne point le connaître, mais par sympathie: le Porporato ne veut plus d’exécution à mort. -Ah! peste! s’écria le Bourbon, qui éclata de rire. -Saint Janvier, continua paisiblement Fulvio, se donnait la mission d’enterrer tous les cadavres sans sépulture... Porporato a fait serment de délivrer tous les condamnés à la peine capitale. -Cette fois, du moins... commença le roi. -S’il m’est permis de répondre à Votre Majesté, interrompit le prince, Porporato avait positivement prévu le cas... Il m’a dit en propres tenues: « De deux choses l’une: ou ils l’assassineront, ou je le délivrerai! » À son tour, le roi fronça le sourcil. Un murmure d’étonnement se propageait dans la salle. Ce Porporato grandissait à la taille d’une puissance. -Et le second motif de Sa diabolique Majesté? demanda Ferdinand. -Le second motif est tout autre, sire... Le Porporato est amoureux d’une jeune fille noble de votre cour. Il y eut un frémissement dans les rangs de ces dames. -Ah çà! fit le roi conservant à grand-peine son sourire forcé, il connaît donc notre cour? -Beaucoup, sire. -Est-ce qu’il nous fait l’honneur d’y venir parfois? -Souvent. Ferdinand devint pâle et sa colère se fit jour malgré lui. -Par la mort du Sauveur! s’écria-t-il, je veux des ministres qui me mettent à l’abri de pareilles insolences!... Vit-on jamais souverain joué plus outrageusement que cela! -Sire, dit Coriolani avec froideur, je n’ai pas accusé les ministres de Votre Majesté. Il y eut un silence entre le roi et le prince Fulvio, mais la salle entière s’emplissait de chuchotements. Le roi regrettait fort d’avoir entamé cet entretien en public. Il le rompit brusquement et de mauvaise grâce. -Parle-nous de Mathilde, notre filleule, prince, dit-il; combien cet homme veut- il nous vendre sa liberté? -Troc pour troc, sire, répondit Fulvio; le Porporato demande celle qu’il aime à la place de la noble Mathilde Farnèse. -Espère-t-il?... s’écria le roi avec indignation. -Il prononce le nom de Votre Majesté avec une apparence de respect profond... Il ne demande rien... ce qu’il désire, il sait le prendre! Nouveau silence. Et, cette fois, c’était vraiment de la stupeur. -Mais ma filleule?... reprit le roi. Coriolani se tourna vers le vestibule où le cavalier Ercole Pisani était debout, au-devant de la garde suisse. Il fit un signe. Pisani disparut au milieu des soldats, dont les rangs s’ouvrirent pour lui livrer passage. -Je vous rapporte les propres paroles du Porporato, sire, dit Fulvio; le Porporato a parlé ainsi: « Je rends au roi de Naples sa filleule sans rançon... Demain, celle que j’aime sera en mon pouvoir. » Lorédan Doria, qui était auprès de sa soeur et qui fixait sur Fulvio un regard attentif et sombre, fit un mouvement involontaire, comme pour s’emparer d’elle et la protéger. Angélie ne vit point cela, car elle aussi regardait le prince Fulvio de tous ses yeux. Elle était très pâle, et son sein battait avec force. Le roi n’eut pas le temps de répondre. Ercole Pisani traversa de nouveau les rangs des soldats de la garde. Il tenait par la main cette jeune femme voilée que nous avons vue dans la cour du palais où Beldemonio s’était fait descendre en sortant de chez Johann Spurzheim. Fulvio s’avança vers elle, la prit des mains de Pisani et l’amena au roi, qui lui tendit les bras, les larmes aux yeux. -Votre Majesté, dit le prince sans élever la voix, est-elle satisfaite de ma besogne de cette nuit? Mathilde Farnèse recevait déjà les caresses des princesses. Le roi tendit la main à Fulvio, qui voulut la baiser mais le roi l’attira contre lui et lui donna l’accolade. Les princesses de la cour applaudirent avec un véritable transport. Angélie était éblouie et comme ivre. Nina souriait et il y avait un amer dédain dans son sourire. Lorédan Doria s’interrogeait avec cette angoisse de l’homme qui sent la folie entrer dans son cerveau. Les trois chevaliers du silence, Andrea Visconti- Armellino, Massimo Dolci et Ercole Pisani étaient de nouveau réunis, formant un groupe immobile et impassible au-devant du grand colonel San-Severo, qui perdait plante au milieu de cette mer d’énigmes. -Seigneur Armellino, dit le roi, nous n’acceptons pas votre démission. -En ce cas, la mienne est aux pieds de Votre Majesté, répliqua vivement Piccolomini. Le roi sourit. -Le soleil de demain, murmura-t-il, verra bien des choses... Je veux un ministre qui mette les filles de mes nobles amis et serviteurs à l’abri, je le veux!... En attendant, il faut que justice soit faite... Puisque votre démission est à mes pieds, Excellence, je me nomme, pour cette nuit, ministre d’État... Et sois de bonne heure au palais, Fulvio! Le prince Coriolani s’inclina. Chacun vit bien que le portefeuille de Piccolomini était à lui s’il voulait le prendre. -Holà! Baumgarten!... appela le roi. Le major de la garde suisse entra aussitôt; le roi lui dit quelques mots à l’oreille. Sampieri devina et fit un mouvement vers la porte. Il sentit une main qui le retenait. Le docteur Pier Falcone était entre lui et le Malatesta. -Mes jeunes seigneurs, dit Falcone, vous avez joué une vaillante partie; vous l’avez perdue; je vous offre votre revanche. -Seigneur Marescalchi, disait en ce moment Baumgarten, je vous arrête au nom du roi. Malatesta couvait d’un regard de fièvre Angélie Doria, qui semblait appeler de l’oeil le prince Coriolani, à qui le roi ne parlait plus. -Au nom du roi, dit encore Baumgarten, seigneur Gravina, je vous arrête! -Tout mon sang pour une revanche! gronda le Malatesta, dont la main, passée sous son frac, déchirait sa poitrine. -Êtes-vous bien déterminé? demanda Pier Falcone. -Si le démon m’offre son aide, répliqua le vaincu, je ferai un pacte avec le démon. Falcone sourit. Baumgarten venait d’arrêter Ziani et Colonna. -Nous n’avons plus qu’une minute, dit Pier Falcone; voilà le Pitti qu’on arrête à son tour... mais il est prévenu; les autres le sont aussi... Souvenez-vous bien de ceci, Sampieri et vous, Malatesta: vous avez un allié... À quelque heure et en quelque lieu que ce soit, dès que le nom de Johann Spurzheim sera prononcé à votre oreille, tenez-vous prêts! -Johann Spurzheim! répéta Sampieri stupéfait. Et Malatesta ajouta: -Je n’avais évoqué que Satan. Baumgarten était en face d’eux, il dit: -Au nom du roi, Domenico Sampieri et Giulio Doria d’Angri, marquis Malatesta, je vous arrête. Falcone s’était perdu dans la foule. À ce moment, Fulvio Coriolani abordait Angélie Doria et lui baisait respectueusement la main. Comme la princesse de Salerne l’appelait, il laissa tomber rapidement ces paroles: -Comtesse, il faut que je vous voie demain, seul à seul et sans témoins... De cette entrevue dépendront, si vous m’aimez, votre avenir et notre bonheur. -Si je vous aime!... répéta Angélie. Il passa, marchant vers les princesses, qui l’attendaient pour lui faire un triomphe. Angélie s’appuya sur le bras de Nina, qui avait échangé un signe avec Coriolani. Elle chancelait. -Viens, dit-elle, mon coeur me fait mal!... j’étouffe... Il me semble que je vais mourir! Quatrième Partie. Maria Des Amalfi. I Djâbel Le Grand-Scorpion. Nina Dolci, la fille d’honneur de la princesse de Salerne, était assise au chevet du lit. Angélie Doria, couchée, la tête pâle et défaite parmi ses cheveux blonds épars, avait les yeux fermés. Une lampe brûlait sur la table de marbre, mais le petit jour blanchissait déjà les rideaux de mousseline. C’était trois ou quatre heures après la fin de la fête. Nina Dolci veillait Angélie malade. Tout ce que le luxe simple et grand, respectant cette couleur virginale qui est l’ornement nécessaire de la chambre d’une jeune fille, peut inventer de suave, peut imaginer de ravissant, était là. Impossible de dire la fraîcheur exquise de l’ameublement et des tentures. Tout souriait dans ce réduit charmant, tout, excepté la pauvre belle Angélie. Naguère encore, elle se plaisait si bien à orner sa retraite de fleurs toujours nouvelles! naguère encore, elle arrosait si fidèlement, le matin et le soir, les camélias tachés de sang et les cactus empourprés qui tapissaient sa blanche terrasse de marbre! Avait-elle jamais passé une matinée, avant ces deux mois qui venaient de s’écouler, sans admirer ce peuple de charmants oiseaux des tropiques qui se becquetaient et jouaient dans sa volière? Cette volière, un bijou, était son amusement et ses soins. Et que d’autres passe-temps! Le pastel, sous ses doigts artistes, veloutait si doucement les feuilles de rose; le piano chantait si gaiement! Ne faut-il donc qu’un jour pour changer en mélancolie la chère joie des jeunes filles? Angélie était triste et les mignardes coquetteries de son réduit souriaient vainement autour d’elle. Angélie avait beau être belle comme les anges, noble parmi les plus nobles, riche au-dessus des plus riches, Angélie était triste. Elle pleurait souvent. Quand les touches de son piano abandonné, moins blanches que l’ivoire de ses doigts, rompaient leur long silence, c’était pour dire quelque chant mélancolique et lent, écho des langueurs de son âme. Cette nuit, Angélie Doria s’était couchée avec une fièvre ardente. Son coeur était plein d’ennuis, de frayeurs; sa tête brûlait. Des pensées pénibles et folles l’absorbaient en la fatiguant. Elle l’avait dit à Nina, sa garde-malade. Elle l’avait dit en rougissant et avec des larmes plein ses beaux yeux. Sa raison s’altérait; elle ne comprenait plus son coeur. Tout emplie encore de la radieuse victoire que venait de remporter Fulvio, son bel ami, son héros, son fiancé, elle ne voulait plus penser qu’à lui. Et la fièvre, avec cette obstination patiente, qui énerve et brise, lui apportait sans cesse une autre image. Une autre! est-ce bien le mot? Une image toute semblable, mais plus jeune, plus humble, plus douce. Un Fulvio qui n’était pas son Fulvio, un adolescent timide et triste, dont les grands cheveux blonds cachaient la joue pâle, tandis qu’il se prosternait devant l’autel du Seigneur. Elle la chassait, cette image, et toujours l’image revenait. Depuis quatre heures qu’elle était là, elle n’avait pu trouver un instant de sommeil. Parfois ses yeux se fermaient comme à présent, et Nina la croyait endormie; mais bientôt la voix faible d’Angélie rompait le silence. Elle disait du ton plaintif d’un enfant qui a peur: -Je ne dors pas. Parle-moi, je t’en prie! défends-moi contre mes rêves! Nina parlait alors. Elle avait d’abord parlé des choses qui regardaient sa compagne. Elle avait essayé de la calmer en éclairant le trouble de son âme, en traitant d’enfantillages et de folies les scrupules qui la tourmentaient. Mais cela n’avait fait qu’augmenter le mal. -Ils sont là! disait Angélie, tous deux... entre toi et moi... Fulvio et Julien. Je n’aime que Fulvio!... Pourquoi est-ce toujours Julien qui se penche au-dessus de moi, caressant ma joue de ses cheveux blonds bouclés? -C’est la fièvre... murmurait Nina. -Je deviendrai folle!... je sens bien cela!... Quand je ferme les yeux, c’est Julien qui s’approche... Pourquoi Fulvio reste-t- il là-bas... dans l’ombre?... Il y a des moments où il est si loin, mon Fulvio, que je ne le vois plus!... Parfois, tandis qu’elle écoutait ces pensées incohérentes qui n’étaient ni raison ni délire, un sourire étrange errait sur les lèvres de Nina. Elle aimait bien Angélie pourtant. Mais peut-on faire taire tout à fait la voix opiniâtre du coeur?... Elle avait dompté sa passion, cette fille vaillante et bizarre; elle avait dit de bonne foi, comptant sur sa force jusqu’alors indomptée: « Je serai la soeur de Fulvio... » Mais le Vésuve aussi, pour comparer la tempête du coeur aux cataclysmes de la nature, le Vésuve s’éteint, le Vésuve sommeille, le Vésuve laisse croître le long de son flanc refroidi les moissons tranquilles, et les vignes ambrées d’où coule goutte à goutte la sève avare du palma- christi, ce vin d’or! N’y a-t-il plus de feu, pour cela, dans les profondeurs du cratère?... Il y a du feu. Quelque nuit, l’incendie souterrain se rallume, la montagne tressaille aux bouillonnements intérieurs de la lave, la terre tremble, la mer écume, et tout disparaît, vignes, jardins, moissons, maisons riantes et fiers palais, sous le torrent de feu qui est le réveil du volcan! Nina souriait. Nina se berçait volontiers, elle- même nous l’a dit, dans la poésie hardie et impossible des romans de chevalerie. Nina se comparait à Carmelle, l’amante sans espoir du jeune Esplandian. Eh bien, il y a, dans ce même Amadis, fatras grotesque et sublime, l’histoire d’une épée qui vit, qui pense, qui est fidèle. L’épée de Balan ne peut servir qu’à Balan. Elle se retourne contre l’étranger qui veut s’en servir pour combattre. En souriant, Nina pensait: -Cet amour est comme l’épée de Balan. Dieu me l’a donné. Il se retourne contre celles qui me le dérobent! -Parle-moi, murmura Angélie, au nom du ciel, parle-moi! Nina se recueillait, et, feignant de chercher l’histoire d’autrui dans sa mémoire, elle racontait quelques étranges épisodes de sa vie de bohémienne. Elle avait vu bien des choses, cette zingara si jeune que le hasard avait faite grande dame. Angélie l’écoutait. Parfois, Nina croyait l’avoir endormie et se reprenait à rêver. La lampe était entre elles deux, éclairant d’un rayon pareil ces deux beautés si différentes: Angélie, blanche et douce comme les saintes Vierges de Raphaël; Nina, brune et portant sur ses traits, sculptés hardiment, cette teinte de bronze affectionnée par les maîtres de l’école espagnole. Au moment où les premières lueurs du jour se glissaient timides et pâlissantes à travers les rideaux, Nina se tut et Angélie resta deux ou trois minutes silencieuse. Les yeux de la zingara commençaient à se fermer, et c’est à cet instant que l’on eût pu remarquer surtout en ces visages ravissants la violente opposition des races. Mais tout à coup Angélie tressaillit et s’écria: -Ils sont là tous deux... Dès que tu ne parles plus, le front de Julien est là, tout contre le mien! -Je veux parler toujours, repartit la zingara en feignant la gaieté; mais tes fantômes sont plus difficiles à chasser que ceux de Saül... Que vais- je te conter? Je ne sais plus guère d’histoire. -Une histoire longue... longue! fit Angélie, dont l’accent devenait de plus en plus semblable à celui des petits enfants. -Une histoire longue, longue!... répéta Nina; voyons, que je cherche... Il y en a une longue, longue! C’est celle du Porporato. Angélie ouvrit les yeux tout grands. -Tu la sais donc? dit-elle. -Mieux que personne, répliqua Nina, qui ne put s’empêcher de sourire. -Pourquoi dis-tu cela: « Mieux que personne? » -Parce que Massimo Dolci, mon oncle, a eu une maison de campagne au pied du mont Sila, où est, dit-on, le château de Pourpre... -Oh!... fit Angélie, le château de Pourpre! est-ce qu’il existe? -Et parce que, continua la zingara, mon oncle Massimo Dolci est l’ami de l’intendant de police, qui lui a prêté les dossiers de ce célèbre bandit. -Et tu les as lus? -Avec plus de curiosité avide que le plus intéressant de tous les romans... Juge donc, comtesse! les documents officiels contrôlaient les poétiques récits que j’entendis si souvent dans mon enfance... Je retrouvais là, officiellement constatés, tous ces contes à dormir debout qui avaient effrayé et charmé ma jeune imagination... -Et tu ne m’as jamais parlé de cela! interrompit Angélie. -Je ne pouvais pas deviner, repartit Nina, que la noble Doria s’intéressât aux faits et gestes du Porporato. -Ce nom, murmura la jeune comtesse, a toujours produit sur moi un bizarre effet. Ce qu’on me dit de lui est si étrange!... Il m’apparaît grand comme don Juan... ou comme l’esprit du mal lui-même... -Il y a en lui du don Juan, répliqua Nina; mais il y a du bien parmi le mal... et sa carrière, proscrite par la loi, est toute pleine de généreux héroïsmes. -Commence vite, Nina; je t’écoute. La comtesse Angélie se retourna à demi sur l’oreiller. Son visage ranimé exprimait une curiosité singulière. -As-tu rencontré parfois, demanda Nina, dans les plaines de l’Italie du Sud, ces misérables caravanes de zingari qui plantent leurs tentes loin des villages, et semblent toujours voler l’eau des sources qu’elles boivent, l’air du ciel qu’elles respirent? -Je me souviens d’avoir vu de ces gens-là, répondit Angélie, deux ou trois fois dans mon enfance. -Eh bien, reprit Nina, tu as peut-être rencontré sans le savoir la famille errante du tzigane Djâbel le Grand-Scorpion, dans laquelle se passa l’enfance du Porporato, et aussi l’enfance de Fiamma, sa belle amie. -Ah! s’écria Angélie, tu vas aussi me parler de Fiamma?... -Il est impossible, répondit Nina avec un mouvement d’orgueil, de parler du Porporato sans parler de Fiamma... C’est l’ombre et le corps... ou plutôt, c’est le corps et l’âme! « Djâbel le Grand-Scorpion, tzigane rouge de Moravie, parcourait la terre de Bari, vers le commencement de ce siècle, avec sa famille ou tribu, nombreuse comme celle de Priam. « Le temps marche, contessina, les préjugés se perdent. Ces races, si longtemps proscrites, auront leur place quelque jour au grand festin de l’humanité! Chez nous, cela viendra tardivement, parce que nous sommes lents à délaisser les vieilles coutumes. Mais, en Angleterre, pays de marchandises, qui a quelques- unes des qualités de ses défauts, il y a, parmi les membres du haut parlement, un duc et un vicomte qui ont des femmes de race gypsie. En Russie, le prince Nicolas Tolstoï a épousé une cigana, originaire du Portugal, et l’on dit que cette princesse bohême n’est pas le moindre ornement de la cour de l’empereur. « Les deux premiers-nés de Djâbel avaient nom Horeb et Baïssa. Horeb connaissait l’art de lire dans les astres; Baïssa domptait les serpents et guérissait les fièvres par l’imposition des mains. « Djâbel, lui, était doué pour les scorpions et les tarentules. Il avait un chant pour charmer ces animaux malfaisants, qui tournaient autour de sa baguette fourchue, et tombaient morts quand il leur disait: « Meurs! » « Il était petit, maigre, hâve; ses cheveux gris se hérissaient sur son crâne. Quand il regardait les chiens fixement, les chiens hurlaient et devenaient fous. Les paysans de la terre de Bari lui payaient une redevance pour qu’il ne regardât point leurs troupeaux. « Le père du père de Djâbel avait connu le secret du château de Pourpre... -Qu’est-ce que le château de Pourpre? demanda Angélie. -C’est, répondit Nina, le paradis terrestre et mystérieux des fils d’Achingan, qui fut le premier roi des tziganes, et leur donna, dit-on, son nom. Il est situé au centre des Apennins du Sud, dans un lieu inaccessible et couvert d’impénétrables forêts. « On dit que parfois, dans les sentiers de la vallée, on entendait des chants lointains et des bruits de fête. Ce sont les bruits qui descendent du château de Pourpre, le palais des merveilles. Les gens de la montagne croient à son existence, et personne ne l’a vu. « C’est le lieu du trésor promis aux races déshéritées, du trésor inépuisable, comme l’eau de la mer et la bonté de Dieu. Ce jour douteux que laissaient sourdre les rideaux fermés pâlissait déjà les lueurs de la lampe. Une curiosité presque enfantine se lisait sur le charmant visage d’Angélie. Les traits de Nina s’étaient animés tandis qu’elle parlait. Il y avait sur son front comme une auréole de mystérieuse poésie, et ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire. Elle était là dans son élément, la fille des imaginations orientales, amie des splendeurs impossibles et du merveilleux plein de mystères. Elle reprit: -Le septième aïeul de Djâbel le Grand- Scorpion mourut en cherchant le secret du château de Pourpre. Il s’appelait Pharam. Il était le septième neveu de Ptolaum, tige de la tribu, qui était venu du pays de Châl (Égypte). « Ce fut Pharam qui bâtit le château de Pourpre. Quand il en fut chassé par les chrétiens, il répandit dans le sentier de l’exil la poussière du marbre rouge qui servit à bâtir le palais. « Les descendants de Pharam jurent par lui. Et parmi les Romichâl (hommes d’Égypte), les fils de Pharam sont maintenant les premiers. Ils disent que la poussière de marbre répandue dans les gorges de la montagne par Pharam, leur aïeul, était fée. Le vent n’a point le pouvoir de la disperser, la pluie ne peut pas la dissoudre. Là où l’aïeul l’a mise, elle reste. Et quiconque retrouvera un grain de cette poussière n’aura qu’à suivre la trace pour arriver au château de Pourpre, où sont les trésors du fils de Ptolaum. Aussi, tant qu’il y aura un descendant de Pharam, il y aura un homme qui donnera sa vie entière à la recherche de ce trésor. « Djâbel le Grand-Scorpion et sa tribu erraient sans cesse de la terre d’Otrante à la terre de Bari, sans dépasser jamais la Capitanate. Ils essayaient de se rapprocher des sommets de l’Apennin, d’où la force armée les repoussait toujours. « On craint, en effet, les zingari dans la montagne, parce que la montagne fait le brigand. « Djâbel vieillissait; ses fils grandissaient; sa race se multipliait à ce point que la famine régnait souvent sous les tentes. « Il y avait dix tentes, qui s’éloignaient toujours les unes des autres à de grandes distances pour ne point effrayer les pays. « Sous la tente d’Horeb, le fils aîné, était un enfant de race chrétienne que l’on cachait avec soin. Les tziganes l’appelaient Beldemonio, à cause de ses précoces hardiesses... -Beldemonio! répéta Angélie; où donc ai-je entendu ce nom? -À Naples, où tout le monde le répète. Mais le même nom est à plusieurs... de même que certains ont plus d’un nom... Laisse-moi poursuivre. « Sous la tente de Baïssa, le second enfant, était une fillette, nièce de Djâbel, qui était la gaieté de la tribu tout entière. Elle s’appelait Mani; mais les chrétiens, qui aimaient à la voir danser la gira et la tarentelle, l’avaient surnommée Fiamma. Angélie s’accouda sur son oreiller. -Et c’est ce Beldemonio qui devint le Porporato? interrompit-elle. -Attendez donc, fit Nina. « Fiamma était belle comme le sont les filles de Bohême; ses cheveux étaient noirs; ses yeux brillaient comme des diamants sous l’arc sombre de ses sourcils. Il était facile de prendre dans la main sa taille déjà souple et fine. « Mais je ne peux pas te dire, comtesse, comme Beldemonio ressemblait aux anges. « Il était grand, lui; ses longs cheveux blonds encadraient son front candide et pur. Ses yeux avaient une douceur céleste; s’il avait eu, comme Achille, des habits de femme, il n’eût point trouvé de rival. « Fiamma ne savait pas que Beldemonio l’aimait: c’étaient deux enfants. « Voici comment Fiamma se mit à aimer Beldemonio: « Les deux tentes d’Horeb et de Baïssa s’étaient rencontrées non loin de Brienza, dans une vallée où coule le torrent d’Organa. Les jeunes gens des deux tentes furent lancés dans la montagne à la cueillette des simples, car tous les tziganes sont médecins. Le hasard réunit Beldemonio à Fiamma. « Fiamma vit bien que Beldemonio perdait le souffle en gravissant les chemins escarpés; il n’osait pas parler à Fiamma. « Ils suivaient tous deux le lit de l’Organa, qui descend des monts en brusques cascades. Ils arrivèrent ainsi au sommet d’un roc, dont la table surplombait le cours écumeux du torrent. Au- dessus d’eux était une rampe inaccessible où poussaient çà et là des myrtes rabougris et des cactus aux fleurs empourprées. Deux tourterelles, un père et une mère, voltigeaient autour d’une crevasse de rocher en poussant des cris plaintifs. Fiamma et Beldemonio étaient assis sur la mousse. Fiamma dit à Beldemonio: « - Pourquoi pleurent-elles? « Beldemonio était en train de contempler Fiamma, et ses paupières étaient humides. Il leva les yeux vers le sommet du roc, où les tiges épineuses des cactus s’agitaient. « -Elles pleurent, répondit-il, parce qu’il y a des petits dans leur nid... et que voilà deux enfants qui rampent là-haut vers la crevasse. « Fiamma poussa un cri. Elle venait d’apercevoir les têtes cruelles des petits chasseurs. « -Je vais les tuer si tu veux, dit Beldemonio, qui saisit un caillou. « Une pierre lancée par la main d’un zingare va droit au but comme la balle d’un mousquet. « Non, non! s’écria Fiamma, ne tue pas les enfants, mais sauve les petits des pauvres tourterelles. « Au moment où Beldemonio s’élançait pour gravir la rampe, la main de l’un des enfants atteignit la crevasse. « Fiamma poussa un cri de joie. « De la crevasse, un des deux tourtereaux sortit et prit son vol; pauvre vol timide qui allait s’abaissant de telle sorte, que le tourtereau passa tout près de la jeune fille, qui tendit sa main pour le saisir. « À cet instant, un épervier, tombant du ciel comme la foudre, atteignit le petit oiseau dans sa chute et l’entraîna. « Beldemonio avait toujours son caillou à la main; la pierre siffla. L’épervier tomba tête première dans le torrent, tandis que le tourtereau, battant faiblement de ses petites ailes blessées, disparut au milieu des buissons. « -Merci, dit Fiamma; mais l’autre? Je voudrais l’autre. « L’autre sortait justement de la crevasse, évitant la main des enfants dépités, en abaissant vers nous son vol incertain. « -L’épervier l’a bien fait! dit Beldemonio. « Il s’élança, l’enfant amoureux et fou; il atteignit au vol la petite tourterelle, et roula au fond du torrent sans lâcher prise. « Fiamma se laissa choir sur la mousse, demi- morte. « L’instant d’après, Beldemonio était à ses genoux avec la petite tourterelle, dont les belles plumes gris de perle étaient à peine mouillées. Beldemonio saignait de plusieurs blessures. « Depuis ce jour-là, Fiamma fut l’esclave de Beldemonio. Elle l’avait mieux regardé. Elle avait reconnu, sous cette blonde chevelure de séraphin, la puissante tête du lion... -Étrange enfant!... murmura Angélie, qui rêvait. Puis, plus bas: -Fulvio eût-il fait cela pour moi? -Je ne sais! répondit la zingara, qui cacha sous les belles franges de ses paupières l’orgueil flamboyant de son regard. Elle poursuivit: -Ils avaient quatorze ans, Fiamma et Beldemonio. « C’est l’âge où les fillettes tziganes deviennent femmes. Il y eut des batailles autour des tentes. On se disputait déjà le coeur de Fiamma. « Djâbel le Grand-Scorpion, tout vieux qu’il était, dit: « -Je la veux! « C’était le chef et le père; nul ne lui résistait jamais. Beldemonio lui résista. « Beldemonio vint à la tente de Djâbel, qui avait autour de lui cinq de ses fils, et lui dit: « -Maître, tu es trop vieux pour Mani, qui m’a donné son coeur. « Les fils levèrent sur lui l’arme égyptienne, le pûm, qui est une grosse balle de plomb au bout d’une lanière de cuir, arme sourde et presque toujours mortelle. « Beldemonio arracha un des pieux qui fixaient les cordes de la tente. Il brisa le bras de Pharami, le troisième fils de Djâbel. Et voici ce qui arriva: « La lanière de cuir, brandie par Thipharé, le quatrième fils, se rompit. La balle frappa la tête de Djâbel le Grand-Scorpion. Djâbel dit: « -C’était le sort! « Et sa tête tomba sur sa poitrine. « Comme ses fils s’élançaient tous ensemble contre Beldemonio, Djâbel les arrêta de sa voix mourante, et dit: « -Gardez-vous de le toucher: c’est lui qui trouvera la route du château de Pourpre! « Et il rendit son souffle au vent, car il n’y a point de Dieu pour les tziganes. « La volonté de Djâbel le Grand-Scorpion avait toujours été respectée de son vivant; mais pourquoi obéirait-on aux morts? « On s’empara de Beldemonio, qui était seul contre tous. On lui lia les pieds et les mains; on le jeta dans un coin de la tente. « Horeb était l’aîné et le chef; mais Baïssa comptait plus de partisans, parce qu’il était plus brave et plus fort. « Il dit à Horeb: « -Je pourrais te chasser. Donne-moi Fiamma, et tu resteras le père. « Horeb répondit: « -Je la veux. « Baïssa tua son frère Horeb d’un coup de pûm. « On fit festin dans cette tente où il y avait deux morts. Après boire, la tribu ivre s’endormit pêle-mêle parmi les débris du repas et les outres vides. Fiamma devait épouser le lendemain Baïssa. Elle lui prit son couteau et coupa les liens de Beldemonio. Ils s’enfuirent tous deux. « Alors commença pour eux une vie d’aventures étranges et de périls incessants. Les six tentes des fils de Djâbel se réunirent contre Beldemonio, qui, n’ayant aucune protection à espérer du côté de l’autorité chrétienne, fut traqué dans les monts comme une bête sauvage. Cela dura un an. « Quand la vie de Beldemonio et celle de Fiamma dépasseraient un siècle, jamais ni l’un ni l’autre ne saurait retrouver ces heures chères et charmantes passées entre les menaces de la mort et les sourires de l’amour. Ils s’aimaient. Fiamma était une fille du pays du soleil: sang de feu, coeur de diamant, capable de garder durant l’éternité la première empreinte reçue. « Beldemonio... mais que te dire du jeune lion? Beldemonio aimait tant sa Fiamma, qu’il avait oublié qu’il n’avait point d’ailes le jour où elle avait manifesté son premier désir! Beldemonio était tombé ce jour-là de soixante pieds dans le torrent bondissant sur les roches, et Beldemonio n’avait point blessé le tourtereau; parce que sa Fiamma avait dit: « Je veux l’avoir! » « Ils s’aimaient; ils étaient seuls au monde. Dieu leur donnait pour toit son beau ciel; Dieu jetait sous leurs pieds ses gazons et ses fleurs, splendides tapis, et la musique des monts; le vent qui chante dans les sapins séculaires célébrait la fête de leur hyménée. Ils étaient libres, ils étaient forts, ils s’aimaient. « Baïssa, le nouveau père des zingari, fils de Pharam, avait dit: « -Celui de nos garçons qui s’emparera de Mani, l’aura pour femme... Celui qui s’emparera de Beldemonio, le prédestiné, aura tout ce qu’il demandera. « Il appelait Beldemonio le prédestiné, parce que le père Djâbel avait dit: « Celui-là trouvera le chemin du château de Pourpre. » « La chasse était rude. Quand la passion les tient, ces hommes du Châl sont patients, courageux, infatigables. Ils s’acheminèrent tous ensemble à la poursuite de Fiamma et de Beldemonio. Vingt fois Beldemonio et Fiamma furent sur le point de tomber dans leurs pièges. « En ce temps-là, Beldemonio n’avait point d’armes. Quand il ne pouvait pas éviter les Romichâl, il les combattait, comme les preux des anciens jours, avec des branches arrachées aux arbres de la montagne, avec des cailloux ramassés dans le lit desséché des torrents. La fronde de David lui manquait, mais il n’avait besoin que de sa main sûre et vigoureuse. « Enfin, au bout du dixième mois, les ennemis implacables de Beldemonio et de Fiamma, rétrécissant toujours davantage le cercle tracé autour d’eux, les avaient acculés à la cime d’une montagne stérile, dans la partie la plus déserte de l’Apennin. C’était dans la Basilicate, au-delà des sources de la rivière d’Agri. « Fiamma et Beldemonio passèrent trois jours et trois nuits sans prendre de nourriture. Ils entendaient au loin les chants d’orgie de leurs persécuteurs. « La troisième nuit, ils dormaient tous deux dans le tronc creux d’un énorme chêne vert. Fiamma s’éveilla en sursaut. Il y avait un feu dévorant dans ses entrailles. « Jusqu’alors, elle avait contenu ses plaintes; mais on est faible à l’heure du réveil. Fiamma laissa échapper un gémissement. « Beldemonio l’entendit et se mit sur ses pieds. « Beldemonio venait d’atteindre ses quinze ans. Il avait la beauté gracieuse d’Apollon, mais il avait l’indomptable vigueur d’Hercule. « Je vais t’apporter du pain, dit-il. « Saisir sa massue et bondir dans le sentier qui descendait la montagne, ce fut l’affaire d’un seul et même instant. « Fiamma aurait voulu le retenir; mais retenez donc la lionne qui a entendu le cri de ses lionceaux affamés! « Fiamma le suivit. Au bout de quelques secondes, elle l’avait déjà perdu de vue. « Il y avait quatre feux qui brillaient au bas de la montagne. Un silence profond régnait. Les fils de Pharam dormaient sur la foi de leurs sentinelles et de leurs chiens vigilants. « Mais leurs chiens connaissaient Beldemonio: ils vinrent lui lécher les mains; mais la sentinelle n’eut pas le temps de crier alarme. À peine avait-elle aperçu Beldemonio, qu’elle tombait, la tête écrasée par un coup de massue. « C’était la première fois que Beldemonio tuait. La vue du sang répandu par ses mains l’enivra. Fiamma l’entendit qui poussait un cri terrible, et qui défiait les tziganes au combat. Il dédaignait la surprise; il voulait des vivants pour adversaires. « À son cri un murmure effrayé répondit, puis un grand tumulte. Des plaintes, des clameurs, des coups de feu, des hurlements. « Fiamma hâta sa course, le souffle lui manquait. « Il était seul; ils étaient vingt. « Mais c’était Beldemonio, l’homme à qui nulle force humaine n’a résisté jamais! C’était Beldemonio, la foudre vivante! Beldemonio, devant qui l’Italie entière devait bientôt trembler, Beldemonio, qui avait l’âge et qui allait s’appeler le Porporato!... « Quand Fiamma fut à portée de voir, elle aperçut un homme seul, debout, au milieu de la tente ouverte. Dix cadavres sanglants étaient autour de cet homme. « Le premier que Fiamma reconnut fut le géant Baïssa, le maître des tziganes. La tête de Baïssa, fendue, rendait des flots de cervelle et de sang. La massue de Beldemonio était toute rouge. « Fiamma eut du pain... Nina s’interrompit et appuya ses deux mains sur son coeur. Le jour grandissait, la lampe terne perdait son éclat. -Qu’as-tu? demanda Angélie; tu souffres? -Non, répliqua la zingara, j’aime les lions! -Est-ce que tu aurais pu aimer le Porporato? demanda Angélie. La zingara répondit: -J’ai aimé celui que ma destinée m’avait choisi... Veux-tu dormir? -Oh! non! s’écria la Doria, parle encore, Nina, je t’en prie! La zingara passa le revers de sa main sur son front, où perlait des gouttes de sueur. Elle sourit amèrement, parce qu’elle entendit Angélie qui murmurait: -Fulvio aussi est un lion! -Le plus beau des lions et le plus terrible! prononça la zingara. Elle reprit, après un court silence: -Il y avait en la ville de Potenza un intendant qui se nommait Antonio Basili, marquis de Casanuova. C’était un grand seigneur de comédie, puissamment riche, très jaloux de sa femme, mais ne se piquant point de fidélité. La marquise de Casanuova était jeune, charmante, et passait pour avoir beaucoup de vertu. « La pauvre Fiamma ne se doutait guère qu’elle aurait en si haut lieu sa première rivale. « Beldemonio s’était fait chasseur de chamois. Il avait conquis deux carabines et des munitions sous la tente de Baïssa. Fiamma et lui avaient pris possession d’une hutte abandonnée dans les gorges du monte Gaudente. Ils vivaient heureux, grâce à l’adresse de Beldemonio, qui ne revenait jamais les mains vides. « C’était à Potenza justement qu’il allait vendre ses peaux. Un jour qu’il s’y rendait, portant son fardeau au bout d’un bâton noueux, il rencontra une escorte de trois gendarmes qui conduisaient un pauvre diable, les mains liées derrière le dos. « Dès ce temps, il y avait en lui du chevalier errant. Bien qu’à proprement parler il ne fût pas révolté encore contre la société, puisque aucun cas de guerre ne s’était présenté, il regardait la loi comme une massue destinée sans cesse à épargner le fort pour écraser le faible. « Il faut bien qu’il y ait chez nous un genre spécial de vocation, et puisque nous avons tant de bandits qui se posent en francs juges, Beldemonio était, sans le savoir, un franc juge en herbe. « Il fit comme don Quichotte de la Manche, quand ce miroir de la chevalerie tomba sur la Sainte-Hermandad pour délivrer le Biscaïen. Il attaqua les trois gendarmes sans crier gare, et mit le pauvre diable en liberté. Un bâton contre trois carabines, cela doit vous paraître invraisemblable, comtesse... -Non, interrompit Angélie; je crois que Fulvio, sans armes, combattrait dix hommes armés. Nina se mit à rire. -Et Julien?... fit-elle. Angélie ferma les yeux et devint horriblement pâle. Nina se précipita sur sa main. -Je suis une folle! s’écria-t-elle; je ne te parlerai jamais de lui!... « Le pauvre diable cependant ne fut pas du même avis que toi. Il resta tout ébahi de la fuite des gendarmes. Dès que Beldemonio lui eût ôté ses menottes, il fit un grand signe de croix pour se garer, à tout hasard, des entreprises du sorcier qu’il avait sous les yeux. « Le signe de croix n’ayant point fait évanouir Beldemonio, le bon garçon reprit courage. Pour témoigner sa joie, il exécuta une prodigieuse cabriole et, s’élançant en trois ou quatre bonds au sommet d’un grand hêtre, il se prit à tourner autour d’une branche avec la rapidité d’une crécelle que fait mouvoir la main d’un enfant. Cela fait, il se laissa glisser à terre et marcha sur les mains jusqu’au fossé de la route, qu’il franchit d’un saut périlleux. « Les noms des compagnons du Porporato sont populaires à Naples. Ce pauvre diable était le saltarello Cucuzone, qui, depuis lors, ne l’a jamais quitté. Il venait d’Evoli, où les gendarmes l’avaient arrêté sur la place publique, parce qu’il n’avait point la permission de l’intendance. « Beldemonio, ayant cependant vendu ses peaux de chamois à Potenza, revint au monte Gaudente; mais il n’y trouva plus Fiamma. « Voici ce qui s’était passé: « Antonio Basili, marquis de Casanuova, aimait aussi la chasse. Tandis que Beldemonio était à Potenza, le marquis parcourait la forêt avec sa meute et ses piqueurs, forçant un daim de toute beauté. « Il rencontra Fiamma, qui errait toute seule sous le couvert, attendant son bel ami. Il laissa le daim pour la fillette et commença une autre chasse. « Tu sais, comtesse, quelle est la lâche complaisance de nos serviteurs italiens! « Les gens du marquis crièrent: Tayaut! et l’aidèrent sans vergogne à traquer la jeune fille comme une bête fauve. « Si Fiamma avait eu le temps de gagner sa hutte, elle se serait défendue avec les deux carabines de son bel ami; car Fiamma était aussi vaillante qu’un homme. Mais on la cerna bientôt de toutes parts. Il ne lui resta d’autre issue que le précipice ouvert sous ses pas. Elle s’y jeta en invoquant le nom de son idole. Les branches d’un figuier épineux la retinrent entre ciel et terre. Les gens du marquis la saisirent... « On dit que les gens d’Orli et de Bajeta entendirent les cris de Beldemonio, appelant sa Fiamma au sommet de la montagne. Le lion rugissait. « Des pâtres lui dirent que l’intendant de Potenza avait emmené sa compagne; il reprit la route de Potenza. Un cheval au galop ne l’eût pas atteint dans sa course. « Le soir, vers la tombée de la nuit, le saltarello Cucuzone faisait ses cabrioles sur la place publique. Il vit tout à coup, parmi les spectateurs, une figure pâle dont les yeux flamboyants le regardaient. Il plia aussitôt bagage et se rendit dans les fossés de la ville, où Beldemonio l’attendait. « -Que voulez-vous de moi, maître? demanda Cucuzone. « -Tu as des ailes, répondit Beldemonio; je veux que tu me les prêtes pour pénétrer dans le palais de l’intendant. « -Et qu’y voulez-vous faire, maître? « -Reprendre ma femme, qu’il m’a volée: voler la sienne, afin que la loi du talion soit exécutée. « Cucuzone le regarda. L’idée lui plut. Cette nuit-là même, ils pénétrèrent tous deux dans le palais par les terrasses. Fiamma fut délivrée, et la marquise fut enlevée. « Et Fiamma connut les larmes. « Beldemonio renvoya la femme de l’intendant après un jour et une nuit et le fit défier. L’intendant mit sa tête à prix. « Je ne te dirai pas, comtesse, tous les combats que Beldemonio soutint contre les sbires dans la Basilicate et dans la principauté citérieure. Il fut bandit, du jour où le marquis de Casanuova le déclara proscrit. « Fiamma s’était déguisée en homme, elle combattait souvent à ses côtés. « Chez nous, sur dix brigands, il y en a six qui sont faits par la méchanceté stupide des intendants. « J’ai prononcé tout à l’heure le mot franc juge. Dès qu’il fut bandit, Beldemonio rendit des arrêts. Si l’on en croit la voix unanime des contrées où il exerça, envers et contre tout ce qui tenait au gouvernement, cette sorte de chevalerie errante, c’était une âme grande et généreuse, un coeur d’or. Ce qu’il prenait à l’État, il le rendait aux pauvres. « Nous autres femmes, nous sommes portées à excuser ces fous dont l’héroïsme s’égare et qui se posent debout en face d’une société armée. « Beldemonio fut bientôt connu dans toutes les provinces du Sud. Il ne voulait pas d’armée: il était seul avec son valet Cucuzone et Fiamma sa maîtresse. « Un soir, il rencontra un pauvre blessé au bas de la montagne. Sa pitié fut excitée. Il chargea le blessé sur ses épaules, afin de le conduire à l’osteria voisine. « C’était un piège tendu. L’osteria était pleine de sbires. Les portes s’en refermèrent sur Beldemonio sans défiance. Il fut pris, chargé de chaînes et conduit au château du Pizzo, cette sombre forteresse qui avait vu naguère les derniers moments du roi Joachim Murat. « On était, en effet, à la fin de l’année 1815. « Beldemonio eut le cachot où était mort le grand comte Monteleone, l’ami de ton père, comtesse, et l’ami du roi Ferdinand de Bourbon. II Le Livre De L’Avenir. Les paupières de la belle Doria se chargeaient de sommeil. -M’écoutes-tu, comtesse? demanda Nina. -Je t’écoute, répondit Angélie en rouvrant à demi ses beaux yeux voilés. La zingara reprit: -On dit qu’il se passa de mystérieuses choses dans ce cachot où était mort le saint Monteleone, grand maître des chevaliers du fer. « J’ai souvent ouï raconter par les gens du Sud que le saint apparut à Beldemonio dès la première nuit de sa captivité, et qu’il traça d’une main lumineuse, sur le mur du cachot, des caractères inconnus. « Ceci est la fable. La vérité est que peut-être le comte de Monteleone, prévoyant sa fin tragique, avait laissé quelque signe incompréhensible au vulgaire sur les murs de sa prison. « La confrérie du silence a sa langue d’initiation et son alphabet. Les dossiers de la police le disent. « Beldemonio ne devait quitter son cachot que pour aller à la mort. Il en sortit vivant avec le secret du silence. « Beldemonio avait deviné l’énigme posée sur la muraille. Beldemonio avait trouvé, enfoui dans le sol même du cachot, le testament du saint Monteleone... « ... Quelques mois auparavant, un soir que Fiamma et son bel ami laissaient dériver leur barque sur les flots bleus du golfe de Tarente, non loin de l’embouchure du Aradano, ils entendirent des cris de détresse au large. « Il y avait là un navire sicilien où le capitaine était en train de faire donner la calata umida, à l’un de ses matelots. « La calata umida, ainsi nommée par opposition au supplice mortel de la calata secca, est une de ces barbares tortures qui se conservent en dépit de toute humanité dans la marine du Levant. « La cale sèche consiste à précipiter le patient du haut de la grande hune sur le pont; la cale mouillée consiste à lancer à la mer de l’extrême sommet du perroquet un malheureux matelot, aux pieds de qui, préalablement, on a attaché un boulet de quarante-huit. « Dans la cale sèche, on ne relève guère qu’un cadavre mutilé affreusement. Mais il faut parfois trois ou quatre cales mouillées pour venir à bout d’un homme robuste. « Quand Beldemonio arriva dans les eaux du navire sicilien, on était à la seconde épreuve, le marin avait résisté à la première; il avait encore la force de crier et de demander pitié. « Fiamma et Beldemonio entendirent le bruit sourd et profond de sa seconde chute. Le mouvement imprimé à la mer fit danser leur barque. Beldemonio tira son poignard, qu’il mit entre ses dents, et plongea tête première. « L’officier de quart commandait la manoeuvre pour remonter le patient. On guinda le câble, qui vint en grand. « Il n’y avait plus rien au bout. Beldemonio l’avait coupé sous l’eau avec son poignard, après avoir débarrassé le matelot du boulet de quarante- huit attaché à ses pieds. « Au premier cri d’étonnement des marins siciliens, Beldemonio amenait le pauvre patient sous la barque et Fiamma l’aidait à le hisser à bord. « La barque fut hélée, mais il y avait calme. Elle put s’éloigner à force de rames. « Le matelot avait nom Ruggieri. Sa vie est à Beldemonio. Il lui est comme Cucuzone dévoué jusqu’à la mort. « Ils étaient donc là trois personnes qui erraient autour du Pizzo, pendant la captivité de Beldemonio, qui erraient comme des âmes en peine: Fiamma, Cucuzone et Ruggieri. « Fiamma parvint à s’introduire, à force de ruse, dans l’intérieur de la forteresse. Elle put faire passer au captif, son bel ami, une lime et une lettre. Cucuzone escalada les murailles réputées infranchissables du château et attacha une corde aux barreaux de Beldemonio, Ruggieri attendait au bas de la falaise, dans une barque. Ce fut ainsi que Beldemonio recouvra sa liberté. « Il dit à ses compagnons: « -J’ai une mission désormais ici-bas. « Mais sa vie était comme un rêve. Il fut longtemps avant d’accomplir les dernières volontés du saint Monteleone. « Pendant six ans qui s’écoulèrent entre son évasion du Pizzo et l’exécution des dernières volontés du Monteleone, Beldemonio combattit sans relâche. « Vingt fois, que dis-je? cent fois, les rapports des intendants sont là pour le prouver, il vint, bravant les haies de soldats, hérissées de baïonnettes, autour de l’échafaud dressé; il vint, et la hache du bourreau ne but pas le sang. « Ce fut en 1817 qu’il prit pour la première fois le nom de Porporato. « Il y avait au pied du mont Silla un coupe- gorge où nombre de voyageurs avaient laissé leur vie. Les populations voisines se plaignaient; mais l’aubergiste, enrichi par ces crimes, payait double redevance aux brigands de la montagne et aux sbires de la plaine. On le laissait en paix. « Beldemonio vint coucher dans cette auberge, tout seul, en riche costume de gentilhomme voyageur. Vers minuit, quand il eut éteint sa lampe... Ici, Nina s’interrompit pour demander doucement: -Dors-tu, contessina? -Oh! non! balbutia Angélie, qui avait les yeux fermés et qui était déjà dans le pays des rêves; je t’écoute. La zingara regarda le jour qui grandissait, et ses noirs sourcils se froncèrent légèrement. Elle éteignit la lampe. -Qu’arriva-t-il, vers minuit?... demanda Angélie. Rien d’étrange comme la persistance de l’attention chez les personnes qui s’endorment en écoutant une histoire. Une perception confuse survit à leur état de veille, ce qu’on leur dit s’incorpore à leur rêve. -Il arriva, reprit Nina, que le maître de l’auberge, voyant un voyageur si richement couvert, crut à une bonne aubaine. Il envoya un petit enfant, qu’il avait, voir si l’étranger était endormi. « L’enfant gratta et demanda: « -Seigneur, n’avez vous point besoin de quelque chose? « Beldemonio l’entendit, mais il ne répondit pas. « Peu d’instants après, l’escalier craqua sous des pas plus lourds. C’étaient l’aubergiste et ses deux fils aînés qui venaient faire leur besogne. « La porte n’était fermée qu’au loquet. Ils entrèrent. Aux vagues lueurs que les nuits sans lune ont dans notre belle Italie, ils virent bien qu’un homme était couché dans le lit, immobile et plongé sans doute dans un profond sommeil. « -Frappe le premier pour te faire la main, dit le père au plus jeune de ses fils. « Ils étaient tous les trois armés de casse-tête. « L’adolescent frappa, et la tête de l’homme endormi rendit un son fêlé. « -Bien réussi du premier coup! s’écria le père; il n’a pas eu seulement le temps de dire: « Dieu ait mon âme! ». « Pour l’acquit de leur conscience, le père et le fils aîné frappèrent aussi chacun un coup, puis ils allèrent aux habits épars sur les meubles. « Le père entendit un soupir dans la nuit, puis deux. « -Qu’avez-vous donc, enfants? demanda-t- il. « On ne lui répondit point. « Et, dans la nuit, un troisième soupir se fit entendre. Après quoi, le père ne parla plus. « Beldemonio avait frappé trois fois! -Je savais bien qu’il n’était pas dans le lit... murmura Angélie, sans ouvrir les yeux, mais avec un sourire: j’ai déjà entendu raconter cette histoire-là. -Allons! tu ne dors pas, comtesse! fit Nina désappointée; Beldemonio fit sortir le petit enfant, mit le feu à la maison et reprit le chemin de la montagne. « L’enfant pleurait et marchait devant lui. « -Où me mènes-tu? demanda-t-il. « -À mon château, répondit Beldemonio. « -Est-ce à toi, interrogea encore l’enfant, ce grand château tout rouge que j’ai vu une fois à travers les arbres? « -Où donc? fit Beldemonio. « Quelque part, tout en haut de la montagne, repartit l’enfant; mais dire où, je ne saurais... Quand je parlais de ce château à mon père et à mes frères, ils me disaient: « Tu as rêvé!... » « Le jour naissait. Beldemonio, par hasard, porta les yeux à ses pieds. Il vit que la terre avait, de distance en distance, comme de larges taches de sang. Involontairement, il se souvint de cette poussière rouge que Pharam avait laissé tomber tout le long du chemin après son expulsion du château de Pourpre. Il avait été élevé sous la tente de Romichâl, et les impressions d’enfance sont indélébiles. « Il suivit, montant toujours, ces taches qui ressemblaient à du sang. « Arrivé au sommet de l’un des pics qui couronnent la Sila, un spectacle prodigieux frappa ses regards. « Depuis longtemps la route avait cessé d’être battue. Beldemonio marchait au beau milieu des broussailles; mais, sur la terre grise et poudreuse comme de la cendre, les marques rouges se montraient de vingt pas en vingt pas. « Ce fut comme un de ces féeriques décors qui viennent à vue dans les pièces de théâtre où l’action est franchement menée par les génies. « En sortant d’une gorge sombre, dont les parois surplombaient, laissant voir à peine une étroite bande du ciel, Beldemonio se trouva tout à coup en face d’un bassin fertile, où les arbres de toute essence atteignaient une surprenante hauteur. « Au milieu du bassin était un lac tranquille et brillant comme une glace. Des troupeaux de daims paissaient en liberté, sur les bords, l’herbe drue de magnifiques pelouses, les chevreuils bondissaient sous le couvert voisin; dans la feuillée, des oiseaux au brillant plumage se poursuivaient en caquetant, tandis que sur le lac une flottille de cygnes majestueux évoluait entre les îles. Tout cela était plein de vie, de mouvement, de bonheur; l’homme seul manquait. « L’enfant s’écria: « -Je savais bien que ce n’était pas un rêve!... Voilà mon grand château rouge! « Un château immense! un palais plutôt, dont les colonnades écarlates s’ombraient profondément au soleil de midi. Une forteresse aussi avec ces lourdes tours écrasées que les Syriens bâtissaient autour de leurs villes, et qui virent les combats bibliques. Une chose enfin si merveilleuse et si complètement inattendue, malgré l’avertissement des traditions, que Beldemonio s’arrêta l’oeil ébloui, le coeur serré. « C’était le château de Pourpre, édifié par le pape Alexandre VI; c’était le Chanaan des fils de Pharam, la terre promise des tziganes rouges, descendants du premier père Ptolaum. « Il n’y avait plus de sentier pour arriver jusqu’au lac. Depuis des siècles, aucun pied humain n’avait foulé le sol de ces impénétrables bocages. « L’arrivée de l’homme-roi fut saluée par un cri mélancolique, arraché à toutes les créatures vivantes de ce paradis terrestre. « Beldemonio, s’aidant de son poignard, traversa les taillis. Il but l’onde fraîche et pure du lac. Il franchit le perron de marbre, il fit tourner sur leurs gonds ces portes massives armées de robustes découpures d’acier. « Dans le vestibule ouvert à tous les vents, six statues égyptiennes, tête de femme, corps de lion, s’accroupissaient sur leurs piédestaux de porphyre. Sur chaque marche du gigantesque escalier, un vase de jaspe gardait encore le squelette poudreux des fleurs qu’il avait contenues. « Vous eussiez dit que la baguette d’un enchanteur avait touché ces colossales magnificences, et que tout cela dormait comme ces palais d’azur qui sont au fond de la mer. « Dans les salles, ces Borgia étaient si riches! les tableaux de maîtres s’alignaient en foule. On eût retrouvé là ces chefs-d’oeuvre perdus dont les archives de l’art constatent seules l’existence. « Au milieu de tout cela, Beldemonio, le jeune barbare, était dédaigneux et superbe. Il frappait de son talon vainqueur ces mosaïques délicates et savantes, dont chaque pied carré avait coûté tant de sang et tant d’or. « -Fiamma sera bien ici. « Fiamma! dont la retraite était, la veille encore, une crevasse de rocher ou un creux d’arbre... « Comme il n’y a point, dans nos vieilles contrées européennes, un pouce de terre qui ne soit possédé, le château de Pourpre avait un maître. Il faisait partie du domaine des comtes de Monteleone, qui descendent, par les femmes, du plus jeune fils d’Alexandre VI, Geoffroy Borgia. « Mais le château de Pourpre et ce délicieux plateau de la Sila étaient restés inconnus à leurs propres seigneurs pendant plusieurs générations, et son existence était reléguée parmi les fables éditées trop souvent par les vieilles chartes de famille. « Dès le lendemain, Fiamma et les compagnons de Beldemonio étaient au château de Pourpre. « Ce fut alors que Beldemonio fut véritablement roi dans l’Apennin, la terreur des bandits et des sbires, la providence des indigents et des abandonnés. « Comtesse, depuis les ruines de Poestum jusqu’au golfe de Tarente, tu sais cela aussi bien que moi, toutes les mandolines chantent la gloire du Porporato. « La première fois qu’on le vit dans son costume de pourpre, ce fut à Cerignola, où les gens du roi avaient dressé l’échafaud pour le vieux contrebandier Isaac Birbante. Isaac était juif. Il n’avait point le prêtre consolateur pour l’accompagner au sommet de la montée fatale. Le peuple se lamentait, voyant cette pauvre taille courbée par l’âge et cette barbe blanche. Tout à coup le bruit se répandit qu’un cardinal venait par la route d’Ascoli. On avait vu de loin son manteau de pourpre et sa barrette écarlate. L’exécuteur brandissait déjà son glaive au moment où le prétendu cardinal débouchait sur la place de Cerignola. Le peuple et les dragons se mirent à genoux. Le cardinal sauta sur l’échafaud. « -Il va convertir le juif! s’écria-t-on. Brava, Eminenza! « L’Éminence saisit dans ses bras musculeux le pauvre juif garrotté, et l’enleva sous les yeux de l’exécuteur stupéfait. « Et le peuple de crier: « -Bravo, Porporato! « Isaac Birbante, couché en travers du cheval de Beldemonio, galopait déjà sur le chemin de la montagne... « On suivit le Porporato; on essaya de découvrir sa retraite; mais toutes les recherches furent inutiles. Le hasard seul ou la trahison pouvait faire que ce bizarre et mystérieux chemin qui mène à la gorge fût découvert. « Or, le hasard est avec Porporato; il a son étoile. Et, quant à la trahison, il la défie. « Ce ne sont pas des serviteurs qui sont autour de lui: ce sont des séides fanatisés. Ses compagnons furent tout d’abord au nombre de quarante, et n’ont jamais dépassé ce chiffre avant qu’il se fit maître du silence. « Maintenant, il commande à une innombrable armée... « Il fit boucher les deux issues du midi à l’aide de quartiers de roc, ne gardant que la gorge du nord et les deux galeries souterraines, dont l’une donne au versant sud-est de l’Apennin, l’autre au versant nord-ouest. « L’ouverture de ces galeries est cachée dans les rochers et les broussailles. Elles sont défendues par des grilles transversales et par des précipices que l’on traverse à l’aide de ponts- levis. Toutes les deux contiennent dans leur parcours plus de vingt obstacles, dont chacun est par lui-même infranchissable... « Ce fut là sa place d’armes durant plusieurs années. « De là, il partait souvent, toujours accompagné de Fiamma, qui était son ombre, suivi presque toujours par son valet Cucuzone, et aussi par Ruggieri, le matelot. « La France, l’Angleterre, l’Espagne se souviennent de ce jeune seigneur étranger qui les éblouit par sa magnificence. « Toutes les femmes l’adoraient. Fiamma voyait passer, comme autant de nuages d’été emportés par le vent, le règne éphémère de ses rivales. Elle restait la mieux aimée... « En 1821, Beldemonio vit celle qui, pour la première fois, mit l’angoisse jalouse dans le coeur de Fiamma; celle qui changea les destinées du Porporato, et jeta dans son âme le germe d’une ambition nouvelle. « Il voulut être de la cour, parce qu’elle brillait à la cour, il voulut être prince, parce qu’elle était princesse. « Le testament du saint Monteleone n’était pas encore exécuté. Beldemonio vint sur les côtes de Calabre dans un double but, et, cette fois, Fiamma n’était point du voyage... La voix de Nina, depuis quelques minutes, s’affaiblissait graduellement. Elle arriva jusqu’au murmure. Angélie Doria sommeillait, la tête appuyée sur son beau bras blanc. Les premiers rayons du soleil frappaient la mousseline brodée des rideaux. Nina se leva sans bruit. Elle se pencha au- dessus du lit de sa compagne. -Ce fut toi, pauvre chère enfant, murmura-t- elle, et dans sa voix il n’y avait ni haine ni rancune, ce fut toi, si belle, si douce, si sainte... toi, la Doria, qui brisas le coeur de Fiamma... D’autres avaient passé; toi, tu restas; et je crus qu’il allait t’aimer de ce grand amour qui ne finit qu’avec la vie... Elle eut un pâle sourire. -Je le crus et je songeai à mourir... poursuivit- elle; mais les filles de Pharam savent consulter le livre mystérieux de l’avenir... C’est moi qui mourrai avec lui... Ce sera pour moi son dernier baiser, son dernier sourire, son dernier soupir!... Elle resta un instant toute rêveuse, les lèvres entrouvertes et les yeux baissés. Pendant qu’elle gardait le silence, Angélie s’agita dans son sommeil et murmura un nom: -Beldemonio!... Elle rêvait du récit que Nina venait de lui faire. Nina leva les yeux sur elle, ses grands yeux noirs d’où coulait à flots, quand elle voulait, le fluide magnétique. Il y avait comme un impérieux commandement dans son regard. Sous ce regard, le sommeil de la belle Doria devint agité davantage. De nouveau ses lèvres s’entrouvrirent, et un autre nom s’en échappa: -Julien!... La zingara se redressa si fière, que vous eussiez dit une reine. -Il n’y a que moi pour l’aimer! pensa-t-elle tout haut; Dieu créa nos âmes ensemble... Il est à moi... à moi seule... pour vivre et pour mourir! Elle se pencha au-dessus du chevet d’Angélie, et déposa sur son front un baiser de soeur. L’instant d’après, une voiture l’emportait au grand galop vers ce palais de la rue de Capodimonte, d’où notre aventurier nocturne, Beldemonio encore, était parti cette nuit pour se rendre à la fête de Lorédan Doria. La porte s’ouvrit au-devant d’elle, et les nombreux valets lui livrèrent passage comme si elle eut été la maîtresse de céans. Elle entra sous la voûte de marbre blanc, au frontispice de laquelle cette inscription était tracée en lettres d’or: palais Coriolani. Elle monta l’escalier tout embaumé de fleurs, et parvint à une porte du premier étage à laquelle elle frappa doucement. Un valet vint lui ouvrir et lui dit: -Il dort. Elle entra dans la splendide chambre à coucher du roi des élégances napolitaines, et le valet referma la porte sur elle. Fulvio était couché sur un lit qui était un chef- d’oeuvre de magnificence et de goût. Il dormait en effet, et il était impossible de voir autre chose que cette noble tête de jeune homme pâle, parmi les masses brunissantes de ses cheveux, où les rayons obliques du soleil levant mettaient de fauves reflets. Nina s’agenouilla près du lit et baisa longuement la main pendante du prince. C’était, de la part de la zingara, une sorte de recueillement pieux. Elle écoutait son souffle calme et doux. Elle souriait; ses yeux se mouillaient. Puis tout à coup, comme elle avait fait pour Angélie, son regard se fixa, impérieux et perçant, sur le front de Fulvio. Celui-ci commença presque aussitôt à s’agiter dans son sommeil. Ses lèvres s’entrouvrirent, mais ce ne fut pas un nom qui s’en échappa. -Si jeune!... murmura-t-il, si belle!... La misère et la mort! Le visage de la zingara exprima une surprise soudaine. Ses lèvres tremblèrent et blêmirent. « L’a-t-il revue?... » pensa-t-elle tout haut. Et bientôt après: -C’est celle-là qu’il aimera... S’il l’aime, malheur à elle! Elle tira de son sein un tout petit carnet d’ivoire dont la couverture était constellée bizarrement. Elle l’ouvrit. Sur la première feuille qu’elle déchira, elle écrivit deux noms: « Fulvio, Céleste ». Elle sépara la feuille en deux et traça deux lignes sur le parquet de la chambre. Cela fait, elle mit les deux noms dans le creux de sa main et souffla dessus. Les deux papiers s’envolèrent, se séparèrent, et vinrent tomber réunis en dedans des lignes tracées. Les joues et les lèvres de la zingara blêmirent. -C’est le destin, dit-elle. Puis elle s’accroupit, la tête entre ses deux mains, sur le tapis qui était devant le lit de Fulvio. Son charmant visage exprimait un découragement profond. -Il l’aimera, redisait-elle parmi ses larmes. Quand j’ai jeté les sorts pour Angélie, les deux papiers se sont séparés en tombant; aussi, je n’ai pas peur d’Angélie... je l’aime... Mais celle-là... oh! celle-là, je la hais! Elle ouvrit un des compartiments du carnet qu’elle tenait à la main. Il y avait dedans un jeu de tarots microscopiques. C’étaient toutes cartes fort différentes de celles que l’usage a consacrées dans les divers pays civilisés. Elles portaient chacune plusieurs figures étrangères avec des légendes en langue rômi. Nina les battit et les étendit devant elle sur la table, trois par trois. Elle releva ensuite sur Fulvio ses yeux littéralement baignés de pleurs. -Je n’ai jamais osé... murmura-t-elle d’une voix tremblante, je n’ai jamais osé interroger le livre sur la question de vie ou de mort... Mais je souffre trop... Il faut que je connaisse le terme de mon supplice... Puisque ta mort m’appartient, Fulvio, mon idole adorée, je veux savoir quand la mort te rendra à moi! Son doigt compta les cartes, disposées comme nous l’avons dit. Elle les reprit neuf par neuf et les mêla sept fois. Puis elle les aligna sur un seul rang et les consulta d’un regard rapide. Son oeil se voila de sang. Ses deux bras tombèrent. Il y avait sur son visage bouleversé une expression d’horreur indicible. -Sept jours!... prononça-t-elle les dents serrées et la gorge haletante; c’est impossible! Elle reprit ses cartes et les disposa de nouveau après les avoir battues. Tout son corps tressaillait par soubresauts violents. Quand les cartes furent alignées, elle ferma les yeux, comme si elle eût craint de lire l’arrêt rendu par l’oracle. Enfin elle regarda, et ses deux mains tordues frappèrent ses genoux, qui choquaient convulsivement le plancher. -Sept jours!... mon Dieu! sept jours! Elle ne voulut point croire encore. Elle recommença une troisième fois. Les cartes répétèrent leur arrêt inflexible. -Sept jours! sept jours! sept jours! La zingara resta longtemps immobile et comme anéantie. L’idée de cette menace mortelle dont l’échéance était si prochaine la brisait. Mais bientôt il y eut autour de sa lèvre comme le fugitif reflet d’un sourire. Ses yeux se ranimèrent. Elle reprit ses cartes et les disposa pour la quatrième fois. -Pour moi? murmura-t-elle en se penchant avidement au-dessus des tarots. Et son visage brilla tout à coup d’un éclat radieux, tandis qu’elle portait la main de Fulvio endormi à ses lèvres, en disant du fond de son coeur consolé: - Dieu est bon... sept jours, moi aussi!... Nous mourrons ensemble!... III Berta Giudicelli. Nous verrons encore le jour se lever, ce matin, dans deux autres chambres bien différentes du frais réduit d’Angélie Doria et de la splendide retraite où dormait le prince Fulvio Coriolani. Nous reviendrons d’abord chez notre vieille connaissance David Heimer, directeur de la police napolitaine sous le nom de Johann Spurzheim. Ce galant homme avait la coquetterie de ne jamais admettre les étrangers à son petit lever. Il prétendait que le sommeil pâlit, et qu’un beau garçon ne se montre pas à son avantage au début de la journée. Les domestiques eux-mêmes avaient ordre de n’entrer chez lui que sur son appel. Il faut cependant noter une exception consentie en faveur de Beccafico, cet employé de tournure ambiguë qui portait si bien le costume de marchesa. Johann le recevait tous les matins à huit heures. C’était Beccafico qui vaquait aux soins de sa toilette. Johann avait encore, en effet, quelques cheveux dont il était très fier. Il se faisait aussi raser pour avoir de la fraîcheur, et, les jours où, pour le bien de l’État, il devait recevoir des dames, on lui mettait un peu de rouge. Beccafico aurait pu dire combien le commerce du directeur de la police royale était doux et même agréable. Il avait des joies d’enfant. Son seul défaut était de s’occuper un peu trop des cancans du quartier. Ce matin-là, le seigneur Johann Spurzheim s’éveilla bien avant l’heure où d’ordinaire son chambellan Beccafico le venait visiter. Quand il cessa de dormir, les premières lueurs grisâtres du crépuscule apparaissaient à peine derrière les vitres de ses croisées. Il resta, selon sa coutume, dix minutes environ à se rendre maître de lui- même. Pendant ces dix minutes, il réfléchit et se sentit le coeur tout léger en songeant aux événements de la dernière nuit. « Le plus fort est fait! pensa-t-il; je n’ai pas tant regretté la pauvre Barbe que je l’aurais cru... C’est étonnant, on se fait des monstres de tout... La pauvre Barbe avait tous les vices, et il y a du temps déjà que j’aurais dû m’occuper d’elle! » Après cette oraison funèbre, il se sentit assez gaillard pour essayer de se retourner. -Une perte, reprit-il en geignant par l’effort qu’il faisait, c’est Trésor!... il faudra que j’achète un autre épagneul... J’en ferai venir un de Londres... Il est certain que, si la pauvre Barbe avait pu se traîner jusqu’à moi, j’étais un homme mort! Il s’interrompit pour pousser un soupir de soulagement: il était plus qu’à moitié retourné. -Ouf! fit-il; chaque jour, je me soulève avec plus de facilité, c’est évident... je suis dans un âge de crise... Quand ce sera fini, je courrai comme un cerf, je sauterai comme un kangourou, et, si je meurs à cent ans, ce sera par suite de mes excès!... J’ai malheureusement une nature trop sensuelle; cela me perdra! Il fourra sa main, qui semblait disséquée par un préparateur de mérite, sous son oreiller, et en retira une petite boîte de platine russe. Il l’ouvrit avec effort. Il y prit trois grains de tabac d’Espagne, qu’il aspira voluptueusement, mais avec précaution. Un éternuement fit explosion dans toute sa machine et faillit en disperser les diverses parties. Il resta un instant tout coi, craignant le renouvellement de ce choc. Mais la seconde explosion, qui peut-être l’eût fait sauter comme une mine, ne vint pas. Il saisit naturellement cette occasion de s’offrir quelques congratulations nouvelles. -Hier, j’ai éternué deux fois, se dit-il; avant- hier, trois fois... C’est étonnant comme je prends de la force! Le tabac produit beaucoup d’effets, même sur les hommes les plus vigoureux, et la pauvre Barbe m’engageait toujours à n’en point abuser, dans mon propre intérêt... Ah! mon gaillard! s’interrompit- il, comme tu vas lâcher la bonde à tes passions quand tu auras surmonté cette crise, qui vient uniquement de l’âge!... Tu es vicieux, naturellement, ne soutiens pas le contraire!... Je sais que tu es un homme à ne te rien refuser! Il tourna enfin les yeux d’un air inquiet et un peu triste vers le seuil où Trésor, le king’s- charles, et la pauvre Barbe avaient rendu le dernier soupir. -Il a dû bien souffrir, ce chérubin! pensa-t-il, la pauvre Barbe avait de mauvais moments!... Elle était brusque... Décidément, je la regretterai moins que je ne croyais! Un craquement léger se fit entendre au-dessus de sa tête. -Dormez-vous, Excellence? demanda une voix qui semblait sortir du ciel du lit. -Non, non, mon garçon, répondit Johann, je suis là, éveillé comme une souris, leste et dispos, Dieu merci!... Beccafico est-il arrivé? -Pas encore, seigneur... C’est moi, Privato, qui étais de garde cette nuit à la boîte. -Et qu’a-t-on jeté dans la boîte, Privato, mon pauvre bonhomme?... Tu n’es pas fort de santé... -On a jeté dans la boîte, répondit le commis, tous les rapports de ces messieurs sur la fête du palais Doria. -Ah! oui, ces messieurs!... fit Johann en riant; de fiers gentilshommes, sur ma foi!... Descends la manivelle, Privato, et va te recoucher. Cette planchette, soutenue par quatre cordons de soie, que nous avons déjà vue faire office de poste aux lettres, lors de l’entrevue de Johann avec le docteur Pier Falcone, se mit à descendre lentement et vint s’arrêter à quelques pouces de la couverture. -Vous n’avez besoin de rien, seigneur? demanda Privato. -Non, mon cher garçon... As-tu entendu madame Spurzheim tousser hier au soir? - On n’entend rien des bureaux. -C’était affreux, Privato, mon ami... Tu verras que nous la perdrons... Laisse aller! Johann avait pris sur la planchette une poignée de papiers. La planchette remonta, tandis que Privato disait: -Mes respects, seigneur! Il retourna dans son taudis, où il achevait un libretto pour le seigneur Magrezza, l’incomparable maestro à qui l’on doit Aminta e Clori, il Minotoro et Citerea nell’isola di Pafo. Il se remit à l’oeuvre. Pietà! idol mio!... Delizia del cuore!... Crudel beltà... mi perdona! Car, dans tout opéra italien, on crie pitié et pardon depuis l’introduction jusqu’au final. Johann prit les papiers et les examina sommairement les uns après les autres. Il riait sous cape, le gai compagnon, et il disait: -Deux comtes... trois barons... deux cavaliers... une vicomtesse! et l’on prétend que la civilisation décroît dans notre belle Italie!... Injustes écrivains! philosophes ingrats!... Nos grands seigneurs et nos nobles dames s’emploient au bien de l’État, voilà tout... Parce qu’on a eu des aïeux à la croisade, est-il défendu de servir sa patrie?... Voyons d’abord le travail du vieux Rigoglio... c’est toujours rédigé avec soin... et cela ne coûte pas cher. Il remonta sa lampe et ouvrit la première enveloppe. -Oh! oh! fit-il dès qu’il eut parcouru deux pages, le Malatesta s’est conduit comme un digne petit marquis!... On néglige trop les lettres anonymes... Quand on parle de lettres anonymes, chacun détourne la tête avec dégoût en disant: « Fi donc!... » Mais chacun les lit avidement, et tout le monde y croit un peu. Il se tut et fit la grimace en achevant le rapport. Il venait de voir là quelque chose qui ne lui plaisait point. -À un autre, dit-il. Voyons le comte Stellacci... Encore un bien digne seigneur!... Ah ça! s’interrompit-il en arrivant au milieu de sa lecture, quel diable de bruit font-ils donc avec cet Anglais et son diamant?... Faudra-t-il que je m’en mêle?... Bon! voici une Anglaise, à présent!... L’Anglais a apporté sa femme... C’est étonnant, chaque fois que je prononce ce mot, je songe à la pauvre Barbe! Il glissa un regard oblique vers le seuil. -Elle m’aurait lu tout ce fatras! murmura-t- il; et comme elle ponctuait bien en lisant... Mais il faut se faire une raison et les regrets ne peuvent pas être éternels! -À la vicomtesse!... Voilà une manière loyale et décente de payer sa toilette!... Oh! le pathos féminin!... Le prince Fulvio ressemblait à un immortel!... Je me charge de démontrer qu’il est mortel, moi, Johann... et que la vicomtesse aille au diable! Il froissa avec colère le troisième rapport de police, qui était écrit sur papier satiné et parfumé. Le quatrième qu’il ouvrit ne fut pas achevé: il repoussa le tout avec fatigue. -Nos étourneaux sont en prison! grommela-t- il en tournant ses pouces sous sa couverture. Ce coquin d’Athol est vraiment fort!... très fort!... Il y a plaisir à faire la partie d’un semblable joueur!... Ses yeux se voilèrent. Il réfléchissait. -J’aurais dû m’attendre à cette théâtrale exhibition de la Farnèse!... grommela- t-il après un silence; c’est dans les moeurs du personnage, qui est comédien jusqu’au bout des ongles!... Il eût gagné sa vie, ce beau garçon, à jouer les premiers rôles au théâtre del Fundo... Sa mise en scène est irréprochable... Mais, patience! nous sommes sur des planches où il y a plus d’une trappe... Puisqu’il aime le bruit et l’éclat, je lui ménage une péripétie avec pétards, et feux du Bengale, etc. Il aura la consolation de se faire applaudir en mourant! Il fit un effort pour se mettre sur son séant et n’y put réussir. -Tu essayes l’impossible! se dit-il à lui- même d’un ton paternel; attends quelques jours... Puis, retombant dans ses méditations: -Fin joueur! murmura-t-il; belles cartes!... Il a pour lui toutes les princesses qui sont folles, et en première ligne la princesse de Salerne, qui est archifolle... Toutes les dames de la cour le suivent comme une meute de king’s-charles... « Il est joli garçon! s’interrompit-il en caressant son menton pointu avec bienveillance, mais c’est de l’engouement... Si je n’étais pas là, moi, le mourant, l’agonisant, le cadavre, le beau fils serait, en vérité, le maître de Naples! Une clef s’introduisit dans la serrure de la porte située derrière la tête du lit. La figure de Johann Spurzheim s’éclaira. Il frotta même un peu l’une contre l’autre ses mains, qui rendirent un bruit d’osselets. -Voici mon ami Pier Falcone, dit-il, une assez bonne acquisition, je crois, et qui arrive à point... Je commençais à être embarrassé du corps de ma pauvre Barbe. -Entrez, docteur, reprit-il tout haut, entrez, mon bien cher ami... Je me porte admirablement ce matin... Approchez, je suis content de vous. C’était, en effet, Pier Falcone, qui n’avait pris que le temps de passer son costume de ville. -Avez-vous donc déjà des nouvelles de la fête, seigneur? demanda-t-il. -Déjà? répéta Johann. Bon ami, quand vous voudrez m’apprendre quelque chose, il faudra vous hâter davantage. Voilà trois grandes heures que la fête est finie... Je sais tout... je sais même que vous avez failli tomber à la renverse quand vous avez vu face à face ce beau prince Fulvio Coriolani... « Mais, s’interrompit-il d’un ton sévère, ne portez plus de poignard avec vous dans le monde, cher docteur... Il faut qu’un ami de Johann Spurzheim garde mieux le décorum... N’est-ce pas que notre colonel a un mémorable poignet? -Quand j’ai vu cet homme... balbutia Falcone, dont les lèvres frémissaient. -Bien, bien, ami! nous avons tous nos petites rancunes, c’est certain... Cet homme vous a joué un méchant tour, je ne dis pas non... -Et cet homme est inattaquable! s’écria le docteur. -Plaît-il? fit Johann, qui eut ce sourire narquois dont l’expression était si particulière. -J’ai vu, de mes yeux vu, s’écria Pier Falcone; il est soutenu d’en haut, appuyé d’en bas... -Ah! povero!... murmura le directeur de la police royale, que vous êtes jeune encore!... Regardez-moi bien entre les deux yeux!... Aujourd’hui, vous entendez? aujourd’hui, moi, Johann Spurzheim, pauvre fantôme qu’on ferait évanouir en soufflant dessus, aujourd’hui je vais faire danser ce colosse comme une marionnette de deux carlins... danser sur les pieds, sur les mains, sur la tête, jusqu’à ce que cette marionnette, ce colosse, en vienne finalement à se rompre le cou! Falcone le regardait d’un air incrédule. Johann enfonça ses mains tremblotantes sous sa couverture en disant: -Les matinées sont fraîches. Puis, d’une voix tout à coup attristée: -J’ai fait une perte, Falcone; deux pertes, devrais-je dire, en comptant ma pauvre Barbe... Le docteur tressaillit. Ce souvenir s’était presque perdu au milieu des émotions de la nuit. -Est-ce que madame Spurzheim?... commença-t-il. -Hélas! oui... interrompit Johann; la voici là, dans ce coin, mon véritable et cher ami. Falcone n’avait pas encore regardé de ce côté. Il recula de plusieurs pas à la vue du corps de Barbe, éclairé par le jour qui venait. -Voyez-vous, docteur, reprit Johann, n’essayez pas auprès de moi des consolations banales... La pauvre Barbe avait des défauts, comme tout le monde; mais c’était une femme au-dessus de son sexe... Cet accident n’a fait que précipiter sa mort; vous savez bien, docteur, que vous l’aviez vous-même condamnée... J’espère qu’elle n’a pas beaucoup souffert... une douzaine de quintes spasmodiques... C’est le moins qu’on pouvait craindre... Il s’arrêta et reprit d’un accent pénétré: -Ce triste monde est réglé ainsi... L’heure de la séparation arrive... Je me suis déjà occupé de l’enterrement, que je veux convenable, et même brillant... C’était une Monteleone... et je suis bien aise qu’on dise en voyant le convoi: « Le seigneur Spurzheim a fait joliment les choses... » Mais c’est mon pauvre petit chien qui va me manquer, docteur! Falcone s’approcha du seuil. -Pensez-vous qu’elle était venue pour vous tuer? demanda-t-il. -Cela ne fait pas de doute, ami... Trésor a sauvé la vie de son maître... Emportez-les tous deux, je vous prie, car le jour avance et l’on pourrait venir. Une vive répugnance se manifesta sur le visage du docteur. -Ami, lui dit paisiblement Johann, il ne faut jamais rien me refuser... Si l’on venait à savoir jamais que la pauvre Barbe est morte pour avoir pris de ces pastilles, je serais forcé d’avouer que vous lui avez offert cette nuit certaine bonbonnière d’or... -Quoi! s’écria le docteur, vous oseriez...? -Dire la vérité?... Toujours, ami, toujours... Chargez la pauvre Barbe sur vos épaules et reportez-la dans son lit... Vous l’y arrangerez bien comme il faut, en plaçant près de sa bouche son mouchoir taché de sang... Par la même occasion, vous me rapporterez la bonbonnière... Quant au king’s-charles, vous le jetterez par la fenêtre... Emportez-le!... sa vue renouvelle sans cesse mes regrets. Il ponctua ce petit discours par un geste qui n’admettait point de réplique. Pier Falcone souleva le corps de Barbe, qui était froid et raidi. Johann le regardait et murmurait: -Je croyais que cela m’aurait fait plus d’effet... Adieu, Barbe, adieu, ma chère amie!... Trésor! Pier Falcone disparaissait avec sa double charge. Johann se remit à tourner ses pouces par- dessus sa couverture. Quand Pier Falcone revint, il lui dit: -Mettez un tapis à l’endroit où il y a du sang... Vous êtes un chimiste habile, vous saurez me choisir un réactif pour détacher le parquet... Demain, nous laverons tout cela; aujourd’hui, nous avons de bien autre besogne... Asseyez-vous et causons: je vais vous donner mes instructions. Dans l’entretien qui suivit, Pier Falcone put reconnaître que le directeur de la police royale savait tout aussi bien que lui ce qui s’était passé à la fête du palais Doria. Johann savait, par exemple, que Falcone s’était approché du marquis de Malatesta et qu’il lui avait parlé bas au moment de son arrestation. -Bien que je sois en général content de vous, ami, lui dit à ce sujet Johann Spurzheim, je vous blâmerai sur un point particulier... Voici la règle inflexible: ne jamais agir sans ordres... Le Malatesta est un de ces alliés qui ne valent plus rien le jour où ils ont le secret de l’alliance... Il ne faut jamais montrer aux bambocciate le fil à l’aide duquel on les fait mouvoir... Tenez-vous pour averti à l’avenir. -Il suffit, seigneur, répondit Falcone, je n’espère rien apprendre à Votre Excellence en lui disant qu’il y a parmi les dames d’honneur de la princesse de Salerne une compagne très intime de dona Angélie Doria, et que cette jeune femme est... -Ami, interrompit Johann, je vous ai envoyé là-bas pour votre instruction particulière, et non point pour la mienne... Vous savez maintenant quelles positions le Porporato et sa belle amie Fiamma occupent à la cour napolitaine... faites-en votre profit... Mais, quant à cette Fiamma, souvenez-vous qu’il est des êtres qu’on n’attaque jamais de front... Souvenez-vous aussi que tous nos coups doivent être dirigés, jusqu’à nouvel ordre, de façon à ne jamais atteindre la confrérie du silence... Ce serait nous frapper nous-mêmes... Ici est précisément la difficulté de la situation... Comprenez-vous bien cela? -Parfaitement, seigneur. -Tant mieux!... Comprenez encore ceci: dans le monde entier, il n’y a qu’un homme capable de manoeuvrer dans l’espace étroit et dangereux où nous sommes forcés de livrer la bataille... un seul homme, vous entendez, qui sache où poser le pieds sûrement et vers quel but diriger l’artillerie... Cet homme, c’est moi. Pier Falcone s’inclina. -Moi! répéta Johann avec tout l’orgueil naïf qui contrariait les profondes astuces de sa nature, moi qui mettrai mon nom, avant de mourir, en tête des plus grands diplomates de l’univers... moi, Johann Spurzheim, qui serai comte de Monteleone et premier ministre du royaume des Deux-Siciles... moi qui ferai de vous, bon ami, un comte, un duc, un prince, tout ce que vous voudrez, pourvu que je le veuille... Éteignez la lampe et mettez-moi sur mon séant. Le docteur obéit. Johann lui commanda le silence d’un geste et entama le chapitre des instructions. Cet homme complet, le premier diplomate de l’univers, omit pourtant un détail. Il oublia de demander à Pier Falcone la bonbonnière d’or! Et Pier Falcone n’était pas au bas de l’escalier, qu’il s’en repentait déjà. -Il faut trouver un joint pour parer à cela! murmura-t-il en se grattant l’oreille. Et il agita vivement cette sonnette qui correspondait avec l’étage supérieur. Nous quitterons la chambre à coucher du directeur de la police royale pour voir une dernière fois le jour se lever dans cette pauvre mansarde, tout en haut de la maison des Folquieri, où Beldemonio s’était réfugié pour éviter la poursuite de la garnison du Castel- Vecchio, lors de son voyage sur les toits. Cet épisode, qui nous semble déjà lointain tant les événements se concentrent dans cette histoire, sans qu’il y ait effort ou même volonté de notre part, cet épisode n’est distant de nous que de quelques heures. C’était le soir précédent. Cette femme, arrivée aux dernières limites de l’âge, que Beldemonio avait payée pour le remplacer dans sa bonne oeuvre, était assise auprès du lit de la jeune fille, et dormait de ce sommeil de la vieillesse coupé par de fréquents et incessants réveils. Céleste reposait sur le lit. Julien était comme engourdi sur le matelas. Le lecteur avait déjà reconnu nos deux enfants de l’auberge de Corpo-Santo, la famille d’adoption du pauvre bon Manuele Giudicelli. La vieille femme est une connaissance à nous également, moins intime, il est vrai, mais qui portait aussi ce nom de Giudicelli, appartenant à tout un clan de vieux serviteurs des comtes de Monteleone. Nous l’avons vue cette nuit où Athol et Manuele vinrent successivement dans la vallée du Martorello visiter les ruines enfouies du pavillon de plaisance, temple nuptial du comte de Monteleone et de Maria des Amalfi. Ce pavillon aux murs de marbre blanc, où restaient encore deux berceaux vides. Nous l’avons vue au milieu de la nuit noire. Elle cherchait quelqu’un dans la vallée. Elle cherchait cette pauvre insensée qui était comme le génie du village détruit et de la solitude morte, remplaçant la vie d’une population heureuse. Nous l’avons entendue qui appelait: « Mariola! Mariola!... » et qui promettait à la fugitive de ne point la battre. Elle avait un fouet à la main. C’était la vieille Berta, mère de la nourrice à qui on avait enlevé les enfants de Monteleone. Elle n’était point changée depuis lors, Berta Giudicelli: c’était toujours la même taille sèche et longue, courbée en deux sous le fardeau des ans, la même figure terreuse où des myriades de rides emmêlaient leurs écheveaux confus. Elle était seulement plus vieille de quelques mois, et ses yeux, couverts de sourcils hérissés, avaient ce regard, inquiet dans sa fixité, qui annonce que la raison chancelante agonise. Elle n’avait au Martorello, sauf Mariola la folle, aucune créature vivante à qui parler. Cette nuit d’automne, où commence notre récit, elle avait cherché en vain Mariola. Elle ne l’avait point trouvée. On lui avait enlevé Mariola. Elle prit son bâton et courut après son esclave, sa folle, qu’elle faisait travailler à coups de fouet! Elle se traîna le long des routes et lentement, bien lentement, elle arriva jusqu’à Naples. Elle demanda à parler au roi. Sur la route, elle était entrée dans une chapelle. Un prêtre avait reçu sa confession, un jour qu’elle croyait mourir. Le prêtre lui avait ordonné de continuer son chemin jusqu’à la cour. -Femme pécheresse, lui avait-il dit, la miséricorde de Dieu n’a point de bornes. Tu ne mourras qu’après avoir déchargé ta conscience... Va et répare le mal que tu as fait! Le roi la reçut au palais, à cause de son grand âge. Quand Berta Giudicelli fut devant le roi, elle chercha dans sa pauvre tête et n’y trouva rien. Elle ne savait plus pourquoi elle était venue. Depuis lors, sa raison vacillante renaissait par intervalles pour se voiler presque aussitôt. Elle était dans cette situation qu’exprime le plus triste de tous les mots: elle était en enfance. Cette nuit, elle avait pourtant fait son devoir auprès de Julien et de Céleste. Grâce à elle, les deux enfants avaient eu de l’eau fraîche. Ils étaient sauvés tous les deux. Seulement, un sommeil de plomb les tenait. Il n’y avait point de lampe dans cette pauvre chambre. La lumière qui avait éclairé Beldemonio, cette torche plantée sur la terrasse par les soldats du Castel-Vecchio, était depuis longtemps consumée. Quand les premiers rayons du crépuscule du matin vinrent attaquer cette nuit profonde, Berta, s’éveillant pour la vingtième fois, se leva en grommelant d’inintelligibles paroles. Elle mit sa main sèche et froide sur la poitrine de Céleste; elle y sentit battre le coeur. -Ah! fit-elle; si j’étais morte à seize ans!... Elle traversa ensuite la chambre en chancelant et vint tâter à son tour la poitrine de Julien. -Cela bat... dit-elle; c’est chaud... Combien y a-t-il de temps que je n’ai plus de coeur? Puis, se redressant presque droite: -Ah!... fit-elle, qui donc m’a dit de parler au roi?... Il faut que je parle au roi... je ne peux pas mourir sans cela! Elle regagna sa chaise, où elle s’endormit. Au bout de cinq minutes, elle s’éveilla de nouveau. Elle avait perdu pour un instant la mémoire des faits récents. -Je dors dans une chaise, grommela-t-elle étonnée; est-ce que je n’ai plus de lit? Puis, le souvenir lui revenant: -Je dormirai bientôt dans la terre!... L’aube, s’éclaircissant, jetait déjà de vagues lueurs à travers la fenêtre ouverte. La vieille se prit à grelotter. -J’ai froid... dit-elle, l’enfer doit être froid... Brûler, ce n’est pas souffrir. Il y avait un chapelet pendu à l’une des pommes du lit de Céleste. La vieille le prit. -Le jour de ma première communion, fit-elle avec un rire idiot, le prêtre m’en donna un... Je ne sais plus seulement comment ils font pour prier avec cela. Voyons, pourtant! se reprit-elle. Ce fut chez elle un violent effort pour appeler à sa mémoire les paroles consacrées. Mais il y avait trop longtemps. Elle ne put. Elle remit le chapelet à la pomme du lit. Au moment où ses yeux allaient se refermer, il lui sembla qu’un objet brillait vaguement sur la table. Aussitôt sa physionomie changea. Elle eut une expression avide et cauteleuse, comme celle du chat qui guette sa proie. Elle s’approcha tout doucement de la table. Elle regarda à droite, puis à gauche, pour voir si les deux enfants avaient les yeux fermés. Puis sa main, comme une serre d’oiseau de proie, se referma sur l’objet qui brillait. C’était une bourse; c’était la bourse que Beldemonio avait déposée sur la table au moment de partir. Un râle joyeux gronda dans la gorge de la vieille femme. Elle avait reconnu l’or au contact et au son. Elle s’éloigna des deux lits et vint se mettre auprès de la fenêtre pour ouvrir la bourse et compter. Il y avait une douzaine d’onces doubles dans la bourse, et trois ou quatre onces simples de trois ducats. Un sourire triomphant éclata parmi les rides de la vieille Berta Giudicelli. Son intelligence sembla se revivifier aux rayons de ce trésor. Elle dit avec une étrange netteté de raisonnement: -Ce n’est pas à eux, puisqu’ils ont voulu se tuer par misère... C’est l’autre qui leur a laissé cela... Ils ne savent pas qu’ils l’ont!... Elle vida la bourse dans le creux de sa main, s’arrangeant de manière à ne point faire de bruit, puis elle la remit sur la table. Elle n’y avait laissé qu’une seule des plus petites pièces d’or. -L’autre!... répéta-t-elle cependant, tandis que ses yeux prenaient une expression farouche; sa voix m’est entrée dans le coeur... et sa figure... Oh! Dieu m’envoie toujours des gens qui leur ressemblent! Cela ne lui donna point l’idée de restituer la somme volée. Elle la noua, au contraire, dans un coin de son mouchoir. Mais, en regagnant sa chaise, elle se disait: -Oui... oui... Il faudra bien que je parle au roi! À peine était-elle assise, que sa tête tomba sur sa poitrine. Son lourd sommeil l’avait reprise. Le grand jour emplissait la chambre quand elle s’éveilla. Son regard se tourna vers Céleste, dont la tête charmante reposait sur son bras plié. Son sommeil était celui d’un ange. La vieille se frotta les yeux. -Oh!... fit-elle, je rêve!... Elle recula sa chaise. C’était comme si un spectre eût apparu à ses yeux épouvantés. -Je rêve! je rêve! répétait-elle. Et, comme la vision restait là, devant son regard ébahi, elle s’enfuit à l’autre bout de la chambre, où était le matelas de Julien, le jeune saint. Ses yeux rencontrèrent le pâle et beau visage du séminariste. Elle poussa un cri étouffé et tomba sur ses genoux, qui sonnèrent sec contre le carreau. Tout son corps tremblait comme la feuille. -Ils sortent de terre! murmura-t-elle avec un accent de profonde épouvante; je les ai vus tous trois... tous trois cette nuit... Ayez pitié de moi, seigneur Jésus! je parlerai au roi... je fais le voeu de parler au roi!... Elle se traînait du mieux qu’elle pouvait vers la porte. Quand elle fut arrivée au seuil, elle glissa un double regard d’effroi vers le lit et vers le matelas. Ses deux mains frémissantes s’étendirent au-devant de ses yeux. Elle sortit comme on prend la fuite, traversa le carré et vint choir au milieu de sa pauvre mansarde, grommelant au travers de ses gencives qui claquaient: -Je parlerai au roi... je l’ai promis au prêtre... je fais voeu de parler au roi! IV Le Réveil. Après la sortie de la vieille Berta Giudicelli, la chambre des deux enfants resta silencieuse. On n’y entendait plus que les bruits alternés de leurs souffles. Tout était, du reste, comme à l’instant où Beldemonio, trouvant la fenêtre mal fermée, l’avait poussée en dedans pour chercher là un refuge. Sauf la soutanelle qui manquait avec le gros livre de prières, sauf le changement de position de Céleste, étendue maintenant sur son lit, rien n’avait été dérangé. Table et chaises étaient à leur place, et Berta, obéissant à ce besoin machinal d’ordre qui est chez toutes les vieilles femmes, avait rentré le brasero. On voyait distinctement, maintenant que le jour se faisait, les images pieuses collées ou pendues aux murailles. Ce soir où le frère et la soeur avaient pris ensemble leur repas sous la treille de l’osteria du Corpo-Santo, ce soir où la gentille Céleste avait épaulé la carabine d’un gendarme pour défendre la vie du beau Loredano Doria, un découragement morne, nous nous en souvenons, avait succédé à l’exaltation produite par l’aspect du danger. Céleste et Julien, fiers dans leur indigence, s’étaient sentis humiliés profondément par l’offre d’un salaire. Le cher sourire d’Angélie n’avait-il pas assez payé Julien? Et quel prix était au-dessus de ce regard que Lorédan avait jeté à Céleste? On partit pour Naples. Les beaux rêves reviennent dès qu’on ne les chasse plus. Tout le long du chemin, on fit de beaux rêves. Que de fois Julien et Céleste, se surprenant l’un l’autre tout pensifs, se dirent bien bas et en rougissant: « Tu songes à elle? -Tu songes à lui?... » Julien rougissant plus fort que Céleste. Ils souriaient et ne répondaient point. Mais leur coeur murmurait: -Nous les reverrons! Ce fut la première chose en arrivant à Naples. Tandis que le bon Manuele leur cherchait une chambrette, ils s’échappèrent, demandant par les rues où était situé le palais Doria. Le palais Doria n’était pas difficile à trouver. Ils arrivèrent bientôt sur la place de l’Esprit-Saint, au milieu de cette magnifique rue de Tolède qui est l’orgueil de Naples. Ils virent le palais Doria et fondirent en larmes. Les passants ne savaient point ce qu’avaient ces deux enfants: une fillette toute gentille, malgré sa pauvre robe; un adolescent qui portait avec une modestie fière son humble soutanelle noire, et qui tous deux pleuraient. En face d’eux, le palais Doria s’élevait hautain, éclatant, superbe. Toute la noblesse de cette race opulente et illustre rayonnait sur son frontispice. Quand le portail s’ouvrait, on voyait des seigneurs qui montaient et descendaient le perron fleuri. Les brillants attelages de dix carrosses battaient les dalles de lave dans la cour... Les deux enfants pleuraient. Hélas! qui se serait douté de pareille moquerie? L’adolescent à la soutanelle aimait d’amour dona Angélie Doria, dont les princes n’osaient point solliciter la main. La fillette aimait le comte Loredano, qui n’avait point encore trouvé la princesse destinée à porter son nom. Hélas! hélas! Céleste et Julien, les deux pauvres petits fous! Ils ne quittèrent la place de l’Esprit-Saint qu’après avoir vu Angélie et Lorédan sortir dans leur carrosse pour se rendre à la cour. Tous deux sourirent parmi leurs larmes. Céleste dit: -Je ne l’avais pas vu si beau... -Elle est devenue bien plus belle! murmura Julien, qui pressait son coeur à deux mains. Le vieux Manuele les attendait depuis deux heures au rendez-vous. Il avait loué, pour eux seulement, la mansarde de la maison des Folquieri. -Moi, dit-il, j’ai mon logement ailleurs. Dès le soir, il coucha sous une voûte dans le quartier du port. Mais les deux enfants avaient de bons lits. Le lendemain, Manuele se mit en quête pour réaliser les promesses qu’il avait faites... Mais savez-vous pourquoi Julien prit tout de suite cette ardente dévotion pour les malades de l’hôpital des pauvres? et savez-vous pourquoi Céleste choisit l’église du Monte-Oliveto pour y accomplir journellement ses devoirs de piété? Elle était bien vraiment pieuse comme un petit ange, cette pauvre Céleste, malgré les naïves révoltes de sa physionomie: c’était un coeur d’or et un esprit d’élite. La charité de Julien était également sincère. Et cependant il y avait une raison à la dévote assiduité de Céleste, une raison aux charitables excès de Julien. Lorédan était l’un des protecteurs de l’église du Monte-Oliveto, sa paroisse; Angélie elle- même nous a dit, dans son entretien avec Nina, la fausse nièce du banquier de la cour, l’effet qu’avait produit sur elle la vue du jeune saint. Quant à Céleste voici ce qui arriva: Un soir, elle fut poursuivie tandis qu’elle revenait à son logis. Un gentilhomme l’aborda, et lui dit: -Demain, si vous voulez, vous aurez un palais... Le Doria vous a remarquée... Céleste eut grand-peine à monter l’escalier pour regagner sa chambrette; jamais peut-être la distance qui la séparait de Lorédan ne l’avait frappée d’une façon si écrasante. C’était le jour où Julien avait failli se trouver mal, parce que son regard avait croisé celui d’Angélie. Ils n’échangèrent point leurs secrets. Seulement, Céleste ne sortit plus, et Julien ne quitta la maison qu’aux heures de veiller les malades. Ils restaient en face l’un de l’autre, muets et mornes. La tristesse de Manuele, qui les venait voir tous les jours, augmentait en même temps visiblement. Il vint trois fois sans apporter le pain quotidien. Céleste et Julien eurent faim. Mais qu’est-ce que la souffrance du corps? Ils entendirent une fois des voisines qui causaient, disant: -Le Doria va épouser dona Giovanna Palianti, des princes Paléologue, et c’est ce soir que se célèbrent les fiançailles de dona Angélie avec le prince Fulvio Coroliani. Ils n’eurent point de larmes. Le cerveau de Julien était en feu. Céleste, froide et ferme, dit: -Le bon Dieu nous pardonnera. Elle boucha les fentes de la fenêtre pendant que Julien s’étendait sur son matelas, gémissant et râlant, car son coeur agonisait avant son corps. Puis elle alluma le brasier et se mit en prière. On dansait au palais Doria. Manuele s’était fait agent de police pour apporter du pain à ses enfants, qui se réfugiaient, désespérés, dans la mort. La fenêtre de la mansarde regardait l’orient. Le premier rayon de soleil qui passa par-dessus le corps de logis intérieur de la maison des Folquieri, vint attaquer obliquement la fenêtre ouverte, et glissa jusqu’au lit où donnait notre petite Céleste. Beldemonio, ce connaisseur, se fût arrêté en ce moment à la contempler, tant elle était délicieusement jolie. Sa tête, couverte de cheveux épars, avait roulé jusqu’au bas de l’oreiller. Son sommeil agité découvrait la naissance de sa gorge et ses épaules toutes jeunes, qui semblaient la mignarde reproduction d’un fragment antique. Sa joue restait un peu pâle; mais ses lèvres avaient repris leur couleur vermeille et laissaient voir, entrouvertes qu’elles étaient, deux rangées de perles encadrées dans du corail rose. Beldemonio eût rêvé longtemps devant ce ravissant tableau. Mais qui sait si Beldemonio ne voyait pas ce ravissant tableau dans ses songes?... Quand le soleil vint effleurer les paupières de Céleste, elle eut un tressaillement léger. Morphée, comme diraient les poètes italiens, qui sont des mythologistes effrénés, Morphée lutta un instant contre ces espiègles caresses du blond Phébus; mais Morphée fut vaincu. Notre jolie Céleste s’agita sous ses draps, poussa un profond soupir, entrouvrit ses beaux yeux affaiblis par le repos. Ce fut d’abord son réveil de tous les jours, un sourire. Le malheur est si étranger à l’enfance, que l’enfant même malheureux s’éveille en souriant. Il lui faut en quelque sorte un travail intime, une réflexion pour lui rendre la conscience de sa détresse. Mais le sourire de Céleste ne tint pas, et déserta ses lèvres tout à coup pâlies. Une idée venait de traverser son esprit. -J’ai rêvé, se dit-elle. Ce mot, pour elle, signifiait tout: la détresse, le désespoir plus fort que la foi, le suicide. Le suicide dans cette chambre pleine de Dieu et de la Vierge mère, ce ne pouvait être, en effet, qu’un rêve. -Et cependant... Ce fut sa réflexion. Les traits de Céleste se contractèrent. Son regard timide et sournois glissa sur le plancher et rencontra le réchaud. Elle poussa un cri déchirant: -Julien est peut-être mort!... D’un saut, elle fut hors de son lit. Un autre bond la porta auprès de Julien. Mais ses yeux aveuglés ne voyaient plus. Elle s’agenouilla près du pauvre matelas. Elle appela d’une voix étouffée: -Julien! Julien! Point de réponse. -Il est mort! pensa-t-elle. Sa poitrine se souleva en un déchirant sanglot. Elle se précipita à corps perdu sur son frère, répétant encore: -Julien! mon Julien! Pour le coup, le séminariste s’éveilla en sursaut. -Qu’y a-t-il? demanda-t-il en se frottant les yeux. Ce fut un déluge de baisers qui lui répondit. Céleste riait; Céleste pleurait; Céleste était folle! -Mais qu’as-tu donc, petite soeur? demandait Julien ébahi. Ce brusque réveil le tenait dans un état d’ébranlement moral. Il avait perdu tout souvenir de ce qui s’était passé. -Oh! que Dieu est bon, Julien! mon frère chéri! s’écria Céleste. Tu vis! te voilà! je te vois! La Vierge sainte n’a pas permis que notre crime insensé eût son accomplissement! -Notre crime! balbutia Julien, qui se mit sur son séant. Puis, le souvenir naissant en lui tout à coup: -C’est vrai! c’est vrai! ajouta- t-il, l’horreur peinte sur le visage; nous aurions été damnés!... damnés à tout jamais!... Dieu a fait un miracle! Ils ne parlèrent plus. Julien baisa sa soeur au front, puis il la prit par la main. Tous deux s’agenouillèrent devant le crucifix. Julien récita du fond du coeur, et à haute voix, une prière dont Céleste disait la réponse. Dieu dut écouter cette oraison ardente et sérieuse à la fois, où ces deux pauvres coeurs brisés lui demandaient pardon d’avoir manqué de force pour souffrir, et le remerciaient en même temps de leur avoir laissé la vie qui était pour eux un martyre. Dieu dut sourire, réconcilié, en les voyant se frapper la poitrine tous deux ensemble au sein de leur misère et promettre, les deux enfants repentants et contrits, qu’ils béniraient désormais la main du souverain maître appesantie sur eux si durement. Longtemps ils restèrent agenouillés avec des larmes de reconnaissance dans les yeux. Larmes d’enfants, celles-là: bonnes larmes! Mais celles qui vinrent ensuite, larmes d’homme et larmes de femme! Ils aimaient, hélas! et leur blessure, pareille, saignait de nouveau à l’improviste. La prière est le suprême remède. Ils se relevèrent consolés; je ne sais quel espoir souriait pour eux dans l’avenir. Le regard de Dieu était sur eux. Ils s’assirent tous les deux sur le lit de Céleste en se tenant toujours par la main. -C’est un miracle! répliqua Julien, un vrai miracle... Voici encore le brasier... Oh! ma soeur! nous méritions d’être punis! -Notre coeur s’était endurci, mon pauvre Julien!... Quand je pense que nous avions collé des bandes sur les fentes de la croisée! Julien leva les yeux au ciel; Céleste se recueillait en elle-même. -Tout miracle est l’oeuvre de Dieu, murmura Julien, à qui la curiosité venait; mais comment celui-là s’est-il accompli? est-ce toi qui as eu la force d’ouvrir la croisée? -Quand je me suis éveillée tout à l’heure, répondit Céleste, la croisée était grande ouverte. -Et la chaise était enlevée... la chaise qui fermait les châssis? -La chaise était où tu la vois; je n’ai rien dérangé. -C’est donc quelqu’un qui s’est introduit du dehors?... Dans quel but? Céleste ne répondit point. Elle semblait faire appel à de vagues et incertains souvenirs. -Un voleur peut-être, reprit Julien; la Providence a souvent des voies bien étranges... -Nous n’avions rien que l’on put voler, dit Céleste en souriant tristement. Julien venait de se lever avec vivacité; il courut au matelas. -Ma soutanelle! s’écria-t-il, et mon livre de prières! Céleste ouvrit de grands yeux. Son regard, comme celui de son frère, fit le tour de la chambre. -La soutanelle a été volée, reprit Julien; on m’a pris mon livre de prières... Il n’y avait pas à dire: non, et cependant Céleste secoua sa jolie tête en un air de doute. -Écoute, Julien, dit-elle, je ne sais pas comment exprimer cela... Ce ne sont pas des souvenirs... c’est comme le ressentiment confus d’un rêve qui ne s’est gravé qu’imparfaitement dans la mémoire... Et cependant, à mesure que je parle, il me semble que tout cela s’éclaircit et prend du corps... Est-ce que tu as perdu tout de suite connaissance, toi? -Tout de suite... J’avais collé ma bouche contre le matelas pour avoir moins d’air... Je suis devenu insensible en quelques minutes. -Tu ne souffrais donc pas? -C’était une angoisse sourde... Je pourrais presque dire: non, je ne souffrais pas. -Oh! moi! s’écria Céleste, j’ai bien souffert, mon Julien chéri... Et j’ai éprouvé aussi comme une sensation de plaisir exalté et bizarre... J’ai lutté longtemps... J’ai cru d’abord que cette vapeur de charbon ne serait rien sur nous, et je pensais en te regardant: « -Il dort... Il s’éveillera demain pour souffrir... « J’ai quitté la place que j’occupais au pied de mon lit; j’ai traversé toute la chambre sans chanceler, je m’en souviens bien... et j’ai été mettre mon front qui brûlait sur les vitres de la croisée... La première chose qui m’a fait pressentir que ma raison allait s’ébranler, c’est que j’ai cru voir comme une ombre qui se glissait le long des balustrades de la galerie. J’ai passé ma main sur mon front où il y avait de la sueur froide. Le papier que nous avions laissé sur la table pour demander pardon à notre père m’a paru double et triple. J’ai ressenti de la joie; c’était le commencement. Mais je ne chancelais pas encore et cela m’étonnait. « Je me suis mise à genoux devant la chaise qui était à la tête de mon lit. J’ai prié, demandant pour toi et pour moi la pitié céleste... « Tiens, frère chéri, s’interrompit-elle, c’est étonnant comme, en ce moment, mes souvenirs se précisent et s’éclairent... Pendant que je priais, j’ai entendu un bruit du côté de la croisée... Mais j’ai continué de parler à Dieu, et le bruit a cessé... -Et moi, demanda Julien, comment étais-je? -Tu étais immobile... Tu me paraissais dormir d’un sommeil calme et doux... Quelques minutes après le bruit entendu, la brume commença à s’épaissir autour de ma pensée; je sentis une pression aux tempes, mes oreilles sonnèrent aigu, un froid monta de mes pieds à mon cerveau; ceci, trois ou quatre fois de suite à intervalles très rapprochés... C’était comme si on m’eût plongée dans l’eau les pieds les premiers... En même temps, des étincelles se jouèrent aux coins de mes yeux. Mon estomac se serra, et une vive douleur me tordit la nuque. Je voulus y porter la main; mon bras était de pierre. « -Voilà donc comment on meurt! me dis-je, car mon intelligence restait entière; mes bras et mes mains sont donc déjà morts! « Je revins à la prière. En ce moment, tu poussas un grand soupir. Je t’appelai à haute voix; tu ne me répondis point. Je ne pouvais plus prier, cependant; c’étaient des idées puériles et à la fois tenaces qui assiégeaient mon cerveau. Le froid que je ressentais aux pieds m’occupait, et je me disais: « -Nous avons oublié de boucher la fente de la porte... « Puis je vis notre père avec son pauvre bon visage si doux, et ses cheveux blancs épars sur le front. Il pleurait; moi, je n’avais pas de larmes. « Puis, encore, en un lieu lumineux et plein de clartés blanches, je vis une sainte qui nous souriait et qui disait: « -Mon Julien! ma Céleste! mes enfants! « C’était notre mère... Et qu’elle était belle, frère chéri!... Je tâchais de m’élancer vers elle pour mettre ma tête dans son sein. Mais il y avait comme un poids qui me retenait encore à la terre. « Elle m’appelait de son geste plein d’amour et de son suave sourire. Oh! qu’il me semblait long, le temps que l’on met à mourir!... « Puis encore, je le vis, lui, grand, fier, heureux... Il passa... Il ne me vit seulement pas... « -Seigneur, mon Dieu! priai-je, et ce fut ma dernière pensée, que Lorédan Doria soit heureux!... Elle s’interrompit; une larme se balançait aux cils de sa paupière, Julien se pencha vers elle et la baisa silencieusement. -Je suis sûre, murmura-t-elle, que tu as vu passer Angélie, blanche, dans ce nuage noir qui vient le dernier couvrir la vue... Julien se frappa la poitrine et dit: -Je veux arracher cette image de mon coeur! Céleste secoua encore sa jolie tête pâlie. -Ce fut comme une main de glace, reprit-elle, qui pesa tout à coup sur mon crâne et m’enfonça dans la nuit... Je perdis connaissance... mais pas entièrement, tu vas voir... Du fond de ce sommeil inerte, que je prenais pour la mort, j’entendis qu’on ouvrait la fenêtre... -Ah!... fit Julien, qui devint soudain plus attentif. -Les bandes de papier, continua la jeune fille, crièrent en se déchirant... La chaise, dérangée, grinça sur le carreau... Je crois pouvoir affirmer qu’en ce moment ma tête touchait le carreau de lave... C’était froid... c’était dur... Je m’étais sans doute affaissée auprès de mon lit... Ce que je puis certifier sciemment, c’est que je ne m’étais pas couchée... et qu’en m’éveillant tout à l’heure, je me suis trouvée étendue sur mon lit... -Et vis-tu celui qui ouvrait ainsi la fenêtre? interrogea encore Julien. -Voir?... dit Céleste. Je ne sais si on peut appeler cela voir... une ombre confuse dans un nuage épais... -Était-ce un homme? -Oui... c’était un homme... Mais laisse-moi... la lumière marche pas à pas dans ces ténèbres qui sont derrière moi... Ne m’interroge plus... Tiens! s’interrompit-elle, ceci me frappa comme un éclair. Je vis une grande lueur en dehors sur la terrasse... Une foule d’hommes passa en courant devant la fenêtre... Ils criaient et s’appelaient. La lueur montra celui qui était entré. Il se tenait accroupi et semblait se cacher. Je cherche en vain à me rendre compte de ce qu’était cette lueur. -Je vais te le dire, moi! s’écria Julien, qui venait de jeter un coup d’oeil au- dehors; il y a des débris de torche de distance en distance tout le long de la galerie... Quelque prisonnier se sera évadé cette nuit du Castel-Vecchio... et celui qui est entré ici était bien un voleur! Céleste regarda les torches éteintes. -Oui... fit-elle, tu as peut-être raison; mais cela m’étonne moi-même de voir comme les sensations éprouvées me reviennent une à une... Tout à l’heure il me semblait que je te racontais un rêve... Maintenant, je vois l’homme... Il a été saisi au bout de quelque temps par l’asphyxie. Il est tombé sur ses mains... Il a rampé jusqu’à la porte... et j’ai entendu... oui!... je suis sûre d’avoir entendu sa main heurter le brasier et ses chairs frémir en se brûlant contre le fer chaud. Julien prit le brasier par la poignée. Il y avait sur la paroi tournée à l’opposé du lit, une large tache humide encore. -Il doit avoir une blessure! dit Julien. Céleste se pressait le front à deux mains. -Il n’a pas crié... poursuivit-elle; non... je ne l’ai pas entendu crier... Il a ouvert la porte... avec bien de la peine... et puis... Mais voilà que je ne me souviens plus... Est-ce lui qui m’a placée sur mon lit?... On lisait sur son visage inquiet et baigné de sueur l’effort désespéré qu’elle faisait. -Est-ce lui?... répéta-t-elle par deux fois; est- ce lui?... Je vois bien un visage contre le mien... mais... Oh! ceci est inexplicable, Julien, mon frère chéri!... Ce sont tes traits... c’est toi... plus viril et plus fort... avec quelques années de plus... Sa tête se pencha sur sa poitrine. Elle n’essaya plus de dompter ses souvenirs rebelles. Une fatigue invincible la prenait. Elle dit pourtant encore: -Non, non, ce n’était pas un voleur... Un voleur ne pourrait pas te ressembler ainsi, Julien, toi qui es un ange... -Ma soeur chérie, dit le jeune saint après un court intervalle employé à se recueillir, ce qui m’emplit le coeur, c’est la gratitude envers la Providence... Je vois dans tout ceci la bonté inépuisable de Dieu... Prenons courage, ma Céleste bien-aimée. Qu’est ce temps d’épreuves si vite passé qu’on appelle la vie?... -Quelque chose en moi me crie que notre vie va changer! murmura la jeune fille, qui avait les yeux demi-fermés et fixés. Elle parlait comme une somnambule. Avant que Julien pût répliquer, elle reprit brusquement: -La bourse?... où est la bourse?... Julien la regarda avec inquiétude. Ces chocs répétés, après ces longues et mornes souffrances, avaient-ils altéré la raison de la pauvre enfant? -Quelle bourse? demanda-t-il avec douceur. Le pied impatient de Céleste frappa le carreau. Elle s’élança tout à coup vers la table, dérangea le papier, et saisit la bourse que la vieille Berta avait glissée dessous. Julien resta stupéfait. -C’est lui qui a laissé la bourse!... dit Céleste; non, non, ce n’est pas un voleur! En ce moment, une ombre portée vint barrer le carreau du corridor, à deux ou trois pieds de la porte. L’escalier était éclairé par une fenêtre étroite et haute; un homme devait se trouver entre la fenêtre et le seuil. Mais son approche n’avait été annoncée par aucun bruit; il était peut-être là depuis longtemps. Céleste ni Julien n’avaient remarqué cette ombre, qui était maintenant immobile au-delà du seuil. Céleste élevait la bourse et s’écriait toute souriante: -Quand je te disais qu’il allait nous arriver quelque chose d’heureux! Elle était belle et riche, cette bourse, mais le larcin de la vieille Berta l’avait faite bien légère. Julien la regardait tandis que Céleste l’élevait, en se jouant, au-dessus de sa tête. -Il y a des lettres de perles, dit le jeune saint; nous connaîtrons le nom de notre bienfaiteur!... Céleste essaya de lire: aussitôt elle devint blanche comme la toile de sa collerette. -Qu’est-ce? demanda Julien. Il prit la bourse des mains de sa soeur, qui cherchait à la retenir. Du premier coup d’oeil, il sut le nom formé par les perles élégamment entrelacées. Tout son sang monta à ses joues. Les lettres de perles formaient ces deux noms: FULVIO CORIOLANI. -Coriolani!... prononça-t-il entre ses dents serrées: pourquoi ce prince Coriolani est-il venu dans ma maison? À ce moment, l’ombre bougea de l’autre côté de la porte. La figure immobile et pâle de Pier Falcone se montra sur le seuil. V La Séparation. Pier Falcone sortait de la chambre à coucher du seigneur Johann Spurzheim. Il avait la tenue d’un cavalier: pantalons et redingote noirs, manteau plié sous le bras. La question de savoir depuis combien de temps il écoutait sur le carré est oiseuse, puisque nous sommes certains qu’il en avait suffisamment entendu. Son aspect arrêta la colère de Julien qui éclatait. Les couleurs revinrent aux joues de Céleste, qui connaissait son frère mieux qu’il ne se connaissait lui- même. Elle le savait doux, généreux, secourable, et bon à l’égal des anges; mais elle savait aussi que, dans un recoin ignoré de son coeur, il y avait un trésor de force inoccupée, de courage oisif, et en quelque sorte économisé, qui pouvait faire explosion à telle heure donnée, avec une indomptable et sauvage violence. Julien était un saint. Il n’y avait au monde que Céleste pour savoir que cette surface tranquille cachait un tempérament de feu. Elle avait épié Julien, car elle l’aimait de toute son âme. Elle avait sondé ce coeur malade. Elle avait trouvé au fond un seul sentiment mauvais: une haine implacable, une jalousie furieuse contre le prince Fulvio Coriolani. Cette haine était née de l’amour qui remplissait l’existence de Julien. La première parole que Julien avait entendu tomber de la belle bouche d’Angélie, c’était ce nom: « Le prince Coriolani! » Angélie l’aimait; Julien le savait. Le prince Coriolani était publiquement le fiancé d’Angélie. Avant de se tuer, Julien avait songé à tuer ce rival, dont le radieux bonheur insultait à sa misère. Et peut-être cette idée était-elle venue à Céleste; peut- être Julien n’était-il tombé jusqu’à la pensée de ce crime, le suicide, que pour se sauver d’un crime plus grand, le meurtre. Céleste n’avait jamais vu ce prince Fulvio Coriolani. Les vagues souvenirs de cette nuit, cette espèce de rêve dont elle gardait la mémoire confuse, ne la préoccupaient point en ce moment. Ce qui l’avait fait pâlir, c’était la colère de Julien. Ce qui la réjouissait dans l’arrivée d’un étranger, c’était la diversion providentielle apportée à la colère de Julien. Pier Falcone entra alors sans en demander la permission, et vint droit à Julien, qui tenait à la main la bourse de perles. Pier Falcone l’examina et dit durement: -Ce prince Coriolani a-t-il l’habitude de vous venir voir la nuit? Et, sans attendre la réponse, il souleva le réchaud, qu’il considéra longuement. Julien le regardait stupéfait. Il ne savait rien des choses du monde, et n’avait point les paroles qu’il faut pour châtier pareille insolence. Ce fut Céleste qui répondit: -Seigneur, vous ne nous avez pas encore appris quel droit vous avez de nous interroger? Pier Falcone déposa le réchaud. -La main doit avoir gardé la trace de cette brûlure... prononça-t-il entre haut et bas. Puis, se tournant vers Céleste: -Jeune fille, dit-il gravement, le hasard m’a fait entendre les dernières paroles que vous avez prononcées. Vous avez dit: « Quelque chose en moi me crie que notre vie va changer... » Cette voix ne vous a point trompée. Vous êtes en présence de l’homme qui va réaliser vos pressentiments. Votre vie va changer, elle change, elle est changée, car, à dater de l’heure où nous sommes, votre passé n’est plus qu’un rêve pénible, et vous pouvez sans crainte tourner vos regards vers le souriant avenir... Un soupçon traversa l’esprit de Céleste; elle se dit: -C’est encore un émissaire de Lorédan Doria. Julien froissait la bourse entre ses doigts convulsivement serrés. Il ne songeait qu’au prince Coriolani. Qu’y a-t-il ici-bas de plus cruel que l’aumône tombant de la main d’un ennemi? Pier Falcone reprit en s’adressant à Julien: - Jeune homme, il faut me suivre. -Vous suivre, répéta Julien; et pourquoi? -Manuele, votre père, vous attend, répliqua Pier Falcone. Tous les soupçons de Céleste s’évanouirent à ce nom; Julien se rapprocha de l’étranger. -Venez-vous de la part de notre père? demanda-t-il. Pier Falcone fit un signe de tête affirmatif. -Et ma soeur, ne viendra-t-elle pas avec moi? demanda encore Julien. -Votre soeur n’est qu’une femme, répondit Pier Falcone; le fardeau qu’on veut mettre sur vos épaules veut un homme pour le porter. -Quel fardeau?... Et ne pouvez-vous point vous expliquer plus clairement? Pier Falcone prononça d’un accent solennel: -Jeune homme, je n’ai pas mission de vous instruire. Un plus puissant que moi vous annoncera la bonne nouvelle... Mais je puis vous dire ceci: un grand nom est un lourd fardeau... -Un grand nom! répétèrent ensemble le frère et la soeur. Les yeux de Céleste brillaient. Julien restait froid et comme interdit. Pierre Falcone continua: -Vous avez demandé une vie nouvelle. J’apparais à vos yeux comme le génie messager des contes de fées: je vous apporte la nouvelle vie... Tout un passé qui n’est pas le vôtre et qu’il vous faudra épouser: des amours et des haines... une famille et une vengeance! -Parlez! parlez! au nom du ciel! s’écria la jeune fille. Per Falcone lui sourit. Puis son regard se tourna vers Julien avec une défiance où il y avait du mépris. -Est-ce vous qui êtes l’homme? murmura-t- il; et qu’est-ce que c’est que celui- ci? Un feu sombre vint dans la prunelle de Julien, tandis qu’il répétait: -Des amours... et des haines!... J’ai mes haines et j’ai mes amours! Pier Falcone montra du doigt la bourse que Julien tenait encore à la main. Son autre doigt désigna la tache grasse qui restait à la paroi du réchaud. -Cette bourse et ce brasier sont pour toi deux armes à double tranchant, dit-il; elles serviront ton amour et ta haine... Viens!... Julien fit un pas vers son matelas. Puis, s’arrêtant: -Je n’ai plus d’habits, murmura-t-il, on me les a volés. Pier Falcone déplia son manteau et le lui jeta sur les épaules. -Quand tu seras devant celui qui doit t’interroger et t’instruire, prononça-t-il lentement, tu diras pourquoi tu te présentes ainsi vêtu; ce sera ta troisième arme, et celle-là tuera ton ennemi... Viens! Julien hésitait. Céleste jeta ses bras autour de son cou. -Nous ne nous sommes jamais séparés, mon frère chéri, lui dit-elle tout bas; je ne crois pas en cet homme; mais je crois en Dieu, et mon coeur me dit que cette heure est solennelle... Va, je t’attendrai; reviens vite! Ils se tinrent embrassés longtemps. Puis Julien se redressa et dit avec fermeté: -Me voilà prêt, partons. Pier Falcone salua Céleste. -Signora, dit-il en partant le premier, vous n’attendrez pas longtemps... Suivez celui qui viendra, comme moi, au nom du bon Manuele Giudicelli, votre père d’adoption. Céleste écouta les pas de son frère qui allaient s’éloignant. Elle s’assit sur le pied de son lit, où tout à l’heure Julien était auprès d’elle. Sa chambre lui semblait énorme et toute vide. C’était la première fois qu’elle se trouvait seule. Toutes ces idées d’espoir qui naguère l’exaltaient tombèrent... Elle se repentit d’avoir laissé partir Julien. Et sa détresse s’exhala en ces mots, qui remplirent ses yeux de larmes: -Si j’allais ne pas le revoir!... VI Pauvre Mère!. Le palais Coriolani était autant au-dessus du palais Doria que les merveilles florentines sont au-dessus des élégances napolitaines. Bâti par Luca-Mario Silice, sur les plans du grand Brunelleschi, il avait servi de maison de plaisance aux vice-rois sous la domination espagnole, et le marquis de Pescaire, surtout, l’avait agrandi et embelli avec le secours des architectes toscans. Le prince Fulvio Coriolani, riche entre tous les grands seigneurs d’Italie et possédant au plus haut degré le goût des arts, avait restauré ce chef- d’oeuvre, qui était maintenant le joyau de Naples. Bien que le prince Fulvio Coriolani ne fût point marié, il avait donné dans sa maison des fêtes magnifiques où toute la cour s’était réunie. La présence du roi et des princesses de sa famille avait sanctionné plus d’une fois ces exceptions à l’étiquette mondaine, qui, du reste, ne sont pas à beaucoup près aussi rares en Italie que chez nous. Le prince Fulvio était dans toute la force du terme, l’ami du roi et le favori des princesses. Aucun astre à l’horizon de la cour ne brillait d’un éclat comparable au sien. Comme il arrive toujours, l’opposition haineuse qui se faisait autour de lui, les jalousies qui essayaient de lui mordre le talon servaient sa gloire et ajoutaient à l’engouement dont Naples entier se sentait pris pour ce seigneur si jeune, si beau, si opulent, si généreux! La calomnie elle-même, loin de lui nuire, l’enveloppait d’une sorte de manteau romanesque qui ajoutait à sa taille. Nul ne connaissait son passé, nous l’avons dit déjà plusieurs fois. Les mieux informés colportaient deux versions qui avaient quelque vraisemblance. La première de ces versions donnait au prince une origine franco-italienne. Il avait l’âge qu’il fallait pour cela. On le disait fils d’un général républicain et d’une princesse piémontaise. La seconde version le présentait comme un enfant de l’archipel grec. Il avait bien ce grand air, cette beauté fine et large à la fois qui distingue encore certains descendants de cette fière race hellène. D’ailleurs, les îles de l’Archipel sont fertiles en princes presque autant que ce naïf sol de la Russie, où les altesses croissent en pleine terre, sans soins aucuns et sans culture. Dans la première version, il y avait des aventures de montagnes: un peu de brigandage héroïque, ce qui fait bien. Dans la seconde, il y avait des aventures maritimes: un peu de cette grandiose piraterie pallikare, sous le ciel étoilé des mers orientales, cette piraterie si poétique et si bien drapée; cela fait mieux encore. On n’y croit certes pas si l’on veut garder le décorum; mais, n’y eût-il qu’un arrière-goût de mystère, en ces pays guitarisants, cela vous met tout de suite au front je ne sais quelle précieuse auréole. Les ennemis du prince Fulvio Coriolani avaient maintes fois essayé d’entamer la confiance du roi à l’aide de ces histoires plus ou moins authentiques. En ces cas-là, le roi souriait dans les rides de sa grande figure bourbonienne. Le prince royal souriait aussi et secouait la tête en homme qui ne dit pas toute sa pensée. Les princesses échangeaient entre elles des regards d’intelligence et souriaient. Et la faveur de Fulvio allait augmentant. C’était au palais Coriolani. Le soleil du matin arrivait en biais dans une riche salle où nulle tenture, sinon quelques flots légers de mousseline brodée, ne cachait la splendide nudité des lambris. Les rayons lumineux arrivaient là, tamisés par le feuillage délicat des myrtes et des grenadiers doubles qui faisaient de la terrasse voisine un riant et frais bosquet. La brise entrait aussi, imprégnée des frais parfums de l’oranger citrin et du royal magnolia. Le plafond en coupole, représentant Apollon au milieu des neuf Muses ses soeurs, était signé par le Calabrese. Les panneaux, encadrés de mosaïques, montraient encore les Muses avec leurs divers attributs mythologiques; elles étaient peintes par le Ghirlandajo et Pietro Novelli. Tout cela, mosaïques et peintures, tout en gardant ce fondu et cette harmonie que le temps seul peut donner aux oeuvres d’art, avait cependant une fraîcheur exquise. C’est seulement dans ces pays du soleil que l’éclat peut se marier à l’harmonie. À travers le feuillage des mille arbustes qui ornaient la terrasse, on apercevait l’admirable paysage que présente la campagne au nord de Naples. Nous avons vu déjà l’aspect du sud; le golfe avec ses enchantements, les îles, le Vésuve à l’est; à l’ouest, Pouzzoles derrière le Pausilippe; et, au lointain, par-delà le monte Gaudo, l’horizon de l’autre mer. Ici, c’était la colline des Deux-Portes et la colline du Sentillo, les Camaldules, la villa Legina, Nozarette et ce royal palais qui suffirait seul aux délices d’une vaste campagne, Capodimonte et ses bosquets enchantés. Naples est beau, Naples est superbe: Naples est l’amour de l’Italie, dont l’orgueil est à Rome, à Florence et parmi les ruines déshonorées de Venise. Il y avait une femme dans ce salon. Nous eussions reconnu aisément cette femme pour celle qui excitait tant de respect et tant de curiosité à bord du paquebot le Pausilippe. Celle qu’on appelait « la comtesse. » Elle portait toujours ses habits de deuil. Son pâle visage aux traits réguliers et doux gardait cette expression de timidité triste et presque sauvage que nous avions remarquée en elle à première vue... Elle tenait une lettre à la main, une lettre ouverte. Cette lettre au moins nous dira son nom. L’adresse portait: « À Maria Maddalena des Amalfi, comtesse douairière de Monteleone. » Celle-là était donc la veuve de ce saint homme, de ce grand citoyen, bienfaiteur de toute une vaste contrée, qui avait perdu la vie pour un acte d’héroïsme, bien rare en nos civilisations intéressées: pour avoir eu pitié d’un ennemi tombé. Celle-là était Maria des Amalfi, comtesse de Monteleone, la mère des deux enfants qui manquaient dans ces deux pauvres petits berceaux du pavillon de plaisance, là-bas, parmi les marécages fiévreux du Martorello; la mère frappée trois fois dans ses enfants, qui étaient tout son coeur; la femme martyre qui était devenue folle à force de pleurer tout son sang dans ses larmes. Nous l’avons vue durant cette nuit d’automne, où notre récit s’ouvrait au milieu des mystérieuses évolutions des chevaliers du fer; nous l’avons vue deux fois. Une fois au fond de la vallée, dans les ruines, disant à ce bel Athol, qui cherchait la porte scellée du pavillon: « C’est là!... » et disparaissant comme ces pâles vapeurs des nuits chaudes à l’appel lointain des cloches funèbres; la seconde fois, dans l’église même du couvent, sous la voûte byzantine restaurée par les comtes de Monteleone; nous avons entendu sa voix qui troubla les Compagnons du Silence autour du catafalque vide. Elle était folle alors et captive. C’était elle que la vieille Berta poursuivait, le fouet à la main, le long de la Brentola débordée... C’était elle, la comtesse de Monteleone! qui tissait des filets de pêcheur dans la cabane fermée, sous peine d’être battue! Nous avons dû rappeler tout cela, car il y avait loin, en vérité, de la pauvre insensée, fuyant le fouet de sa geôlière, à cette femme si belle et si fière qui était ici chez elle, et qui, parmi les magnificences du palais Coriolani, avait l’air d’une reine en deuil. N’eût été cette nuance de tristesse effrayée qui donnait parfois à son regard quelque chose de farouche, on aurait pu dire que sa folie passée n’avait point laissé de trace sur son visage doux et charmant, on aurait pu dire même que l’âge s’était arrêté pour elle, omettant dans le bilan de ses années les jours perdus de sa démence. Il y avait, en effet, une jeunesse singulière, non seulement dans ses mouvements, dans toute l’attitude de son corps, mais encore dans les traits de son visage. Elle était assise sur un sofa, au-devant de la terrasse. Elle froissait avec distraction le papier qu’elle tenait à la main. Ses yeux semblaient regarder sans le voir l’admirable paysage qui était au-devant d’elle. Une larme vint tout à coup à ses yeux et roula le long de sa joue. Cette soudaineté exagérée des impressions étaient en elle symptomatique, et prouvait que les ébranlements de son cerveau la laissaient faible contre tout choc extérieur ou intime. -Là-bas, murmura-t-elle, le vent arrivait ainsi tout chargé de saveurs embaumées... Il me semble que c’était hier... Ô ma pauvre mémoire!... Il faut qu’un objet physique me frappe pour éveiller bien des souvenirs engourdis!... Ces parfums me parlent; ces parfums amers du myrte, ces tièdes parfums de l’oranger!... Là-bas, c’était la mer qu’on voyait au travers des grenadiers en fleurs... Mario! Mario! j’ai passé des années, moi, ta veuve, sans dire une prière pour le repos de ton âme... Je ne savais plus prier, et j’ignorais jusqu’à mon deuil!... Mais je veux réfléchir! s’interrompit- elle en passant avec lenteur le revers de sa main sur son front; il faut que je réfléchisse... Cette lettre... qui l’a mise à mon chevet?... L’écriture m’est inconnue... Elle me parle de mes enfants. Ce mot courba sa tête pensive jusque sur son sein. Elle répéta, et ce fut comme une plainte: -Mes enfants! On voyait son coeur battre violemment sous l’étoffe noire de sa robe. Elle déplia la lettre et la relut. La lettre était ainsi conçue: « Un vieil ami, un parent de la noble Maria des Amalfi, lui fait passer ces quelques lignes, afin qu’elle ait au moins un bon conseil dans la situation extraordinaire et dangereuse où elle se trouve en ce moment. « Il y a autour d’elle une vaste intrigue; mais il y a aussi des yeux ouverts qui veillent à son profit. « Si Maria des Amalfi porte dans son coeur le deuil que ses habits proclament, qu’elle soit prudente et qu’elle écarte sa main de la main du meurtrier. « Si Maria des Amalfi est mère, qu’elle soit vigilante; que chaque parole prononcée à son oreille se grave dans son esprit. Ses enfants ne sont pas loin d’elle. Ses enfants lui demanderont le nom de l’assassin. Et l’assassin se trahira de lui-même... « Dans peu d’heures, Maria des Amalfi recevra d’autres communications... » Point de signature. La pauvre Maria essuya la sueur de son front, car elle faisait un effort désespéré pour comprendre ce message sibyllin. -Il n’y a que lui, murmura-t-elle enfin; lui vers qui mon coeur s’élance si ardemment!... Si cela est contre lui, je ne veux pas l’entendre!... Je crois en lui, j’espère en lui... Dès qu’il viendra, je lui montrerai cette lettre... Son regard, qui tomba par hasard encore une fois sur le papier, y découvrit ce signe qui ordonne de tourner la page. Il y avait quelque chose d’écrit au verso. « Tout serait perdu, disait cette manière de post-scriptum, si Maria des Amalfi laissait voir cette lettre à l’homme qu’elle connaît sous le nom de prince Coriolani. » Elle tressaillit, non pas tant à cause de cette menace que pour une voix qu’elle entendit tout à coup derrière elle. Le moindre bruit la frappait. C’était une des trois camérières chargées de la servir, la camérière en chef. -Son Altesse met son respect aux pieds de madame la comtesse, dit-elle. Son Altesse demande si madame la comtesse veut consentir à le recevoir. Maria rougit comme une jeune fille. -Le prince peut venir dès qu’il le voudra, répondit-elle; je serai toujours heureuse de le recevoir. La camérière s’inclina. Maria des Amalfi ajouta: -La signora Paola est-elle de retour? -La signora Paola vient avec Son Altesse, répondit la camérière, qui salua de nouveau et se retira. Maria se prit à trembler, tant son émotion était vive. Elle fit un effort sur elle-même pour être calme. Elle reconnaissait déjà le pas de Fulvio au bout de la galerie. Fulvio venait, en effet, par la terrasse. Nina l’accompagnait. Il disait à Nina: -Maison des Folquieri, tout en haut, une petite chambre qui donne sur la terrasse régnante... Il faut que je voie cette jeune fille: je le veux! Nina le regardait d’un air triste. -Et Angélie Doria? murmura-t-elle. -Le sort d’Angélie Doria est entre ses propres mains, répliqua Coriolani. -Ah!... fit Nina, je n’étais pas jalouse de celle-là. Fulvio, mon ami... mon maître!... Je connais ton coeur bien mieux que tu ne le connais toi-même... Tu n’as encore aimé personne comme moi... Fulvio souriait. Nina fronça ses sourcils noirs. -Dis-tu le contraire? prononça-t-elle d’un ton de menace soudaine. -Non, répliqua Coriolani doucement. -Personne! reprit Nina, dont les yeux eurent une flamme, tu le dirais, que je ne le croirais pas, parce que je suis dans ton coeur... Mais écoute- moi, Fulvio, cette jeune fille, tu l’aimeras autant que moi!... tu l’aimeras mieux que moi!... et tu seras brisé dans cet amour, Fulvio!... brisé par elle, brisé par toi-même... et tu te retourneras vers moi pour mourir désespéré! -Belle sorcière! fit Coriolani, qui passa ses doigts dans les cheveux soyeux de la zingara, la vie est lourde et lente... Puisses-tu dire vrai!... Ils étaient au milieu des caisses d’orangers, dont le feuillage luisant et touffu les cachait à tous les regards. -Oh! que Dieu m’entende! murmura-t-elle avec une indicible passion: l’heure de mourir avec toi vaudra pour moi l’existence tout entière! Coriolani la soutenait entre ses bras. Il la regardait frémissante et charmante. Ses lèvres effleurèrent son front par deux fois. Et il pensa tout haut: -Oui... c’est vrai... nous étions heureux! Mais il se redressa presque aussitôt, disant: -Va, Fiamma... et hâte-toi. -Tu le veux? balbutia la zingara; qui mit toute son âme dans ses yeux. -Je le veux! répondit Fulvio d’un ton ferme. Elle s’échappa de ses bras. -Que ta volonté soit faite, maître, dit-elle; je sais le talisman qui t’amènera ta belle inconnue... -Tu sais...? commença le prince. Mais Nina l’interrompit pour demander: -Le vieux Manuele Giudicelli a-t-il recouvré la parole? -Qui t’a dit? s’écria le prince stupéfait. -Je suis sorcière, maître! fit la zingara en souriant; réponds-moi seulement. -Non, dit Fulvio; Manuele est toujours muet... quoique le chirurgien réponde de sa vie. -Eh bien, dit Nina, quand il parlera, interroge- le, tu sauras quel est mon talisman. Elle disparut derrière les arbustes fleuris, baisa les deux mains de la comtesse en passant et s’enfuit. Fulvio continua sa route à pas lents. Un huissier le précéda et dit à l’entrée du salon: -Le seigneur prince! La comtesse se leva pour le recevoir. Son émotion était au comble, et, certes, fort disproportionnée, en apparence, du moins, à la circonstance. Cette émotion faisait un plein contraste avec le calme parfait du prince Fulvio Coriolani. C’est ici surtout que la beauté distinguée et hautaine de celui-ci apparaissait dans son jour. Il n’avait pas besoin de l’animation d’une fête et du prestige des lumières. Il offrait le type exquis de nos élégances modernes, tout en gardant cette vaillante ampleur de forme qui est le cachet des perfections. C’était Alcibiade, ce Grec qui eût porté si bien notre frac noir. Le prince Coriolani avec un costume du matin, simple et galant, exclusivement français et n’ayant rien de ces tendances baroques que la conquête anglaise essaye d’imposer aux fashion de tous les pays. Car la mode, signe grave de décadence, s’appelle maintenant partout le fashion ou la fashion, le substantif anglais n’ayant pas plus de genre que la tête d’un true gentleman n’a de cervelle. Le prince Coriolani s’avança vers Maria des Amalfi et lui prit la main pour l’effleurer respectueusement de ses lèvres. Il la reconduisit jusqu’au sofa et s’y assit auprès d’elle. La comtesse le regarda, voulut parler, ne put pas, et fondit en larmes. -Quelque chose ici vous aurait-il déplu, madame? demanda Fulvio étonné. Elle serra ses deux mains réunies contre son coeur. Puis, comme si quelqu’un eût émis un doute à son égard: -Je jure, prince, dit-elle, que j’ai ma raison... toute ma raison!... En présence du roi lui-même, je n’éprouverais pas une émotion pareille... Je voudrais vous aborder d’un visage tranquille, mais je ne puis, non, je ne puis!... J’attends tout de vous sans savoir aucunement ce que vous ferez pour moi... Le docteur Daniele, mon sauveur, avait les yeux humides quand il me parlait de vous... Ce qu’il m’a donné de soins excellents et savants, jusqu’au point de faire en ma faveur un miracle, c’était pour l’amour de vous, je le sais, il me l’a dit... Paola, cette chère enfant que vous aviez mise auprès de moi, Paola, que je n’ai point revue depuis mon séjour à Naples et que j’aimais déjà comme ma soeur ou ma fille, avait la voix tremblante et le coeur gros quand elle prononçait votre nom... Tout le monde vous aime, prince, et ce n’est pas assez dire: tout le monde vous adore!... Pourquoi m’avez-vous tirée de ma misère? quelle raison avez-vous eue de vous faire, ici-bas, ma providence visible? Répondez-moi, je vous en prie, car ma tête est faible encore et mon coeur s’élance à votre rencontre... Il me semble, en vous voyant, que tout mon passé va renaître... J’ai fait ce rêve, entendez-moi et ne me raillez point, ce rêve enivrant et charmant, que vous étiez mon fils, puisque tout mon être tressaille à votre aspect, que vous étiez le fils de mon bien-aimé seigneur le comte Mario Monteleone, puisque vos traits sont les siens et que vous avez sa belle âme... J’ai fait ce rêve et, dans la sincérité de mon coeur, je vous le dis, je donnerais, heure par heure, jour par jour, toutes les années qui me restent à vivre, pour que ce rêve fût réalisé pendant une minute... pour que je vous visse, les bras ouverts et les yeux mouillés, pour que j’entendisse enfin votre voix qui me rappelle une autre voix si chère, balbutier en me disant: « Ma mère!... Ma mère!... » Tout ceci fut prononcé avec une exaltation extraordinaire et presque délirante. Les efforts mêmes que la comtesse faisait pour comprimer l’élan de sa passion la mettaient en dehors et lui donnaient de l’éclat. Elle était mère, c’était là son fils. Tromper cet immense désir qui se changeait lui-même en certitude, c’était frapper la pauvre femme d’un coup bien cruel. Fulvio, pendant qu’elle parlait, avait changé deux ou trois fois de couleur. On pouvait bien voir que tout ce calme dont il s’était fait un maintien à son entrée n’était qu’apparent. Au moment où Maria achevait, les bras tendus et les genoux déjà fléchissants, prête à adorer la miséricorde de Dieu dans ce fils idolâtré qui lui était rendu, on aurait pu voir les lèvres de Fulvio se contracter violemment, tandis que les veines de sa tempe se gonflaient. -Je vous en supplie, madame, répondit-il d’une voix basse et brisée, ne m’ôtez pas mon courage au début d’une entrevue où il m’en faut beaucoup... Je sais que vous avez toute votre raison... Je vous le prouve en vous disant: regardez-moi et voyez quel terrible combat se livre en moi à cette heure. -C’est vrai!... s’écria la comtesse; un combat, un terrible combat, en effet!... On dirait que votre coeur se tord... Mais pourquoi ce combat?... Est-ce donc si difficile de dire à sa mère: « Je suis ton fils, ouvre tes bras, me voilà! » Fulvio, en ce moment, c’était l’athlète préparé contre le lion sauvage et qui trouve un chien soumis à ses pieds! Ses yeux se baissaient devant cette mère en larmes. Il cherchait des paroles et n’en trouvait point. Elle croyait qu’il fallait redoubler d’éloquence et plaider avec tout son coeur cette cause chère et sacrée; elle, la pauvre femme, joignait les mains et disait: -Oh! pourquoi me repoussez-vous, mon fils?... car vous êtes mon fils, je le sens à tous les élans de mon âme... Y a-t-il quelque danger inconnu?... Vous fais-je obstacle à quelque chose?... Je ne sais pas, moi; j’ai oublié tout ce qui est le monde... Peut-être avez-vous honte de moi, vous qui êtes prince, vous qu’on dit être l’orgueil et la folie de la cour?... Eh bien, vous ne le direz qu’à moi... Et je vous garderai le secret... vous m’aurez là, dans un coin de votre maison... Si c’est trop demander, je m’en irai... mais que je m’en aille avec le baiser de mon fils au front... et que j’aie entendu, avant de partir, ce nom qui me ferait mourir de joie, s’il tombait de vos lèvres: ma mère!... -Ma mère! répéta enfin Fulvio; que ne donnerai-je pas pour pouvoir vous appeler de ce nom si doux, madame!... Elle courba la tête et sa voix changea. -Je crois que je redeviens folle!... murmura-t- elle. Fulvio appuya ses deux mains contre son coeur. Il n’avait point deviné cette souffrance. -Le docteur Daniele m’avait dit, reprit la comtesse en le regardant au travers de ses larmes: « Vous trouverez là-bas le repos et le bonheur... » Mon Dieu! vous qui m’avez si cruellement frappée autrefois, du moins m’aviez- vous donné un cercueil où dormir vivante... Je vous le demande, mon Dieu! si je n’ai ma raison que pour souffrir ainsi, rendez-moi, rendez-moi ma folie! Fulvio murmura, pâle qu’il était et les yeux creusés par la torture morale dont la comtesse ne pouvait certes deviner le motif: -Madame, vous avez deux autres enfants. Elle se leva toute droite. -Ah! s’écria-t-elle, que ceux-là me pardonnent!... C’est encore de la démence... Je t’aimais tant, que je les avais oubliés! VII Tête-A-Tête. C’était de l’épouvante et c’était de l’angoisse. Le prince Coriolani avait de la sueur froide aux tempes. Un instant allait-il détruire ce miracle de la science opéré par le docteur Daniele? Cette femme allait-elle retomber tout au fond de sa folie? Il était venu là, car il faut bien expliquer enfin, clairement et simplement, le mystère de cette situation étrange, il était venu là pour mentir à cette femme et faire d’elle l’instrument de son élévation suprême. Il était venu là, pour lui dire: « Me voilà, je suis votre fils! » pour lui dire précisément ce que la pauvre mère abusée attendait avec un si passionné désir, ce qu’elle demandait avec tant de larmes! Il lui fallait un nom, il lui fallait une famille pour être l’époux d’Angélie Doria, la fille des princes. Il avait dit un jour: « Je m’élèverai jusqu’à elle! » Et tout ce qu’il disait, cet homme, il le faisait. Mais ce plan, combiné par l’aventurier Athol, au milieu de la nuit solitaire, dans les ruines du Martorello; ce plan, que les papiers trouvés au fond de l’armoire de marbre, dans le pavillon de Mario Monteleone avaient rendu non seulement praticable, mais facile; ce plan dont l’exécution avait été si vaillamment entamée par le Porporato en face de la tombe de Monteleone, un hasard venait de le briser. Athol, Porporato, Fulvio Coriolani, c’était un seul et même lion! Lion d’amour, lion de fierté valeureuse, lion d’honneur et de générosité, au fond même de cette voie ténébreuse qu’il s’était choisie. C’était un grand coeur tombé: l’âme d’un héros fourvoyée dans cette poitrine de bandit. Fulvio Coriolani ne voulait plus tromper cette mère agenouillée. Le mensonge, à ce moment solennel et poignant, lui faisait horreur. -Ah! fit la comtesse en regardant tout à coup le prince, savez-vous ce que disait le docteur Daniele?... Il disait: « La raison se souvient de la folie... La folie se souvient de la raison... » Je comprends bien cela... Quand ma tête se perd, j’ai comme de vagues mémoires... Et tenez... à présent... je me souviens que j’ai vu une nuit... parmi des ruines... au bord de l’eau... mon mari, le comte de Monteleone... jeune comme jamais je ne l’avais vu... et il me semble que c’était vous... -C’était moi, dit Fulvio pour la guider dans ce dédale où son intelligence affaiblie allait s’égarant; c’était moi que vous vîtes au Martorello... -Et pourquoi, l’interrompit-elle brusquement, pourquoi ressemblez-vous ainsi à Monteleone si vous n’êtes pas notre fils? -Je vous dirai qui je suis, madame, répliqua le prince; sur mon honneur, je ne vous cacherai rien... Il prononça ces mots de ce ton que l’on prend pour calmer les enfants en fièvre. La comtesse eut un sourire amer. -Je sais comment on parle aux folles! murmura-t-elle. Puis, reprenant avec volubilité: -Mais que m’importe?... Sais-je bien si tout ce qui se passe autour de moi n’est pas un rêve?... Ne me quittez jamais, seigneur, ne me renvoyez pas, voilà tout ce que je vous demande... Je ne vous dirai plus rien sur ce sujet, qui semble vous être pénible... Quand mes accès me prendront, mes accès de transport maternel, je me retirerai, seule, dans mon appartement... Là, personne ne sera pour me railler... Je me rappellerai en pleurant ces belles joies qui me semblent d’hier et dont tant d’années nous séparent. Mon premier bonheur, mon petit Mario chéri, qui avait les traits et le nom de son père... Puis, quand il ne fut plus là, ce double trésor que la Vierge m’avait donné pour me consoler: Julien et Céleste!... j’ai peur de les revoir... S’ils allaient me dire aussi: « Tu n’es pas notre mère!... » Le temps avait marché. Le soleil, tournant autour du palais, n’envoyait plus ses rayons dans le salon; mais il brillantait encore l’extrémité des orangers et des myrtes, étagés sur la terrasse. Le prince Coriolani et Maria, comtesse de Monteleone, étaient toujours assis, l’un près de l’autre, sur le sofa. Seulement, les rôles avaient changé: Maria écoutait, attentive et la bouche béante comme un enfant naïf à qui l’on fait une grande histoire. Coriolani parlait. -... Il n’y a point d’espoir, disait-il, poursuivant une explication déjà longue, que je sache jamais le secret de ma naissance... Je suis venu au monde sur la mer, voilà tout ce qui m’est connu. Le navire qui portait mon père et peut-être ma mère fut pris par les pirates entre Zante et Céphalonie. « J’étais tout petit. Les pirates vinrent vendre la cargaison dans un port de l’Italie du Sud. On me donna à une tribu de tziganes errants. « ... Madame, quand le hasard ou la Providence me rendit maître, autrefois, des secrets de votre famille, je fus saisi d’une grande et profonde pitié pour de si cruels malheurs. Et mon esprit, car l’homme égoïste rapporte tout à lui-même, mon esprit chercha complaisamment des rapports entre ma position et celle de l’aîné de vos fils. « Quelque chose d’étrange se passa en moi, je dois le dire: j’eus des larmes plein les yeux en touchant le sol de ce cachot qui gardait encore la trace du sang de Mario Monteleone. Je mis une certaine passion à deviner l’énigme qui m’était posée par ces caractères complètement inconnus tracés sur la muraille du cachot. Et, quand j’eus deviné l’énigme, je triomphai dans mon coeur... « Mais vous pleurez, madame. Ce froid récit, où je ne vous entretiens que de moi, vous parle de votre époux si cher. La douleur que vous n’éprouvâtes point autrefois, puisque le bandeau plié sur votre esprit vous cachait le comble de votre infortune, vous la ressentez aujourd’hui. Le deuil de votre âme est comme celui de vos vêtements: tardif, mais profond... « Je ne suis pas votre fils: trop de signes me le disent. Je ne suis pas votre fils, quoiqu’il y ait en moi pour vous le dévouement et le respect d’un fils. Je suis votre tuteur de par la volonté de Dieu, qui m’a mis en main le testament de Monteleone. « Si votre premier-né est en vie, je serai son frère et son ami: je le jure. Et je serai le père de vos deux enfants retrouvés. Pour tout cela, j’exige un salaire... Il s’arrêta ici et la comtesse secoua la tête lentement. Il y avait en elle un abattement singulier depuis quelques instants. Elle balbutia en baissant les yeux: -C’était mon meilleur espoir... c’était mon rêve le plus cher. Puis, avec une force soudaine: -Je ne suis pas une mauvaise mère, prince! s’écria-t-elle; je donnerais tout mon sang pour mon Julien et pour ma Céleste!... Mais, je ne sais, ajouta-t-elle en laissant retomber sa tête sur sa poitrine, si j’avais retrouvé un fils tel que vous... Coriolani la regardait fixement. -Vous ne me connaissez pas encore, madame! prononça-t-il avec tristesse. Sa physionomie exprima une froideur un peu hautaine, tandis qu’il ajoutait: -La grâce que je vous demande, c’est de ne me point juger, tant que vous ne me connaîtrez qu’à demi. À son tour, la comtesse releva sur lui ses yeux étonnés. -Vous juger!... prince, répéta-t-elle; et de quel droit? Ne suis-je pas uniquement votre obligée?... et n’êtes-vous pas mon bienfaiteur? -Ne m’avez-vous pas compris, madame? répliqua Fulvio. Je viens de vous dire: pour le peu que j’ai fait, je demande un salaire. -Non, prince, je n’ai pas compris. -Madame, dit gravement Coriolani, dont le regard se fit tout à coup terne et froid, je vous supplie désormais de m’écouter sans m’interrompre... Le temps passe, et de plus d’une manière, aujourd’hui, le sort de toute ma vie va se décider... Il est possible que mes paroles excitent en vous de la surprise... Il est possible que vous en soyez offensée ou même indignée... Il ne dépend pas de moi de changer ce que j’ai à vous dire... Souvenez-vous seulement d’une chose: vous êtes libre... libre d’accepter, libre de refuser... Et, dans un cas comme dans l’autre, je m’engage ici, sous serment, à ne rien faire ni contre vous, ni contre vos enfants. Fulvio mit sa main au-devant de ses yeux, comme s’il eût eu besoin de se recueillir. La comtesse glissa vers lui son regard à la fois curieux et craintif. Fulvio se redressa tout à coup, et dit: -Je ne suis pas prince... je ne suis qu’un enfant orphelin, ignorant jusqu’au nom de ma famille... Dans deux heures, j’ai rendez-vous chez le roi... Dans deux heures, si je n’ai pas prouvé pièces en main, par le testament de mon père et par le témoignage de ma mère, que je suis le fils aîné et l’héritier de feu Mario, comte de Monteleone, je suis perdu! Les yeux de la comtesse brillèrent, puis se voilèrent. Elle changea de couleur. -Mais... fit-elle en proie à une sorte de spasme, j’ai mal entendu... ou je redeviens folle!... Dites un mot, et le témoignage de votre mère ne vous manquera pas! -Je ne dirai pas un mot, madame, repartit sévèrement Coriolani, parce que ce mot serait un mensonge... J’ai pu mentir en ma vie et faillir... mais ce que j’ai dit et ce que j’ai fait avait sa raison ou tout au moins son excuse dans une lutte engagée vaillamment. Mon ennemi était plus fort que moi. Je combattais la société tout entière... Aujourd’hui que je suis en face d’une femme en deuil, le prétexte s’évanouit, l’excuse manque... Et je suis un étrange bandit, madame; je ne sais frapper que les forts! -Un bandit! répéta la comtesse en pâlissant. -Un soldat, si mieux vous aimez, car je n’ai pas renoncé à l’estime de moi-même, et je prétends que ma cause est juste au titre même qui fait l’équité de la guerre entre peuple et peuple, entre rois et rois... J’étais humble et pauvre, je me suis fait riche et grand! C’est en deux mots toute mon histoire... et, depuis le commencement des âges, c’est l’histoire de tous les conquérants. -Prince!... murmura Maria des Amalfi, il faut avoir pitié de mon intelligence qui chancelle... Votre parole m’éblouit et me frappe; mais j’essaye en vain parfois d’en découvrir le sens précis... Parlez-moi comme vous feriez à un enfant... ma raison est d’hier comme celle d’un enfant! Coriolani attacha sur elle un regard où il y avait tant de tendresse protectrice et à la fois filiale, qu’un sourire brilla sous les paupières mouillées de la comtesse. -Oh! oui, murmura-t-il, c’eût été le paradis!... moi aussi, par certains côtés, je suis un enfant... puisque je reste neuf aux plus saintes joies de l’existence... Je ne sais pas ce que c’est que le baiser d’une mère... et il me semble que Dieu ne peut rien ajouter à la félicité d’un fils qui repose son front las sur le sein maternel!... « J’étais seul, sans appui ni conseil. Dieu, qui donne la force au lion, lui dit-il de ne point se servir de sa force? J’avais des passions de feu, et la mort menaçante me faisait sourire... « Laissez-moi, oh! laissez-moi dire, madame! mon coeur ne s’est jamais épanché... je n’ai pas eu d’amis pour remplacer la famille absente... Il y a eu près de moi, depuis que je me sens vivre, une jeune fille belle et tendre... mais l’amour a gâté l’union de nos âmes... je donnerais ma main droite pour l’appeler ma soeur... -Paola? murmura la comtesse. -Paola... Fiamma... Nina... répondit Fulvio, dont le sourire se fit amer; nous avons beaucoup de noms, nous autres qui n’avons pas un nom... vous entendrez parler d’elle et de moi... Peut-être la renierez-vous en même temps que moi... -Moi, vous renier, prince! -Et pourquoi non?... Quand même on ne vous dirait que la vérité, vous en auriez le droit, madame. -Je vous jure... commença Maria des Amalfi. -Laissez-moi, interrompit Fulvio, laissez-moi parler comme si vous pouviez me comprendre. « Vous êtes bonne, vous êtes généreuse, mes paroles, je le sais bien, iront à votre âme et s’y graveront; plus tard, quand vous en saisirez le sens qui vous échappe aujourd’hui, vous vous direz: « Ce qu’il y avait en lui de noble était à lui... le reste fut le crime de sa destinée... » « Oui, oui poursuivit-il en s’animant, vous vous direz cela, veuve du saint que je me suis choisi pour patron dans le ciel... veuve de Mario Monteleone, qui tant de fois est venu me visiter en rêve... et qui tant de fois, m’a dit: « Protège-la!... protège- les!... ma femme et mes enfants!... Tu ne peux pas être sauvé sur la terre... mais ce sera ton salut dans le ciel! « Ô ma soeur aimée et respectée! ma mère! vous me demandâtes, la première fois que je vous pris par la main: « -Pourquoi ces larmes dans vos yeux? « Pourquoi ces pleurs dans les vôtres, douce femme? Sait-on pourquoi, à de certaines heures solennelles, le coeur se fond et se brise?... Dans quelques minutes, je serai froid comme le marbre, dur comme l’acier. « Maintenant, je pleure... nous pleurons... Nous, les amis d’hier, ne vous semble-t-il pas que nous avons passé la vie entière à nous aimer!... -Si, Fulvio, murmura la comtesse; je vous aime de toutes les forces de mon âme! Je vous aime tant, que je demande à Dieu un miracle... Soyez mon fils! soyez mon fils! Il se laissa glisser à genoux, et mit un long baiser sur ses deux mains réunies. -Si j’étais votre fils, Maria, reprit-il, je vous prendrais dans mes bras et je vous emporterais comme une proie... loin, bien loin de Naples et de l’Italie... Si loin, que vous ne pourriez plus entendre la voix de ceux qui, tout à l’heure, vont peut-être vous dire qui je suis. -Mais qui êtes-vous donc, au nom du ciel? s’écria la comtesse. -Je suis, répondit Fulvio Coriolani avec une calme tristesse, je suis l’ami du roi de Naples... Dans deux heures, je serai pour vous le bandit sanguinaire et lâche qui a serré le cordon de soie autour du cou de Mario Monteleone, votre époux! -Par le nom même de Monteleone, et sur mon salut éternel! s’écria Maria exaltée, je défie qui que ce soit au monde de me faire croire à cette infâme calomnie! VIII La Promesse. Fulvio avait repris son sourire amer. Et, certes, sa conduite d’aujourd’hui était en contradiction avec sa vie tout entière. Cet homme, qui avait remporté tant de victoires impossibles par l’effet même de cette force vive et mal connue, l’insouciance, cet homme, qui avait monté toujours, rien qu’en regardant au ciel l’astre qu’il appelait son étoile, cet homme, favori de la fortune, cet homme, qui, depuis quinze ans jouait sans jamais perdre au plus terrible de tous les jeux de hasard; Beldemonio, le tzigane vainqueur de toute sa tribu, le chevalier d’Athol, l’aventurier heureux; le Porporato, ce roi des nocturnes légendes; le prince Coriolani, enfin, qui était comme le foyer des belles élégances et des nobles grandeurs à la cour de Naples; celui- là se sentait pris d’une défaillance à l’heure de livrer sa dernière bataille, et parlait comme Pompée la nuit de Pharsale! Que s’était-il donc passé en lui, et pourquoi n’avait-il plus le même coeur? Ceci est le mystère même et la clef de ces organisations. Le doute les brise bien plus sûrement que tous les autres, puisque leur condition d’exister est la foi. Leur passion est le phare qui les guide et la force qui les soutient. S’ils cessent une heure de désirer ardemment, ils s’affaissent et tombent. Fulvio Coriolani avait entassé Pélion sur Ossa pour s’élever au niveau d’Angélie Doria, la belle entre les belles. Angélie Doria avait déterminé dans sa vie toute une phase nouvelle. Il était sorti de sa montagne, qui le reconnaissait franchement pour suzerain; il était entré avec résolution, avec bonheur, au coeur même d’une civilisation qui n’est pas celle de Paris, mais qui est aussi la civilisation. Non seulement cette civilisation l’avait accepté, mais encore il l’avait dominée. En quelques mois, il avait pris d’assaut la ville et cette vieille cour la plus orgueilleuse qui soit en Europe. Armé du secret conquis dans les cachots du Pizzo, il s’était fait un état-major redoutable. Dans ces salons, qui admiraient en lui le jeune et brillant seigneur, l’arbitre du goût, le roi de la mode, vingt séides obéissaient à son moindre geste. Il tenait Naples par le haut et par le bas. S’il avait voulu, il eût fait une révolution dans Naples. Ceux qui s’étaient attaqués à lui, vaincus et brisés, attestaient de sa force et paraient son triomphe... Un jour, avec une rapidité merveilleuse, le bruit s’était répandu dans Naples qu’un prince étranger venait d’arriver, riche comme le Torlonia de Rome ou comme le Rothschild de Paris, noble autant que le roi, tout jeune, brillant et beau à l’égal d’un astre. La foule s’ameuta pour voir passer ses équipages, plus opulents et surtout plus élégants que ceux de la cour. Et tout d’un coup les échafaudages tombèrent autour d’un splendide palais qui se restaurait depuis quelque temps. Le palais apparut éclatant, magnifique, portant à son frontispice ce nom écrit en lettres d’or: Coriolani. Il y a des noms qui resplendissent on ne sait pas pourquoi, des noms où il y a de l’or, des rubis, de l’éclat, des fanfares! Ce nom inconnu de Coriolani sonna hautement et majestueusement. Il sembla qu’on l’avait vu toujours au fronton de ce royal palais. Et, la première fois que le carrosse du prince franchit ce portique pour descendre, au galop de ses chevaux magnifiques, la grande rue de Tolède, il y eut haie depuis le palais Coriolani jusqu’au palais du roi. Dès ce jour-là, Fulvio Coriolani fut l’idole de Naples. Mais les rois, dit-on, les vieux rois ne se laissent pas séduire si facilement que les peuples. Quel talisman Fulvio Coriolani avait-il employé vis-à-vis du vieux Ferdinand de Bourbon?... Il y avait les princesses, mais cela n’eut peut-être pas suffi. Souvenons-nous de deux choses: souvenons- nous d’abord de cette parole de François de Bourbon, prince royal, adressée au comte Lorédan Doria. Le Doria manifestait des répugnances au sujet du mariage entre Fulvio et sa soeur. François lui répondit: -Bourbon est aussi bon gentilhomme que Doria... Bourbon, s’il ne régnait pas, ne croirait pas se mésallier en donnant sa soeur ou sa fille à celui que nous appelons le prince Coriolani. Sous ces paroles emphatiques, il y avait assurément quelque grand secret. Souvenons-nous, maintenant, que le roi Ferdinand avait aimé paternellement Mario, comte de Monteleone, et que son fils, François, n’avait pas eu dans sa jeunesse de plus cher compagnon. Le jour où le chevalier d’Athol, égaré sur les grèves de Santa-Eufemia, avait tiré de son sein cette rose desséchée dont une feuille s’était envolée dans le flot, le chevalier d’Athol avait dit en se jetant à la nage pour ressaisir la feuille de rose, frivole et précieux trésor: -Je monterai jusqu’à elle... je serai son égal! Le proverbe des pays de Naples était: « Après Bourbon, Monteleone; après Monteleone, Doria!... » Le soir de ce même jour, le chevalier d’Athol, sortant de ce réduit de marbre où étaient le lit nuptial et les deux berceaux vides, dans le val du Martorello, le chevalier d’Athol, disons-nous, était l’égal de dona Angélie Doria. Le chevalier d’Athol avait un nom, une arme et un point de départ. Après Bourbon, Monteleone!... Un Bourbon, parlant à un Doria d’une race qui n’entraînait point mésalliance, ne pouvait faire allusion qu’à la maison de Monteleone. Coriolani était le fils du martyr du Pizzo. Le roi le savait, le prince royal aussi; on attendait les preuves promises. Les preuves promises étaient le témoignage de la mère vivante, le testament du père mort. Coriolani avait le testament du père. Il ne fallait qu’un miracle pour conquérir le témoignage de la mère vivante, qui était folle. Coriolani avait fait ce miracle: les yeux dessillés de la pauvre Maria des Amalfi s’étaient rouverts aux lumières de la raison. Tout n’était-il pas dit? et ce vainqueur n’allait-il pas couronner tous ses succès par un suprême triomphe?... Peut-être... tout était en question parce que lui-même ne savait plus. C’était l’homme du caprice et de l’attrait encore plus que l’homme de la destinée. L’amour avait réglé tyranniquement chaque face de sa vie. Fiamma l’avait fait homme et libre. La femme de l’intendant de Patenza l’avait fait bandit. Angélie Doria l’avait fait grand seigneur... Mais voilà qu’une vision poétique et ravissante lui était tout à coup apparue au moment où son sort semblait fixé. Le hasard... le grand dieu de l’existence bigarrée de cet homme, avait jeté sur sa route une jeune fille au visage angélique, une morte qu’il avait ressuscitée. Et depuis lors son âme chancelait, hésitante et dégoûtée du but radieux qui l’enivrait naguère. C’était une âme nouvelle, une âme toute jeune, pour qui les séductions pures de la famille naissaient soudain. Ce rêve filial qui l’absorbait en ce moment, cette passion de la famille qui grandissait en lui, se rattachaient par un lien mystérieux à la jeune fille de la maison des Folquieri. Oh! que de pureté délicieuse et sainte il voyait dans l’âme de cet enfant, à qui la misère et le malheur faisaient une adorable couronne. La rendre heureuse, la contempler dans son jeune bonheur, revivre à ses sourires de vierge sauvée, épier ses désirs naïfs, l’adorer agenouillé, s’enivrer de sa dévotion... que sais-je? il était fait ainsi; le rêve remplaçait en lui le rêve. Il y a des âmes insatiables. Celui-là que tout le monde avait le droit de nommer un bandit, avait en lui, à cette heure, toutes les délicatesses d’un coeur vierge. Ses ambitions d’hier lui faisaient honte. Il était tout prêt à briser, de son talon dédaigneux, le piédestal élevé par tant d’efforts, qui mettait son front si haut au-dessus du vulgaire... -Madame, dit-il à la comtesse, je ne suis pas de ceux qui ne croient point au dévouement et qui nient la reconnaissance... Vous êtes de bonne foi, j’en suis sûr; il vous semble impossible d’avoir pour moi du mépris et de la haine... -Oh!... s’écria la veuve de Monteleone, pour vous, prince!... de la haine ou du mépris!... Fulvio lui prit la main et la baisa. -La calomnie est habile, reprit-il, et vous êtes entourée d’ennemis aussi puissants qu’implacables... Je dis vous et non moi, madame; car c’est vous-même qu’on essaiera de frapper en ma personne... vous et les héritiers de Monteleone... Que peuvent-ils contre moi qui suis las de tout, et qui irais volontiers au-devant de leurs pièges? -Mais pourquoi cette fatigue qui ressemble au désespoir? demanda la comtesse. Elle comprenait vaguement cette nature incompréhensible. Elle la comprenait mieux peut- être que n’eût fait une raison plus ferme, une intelligence moins ébranlée. Fulvio ne répondit point. Il reprit après un silence pensif: -Madame, je pourrais défendre et réfuter d’avance les attaques qui feront le siège de votre confiance... Mais, pour cela, il faudrait m’accuser moi-même, discuter, combattre... Il ne me plaît pas de faire cet effort... Je vais vous dire ce qui vous regarde... Ce qui me concerne personnellement importe bien peu. « Le hasard, comme j’ai pu vous l’apprendre déjà, me rendit maître d’un secret, c’était à l’âge où la tête est vive jusqu’à la folie. Peut-être ai-je trop tardé à sentir quelle était l’importance de ce secret. Le secret appartenait à Mario Monteleone; à vous, madame, son héritière et sa veuve. Quand j’eus le secret, je fis un serment. J’ai été des années avant de l’accomplir. « Un jour l’ambition me vint. Ce fut par l’ambition que je me souvins de mon serment. L’accomplissement de mon serment m’ouvrait, en effet, une voie nouvelle... Ce sont là mes véritables crimes, madame. S’il peut être une excuse pour l’ambition, ce sentiment véritablement humain, c’est-à-dire égoïste, c’est l’amour. J’eus cette excuse. C’était l’amour qui avait fait cette ambition. « J’aimais! oh! j’aimais ardemment, madame! Cet amour me rendit si fort, que je fus vainqueur dans une lutte insensée. « Je refis en moi l’oeuvre de Dieu. Celui qui était venu au monde humble et pauvre se plaça parmi les grands de la terre par la seule puissance de sa volonté. Que mon désir m’y pousse, et demain je serai premier ministre du roi des Deux- Siciles, à moins que vous ne me barriez le passage. Mais vous me barrerez le passage, madame! et mes désirs sont morts... Il interrompit d’un geste plein de fatigue la comtesse au moment où elle allait protester. -Peu d’instants nous restent, reprit-il, et je ne vous ai pas dit encore le but de cette entrevue. Je vous ai parlé d’un salaire que j’ai à vous demander. Pour mériter ce salaire, je vous rendrai vos deux enfants. Je sais qu’ils sont à Naples; je suis sur leurs traces... Maria des Amalfi devint pâle et se prit à trembler. -Mon Julien! murmura-t-elle, et ma pauvre petite Céleste! -Ma croyance, continua le prince, est que je suis seul en position de reconquérir pour eux tout ce qu’ils ont perdu. J’ai l’oreille du roi; les ministres me craignent, le prince royal m’aime, et toute la famille du souverain est pour moi... Je possède, en outre, les titres à moi confiés par le testament du maître: l’acte de naissance de Mario, comte de Monteleone, votre premier-né, les actes de naissance de Julien et de Céleste... En dernier lieu, je connais un par un tous vos ennemis... « Le salaire que je demande, le voici: j’ai dit au roi, au prince royal, à d’augustes princesses que j’étais Mario, comte de Monteleone, votre fils! Je ne vous l’ai pas dit, à vous, madame. Si je vous l’avais dit, vous l’auriez cru. « Je me suis fait fort d’apporter aujourd’hui même au roi, dans le palais de la princesse de Salerne, où la famille royale est assemblée, les preuves de ma naissance: le testament de mon père mort, le témoignage de ma mère vivante. Voulez-vous m’aider à soutenir ce mensonge? « Ne répondez pas avant que j’aie complètement achevé. J’achève en disant: quelle que soit votre détermination, et quand bien même vous refuseriez ma demande, j’accomplirai mon devoir d’exécuteur testamentaire de votre époux décédé... Je mettrai dans vos bras les deux enfants de Monteleone, et je vous restituerai les trois actes de naissance trouvés par moi dans l’armoire de marbre du pavillon de plaisance au Martorello... Le prince Fulvio se tut. Le visage de Maria des Amalfi exprimait une indicible surprise. -Votre désir secret est-il donc que je refuse, seigneur? murmura-t-elle. Vous semblez en tout ceci plaider contre vous-même. -La passion, répondit Coriolani, fait passer par-dessus certains obstacles: on ne les voit même pas, si la passion est violente ou vivace... Si la passion se meurt ou est morte, les obstacles se redressent... Il y en a de tels, qu’on éprouve à les franchir je ne sais quel sentiment de répugnance... L’idée d’entendre une noble femme, une mère affirmer le mensonge et appeler son fils celui qui ne l’est pas, est pour moi un de ces obstacles... et ma passion est morte. -Vous n’avez donc plus d’ambition? -J’ai une ambition autre... et je voudrais pouvoir dire que je n’ai plus d’amour! L’image d’Angélie Doria passa peut-être devant ses yeux en ce moment, l’image d’Angélie, si suave et si belle. Il leva ses regards vers le ciel; ses traits peignaient une mortelle tristesse. -Je ne sais si je vous aurais compris autrefois, seigneur, poursuivit la comtesse; aujourd’hui, vos bienfaits, il est vrai, m’ont rendu la pensée, mais ma pauvre tête est bien faible, et je perdrais ma peine à vouloir deviner les énigmes... J’ignore pourquoi vous perdez courage, j’ignore la cause de ce changement subit et si visible qui s’est opéré en vous depuis le commencement de notre entrevue... Je ne sais même pas le nom de celle qui était comme l’âme de votre ambition... je la plains seulement si vous ne l’aimez plus... car je sens au-dedans de moi qu’elle vous aimait... ou plutôt je sens qu’il est impossible de cesser de vous aimer. Moi, je ne pourrais pas, vivrais-je cent ans, oublier comme mon coeur a battu à l’idée que j’étais votre mère. « Et, maintenant que vous m’avez désabusée, seigneur, maintenant que vous me proposez froidement, presque dédaigneusement, je ne sais quel marché qui vous fait pudeur à vous-même, j’ai de la tristesse, je n’ai point de rancune. « Je vous regrette, vous qui auriez été la gloire de notre maison restaurée. Je vous regrette et je vous chéris. « Le marché que vous me proposez, peut-être n’en puis-je saisir aussi bien que vous la portée. Du moins je n’ai point le rouge au front en vous disant: je l’accepte. -Vous l’acceptez, madame? s’écria Fulvio étonné. Un peu de sang était remonté à sa joue tout à l’heure si pâle. La comtesse le regardait en souriant. -Pourquoi rougirais-je de vous appeler mon fils, Fulvio, reprit-elle, puisque mon voeu le plus cher était de vous entendre m’appeler: « Ma mère...? » Et plût à Dieu qu’il fût possible de renouer ce lien sitôt brisé!... Si j’avais ma fille près de moi, je lui dirais: « Voilà celui qu’il faut aimer! » Le prince releva la tête vivement; mais il retint la parole qui était sur sa lèvre. Et ce même sourire d’amère mélancolie revint attrister la noble beauté de ses traits. -Je lui dirais cela, Fulvio! poursuivit la comtesse comme je dirai au roi Ferdinand de Bourbon, puisque vous le voulez: « Celui-ci est le fils aîné de Mario, comte de Monteleone, mon époux! » IX Beau-Père Et Gendre. Il était environ midi. La maison du directeur de la police royale, le seigneur Johann Spurzheim, était tendue de noir au-dehors, et le clergé de Santa-Maria- del-Carmine, sa paroisse, faisait la veille dans la chambre de Barbe Spurzheim, transformée en chapelle ardente. Chacun plaignait le malheureux époux, trop faible et trop malade pour venir prier auprès de sa femme décédée. C’était un bon ménage, un de ces ménages solitaires et retirés où l’homme est tout pour la femme, la femme tout pour l’homme. Les prêtres se disaient entre eux: -Le brave seigneur ne portera pas longtemps son deuil... Dieu réunira dans le ciel ceux qui s’aimaient sur la terre! Johann Spurzheim avait bien fait les choses. Il avait voulu prouver une fois de plus la tendresse qu’il avait pour sa chère femme en lui donnant des funérailles splendides. Le clergé de Santa- Maria-del-Carmine ne pouvait douter qu’un ménage composé d’une femme si bien enterrée, et d’un mari qui enterrait si bien, ne fût heureusement réuni dans un monde meilleur. Johann, pendant cela, était dans sa chambre à coucher, en compagnie de ce jeune et bon docteur Pier Falcone, à qui ils attachait chaque instant davantage. Ils déjeunaient tous deux. Johann suçait un quart de massepain trempé dans une larme de tokay; Pier Falcone, moins immatériel, arrosait d’une bouteille de vin sicilien un pâté de volaille. Johann pensait tout doucement: -Dire que ce beau garçon s’en ira comme les autres!... Le défaut de la cuirasse est à l’estomac pour les gens d’appétit. Il se reprit avec un gros soupir et ajouta: -La pauvre Barbe ne mangeait guère; il fallait encore qu’elle eût de la force pour avoir étranglé Trésor. Ami, s’interrompit-il, faites-moi songer à acheter un autre king’s-charles... Et remettez-moi, je vous prie, le restant des pastilles qui étaient dans la bonbonnière d’or. Pier Falcone leva son verre et le salua en souriant. -À votre santé, seigneur! dit-il; vous avez gagné cent pour cent depuis hier... Johann se rengorgea. -La pauvre Barbe se croyait bien certaine de porter le deuil de veuve, répliqua- t-il; je la regretterai, Falcone... mais pas tant que je le pensais... Rendez- moi la bonbonnière, je vous prie. Le docteur but un large coup de tokay. -Seigneur, répondit-il, je fais collection de ces bagatelles... J’ai mis votre boîte d’or sur mon étagère, avec celle de Barbe de Monteleone. -Les pastilles dedans? -Les pastilles dedans... Elles sont si parfaitement semblables, qu’à les voir ainsi à côté l’une de l’autre, on ne saurait faire entre elles aucune différence... Il n’y a rien d’éloquent comme les objets matériels, seigneur. -Est-ce que tu chercherais déjà des armes contre moi, Pier Falcone, mon fils? murmura Johann d’un ton pénétré. -Il y a deux sortes d’armes, seigneur, répondit le médecin toujours froid et ne perdant pas un coup de dent; il y a des armes offensives et des armes défensives; l’épée qui frappe, le bouclier qui pare le coup... Franchement, contre vous, je ne crois pas avoir besoin d’épée... Mais les événements de cette nuit m’ont donné une grande idée de votre savoir-faire... Je ne dédaigne pas le bouclier. -Ah! fit Johann en soupirant; le monde sera toujours le même!... Prenez-vous de belle affection pour un homme, vous êtes sûr de trouver un ingrat!... Garde ton bouclier, Falcone, mon pauvre ami... moi, je n’en veux point contre toi! Le docteur se servit une aile de volaille. -Seigneur, dit-il, soyez juste et soyez franc, ne vaut-il pas mieux que je puisse toujours me mettre à table sans souci à votre chevet... et boire de votre vin, qui est excellent, je le proclame?... -Quoi! s’écria le directeur de la police royale, tu supposerais?... -Eh! eh! seigneur... quitte à me regretter comme la pauvre Barbe... Les petits yeux gris de Johann clignotèrent. Il eut un sourire. -Tu es gai, ce matin, mon digne camarade, murmura-t-il; je t’aime surtout à cause de ton joyeux caractère... Voyons, parlons raison... Le jeune homme est ici? -Et il s’impatiente déjà de ne point voir son Manuele... Il veut retourner près de sa soeur. -Il veut! il veut! Sais-tu que c’est une étrange histoire: ce suicide, cette fenêtre ouverte par un bandit qui s’échappe, cette bourse portant le nom de Coriolani, cette brûlure providentielle... Nous allons être riches et puissants, Falcone! -J’ai été longtemps faible et pauvre, seigneur. -Et tu as subi une cruelle injure... -Seigneur, je ne l’ai point oubliée. -Quand on est puissant et riche, on se venge, ami!... -Soyez tranquille, seigneur; riche ou pauvre, puissant ou faible, je ferai ce qu’il faudra pour me venger. Johann avait achevé son massepain. Il éprouvait cette béatitude qui suit un repas copieux et bien digéré. -Bien, bien! mon excellent compagnon, dit-il en tournant ses pouces au-dessus de sa couverture, où restaient les miettes de la pâtisserie; cette nuit, vous avez voulu aller trop vite... -Ne revenons pas là-dessus, dit Pier Falcone. Johann reprit: -Que ceci ne vous ôte point votre appétit, mon camarade; je ne vous en veux pas... Quant à la vengeance, elle vous viendra en dormant, comme la fortune, si vous n’essayez point de traiter par trop d’égal à égal avec celui qui est votre maître. -Qui donc est mon maître? demanda Pier Falcone, dont le sourcil se fronça. -Un pauvre malade, répliqua Johann, que vous renverseriez rien qu’en soufflant sur lui... Il s’interrompit pour ajouter d’une voix stridente: -Et qui vous brisera comme un chalumeau de paille sèche, docteur Pier Falcone, si vous tentez de lui résister! Falcone se leva à demi; mais il se rassit et emplit son verre. -Garde tes deux boîtes, enfant méchant, poursuivit le directeur de la police royale sans prendre désormais souci de cacher son dédain: si je ne valais pas mieux que toi, ou plutôt, parlons franc, si je n’avais pas besoin de toi, tes deux boîtes d’or te mèneraient à la potence... Mais ne crains rien: tu me plais et tu ne seras jamais assez fort pour me gêner... Revenons à nos petites affaires: comment trouves-tu la petite? Pier Falcone retint le morceau suspendu entre son assiette et sa bouche... Ses yeux brillèrent. -L’aimes-tu déjà? s’écria Johann. -Non, répliqua Falcone, mais il y a mieux: je crois que Coriolani l’aime. -Ils sont deux, alors, fit Johann; Lorédan Doria et Fulvio Coriolani!... Je sais plus d’une princesse qui voudrait être à la place de cette petite fille. Mais vois donc comme tout s’arrange, ami Falcone! s’interrompit-il; on n’a même pas besoin d’y mettre la main... Ces deux hommes, qui sont sur notre route, s’entre- dévoreront quelque jour, et nous serons tranquilles spectateurs de la bataille... Les aveugles diront: « C’est le hasard... » Mais il y aura deux personnes pour le moins, ami Falcone: toi et moi, qui sauront que le hasard ici a un autre nom, et que ce pauvre moribond de Johann Spurzheim lui a donné un bon coup d’épaule... Qu’a dit le séminariste pendant le chemin? -Il n’a parlé que de son père Manuele. -Et la fillette? -Je n’ai pas amené la fillette. Johann bondit sous sa couverture. -Et tu dis que le Coriolani est amoureux d’elle? s’écria-t-il. Sonne! malheureux! sonne vite! Le docteur agita aussitôt une sonnette dont le cordon pendait à la cheminée. Le timbre retentit nettement à l’étage supérieur. Presque au même instant, le ciel du lit de Johann s’ouvrit. -Tiens! fit la voix flûtée de Beccafico, l’homme d’hier est encore là... Bonjour, Excellence; comment vous trouvez-vous? -De mieux en mieux, mon garçon; Dieu merci, ma convalescence marche à pas de géant... Fais descendre un mandat en blanc avec la correspondance. -Il y a autre chose que la correspondance, dit Beccafico. -Envoie tout! La planchette commença à descendre lentement. En même temps, malgré les fenêtres soigneusement closes, on put entendre les cloches de Santa-Maria-del-Carmine qui sonnaient à toute volée. -C’est le glas de la pauvre Barbe! grommela Johann; hier, à cette heure, elle était ici, à mon chevet... Ce que c’est de nous! Sur la planchette, il y avait plusieurs lettres et un petit paquet cubique. Le mandat en blanc s’y trouvait aussi avec une plume et de l’encre. Johann remplit d’abord le mandat. -Tu vas aller toi-même, ordonna-t-il à Beccafico, sur-le-champ!... prends deux agents et que la jeune fille soit ici dans une demi-heure. La planchette remonta. Johann avait mis sur sa couverture, auprès de lui, sa correspondance et ce paquet carré enveloppé dans un papier. Il le tâta et se prit à sourire en regardant le docteur du coin de l’oeil. -Tu n’es pas fort, ami! murmura-t-il; pas fort... pas fort!... heureusement que le pauvre moribond a de l’esprit pour deux. La fillette était sous-entendue... Une autre fois, docteur, je vous mettrai les points sur les i... Que diable! vous êtes pourtant payé pour savoir que M. le chevalier d’Athol n’y va pas par quatre chemins... La figure de Pier Falcone se rembrunit aussitôt. Il déposa près de lui couteau et fourchette. -Non pas! non pas! fit Johann; mangeons bien! buvons mieux! nous avons encore un fier coup de collier à donner aujourd’hui! Tout en parlant, il défaisait le paquet carré. Le docteur entendit comme un son de métal. Il vit même un objet brillant disparaître entre les draps du directeur de la police royale. Mais, dans cette chambre, il n’y avait jamais beaucoup de jour. Vous eussiez dit le boudoir d’une vieille coquette. Le sourire de Johann se faisait de plus en plus joyeux. Et pourtant, il n’avait pas encore décacheté ses lettres. C’était donc le paquet carré qui lui donnait tout ce contentement. -On la dit belle comme les anges, reprit-il, cette fillette! -Très belle, répliqua laconiquement Falcone. -Vois la chance que tu as, bon ami, continua le directeur de la police royale; la pauvre Barbe avait plus de quarante ans... Elle était affreuse et repoussante, soit dit sans offenser à sa mémoire... Tu gagnes au change: 1) de ne point avoir la pauvre Barbe; 2) d’avoir l’autre, un bijou de seize ans qui t’apporte une fortune de prince et l’honneur d’être le gendre du seigneur Johann Spurzheim, futur comte de Monteleone, premier ministre de Sa Majesté le roi Ferdinand de Naples. -Pour arriver à tout cela, demanda Falcone, qui le regardait en face, faut-il que la veuve de Monteleone consente à vous épouser, seigneur? -Oui, mon cher enfant, répliqua Johann en clignant de l’oeil avec malice, oui, mon bon gendre Falcone... Cela te fait peur, n’est-ce pas?... Tu considères comme impossible qu’une femme consente à épouser un moribond tel que moi... -Seigneur, interrompit le docteur, je considère seulement comme impossible que Maria des Amalfi puisse épouser jamais David Heimer. Johann ne perdit point son sourire. -Quand tu prononces ce nom-là, cher ami, dit-il doucement, parle plus bas, si tu ne veux point qu’il t’arrive malheur... Et cependant, au fond, ce nom-là en vaut bien un autre... L’homme qui le portait est parti de bien bas... Il a joué plus d’une partie difficile... jamais il n’en a perdu aucune... Son regard prit cette expression de conscience satisfaite qui lui était habituelle. Jamais homme assurément ne fut plus imperturbablement content de lui-même que ce bon seigneur Johann Spurzheim. -Ah çà! mon gendre, reprit-il en faisant au docteur un petit signe de menace caressante, nous savons donc en détail cette histoire du Martorello? -Oui, seigneur, répondit Falcone. -Peut-on vous demander, par quelle voie?... -Je la sais, qu’importe le reste? -Il y a là-dedans de la raison... Et comment trouvez-vous cet expédient, mis en usage par David Heimer? -Odieux, seigneur, répondit Falcone sans hésiter. En même temps, il repoussa son assiette et son verre. -Eh! eh!... fit Johann Spurzheim, vous êtes un moraliste sévère, mon gendre bien-aimé... Moi, je déclare le procédé hardi et remarquablement ingénieux... C’est un des stratagèmes les plus subtils dont j’aie eu connaissance en ma vie... Se servir d’une folle pour mettre le feu aux poudres, c’est adroit, c’est prudent, cela ne laisse aucune trace... -Mais, dit Falcone, qui se leva, il ne faut pas se mettre en tête d’épouser la folle!... -Viens t’asseoir là, mon gendre! s’écria gaiement le directeur de la police royale, à mon chevet... comme un fils pieux... et causons un peu médecine, puisque c’est ta spécialité... As-tu étudié un peu à fond la folie? -Assez pour en discuter avec vous. -Eh! eh!... c’est me dire que je suis un pauvre ignorant... mais j’ai un excellent caractère et nous ferons une petite famille bien unie, quand nous serons tous deux en ménage... Si tu as étudié à fond la folie, tu dois connaître la théorie des deux mémoires. -Je la connais. -Prends la peine de me l’expliquer, je te prie. -Les auteurs ont établi, répliqua Falcone, l’expérience a prouvé que le fou, dans ses périodes de démence, a la mémoire des faits qui se sont produits successivement pendant ses diverses crises. -Fort bien. -Et que le fou guéri, ou traversant une période lucide, a la mémoire des faits qui se sont produits avant sa maladie ou pendant les autres intervalles lucides. -Parfaitement... Et ces deux mémoires ne se mêlent jamais? -Cela paraît authentiquement démontré. -À merveille!... alors, tu dois comprendre que je ne crains absolument rien en abordant Maria des Amalfi, veuve du comte de Monteleone... Pour qu’elle se souvînt de cette arme que je mis en sa main la nuit du 13 octobre 1815, il faudrait qu’elle redevînt folle et les folles qui parlent, on ne les croit pas, mon gendre! Il ouvrit au hasard une des pièces de sa correspondance. Falcone se prit à tousser d’un air de doute. Johann fourra précipitamment sa main sous la couverture, comme s’il eût voulu en retirer quelque chose, mais il se ravisa et sa main revint vide. -Comme ces cloches sonnent! murmura-t-il; on ne peut pas dire que ce ne soient là des funérailles convenables!... Oh! oh! s’interrompit-il en parcourant la première lettre qui était tombée sous sa main; nos amis de la prison Majeure ont fait des difficultés. -Qui appelez-vous nos amis de la prison Majeure? demanda le docteur. -Ces marionnettes que j’ai fait danser cette nuit au palais Doria, répondit Spurzheim; le Malatesta, le Sampieri, le Colonna et autres... Ils ont eu, sur ma parole, envie de reculer!... mais, quand je tiens quelqu’un, je le tiens bien, ami Pier Falcone... Nos gens sont revenus à de meilleurs sentiments... Dans une heure, ils seront en liberté... Dans deux heures, ils joueront la seconde scène de leur comédie. -Puis-je savoir? -Inutile!... on vous soufflera votre rôle, quand il en sera temps... Autre histoire! On a porté un blessé, cette nuit, au palais Coriolani... un vieillard... C’est Manuele Giudicelli, indubitablement... À dix heures, ce matin, il n’avait pas recouvré la parole... Son médecin est le docteur Antonio Doni... Le connaissez-vous, mon gendre? -Je suis un de ses élèves, seigneur. -Bravo, ami! -Pourquoi, bravo? -Parce qu’il ne faut pas que ce Manuele Giudicelli recouvre la parole. -Et en quoi mes relations avec le docteur Antonio Doni...? Johann ouvrit une troisième lettre. -Oh! oh! fit-il, vous connaissez bien du monde, mon très cher gendre!... Je répondrai tout à l’heure à votre question... Permettez-moi de vous demander quel genre de rapport vous avez eu avec cette charmante fille, connue à la cour de Naples sous le nom de Nina Dolci? -Ceci ne regarde que moi, seigneur, répliqua Falcone. Johann lui lança une oeillade rapide si perçante, que le docteur baissa les yeux involontairement. -Allons, allons! fit le directeur de la police royale avec une soudaine bonhomie, je ne veux pas pénétrer vos petits secrets, mon gendre... Voici une quatrième lettre qui me parle de ma noble fiancée... la comtesse douairière de Monteleone. Elle a passé la nuit, elle aussi, au palais de ce glorieux Fulvio... Tout va d’autant mieux qu’il doit se croire cuirassé de toutes pièces... C’est un garçon intelligent, on ne peut pas dire le contraire... Il cessa tout à coup de parler; puis il se recueillit un instant, la tête entre ses deux mains. -À nous deux, mon gendre, reprit-il après un silence et d’un ton qui contrastait par son sérieux avec l’accent sarcastique qui lui était habituel; nous allons nous occuper de nos noces! X Toile D’Araignée. -Pour que nous soyons les heureux époux, continua Johann Spurzheim, toi, de l’héritière de Monteleone, moi, de sa veuve, il faut deux choses: en premier lieu, il faut que ce Manuele reste muet, et je ne connais qu’une paralysie qui soit sûre et bonne: c’est la mort. En second lieu, comme je ne puis aller faire ma cour à la noble Maria des Amalfi, il faut que la noble Maria des Amalfi prenne la peine de me venir trouver dans ma pauvre maison. Ce sont là deux précautions délicates et difficiles: j’ai compté sur toi pour les mener à bien. -Tuer le vieux Manuele Giudicelli et enlever la comtesse? prononça très froidement Pier Falcone. -Juste! repartit Johann. Tu réduis les choses à leur simple expression... Je ne déteste pas cela. -Seigneur, dit Pier Falcone, j’appelle les choses par leur nom pour qu’il n’y ait point d’équivoque. Je ne veux point tuer Manuele, je ne veux point enlever la comtesse. -Bah!... fit le directeur de la police royale; et pourquoi ne veux-tu pas, mon gendre? -Parce que l’un et l’autre sont dangereux, seigneur, et que je ne veux m’exposer à aucun danger personnel. -Bonne idée! s’écria Johann en souriant; j’aime encore mieux cela que des scrupules... Cependant, si on te priait bien?... -Ce serait inutile... -Et si l’on te menaçait un peu?... -Essayez! dit Pier Falcone, qui mit un cure- dent entre ses lèvres. Johann le regardait avec un sourire narquois et bonhomme que nous avons si souvent décrit. Pour la seconde fois, le docteur toussa. C’était sans doute une façon de garder contenance sous le regard moqueur du directeur de la police royale. Mais celui- ci ne le prit pas ainsi. -Il faut veiller à cette toux, mon gendre, dit-il d’un ton de tendre intérêt, elle me rappelle trop la toux de la pauvre Barbe. Falcone fronça le sourcil. Johann fourra vivement sa main sous ses couvertures en ajoutant avec un gros soupir: -Je n’ai rien négligé pour ses funérailles. Cette fois, sa main ramena un objet de petite dimension qui brilla dans le demi- jour de l’alcôve. Il tendit l’objet à Falcone en disant tout simplement: -C’est contre la toux, mon gendre... La pauvre Barbe y avait grande confiance. Falcone saisit l’objet avec emportement. Ses joues et jusqu’à ses lèvres blêmirent. -Vous avez envoyé vos agents chez moi! s’écria-t-il. -Une pastille, répéta Johann, contre la toux... Falcone lui jeta un regard de sang. Il avait reconnu du premier coup d’oeil une de ses bonbonnières d’or. Johann, qui souriait toujours, plongea de nouveau sa main sous ses draps et en retira une seconde boîte exactement pareille. -Ami, dit-il, préférez-vous puiser dans celle- ci?... Je ne me souviens plus au juste laquelle est la bonne. Il lança la seconde boîte sur les genoux de Falcone, qui frémissait de colère. -Souvenez-vous bien de ceci, mon gendre, murmura-t-il en mettant de côté son sourire: je suis très fort... et vous n’êtes encore qu’un apprenti... -Mais, voulut dire Falcone, maintenant que ces deux boîtes sont en mon pouvoir... Johann se prit à lire à haute voix un papier qui était parmi ses lettres. « Rapport adressé à Son Excellence le directeur de la police royale par Jacopo Civetta, inspecteur de troisième classe, touchant la saisie opérée au domicile du seigneur Pier Falcone, docteur médecin de la faculté de Bologne; la susdite saisie consistant en deux boîtes d’or au chiffre de dona Barba Spurzheim, épouse du dit seigneur directeur... » Les poings de Falcone se crispèrent et il poussa un sourd gémissement. -Je suis très fort!... dit Johann, qui s’interrompit et reprit son sourire; convenez-en, mon gendre!... Un bruit soudain se fit au ciel du lit. -La voiture du ministre d’État vient de s’arrêter à la porte des bureaux, dit la voix de Beccafico. Johann eut un tremblement tôt réprimé. -Debout, Falcone! ordonna-t-il durement, et en besogne! Le docteur se leva comme malgré lui. Johann poursuivit en parlant à Beccafico invisible: -Puisque Son Excellence daigne rendre visite à un pauvre homme qui va mourir, fais ouvrir toutes les portes... Arrange-toi pour qu’il traverse la chambre de deuil... Ne lui cache pas que je suis bien bas... bien bas... Hélas! la mort malheureuse et prématurée de la pauvre Barbe m’a porté le dernier coup... Va! La trappe se referma. -Ami, dit Johann à Falcone, ceci n’est point un hasard... Je suis très fort... Dis en passant quelques mots au séminariste pour lui faire prendre patience; nous n’aurons besoin de lui qu’après mon entrevue avec la comtesse... Dans dix minutes, il faut que tu sois au palais Coriolani. -Mais, au nom du ciel! s’écria Falcone avec une véritable détresse, comment voulez-vous que je m’y prenne? Johann haussa les épaules. -Le docteur Antonio Doni, répliqua-t-il, est parti ce matin pour Salerne... Ce n’est pas un hasard: je mets la main à tout... mais cela peut sembler un hasard... comme la visite du ministre... Il eut son petit rire sec et poursuivit: -Voilà pour le Manuele... Quant à la comtesse, elle a reçu un billet doux ce matin... et tu trouveras à la porte du palais Coriolani un carrosse tout semblable à ceux du glorieux Fulvio... Le reste te regarde... Que diable! entre médecins, on se remplace; c’est de la confraternité... Et, quand on a affaire à une pauvre mère en quête de ses enfants... Mais voilà Son Excellence! Va-t’en! va-t’en! Pier Falcone sortit par le couloir qui conduisait à l’ancien cabinet de travail de Barbe Spurzheim. C’est dans ce cabinet que Julien attendait, inquiet déjà, et triste de se voir séparé de sa soeur. Falcone entra dans le cabinet en courant; il avait l’air d’un fou. Il pâlit et s’arrêta à la vue du vaste fauteuil où Barbe s’asseyait le soir précédent. Johann avait ouvert précipitamment la petite armoire cachée dans la ruelle de son lit. Il approcha de son oreille cet instrument composé d’un pavillon d’ivoire, retenu par un cordon en tuyau flexible. -Venez-vous me chercher? demanda Julien à Falcone. -Voyons ce qu’il va répondre, pensa Johann, qui avait parfaitement entendu la question, il n’est pas fort... mais je n’aime pas les gens trop forts. -Il s’agit bien de vous! repartit Falcone; c’est ici la maison du diable!... Johann se prit à rire en haussant les épaules. Le ciel de son lit craqua légèrement; un papier tomba sur sa couverture, tandis que la voix de Beccafico disait: -Privato conduit Son Excellence par les chambres de deuil. Le papier contenait ces mots: « On n’a plus trouvé la jeune fille dans la maison des Folquieri. » Johann appuya son doigt contre son front. Il entendait des pas dans le corridor voisin. -Il faudra profiter de cela, grommela-t-il en refermant sa petite armoire; le beau joueur profite de tout... et je n’ai pas rencontré, depuis cinquante ans que je suis sur terre, un joueur aussi habile que moi! S’étant ainsi rendu pleine justice, Johann Spurzheim s’arrangea sur son oreiller, et se prit à râler plaintivement parce que la porte s’ouvrait. -Que Son Excellence veuille bien marcher doucement, dit Privato, qui parut sur le seuil, la plume derrière l’oreille, Sa Seigneurie est bien bas... bien bas! Johann lui vota in petto un ducat de gratification; il n’abusait pas des gratifications, mais il avait parfois l’intention de récompenser la vertu. L’histoire ne dit point que le maigre et famélique Privato, poète distingué, ait jamais reçu son ducat. -Cela sent la mort ici! murmura le ministre en entrant. Privato referma la porte derrière lui. Le seigneur Carlo Piccolomini, ministre d’État du roi Ferdinand de Naples, avança de quelques pas en se guidant avec sa canne, comme un aveugle. Il y avait sur son visage hautain une expression mixte où la méfiance et la répugnance se mêlaient à doses à peu près égales. -Êtes-vous couché, seigneur Johann Spurzheim? demanda-t-il en arrivant auprès de la table où le docteur Pier Falcone faisait naguère son repas du matin. Johann ne lui répondit que par un long et faible gémissement. Le seigneur Piccolomini fit de nouveau trois ou quatre pas. -N’avez-vous donc personne pour vous veiller? demanda encore le ministre d’État. Johann poussa une demi-douzaine de plaintes étouffées; puis il répondit: -Ah! Votre Excellence... Ah! digne seigneur Piccolomini! votre conduite est celle d’un chrétien et d’un vrai gentilhomme!... Vous venez visiter un subalterne qui plie bagage pour l’autre monde... C’est beau, cela!... c’est même sublime, on peut le dire, dans ce siècle d’égoïsme et de dureté!... Mais vous avez toujours eu un coeur d’élite, seigneur Piccolomini, mon cher et bien- aimé maître... Ah! Jésus Dieu!... ah! Vierge mère!... faut-il donc tant souffrir pour que l’âme quitte cette misérable prison!... Le ministre était au chevet du lit. Ses yeux, habitués peu à peu à l’obscurité, commençaient à distinguer la face hâve, diminuée et cadavéreuse du directeur de la police royale. Il pensait à part lui: -Voilà un pauvre homme qui ne passera pas la journée. -Votre Excellence songe à tout, reprit Johann entre deux plaintes; Votre Excellence a daigné me demander pourquoi je suis seul et sans garde en cette extrémité... Ah! Jésus Dieu! sauveur du monde!... nous étions un ménage si uni... je ne pouvais souffrir autour de moi personne autre que ma pauvre Barbe... Aurais-je jamais pu penser qu’elle me précéderait où nous irons tous!... Je suis seul, en effet, seul et abandonné ici-bas, Excellence... et je n’aurais point de consolation, si je ne savais bien que mes heures sont comptées... Asseyez-vous, Excellence; la tête est bonne encore, puisque j’ai pu songer aux intérêts de Votre Seigneurie... -De grâce, seigneur directeur, dit le ministre, ne parlons que de vous. -De moi! se récria Johann; j’ai rempli, Dieu merci, mes derniers devoirs de religion, et je n’ai plus rien à faire sur la terre... Jésus Seigneur! et saint Jean, mon patron! quand je pense qu’on m’a accusé d’ambitionner le poste illustre dont Votre Excellence est l’ornement!... -Je ne l’ai jamais cru, seigneur Spurzheim. -Il y a longtemps, seigneur Piccolomini, que je n’ai plus d’attache pour les choses de la terre... J’avais voulu donner à mon souverain et à vous une dernière preuve de zèle en déjouant les projets d’une association de malfaiteurs, réunis pour exploiter la bonne foi royale à l’aide d’un diamant prétendu soustrait dans les mines de l’Inde... -Ah!... fit le ministre, vous avez quelques notions particulières?... -Excellence, j’ai été jusqu’à feindre d’entrer dans le complot... -C’est pousser loin le dévouement, seigneur Johann! -Ma vie était au roi, mon honneur aussi, Excellence... On trouvera dans mes papiers ce qu’il faut pour suivre cette affaire... En ce moment, je veux vous parler de choses beaucoup plus importantes... Si vous ne mettez pas le pied sur la tête de Fulvio Coriolani aujourd’hui même, demain Coriolani sera premier ministre, et Armellino, le traître, couchera dans le palais de Votre Excellence. Ce qui faisait la force de Johann, c’est que, depuis du temps déjà, le seigneur Piccolomini sentait le sol de la cour trembler sous ses pas. L’impression de ce qui s’était passé la veille au palais Doria restait toute fraîche dans son esprit. Au point de vue politique, le seigneur Piccolomini était entre la vie et la mort. Johann le savait bien, lui qui avait creusé la mine de ses propres mains. -Mon cher seigneur, dit le ministre cachant de son mieux son émotion, je suis touché du dévouement que vous portez à la personne du roi notre maître, profondément touché, je vous assure. Quant à l’intérêt que vous voulez bien me témoigner, ce n’est que justice, car j’ai toujours été de vos chauds partisans... Vous aviez des ennemis... je vous ai couvert de mon mieux... Mais faites-moi la grâce de me dire comment je pourrais attaquer cet homme aujourd’hui même... Hier, il est sorti vainqueur d’une lutte... -D’une escarmouche, Excellence, interrompit Johann; d’une escarmouche engagée pour le faire sortir de ses positions... Vous avez dû garder la neutralité dans cette bataille d’avant-postes. Je conçois cela... Mais le coup est porté, croyez- moi; le public est attentif désormais, parce qu’il a entendu le bruit de la fusillade... -Eh, eh! fit le ministre, suivant avec quelque étonnement cette série de métaphores guerrières, pour un agonisant, vous parlez à miracle, seigneur Spurzheim. Johann laissa échapper deux ou trois gémissements. -Moi seul sais ce qu’il m’en coûte, Excellence, répéta-t-il. En même temps, il fit effort et se souleva sur le coude, afin de mettre un peu plus sa figure en lumière. Le ministre détourna les yeux; Johann ne manquait jamais ses effets de cadavre. -Écoutez-moi, seigneur, reprit le directeur de la police royale; je donne à cet entretien le restant de mes forces... C’est sans regret, je l’affirme... Faut-il vous dire que je ne suis point suspect de travailler pour moi?... Que m’importent désormais les choses de ce monde?... -Cher seigneur Spurzheim, dit le ministre d’un ton d’affectueuse compassion, je suis tout oreilles... Baissez la voix pour ne point trop vous fatiguer... et abrégez le plus que vous pourrez. -Je suivrai votre bon conseil, Excellence, et je mettrai de côté ce que je voulais vous dire touchant les rapports dirigés contre moi, les petites intrigues, les calomnies répandues dans vos bureaux au sujet de l’affaire Brown... -Quoi! fit le ministre, vous savez...? -Seigneur, le gouvernement du roi s’est défié de moi... de moi, le dévouement incarné... On a saisi des lettres chiffrées, toute une correspondance secrète... Demain, quand je ne serai plus, le gouvernement du roi fera des excuses à ma mémoire... Mon dernier jour aura été précieux à l’État... Je lui léguerai les secrets de la confrérie du silence. -Serait-il possible? s’écria le ministre avidement. -On rend volontiers justice aux morts, prononça Spurzheim avec mélancolie; l’envie et la haine se taisent devant un cercueil... J’aurai peut-être quelques lignes dans la page glorieuse où l’histoire racontera l’administration de Votre Excellence. -Ne pouvez-vous pas me dévoiler ce secret?... -Vous le saurez aujourd’hui même, seigneur, si vous ne reculez point devant ma proposition. Le ministre avança son siège et dit: -Parlez! Johann rendit son petit contingent de plaintes; puis il reprit: -Entre deux et trois heures, la famille royale tout entière, les Doria et les Pamfili, se réuniront à la villa Floridiana, chez Son Altesse royale le prince de Salerne. -Je sais cela. -Savez-vous pourquoi cette réunion? -Pour régler les conditions du mariage entre Fulvio Coriolani et dona Angélie Doria. -Et pour reconnaître Fulvio Coriolani, ajouta Johann Spurzheim, en qualité d’héritier direct et légitime de Mario, comte de Monteleone, dont les domaines restitués égaleront l’apanage royal. Le ministre sauta sur son siège. -Dites-vous vrai? balbutia-t-il. -Je dis vrai... et je continue: Coriolani, aventurier favori de fantaisie, prince fabuleux, était plus populaire à Naples que vous et vos illustres collègues... Que sera, je vous le demande, Coriolani, vingt fois, cent fois millionnaire, et cousin du roi?... -Mais, dit le ministre, est-il réellement l’héritier direct de Monteleone? -Non. -Alors... -Il est le fils du diable, seigneur, comme les tziganes du Sud appellent les enfants du hasard... Mais il est aussi fort, aussi habile, aussi adroit, aussi hardi que le diable son père... Il s’est fait des preuves de sa prétendue naissance... et il n’y a au monde que moi, Johann Spurzheim, capable de le confondre! -Et vous êtes cloué sur votre lit! s’écria le ministre. -Par la maladie mortelle! acheva froidement le directeur de la police royale. Les bras du ministre s’affaissèrent le long de son flanc. -Comment faire?... murmura-t-il. Cette parole s’échappa de la bouche du ministre comme un cri de détresse. Johann oublia de gémir et répondit: -Vous avez fermé hier les portes de la prison Majeure sur six ou sept gentilshommes qui faisaient, sans le savoir, métier d’agents de mon département. -Le marquis de Malatesta et ses compagnons? -Oui, seigneur. -J’ai eu la main forcée. -Je ne blâme pas Votre Excellence... je lui annonce seulement que ces jeunes seigneurs sont en liberté. Le ministre se redressa. -Et qu’ils attendent Votre Excellence, continua doucement Johann, au palais du ministre d’État. -Dans quel but? -Quelle heure a Votre Excellence? demanda Johann au lieu de répondre. Le ministre consulta sa montre et répliqua: -Deux heures. -Il faut que, dans un quart d’heure, dit le directeur de la police royale, Malatesta, Sampieri et les autres, soient à la villa Floridiana... Ils savent leur rôle... Ils ont les preuves à l’appui... Et, si les preuves qu’ils ont ne suffisent pas, le deus ex machina paraîtra au moment opportun... -Seigneur Spurzheim! s’écria le ministre au comble de l’agitation, ce sont là pour moi des énigmes... Je ne puis m’avancer ainsi à l’aveugle. -Chaque minute que vous perdez, Excellence, repartit Johann, donne un terrible avantage à votre adversaire. -Cependant... -J’ai dit. Que la responsabilité du retard retombe sur Votre Excellence! Le ministre se leva et se dirigea vers la porte. Il allait comme un homme ivre. Johann le suivait de son regard le plus narquois. -Si vous ne me retrouvez pas en vie, ajouta-t- il en guise d’adieu, je supplie Votre Excellence de ne pas m’oublier dans ses prières... Le ministre descendait déjà l’escalier quatre à quatre. Johann eut un bon petit rire qui lui procura une quinte de toux sèche et prolongée. -Ma poitrine sonne mieux qu’à l’ordinaire, pensa-t-il; la convalescence fait des progrès évidents... C’est écrit, je les enterrerai tous! Il prit sous son oreiller un crayon et une feuille de papier. -Récapitulons! se dit-il; c’est le coup de feu... Je suis comme l’araignée au centre de sa toile... Si j’oubliais un seul fils, adieu l’ensemble!... Mais je n’oublierai rien... Quel joueur d’échecs j’aurais fait! Il mouilla sa mine de plomb et traça quelques mots sur le papier. -J’ai encore une assez belle écriture! pensa-t- il, incapable de manquer l’occasion de se faire un compliment. Le travail dont il s’occupait consistait à donner un nom à chacun des fils de sa toile d’araignée. -Le séminariste est là... murmura-t-il en griffonnant; la petite fille est au palais Coriolani... j’en suis sûr... On utilisera cela... Le ministre court à son poste... Malatesta, Sampieri et compagnie sont au leur... La pauvre Barbe... ah! celle-là n’aurait pas pu me refuser son admiration! Elle me comprenait si bien... J’ai arrangé l’affaire Brown et les chiffres... J’ai fait le nécessaire pour ce Manuele... Le Pier Falcone ne m’embarrasse pas beaucoup; c’est un pauvre garçon... Reste la comtesse... ce sera le bouquet! un chef-d’oeuvre! Il se frotta les mains d’abord, puis il rouvrit sa petite armoire et mit l’oreille au pavillon d’ivoire. -Il se promène, le chérubin, reprit-il; il s’impatiente... Dieu me pardonne!, je crois qu’il parle tout seul... Angélie!... Il fait un monologue d’amoureux!... Je me charge bien, moi, de le guérir radicalement de cet amour-là! Il reprit son papier et y inscrivit le nom de Lorédan Doria; encore un fil de sa toile. La porte grinça sur ses gonds, Pier Falcone parut sur le seuil. Johann mit sa main au-devant de ses yeux pour le mieux regarder. -Mon gendre, dit-il gaiement, tu as la physionomie parfaitement lugubre; donc, tu as réussi sur toute la ligne; parle vite, nous sommes pressés. -J’ai réussi, prononça tout bas le docteur. -Manuele?... -Manuele ne parlera pas. -La comtesse?... -La comtesse est en bas, dans le carrosse. -Mon gendre, tu vaux décidément ton pesant d’or! s’écria Johann Spurzheim; viens m’aider, je veux me lever; il nous faut jouer une petite scène préparatoire... Le personnage le plus important ici, ce n’est pas la comtesse douairière de Monteleone. Et, pendant que Pier Falcone l’aidait à sortir de son lit: -Tu feras entrer la comtesse, reprit-il, par les appartements de droite... il ne faut point qu’elle voie trop les apprêts du deuil... Tout doit être rose et couleur de sourires à la veille de nos bienheureuses fiançailles... XI L’Ecusson De Monteleone. Il y avait plus d’une heure que Julien était seul dans cette chambre dont nous avons fait la description dans un de nos précédents chapitres, et qui servait naguère encore de cabinet de travail à Barbe de Monteleone, femme du directeur Spurzheim. On avait dit à Julien que son père, Manuele, l’attendait; on lui avait dit, en outre, que son sort allait se décider. Julien était venu là le coeur plein de vagues et romanesques espoirs. Ce ne devait pas être pour rien que la Providence avait conservé miraculeusement la vie de Céleste et la sienne. En vain se défendait-il contre ces inexplicables mouvements que sa foi sincère appelait superstition, et que réprouvait sa jeune philosophie; le coeur écoute-t-il tous ces raisonnements? Son coeur tressaillait d’aise; Céleste l’avait dit: une vie nouvelle s’ouvrait. Ils allaient avoir du bonheur! Et qu’était le bonheur, sinon Angélie, l’éblouissante vision qui avait éveillé son enfance? Certes, Julien ne voyait point encore l’échelle mystérieuse dont les degrés, gravis, devaient le hausser jusqu’à elle; mais son esprit s’enhardissait à faire ce rêve impossible. Il se souvenait bien. Là-bas, dans l’église de Saint- Janvier-des-Pauvres, Angélie l’avait regardé. Et qu’elle était belle, Vierge sainte! Et comme le coeur de Julien s’était serré sous ses regards! Elle avait rougi; ce n’était point illusion, cela! puis, tout à coup, la pâleur avait remplacé le pourpre de ses joues, à ce point que Julien avait voulu s’élancer vers elle pour la soutenir. Ces choses, il ne les avait pas même dites à Céleste, sa confidente chère et douce. Un sourire, à propos de ces choses, lui eût brisé le coeur. Pourquoi avait-elle rougi, puis pâli, cette fille divine? L’appel violent et muet de l’âme de Julien avait-il touché son âme? Oh! comme il avait prié toute cette nuit et les jours suivants! Quelle ardente charité il avait prodiguée aux pauvres hôtes de Saint-Janvier. Et s’il avait voulu se tuer, c’est que dans cette soirée de désespoir, son découragement lui avait dit: « Tu t’es trompé, elle n’a pas rougi, elle n’a pas pâli, elle ne t’a pas regardé!... » C’était austère, l’ameublement de cette chambre. Certes, rien n’y invitait aux voluptueuses rêveries qui bercent les imaginations de vingt ans dans un boudoir de femme. Barbe Spurzheim, en son vivant, était à peine une femme. Ces murailles nues, aux moulures sombres et droites, ces rares tableaux de maîtres, représentant des scènes tragiques ou religieuses, ces in-folios ouverts sur des pupitres de chêne assombris par le temps, tout cela reportait Julien vers les sévérités connues des saintes demeures qu’avait fréquentées son enfance. Mais son esprit n’avait pas besoin, en ce moment, du secours des objets extérieurs pour s’élancer dans le chimérique pays des rêves. Il était assis dans le fauteuil où nous avons vu Pier Falcone le soir précédent. Le clavecin ouvert était en face de lui. Au-dessus du clavecin, une Sainte Cécile, d’Antonietta Pinelli, les yeux au ciel, semblait baigner ses sens et son âme dans une mystique harmonie. C’était assez. Une vision plus belle de la sainte patronne des pieuses symphonies, un ange plus blond, plus suave, mieux inspiré, venait s’asseoir pour lui devant le clavecin, promenant lentement ses doigts sur les touches muettes. Et Julien écoutait en extase je ne sais quel concert délicieux qui était la voix de jeunes amours. Une fois, ce rêve devint réalité. Le vent lui apporta de vrais chants, graves et lugubres. Il se leva pour aller à la fenêtre. La fenêtre donnait sur les cours. Julien vit en face de lui une porte tendue de noir, et des prêtres qui montaient le perron en psalmodiant une hymne funèbre. Il y avait un mort dans la maison. Quand Julien revint à sa place, ses idées avaient tourné. Les prêtres ne seraient pas venus ainsi chanter pour la pauvre Céleste. On les eût emportés tous deux, le frère et la soeur, sans bruit à la chapelle voisine, et, de là, au cimetière. Angélie avait-elle remarqué seulement l’absence du jeune séminariste aux offices de Saint-Janvier-des-Pauvres?... En regagnant sa place, Julien se disait: -Qui donc peut retenir notre père, Manuele?... Céleste est toute seule et m’attend. Son regard tomba sur le dossier du grand fauteuil qui était en face de lui. C’était le fauteuil de Barbe. L’étoffe, brodée, représentait un écusson. Julien était versé dans l’étude du blason. -De gueules au coeur d’or, murmura-t-il, percé de deux épées du même en sautoir!... L’écusson des comtes de Monteleone! Était-ce un hasard? Les meubles de famille sortent parfois ainsi des maisons éteintes et vont, dépareillés, dans d’autres demeures, selon le sort de l’encan. Julien regarda mieux cette chambre. De toutes les histoires qui avaient bercé son enfance, l’histoire du saint Mario, comte de Monteleone, était celle qui l’avait frappé le plus vivement. Il en savait tous les détails. Le soupçon lui était venu souvent que Manuele Giudicelli, son père adoptif, avait été mêlé à ce drame du Martorello. Bien des fois il avait songé à ces enfants orphelins nés dans l’opulence, et qui allaient maintenant à la grâce de Dieu. Monteleone s’était sans doute assis dans ce fauteuil. Machinalement, et sans savoir, sa main s’étendit vers un guéridon qui était auprès de lui. Sa main rencontra un petit livre relié en chagrin brun avec fermoirs d’or. Il le prit, il le regarda. L’écusson de Monteleone était estampé sur le plat du petit livre avec la devise latine: Agere, non loqui. Julien l’ouvrit. C’était une Imitation de Jésus- Christ. Sur la première page blanche, deux lignes étaient tracées; une écriture de femme: « Maria m’a donnée à Mario, le jour de sainte Marie, 15 août 1808. » Les larmes vinrent aux yeux de Julien. Les deux enfants, en ce temps-là, étaient encore dans la maison heureuse. Maria des Amalfi avait fait ce pieux présent à son époux, Mario, le jour de leur commune fête. Un beau jour où tant de caresses s’étaient sans doute échangées autour des deux berceaux!... Mais quelle était donc cette maison où vivait ainsi le souvenir de Monteleone? L’agitation prenait Julien. Les heures passaient. La pauvre Céleste, inquiète et triste, devait déjà guetter les pas dans l’escalier de la maison des Folquieri. Julien se mit à marcher de long en large dans la chambre. Ce fut à ce moment que Johann Spurzheim, ouvrant la petite armoire de sa ruelle, interrogea son pavillon d’ivoire. À mesure que les minutes s’écoulaient, l’impatience de Julien augmentait. Enfin, n’y pouvant plus tenir, il s’avança vers la porte pour prendre langue et s’enquérir de Manuele, au nom de qui on était venu le chercher. Comme il arrivait en face de la porte, celle-ci tourna lentement sur ses gonds. Julien recula jusqu’au milieu de la chambre, tant l’apparition qui s’offrit à ses yeux était extraordinaire et inattendue. Sur le seuil, et soutenu par le cavalier qui était venu le prendre à la maison des Folquieri, un cadavre vivant chancelait et tremblait. Julien n’avait jamais occupé son esprit à ces lectures frivoles qui charment nos premières années. Il ne savait rien de ces imaginations fantastiques et brumeuses qui sont le propre de certains génies allemands et anglais. Si Julien eût été comme nos écoliers, dont les pupitres sont toujours pleins de romans, il aurait reconnu du premier coup d’oeil un de ces fantastiques personnages dont on entend craquer le squelette dans les contes d’Hoffmann. Il n’avait plus que les os et la peau, de pauvres os faibles et mal attachés; une peau grise et ridée comme celle d’un serpent desséché. Il était petit; littéralement, on l’eût terrassé en soufflant dessus. C’était en plein jour, et pourtant Julien se demandait s’il était bien éveillé. Johann Spurzheim, car le lecteur n’a pu manquer de le reconnaître, s’arrêta sur le seuil. Son regard clignotant et incertain alla chercher Julien, puis se baissa presque aussitôt. -Il fait trop jour ici, murmura-t-il d’une voix essoufflée. -Voici le jeune homme, dit Pier Falcone. -Il fait trop jour, répéta Johann, cela me blesse! Il ferma les yeux et frissonna. Pier Falcone referma la porte derrière lui, l’accota dans l’angle comme un objet inerte, et courut tirer les rideaux des croisées. Johann lui dit quand il revint: -Voyez comme je me tiens bien tout seul! Julien attendit, immobile et muet de surprise. -Allons! fit le petit spectre en s’accrochant aux habits de son conducteur; un coup de collier, ami. En avant!... je ne veux pas qu’on me porte! Il était drapé dans une sorte de douillette piquée et ouatée dont les revers, quand ils s’ouvraient, laissaient voir l’effrayante anatomie de ses jambes. Il arriva, soufflant et gémissant, jusqu’à Julien, qui ne bougeait pas. Il parvint à mettre ses mains crispées sur ses épaules, et il le regarda. Il le regarda longtemps. Julien sentait comme un tremblement inégal et convulsif dans tout ce misérable corps. Mais la figure du cadavre restait calme. Ses yeux étaient clairs; un sourire cruel et qui glaçait errait autour de ses lèvres décolorées. -Il lui ressemble beaucoup... beaucoup! murmura-t-il en se tournant à demi vers le docteur. Julien était à la gêne; les prunelles de cet homme le piquaient. -Seigneur, dit-il, ne verrai-je point mon père Manuele? -Beaucoup!... répéta Johann; il lui ressemble beaucoup! -J’ai une soeur, reprit Julien, qui est seule à la maison... Elle m’attend... Je voudrais la rejoindre. -Mets-moi dans ce fauteuil, ami, dit Johann à Pier Falcone; je suis bien las... Ne me porte pas... je ne veux pas qu’on me porte! Pier Falcone l’aida à se traîner jusqu’au fauteuil brodé qui portait l’écusson de Monteleone. En s’y jetant Johann dit: - Pauvre Barbe!... elle a parlé de sept jours... mais c’était pour m’effrayer... Elle avait un peu de méchanceté dans le caractère. -Mets quelque chose sur ma tête, ami, reprit-il, j’ai froid... Drape une couverture sur mes pieds. Tiens, le châle de la pauvre Barbe qui est accroché là-bas... Dieu sait que je ne garde pas rancune à sa mémoire, bien qu’elle ait parlé de sept jours... Quand Pier Falcone l’eut bien arrangé dans le fauteuil, Johann éleva la voix: - Fais approcher le jeune homme! ordonna-t- il. Falcone amena Julien. Johann fixa sur lui son regard froid et dur. -Manuele ne viendra pas, prononça-t-il d’une voix stridente; Manuele est mort! Julien poussa un cri. -Mort! répéta-t-il; Manuele!... mon père!... -Il lui ressemble beaucoup!... grommela pour la troisième fois Johann; ce sont ses yeux... et sa bouche prit cette expression quand on vint lui dire: « Tes enfants sont enlevés!... » Julien n’entendait pas. Au moment où il allait parler, Johann lui ferma la bouche d’un geste sec et cassant. -Taisez-vous, dit-il, nous causerons plus tard... Vous avez le temps... Vous ne retrouveriez plus votre soeur à la maison... Votre soeur a été enlevée! Julien bondit et voulut s’élancer vers la porte. -Restez, fit impérieusement Johann; vous n’avez plus ici-bas qu’un seul ami et qu’un seul protecteur, c’est moi!... -Ma soeur! ma soeur! sanglotait Julien en se tordant les bras. -Ouvre la porte du cabinet, ordonna Johann au docteur. Celui-ci obéit. -Mettez-vous là, jeune homme! poursuivit le directeur de la police royale; regardez attentivement ce qui va se passer ici... Écoutez de toutes vos oreilles... Quoi que vous entendiez, pas un mot, pas un soupir!... Vous allez apprendre votre histoire... Votre histoire est terrible... Quand vous sortirez de là, vous serez un homme... Quand vous serez un homme, je vous donnerai l’arme qui doit venger les pleurs et le sang... Allez! Julien était comme ivre. Il se laissa entraîner dans le cabinet voisin, dont Pier Falcone tira la draperie. Johann dit: -Que la comtesse vienne sur-le- champ. L’instant d’après, Maria des Amalfi, vêtue de deuil et voilée, entrait dans la chambre de Barbe. Pier Falcone était resté au-dehors. Julien, caché derrière la draperie, pressait sa poitrine à deux mains et retenait ses sanglots. XII Le Plaidoyer De Johann Spurzheim. Les rideaux fermés, la chambre était si sombre, que Maria des Amalfi ne vit rien d’abord, sinon une masse confuse et immobile dans ce grand fauteuil qui était devant la table. Julien, au contraire, placé dans un lieu plus obscur encore, Julien, dont les yeux, d’ailleurs, s’habituaient à ce demi-jour, put distinguer la taille noble et le doux visage de cette inconnue, car elle releva son voile en entrant. Malgré la détresse profonde où le plongeaient les nouvelles qu’il venait d’apprendre, il sentit naître en lui un intérêt puissant qui l’étonna. Il n’avait jamais vu cette femme, et cependant c’était avec une sorte d’anxiété qu’il attendait le son de sa voix, comme s’il eût espéré le reconnaître. Mais ce premier mouvement tomba bien vite. Manuele, le pauvre vieillard qui avait élevé son enfance; sa soeur, sa soeur chérie, sa seule compagne, toute sa famille! Manuele mort! sa soeur enlevée! Si les paroles de cet homme, qui semblait être ici le maître, ne lui eussent donné la vague espérance de savoir, rien n’eut pu le retenir en ce lieu. Maria des Amalfi prononça tout bas, dès qu’elle fut à quelques pas de la porte: -Suis-je ici devant Sa Majesté? Cette question nous dispense d’expliquer au lecteur de quel stratagème Pier Falcone s’était servi pour attirer la comtesse dans la maison du directeur de la police royale. Elle ne connaissait point Naples, et la vue des lieux n’avait pu la désabuser. Elle se croyait à la villa Floridiana, demeure du prince et de la princesse de Salerne, où le roi devait se trouver aujourd’hui. Mais il y eut un contrecoup assez étrange. Julien, ce pauvre enfant qui arrivait du fond de la Sicile, ne connaissait pas le roi. Un grand trouble fit diversion aux souffrances de son coeur. Était- ce le roi, cet être bizarre qui lui avait parlé avec tant de sécheresse, tout en se déclarant son seul protecteur sur la terre? était-ce le roi qui lui avait annoncé si froidement deux crimes à la fois? Il tendit l’oreille avidement pour écouter la réponse de ce spectre qui était Ferdinand de Bourbon. La réponse ne vint point. Il plaisait au prétendu roi de garder le silence. Au milieu de cet écheveau embrouillé d’intrigues, où ce singulier personnage se complaisait si amoureusement, c’était ici un acte important et décisif. Il en soignait la mise en scène. Manquer son effet ici, c’était risquer toute la partie. Et il jouait une grande partie, ce moribond redoutable et grotesque. Il jouait presque la même partie que Fulvio Coriolani, avec plus de raisons de la gagner puisqu’il avait moins de scrupules. -Veuillez vous approcher de moi, comtesse de Monteleone! prononça-t-il après un long silence. Julien tressaillit violemment dans son réduit. C’était donc son destin de se trouver mêlé à cette tragique histoire, dont le prologue l’avait si vivement ému autrefois. Cette femme était Maria des Amalfi, la mère de douleur que la perte de ses enfants avait rendue folle. Julien la regarda mieux; il la trouva plus belle, plus noble. Il eût voulu s’agenouiller devant elle, et lui donner sa foi avec son coeur, comme faisaient jadis ces jeunes preux de la lance, consolant le deuil des veuves dépossédées. Cela n’est point incompatible avec l’éducation dévote et austère qui avait été celle de Julien. De nos jours, il n’y a plus guère que le prêtre pour rappeler de loin les vaillances de la chevalerie antique. Mais Julien n’était déjà plus un prêtre. Julien, depuis quelques jours, avait bien des fois baissé les yeux en frémissant à la vue de ces jeunes et brillants soldats de la garde du roi, dont le flanc était battu par une épée. Il rêvait d’épée chaque fois que l’image d’Angélie venait le visiter. L’épée, c’était pour lui, qui vivait dans le passé, l’insigne de la liberté et de la noblesse, comme cette longue chevelure qui distinguait nos aïeux Francs des Gaulois vaincus. Hier, il souhaitait une épée pour conquérir Angélie; aujourd’hui, une épée encore pour défendre et relever cette veuve... Maria des Amalfi, obéissant à l’ordre de Johann, avança de quelques pas. -Si c’est vous qui êtes le roi, murmura-t-elle, je supplie Votre Majesté de m’écouter et de me rendre justice... J’ai retrouvé le fils bien-aimé de Mario Monteleone. -Tu mens, femme! interrompit rudement Johann. La comtesse se redressa et recula d’un pas. Julien eût voulu baiser le bas de sa robe. Johann reprit d’un ton plus doux: -Je vous prie de m’excuser, madame; quand vous verrez à qui vous avez affaire ici, vous comprendrez que je n’ai pas le temps de choisir mes paroles... Vous n’êtes pas à la villa Floridiana et je ne suis pas le roi... -Aurait-on abusé de mon ignorance? s’écria Maria des Amalfi. Voudrait-on m’empêcher de voir le roi? Julien fit un mouvement comme pour s’élancer, mais il fut retenu par la réponse de Johann. Johann répondit: -On a profité de votre ignorance pour vous sauver, madame... Il faut, en effet, que vous voyiez le roi... que vous parliez au roi... que vous demandiez justice au roi... mais il faut auparavant que vous sachiez le nom de l’homme qui a tué Mario Monteleone, votre époux... afin de ne point commettre le sacrilège de donner le nom de fils à celui qui a fait de vous une mère sans enfants et une femme veuve! Maria, pâle et chancelante, fut obligée de s’appuyer à la table pour ne point tomber à la renverse. Elle comprenait ou plutôt elle devinait; mais elle ne croyait point. Ceci était une accusation contre Fulvio. Son coeur défendait Fulvio. Julien, lui, ne comprenait pas encore. -C’est vous qui m’avez écrit une lettre? murmura la comtesse. -C’est moi, madame. -Qui êtes-vous?... Je ne vous connais pas. Johann sentit bien que c’était là le moment solennel. Son coeur se serra contre sa creuse poitrine. Il rassembla tout son courage pour dire: -Je ne peux pas aller vers vous... Venez vers moi et regardez-moi. La comtesse obéit avec empressement, car la curiosité la pressait. Elle s’approcha de Johann, qui tourna son visage vers la pâle lumière filtrant à travers les fentes des rideaux. La comtesse eut un mouvement d’effroi à la vue de ces traits horriblement ravagés. -Non... dit-elle, non... je ne vous connais pas. -Ah! fit Johann avec un soupir qui, cette fois, partait de l’âme, je suis donc bien changé! Le chagrin qu’il éprouvait de cela était assez fort pour combattre son angoisse. Mais il pensa: -Tous ces gens qui avaient bonne mine sont morts avant moi! -Regardez-moi, répéta-t-il; un mourant ne peut ressembler à un homme en bonne santé... La lettre que vous avez reçue est d’un parent et d’un ami. Avez-vous donc tant de parents et tant d’amis, comtesse de Monteleone? -Il me semble, murmura Maria des Amalfi. -Avez-vous oublié votre cousin David Heimer, le meilleur serviteur du feu comte? prononça Johann en baissant la voix malgré lui. Maria eut un tremblement par tout le corps. Johann se sentit pousser une sueur froide. Maria allait-elle se souvenir?... Elle passa la main sur son front à deux ou trois reprises. On eût dit, à l’horreur qui parut un instant sur son visage, que sa mémoire faisait effort pour renaître. Mais la science ne ment pas; la mémoire de la folie ne renaît point dans la raison. Johann était sauvé. Le souvenir de la nuit du 13 octobre 1815 restait dans l’ombre. La comtesse dit: -Je me rappelle David Heimer, le compagnon et l’ami de Mario Monteleone... Est-ce donc bien vous qui êtes David Heimer? Au lieu de répondre, il lui tendit sa main qu’elle prit, mais dont le contact la fit légèrement frémir. Julien cherchait laborieusement dans ses souvenirs le nom de David Heimer. Il était sûr de l’avoir entendu prononcer par son père Manuele. -Bien des années se sont écoulées, ma noble cousine et maîtresse, reprit Johann d’un ton respectueux et tendre à la fois, depuis le temps où j’étais heureux de votre bonheur... Le tonnerre a éclaté plus d’une fois sur la maison de Monteleone... Mais Dieu clément, Dieu bon n’a point voulu que je quittasse cette terre sans donner une dernière preuve de mon dévouement à la bien-aimée compagne de mon bienfaiteur... Asseyez-vous là, au-devant de moi, comtesse... J’espère que ma faiblesse ne trahira pas ma volonté... Mes dernières paroles seront pour vous... et, si vous le voulez, le dernier acte de ma vie sera le meilleur et le plus glorieux, puisqu’il aura sauvé la postérité de Mario, mon parent et mon maître. Maria des Amalfi prit le siège qui était en face de Johann. Derrière la draperie, l’attention de Julien redoublait. -Vous le voyez bien, n’est-ce pas, madame? continua Johann, dont la voix parut faiblir, vous voyez bien que mes heures sont comptées?... Vous savez, à n’en pouvoir douter, que c’est un mourant qui vous parle?... Dieu veuille que mes paroles aient auprès de vous l’autorité qui ne manque jamais aux paroles d’un mourant... Je verrai accomplir le seul voeu qui me reste à former en ce monde! « Je commence, et vous prie de ne point interrompre, par égard pour mon extrême faiblesse. « Votre fils aîné est mort assassiné par l’homme qui a tué votre mari. La comtesse poussa un gémissement étouffé. -Il y a des monstres précoces, reprit Johann; l’assassin de Mario Monteleone avait à peine seize ans... Madame, je vais vous rappeler des faits que votre maladie cruelle a chassés peut-être de votre mémoire... Il le faut, c’est un devoir impérieux que j’accomplis. « L’excès d’une telle perversité vous soulève le coeur. Tant mieux! vous échappez ainsi à la fascination de l’être le plus dangereux qui soit au monde... -Le prince Coriolani, dit Maria faiblement, est mon bienfaiteur... C’est par lui que j’ai recouvré la raison... -Mes forces s’en vont, madame, interrompit Johann; je n’ai plus le temps de discuter: je raconte... Ne perdez aucune de mes paroles. Elles ont désormais le prix qui s’attache aux choses rares. Je ne me plains point de quitter cette vie, où j’ai beaucoup souffert... et la seule grâce que je demande à Dieu, c’est qu’il me donne encore un jour pour assurer la sauvegarde que j’ai préparée à la veuve de mon très cher maître... Elle en a besoin: de très grands périls la menacent... Si j’ai pu la mettre à l’abri, non pas derrière moi qui ne suis plus de ce monde, mais derrière ma mémoire, je m’en irai, content, rejoindre celui qui fut mon premier protecteur et mon meilleur ami. Il resta sur cette phrase si vague, et dont Maria des Amalfi ne pouvait assurément saisir le vrai sens. C’était un jalon posé. -Madame, continua-t-il en prenant le ton grave et précis d’un homme qui va faire une narration importante, vous aviez déjà perdu vos trois enfants, dont deux seront rendus à vos baisers si le Tout-Puissant nous aide... Le saint Mario, comme nous appelions tous notre excellent et cher maître, vivait dans la solitude et la douleur... Il pleurait à la fois ses enfants, sa femme et sa patrie: ses enfants enlevés, sa femme martyre et privée de raison, sa patrie, d’où l’avait chassé le soldat parvenu qui gouvernait alors le royaume de Naples... « Mario était en Sicile, auprès du très auguste Ferdinand de Bourbon, son ami et son maître... Si vague qu’il soit, vous devez avoir gardé souvenir de ce temps? -Aucun, répondit Maria. Sa voix exprimait ce trouble, cette angoisse plutôt, qui prend les personnes dont l’intelligence a été attaquée, quand elles essayent de soulever le voile pesant qui recouvre pour elles le passé. Johann pensa: -Elle est à moi!... Ils me croient mort... et je soulève des montagnes! Il avait grand-peine à dissimuler son triomphe. -Aucun!... répéta-t-il d’un accent chagrin; j’aurais dû m’y attendre... mais la force de la vérité est telle, que je n’ai pas même besoin de vos souvenirs. Une nuit, madame, c’était le 13 octobre de l’année 1815... Il fit une pause, et son regard perçant interrogea le visage de la comtesse. Ce visage restait calme. La dernière inquiétude de Johann s’évanouit. -La nuit du 13 octobre 1815, poursuivit-il, nous étions réunis au Martorello pour fêter le retour du maître. La restauration de Ferdinand de Bourbon lui avait rouvert les portes de sa maison. Tout à coup, au milieu du repas nocturne, on vint dire à Monteleone qu’un étranger le demandait. « Cet étranger, c’était Joachim Murat, l’ex-roi de Naples, son ennemi et son persécuteur. Le roi de Naples venait lui demander asile contre les troupes bourboniennes qui le poursuivaient. « Mario Monteleone était un chevalier, vous le savez bien, madame... -Oh! oui!... murmura la comtesse, dont les yeux avaient des larmes; Mario Monteleone était un chevalier, je le sais bien. Il dut donner asile à son ennemi!... -Vous l’avez dit, comtesse... Mario Monteleone donna asile à Murat. « En apparence, c’était sans danger pour lui, car nous étions tous là. Cependant il y avait à sa table trois étrangers. Je vais vous les nommer, madame, pour que vous répétiez leurs noms à votre fils. Le fils doit venger le père. En Italie, telle est la loi de notre amour et de notre haine. « Il y avait d’abord le comte Giacomo Doria. Il y avait ensuite Loredano Doria, son fils. Il y avait enfin celui que vous appelez votre bienfaiteur... -Le prince Coriolani! s’écria la comtesse. -En ce temps-là, madame, dit Johann Spurzheim avec froideur, je ne sache pas que le nom de Coriolani fût inventé... En tout cas, notre homme n’était pas prince... Il s’asseyait humblement au bas bout de la table... C’était un voyageur nommé le chevalier d’Athol, à qui Monteleone avait accordé l’hospitalité par hasard. -Et c’est lui que vous accusez?... demanda la comtesse. Aucune parole ne pourrait rendre l’avidité passionnée avec laquelle Julien écoutait désormais. -Monteleone fut trahi, répondit Johann, voilà ce qui est certain... Choisissez entre des serviteurs éprouvés et les trois étrangers... entre ceux qui perdirent tout à sa mort et ceux à qui sa mort donna une fortune immense... Car ces deux comtes Doria ont hérité de Monteleone... et cet Athol, devenu prince Coriolani, va épouser la comtesse Angélie, qui possède la moitié des biens de vos enfants. Maria des Amalfi courba la tête en silence. Johann poursuivit: -Mais les preuves que je vous donnerai, madame, ne seront pas de simples inductions. Je sais que vous êtes prévenue... Je vous ferai comme Dieu fit à saint Thomas... Vous toucherez du doigt la plaie! « Une chose que vous semblez ignorer, c’est que vous fûtes vous-même l’instrument terrible et fatal de la perte de Mario. La comtesse se redressa indignée. Julien se disait: -Tout cela est conforme aux récits de notre pauvre père Manuele! Il croyait, tant il était heureux de mettre un crime sur la conscience de son rival détesté! -Madame, reprit Johann Spurzheim, il faut la nécessité pour me contraindre à vous causer cette peine: je le répète, vous fûtes, à votre insu, l’arme funeste qui porta le premier coup... Il y a là une ruse si odieuse, un stratagème tellement abominable, que la sueur froide me vient, rien qu’à vous en parler... Vous étiez folle, madame: on doit ici prononcer le mot. Votre folie, c’était la perte de vos enfants. Un homme, cette nuit-là, se glissa dans votre retraite et vous dit: « -Le scélérat qui a enlevé vos enfants est dans cette maison; il a nom Joachim... Allez! courez! « Et vous allâtes, pauvre mère! Et vous courûtes... et aux premiers que vous rencontrâtes dans cette nuit de la vallée où vous erriez au hasard, vous criâtes: « -Joachim! Joachim! « On vous suivit, car la campagne et les grèves étaient pleines de soldats. Et tous ces soldats cherchaient Joachim. « Joachim était le roi Murat. « Les soldats entrèrent au Martorello, où vous les conduisîtes. Murat et son noble défenseur furent faits prisonniers ensemble. « Nous étions tous là, madame. Mais les deux Doria et le chevalier d’Athol avaient disparu... Johann Spurzheim fit une pause. La comtesse pressait son front à deux mains. -Cela est horrible! murmura-t-elle. Puis elle ajouta comme inspirée: -Cet homme, coupable d’un tel crime, aurait- il jamais osé se présenter devant moi? Il eût été évident, pour un observateur, que Johann comptait sur cette objection, et que même il l’attendait avec impatience. Un sourire triste vint contracter ses lèvres. -Dieu a d’étranges voies, dit-il; j’ai poursuivi cet homme pendant des années et je ne l’ai point trouvé, car il avait changé de visage et de nom. C’est vous, madame, encore vous qui me l’avez fait retrouver. -Moi?... répéta la comtesse. -Nous viendrons tout à l’heure à l’assassinat de Monteleone, reprit Johann; je ne parle maintenant que de l’odieux forfait de la nuit du 13 octobre... Je cherchais... Vers la fin de l’automne dernier, je fus conduit en France par la renommée de ce célèbre médecin, le docteur Daniel Back; vous voyez, madame, que la science a été moins forte que mon mal... j’étais condamné puisqu’il n’a point su me guérir... Au nom du docteur Daniel Back, l’attention de Maria des Amalfi avait redoublé. -Le jour où je consultai pour la première fois ce prince de la science, poursuivit Johann Spurzheim, il était dans son jardin, en conférence avec un étranger, avec un étranger qui venait d’Italie... On me laissa libre dans le jardin. « J’allais au hasard lorsque, tout à coup, j’entendis deux voix qui s’entretenaient de l’autre côté d’une charmille. J’écoutai, madame, je dois m’en accuser; j’écoutai parce que, en passant, j’avais entendu prononcer le nom de la noble veuve de mon maître. -Mon nom! fit la comtesse; alors c’était le prince qui était là? -C’était le chevalier d’Athol... et voici ce que j’entendis; le chevalier d’Athol demandait: « -Cette théorie des deux mémoires est-elle une vérité, docteur? « Je vous prie, madame, s’interrompit ici Spurzheim, de me faire répéter, si vous ne comprenez point, car ici est la preuve manifeste et palpable. « J’ignorais alors, comme vous l’ignorez peut- être aujourd’hui ce que signifiaient ces mots: la théorie des deux mémoires. « Le docteur Daniel répliqua: « -C’est un fait qui semble désormais parfaitement démontré par l’expérience. « -Alors, reprit Athol, à supposer que cette femme pût recouvrer la raison, elle ne se souviendrait point des faits contemporains de sa folie? « -Elle ne s’en souviendrait point. « -Même des plus frappants? « -Même des plus terribles! « Je ne voyais pas ce chevalier d’Athol, mais je le sentais sourire. « Le médecin continuait, parlant de bonne foi et au point de vue de la science: « -Quand elle aura recouvré la raison, ce qui lui sera restitué, ce sera la mémoire des faits antérieurs à sa folie. « Le chevalier d’Athol salua et prit congé. « Avez-vous compris, madame? -Oh! moi! pensait Julien dans sa retraite, les poings fermés, les sourcils crispés, j’ai compris! j’ai compris! La comtesse essuya la sueur de son front: -C’est impossible! murmura-t-elle; Dieu ne saurait souffrir semblable perversité! Nous voyons que Johann utilisait assez bien les renseignements à lui fournis par Manuele, sur le docteur Daniele. -Une semblable perversité, madame, continua-t-il, est, en effet, difficile à admettre... Cependant il faut l’admettre... puisque le prince Coriolani, fort de la réponse du docteur s’est présenté à vous la tête haute. « En vous rendant la raison, il vous ôtait le souvenir. Le prétendu bienfait dont vous êtes si reconnaissante, c’était une ruse nouvelle... La preuve, c’est qu’il a dû vous proposer quelque marché, quelque infamie! La poitrine de la comtesse rendit un gémissement. -Il allait à coup sûr, reprit Johann; pour que vous pussiez le reconnaître, il vous fallait redevenir folle! -Oh! fit Maria en se couvrant le visage, cela arrivera, je redeviendrai folle! Si elle eût regardé Johann en ce moment, elle aurait vu sur ses traits un brusque mouvement d’épouvante. -Venons au meurtre, madame, poursuivit-il; c’est encore ici le hasard, c’est-à- dire la Providence qui a parlé. « Je suis directeur de la police du royaume. Je sais tout, même ce qui se dit dans le cabinet du roi. « J’ai appris qu’il y avait à Naples un homme qui se prétendait le fils aîné du saint Mario Monteleone, et qui, pour le public, portant un autre nom, s’était fait fort, auprès de Sa Majesté et de l’héritier de la couronne, de fournir les preuves complètes de sa naissance: le testament de son père, pour employer ses propres paroles, le témoignage de sa mère. La comtesse frémissait de tous ses membres. -Je vois que vous comprenez, madame, dit Johann. -Non, répliqua-t-elle d’une voix étouffée, je ne comprends pas encore. -Moi, je comprends! moi, je comprends! faisait Julien, qui mordait son mouchoir sanglant pour retenir le cri qui voulait s’échapper de sa poitrine. -Prenez garde! murmura Johann avec sévérité; vous êtes la femme et la mère de ses victimes... J’en ai dit assez pour éclairer une conscience sincère. Julien trouvait qu’il avait raison. Mais la comtesse dit: -Parlez encore. -Le roi, reprit Johann, aimait jadis Mario comme son propre fils, et Mario avait été le plus cher compagnon de François de Bourbon, prince royal... Ces deux augustes personnages ont pris en main la cause de l’imposteur... Qu’y a-t-il au monde de plus facile à tromper que les grands?... ils se sont faits les champions du prétendu prince Fulvio Coriolani; ils se sont rendus ses garants auprès de Lorédan Doria... Si vous ne voulez pas être persuadée, achevez votre oeuvre... Fulvio Coriolani a le testament de son père, le testament qu’il a volé à Mario assassiné... Allez lui donner le témoignage de sa mère!... -Ayez pitié de moi, seigneur! balbutia Maria; quelles preuves avez-vous de ce crime? -Quelle preuve du vol? s’écria Johann, qui parvint presque à se soulever, sinon les objets volés?... Monteleone était au secret dans son cachot du Pizzo... un seul homme pénétra près de lui, ce fut l’assassin... Un seul homme se para audacieusement de ses dépouilles... c’est l’assassin! Maria se laissa glisser à genoux. -Il a le testament, reprit Johann trouvant, je ne sais où, la force de parler avec véhémence; il a les actes de naissance... il a tout... Et tant que le souffle ne sera point arraché de cette lâche poitrine, Mario Monteleone demandera vengeance du fond de son tombeau!... Trois heures de relevée sonnèrent en ce moment à la belle pendule renaissance qui était sur la cheminée de Barbe Spurzheim. La tête livide de Johann se redressa comme celle d’un serpent. -Debout, madame! s’écria-t-il; l’assassin, dont je ne vous ai pas dit encore le vrai nom, le brigand Porporato qui porte si audacieusement le titre de prince est en ce moment devant ses juges!... -Le Porporato! répétèrent en même temps Julien et la comtesse. Johann poursuivit: -Debout, madame! Voici l’heure où le meurtrier de votre mari s’empare du nom et de l’héritage de vos enfants... Debout!... ou soyez maudite, veuve sans mémoire, mère sans entrailles, maudite par votre époux, maudite par votre postérité! Maria se leva; ses yeux hagards s’égaraient dans le vide. -Que faut-il faire? balbutia-t-elle. Johann frappa dans ses mains. Pier Falcone parut sur le seuil. -Que la comtesse de Monteleone, dit-il à haute voix, soit conduite à l’heure même à la villa Floridiana!... Si quelqu’un tente de l’attaquer, parce qu’elle est veuve et seule, dites que le directeur de la police royale l’a choisie pour épouse... ce sera son égide! Et, se tournant vers Maria stupéfaite: -La main d’un mourant peut s’accepter, madame, dit-il avec tristesse; je n’ai à donner que cela... Mon maître, qui me voit de là-haut, lit au fond de mon coeur! Il sembla que des larmes venaient étouffer sa voix. L’émotion de la comtesse était au comble. Johann acheva: -Que Dieu me laisse un jour encore sur cette terre... ma noble maîtresse et ses enfants, si elle ne dédaigne point d’accepter, pour quelques heures, le nom d’un serviteur fidèle, seront à tout jamais délivrés de leurs cruels ennemis... Allez, Falcone! s’interrompit-il; le roi attend... la comtesse parlera désormais selon sa conscience. Il tendit sa main froide et tremblante. Maria la prit, puis, se baissant brusquement, elle la baisa. Pier Falcone l’entraîna jusqu’à la voiture. À peine la comtesse et son guide avaient-ils disparu, que Julien s’élança hors de sa cachette. -Je savais tout cela! s’écria-t-il comme un fou; je savais tout cela!... Bénie soit la bonté de Dieu qui met des hommes tels que vous, seigneur, en face de scélérats semblables à ce Coriolani! Johann semblait littéralement épuisé par le long effort qu’il venait de faire. -Au nom du ciel, seigneur, répondez-moi, reprit Julien; est-ce cet homme qui a enlevé ma soeur?... Johann ouvrit la bouche pour prononcer un oui, mais il se ravisa. Les sentiers de Johann étaient toujours tortueux. Et il avait plus d’un adversaire à frapper. -Non, répliqua-t-il tout bas; crois-tu donc n’avoir qu’un ennemi, jeune homme, toi qui es le premier du royaume après Bourbon!... Julien recula ébahi. -Méfie-toi du Doria!... prononça Johann, plus bas encore. -Qu’avez-vous dit?... demanda Julien tremblant, moi!... le premier du royaume après Bourbon? -As-tu bien écouté? -Oui, j’ai bien écouté. -Alors lève-toi et va où ton devoir t’appelle, Julien de Monteleone... Cette femme en deuil, dont on se servit comme d’un poignard pour tuer, c’est ta mère... le saint martyr qui mourut au Pizzo, c’était ton père!... Julien étendit les bras et poussa un grand cri. Puis il se dressa de son haut. -Une arme! prononça-t-il entre ses dents serrées. -Tu as une arme! répliqua Johann froidement. Julien tâta son flanc comme un soldat. Johann se prit à sourire. -On ne punit pas de tels forfaits avec l’épée, dit-il, il faut l’échafaud... Tu as une arme pour faire monter le Porporato sur l’échafaud: il suffit de prouver que Fulvio Coriolani a été, la nuit dernière, dans la maison des Folquieri. -Je le dirai... -Prouve-le plutôt... Tu as une arme... -Mais quelle arme? s’écria Julien hors de lui. -La bourse brodée de perles. Un râle s’échappa de la poitrine de Julien. Il saisit la bourse entre ses mains crispées, l’éleva au-dessus de sa tête et partit comme un trait. Johann, resté seul, ferma les yeux et s’étendit commodément sur le fauteuil de la pauvre Barbe. -Le ver de terre a tué le lion! murmura-t-il, tandis qu’une expression de béatitude se répandait sur son maigre visage; je serai comte de Monteleone... et je les enterrerai! Source: http://www.poesies.net .