Les Compagnons Du Silence. Paul Henri Corentin Féval. (Père) (1816-1887) Tome III TABLE DES MATIERES La Montagne Et Le Volcan. I Un Coeur Percé De Deux Epées. II Le Sommeil De Manuele. III Le Portrait. IV La Villa Floridiana. V L’Explosion D’Une Mine. VI La Harpe. VII Le Roi De La Nuit. VIII Les Deux Pêcheurs. IX Une Idée De Ruggieri. X Toutes Voiles Dehors! XI Un Récit De Mariotto. XII Du Danger De Trop Bien Raconter Les Histoires. XIII Aux Ecoutes. XIV Deux Folles. XV Armes Parlantes. Cinquième Partie. La Montagne Et Le Volcan. I Un Coeur Percé De Deux Epées. Il y avait, dans les immenses jardins du palais Coriolani, un pavillon, modèle de riche et gracieuse élégance, qu’on appelait le Romitorio- Dolci. Le vénérable banquier de la cour y avait ses appartements de plaisance, dont il n’abusait point, à vrai dire. Il n’en était pas de même tout à fait de Nina, sa charmante nièce, dame d’honneur de la princesse de Salerne. Nina aimait ce réduit délicieux, suffisamment séparé du palais principal pour que la médisance n’eût point à mordre. Elle était, du reste, à la cour du roi de Naples, dans une position exceptionnelle. On l’y traitait en dame, parce qu’elle avait manifesté l’intention très arrêtée de ne se marier jamais. Son caractère hardi, son esprit à la fois charmant et redoutable, la fortune de son oncle Massimo Dolci, que l’on présumait énorme, la faveur avouée de la princesse de Salerne, tout cela tenait à distance les aiguillons de la malice. Nina faisait ce qu’elle voulait. Les gens chagrins ou jaloux, qui avaient voulu de temps en temps gêner sa libre fantaisie s’en étaient toujours repentis. Sous le couvert du nom de son oncle, elle habitait fréquemment ce pavillon, quand son service ne la retenait point à la cour; c’était là son poste de bataille. La dame d’honneur de la princesse de Salerne redevenait la Fiamma, le gentil et puissant lieutenant de Beldemonio. Elle avait fait du pavillon Dolci un petit temple charmant. Elle s’y plaisait. Bien souvent elle y passait de longues heures toute seule, s’entretenant avec ses souvenirs. Pour se rendre du palais au pavillon Dolci, il fallait traverser le jardin dans toute sa longueur. Ce n’était pas Nina qui était en ce moment dans le boudoir orné de ravissantes peintures; c’était dona Angélie Doria. Angélie attendait Fulvio. Elle était calme, ou plutôt il y avait en elle je ne sais quelle résolution sombre et hardie qui n’était point dans sa nature. Elle regardait souvent le sentier bordé de lauriers roses qui allait s’enfonçant et tournant parmi les bosquets. C’était par là que le prince Fulvio allait venir. Et le prince Fulvio tardait au gré d’Angélie, pour qui jusqu’alors tout avait été sourire ici-bas, et qui n’avait pas encore appris la dure science d’attendre. Fulvio était parti du palais sur les pas de Nina, qui lui avait annoncé la présence d’Angélie. Cette ombre profonde, où ses espoirs et ses aspirations s’étaient noyés un instant, allait s’éclaircissant. Il redevenait lui-même. Le jour se faisait pour lui, et, selon la versatilité même de sa nature, toutes les choses qu’il venait de voir tristes et voilées de deuil se coloraient maintenant, comme si un gai rayon de soleil les eût tout à coup frappées. En quittant le salon où avait eu lieu son entretien avec la comtesse, veuve de Monteleone, il prit incontinent le chemin du pavillon Dolci. Il n’avait qu’une pensée à cet instant, baiser la main d’Angélie et lui rendre grâces à genoux. Mais avez-vous remarqué cela? Une chose singulière, curieuse assurément, et tout aussi incontestable que la lumière du jour! avez-vous observé ce phénomène de la maturation de l’idée? L’idée surgit tout à coup, comme le fruit mûr se détache soudain de l’arbre. Il y avait loin du palais au pavillon Dolci; une route charmante, tout ombreuse et fleurie, le long de laquelle, çà et là, les statues blanches souriaient dans le feuillage noir. Entre deux se trouvait le labyrinthe, cet écheveau de charmilles qui ne manque jamais aux jardins mythologiques. À défaut du fil d’Ariane, pour marcher droit dans ce dédale mignon, il fallait au moins regarder devant soi. Le prince Fulvio avait entamé sa route à grands pas. Au bout d’une minute, vous l’eussiez trouvé au fond du labyrinthe, la tête penchée sur sa poitrine, pensif, perdu et allant au rebours de sa direction première. L’idée était mûre, elle venait de se faire jour. Mais les circonstances la rendaient si invraisemblable, cette idée, que le prince Fulvio dut la repousser tout d’abord. C’était du roman, c’était de la comédie, du roman double, de la triple comédie! Fulvio n’en voulait pas, de cette idée, qui donnait pour dénouement à sa vie une péripétie alambiquée et vulgaire. Il se roidissait contre elle de toute la force de ses répugnances; cela ne pouvait pas être. La carrière d’un homme de sa taille, à qui Dieu donna la vigueur indomptable, l’audace, la foi, tout ce qu’il faut pour lutter et pour vaincre, ne peut pas finir comme ces petits imbroglios nigauds qui amusent la foule dans les théâtres populaires. Il haussait les épaules avec dédain, ce beau Fulvio. Il avait aux lèvres un sourire de mépris. Il murmurait dans la sincérité de son coeur: -C’est insensé!... c’est impossible... Mais le rouge lui montait au front. Mais la pâleur venait remplacer bientôt l’incarnat de ses joues. Mais il était ému, inquiet, presque tremblant. Mais il s’arrêtait machinalement parfois, et vous eussiez vu perler des gouttes de sueur à ses tempes. -Pourquoi n’ai-je pas songé à cela plus tôt? se demanda-t-il. Fulvio s’arrêta sous le bosquet. Il s’assit sur un banc et tira de son sein le portefeuille où étaient préparés et mis en ordre les papiers qui devaient lui servir, à la villa Floridiana, pour consolider son imposture. Ces papiers étaient ceux qu’il avait trouvés dans l’armoire de marbre, lors de la visite nocturne aux ruines du Martorello. Ils se composaient de six feuilles détachées. La première était l’acte de naissance du jeune Mario, comte de Monteleone, le fils aîné, qui portait le nom de son père et de sa mère. La seconde et la troisième étaient les actes de naissance de Julien et de Céleste. La quatrième était l’acte de mariage de Monteleone avec Maria des Amalfi. La cinquième, composée de deux parties libellées à plusieurs années de distance, contenait le récit de l’enlèvement du petit Mario, puis le récit de l’enlèvement du frère et de la soeur. Il était notarié. Mario Monteleone y avait ajouté quelques observations en marge. Enfin la sixième, entièrement de la main du feu comte, était son testament, adressé à son fils aîné, en cas que la bonté de Dieu pût le mettre jamais à même de l’exécuter. Fulvio avait lu maintes fois ces diverses pièces. Et cependant il les parcourut en ce moment avec une avidité singulière. Évidemment, le sens en était changé pour lui. Évidemment, il y découvrait des choses qui lui avaient échappé jusqu’alors. -Cet homme se sentait entouré d’ennemis! murmura-t-il en déposant le paquet de papiers sur le banc; on devine cela aux précautions qu’il prenait... et sans doute il a dû prendre encore d’autres précautions qui sont restées inutiles, et que je ne connais pas!... Ses mains se croisèrent sur ses genoux; il se prit à réfléchir. -Il aurait mon âge, reprit-il en pensant tout haut, et cette fois, c’était bien véritablement sa fameuse idée qui se traduisait à son insu; il aurait mon âge à peu près... exactement même... du moins tout porte à le croire... Il vint au monde au commencement du siècle... et je ne dois pas avoir plus de vingt-trois ans... quoique ma vie me semble déjà si longue! Il fut enlevé par des pirates, complices d’une trahison domestique... Mon enfance s’est passée sur la mer... Il reprit à la main une des feuilles détachées. C’était par hasard l’acte de naissance du fils aîné de Mario et de Maria. Ses doigts se mirent à le froisser. Il poursuivit: -J’ai beau interroger mes souvenirs... je ne vois, dans le lointain de mes premières années, ni grand château... ni père à cheveux blancs... ni doux visage de mère... Folie! folie! s’interrompit-il avec colère contre lui-même; ne voilà-t-il pas que je songe à tout cela sérieusement! Son sourire voulait être dédaigneux et railleur. Mais il y avait dans ses yeux tant de tristesse! -Les tziganes vinrent une fois vers la baie de Sainte-Euphémie, poursuivit-il, est-ce que mon coeur battit? Non. Mais, s’interrompit-il encore avec une animation soudaine, mon coeur battit dans le cachot du saint Monteleone!... Et combien de fois ne me suis-je pas interrogé avec étonnement, me demandant pourquoi cet intérêt sans motif, ces émotions étranges!... Sa tête se pencha sur sa poitrine. -Ai-je entendu jamais, fit-il comme s’il eût plaidé déjà contre son propre scepticisme, ce nom de Monteleone sans tressaillir jusqu’au fond de mon coeur?... La cause de mon trouble, la cause inconnue, c’était peut-être un vague souvenir!... « Et là-bas, dans la vallée, lorsque je vins, plein de la pensée de ma belle Angélie, ambitieux, ardent, prêt à briser du pied tout obstacle, quelle angoisse me serra l’âme en pénétrant dans cet asile où deux êtres qui m’étaient inconnus avaient joui d’un bonheur simple et tranquille!... « Inconnus! se reprit-il; peut-on appliquer ce mot à ceux qui étaient déjà les meilleurs amis de mes rêves: Mario Monteleone, Maria des Amalfi; le saint homme et la douce martyre!... « Mais il ne s’agit plus de moi. On se trompe soi-même... Il s’agit d’un être privé de raison, d’une pauvre folle qui me prend pour son époux, rajeuni par miracle, et qui me salue de ce nom, que je vais prendre indûment aujourd’hui: Mario Monteleone!... Fulvio subissait une loi; Fulvio était prudent pour la première fois de sa vie. Son désir plaidait pour l’idée tard venue qui était la vraisemblance; sa raison riait et raillait. Et la fièvre lui montait au cerveau, parce que tout cela était en dehors de son plan de bataille, et qu’il n’avait point compté sur ces agitations qui se jetaient au travers de son effort. Il avait besoin de tout son sang-froid. Il le sentait. Sa tête bouillante n’avait déjà plus peut- être le calme qu’il faut à la première heure d’une bataille. Le temps pressait, l’heure du rendez-vous royal allait sonner, et il lui eût été impossible de s’arracher à cette rêverie où il était entré avec tant de dédain. -Mario! reprit-il froissant toujours l’acte de naissance entre ses mains brûlantes; elle m’appelle Mario!... elle me demande pourquoi les années, loin de blanchir mes cheveux, avaient ramené la jeunesse sur mon front... « Et plus tard, quand je l’ai revue à son retour de France, après le miracle opéré par la science... quel trouble dans son regard!... Et pendant toute cette entrevue, dont le souvenir restera gravé en moi, dussé-je vivre un siècle, combien de fois son coeur ne s’est-il pas élancé vers le mien!... Il s’arrêta court et reprit: -Il y a plus: malgré ses dénégations, je ne suis pas bien sûr qu’elle ne croie pas encore voir en moi son fils perdu, l’héritier légitime des comtes de Monteleone!... Il se tut. Comme surcroît, d’autres souvenirs lui arrivaient en foule; entre autres, les mots échappés aux Compagnons du Silence, lors de son entrée dans la crypte du couvent du Corpo- Santo. Ces mots le frappaient bien plus vivement qu’à l’heure même où ils avaient été prononcés. -Ce sont les mêmes traits! avaient dit les chevaliers du charbon et du fer. Dans leur bouche, c’était comme un aveu arraché par l’évidence. Il croyait voir encore le regard étonné de ces hommes glisser de son visage au visage du mort. Malgré son ignorance d’alors, malgré son insouciance, ç’avait été pour lui un solennel instant. L’impression renaissait intacte aujourd’hui. Il faisait appel à sa mémoire, et se disait tout au fond de sa conscience: -Oui, ce sont les mêmes traits!... Je retournerai au couvent du Corpo-Santo, je soulèverai encore le marbre de cette tombe... le même miroir reflétera les traits de mon visage, et ceux de Monteleone... Je verrai... je verrai!... Il voulut déposer le papier, qu’il sentait humide entre ses mains baignées de sueur. Mais son regard étant tombé par hasard sur la partie que couvraient naguère ses doigts crispés, un cri étouffé s’échappa de sa poitrine. Entre les lignes de l’acte de naissance, d’autres lignes mystérieuses surgissaient, pâles, mais assez distinctes pour qu’on en pût deviner les caractères. Il est des secrets qu’un aventurier ne peut ignorer. Fulvio connaissait la vertu de certains agents chimiques qu’on appelle en Italie tinte di sapientia, et qui forment une encre invisible jusqu’au moment où le réactif convenable les fasse apparaître aux yeux étonnés. Quelques-unes de ces encres paraissent au simple contact de l’eau; d’autres ont besoin de la chaleur pour renaître. Fulvio ouvrit brusquement son gilet et sa chemise. Il appliqua le papier déjà réchauffé contre sa poitrine qui brûlait, et il sentit dessous les battements précipités de son coeur. -Cet homme se savait entouré d’ennemis, prononça-t-il pour la seconde fois, tandis que ses doigts frémissaient d’impatience; je n’ai sans doute qu’une partie de ses secrets... Frappé coup sur coup par une main invisible, il multipliait ses précautions au hasard... Son regard s’éleva vers le ciel, et il reprit avec un profond mouvement de piété: -Que la lumière se fasse, Seigneur!... J’ai juré de protéger la postérité de Monteleone, et j’ai juré de le venger... Je suis prêt; dussé-je briser mon propre piédestal, je veux accomplir mon serment! Sous ces paroles, il y avait un cri de son âme qui allait répétant: -Si c’était moi!... si c’était moi!... Ce fut lentement et presque timidement qu’il retira de son sein le papier introduit avec tant de vivacité. Il le tint un instant ouvert sans oser y porter ses regards. Mais, enfin, son oeil s’abaissa; tout son corps eut un choc. Ses paupières battirent, et sa joue changea par deux fois de couleur. Il n’y avait que deux lignes tracées à l’encre sympathique. La chaleur de la poitrine de Fulvio faisait revivre directement les caractères. Ces deux lignes disaient: « Le fils aîné de Mario, comte de Monteleone, porte l’écusson de sa maison gravé sur le bras gauche. » Ces sortes de tatouages, si communs chez nous parmi la classe populaire, se pratiquent là- bas même dans les grandes familles. Les serviteurs montagnards y sont fort habiles. Il n’est pas rare de voir des enfants, dans l’Italie du Sud et aussi en Sicile, porter leur nom tatoué en toutes lettres sur le sein ou autour du bras. L’étonnante quantité d’enlèvements qui a lieu sur les côtes et dans le voisinage de la montagne, a sans doute perpétué cette coutume. Mais il y a un fait constaté. Le tatouage, qui, sur la personne des adultes, laisse des traces en quelque sorte indélébiles, s’efface, pour les enfants, vers l’âge de puberté, par suite du grand travail d’élimination qu’amène la crise de l’âge. Aussi, ces précautions ou ces enfantillages sont-ils sans inconvénient aucun. L’année où pousse la barbe enlève ces étiquettes désormais inutiles. Fulvio se leva, le papier s’échappa de ses mains. -Un coeur percé de deux épées!... murmura- t-il, sur le bras!... Je n’ai pas rêvé cela!... Ses yeux avaient quelque chose d’égaré. Il dépouilla son frac avec précipitation, il retroussa la manche gauche de sa chemise et regarda son bras. La peau blanche et fine gardait quelques traces, mais si vagues! Fulvio fouetta son bras où ces marques achevaient de s’effacer. La peau rougit, les traces restèrent blanches; mais il était impossible de retrouver dans ces lignes confuses un coeur percé de deux épées! -Et pourtant, il faut que je sache!... s’écria Fulvio en se redressant les bras croisés sur sa poitrine, il faut que je sache si j’ai une mère, une soeur, un frère... et si c’est mon père, ce mort couché là-bas dans les caveaux du Corpo- Santo!... ce mort qui n’est pas encore vengé! II Le Sommeil De Manuele. Pour savoir, il y avait un moyen: interroger Manuele Giudicelli. Le prince Fulvio répara vivement le désordre de sa toilette, et se dirigea d’un pas rapide vers la partie du palais où l’on avait abrité ce pauvre vieillard blessé. C’était l’aile orientale de l’ancienne maison des Avalos. Manuele avait été couché dans une salle basse, dont la fenêtre ombragée donnait sur le bosquet. Coriolani l’avait tout particulièrement recommandé à ses serviteurs. Il fut surpris de ne voir personne sous le vestibule. La chambre qui précédait celle du blessé était également déserte. Au moment où Fulvio la traversait, une tête de jeune fille, éblouissante de charme et de beauté, souleva la draperie fermée de la portière. Fulvio reconnut du premier coup d’oeil sa chère vision de la nuit précédente, la jeune fille de la maison des Folquieri. Elle sourit à Fulvio, qui déjà lui souriait. Elle mit un doigt sur sa jolie bouche, et, comme si elle eût parlé à un ami: -Chut! fit- elle, il dort! Fulvio s’arrêtait à la regarder et son visage peignait une sorte d’enchantement. -Je vous reconnais bien, lui dit-elle tout bas; c’est vous qui avez laissé la bourse... vous êtes le prince... -M’avez-vous donc déjà vu, chère enfant? demanda Fulvio, qui s’avança vers elle. -Sa voix aussi! murmura-t-elle en devenant sérieuse tout à coup; la voix de mon frère Julien! Cette parole, énigmatique pour tout autre, entrait si bien dans le courant d’idées qui emplissait la cervelle de Fulvio, qu’il lui prit la main pour l’attirer vers lui en disant avec une émotion autre et soudaine: -Vous trouvez que je ressemble à votre frère Julien? -Vous êtes plus beau que Julien, repartit la jeune fille, qui eut aux joues une nuance rosée et qui baissa les yeux. -Vous fais-je peur, Céleste? demanda encore le prince. -Non, répondit-elle les yeux toujours baissés; vous avez été notre bon ange... et puis vous êtes trop au-dessus de nous! Elle releva son oeil clair, où brillait un fin sourire. -C’est en rêve que je vous ai vu, fit-elle, répondant à la première question du prince; si vous ne ressembliez pas tant à mon frère chéri, je n’aurais pas su vous reconnaître. Fulvio mit sa figure au grand jour. -Regardez-moi bien, chère enfant, dit-il; cette ressemblance... -Oh! comme cela... de si près... interrompit Céleste, on ne voit plus... Et puis je n’ai jamais vu mon pauvre Julien costumé comme vous... Et puis encore, je vous l’ai dit, Julien n’est pas si beau que vous. Le valet chargé de veiller sur Manuele entrait en ce moment. -Altesse, dit-il, je vous cherchais... Le docteur Doni n’a pu revenir. Il est à Salerne... Mais il a envoyé à sa place un de ses élèves et amis... -Qui s’appelle?... demanda Fulvio. -Cet imbécile de Petruzzi n’a pas su me dire cela, Altesse. -Et qu’a fait ce docteur auprès du malade? -Ce que font tous les docteurs, Altesse... Il a palpé, regardé, grondé, cligné de l’oeil, hoché la tête... -N’a-t-il point donné de médicaments? -Si fait... et un bon, car le bonhomme dort comme un bienheureux depuis ce temps-là. -Ce médicament était sans doute dans une fiole? -Oui, Altesse, dans une fiole. -Et la fiole doit être sur la table de nuit? -Pour cela, non, Altesse... La fiole est dans la poche du remplaçant du docteur Dom... Je vais vous dire pourquoi... Ce savant médecin a tout bonnement fait ouvrir la bouche au blessé, et lui a mis dessus deux ou trois gouttes de son cordial... Il en a versé aussi quelques gouttes sur la blessure, qu’il avait débandée. Une inquiétude sembla entrer dans l’esprit du prince. Et ce sentiment se refléta aussitôt comme dans un miroir sur le gracieux visage de la jeune fille. -Quelle mine avait le blessé? interrogea Fulvio après un silence. -Altesse, répondit le valet, je ne voudrais point mal parler d’un camarade, assurément... ce serait donc la première fois de ma vie!... mais le Petruzzi est aux trois quarts idiot, chacun sait bien cela. Il m’a dit que le médecin avait lui- même tourné le blessé la tête dans la ruelle en lui disant: « Dormez! » et qu’il avait ajouté en s’adressant au gardien: « Ayez soin de ne le point éveiller avant mon retour... ce serait dangereux... peut-être mortel! » -Mortel? répéta Céleste effrayée. Fulvio montra du doigt la porte au valet, qui sortit à reculons avec force saluts. Dès que le valet fut parti, Céleste, confiante, se rapprocha du prince. -C’est vous qui avez sauvé notre père Manuele, seigneur, n’est-ce pas? dit-elle. Fulvio la prit par la main et la conduisit jusqu’au sofa, où il l’assit. -Enfant, lui dit-il en pressant sa petite main blanche et douce contre son coeur, si tu avais un frère comme moi, l’aimerais-tu? Céleste ne parut point étonnée de cette question. Et pourtant cette question était bien étrange, adressée par le puissant prince Fulvio Coriolani à la pauvre orpheline de la maison des Folquieri. -Je m’attends à tout, murmura-t-elle; savez- vous ce qu’on dit, Altesse, puisque l’on vous appelle ainsi, le long des bords de la mer tiède et bleue, là-bas, dans la ville de Catane, en Sicile? Fulvio la contemplait, souriant et attendri. Le son de sa voix, la poésie imprévue et si suave de sa parole, tout en elle l’attirait et l’enchantait. -Non, répliqua-t-il comme on fait aux enfants aimés, je ne sais pas, Céleste... Que dit-on dans la ville de Catane? -On dit que Dieu protège tout à coup ceux qu’il a tirés d’un grand danger... -Et le danger était grand, dont Dieu t’a préservée, petite fille! -Dieu et vous, Altesse... Si grand, que je frémis chaque fois que j’y pense... Non pour moi, mais pour mon Julien bien-aimé... Je suis pâle, n’est-ce pas?... -Tu es pâle, Céleste, fit le prince, dont le sourire avait pris malgré lui une teinte mélancolique, mais tu l’aimes donc bien, ton Julien? -Quand on n’est que deux, Altesse. Elle rougit, et son regard eut une gaieté sournoise. Fulvio se pencha pour baiser son front, comme eût fait un bon père vis-à-vis d’un enfant à la précoce gentillesse. Mais l’enfant, trop grand, trouvait le père trop jeune. Céleste se recula et cessa de sourire. Son ravissant minois prit une expression de douce et ferme dignité. -Je ne me fâche pas, murmura-t-elle, mais j’ai seize ans, Altesse. Fulvio, en vérité, balbutia une excuse. Elle ne le laissa point l’achever. -Dès ce matin, je l’ai dit, Altesse, reprit-elle, je m’attends à tout... Dieu est bon, notre vie va changer... Vous n’êtes pas mon frère, je ne crois pas cela; ce serait trop de bonheur... -Vrai! interrompit Fulvio, dont le coeur battait, cela te rendrait bien heureuse?... Tu m’aimerais donc, Céleste? -Je vous aime déjà sans cela, répondit-elle sans hésiter... Et comment ne vous aimerais-je pas?... vous êtes notre sauveur. Fulvio fronça le sourcil. -Eh bien, reprit Céleste, ne vous irritez pas, Altesse... Si vous ne nous aviez pas sauvés, je crois que je vous aimerais tout de même. Puis, avec volubilité et d’un accent de caresse: -Mais vous n’êtes pas mon frère... et mes espoirs ne vont pas jusque-là... non!... ce serait comme un conte de fées... Du moins, je suis bien sûre que vous connaissez notre père et notre mère... Comme Fulvio ne répondait pas assez vite à son gré, elle se rapprocha de lui et s’empara de nouveau de sa main. -Dites! fit-elle avec sa délicieuse petite moue. Fulvio repartit enfin d’un accent rêveur et attristé: -Votre père est un saint dans le ciel... La paupière de Céleste, mouillée par une larme, se baissa. Mais elle dit: -Et notre mère?... -Oh! fit le prince, qui sembla sourire à quelque chère et radieuse vision, comme tu vas l’adorer, enfant, ta belle, ta douce mère! Les larmes qui étaient au bord des paupières de Céleste inondèrent tout à coup sa joue. -Ma mère! répéta-t-elle par deux fois, ma mère! Elle ne dit que cela. Son minois, naguère si espiègle, exprimait une grave et profonde extase. -Et quand serai-je dans les bras de ma mère? demanda-t-elle après un court silence. -Aujourd’hui même, répliqua Fulvio; je vous le promets, Céleste. Pour la seconde fois, il oubliait l’heure et son rendez-vous avec Angélie. C’était une grande et calme péripétie qui venait d’avoir lieu dans son existence. Il était parti naguère, non pas même du doute, mais de l’incrédulité la plus complète. Son idée, comme nous avons appelé la voix qui avait parlé soudain au fond de son coeur, n’avait éveillé en lui que de dédaigneuses objections. Aucun événement ne s’était produit pour modifier les croyances de Fulvio. Depuis ce moment où il avait dit: « C’est impossible! » rien n’était venu combattre son incrédulité; rien, sinon cette sourde argumentation du coeur plus forte que toutes les preuves du monde. La révolution s’était accomplie si naturellement et si doucement, qu’il ne s’en rendait aucun compte. Peut-être eût-il été capable de dire encore: « C’est impossible!... » comme ces sournoises amoureuses qui refusent sévèrement le baiser alors qu’il est déjà conquis. Mais cette chose impossible était implicitement acceptée. Il en faisait désormais l’élément principal de sa vie. Il avait une mère, une soeur, un frère! Son âme, trop pleine, avait peine à contenir toute son allégresse. Il regardait Céleste, qui pleurait, n’ayant plus de paroles; la joie de la jeune fille s’ajoutait à sa joie. C’était sa soeur, celle-là qu’il avait eu peur d’aimer. Et n’y avait-il pas en tout ceci la main de la Providence! Depuis le moment où il l’avait aperçue pour la première fois, cette enfant qui ne lui était rien et à laquelle il ne savait pas même donner un nom, il s’était senti grandir et devenir meilleur. Implicitement, il avait rompu avec son passé, au moins dans son coeur. Et, à cet instant où il lui eut suffi d’un mot pour conquérir le témoignage de la veuve de Monteleone, il avait reculé, saisi de pudeur. Céleste laissait sa belle petite main entre les siennes. Ils rêvaient tous deux. Et c’était assurément quelque chose d’étrange, de les voir ainsi l’un près de l’autre... elle, confiante et ne ressentant plus sa timidité d’enfant sauvage; lui, tout habitué déjà à ce calme contentement que son coeur ne connaissait pourtant point hier. On eût dit qu’ils avaient été toujours ensemble. Soudain Fulvio sembla s’éveiller. Il attira la main de Céleste sur son sein. -Et pourquoi tout ce grand désespoir? demanda-t-il en suivant le cours de sa pensée. Il y avait pourtant une pieuse image à votre chevalet... Céleste rougit et baissa les yeux. -Nous avons bien demandé pardon à Dieu! murmura-t-elle; je sais que nous commettions un grand crime. -Mais, pourquoi? insista Fulvio. L’embarras de la fillette redoubla. -Julien voulait être prêtre, murmura-t-elle; mais l’amour est venu... -Est-ce qu’il avait prononcé des voeux? -Non... oh! non... Il est libre. -Alors, pourquoi? répéta le prince pour la troisième fois. -Quand on a porté ses regards trop haut, fit Céleste avec une singulière expression de tristesse. -Il aime une jeune fille riche? -Bien riche... Mais si ce n’était que cela... -Qu’est-ce donc? Noble?... -Oui. Plus noble encore que riche! Elle poussa un gros soupir. Était-ce pour Julien, ce soupir? -Voulez-vous me dire le nom de cette jeune fille, Céleste? demanda le prince doucement. -C’est le secret de mon frère, répondit-elle. Le prince sourit et reprit: -Et vous, Céleste, n’avez-vous point de secret? De rouge qu’elle était, elle devint toute pâle. Deux belles larmes jaillirent de ses yeux, tandis qu’elle répondait. -Oh! non, moi, je n’ai point de secret. -Et vous vouliez mourir, Céleste? Elle releva son regard humide sur Fulvio, puis elle tourna la tête. Fulvio demanda: -Est-ce qu’il est bien riche aussi?... et bien noble?... Céleste s’écria, naïvement étonnée: -Comment avez-vous deviné que je l’aimais? Le prince baisa ses mains. Elle reprit: -Il est noble, il est bien riche... Il est autant au-dessus de moi que les astres brillants de la nuit sont au-dessus de l’humble luciole qui luit à terre sous son brin d’herbe... -Et ne pouvez-vous l’oublier? Une sorte d’indignation se peignit sur les traits mobiles de la charmante fille. -L’oublier! répéta-t-elle, voilà ce qui est impossible. Puis, fixant sur Fulvio son regard limpide et résolu, elle ajouta: -Je saurais souffrir... je ne veux plus mourir. Il y eut encore un silence. Aucun bruit ne venait de la chambre du blessé. -Céleste, reprit Fulvio d’un ton si doux que vous eussiez dit une mère auprès de son enfant, si haut que soit placée celle que votre frère aime, si brillant et si grand que soit celui qui a fixé vos regards, il ne peut y avoir entre eux et vous d’obstacles infranchissables. -Dites-vous vrai? balbutia la pauvre enfant. -Je dis vrai, mais je ne dis pas assez... Fussent-ils, ce jeune homme et cette jeune fille, assis au pied du trône... -Ils sont assis au pied du trône! interrompit Céleste. -Fussent-ils les premiers après le roi, le nom de votre père vous placera au- dessus d’eux. Céleste demeura bouche béante. Après quelques secondes de réflexion, elle secoua sa blonde tête d’un air incrédule. -Vous êtes un prince, murmura-t-elle, et il y a dans vos yeux ce beau rayon de franchise que j’aime tant dans les yeux de mon Julien chéri... Moi, je ne suis qu’une pauvre enfant... Pourquoi voudriez-vous me tromper? Puis, par une réflexion soudaine: -Avez-vous dit tout cela à Julien? -Je n’ai pas vu Julien, répondit le prince. Elle ne fut pas inquiète tout de suite. La surprise vint avant la frayeur. -Qu’ont-ils donc fait de lui? murmura-t-elle. Ceci avait la valeur d’une question détournée. Comme le prince n’y répliquait point, Céleste poursuivit: -Comment se fait-il que je ne l’aie point trouvé auprès de notre père Manuele? La figure du prince exprima un degré plus vif d’attention. -Vous espériez donc trouver votre frère auprès de Manuele? demanda-t-il. Ce fut au tour de Céleste de le regarder; elle était étonnée. -Mais... dit-elle, et sa voix tremblait déjà, puisqu’on est venu le chercher avant moi... -De la part de qui? demanda Fulvio. -Ne le savez-vous point, s’écria Céleste, puisqu’on est venu me chercher ensuite de la même part? Le prince réfléchissait. Céleste l’entendit qui pensait tout haut: -J’ai promis à cette mère de lui rendre ses deux enfants... -Est-ce que ce n’est pas vous?... fit-elle épouvantée; et, si ce n’est pas vous, qui peut avoir tendu ce piège à mon frère Julien? -Nous ne savons pas encore si c’est un piège, répliqua Fulvio en rappelant à lui son calme pour ne pas l’effrayer davantage. Vous connaissez- vous des ennemis? -Hier, je croyais que nous étions deux pauvres enfants orphelins et abandonnés, seigneur... Je vous aurais répondu hier: « Non, nous ne pouvons pas avoir d’ennemis... » Mais vous avez prononcé tout à l’heure des paroles si étranges, que je ne sais plus que penser. Si vous n’avez point voulu vous jouer de moi... si tout ceci n’est point un songe, Julien et moi, nous devons avoir des ennemis. Fulvio fit un signe de tête comme pour approuver cette conclusion. Céleste dit: -Vous savez que nous avons des ennemis? Et tout de suite après: -Vous savez quels sont nos ennemis? Elle se leva frémissante, parce qu’une idée soudaine lui serrait le coeur. -Au nom de Dieu! que craignez-vous pour mon frère Julien? s’écria-t-elle. Le prince agita vivement une sonnette dont le cordon pendait derrière lui. En même temps, il prit la main de Céleste pour l’inviter à se rasseoir. -À quelle heure est-on venu chercher votre frère? demanda-t-il. -Dès le matin, répliqua la jeune fille; à dix ou onze heures. Un valet parut à la porte. -Qu’on m’envoie à l’instant même Cucuzone! ordonna le prince. Et, quand le valet fut parti: -Pouvez-vous, ajouta-t-il en s’adressant à Céleste, me faire la description de l’homme qui est venu chez vous? -Grand et beau, repartit la jeune fille, l’air froid, le visage fatigué et pâli... -Avait-il un accent? -L’accent sicilien, m’a-t-il paru... La sonnette retentit une seconde fois et plus fort. Un autre valet vint au seuil. Malgré les bruits qui se faisaient si près du blessé Manuele, aucun signe ne semblait annoncer son réveil. -Ruggieri! je veux Ruggieri sur-le-champ! commanda Fulvio. Sur son geste impérieux, le valet sortit en courant. Il s’était retourné vers Céleste. -Dites-moi, reprit-il, si vous avez remarqué en cet homme quelque chose de particulier. -Rien, repartit la jeune fille, qui interrogeait laborieusement sa mémoire, sinon que ses paroles, comme les vôtres, seigneur, semblaient annoncer quelque grand et brusque changement dans notre existence... Mais, je vous en supplie, expliquez-moi quelles sont vos craintes... Sur un mouvement d’impatience qui échappa à Fulvio, elle ajouta les larmes aux yeux: -Seigneur!... je n’ai que lui à aimer! Le prince attendri lui baisa la main. -Céleste, dit-il, je suis assez fort pour protéger votre frère... Ne craignez rien... Mais, pour combattre comme il faut, j’ai besoin de savoir... Ne me cachez aucun détail... -Je cherche... fit la jeune fille presque éperdue. -A-t-il prononcé un autre nom que celui de votre père Manuele? -Non. -Vous en êtes sûre... Céleste pressa son front à deux mains, puis elle répondit: -J’en suis sûre!... Ah! s’écria-t-elle tout à coup, je me souviens!... Quand Julien lui a dit qu’il n’avait pas de vêtements pour le suivre, l’homme a répondu: « Souvenez-vous bien de cette circonstance: elle tuera votre ennemi!... » -Votre ennemi, répéta le prince; vous m’avez donc caché quelque chose?... Vous avez un ennemi! -Pas moi, répliqua Céleste en rougissant et en souriant malgré sa peine; c’est Julien qui a un ennemi. -Et vous ne voulez pas dire son nom, Céleste? -C’est le secret de Julien... Écoutez, interrompit-elle, tout cela est si confus dans mon cerveau, que je n’y vois plus... Un autre que vous est venu cette nuit dans notre maison... Ce n’est point vous, n’est-ce pas, qui avez pris la soutanelle de mon frère Julien? - J’interroge, Céleste, repartit Fulvio avec un peu de sévérité dans la voix, mais je ne réponds point. -Non, non!... poursuivit-elle; qu’eussiez- vous fait de ce pauvre vêtement, vous qui semblez si riche?... Mais c’est bien vous qui avez brûlé votre main au réchaud. La main droite de Fulvio restait gantée. -Et, d’ailleurs, acheva Céleste, la bourse... -Avez-vous parlé de tout cela au personnage en question? demanda le prince, dont les sourcils étaient froncés. -Nous en parlions tous deux, Julien et moi, quand il est entré... Je ne sais s’il écoutait à la porte, mais il a dit à Julien d’emporter la bourse avec lui et de se bien souvenir de la brûlure. Fulvio avait la tête penchée sur la poitrine. -Étiez-vous seuls, questionna-t-il encore, quand vous vous êtes éveillés? -Tout seuls. -Combien y avait-il dans la bourse? -Une once d’or simple. Le prince fit un geste d’étonnement. À cet instant, par la fenêtre ouverte donnant sur le jardin, une masse sombre fit irruption dans la chambre. Céleste poussa un cri de frayeur. Cette masse sombre était un homme, un babouin plutôt, car il était tombé d’aplomb sur ses mains, à l’aide desquelles il marchait, agitant les jambes en l’air comme s’il eût voulu saluer poliment la compagnie. Ayant fait quelques pas dans cette position peu usitée, l’homme tourna sur lui- même, le corps arrondi tout à coup en boule, et finit par se tenir immobile, le corps entier supporté par une de ses mains, qui empoignait la pomme d’une chaise. La porte s’ouvrit, et un autre personnage fit son entrée, celui-là sur ses deux jambes courtes et un peu bancales, marchant comme les marins, en arc-boutant ses genoux. Il avait son bonnet sous le bras et fourrait son pouce incombustible dans le fourneau de sa pipe pour l’éteindre. -À bas, Cucuzone! dit le prince sévèrement. L’homme-babouin retomba aussitôt sur ses pieds et se tint droit devant lui dans la position d’un soldat sans armes. -C’est tout de même étonnant, dit le marin Ruggieri en mettant sa chère pipe dans sa poche, qu’un homme de cet âge-là ne puisse pas tenir en repos! Ça n’empêche pas, reprit-il s’adressant à Fulvio, que c’est un joli garçon dans l’occasion... Mais pour la tenue... Il acheva sa phrase en haussant ses larges épaules carrées. Cucuzone fit un geste bouffon et répondit: -Tout le monde ne peut pas avoir des tournures d’ambassadeur comme le cousin Ruggieri. -La paix! fit le prince. Qui a été ce matin à la piazza del Mercato? -Moi, répondit le marin. -Quoi de nouveau? -On fait l’enterrement de la bossue. -Barbe de Monteleone est morte?... murmura le prince avec surprise. -Cette nuit... pendant qu’on dansait au palais Doria. -Après?... -Le Pier Falcone est venu faire son rapport. -Après? -Johann Spurzheim a envoyé chez lui saisir deux boîtes d’or, toutes deux au chiffre de la défunte. -Qu’y avait-il dans ces boîtes? -Comme qui dirait des dragées. Fulvio murmura: -Barbe est morte empoisonnée!... Après? -C’est tout. -Tu n’as point su qu’il ait envoyé quelqu’un à la maison des Folquieri? -S’il plaît à Votre Altesse, interrompit ici Cucuzone, c’est moi qui vais répondre à ceci... J’ai donné ce matin une petite représentation à la garnison du Castel-Vecchio... Ces pauvres camarades ont été enchantés de moi à ce point qu’on a fait la quête sur le rempart et que j’ai eu quinze à vingt carlins... Je voulais voir un peu ce qui se passait de ce côté-là. -Et qu’as-tu vu? demanda le prince. Cucuzone se rapprocha de lui d’un brusque mouvement et répondit tout bas: -J’ai vu le cachot où vous serez ce soir, maître! Et, sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta tout haut: -S’il plaît à Votre Altesse, j’ai vu des torches éteintes tout le long de la balustrade de la maison des Folquieri... Et, comme je ne songeais point à mal, je puis bien dire que j’ai glissé un regard dans certaine chambrette... J’ai vu là une bien jolie fille... qui a droit à tous mes respects, puisque la voici maintenant en votre illustre compagnie! Il riait sous cape, ce Cucuzone. Ruggieri, bien campé sur sa large base, gardait un imperturbable sérieux. -Tu n’as rien vu autre chose? fit le prince. -J’ai vu le jeune homme... Voilà du temps que nous nous connaissons, Altesse. Eh bien, si j’avais rencontré, il y a quatre ou cinq ans, cet enfant-là ou son pareil là-bas, vers Potenza, je sais bien de quel nom je l’aurais appelé... -Que veux-tu dire?... -Mais, poursuivit paisiblement le saltarello, il y a comme cela de drôles de ressemblances dans le monde... Enfin, pour ne pas vous faire languir, j’ai vu aussi l’homme... -Quel homme? -L’homme envoyé par notre digne ami de la piazza del Mercato... -Par Johann! s’écria Fulvio. -Et par où avez-vous vu toutes ces choses, l’ami? demanda Céleste. -Excellence, lui répondit Cucuzone, je m’étais pendu par les pieds au toit de votre lucarne, et ma tête descendait jusqu’au carreau... J’ai remarqué une tête: on ne guette jamais les carreaux supérieurs, sous prétexte que les oiseaux seuls y peuvent mettre l’oeil, c’est un tort. Il salua profondément la jeune fille et résista au désir qu’il avait de marcher un peu au plafond. -Et cet envoyé de Johann, l’as-tu reconnu? interrogea le prince. -Parfaitement, Altesse. -Qui est cet envoyé? -Votre meilleur ennemi. Fulvio frappa du pied avec impatience. -L’homme de Palerme, ajouta Cucuzone. -Si le maître avait voulu, grommela Ruggieri, celui-là ne nous gênerait guère... Il caressa son poignard sous le revers de sa veste de matelot. Cucuzone reprit en se dandinant avec grâce: -Il n’y a pas de temps à perdre... Je me charge de lui, pour peu que le maître... -La paix! interrompit celui-ci; je vous défends de toucher un cheveu de sa tête! Le marin et le saltarello restèrent aussitôt silencieux. Fulvio se leva. -Ce n’est pas moi qui vous ordonne cela, enfants, reprit-il en changeant de ton et en parlant de manière à n’être point entendu de Céleste: c’est la règle... le docteur Pier Falcone a l’anneau du silence... -Où l’a-t-il volé?... ne put s’empêcher de dire Cucuzone. Le regard de Fulvio le fit muet. -Le jeune homme de la maison des Folquieri, continua le prince, doit être à cette heure chez Johann Spurzheim... Il faut que l’un de vous fasse le guet au- dehors, et que l’autre s’introduise dans la maison n’importe comment. -C’est mon affaire! s’écria le saltarello; la masure a des cheminées. -S’il arrivait malheur à ce jeune homme, acheva Fulvio en élevant voix et en regardant Céleste, qui lui souriait les larmes aux yeux, vous m’en répondriez tous deux sur votre vie! III Le Portrait. Angélie était toujours seule. Le beau cadran, supporté par le char emblématique de Diana Lucifera, disait lentement le passage des heures. Angélie était triste, Angélie attendait. C’était la première fois. Alentour, les bosquets odorants étaient muets; nul pas ne sonnait sur le sable d’or des sentiers. Dans ce silence, Angélie guettait un bruit. Sa belle tête pensive s’appuyait sur sa main. Le bruit ne venait pas. C’est à peine si la brise endormie murmurait parfois, balançant à l’improviste les branches paresseuses des lauriers. Nina n’était point venue. Et Fulvio ne venait point. Il y avait, dans ce boudoir charmant, quelques gracieux tableaux de maître et, devant les croisées, deux groupes antiques qui se faisaient pendant. Il y avait aussi une toile moderne: un portrait dans la manière de Van Dyck. C’était un jeune homme, un tout jeune homme, vêtu selon cette mode qu’on est convenu d’appeler allemande et que les Allemands ne suivent point. Là-bas, au fond de la Calabre ultérieure deuxième, sur les grèves de Santa- Eufemia, nous vîmes, un jour, l’original de ce portrait. Il venait de loin et nous ne savions d’où, ce beau jeune homme; il allait où l’appelait le mystère de son destin. Seul, sur cette plage radieuse et déserte, il prit une pelle et une pioche dans la cabane abandonnée d’un pêcheur, et il tourna le coude de la Brentola, cherchant les ruines submergées des forges du Martorello. Quel portrait pouvait être dans le boudoir de Nina Dolci, sinon celui de Fulvio, son bel ami? C’était le portrait de Fulvio. Mais de Fulvio adolescent, tel qu’il était au temps heureux des luttes et des amours, et que Fiamma la tzigane l’avait adoré à deux genoux. Avez-vous souvenir? L’original de ce portrait, ce chevalier d’Athol que nous vîmes pour la première fois dans la carrozza du bon Batista Giubetti, le vetturin de Monteleone, marchait tout rêveur sur les rivages, baignant son regard dans les horizons clairs de la mer Tyrrhénienne. Il prit une fleur desséchée dans son portefeuille, contre lequel son coeur battait; il adora la fleur comme une relique sainte, et il poursuivit, jusque dans le flot, cette feuille que lui dérobait la brise. Jeux d’enfants amoureux! Eh bien, cet Athol, si jeune et si beau, avait des années de plus que le portrait. Ses cheveux avaient bruni, déjà ses yeux ne gardaient plus cette féminine douceur des regards d’adolescent. La figure du portrait ressortait en blanc sur un fond de clair-obscur où les cheveux blonds se détachaient, moelleux et doux. La figure du portrait était belle et poétique. Vous eussiez presque dit un visage de femme; ou mieux encore, le visage d’un de ces jeunes reclus qui meurent à la vie mondaine et qui passent, tristes et doux, des bancs de l’école à la stalle du prêtre. Ce costume sévère, ce velours sombre, agrafé jusqu’au col, prêtait à la comparaison. Cela montait comme une soutane. Angélie était assise juste en face de ce portrait. Ses yeux étaient tombés bien des fois sur la toile, et toujours son regard s’en détournait avec une expression de frayeur, nous dirions presque d’angoisse. Elle souffrait; ce n’était pas sa fierté, blessée par l’attente, qui était sa principale souffrance. Vous l’eussiez bien vu quand ses deux mains se portaient soudain à son coeur et que sa joue devenait toute pâle. Elle souffrait; mais parfois elle se redressait indignée, comme si elle avait eu honte de son mal. Alors ses lèvres s’entrouvraient et quelques paroles tombaient avec lassitude. -J’ai désobéi à mon frère... murmurait-elle; j’ai douté de mon frère... seigneur! Qu’y a-t-il donc au fond de mon âme? La pauvre belle tête se courbait sous je ne sais quel remords, trop faible contre sa passion. Mais qu’était sa passion? et pourquoi son regard se détournait-il de ce portrait? Fulvio devait avoir dix-huit ans quand on avait fait ce portrait. Angélie connaissait quelqu’un qui ressemblait mieux à ce portrait que Fulvio lui-même. Angélie avait peur et n’osait contempler ces traits qui lui parlaient d’un autre que Fulvio. Elle se disait dans son âme troublée: -Je suis bien sûre de cela... S’il m’aimait, je serais forte. Et, parmi le nuage qui obscurcissait sa conscience, une question se faisait jour en dépit d’elle-même: -Et moi, pensait-elle, et moi... ai-je pour lui mon amour d’autrefois?... Pour répondre, il ne fallait pas regarder le portrait, car cette blanche figure qui se détachait de la toile sombre, ce n’était plus Fulvio. C’était l’adolescent, au visage mélancolique et suave qu’Angélie avait rencontré à l’église de Saint- Janvier-des-Pauvres; celui-là qui avait mis la main sur son coeur défaillant, un jour qu’elle passait près de lui... Le jeune saint dont elle avait parlé à Nina Dolci, au bal du palais Doria. C’était lui, trait pour trait. Et cette ressemblance avait pour Angélie quelque chose de surnaturel. Elle y voyait comme une prédestination. C’était Fulvio qui troublait son pauvre coeur sous cette forme nouvelle: Fulvio comme elle l’eût voulu, comme elle l’eût mieux aimé, Fulvio gardant son âme jeune et vierge, Fulvio sans son histoire galante, sans son passé de don Juan heureux. Et, aujourd’hui qu’elle était seule dans la maison de son fiancé, aujourd’hui qu’elle avait risqué cette démarche, résolument et de parti pris, pour mieux river la chaîne qui la liait à Fulvio, Angélie n’éprouvait point ce calme qui suit d’ordinaire toute grande détermination. Son coeur se serrait dans sa poitrine et ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle n’osait plus regarder ce portrait fascinateur qui lui parlait mystérieusement d’un autre que Fulvio. Pour fuir ces pensées qui l’obsédaient et l’opprimaient, elle était obligée de se réfugier jusque dans sa piété profonde et de se dire: « Il appartient à Dieu!... » Elle fut longtemps ainsi, immobile et les yeux fermés. Pourquoi Fulvio n’était-il pas là? pourquoi ne la défendait- il pas contre elle- même? Sa tête brûlante lui pesait. Elle mit ses belles mains sur son visage en feu et un gémissement s’échappa de sa poitrine. -Je deviens folle! murmura-t-elle. À travers ses paupières closes, ses belles mains, étendues comme un voile, elle voyait toujours ce suave et séraphique sourire... Le soleil descendait déjà à l’horizon. Ses rayons, qui passaient entre les clairs feuillages des acacias plantés en quinconce devant le pavillon, venaient se jouer sur le front d’Angélie. Tout à coup, une ombre se fit. Angélie devina qu’il y avait quelqu’un entre elle et la fenêtre. C’était Fulvio qu’elle attendait: ce fut à Julien qu’elle pensa; pour elle, c’était Julien qui se tenait là debout; ou plutôt, car sa fièvre la jetait dans des espaces fantastiques, c’était le portrait vivant, détaché de la toile, qui venait écarter ses mains pour la forcer à le contempler encore. -Angélie, dit une voix grave et douce à son oreille, pourquoi pleurez-vous? Le rêve s’évanouit comme ces brumes folles que chassent au matin les brises du mois de mai. Toutes ces vagues terreurs tombèrent à la fois. Elle découvrit sa figure tout à coup souriante. Fulvio la sauvait toujours d’elle-même; il suffisait, pour la rendre à la raison et au bonheur, de la présence de Fulvio, comme il suffit du premier rayon de l’aurore pour chasser à la fois tous les fantômes de la nuit. -Merci d’être venu! murmura-t-elle en lui tendant la main. Fulvio fléchit le genou pour porter cette main à ses lèvres. -Prince, lui dit la jeune fille d’un ton de reproche où il n’y avait point de colère, je ne savais pas ce que c’était que d’attendre. Coriolani ne s’excusa point. Ses lèvres restaient collées sur la main d’Angélie, qui souriait, plus pâle, et dont le sein battait. C’était quelque chose d’admirable que de voir en face l’une de l’autre ces deux créatures si parfaitement belles, ces deux fiers chefs-d’oeuvre de Dieu. Impossible de ne point se dire, à leur aspect, que cette vierge superbe était faite pour ce jeune homme au port héroïque. Ils aimaient; leurs yeux le disaient et il semblait que la nature dût fêter ces splendides épousailles. -Fulvio, Fulvio, reprit Angélie, vous m’avez dit hier: « Il faut que je vous voie... » Moi aussi, j’avais besoin de vous voir... Je suis malade de coeur et tourmentée... Soyez mon médecin, Fulvio; guérissez-moi! Elle baissa les yeux parce qu’elle voulait un mot qui encourageât ses confidences. Fulvio n’était point venu pour cela. Il resta agenouillé au-devant d’elle et dit: -Je vous demandais pourquoi vous pleuriez, Angélie. Vous ne m’avez pas répondu et vous avez bien fait. Qu’était-il besoin? Je suis la source de ces chères larmes, que je voudrais sécher à force de baisers... Vous avez désobéi à votre frère, que vous chérissez comme le meilleur des pères... et, tout en lui résistant, vous avez ouvert votre coeur à quelques-uns des soupçons qui sont dans le sien... Vous souffrez, vous avez comme un remords... n’est-ce pas cela que j’ai deviné, Angélie? Elle courba la tête. Telle aurait dû être sa préoccupation en effet. Mais elle n’avait pas seulement songé à son frère. Fulvio la contemplait avec une admiration pleine d’amour. -Je ne vous avais jamais vue si belle, Angélie! murmura-t-il. Une larme roula entre les paupières de la jeune fille. Ses lèvres étaient toutes pâles. -Fulvio! prononça-t-elle si bas qu’il eut peine à l’entendre, je donnerais ma vie pour être sûre de votre amour! -Je vais donner plus que ma vie pour m’assurer du vôtre, comtesse, répondit le prince, dont la voix se fit triste. Elle leva sur lui ses grands yeux étonnés. Ils restèrent ainsi un instant, se regardant tous deux. Elle était loin, l’image fantasque qui fatiguait les rêves de cette vierge. Fulvio était là, son Fulvio, son vainqueur. Elle aimait profondément, ardemment. Elle était heureuse. Fulvio sentait renaître en lui la sainte fièvre des premières tendresses. Il semblait qu’aucune force humaine ne pût désormais barrer la route fleurie de leurs félicités. -Angélie, reprit Fulvio, j’ai mis en vous, en vous seule, tous mes espoirs d’avenir... Si vous m’aimez, j’aurai le paradis sur terre... Si je me suis trompé, tout est fini pour moi, je le sens... et je le veux! -Si je l’aime, balbutia la Doria, dont les beaux yeux se voilaient; Vierge mère! il demande si je l’aime! Fulvio continuait comme s il n’eût point entendu: -Si vous m’aimez, Angélie, ce jour sera le plus beau de nos jours. Les soupçons dont je parlais tout à l’heure, les soupçons de votre frère tomberont, car c’est un noble coeur et je sais qu’il n’essaiera point de nier la lumière quand la lumière sera faite... si vous m’aimez... -Mais je ne veux pas que vous parliez ainsi, prince, interrompit Angélie; je suis dans votre maison et je vous laisse à mes pieds. Il y eut une nuance d’amertume dans le sourire de Fulvio. -Pardonnez-moi, dit-il en portant respectueusement la main de la Doria jusqu’à ses lèvres; c’est que l’amour comme je l’entends est rare... Je ne veux pas de l’amour de tout le monde... de même que j’aime, je veux être aimé! -Puissiez- vous m’aimer comme jamais on n’aima ici-bas, prince! murmura Angélie de cet accent qui ne peut partir que du coeur; je ne craindrais pas encore de mesurer ma tendresse avec la vôtre. -Que Dieu vous entende, dona Angélie Doria! fit lentement Coriolani. Ses regards brûlaient Angélie. Elle reprit en détournant les yeux: -Dites-moi, prince, comment il vous plaît d’être aimé. -Il me serait plus aisé, répondit Fulvio, de vous dire comment je vous aime... Mais ceci n’est point un entretien d’amour, ma belle, mon adorable Angélie... Je ne sais pas parler d’amour, je ne sais qu’aimer... Un mot se pressa sur les lèvres de la jeune fille. -Non... non... fit doucement Fulvio, comme s’il l’eût deviné, ne dites pas cela, Angélie! ces vulgaires reproches iraient mal sur vos lèvres divines... J’ai aimé, c’est vrai; pourquoi mentir?... Ai-je aimé jamais autant que je vous aime?... Peut-être... l’heure où l’âme s’éveille produit de ces miracles... Mais ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai pas aimé de la même façon... Vous avez fait naître en moi le respect, je dirai presque l’idolâtrie... C’est avec entraînement, et c’est avec réflexion aussi que je vous confie toute ma destinée... C’est avec un orgueil infini que je nourris l’espérance de vous avoir pour compagne inséparable de ma vie... Je ne vous promets pas d’être constant, comtesse; la pensée même d’un autre amour ne peut plus me venir: ce serait une insulte à vous, un outrage à moi... Je suis à vous: devant Dieu, je le jure! Il n’y a rien de mon âme qui ne soit à vous, si vous m’aimez. Ce dernier mot tua le charmant sourire d’Angélie. Jusqu’à ce dernier mot, elle avait écouté, plongée dans une sorte de ravissement. -Encore! fit-elle, tandis que ces sourcils délicats se fronçaient malgré elle. -Je vous le dis, Angélie, continua Fulvio suivant la pensée qui le dominait en ce moment, tous les obstacles amoncelés sur mon passage par l’envie ou la haine sont écartés ou brisés... Ce nom de Monteleone qui m’appartient, mais qui semblait si fort au-dessus de ma portée, ce nom est à ma merci; je n’ai qu’à tendre la main pour le prendre... Je suis au pinacle, je triomphe: il n’y a plus, entre nous et le bonheur qu’une barrière, c’est vous! -Moi? se récria la belle Doria. -Vous, Angélie, qui, peut-être, n’accepterez point les conditions de mon amour. -Elles sont donc, ces conditions, bien inacceptables, seigneur? -Déjà votre accent a changé, dit Fulvio avec mélancolie; je vois dans vos regards la défiance naissante et la révolte de l’orgueil... Il est encore temps, signora, le pacte n’est pas conclu... -Avez-vous donc désir qu’il soit brisé, seigneur? fit la belle Doria tout en larmes. -Que Dieu me juge! répondit Coriolani; si ce radieux espoir que j’ai mis en vous est déçu, je meurs! Elle essuya ses yeux et le regarda en face. -Épargnez-moi ce supplice! prononça-t-elle d’une voix altérée; si vous ne croyez pas en moi, mettez-moi à l’épreuve. -Signora, repartit Fulvio, je suis venu pour cela. Et, comme elle se redressait offensée, il poursuivit de cette belle et harmonieuse voix qui savait si bien la route du coeur: -Vous êtes pure comme les anges, comtesse, je le sais... mais si, tout à coup, quelque révélation terrible me montrait votre passé sous un autre jour, je ne cesserais point de vous aimer. Une vive rougeur colorait le front et les joues d’Angélie. Son regard inquiet se baissa. Elle garda le silence. Un instant, Fulvio sembla hésiter. Ce ne fut qu’un instant. Sa voix se fit soudain plus brève et plus incisive, tandis qu’il reprenait: -À quoi bon chercher des voies détournées, comtesse? Cet entretien ne peut se prolonger; nous souffrons tous les deux... -C’est vrai, balbutia Angélie, je souffre. Elle retira sa main pour la porter à son coeur. -C’est la lâcheté de ma conscience, dit Fulvio, qui se redressa et dont le regard brilla de toute sa fierté; voici ce que je veux savoir, comtesse: y a-t- il au monde quelque chose qui puisse vous empêcher de m’aimer? Elle le regarda comme si elle eût frayeur de voir de la folie dans ses yeux. Puis elle dit: -Je ne vous comprends pas. -Il faut que vous me compreniez, pourtant, Angélie, car tout va dépendre de votre réponse... Vous m’aimez, je le sais: vous me l’avez dit... Mais aimeriez-vous encore en moi le malheureux dépouillé de son prestige, l’homme tombé, le lutteur vaincu? Si vous appreniez un jour... -Je crois... je crois, l’interrompit Angélie, que je mourrais alors, Fulvio, mais que je ne cesserais pas de vous aimer. -On ne meurt pas quand on aime... -Je suis la Doria! prononça lentement Angélie. -Votre orgueil est plus fort que notre amour, n’est-ce pas? Elle eut froid dans le coeur, mais elle répéta: -Je suis la Doria. Puis, avec des larmes plein les yeux: -Sais-je ce que je ferais, seigneur? Au nom du ciel, ayez pitié de moi... Expliquez-vous... Qui êtes-vous? Qu’avez-vous fait?... Je vous demande grâce... Parlez! -Je suis Mario, comte de Monteleone, répondit le prince. La joie brilla dans les regards d’Angélie. -Mais, ajouta-t-il en appuyant sur chacun de ces mots et d’un ton en quelque sorte provocant, ma vie passée ne va pas à mon nom... La comtesse Doria pourrait me reprocher plus tard de l’avoir trompée. La jeune fille pâlit de nouveau. -Vous n’avez pu descendre jusqu’à la honte! murmura-t-elle. -La honte? répéta le prince. Ceci est un mot, comtesse... Mais ne m’interrompez plus: d’une parole, je vais tout vous dire. Nina Dolci vous a raconté ce matin l’histoire d’un bandit des Calabres... -Le Porporato! balbutia Angélie. -Le Porporato, madame... Cette histoire vous a frappée, je le vois. -Auriez-vous fait comme lui, seigneur? Il s’éloigna d’un pas et répondit d’une voix sourde: -C’est moi qui suis le Porporato, comtesse. La belle tête d’Angélie se renversa sur le dossier de son fauteuil. Fulvio attendait. -Angélie, dit-il après un long silence, je ne plaide pas ma cause... je vous dis seulement qu’à cette heure vous êtes mon unique amour... quoi qu’il arrive, j’en fais serment, cet amour sera le dernier... Vous êtes juge en suprême ressort et sans appel... Une voiture aux armes de votre maison attend à la porte du palais qui donne sur les champs... personne ne vous a vue entrer; personne ne vous verra sortir... l’heure de vous rendre à la villa Floridiana est venue... vous êtes libre. Un sanglot souleva la poitrine de la belle Doria. Ses yeux s’ouvrirent; son regard tomba sur le portrait qui lui faisait face. Elle eut comme un mouvement d’horreur. Vous eussiez dit qu’elle cherchait tout autour d’elle un refuge. -Non! non! s’écria-t-elle en mettant ses deux mains au-devant de ses paupières, je ne veux pas! je ne veux pas! C’était de l’égarement. Tout son beau corps tremblait au choc d’une mystérieuse épouvante. Elle se leva et chancela aussitôt. Fulvio s’élança pour la soutenir. Elle lui jeta ses deux bras autour du cou, en disant: -Je t’aime! je veux t’aimer! Il y avait là quelque chose d’étrange. Fulvio n’avait pas le secret de cette émotion. -Jurez-moi! s’écria impérieusement la Doria, dont la fierté cherchait un abri n’importe où, jurez-moi que vous êtes Mario, comte de Monteleone. Elle s’était tournée de manière à ne point voir le portrait; mais l’image était devant ses yeux et son âme ressentait une inexprimable détresse. C’était l’abîme, et je ne sais quel magnétisme irrésistible l’y entraînait. Son coeur lui criait cette vérité qui la navrait: -Fulvio seul peut te défendre contre cet amour qui est le crime! Julien! Julien! pauvre âme pure et sainte! Tout le coeur de Julien était dans ce regard qu’il lui avait jeté à l’église Saint-Janvier. Quand Fulvio était là, près d’elle, Fulvio, l’amour fascinateur, elle sentait engourdir en elle cette passion vainement combattue. Elle croyait aimer Fulvio, et peut-être l’aimait-elle. Mais, Fulvio absent, Fulvio perdu pour toujours, elle n’avait plus de défense. Pieuse comme elle l’était, à la façon italienne, l’horreur la prenait en songeant qu’elle allait disputer un coeur à Dieu... -Je jure, répondit cependant Fulvio, que je suis Mario comte de Monteleone. -Alors, dit vivement Doria, mon frère et moi, nous avons votre héritage. -Si vous ne m’aimez pas, Angélie, repartit Fulvio avec simplicité, je n’ai plus besoin d’héritage. Elle se redressa; son geste fut plein de fougue et son regard eut un éclair. -Vous m’annonciez tout à l’heure qu’une voiture aux armes de ma maison m’attend à la porte du palais. Je veux que vous y montiez avec moi... Il me plaît de brûler mes vaisseaux et d’arriver à la cour en votre compagnie. -Y pensez-vous, comtesse?... -J’y pense, seigneur. Est-ce que vous reculez? Il prit sa main, qu’il pressa contre ses lèvres. Angélie s’inclina et mit un baiser sur son front. -Je scelle nos fiançailles! dit-elle avec un sourire étrange. -Que Dieu vous rende, madame, dit Fulvio dans le recueillement de sa joie profonde, tout le bonheur que vous me donnez... Vous êtes à moi désormais, et malheur à qui voudrait nous séparer! Il sonna; et, déchirant une page de ses tablettes, il y écrivit quelques mots à la hâte: -À ceux qui attendent devant la galerie d’Apollon, dit-il au valet qui se présenta, en lui remettant le billet. Puis il prit la main d’Angélie et l’entraîna vers la voiture. Ceux qui attendaient dans la galerie d’Apollon étaient les maîtres du silence: Amato Lorenzo, devenu banquier; Massimo Dolci, Policeni Corner, monté en grade sous le nom du cavalier Ercole Pisani; Marino Marchese, transformé en intendant de la police royale moyennant cette longue et nouvelle étiquette, Andrea Visconti- Armellino; enfin le bon grand capitaine Luca Tristani, présentement colonel San-Severo. Il y avait longtemps qu’ils attendaient et ils étaient inquiets. Le billet que leur apporta le valet, de la part du prince Coriolani, était en chiffres, et ainsi conçu: « Ce soir tout sera fini, vous serez riches et libres. Jusqu’à nouvel ordre, tenez-vous à l’écart des ventes, nous n’avons pas besoin de l’alliance des carbonari. « Veillez et soyez prêts à tout événement. Parfois le plus terrible de la lutte est l’heure même du triomphe. » Point de signature. Armellino, Pisani et le vieux Massimo Dolci se serrèrent la main joyeusement. -Corpo di Bacco! dit le bon colonel San- Severo, je voudrais quand même bien comprendre quelque chose à nos propres secrets. -À nos postes! commanda le vieux Massimo; nous allons tous à l’aveuglette, mon bon Tristani... Mais, pourvu que le maître voie clair, la partie est belle! IV La Villa Floridiana. Dans les merveilleuses maisons de plaisance qui entourent Naples, et qui sont l’orgueil de ses campagnes, la plus ravissante, peut-être, est ce palais d’été que le prince de Torella fit restaurer vers le commencement de ce siècle pour sa seconde femme, la belle princesse-duchesse de Partanna et Floridia. Elle est située sur la pente occidentale du Vomero, non loin de cet autre paradis terrestre, la villa des princes di Belvedere; le chevalier Nicollini, gracieux architecte, y prodigua toutes les ressources de son goût délicat et un peu entaché de mignardise. Ferdinand, roi de Naples, l’avait achetée en 1820, après la mort de la duchesse Floridia, pour en faire présent à la duchesse de Salerne, sa bru. En 1823, époque où se passe notre histoire, la cour de la villa Floridiana était aussi nombreuse que celle de Capodimonte lui-même ou de Palazzo-Reale, à cause de la faveur éclatante que le roi accordait à la femme du second de ses fils. Ces magnifiques jardins, jetés sur la pente de la colline, en face du riant coteau de Chiaja, découvraient en éventail les plages, la rade, les îles, et, par-dessus la ville, ce cône menaçant et redoutable d’où se rua la lave qui engloutit Pompéi, le mont Vésuve. Il était quatre heures de relevée. Depuis deux grandes heures, par conséquent, l’assemblée de famille royale, convoquée par Ferdinand en personne aurait dû être ouverte. Mais les princesses, dispersées dans les jardins, gardaient encore le bras de leurs cavaliers, le roi n’avait pas paru. Le héros de ce conseil de famille, le prince Fulvio Coriolani, faisait comme le roi; personne ne l’avait vu. Par contre, les courtisans, qui voulaient savoir le résultat de ce solennel conciliabule, commençaient à remplir les vertes allées où le soleil oblique ne glissait plus que de tièdes rayons. Personne n’ignorait qu’il s’agissait du prince Fulvio Coriolani. Tout le monde croyait deviner que le principal point de la délibération avait dû porter sur le mariage du prince avec dona Angélie Doria. Parmi les grands seigneurs convoqués était, en effet, le comte Lorédan avec son ami et cousin, le marquis du Ruffo, qui avait la vice-tutelle d’Angélie. Le conseil ou assemblée devait, quant au reste, se composer ainsi: le roi, les princes, fils du roi; les princesses, filles et brus du roi; les princes du sang; le baron d’Anspach- Boccaromana, secrétaire de la chambre privée du roi; trois secrétaires d’État, au nombre desquels était le seigneur Carlo Piccolomini; cinq membres supérieurs de la noblesse napolitaine. Chacun avait pu faire la remarque suivante: le conseil, ainsi composé, était précisément le même qui, trois ans auparavant, avait réglé l’état civil de Gaetano Biffi-Miranda, des princes Biffi et des ducs Miranda, qui n’avait ni papiers de famille, ni preuves palpables de sa naissance. Gaetano Biffi-Miranda, et prince Biffi, l’un des amis les plus intimes de Fulvio Coriolani, était parmi les cinq possesseurs de l’ordre de la noblesse. Lorédan Doria était aussi du nombre des votants. Mais on n’était pas éloigné de penser qu’il s’agirait d’autre chose, et que les délibérations de l’auguste conseil ne porteraient pas sur le mariage seulement. On parlait vaguement, mais on parlait, de graves changements qui pourraient avoir lieu sous peu dans l’entourage royal. Les événements de la nuit précédente au bal du palais Doria avaient produit une profonde sensation parmi les politiques de la capitale napolitaine. Mais voici de quoi surtout l’on parlait. La même question était dans toutes les bouches: -Pourquoi Coriolani ne vient-il pas? Pourquoi le conseil n’a-t-il pas eu lieu à l’heure indiquée? Les groupes se disséminaient, graves et affairés. Vers quatre heures, Lorédan Doria, pâle et le visage bouleversé, s’approcha du cercle qui entourait la princesse de Salerne, dans le grand salon de verdure. Après avoir salué respectueusement la bru du roi, il s’approcha de dona Nina Dolci et lui parla bas. Nina répondit tout haut, et avec une sécheresse qui n’échappa à personne: -M’a- t-on donné à garder la noble Angélie Doria? Ce disant, elle échangea un regard avec sa maîtresse. Le bruit courut aussitôt de toutes parts que dona Angélie Doria avait disparu. Une chose singulière, c’est que la disparition de la belle comtesse ne semblait point émouvoir les personnes royales. Et de tous côtés on entendait: -Le roi est enfermé dans son cabinet. -Le roi est triste et soucieux. -Le roi a refusé sa porte à tout le monde... même à Son Altesse royale François de Bourbon! Et, quand on demandait par hasard: -Le roi est-il seul? Quelques-uns, soi-disant mieux informés, répondaient en hochant la tête: -Non, le roi n’est pas seul. Alors on cherchait dans la foule des courtisans afin de voir qui était absent; personne ne manquait, personne de marquant, à tout le moins. Qui donc pouvait être avec le roi? Mille questions se croisaient auxquelles nul ne pouvait faire réponse. Le principal groupe de courtisans s’était posté dans la grande allée d’orangers qui faisait face au perron royal. De là, on pouvait voir parfaitement les croisées du cabinet où Ferdinand de Bourbon recevait ses serviteurs d’élite, quand il venait chercher un peu de repos à la villa Floridiana. Les croisées étaient toutes fermées et les stores soigneusement rabattus. Ce pavillon avait l’air d’une maison abandonnée. À chaque instant, de nouveaux arrivants venaient grossir le nombre des gentilshommes rassemblés sur ce point, ils interrogeaient, ils étaient interrogés. Pourquoi la porte de Sa Majesté était-elle défendue? Rien ne transpirait, cependant, là-bas, dans la réunion des princesses, qui tenaient leur cour sous les beaux ombrages du salon de verdure. La princesse de Salerne était d’une gaieté charmante. Le retard de son royal beau-père la contrariait, mais c’était seulement à cause de l’opéra qu’il faudrait manquer peut-être. Les princes causaient à l’écart avec quelques- uns de leurs familiers; on avait entendu l’héritier de la couronne dire, répondant à une observation du comte de Castra-Giovanni: -Il n’y a qu’un homme capable de dominer cette situation. Il y a des nouvellistes à Naples comme partout. Le métier y est seulement un peu plus dangereux qu’ailleurs. -Seigneurs, dit, en abordant le groupe des courtisans, le marquis de Zanone, jeune éventé qui mangeait assez gaiement deux châteaux qu’il avait dans la Basilicate, la maison de notre respecté directeur de la police est tendue de noir... J’avais parié de voir son visage avant son décès; cela me fait perdre cent onces doubles! -Console-toi, marquis, lui répondit le camerlingue Casabianca, la tenture est pour la directrice. -Une bossue d’esprit, dit-on, ajouta le brigadier Michel Madrina. Et tout le monde: -N’as-tu que cette nouvelle à nous annoncer, marquis Zanone? -Mon sac est plein, répondit celui-ci; mais, puisque le digne seigneur Johann Spurzheim n’est pas mort, je garderai bouche close, mes excellents amis. -Crois-tu que nous irions lui redire tes fadaises, Zanone? demanda Madrina en riant. -Je sais, répondit le marquis, que, dans une si vénérable assemblée, il ne peut y avoir que d’honnêtes seigneurs... Mais, depuis quelque temps, les honnêtes seigneurs ont de la peine à vivre... Les truffes sont chères et le vin de France est monté à des prix extravagants... Le passage noir qui mène au cabinet particulier du directeur a ses petits secrets, mes compagnons; et tout le monde sait bien que je suis la prudence même! Le cercle entier éclata de rire à cette déclaration inattendue. Le petit marquis promena son regard à la ronde. -Seigneurs, dit-il, si vous me promettez de garder bien fidèlement la discrétion convenable, je vais vous apprendre des nouvelles à faire dresser les cheveux! - Nous serons muets comme des sépulcres, marquis. Parle! parle! Zanone prit un air important. -Pour commencer par le commencement, chers seigneurs, continua-t-il, le professeur Zucca Cocomero, secrétaire de l’académie de Salerne, a prédit que nous aurions, ces jours-ci, une terrible explosion du Vésuve. -Ceci est la volonté de Dieu, marquis... Après? -Le même professeur, Zucca Cocomero, que l’Europe nous envie, fait remarquer, dans le Diaro di Salerno, que les étoiles filantes, si nombreuses à Paris au mois d’août, abondent, au contraire, en janvier sous la latitude napolitaine... Il conclut de là... -Marquis, l’interrompit-on, est-ce que tu te moques de nous? -Au ciel ne plaise, mes illustres amis!... Si les faits scientifiques ne vous intéressent pas, nous pouvons passer à un autre ordre d’idées... On a découvert, depuis mardi dernier, dans Naples, trois nouvelles ventes de carbonari... La venta del Salute et la venta della Trinita Santa étaient, dit- on, armées... Le cercle s’agita, pris d’une soudaine inquiétude. -Parle plus bas, marquis, fut-il dit de toutes parts. -Permettez-moi, chers seigneurs, persifla Zanone, de vous féliciter, en passant, sur la touchante confiance qui vous unit les uns aux autres... Vous m’en voyez tout attendri... Puisque vous n’aimez pas encore ce sujet d’entretien, j’ajouterai seulement que ces trois ventes forment à peu près la dixième partie de celles qui se trouvent dans Naples... Il y a d’autres volcans que le Vésuve. -La paix! la paix! murmura-t-on. Zanone salua de loin le ministre d’État, Carlo Piccolomini, qui passait. Ce haut fonctionnaire était seul et se promenait, les mains derrière le dos, d’un air pensif. -Est-il remplacé? demanda Zanone quand le secrétaire d’État eut disparu au coude de l’allée. -Pas encore, lui répondit-on. -Mes chers seigneurs, je crois que vous vous trompez. Toutes les oreilles se dressèrent attentives. -Dis ce que tu sais, marquis, s’écria-t-on. -Je ne sais rien, mais je doute. -Le nom du nouveau ministre... -Fulvio Coriolani. Il y eut un long murmure d’étonnement, mais non point de blâme. -Ce n’est pas un sujet napolitain, fit observer Casabianca. -Qu’en savez-vous, seigneurs?... Tout est mystère en ce noble prince... -Serait-ce lui, interrompit Madrina, qui est en ce moment avec Sa Majesté? -Pour cela, non, riposta Zanone; je puis encore vous renseigner à cet égard. -Parle, marquis, parle! Cette fois, le Zanone ne se pressa point. Son auditoire était pris. Il usa de son avantage. -Mon valet Antonio, dit-il enfin, a vu le personnage qui est présentement avec Sa Majesté. -Son nom, son nom? fut-il aussitôt demandé. -Mon valet Antonio, répondit le Zanone, ignore le nom de cet homme; mais il a pu faire son signalement. -Et tu l’as reconnu? -Au contraire, seigneurs, je ne l’ai pas reconnu... Mais quelqu’un parmi vous sera peut- être plus habile que moi; voici le signalement. Le groupe s’était grossi; les têtes moutonnèrent, avides et curieuses. -Voici le signalement, répéta Zanone: un squelette empaqueté dans des châles; ce sont les propres expressions de mon valet Antonio, qui l’a vu descendre d’une chaise à bras sur les derrières du palais. Il y avait silence autour du petit marquis. À son tour, il demanda: -Seigneurs, reconnaissez-vous notre homme au signalement donné par mon valet Antonio? Personne ne répondit. -C’est pourtant original, reprit le Zanone, et il ne doit pas y avoir dans Naples beaucoup de gentilshommes à qui pareil signalement se puisse appliquer. Quand la chaise s’est arrêtée là-bas, les porteurs ont pris cet être singulier dans leurs bras, comme un enfant malade... Antonio affirme qu’il a vu sortir de ces châles, enroulés à la façon des langes, une véritable tête de mort... Le silence continua de régner dans le groupe des courtisans. Est-ce à dire que personne ne devinât? Ceci est peu vraisemblable. Mais il y avait là réellement beaucoup de gens qui ne devinaient pas. Et ceux qui devinaient n’en voulaient point avoir l’air. Nous l’avons dit, la position du directeur Johann Spurzheim à la cour de Naples était des plus exceptionnelles. La maladie, sinon quelque autre motif, l’avait cloué dans son appartement dès le lendemain du jour où la ville avait appris avec étonnement le nom étranger et inconnu du nouveau magistrat chargé de veiller à sa sûreté: Johann Spurzheim n’avait jamais mis le pied aux réceptions royales; si, à de certains intervalles, il s’était rendu aux conseils secrets du cabinet, les ministres seuls pouvaient le dire. La règle, c’est qu’on ne pouvait le connaître que si l’on avait passé le seuil de son cabinet privé ou de sa chambre à coucher. Or, si, parmi les nobles assistants, peu ou beaucoup avaient eu ce douteux avantage, ils ne se montraient point empressés de s’en targuer. Dire: « Je l’ai vu... j’ai vu ce squelette vivant dans la nuit de cette boîte bizarre où il s’abrite et se cache », c’eût été inscrire sur son propre front le mot espion en lisibles caractères. Or, ceci ne se fait point volontiers, même à Naples. -C’est peut-être un gnome, dit le camerlingue Casabianca. -Un esprit familier, appuyèrent d’autres voix. C’était là un moyen de prendre la chose en riant. Chacun s’y accrocha. -En tout cas, reprit cependant le brigadier Michel Madrina, si c’est un fantôme, il est prolixe dans ses communications; car l’entrevue menace de ne point finir et voici déjà le soleil derrière le mont Vésuve. -C’est que... commença le marquis Zanone. -C’est que, interrompit une voix grave et lente tout auprès de lui, le fantôme, comme vous l’appelez, seigneurs, a probablement beaucoup de choses à dire à Sa Majesté. Personne ne l’avait remarqué, celui-là. Il était pourtant au centre du groupe, tout près du marquis Zanone. C’était presque un jeune homme; mais son costume faisait contraste, par son austérité, avec celui des autres courtisans. Son regard froid soutint sans effort la curiosité de ceux qui l’entouraient. On se demandait de toutes parts: -Qui est ce cavalier? -Le connaissez-vous? -Eh! docteur très cher! s’écria le marquis Zanone, qui connaissait, lui, tout le monde, je ne vous avais pas aperçu. Il lui tendit vivement sa main, que l’autre toucha du bout du doigt. -Docteur?... répétait-on dans le groupe. -Un Sicilien, murmurèrent deux ou trois voix, le docteur Pier Falcone. -Qu’est-ce? -Un pauvre diable. On allait tourner le dos, quand le petit marquis prit la parole et demanda: - Est-il vrai, savantissime, que vous voilà nommé l’un des médecins ordinaires du roi? -Il est vrai, répliqua laconiquement Pier Falcone. Tous les regards s’adoucirent. Celui qui avait dit, en parlant du docteur: « Un pauvre diable » fendit la presse et vint lui offrir sa main. On entendit murmurer partout de ces platitudes: -Compliments très sincères! - Félicitations très cordiales! -Depuis bien longtemps, on n’avait pas eu à se réjouir d’un choix pareil. -Et, le plus cher de tous les princes de la science, reprit Zanone, pourriez- vous nous dire le vrai nom de celui que nous appelons le fantôme? -Son vrai nom, répéta Pier Falcone, qui assombrit son regard; son vrai nom, c’est la justice de Dieu. Ces choses emphatiques prennent en Italie bien mieux encore que chez nous. La foule, inquiète a priori, se mit à frissonner. -Fantôme! continuait cependant Pier Falcone de sa voix lente et sourde, qui s’entendait distinctement dans tout le cercle, à cause du profond silence, fantôme en effet, vous l’avez bien nommé... Qu’est-ce qu’un fantôme, sinon la victime surgissant hors du tombeau et venant saisir à la gorge le meurtrier vivant?... Qu’est-ce qu’un fantôme, sinon la mort qui se dresse, qui marche, qui parle, et qui étend son doigt décharné pour désigner aux puissants du monde le criminel drapé dans son impunité? Vous l’avez dit: c’est un fantôme, c’est un fantôme vengeur qui s’entretient en ce moment avec Ferdinand de Bourbon... Il étendait sa main vers le pavillon royal, dont les fenêtres closes avaient maintenant pour chacun un aspect sinistre. -Le roi est triste depuis ce matin, reprit-il; le roi est soucieux... vous disiez cela tout à l’heure... Moi, je dis: le roi est plus triste que vous ne pensez, le roi est plus soucieux... Le roi tremblait la fièvre quand il m’a confié son pouls, où bat la vie du royaume de Naples... Le roi est frappé au coeur... Pourquoi cela? C’est que la nuit a parlé... c’est que la voix des morts s’est fait entendre... c’est qu’un cri est venu aux oreilles du roi qui ne sortait point d’une poitrine vivante... Les courtisans se regardèrent. Mais nul d’entre eux n’interrogea. -Dieu attend! s’interrompit tout à coup Falcone. Il est patient, parce qu’il est éternel... Les années passent. La terre a bu du sang; la mer profonde roule ses flots sur le cadavre; la terre et la mer, qui sont muettes toutes deux... Un cri s’élève; d’où sort-il? Nul ne le sait. Mais chacun l’écoute. Ce cri, c’est la voix de la conscience divine. Dieu ne s’est pas pressé. L’heure est venue. Le glaive de l’archange brille... -Ah çà! très cher docteur, fit le marquis Zanone pendant que l’orateur respirait, de quel crime nous entretenez-vous, je vous prie? -Laissez parler! laissez parler! s’écria-t-on de toutes parts. -D’un crime oublié depuis bien longtemps, seigneurs, répondit Pier Falcone, sept ans... un siècle a-t-il plus de sept ans à la cour?... C’est vingt fois plus qu’il ne faut, soyons justes, pour mettre en oubli la mémoire d’un mort. Son oeil noir avait un éclat railleur et amer. -Qui est mort il y a sept ans, demanda-t-il brusquement, mort assassiné? Vous ne savez plus... pas un de vous!... et pourtant je vois dans vos rangs des vieillards et des hommes faits... Mais la mémoire ne rapporte rien, la mémoire des morts... Personne ici ne me répondra... Personne, en effet. Pourtant chacun interrogea ses souvenirs. -Eh bien, reprit Falcone, le roi n’est pas comme vous: il a plus de mémoire... Le roi, qui a moins besoin des vivants, se souvient mieux des morts... le roi est triste et soucieux, seigneurs, parce que cette voix dont tout à l’heure je vous parlais s’est fait entendre, prononçant deux noms à la fois, comme toujours, un nom de victime, un nom d’assassin... Falcone fit une pause. Vous eussiez entendu le vol d’une mouche aux alentours. -La victime, poursuivit Falcone en baissant le ton, avait un nom illustre... Le nom le plus illustre qui soit dans l’Italie du Sud!... La victime était l’ami le plus cher du roi, le frère d’armes du prince royal!... -Monteleone! fit d’une seule voix le groupe des courtisans. La mémoire de tous s’éveillait en même temps. -Monteleone! le comte Mario Monteleone! s’écria le docteur. -L’assassin! connaît-on l’assassin? Pier Falcone ne répondit pas, mais un sourire sinistre plissa ses lèvres pâles. Il étendit la main vers différents groupes qui passaient. Un mouvement subit et général se faisait dans les jardins de la Floridiana. Au nom de Monteleone, un autre nom également prononcé par cent bouches, répondit: - Coriolani!... le prince Fulvio Coriolani! V L’Explosion D’Une Mine. Le prince Coriolani arrivait à la villa royale en compagnie de dona Angélie Doria. Il arrivait dans le carrosse de la comtesse Doria. Son entrée était un événement. L’héritier de la couronne, les princes et les princesses lui faisaient fête. Mais, dans ce groupe nombreux, composé du marquis Zanone et de ses amis, les esprits étaient frappés vivement. Certes, ce n’était pas un vaincu que ce brillant seigneur, pour qui la cour était assemblée, et qui amenait à son bras la plus noble héritière du royaume de Naples, en dépit du frère aîné, le comte Lorédan Doria, chef de famille. Mais il y avait désormais, pour ceux qui avaient ouï les paroles de Pier Falcone, il y avait comme une mystérieuse menace suspendue au- dessus de sa tête. La foule avait prononcé son nom au moment où l’on demandait à grands cris le nom du meurtrier de Monteleone. Et Falcone avait gardé le silence, comme s’il eût jugé superflu de parler après la foule. La foule, en prononçant ce nom, s’était-elle donc chargée de faire réponse? Il y eut, du reste, une circonstance singulière. Quand les courtisans, distraits un instant par le mouvement qui se faisait alentour, revinrent à Falcone pour le questionner de nouveau, Falcone avait disparu. Personne, pas même le petit marquis, ne sut dire de quel côté le nouveau médecin ordinaire de Sa Majesté s’était perdu dans les bosquets. Mais on n’était pas à bout d’étonnements; ou plutôt les étonnements ne faisaient que de commencer. -Per san Gennaro! s’écria tout à coup Zanone, est-ce que je rêve?... Voici le très illustre Carlo Piccolomini qui salue ceux qu’il a fait arrêter hier! Au beau milieu de l’allée, le ministre d’État venait, en effet, de se découvrir devant Malatesta et Colonna, qui passaient bras dessus, bras dessous. Ces deux jeunes seigneurs n’avaient point du tout l’air de captifs ayant brisé violemment leurs chaînes. Ils allaient jasant et riant. -Voici le major des gardes qui fait mieux! dit Madrina émerveillé; il cause familièrement avec Sampieri et Marescalchi... -Qu’il a pris tous deux au collet cette nuit! acheva un autre. Que signifiait ce revirement? Car c’était l’exacte vérité: Wolfgang Baumgarten, major des gardes suisses, s’appuyait à droite et à gauche aux bras de Sampieri et de Marescalchi. Domenico Sampieri avait même la mine d’un vainqueur qui vient de prendre sa revanche et qui plaisante. Mais, en regard de cela, si vous aviez vu l’accueil que l’on faisait à Fulvio Coriolani dans le cercle des princesses! François de Bourbon tenait une de ses mains entre les siennes, tandis que le comte de Castro-Giovanni lui donnait bel et bien l’accolade. Pendant cela, dona Angélie Doria, placée entre la princesse royale et l’archiduchesse princesse de Salerne, était comblée d’attentions et de caresses. Il n’y avait dans cet auguste groupe qu’une personne dont le visage ne peignît point la joie. Dona Nina Dolci, la zingara, venait d’apercevoir le docteur Pier Falcone qui se glissait vers les appartements du roi. Elle avait essayé de rencontrer le regard de Fulvio, mais sans y réussir. Tout à coup, les croisées de l’appartement royal s’ouvrirent à grand fracas. Le jardin retentit de ces complaisantes clameurs qui, depuis que le monde est monde, n’ont jamais manqué à aucun souverain. -Viva il re Ferdinanado! -Evviva il salvatore di patria! -Evviva il Borbone! Evviva! evviva! Le roi était au balcon, accompagné du comte Loredano Doria et du premier médecin ordinaire, le docteur Wilhelm Bach. -Voyez, dit la princesse de Salerne à Angélie, Sa Majesté aura raisonné votre frère! Et Castro-Giovanni, se penchant à l’oreille de Fulvio: -Sa Majesté vient de prêcher Lorédan! nous l’emportons sur toute la ligne! Un huissier royal vint ouvrir à deux battants la maîtresse porte du pavillon. Le roi lui-même fit de la main un signe gracieux aux princesses pour les inviter à monter le perron. -Sa Majesté vous a souri, dit-on à Fulvio. Il ne faut point croire que la semence jetée naguère par Falcone n’eut pas fructifié. Ce qu’il venait de dire dans le groupe des courtisans arrêtés sous le balcon royal courait déjà de proche en proche... Le marquis Zanone, Casabianca et Madrina étaient d’excellentes gazettes. Mais, aux premiers mots répétés de cette emphatique et mystérieuse harangue, tous ceux qui tenaient de près ou de loin au parti des princesses eurent un sourire de mépris. Personne n’ignorait cela; chacun savait bien qu’une solennelle péripétie allait avoir lieu aujourd’hui à la villa Floridiana. Cette solennité devait amener la réhabilitation du grand nom de Monteleone, et sans doute le châtiment de quelque coupable; mais comment rendre le mépris de tous ces gens bien informés pour ceux qui allaient colportant de vagues et folles rumeurs, où le prince Coriolani semblait placé d’un côté et le souvenir de Monteleone de l’autre? De telle sorte que ces aveugles semblaient croire que la lutte existait entre le prince Coriolani et la mémoire de Monteleone. Les nouvellistes et les curieux impertinents confondent tout, brouillent tout. En sortant de leur bouche, la vérité a un accoutrement de carnaval. -Le coup de théâtre n’en sera que plus frappant! se disaient les princesses; laissons-les faire fausse route! Elles se promettaient la joie du triomphe plus grande. Et toi, murmura la zingara, dont la voix avait, malgré elle, des accents de tristesse, es-tu bien sûre de l’aimer? Angélie et Nina se trouvèrent un instant l’une auprès de l’autre. -Il m’aime! dit la jeune comtesse à l’oreille de son amie; j’en suis sûre... je suis bien heureuse! Nina la regarda. C’était vraiment une triomphante beauté que celle d’Angélie en ce moment. -Folle! répondit Angélie. Nina fixait sur elle ses yeux profonds. -Si tous ceux qui sont là pour son triomphe se réunissaient pour l’accabler, continua-t-elle, l’aimeriez-vous encore, comtesse? Les belles paupières d’Angélie battirent, puis se baissèrent. Mais elle répondit pour la seconde fois et d’un ton de reproche: -Tu es folle! Elle passa, entraînée par la princesse de Salerne, qui lui donnait la main. La tête de Nina se courba sur sa poitrine. Elle restait la dernière des dames qui accompagnaient la princesse. -J’ai peur! dit-elle tout au fond de son âme. En ce moment, l’huissier cria du haut du perron. -On entre chez le roi! C’est la formule pour annoncer que toute la noblesse est admise à passer le seuil des appartements où se tient Sa Majesté. La famille royale ne s’attendait point à cela. On vit les princes et les princesses s’arrêter, étonnés, sous le vestibule. Mais, dans les jardins, la foule reconnaissante poussa de longs evviva! La curiosité, excitée, allait enfin être satisfaite. C’était bien le moins qu’on souhaitât longue vie au sauveur de la patrie! Gentilshommes et dames s’engouffrèrent sous le vestibule. L’étiquette reçut à cette place plus d’un rude échec. Nina, coupée par ce flot tumultueux, restait toujours à la même place. Son regard cherchait au loin dans les avenues. Elle attendait quelqu’un. Elle vit une escouade de chevau-légers à pied qui parcourait les jardins, posant çà et là des sentinelles. Le jour allait baissant déjà. Cinq heures avaient sonné à l’horloge de la villa. -On n’entre plus chez le roi! dit l’huissier en abaissant sa verge derrière les derniers introduits. Et ce cri, passant de sentinelles en sentinelles arriva jusqu’aux grilles du jardin: -On n’entre plus chez le roi! Une exclamation s’étouffa dans la gorge de la zingara. Elle venait d’apercevoir tout au bout de l’allée principale ceux qu’elle attendait sans doute: le vieux banquier Massimo Dolci, son oncle prétendu, et l’intendant de police Armellino. Comme elle allait s’avancer vers eux, elle vit les deux factionnaires de la grille croiser leurs carabines au-devant des nouveaux venus. Le banquier de la cour! le second dignitaire de la police napolitaine! Nina s’arrêta. Elle devint très pâle. Elle s’élança dans un bosquet épais formé de magnoliers et de camélias arborescents. Presque aussitôt après, un cri étrangement modulé sortit du fourré. Massimo Dolci et Armellino, qui se retiraient, tressaillirent à ce cri. Armellino dit: -C’est Fiamma! Et le vieux Massimo: -Séparons-nous, Corner!... Je vais aller à la venta... Qu’il y ait des hommes dans la campagne, sous les fenêtres de la villa! Ce disant, il remonta dans son carrosse, tandis que l’intendant de la police royale tournait la villa et s’enfonçait dans les bocages environnants. Les yeux ardents de Nina étaient fixés sur les croisées du pavillon royal. -Johann Spurzheim est là! murmura-t-elle; j’en jurerais!... Ce soir, il y aura bataille! Au bout de quelques instants, elle sortit du bosquet, tenant des fleurs à la main. Elle n’essaya même pas de fléchir la consigne des gardes veillant au seuil du grand vestibule. Ce palais, c’était sa demeure. Elle en connaissait toutes les issues. Elle fit rapidement le tour du pavillon royal et s’introduisit par une porte des appartements de la princesse de Salerne. Les galeries qu’elle traversa étaient désertes. Mais elle arriva bientôt à une salle où une femme voilée et portant un costume de deuil était seule. D’un coup d’oeil, elle avait reconnu sa compagne du paquebot, la comtesse. -On ne passe pas! dit une rude voix près du seuil. Et la porte fut violemment refermée. C’était un nouveau détour qu’il fallait faire. Nina se présenta à une autre porte et l’ouvrit. Dans cette seconde chambre, sept ou huit cavaliers étaient réunis. Ils s’entretenaient avec vivacité. Nina referma la porte d’elle-même cette fois: elle avait reconnu les gentilshommes emprisonnés la veille: Giulio Doria d’Angri, le marquis de Malatesta, Sampieri, Vespuccio Doria, Marescalchi, Colonna, Ziani, Gravina, etc. C’était avec Carlo Piccolomini qu’ils s’entretenaient. La zingara se dit, de plus en plus convaincue: -Johann Spurzheim ne doit pas être loin! Il était peut-être là, ce terrible mourant qui tenait en sa main tous les fils de cette tragédie; mais on ne le voyait point. Ainsi l’esprit du mal est partout et n’est nulle part. Nina parcourut toutes les pièces du pavillon royal, et ne découvrit point Johann Spurzheim. Quand elle parvint enfin aux salons et galerie où se tenait l’assemblée de famille, son premier regard chercha encore Johann Spurzheim. Ce fut en vain. Johann Spurzheim, invisible comme le démon lui-même, était l’âme de ce conseil et n’y assistait point. Nina, ne pouvant pénétrer jusqu’à l’estrade où Ferdinand de Bourbon et sa famille étaient assis, se glissa vers un boudoir dont la porte s’ouvrait non loin des princesses, et tout près de Coriolani. Ce boudoir donnait sur le Vomero. Sous la fenêtre s’étendaient ces campagnes enchantées qui rejoignent la villa des princes di Belvedere. Il contenait une harpe et divers instruments d’accompagnement. La princesse de Salerne, l’une des virtuoses les plus distinguées qui fussent en l’Italie, y venait souvent. Le roi aimait à l’entendre exécuter ces fantaisies rêveuses que berce le génie de l’Allemagne. Un balcon de pierre régnait devant la fenêtre du boudoir. Cette assemblée offrait à coup sûr un aspect solennel. La famille royale était au complet. Vous n’eussiez pas pu nommer une maison illustre dans le royaume de Naples qui n’eût là quelque représentant. Le roi était assis entre ses deux fils. Le fauteuil du ministre d’État restait vide à ses pieds. Lorédan Doria avait place derrière Sa Majesté. Les princesses entouraient Angélie, non loin de l’endroit où le prince Fulvio Coriolani se tenait debout. Sur le visage de Fulvio, on pouvait admirer ce calme noble et serein qui était sa beauté même. Ce fut le roi qui parla, comme étant en conseil de famille. Il annonça ce que tout le monde attendait, que la réhabilitation du nom de Monteleone allait être prononcée, et que cette grande maison avait des héritiers. Cela fut court. Le ton du roi était bref et sec. Fulvio fut peut-être le seul qui ne remarqua point ce détail. -Comte de Monteleone, dit le roi, approchez! Fulvio s’avança aussitôt vers le centre de l’estrade. Il se trouva ainsi placé à côté du fauteuil vide qui attendait le nouveau ministre d’État. Les princesses échangèrent un regard; la bru favorite du roi serra même la main de la jeune comtesse Angélie. Elles voyaient là un présage. Loredano, froid, silencieux, immobile comme une statue, n’avait même pas tourné son regard vers Fulvio Coriolani. -Comte, reprit le roi, vous nous avez promis les preuves de votre naissance; nous attendons ces preuves. -Silence! firent les huissiers royaux, car la foule s’agitait. -Sire, répondit Fulvio, qui n’avait point encore parlé, j’ai promis à Votre Majesté l’acte de naissance de Mario, comte de Monteleone, fils aîné du saint qui trouva la mort au Pizzo; le voici... Je dépose, en outre, aux pieds de Votre Majesté les actes de naissance de mon frère et de ma soeur: Giuliano et Celestina de Monteleone. Le roi tendit la main. On put remarquer qu’il prenait les papiers sans adresser un regard au nouveau comte de Monteleone. -Que tenez-vous encore? demanda-t-il. -Le testament de mon respecté père, répondit Fulvio. Ferdinand de Bourbon eut un sourire froid et dont l’expression méfiante ne put échapper à personne. -C’est juste, dit-il, seigneur comte; vous nous aviez promis le testament de votre père mort, le témoignage de votre mère vivante. Fulvio s’inclina jusqu’à terre et lui remit le papier qu’il gardait à la main. -Sire, prononça-t-il tout bas, voici donc la moitié de ma promesse accomplie. La lèvre de Ferdinand de Bourbon se crispa. Nina voyait tout cela, placée qu’elle était derrière les princesses, à dix ou douze pas à droite du trône. Elle s’étonnait du calme, ou plutôt de la morne impassibilité qui était sur les traits de son Fulvio. Dans l’assemblée, on se disait: -La démission du seigneur Carlo Piccolomini n’est peut-être pas acceptée. Un commencement d’inquiétude commençait à se faire jour dans le cercle des princesses. Mais François de Bourbon leur dit: -Rassurez-vous... je connais le roi mon père. Un fait qui pouvait surprendre l’entourage de la belle comtesse Angélie Dora, c’est le trouble et le malaise qu’elle laissait voir depuis le commencement de cette scène. Elle rougissait et pâlissait tour à tour. Elle semblait être littéralement au supplice. Une fois, le regard froid de son frère Lorédan tomba sur elle. Ses deux mains couvrirent son visage, tandis qu’elle frissonnait de la tête aux pieds. -Comte de Monteleone, dit cependant le roi, vous affirmez que le testament par vous déposé en mes mains est bien celui de votre père? -Sire, répondit Fulvio, je l’affirme sur l’honneur! Le roi fit passer le papier à un homme qui était debout depuis quelques minutes entre le trône et le fauteuil de Loredano Doria. Cet homme se dirigea vers une porte située vis-à-vis de Nina. Nina avait reconnu cet homme. Elle pensa: -C’est là que doit être Johann Spurzheim! Fulvio, lui aussi, avait regardé cet homme, mais sans témoigner la moindre émotion. En voyant le geste du roi, le petit marquis Zanone n’avait pu s’empêcher de dire à ses compagnons: -Il paraît que le Pier Falcone est décidément en grande faveur! Pier Falcone cependant avait disparu derrière la porte refermée. -Reste le témoignage de la mère vivante, prononça lentement le roi. -Sire, répondit Fulvio gardant toujours la même respectueuse froideur, il m’étonne que la comtesse de Monteleone, ma mère, ne soit pas encore en présence de Votre Majesté. Le roi repartit entre haut et bas: -Nous attendrons la comtesse de Monteleone, votre mère. Il y avait dans la manière dont fut prononcé ce dernier mot une telle intention d’amertume, que la princesse de Salerne se retourna vivement vers François de Bourbon. Celui-ci répéta: -Je connais le roi, mon père... Rassurez-vous. Fulvio s’était borné à s’incliner en signe de remerciement. Mais, à l’instant où le roi croisait ses bras sur sa poitrine, comme s’il eût voulu réellement attendre, la porte par où Pier Falcone venait de sortir s’ouvrit. Le ministre d’État Carlo Piccolomini parut sur le seuil et introduisit le marquis de Malatesta, suivi de ses compagnons, prisonniers de la veille. -Qu’est-ce? demanda le roi. La surprise était peinte sur tous les visages. Il n’y avait de calme dans cette nombreuse assemblée que le prince Fulvio Coriolani. -Sire, repartit Carlo Piccolomini, l’affaire d’hier a été jugée un peu légèrement: tel est l’avis de votre conseil. Ces gentilshommes offrent de prouver publiquement la sincérité de leurs affirmations. -Qu’est-ce à dire? s’écria le prince royal de sa place; les accusations portées par ces jeunes fous sont-elles à l’ordre du jour de cette assemblée de famille? Un long silence suivit cette interpellation de l’héritier de la couronne. Ce fut le roi qui le rompit. -Prince, répliqua-t-il, dans cette assemblée, comme partout ailleurs, et en n’importe quel temps, le devoir du roi est de veiller à la sûreté menacée de son trône... Qu’on fasse approcher ces gentilshommes! Et, pendant que les conjurés d’hier perçaient la foule: -Seigneurs, reprit le roi, je pense être entouré ici d’amis fidèles... Une bruyante acclamation l’interrompit. Il remercia du geste et ajouta: - Seigneurs, une vaste conspiration est organisée dans nos États contre notre personne et contre notre gouvernement... Ne m’interrompez plus! je crois à votre loyauté dévouée... Cette réunion, convoquée dans l’origine pour glorifier la mémoire de notre cousin et féal ami Mario de Monteleone, a désormais une autre portée... Justice sera rendue à Monteleone... ses héritiers légitimes, s’il en est, recouvreront leurs biens et leur rang... mais il faut que justice soit faite. Avant que personne sorte de ce palais, les traîtres seront dévoilés et punis! Le silence de la stupeur suivit cette déclaration, faite d’une voix ferme et haute. Les princesses étaient comme si elles eussent entendu éclater la foudre. Il se fit un vide autour du prince Fulvio Coriolani. Le prince Fulvio Coriolani était de marbre. À cet instant, et au milieu de ce silence, un gentilhomme que la princesse de Salerne ne connaissait point, eut l’audace de toucher par- derrière son épaule nue. -Altesse, dit-il tout bas, il s’agit de vie ou de mort... Si ce billet ne parvient pas à son adresse, vous aurez à vous reprocher le trépas d’un homme! La princesse se retourna. L’inconnu se perdait déjà dans les groupes voisins. Il y avait un pli sur les genoux de la princesse, un pli adressé au prince Fulvio Coriolani. Les femmes sont toujours fidèles et vaillantes dans leurs sympathies. La princesse, toute pâle d’émotion, se leva, traversa d’un pas ferme l’espace qui la séparait de Fulvio, et, feignant de lui tendre la main, elle lui glissa le billet. Le roi fronça ses sourcils sévères. La princesse regagna sa place en rougissant. Ceci était un des fils de la perfide trame ourdie contre Fulvio Coriolani, et la princesse de Salerne venait, sans le savoir, de se faire la complice des ennemis de son favori. -Sire! s’écria Piccolomini, on vient d’abuser, sous les yeux mêmes de Votre Majesté, de la compassion d’une noble princesse... On a remis un billet à l’accusé. -L’accusé! répétèrent cent voix contenues. Angélie Doria était livide comme une morte. Les récentes révélations de Fulvio se dressaient dans sa mémoire comme des fantômes menaçants. Piccolomini venait à son insu, ou avec préméditation, de prononcer le vrai mot de la situation. Il y avait là un tribunal. Et Fulvio Coriolani était désormais un accusé. Mais un tel prestige rayonnait autour de cet homme, que chacun hésitait à croire. Il y avait dans tous les esprits une arrière-pensée, que ceci pouvait être un jeu, une épreuve, que sais-je? L’histoire est pleine de ces brouilles entre souverains absolus et favoris. Ceux qui se hâtent risquent de laisser leur doigt meurtri entre l’arbre et l’écorce. L’accusé, puisqu’on l’avait appelé ainsi, tourna son regard dédaigneux et calme vers Carlo Piccolomini. Le roi, ayant les yeux fixés sur lui à ce moment, les retira soudain comme s’il eût eu frayeur d’être entraîné ou ébranlé. Fulvio tenait le billet ostensiblement; il ne l’avait point ouvert. Il mit la main sur son coeur et adressa à la princesse de Salerne un salut reconnaissant et respectueux. Il vit du même coup Angélie et Nina Dolci: Angélie, affaissée, mourante, Nina Dolci, le front haut, l’oeil ardent, et si belle, que son visage semblait avoir des rayons. Le marquis de Malatesta et ses compagnons, au nombre de sept, étaient à la barre. Ils avaient l’air isolent, suivant la coutume, et l’on entendit Sampieri disant au major Baumgarten: -Aujourd’hui, vous n’êtes pas ici pour nous. Le roi montra du doigt le billet remis à Fulvio. Baumgarten s’avança et salua: c’était un soldat. -Prince, dit-il, c’est pour faire mon devoir. Fulvio lui remit aussitôt le papier sans même l’avoir déplié. -On empoisonne dans une lettre, sire! murmura-t-il; la faveur de Votre Majesté m’avait fait bien des ennemis! Une voix qui venait du coin des princesses prononça tout haut: -Courage! vous n’êtes pas encore condamné! Les huissiers réclamèrent le silence. Le prince royal et le prince de Salerne étaient maintenant derrière le roi. Celui-ci déplia le billet. Ses deux fils se penchèrent curieusement par-dessus son épaule. Le billet ne contenait qu’une ligne écrite en caractères mystérieux: L3NAM5 I2OI2M2 DI2A4CA5: A2A5A5I2P! Les deux princes de Bourbon regardaient cela tout étonnés. Le roi se tourna vers eux: -Nous avons été audacieusement trompés! dit- il. Puis, choisissant un papier parmi ceux qui étaient devant lui sur la table, il le tendit à ses fils en ajoutant: -Traduisez! Ce papier était la clef de l’alphabet du silence, remise par Manuele Giudicelli au seigneur Johann Spurzheim dans leur entretien de la nuit précédente. Le prince de Salerne lut après quelques secondes de travail mental: « Vous êtes perdu. Fuyez! » François de Bourbon fit cette observation: -Un pareil avis, remis en un lieu où la fuite est matériellement impossible, ne peut venir de ces chevaliers du silence, si habiles et si prudents!... -Vient-il de moi, seigneur? demanda aigrement le vieux roi. Puis il tourna le dos en grondant: -Vous êtes tous prévenus... N’ai-je pas été ensorcelé moi-même?... Mais, Dieu merci, j’ai les yeux ouverts... et justice sera rendue! Il fit signe; Malatesta se détacha de ses compagnons. -Sire, dit-il en mettant un genou en terre sur la marche la plus basse de l’estrade, hier, j’accusais devant Votre Majesté cet homme d’avoir volé son nom. Je disais vrai, mais j’ignorais jusqu’où prétendait son audace... Entre hier et aujourd’hui, bien des choses se sont passées... Le premier coup porté donne du courage aux timides... Au fond de ma prison, la lumière est venue me chercher... Ce que l’instinct de ma haine me faisait soupçonner hier, aujourd’hui je le sais de science certaine: cet homme est le chef suprême des tiers carbonari (règle du silence). Le murmure qui s’éleva fut de l’étonnement, non point de la réprobation. -Avez-vous quelque chose à répondre? demanda le roi en s’adressant à Fulvio. -Rien encore, sire, répliqua celui-ci. Sampieri, à son tour, se détacha et vint au pied de l’estrade. -Nous savons, dit-il, pourquoi cet homme garde une tenue si hautaine en face de ses juges... Les ventes sont prévenues et armées... Cet homme compte sur une révolte générale du peuple de Naples, excité par les traîtres carbonari... Un sourire vint aux lèvres de Fulvio. -Si je voulais... murmura-t-il. Mais il n’acheva point et croisa ses bras sur sa poitrine. -Poursuivez! ordonna le roi en s’adressant au Malatesta et à ses compagnons. Ce fut Sampieri qui répondit: -Sire, cet homme vous ramena hier la noble et pure jeune fille adoptée par votre tendresse... Nous voici à vos pieds sept gentilshommes. Pour le besoin de notre honneur, nous devons dire pourquoi notre haine commune nous a rassemblés contre un seul aventurier. Malatesta vous a parlé de sa soeur. Dieu nous voit tous, et Dieu le juge... Moi, Domenico Sampieri, j’étais le fiancé de Bianca Barberini. -Moi, Pietro-Maria Colonna, j’étais le fiancé de dona Francesca Pisani. -Moi, Andrea Pitti, j’avais l’amour de dona Preziosa Balbi. -Moi, Vicente Marescalchi, j’avais reçu la foi de Jeanne Palianti, des princes Paléologue. -Moi, Vespuccio Doria, j’aimais Dona Isabella Doria d’Angri, et j’en étais aimé. Les deux autres prononcèrent d’autres noms. Et tous les sept, étendant la main vers Fulvio droit et ferme comme un roc: -Cet homme, qui est le démon sur la terre, a enlevé Bianca Barberini, a enlevé Francesca Pisani, a enlevé la Paléologue, la Doria d’Angri et la Balbi... Cet homme est le brigand Porporato! À ce coup, un grand cri s’éleva. Les princesses frémirent; mais que de beaux yeux s’ouvrirent avides! La princesse de Salerne glissa un regard vers Angélie Doria. Celle-ci était de pierre. Ses yeux, fixes et grands ouverts, n’avaient plus de pensée. Les deux fils du roi s’étaient assis derrière Sa Majesté. -Avez-vous quelque chose à répondre? demanda pour la seconde fois Ferdinand de Bourbon. -Rien encore, prononça distinctement Fulvio. -Poursuivez! commanda le roi. Le marquis Zanone dit à ceux qui l’entouraient: -Pour un brigand pris au piège, ce Fulvio Coriolani me paraît bien calme, mes chers seigneurs... Je gage vingt onces d’or que tout ceci finira au mieux! -Le Malatesta et compagnie, lui fut-il répondu, savent déjà le chemin de la prison! -Je passe aux preuves, reprenait en ce moment Domenico Sampieri, qui était l’orateur de la troupe; aux preuves de ce que nous avancions hier: à savoir que cet homme a pénétré hier au Castel- Vecchio, par les terrasses des maisons voisines, et fait disparaître son complice, le baron d’Altamonte, dont il redoutait les révélations... Sur les mains gantées de cet homme, deux preuves existent... Fulvio Coriolani tressaillit imperceptiblement. Nina eut le contrecoup bien plus violent de ce choc. Elle porta ses deux mains à sa poitrine haletante... Le regard du roi fut un ordre. Le prince Fulvio Coriolani se déganta lentement. -L’anneau des maîtres du silence! s’écria Sampieri, dès que la main droite fut découverte. -L’anneau de mon père, répliqua Fulvio sans rien perdre de sa gravité hautaine; l’anneau du saint Mario Monteleone, qui était maître des chevaliers du charbon et du fer! -Cela est vrai, dit François de Bourbon à l’oreille de son père, nous le savions. Ce fut le dernier effort tenté en faveur de Corialani. Le roi se retourna vers son fils et lui dit: -Vous ne savez rien, taisez-vous et attendez! Puis il ajouta: -L’autre main! Fulvio ôta son second gant. Sa main gauche, blanche et fine comme une main de jolie femme, avait une cicatrice toute récente, une brûlure. Malatesta et ses compagnons laissèrent échapper un cri de triomphe. Le roi doutait encore avant cela, car il prit un air plus sévère. -D’où vous vient cette cicatrice, seigneur? demanda-t-il. -Sire, répliqua Fulvio, deux pauvres enfants qui se mouraient... Je n’ai point l’habitude de me vanter des bonnes actions qu’il m’est donné d’accomplir de temps en temps, par hasard. Cette repartie fut faite d’un ton si libre, si décent, si tranquille, qu’on eut pu croire vraiment que le prince Coriolani était engagé dans ces entretiens frivoles où les habiles du monde font assaut de grâce et de politesse. Mais Domenico Sampieri s’écria: -C’est ici qu’est le doigt de Dieu! L’imposteur a sauvé malgré lui les deux nobles enfants qu’il voulait spolier de leur héritage. Ceux de nos lecteurs qui ont suivi ce récit avec attention se seront demandé peut-être à quoi bon cette démonstration, cette harangue emphatique de Pier Falcone dans le jardin de la villa Floridiana. Les lignes qui suivent vont répondre à cette question. Pier Falcone avait joué le rôle du pionnier qui ouvre les voies. Il avait planté le jalon qui donne de la vraisemblance aux assertions les plus hardies. Grâce à lui, Sampieri trouvait là des gens pour le comprendre à demi-mot. Aussitôt qu’il eut fait allusion aux héritiers de Monteleone, le petit marquis Zanone et ses auditeurs dressèrent l’oreille comme des privilégiés qui ont eu les prémices d’une nouvelle importante. Ils avaient parlé, ils étaient intéressés d’avance à soutenir leur dire. -Sire, reprit Sampieri d’une voix grave et en posant le pied sur la première marche de l’estrade, il sera donné, en effet, à votre haute justice de réhabiliter les héritiers du grand comte Monteleone... Ce comte Giuliano, cette comtesse Celestina, dont les actes de naissance sont entre vos royales mains... Et la réhabilitation sera d’autant plus providentielle que ces deux enfants ont atteint un plus terrible degré de misère et de malheur... Le fils et la fille de Monteleone, sans autre protecteur qu’un pauvre vassal qui manquait lui-même du nécessaire, habitent une mansarde de la maison des Falquieri, rue de Mantoue... Un peu de sang vint aux joues pâles de Lorédan Doria. Sa soeur, la belle comtesse Angélie, rouvrit à demi les yeux et poussa un long soupir. -La nuit dernière, continua Domenico Sampieri, se croyant abandonnés de Manuele Giudicelli, leur unique et suprême protecteur, qu’ils n’avaient point vu depuis trois jours, les deux orphelins résolurent de mettre fin à leur vie... Il est un moyen sûr et silencieux que la science imprudente enseigna récemment au désespoir: je veux parler de l’asphyxie par la vapeur du charbon. Julien et Céleste choisirent cette porte pour sortir de ce monde... Elles sont étranges, les voies de la Providence! s’interrompit ici le Sampieri; à l’heure même où cet homme, instrument d’une association criminelle, escaladait la maison des Folquieri pour pénétrer jusqu’à la prison de son complice, les deux pauvres enfants, seuls et découragés, allumaient le réchaud fatal... le réchaud qui a laissé une empreinte à votre main, prince Coriolani!... Quelques minutes après, l’éveil était donné, le malfaiteur, poursuivi par la garnison du Castel-Vecchio, fuyait le long des galeries... Il trouve une fenêtre mal fermée, il la pousse, elle cède... et le malfaiteur, en violant cet asile dans l’intérêt de son salut, y fait pénétrer l’air avec la vie... Il s’évade, mais il a ressuscité ses victimes... Il est sauvé, mais il a laissé derrière lui la trace de son passage. La justice humaine est désormais sur sa piste... Qu’il tremble! son heure est venue! On put voir naître un sourire dédaigneux sur le visage jusqu’alors impassible du prince Fulvio Coriolani. Il serait difficile de préciser les sentiments qui agitaient à cette heure l’assemblée. Si quelques sympathies en faveur de l’accusé survivaient dans cette foule, elles se cachaient. L’accusé s’abandonnait lui-même; l’accusé ne se défendait pas. Le cercle s’était élargi autour de lui, comme il arrive toujours quand la foudre frappe un puissant. Les princesses gardaient maintenant un morne silence; les deux fils du roi faisaient de même. Angélie Doria cachait sa tête dans le sein de la princesse de Salerne. Nina Dolci, debout, l’oeil clair, le cou tendu, semblait attendre l’explosion de quelque invisible mine. Elle n’était pas seule sous l’empire de cette mystérieuse attente. L’inertie de ce lion était pleine de menaces. Rassemblait-il ses muscles pour fournir un suprême et prodigieux bond? Le roi fit un signe. La porte par où Malatesta et ses compagnons avaient été introduits s’ouvrit de nouveau. Pier Falcone, qui était auprès du comte Lorédan Doria, se pencha à son oreille. -Seigneur, lui dit-il à voix basse, regardez bien ce qui va se passer. Lorédan se retourna, le toisa et répondit: -Je ne vous connais pas. -Qu’importe la source d’un bon avis, seigneur? repartit Pier Falcone. Regardez du côté de cette porte, et regardez ensuite la comtesse votre soeur! Sur le seuil de la porte parurent successivement le lieutenant Frazer, de la garde suisse, un adolescent que personne ne connaissait, et une femme en deuil dont le visage disparaissait sous un voile épais. Sampieri, Malatesta et ses compagnons avaient reculé, laissant une large place vide. Le lieutenant Frazer s’avança le premier. Il déclara reconnaître le prince Fulvio Coriolani pour l’avoir arrêté la veille au soir, vêtu d’une soutanelle de séminariste, à la porte extérieure de la maison des Folquieri. Le prince Fulvio ne protesta point. Mais il tressaillit tout à coup. L’huissier venait d’annoncer à haute voix: -Le comte Giuliano de Monteleone! Ce fut un mouvement général de curiosité, parmi lequel s’étouffa le cri d’angoisse poussé par Angélie. Deux personnes seulement entendirent ce cri, à part la princesse de Salerne, qui tenait la jeune fille dans ses bras: Nina Dolci et le comte Lorédan Doria. Nina eut un sourire d’amertume courroucée. Le comte Lorédan se leva à demi. Le regard de Fulvio s’attachait, doux et calme, sur ce jeune homme qui s’avançait la pâleur au front. Arrivé devant lui, Julien s’arrêta et leva les yeux. Ses yeux exprimaient une haine farouche. Il déposa aux pieds du roi la bourse brodée de perles où se lisait le nom du prince Coriolani. Ferdinand de Bourbon demanda: -Reconnaissez-vous cette bourse? -Je la reconnais, sire, répondit Fulvio. -Elle vous appartient? -Sire, répondit encore Coriolani, une auguste princesse m’en fit don un jour en présence de Votre Majesté. -Comte, asseyez-vous, ordonna le roi en s’adressant à Julien. Julien s’inclina; mais, au lieu d’obéir, il fit le tour de l’estrade et vint toucher du doigt l’épaule de Lorédan Doria. -Vous qui êtes brave pour enlever les filles, dit-il entre ses dents serrées, qu’avez-vous fait de ma soeur? Lorédan le regarda stupéfait. Pier Falcone n’était plus là. -Nous nous reverrons, comte Doria! reprit Julien d’un air sombre. Et il tourna le dos. L’huissier prononçait de sa voix retentissante: -Dona Maria des Amalfi, comtesse douairière de Monteleone! La femme voilée et vêtue de deuil s’avança jusqu’au pied de l’estrade. Le roi se souleva à demi. Maria des Amalfi rejeta son voile en arrière. Elle regarda Fulvio. Elle fit un mouvement comme pour s’élancer vers lui. Il tendit les bras, et chacun put bien voir que des larmes venaient à ses yeux. En ce moment où toutes les respirations s’arrêtaient, car il était évident qu’un combat violent se livrait dans l’âme de cette femme; en ce moment où le roi, pâle et profondément ému, retenait son souffle; où la cour tout entière s’était levée d’un mouvement spontané, attendant quelque mystérieuse péripétie, Falcone reparut, précédant deux hommes qui portaient un brancard recouvert d’un linceul. Il vint se placer entre le roi et Maria des Amalfi. D’un geste brusque, il releva le linceul, découvrant ainsi le cadavre d’un vieillard à barbe blanche. À ce coup, Fulvio se prit à trembler et devint livide. Un cri d’horreur s’échappa à la fois de toutes les poitrines. Julien, perçant la foule, vint se jeter à corps perdu sur le cadavre en gémissant: -Mon père! mon pauvre père Manuele! -Moi, Pier Falcone, médecin du roi, prononça le Sicilien d’une voix distincte et ferme, je déclare qu’on a trouvé le corps de cet homme empoisonné au palais du prince Fulvio Coriolani! -C’est donc bien vrai! balbutia Maria des Amalfi chancelante et navrée; toutes ces choses terribles sont donc bien vraies! Son regard brûla tout à coup. -Je ferai mon devoir! dit-elle. Puis elle ajouta en étendant la main pour montrer Fulvio: -Celui-là est l’assassin de Mario Monteleone! Ce fut son dernier effort. Elle tomba comme morte, tandis que Julien, quittant le cadavre de Manuele, s’élançait à elle en criant: -Ma mère! ma mère! VI La Harpe. Certains faits historiques existent où le drame abonde si follement, que le narrateur n’a d’autre souci que d’en atténuer les éclats. Telle est, assurément, l’histoire de ces Monteleone, qui remua toute l’Italie dans les dernières années du règne de Ferdinand Ier, drame à deux degrés, par le père et par les enfants; épopée de famille, où les incidents se pressent si nombreux, que ces événements authentiques ont l’air parfois de dépasser les limites de la vraisemblance. La fin de la scène qui précède avait été rapide comme la pensée. Tout le monde était debout: le roi lui-même. Julien pressait sa mère inanimée contre son coeur. Fulvio, immobile, les regardait tous deux. Il n’avait point parlé. Mais sa physionomie disait l’immense douleur qui lui étreignait l’âme. Falcone avait rejeté le voile sur le corps de Manuele. Quand fut passé le premier instant de stupeur générale, chacun put voir qu’un changement s’était opéré dans la salle. Un double rang de gardes suisses, en armes, entourait l’assemblée. Six officiers étaient devant l’estrade, l’épée à la main. Le dénouement approchait évidemment. Il n’était là personne qui crût pouvoir le deviner. Et cependant, tel était le prestige dont on avait entouré ce Fulvio Coriolani, tel était aussi le fantastique éblouissement attaché à ce nom du Porporato, qu’on attendait vaguement quelque surprise nouvelle. Fulvio Coriolani et le Porporato, ces deux héros de la renommée napolitaine, se trouvaient confondus. C’était un seul et même homme. Quelle devait être la prodigieuse puissance de cet homme! On est accoutumé à des miracles quand il s’agit de ces démons de la montagne. Ils ne sont pris que quand ils sont morts. Et celui-là vivait. Celui-là était debout en face du roi. Celui-là, pensif et sombre, n’avait même pas accordé un regard aux baïonnettes qui l’entouraient. Avait-il en réserve quelqu’une de ces ressources suprêmes qui semblent ne manquer jamais à ces fils de l’enfer? Allait-il ébranler le palais comme Samson, prisonnier des Philistins? Allait-il, comme le bandit Fra Diavolo, allumer d’un geste l’incendie? Les coeurs battaient, et ce n’étaient pas seulement les femmes qui avaient peur de la menaçante impassibilité de cet homme. Baumgarten, major des gardes suisses, guettait le moindre signe qui annonçât la volonté du roi. Sur un regard que Ferdinand de Bourbon lui jeta, il fit un geste. Les crosses des carabines résonnèrent bruyamment sur le marbre des dalles. L’assemblée entière tressaillit. Fulvio fit comme s’il sortait d’un sommeil. Il promena son oeil attristé sur cette cour qui, tout à l’heure encore, mendiait son sourire. Pour la première fois, depuis le commencement de la séance, il se tourna vers les princesses. Celles-ci baissèrent la tête ou détournèrent les yeux. Fulvio semblait chercher quelqu’un parmi elles. La porte du boudoir où naguère se tenait Nina Dolci était maintenant à demi fermée. La place était entièrement libre entre Fulvio et les princesses. Il se mit à marcher lentement vers dona Angélie Doria. Lorédan quitta sa place derrière le roi et se rapprocha, mais il n’avait pas l’air de vouloir gagner Fulvio de vitesse. Il s’arrêta même à quelques pas de lui. Angélie, à mesure que Fulvio s’avançait, changeait de couleur; ses beaux yeux devenaient hagards et fixes. Vous eussiez dit qu’elle allait devenir folle. Quand Fulvio fut tout près, elle poussa un faible cri de détresse. Julien l’entendit. Julien lâcha sa mère. Julien bondit sur ses pieds comme un tigre. Plus vif que la foudre, il arracha l’épée de Baumgarten et s’élança vers Fulvio, qui l’attendit, les bras croisés sur sa poitrine. On eût pu voir un sourire cruel sur le pâle visage du docteur Pier Falcone. -Ce Johann est un homme de génie! murmura-t-il à part lui. Personne, pas même Lorédan Doria, qui cependant fit un mouvement, n’aurait pu arrêter le fougueux élan de Julien. Mais Angélie, échevelée, se traîna à genoux au- devant de lui. -Pitié! dit-elle. Le visage de Fulvio s’éclaira. Il sembla grandir tout à coup. Il était hautain et fier comme aux jours de sa gloire. -Angélie Doria! murmura-t-il à son oreille, je vous aime; vous êtes ma force et ma vie... Vous m’avez dit que rien au monde ne pourrait vous empêcher d’être à moi... j’ai douté... Prononcez une parole et je sors vainqueur de la lutte! Angélie Doria ne le regarda point et ne répondit point. Elle tendait les bras, éperdue, égarée, vers Julien, qui tenait l’épée haute. -Si vous ne m’aimez pas, murmura Fulvio avec des larmes dans la voix, pourquoi ne voulez- vous pas qu’il me tue? Elle se retourna, l’oeil fou, le visage égaré. -Parce qu’il ne faut pas que celui-là soit un assassin comme toi, dit-elle; je l’aime! Julien se laissa tomber à genoux. Le prince Fulvio Coriolani mit sa tête entre ses mains. Il sanglotait. Lorédan Doria releva Julien de force. Leurs regards haineux se choquèrent. -Je vous ai compris, seigneur comte, dit Julien en abaissant la pointe de son épée; je viens de naître gentilhomme. Angélie, évanouie, était entre les bras des princesses. -Sire, dit Fulvio Coriolani en revenant vers le roi, et chacun put admirer la dignité suprême qu’il garda en cette heure douloureuse, je viens de perdre mon dernier espoir... J’ai péché, je suis puni, Dieu est juste... Je suis le fils de Mario Monteleone, l’avenir le prouvera; mais je suis un imposteur dans ma conscience, puisque j’ignorais, ce matin encore, que Monteleone fût mon père... « Sire, je n’ai pas tué cet homme (il montrait le corps de Manuele), car cet homme était le témoin que j’attendais. « Sire, on a empoisonné le coeur de cette pauvre femme, ma mère, qui passera le reste de sa vie à pleurer des larmes de sang. « Sire, on a mis une épée dans la main de mon frère! « À Dieu ne plaise que je rende Votre Majesté complice de si lâches forfaits! « Je suis le Porporato, sire; mais, en les énumérant, mon front a rougi de honte. « La main qui les a commis s’est révélée à moi par leur atrocité même. « Le jour où j’ai passé à mon doigt cet anneau de fer qui fut celui du saint Monteleone, j’ai promis sous serment que sa mort serait vengée. « Aujourd’hui, le coupable s’est dénoncé lui- même. Je le connais, je le condamne... -Malheureux! interrompit Ferdinand de Bourbon, oses-tu parler de condamnation!... -Quand la main de la loi est sur moi n’est-ce pas, sire? acheva Fulvio Coriolani, qui retrouva un instant son sourire tranquille et superbe. Je vous l’ai dit une fois: au sein même de votre capitale, vous êtes le roi du jour, mais Porporato est le roi de la nuit! -Il fait jour encore, dit ironiquement Falcone. -Il va faire nuit! prononça une voix sourde dans l’assemblée. -Qui a parlé? demanda vivement le roi. Cette question n’eut point de réponse. Chacun, dans la foule des gentilshommes, regardait son voisin avec inquiétude. L’oeil perçant de Falcone essaya d’épier les groupes. -Il fait jour encore! répéta Fulvio avec lenteur; ce sont des heures précieuses que celles qui vous restent, sire... car qui sait ce qui va se passer dans votre ville de Naples, quand les ténèbres auront remplacé la lumière? -Tu menaces ton bienfaiteur, bandit! s’écria François de Bourbon, dont l’indignation augmentait à l’idée d’avoir été l’ami et le protecteur de cet homme; sire, finissez-en... C’est affaire désormais à vos gardes suisses! -Et au bourreau!... ajouta le prince Fulvio Coriolani. -Et au bourreau!... repartit durement l’héritier de la couronne. -Altesse, dit Fulvio, vous avez le droit, en effet, de parler de bienfaits. Il a fallu, pour changer votre coeur, l’adresse infernale de l’assassin de Monteleone... -C’est toi qui es l’assassin de Monteleone! s’écria le second fils du roi. -Mais savez-vous, continua paisiblement Fulvio, si vos bienfaits ne vous ont pas été rendus au centuple?... Sire, et vous, Altesse, votre protégé a été votre protecteur... Sans le bandit Porporato, Naples serait, à l’heure où je vous parle, au pouvoir des carbonari... -Emparez-vous de cet homme! ordonna le roi. -Et, si dans une heure le prince Fulvio Coriolani n’est pas dans son palais, poursuivit ce dernier sans se presser, vous assisterez à une fête dont le souvenir se gardera longtemps! Deux gardes suisses s’étaient avancés vers lui, suivis de près par le major Baumgarten. -N’as-tu donc point quelques fidèles dans une si nombreuse assemblée, puissant roi de la nuit? demanda François de Bourbon avec moquerie. -Qui sait? répondit Fulvio. Il promena son magnétique regard sur la foule des seigneurs; puis il dit: -Sire, il y a ici tant de carbonari, que je renonce à les compter! L’assemblée s’agita tumultueusement. Les deux gardes suisses portèrent en même temps la main sur Fulvio. Il les repoussa sans effort apparent et appela Baumgarten par son nom. -Je me rends à vous, dit-il. Les gardes suisses, repoussés, revenaient sur lui l’épée nue. Ils trouvèrent au- devant d’eux Lorédan Doria. Celui-ci dit au roi: -Je ne suis ni carbonaro, ni bandit, sire; mais j’ai besoin de parler à cet homme. Et rapidement à l’oreille de Fulvio: -J’ai été ton ami... presque ton frère... Veux- tu pour asile un de mes palais ou un de mes châteaux? -Toi, murmura Fulvio, tu es le dernier Romain!... Merci... je n’ai pas besoin de toi... Dis seulement à cet enfant que je l’aime. Son regard désignait Julien. Avant que Lorédan pût s’éloigner, il le prit dans ses bras et lui donna l’accolade. Presque aussitôt après, il était prisonnier au milieu d’une escouade de gardes suisses. -Sire, dit-il en passant devant le roi, voici la nuit faite... Gardez-moi bien! -Épargnez-nous les insolentes bravades de ce fou! commanda Ferdinand de Bourbon. Au Castel-Vecchio!... le secret!... les hautes assises! tels sont mes ordres! - Moi aussi, je vais donner mes ordres, répliqua le prisonnier, dont le sourire se fit sardonique. Il posa un doigt sur sa bouche et comprima ses lèvres, qui produisirent ce cri particulier que nous avons entendu déjà dans les jardins de la villa Floridiana, quand Nina aperçut Massimo Dolci et Armellino à la grille. Fulvio prêta l’oreille attentivement. Le roi, les princes et l’assemblée firent de même comme malgré eux. Le son d’une harpe se fit entendre aussitôt dans le boudoir voisin. La harpe jouait le chant de Fioravente: Amici, alliegre andiamo alla pena... -Agere, non loqui! prononça Coriolani au milieu du silence étonné qui régnait dans la salle. La harpe se tut. Plusieurs gentilshommes et des gardes suisses s’élancèrent dans le boudoir, sans attendre l’ordre du souverain. Ils trouvèrent la harpe dont les cordes vibraient encore. Mais le musicien avait disparu. Ceux qui se penchèrent sur le balcon pour interroger la campagne virent trois cavaliers, deux hommes et une femme, descendre au galop la route qui menait à Naples. VII Le Roi De La Nuit. Le crépuscule tombait sur Naples. La ville était tranquille, au moins en apparence. Tout ce peuple remuant, vif, affairé, qui regagnait les bas quartiers après avoir exercé les mille industries fantastiques qui sont le travail des Napolitains, ces fainéants émérites, était loin, assurément, de deviner ce qui se passait à cette heure-là même dans la royale enceinte de la villa Floridiana. Ils avaient bien assez à parler des événements de la veille. La disparition du baron d’Altamonte faisait les frais de tous les entretiens. On se pressait vers la strada di Porto, cette Bourse des bruits populaires. L’improvisateur Mariotto et ses collègues en allaient avoir long à conter! Depuis le milieu de l’après-dîner, les servantes et employés de l’hôtel de la Grande-Bretagne, qui avait l’honneur de renfermer dans ses murs Peter- Paulus Brown de Cheapside, son groom Jack, sa femme Pénélope et Mélicerte, suivante de cette dernière, avaient pu remarquer les allées et venues de plusieurs personnages qui semblaient faire faction dans la rue. Ceci n’était point chose inusitée, l’hôtel de la Grande-Bretagne, principalement fréquenté par les Anglais, est un des mieux achalandés de Naples. Or, nous avons dû déjà le dire, l’Anglais touriste est la propriété du petit Napolitain. On guette un Anglais voyageur à Naples, comme on guette à Paris, quand on est marchand de bouquets, mendiant, baisseur de marchepied ou autre, l’entrée à l’église d’un baptême ou d’un mariage. Vers cinq heures, deux hommes, un grand et un petit, entrèrent au bureau de l’hôtel et demandèrent, avec une sorte de gaucherie timide, si on pouvait voir Son Excellence. Son Excellence, c’était naturellement Peter-Paulus. Les gens d’hôtel sont les ennemis légitimes des pillards du dehors, puisqu’ils dévalisent au- dedans; les gens de l’hôtel renvoyèrent rudement nos deux pauvres diables. Son Excellence était encore au lit. Nos deux pauvres diables saluèrent bien humblement et dirent: -Nous reviendrons. Ils se remirent en observation vis-à-vis de la porte cochère. Par hasard, les gens de l’hôtel n’avaient point menti. À cette heure avancée, Peter-Paulus dormait encore, Pénélope aussi. Jack et Mélicerte, la puritaine, les imitaient scrupuleusement. Pour tous les quatre, la nuit avait été orageuse. Nous savons les travaux de Peter-Paulus et de Pénélope. Mélicerte, après son premier bol de punch, avait demandé un bichof que le troisième sommelier l’avait aidée à boire. Quant à Jack, on l’avait tout uniment rapporté ivre-mort. Ce fut Peter-Paulus qui s’éveilla le premier. Il était encore tout moulu des suites de la girella. Il se frotta les yeux à tour de bras et regarda sa fenêtre pour voir si les croisées de son voisin de Cheapside étaient déjà ouvertes. D’un seul coup d’oeil, tant il avait l’esprit prompt, il reconnut que ce n’étaient point là les fenêtres de la maison de Cheapside. Il se leva et gagna le salon, où Pénélope venait d’entrer. Pénélope était en train d’écouter des pas lointains qui résonnaient sur les dalles du corridor. Elle croyait reconnaître le bruit de ce pas. L’émotion heureuse qui l’agitait avait mis deux taches d’un rouge vif à ses pommettes pointues. Elle poussa un cri doux et modulé harmonieusement à la vue du colonel San- Severo, qui passait le seuil de la porte principale. Le jour baissait; néanmoins Peter-Paulus reconnut le colonel. Il marcha droit à lui et lui dit sans transition, selon son habitude: -Jé croyé qué vos été iune séductor... Djêck!... appoté la boîte dé lé pistolète... Jé volé bienne batter moâ conter cette gentleman. Pénélope s’élança entre eux et se mit à genoux. -Jé défendé dé batter! s’écria-t-elle avec élan; ménacé dé metter fine à lé jors dé moâ! Ce disant, elle versait un torrent de larmes. Le colonel repoussa d’une main cette femme infortunée, de l’autre son époux jaloux et irrité. Il avait ses gros sourcils froncés. On voyait bien qu’une idée fixe lui travaillait le cerveau. -Ne recommençons pas les folies de cette nuit, ma bonne dame! dit-il rudement. Pénélope se dressa comme un serpent. -Et vous, mon brave, ajouta le colonel en secouant le bras de Peter-Paulus, n’espérez pas vous jouer plus longtemps de nous!... Le diamant! ou, par le corps du Christ! nous allons entamer un autre jeu! Ce bon colonel San-Severo, autrefois Lucas Tristany, était chevalier du silence et maître; mais ses confrères, manquant de confiance en son génie, le tenaient un peu à l’écart. Sa vie était un long étonnement. Il allait en avant, les yeux bandés, ne sachant jamais d’avance le terme de la route. Aussi, quand il pouvait deviner un secret, c’était une vraie conquête, et il y tenait. C’était ici le cas. L’Anglais Brown était porteur du diamant le Pendjaub, d’une valeur énorme. Le colonel savait cela. L’association s’occupait aujourd’hui de tout autre chose, mais le colonel l’ignorait. Il était ici pour son propre compte. Il faisait du zèle. Il venait enlever le diamant. Comme Peter-Paulus fixait sur lui ses gros yeux ébahis, il reprit: -Vous êtes rusé comme un renard, nous savons cela, et la dame joue à ravir son rôle d’Anglaise folle... mais vous avez affaire à un gaillard! Voilà mon dernier mot: donnez le diamant de bonne grâce ou suivez-moi en prison! Il déploya, ce disant, un ordre d’arrestation que ses importunités avaient arraché à l’intendant Armellino. Son plan avait un certain mérite d’invention. Si le fameux diamant le Pendjaub eût été entre les mains de Peter-Paulus, ce bon colonel l’aurait eu sans nul doute. Il ne s’agissait point, en effet, d’une petite scène débitée timidement. Le colonel s’était fait accompagner par quatre officiers de police, et deux voitures étaient en bas. Pendant que Pénélope sanglotait et que Peter- Paulus essayait une explication impossible, le colonel requit Privato et son collègue de lui prêter main-forte. En même temps, il appela les officiers de police. -Une dernière fois, dit-il, refusez-vous de me remettre le diamant? -Jé faisé sermente, répondit l’associé de Marjoram, que jé n’avé pas cette diamond... -Jé faisé aussi sermente! s’écria la désolée Pénélope. Et tous deux en choeur: -Pôrquoi nos été véniou dans cette paysse abominébeule! -Faites votre devoir! ordonna le colonel. Aussitôt cet ordre donné, l’appartement, loué à grands frais par l’associé de Marjoram dans l’hôtel de la Grande-Bretagne, fut traité en pays conquis. Les quatre agents de police, aidés par Privato et Beccafico lui-même, frère de la marchesa, fouillèrent avec soin tous les meubles. On ne trouva point de Pendjaub. Mais le colonel s’attendait à cela. -Les scellés! ordonna-t-il. On mit de longues bandes de parchemin sur la serrure des malles. On ferma également d’un cachet aux armes de la maison de Naples les paniers et sacs de nuit. Pénélope et Peter-Paulus, plongés dans la stupeur, regardaient faire. L’excès du malheur commun les rapprochait. Ils se serrèrent la main en répétant tous deux: -Pôrquoi nos été véniou dans cette paysse!... Mais la paix ne pouvait pas être de longue durée. -C’été vos! dit soudain Pénélope en retirant sa main; vos avé fôcé moâ de véné dans cette paysse!... -No! c’été vos! repartit Peter-Paulus, pôr le guérissement de vôter maladie!... -Je disé: no... c’été vos! -Je répondé: no... c’été vos! -Enlevez! ordonna le colonel. Les quatre ou cinq douzaines de colis qui composaient le bagage de Peter-Paulus étaient scellés en due forme. Les agents, aidés par les domestiques de l’hôtel, que la vue du mandat d’amener rendait souples comme gants, chargèrent le tout sur leurs épaules, et commencèrent à descendre les escaliers. Pénélope se mit à rire d’un air provocant. -Disé que vos été sudjet anglais! s’écria-t- elle. -À votre tour! commanda le colonel quand les bagages furent enlevés, en route!... Vous allez partir devant moi pour que je sois bien sûr que vous n’avez pas caché l’objet dans quelque coin... on vous fouillera en prison. -Oh! gémit Pénélope en se tordant les mains, je préféré enfoncer iun poignard dans le sein de moâ. -En route! en route! répéta le terrible San- Severo. Peter-Paulus, Pénélope, Mélicerte et Jack furent entraînés dans les escaliers. Le sommelier de l’hôtel, sans égard pour ce grand malheur, eut bien le front d’apporter la note à l’associé de Marjoram. Il paya; mais, en payant, il protesta et dit: -J’été sudjet Anglais... Cette paysse subira iune bombardement à cause de moâ!... fômellemente. Le colonel le poussa dans une voiture. Les gens de l’hôtel demeurèrent convaincus que tout cela se faisait par ordre de la police. Ils avaient vu les actes, ils connaissaient les agents. Ce furent les événements subséquents qui donnèrent à cette aventure son caractère mystérieux et tragique. Du côté de Chiaja, et autour du palais royal, on ignorait encore ce qui se passait à Naples ce soir-là. La plage était déserte. Le quartier noble avait à peine sa somme quotidienne de promeneurs. Tout était d’un calme profond. On voyait de temps à autre deux passants s’accoster pour demander les nouvelles. Le nom du prince Coriolani, qui revenait sans cesse dans ces entretiens, prouvait que le résultat des assises royales tenues à la villa Floridiana commençait à se répandre. Mais la curiosité, dans ces parages, ne demandait pas mieux que d’attendre au lendemain. Cependant on vit, une heure après la tombée de la nuit, les habitants de ces nobles demeures descendre, affairés et inquiets, sur leurs terrasses. Le roi venait de rentrer en ville. Au lieu de se rendre au palais, il avait tourné Chiaramonte, et les portes du Pizzo-Falcone s’étaient refermées sur lui. Chacun avait pu remarquer le déploiement inusité des forces militaires qui l’accompagnaient. Un quart d’heure s’était à peine écoulé, que trois escadrons de cavalleggieri descendirent au grand galop du château Saint-Elme vers l’arsenal. En même temps, on entendit au loin battre le tambour. Quand le tambour se taisait, le vent apportait ces bruits indéfinissables et sinistres que rendent les émotions populaires. C’était à peu près au moment où les deux voitures renfermant la famille Brown, de Cheapside, et ses bagages, sortaient de l’hôtel de la Grande-Bretagne. Les deux voitures prenaient cette route que Peter- Paulus avait suivie le soir de son arrivée pour aller observer incognito les moeurs de la capitale napolitaine. Le colonel, enveloppé d’un ample manteau, dont le pan relevé lui cachait le visage, était monté sur l’un des sièges. L’autre voiture était conduite par un grand gaillard à mine grave dont le chapeau large retombait sur ses yeux. Peter-Paulus n’était pas dans la même voiture que sa femme. Nous devons attribuer à cette cause ce fait qu’ils ne se disputaient point. Arrivés aux environs du théâtre del Fundo, ils virent tout à coup un mouvement étrange et désordonné succéder au calme qui les avait entourés jusqu’alors. Des flots de peuple tournaient l’angle du port et s’engouffraient dans les petites rues voisines. Des cavaliers passaient au galop, des fantassins les suivaient au pas de course. Quelques cris, toujours ce cri particulier, sorte d’appel mystérieux propre aux Compagnons du Silence, se croisaient çà et là, sans qu’on pût savoir d’où ils étaient partis. Des trompes de chasse invisibles lançaient de loin en loin l’air martial de Fioravente: Amici, alliegre andiamo alla pena. Des coups de mousquet, qui semblaient partir de la ville haute, retentissaient par intervalles. Le vent apportait de grands nuages de fumée, expliqués par cette clameur qui sortait parfois de la nuit des ruelles: Al fuoco! al fuoco! Et les groupes, sombres, serrés, marchant à pas lents le long des maisons, s’arrêtaient sous certains balcons pour prononcer sur un mode lugubre: -Evviva la costituzione! La plupart du temps, un homme paraissait au balcon. Puis la porte de la maison s’ouvrait, et l’homme venait grossir les groupes. Quand le groupe passait sous un réverbère, on voyait briller des armes. Devant la poste aux lettres, il y avait un encombrement. Le peuple entourait un poste de gardes suisses et essayait de le désarmer. Les deux voitures s’arrêtèrent. Le colonel descendit de son siège. -À bas, Gaspardo! dit-il à l’énorme gaillard qui conduisait l’autre carrosse; nous avons maintenant d’autre besogne. -Jé prié vos... commença Peter-Paulus mettant la tête à la portière. -Un mot de plus et je te brûle la cervelle! prononça distinctement ce bon colonel. La tête de Peter-Paulus disparut comme par enchantement. Pénélope disait à Mélicerte: -Cet officier m’avé cépendant bienne remaquée! - Bah! répliqua Mella puritaine, il cache son jeu devant votre mari. Pénélope lui prit la main avec effusion. Privato et Beccafico étaient auprès du colonel. Il chargea chacun d’eux de l’une des voitures, leur promettant de leur briser les os si les deux équipages n’arrivaient pas à bon port. -Montez au galop la rue de Tolède, leur dit- il; prenez la rue des Tribunaux, sortez par la porte de Capoue... et au galop, toujours au galop jusqu’au-delà de Salerne! -Voyez-vous, dit Mélicerte, que nous n’allons pas en prison. Pénélope joignit les mains. -Jé croyé, murmura-t-elle en extase, que cet officier vôlé bienne enlevé moâ!... Les voitures partirent. -Alla pena! cria le colonel, qui se jeta à corps perdu au beau milieu de la cohue; les coquins ne me disent jamais leurs affaires; mais, puisqu’on danse, procurons-nous des violons! Gaspardo le pêcheur et lui se ruèrent sur deux gardes suisses, qu’ils renversèrent; puis ils disparurent dans la foule, emportant chacun un mousquet conquis. La foule cria: -Evviva la costituzione! À dix heures, le soir, le canon grondait sur plusieurs points de Naples. On disait que vingt mille insurgés étaient en armes. Des barricades s’étaient élevées dans la strada di Porto et dans toutes les rues environnantes. C’était comme une citadelle. À onze heures, les bruits de guerre avaient cessé. Mais une lueur grande et sinistre était au ciel, jetant sur la ville muette ses reflets de cuivre. On devinait quelque immense incendie. En effet, cette forteresse dix fois séculaire, le Castel-Vecchio, brûlait avec les maisons qui l’entouraient. C’était un spectacle grandiose et terrible. L’incendie, on peut le dire, avait été allumé de tous les côtés à la fois. Les flammes sortaient en si prodigieuse abondance, qu’on n’essayait même pas de lutter contre elles. Dans l’ombre profonde des gros murs de la forteresse, on voyait un cercle noir et immobile; c’étaient les gardiens de l’incendie. À onze heures et demie, les cent mille spectateurs de cette scène virent quelque chose de tellement fantastique, que nous avons hésité à l’écrire. Le paratonnerre du Castel-Vecchio était encore debout au sommet de la plus haute tour, qui semblait épargnée par les flammes. Tout à coup un être humain se prit à grimper le long de cet étrange mât de cocagne. Il semblait tout petit et tout noir parmi les violentes lueurs qui l’environnaient. Il montait en se jouant. Il exécutait çà et là des tours de force. Arrivé à l’extrême pointe, il se prit à tourner autour de son effrayant pivot, dans la posture que les gymnastes appellent le bras de fer. La foule cria d’en bas: -Bravo, saltarello! bravo, Cucuzone! Un grand nombre de coups de feu partirent des positions occupées par les troupes réglées, mais aucun ne porta. Cucuzone, se tenant d’une main au paratonnerre, déroula de l’autre, lentement, une sorte d’interminable ceinture qui lui entourait le corps. À mesure qu’il la déroulait, la ceinture se prenait à flotter à longs plis. Il la fixa enfin à la tige de fer. Au premier souffle de vent qui le déploya dans toute son étendue, on vit un immense étendard éclairé comme en plein soleil par les ruines de l’incendie. Il portait au centre un coeur percé de deux glaives: l’écusson des comtes de Monteleone. Autour de l’écusson courait la devise: Agere, non loqui. Cucuzone redescendit sans encombre et disparut. La partie sud du Castel-Vecchio s’écroula bientôt après avec un épouvantable fracas. À ce moment, les cornemuses calabraises, les vezzi de l’Abruzze et les trompes de chasse sonnèrent de tous côtés la fanfare du silence. Le cordon noir qui entourait la forteresse se massa. Une colonne serrée en tête de laquelle marchaient trois hercules: Luca Tristany, Gaspardo le pêcheur et Ruggieri le marin, donna, comme le trait d’une catapulte, dans les rangs de la garde suisse et la perça. Au centre de la strada di Porto, devant la fontaine des Trois-Vierges, un carrosse, enlevé aux écuries royales, et tout drapé de crépines d’or, stationnait. Huit chevaux des écuries du roi le traînaient. Un homme vêtu de pourpre comme un empereur, et beau comme un demi-dieu, parut, porté à bras en triomphe. Cent torches éclairaient sa marche. Il monta dans le carrosse royal. Une troupe nombreuse de cavaliers lui fit cortège. Sur son passage, des coureurs allaient acclamant le prince Fulvio Coriolani. Puis les mille bruits qui emplissaient la cité s’amoindrirent. L’incendie rougit, puis pâlit, ne trouvant plus d’aliment dans les murs épais en pierres de taille. La lueur des torches raya encore longtemps les ténèbres de la campagne dans la direction du sud- est. Au bout d’une demi-heure, on ne voyait plus rien; tout faisait silence, clameurs et fanfares. On ne voyait plus rien que cette colossale fumée du volcan, voilant de brun la face pâle de la lune décroissante. VIII Les Deux Pêcheurs. Ceux qui virent ces événements prétendent que Naples fut pendant une nuit à la merci complète des tiers carbonari (règle du silence). Il eût suffi peut-être de la volonté d’un seul homme pour faire une révolution. La volonté manqua. Les ventes armées se dispersèrent, laissant leurs morts sur le terrain. Le roi de la nuit dédaignait la victoire. Ferdinand de Bourbon, les princes, les princesses, passèrent douze heures d’angoisse au Pizzo-Falcone. Ordre d’armer avait été envoyé à une frégate de l’État, en cas de malheur. La princesse de Salerne, la favorite du Bourbon, tomba en disgrâce pour avoir prononcé les paroles qui sont le début de ce chapitre. Elle avait dit: -Si Coriolani avait voulu... Elle passa deux ans d’exil à Capri. Le lendemain, Johann Spurzheim prit le portefeuille de ministre d’État et la présidence du conseil. Trois régiments partirent dans la direction de la montagne pour réduire les révoltés. Le docteur Pier Falcone les accompagnait avec une commission du roi. Ce n’était pas une poursuite, mais bien une guerre. Malatesta, Sampieri, Colonna, Vespuccio, Marescalchi, Gravina, Pitti, Zini, suivirent l’expédition en qualité de volontaires. C’était le sixième jour après l’incendie de Castel-Vecchio. Le soleil se couchait dans ces beaux horizons de l’Italie du Sud que nous avons décrits plusieurs fois au commencement de ce récit. Mais ce n’était plus ce calme profond, ce sourire de la nature que nous admirions naguère, au moment où Athol, prenant congé du bon véturin Battista Giubetti, sautait de la route sur les roches, et des roches sur le sable d’or de la grève. Le ciel menaçant avait des tons métalliques, comme toujours dans ces parages, à l’approche des tremblements de terre ou des éruptions de volcans. La mer n’avait point de vagues; mais elle moutonnait sourdement, grise d’écume, et, de temps en temps, la nature semblait pousser une confuse et grande clameur. Cela venait de l’air ou de la terre, on ne savait. L’atmosphère était lourde; les aspects semblaient se rapprocher, comme si la voûte céleste, abaissée au zénith, rétrécie au cercle horizontal, eût pressé violemment les perspectives. C’était beau, cependant; c’était plus beau, peut-être. De la pointe sud de la baie de Santa- Eufemia, on devinait la Sicile dans un nuage cuivré qui paraissait tout proche, tandis que les îles d’Éole, accusées et fermes, tachaient nettement la mer de bronze. La courbe gracieuse du golfe se relevait en lumière, marquée par un point sombre à l’endroit où la Brentola quittait la vallée du Martorello pour entrer en grève, et le paysage était fermé au nord-ouest par les hauteurs noires où se perche le château du Pizzo. Dans les terres, on n’apercevait rien, à cause de la conformation particulière de la côte. Seulement, au nord du cap Vatican, dans la direction de Monteleone, la basilique de Corpo- Santo, sombre et austère, surmontait les antiques tourelles du couvent. Il pouvait être sept heures du soir. Chose rare en ce lieu, deux petits navires de guerre croisaient dans le golfe. Tous deux portaient le pavillon napolitain. L’un était une goélette-brick à la coque fine, aux allures guerrières; l’autre, embarcation plus spécialement ponantaise, appartenait à cette famille des navires méditerranéens, enverguant la voile latine. Les felouques ont deux mâts: l’arbore di mestro et l’arbore di trinchetto. Les plus grandes portent douze canons en batterie et trente-deux caronades légères sur le pont. Dans les eaux de la Méditerranée, leur marche est supérieure à celle des bâtiments gréés carrés. Le brick-goélette et la felouque, louvoyant à une lieue l’un de l’autre, échangeaient souvent des signaux, non seulement entre eux, mais encore avec des postes militaires, établis de distance en distance sur la côte. L’état du pays avait évidemment changé. Il y avait là surveillance active, presque état de guerre. Nonobstant, douze ou quinze bateaux montés par des pêcheurs, dont on voyait les cabanes grises collées au roc sous la falaise, allaient et venaient au large, s’occupant de leur besogne. Un de ces bateaux, plus fort et mieux construit que les autres, laissait la voile au vent, malgré les rafales du nord qui allaient augmentant de force, à mesure que la nuit avançait. Il se tenait au large à trois lieues de la côte, et courait de grandes bordées, de manière à surveiller tour à tour tous les points du rivage. Son équipage ne se composait que de deux hommes: un jeune mousse à la figure éveillée et charmante, un matelot au corps herculéen, aux jambes arc-boutées en cerceau, au front bas, couvert par une forêt de cheveux noirs. Celui-ci avait à la bouche une vaste pipe d’écume. Ils lançaient le filet; mais c’était par manière d’acquit. Quand par hasard ils prenaient un thon ou une dorade, ils laissaient le poisson retomber à l’eau. C’étaient de faux pêcheurs, et leur filet servait seulement à tromper les deux bâtiments de guerre dont les lunettes espionnaient incessamment le golfe. Le mousse avait une taille frêle et fine. Ses grands yeux noirs, surmontés de sourcils fiers, tracés hardiment, interrogeaient la côte avec inquiétude. -Au filet! dit le matelot aux larges épaules. Le mousse fit un geste de fatigue accablée. -Mon bon Ruggieri, murmura-t-il, ce n’est pas le courage qui me manque. -C’est la force, signora; on sait bien cela, repartit le matelot de ce ton brusque employé par certaines gens pour dissimuler leur émotion; du diable! si vous ne seriez pas mieux dans votre boudoir mignon! -Tu préférerais un autre aide, n’est-ce pas, Ruggieri? -Un plus vaillant, non, répliqua le matelot, c’est impossible... mais un plus robuste... Écoutez donc, nos outils de marin sont moins légers que des éventails. Le mousse ôta son bonnet bariolé pour essuyer son front, qui ruisselait de sueur. Une masse de grands cheveux noirs s’en échappa, et tomba de tous côtés en belles boucles sur ses épaules. -Un coup de main, signora! s’écria le matelot; au filet! au filet! Ce damné lieutenant qui est là-bas à la lunette nous lorgne comme s’il savait qu’il y a ici une jolie femme! On distinguait, en effet, sur le pont de la felouque, un officier dont la lunette était braquée vers le large. -On dit que l’air de la mer est bon, reprit le mousse quand le filet fut à la traîne; il me semble que c’est du feu que je respire... le souffle va me manquer. Le matelot passa sur son front sa main rude, et la retira baignée de sueur. -C’est que, répondit-il en regardant l’horizon du coin de l’oeil, ce n’est pas aujourd’hui la mer de tous les jours, signora... Il y a des démons dans l’air: je le sens aussi bien que vous. -Le mistral?... commença le mousse. Le matelot haussa les épaules. -Le mistral et moi, nous nous connaissons! fit-il à demi-voix: je donnerais bien une douzaine d’onces pour que ce fût le mistral... Le mistral est froid... le mistral souffle du nord-ouest comme ces rafales d’enfer; mais il est continu et soulève le flot... « Le sirocco, continua-t-il après un silence, est aussi brûlant que ce souffle du diable qui nous échaude les joues; mais il vient du sud-est, et pèse sur la voile comme s’il tombait des nuées... Celui-ci relève la voile: on dirait qu’il sort de l’eau par chaque bulle d’écume... Celui-ci n’est pas un vent du ciel: c’est la tourmente de malheur qui secoue nos golfes quand la terre tremble et se déchire, quand les volcans vomissent la lave... Que disait-on du volcan à votre départ de Naples, signora? -Le Vésuve fume depuis plus de huit jours, répondit le mousse; avant-hier, il a éclairé... hier, il a commencé à jeter des flammes; mais la lave n’a pas encore débordé. -La lave débordera. -Dieu le sait!... mais, avant qu’une semaine soit passée, le Vésuve débouchera son goulot ou crèvera son flanc... Un coup d’épaule, sang du Christ! ce réprouvé de lieutenant nous a montrés au doigt! L’officier venait, en effet, d’appeler un de ses camarades, et très évidemment il désignait la barque de sa main étendue. On jeta le filet. Le vent durcissait. L’ourlet de la voile baignait dans l’écume à chaque rafale. -Quelle heure donnez-vous, signora? demanda Ruggieri. À mon estime, sept heures doivent être passées. Le mousse tira de son gousset une riche et mignonne montre de femme. -Sept heures et un quart, répondit-il, à l’horloge du monte Oliveto! Les regards du matelot s’assombrirent. -Rien encore! murmura-t-il. Puis il ajouta: -Mais ce vent démoniaque doit disperser la fumée... Si nous n’allions point apercevoir leurs signaux!... Il donna un coup de barre, changea d’amure et serra le vent, mettant le cap sur Stromboli, qui commençait à confondre au loin ses profils estompés par le crépuscule du soir. La barque fila rapidement au large, sillonnant cette immense plaine d’écume. Le vent semblait tomber, à mesure qu’on s’éloignait de la côte. -Je l’ai dit! grommela le matelot, ces rafales sortent de la terre... C’est l’ouragan du malheur. Au bout de quelques minutes, l’aspect de la côte changea. Nos deux marins commencèrent à voir les collines de l’intérieur par-dessus les falaises. Ruggieri braqua successivement sa longue vue sur deux points du rivage: l’un en dedans du cap Vatican, l’autre beaucoup plus au nord et presque dans la direction du Pizzo. -San Gennaro! gronda-t-il, une demi-heure de retard... et rien!... rien encore! Un sourire vint aux lèvres de cet enfant faible, mais hardi et charmant, que le matelot appelait « signora ». -Si Dieu voulait qu’il manquât au rendez- vous! murmura-t-elle. Ceci était l’expression d’un espoir, ou mieux, une prière. -Si le feu se montre au sommet du monte Pulcino, reprit Ruggieri, nous devrons ranger le cap Vatican: ce sera facile; nous serons abrités par le promontoire... Mais, si nous voyons la fumée au colle delle Nari, la chose change: il nous faudra piquer vers Santa-Eufemia, au-delà du Pizzo... Vent debout!... côte affreuse... et le temps passe... Il était désormais soucieux, ce Ruggieri. Le jour baissait au point qu’on ne distinguait plus le mouvement sur le pont de la felouque; quant au brick-goélette, il louvoyait si près de terre, que la falaise du Martorello le mettait dans l’ombre. Le mousse s’était assis exténué à l’arrière de la barque. Il rêvait. Tout à coup le Ruggieri frappa dans ses mains et poussa un grand cri. Le mousse, éveillé en sursaut, releva la tête. Il y avait une larme dans ses grands yeux. -Voyez, signora! voyez! dit Ruggieri, qui redressa son torse vigoureux et enfla sa poitrine. À gauche des hauteurs du Pizzo, dans la campagne, une épaisse colonne de fumée s’élevait; une flamme rouge en teinta bientôt la base. La signora, déguisée en mousse, laissa échapper un long soupir. -Le sort en est jeté! murmura-t-elle. -Le signal est au colle delle Nari, dit le matelot; le diable s’en mêle ce soir... Mais nous n’avons pas peur du diable! En un clin d’oeil, la barque vira de bord et se prit à lutter contre le vent, qui mettait la voile dans l’écume. C’était une excellente chaloupe, de construction sicilienne, qui avait dû pendre à l’arrière de quelque brigantin libre. Elle serrait le vent au mieux et, quoique son allure au plus près la fit embarquer beaucoup d’eau, sa marche était à peine retardée. Ruggieri était à la barre. Le mousse rejetait l’eau à la mer. La nuit devint noire; le ciel était sans étoiles. Ruggieri se guidait par les lumières qui étaient aux fenêtres du Pizzo. Le feu allumé sur le colle delle Nari ne se voyait plus depuis longtemps, caché qu’il était par la lèvre du rivage. Le mousse sentit tout à coup qu’on lui serrait le bras. -Ne bougez plus, dit Ruggieri à son oreille; pas un souffle!... Il y va de la vie! L’avertissement n’était pas inutile, et surtout il venait à temps. Un cri s’étouffa, en effet, dans la poitrine de la signora. Sur l’écume blanche et phosphorescente de la mer, s’élevait une masse noire qui semblait énorme. Entre deux rafales, on crut entendre des bruits de voix et un chant qui tombait du ciel. Les voix appartenaient à des officiers qui causaient sur le gaillard d’arrière, le chant à un marin chevauchant sur une vergue, juste au- dessus de la tête de nos deux prétendus pêcheurs. La masse noire était la felouque napolitaine. La barque rasa comme une flèche les flancs du grand navire, coupa son sillage et passa inaperçue. L’instant d’après, elle dansait au ressac devant une côte rocheuse, à un demi- mille au-delà du Pizzo. C’était le rendez-vous fixé. À droite et à gauche, deux petites pointes de rocher s’avançaient dans la mer, faisant de ce lieu une anse microscopique dont les contrebandiers utilisaient souvent l’abri. Ceci en temps calme, car, au moindre orage, la mer était si terriblement houleuse, que tout débarquement de marchandises y eût été impossible. Ruggieri essaya de mouiller son ancre entre les deux roches, mais les dents du grappin ne purent mordre ce fond de galets par le temps qu’il faisait. Ruggieri amena sa voile et tâcha de se soutenir avec les avirons. Le mousse était maintenant au gouvernail. Une ligne d’écume plus éclatante annonça le fond de l’anse. Ruggieri héla. Ce cri d’espèce particulière, que nous avons plusieurs fois entendu à Naples, lui répondit aussitôt, et deux formes se détachèrent sur le fond noir des roches. La mer était basse et, bien que le flux ne se fasse pas sentir sur les rivages méditerranéens, la différence entre le haut et le bas de l’eau peut changer complètement les conditions d’abordage dans certaines criques entourées d’écueils. Ici, le bas de l’eau laissait l’esplanade rocheuse, où les deux inconnus se tenaient, à sept ou huit pieds au-dessus de la barque, et la barque ne pouvait guère s’avancer à plus de deux longueurs d’aviron, sous peine d’être brisée en mille pièces. Sous l’esplanade, c’était une rampe à pic, où un chamois n’eût pu poser le pied. -Faisons vite! dit une voix impérieuse sur le rocher. Fiamma est-elle à bord? - Fiamma t’attend! répondit la voix douce et sonore du mousse. -Bonjour, Ruggieri! dit-on en même temps là-haut. -Bonjour, Cucuzone! repartit d’en bas le matelot. Puis il ajouta: -As-tu la corde? -Toujours. -Mets une pierre au bout, car ce vent-là repousserait un câble de maîtresse ancre... et prends garde de nous assommer. -Fiamma ne peut-elle se mettre à l’abri? demanda la première voix qui avait parlé. -Ne songe pas à moi, maître, répliqua la jeune femme. -Je la place sous le banc à l’arrière, ajouta Ruggieri; mais hâtez-vous!... je ne puis tenir longtemps contre le ressac. On voyait, sur cette espèce de galerie circulaire qui régnait au fond de l’anse, une silhouette fière et haute, sous le pli d’un manteau qui flottait bruyamment au vent. Une autre forme humaine s’agitait au-dessous. C’était Cucuzone, occupé à nouer le bout de sa corde autour d’un quartier de rocher. Un éclair qui déchira la nue, précédant un coup de tonnerre lointain, mit tout à coup en lumière cette hautaine silhouette de l’homme immobile. Nous eussions pu reconnaître le visage triste, mais calme, de ce beau prince Fulvio Coriolani, la folie de la cour de Naples. IX Une Idée De Ruggieri. Cucuzone, ayant serré sa corde autour d’une roche, s’avança jusque sur le rebord de la plate- forme. Il prit son temps, calculant les balancements furieux de la barque, et lança son engin de manière que la pierre tombât à l’eau tout près de l’avant, à portée de la main de Ruggieri. Une première tentative manqua par la faute de la rafale, une seconde, parce que Ruggieri perdit l’équilibre. Il est certain que le choc de la pierre eût mis la barque en morceaux. Mais il est certain aussi que nulle puissance humaine n’aurait pu lancer une corde légère à l’encontre de ce vent tempétueux. Enfin au troisième essai, Ruggieri saisit la corde et tomba, du coup, la poitrine contre le plat-bord. La barque faillit chavirer et s’emplit d’eau à demi. -Heureusement, dit le matelot, qu’elles sont bonnes toutes deux, la poitrine et la chaloupe! Il palpa soigneusement le bordage de la barque, en dedans et en dehors; puis, se relevant d’un bond, il se tâta les côtes. -Pas plus avariées l’une que l’autre! murmura-t-il gaiement. San Gennaro! s’interrompit-il, sciez à bâbord, signora!... sciez à deux mains! Nous allons toucher!... Il saisit la gaffe et piqua le roc au moment où la barque allait donner contre l’une des parois de la crique. Le danger passé, il détacha la pierre et noua solidement la corde au pied du mât. Cucuzone avait fixé l’autre bout à une corne du roc. -Allez! commanda Ruggieri. Il reprit les avirons et rama vigoureusement pour tendre le câble. Cucuzone s’engagea le premier sur ce pont vacillant que chaque rafale balançait avec furie. Ce fut un jeu pour le saltarello. Nous devons même avouer qu’il exécuta, chemin faisant, quelque temps de trapèze sur la corde roidie. Le passage de Fulvio fut moins aisé. Cucuzone, debout à l’arrière, se tenait prêt à plonger en cas de malheur, Fiamma, agenouillée et les mains jointes, priait Dieu ardemment. Fulvio resta suspendu une longue minute entre le ciel et la mer. Le vent secouait la corde, qui tremblait comme un fil. Mais Fulvio était jeune, leste, adroit et sans peur. Il mit enfin le pied sur la barque. Fiamma se pendit à son cou en pleurant. Ils se tenaient encore embrassés lorsque les aboiements d’un chien se firent entendre dans les roches. -Détache la corde, Cucuzone! commanda Ruggieri. Comme le saltarello éprouvait de la peine à dénouer le chanvre mouillé, Ruggieri prit une hache et trancha le noeud d’un seul coup. -À plat ventre, tout le monde! s’écria-t-il. D’une main, il terrassa brutalement Fiamma; de l’autre, il saisit le prince Fulvio et l’entraîna dans sa propre chute. Cucuzone avait déjà disparu sous un banc. Il était temps. Les roches s’éclaircirent, renvoyant d’écho en écho le fracas roulant d’un feu de file. Une grêle de balles passa au-dessus de la barque. Ruggieri et Cucuzone s’emparèrent des avirons; à la seconde décharge, les miliciens étaient hors de portée et tiraient au hasard. -Borde la voile, maintenant, dit le saltarello, et reposons-nous. Joignant l’exemple au précepte, il se coucha tout de son long au fond de la barque, et commença à ronfler comme un juste; Fulvio et Fiamma étaient assis l’un auprès de l’autre, à l’arrière. -Merci, Fiamma, soeur chérie, disait Fulvio; quels dangers tu as bravés pour me servir! -Je t’appartiens, Fulvio, répondait simplement la zingara, je n’ai de volonté que la tienne... Si elle t’avait aimé, j’aurais été heureuse de contempler ton bonheur. Fulvio laissa retomber sa tête entre ses mains. -C’est Julien de Monteleone qu’elle aime, n’est-ce pas? demanda-t-il. Sa voix était timide comme celle d’un enfant. Fiamma ne répondit que par un signe de tête affirmatif. Il y eut entre eux un long silence. Fiamma reprit: -Je connaissais cet amour avant Angélie elle- même. -Angélie! répéta le prince, comme s’il eût savouré la musique suave de ce nom; quand j’étais triomphant, je ne savais pas combien je l’aimais! Mais pourquoi ne m’avoir pas dit...? s’interrompit-il tout à coup. Fiamma lui mit sa belle main sur la bouche. -Je te répétais sans cesse, murmura-t-elle, il n’y a que moi pour te bien aimer!... Nos coeurs ont fleuri ensemble... Dieu t’a donné à moi... hors de moi, tu ne trouveras que trahisons et douleurs... Il était distrait déjà; elle le vit. Un long soupir souleva sa poitrine. -Sept jours! pensa-t-elle, tandis qu’un plaisir plein d’angoisse lui serrait le coeur; l’oracle a dit sept jours... et c’est demain le septième... Je n’ai pas eu sa vie, mon Dieu, donnez-moi sa mort! -L’aime-t-il? demanda tout à coup Fulvio. -Qui donc? fit la zingara réveillée en sursaut. -Mon frère Julien... répéta le prince, aime-t-il dona Angélie Doria? -Oui... et son amour à lui n’est point parjure. -Alors, prononça lentement Fulvio de ce ton du juge qui rend un arrêt, je veux qu’ils soient heureux! Il se tut; la barque, penchée, courait dans la nuit. On apercevait les côtes comme une muraille lointaine et sombre. De temps en temps, les signaux de nuit indiquaient la position des deux bâtiments de guerre. Cucuzone ronflait. -Maître, demanda Ruggieri, qui avait repris le gouvernail, où faut-il aller maintenant? -Je ne sais encore, répondit Fulvio. Puis, s’adressant à la zingara, il ajouta: -Parle! -Que veux-tu savoir! demanda- t-elle. Ton coeur va saigner. -Mon coeur est mort, repartit le prince, dont la voix était sourde et découragée, les morts ne souffrent plus... Parle!... J’ai fait vingt lieues à travers cent périls, pour avoir les nouvelles que tu m’apportes... J’ai abandonné mes frères victorieux, mais cernés de toutes parts... J’ai déserté mon poste de bataille... Les hommes m’appellent brigand, les brigands m’appelleront traître... Parle, te dis-je, parle! -J’ai vu dona Angélie Doria, dit tout bas Fiamma. Fulvio tressaillit et se rapprocha. -Si l’on m’eût salué ce jour-là... le jour où le roi et sa cour étaient rassemblés à la villa Floridiana... si l’on m’eût salué du nom de comte de Monteleone, Angélie m’aurait-elle trahi? -Dieu le sait! -Angélie m’avait dit, une heure auparavant, le coeur ému, la voix tremblante: « Je t’aime, et rien ne saurait m’empêcher de t’aimer... » Me trompait-elle? La nuit cachait l’expression de dédain qui était sur le beau visage de Fiamma. -Peut-être qu’elle ne te trompait pas, murmura-t-elle; je te l’ai dit: Angélie Doria ne connaissait pas son propre coeur. -Tu n’exprimes pas toute ta pensée, Fiamma! -Dieu me garde de te cacher quelque chose, Fulvio!... Elle est pieuse et craintive... Elle croyait Julien engagé dans les ordres... -Et elle tâchait de m’aimer... pour que cet amour soit son bouclier!... Est-ce ainsi, ma soeur? La zingara garda le silence. Fulvio serra sa poitrine à deux mains. -Cet air qui nous entoure est de plomb, dit-il; j’étouffe! Quand le vent cessait de souffler, c’était, en effet, un calme brûlant et si étrange, que la gorge oppressée semblait se rétrécir. On entendait alors des bruits inouïs du côté des rivages. La terre, invisible, avait de grands gémissements. Fulvio demanda: -Où l’as-tu vue? -Dans sa prison, répondit Fiamma. -Dans sa prison! se récria le prince qui tressaillit comme un lion blessé; ai-je bien entendu? Il y eut des larmes dans la voix de la zingara, tandis qu’elle disait: -Je t’en supplie, Fulvio, ne m’interroge plus!... tu voudras, quand tu sauras, t’élancer à son aide... et la mort t’attend là-bas! -Ah!... fit le prince, elle a besoin d’aide!... Il se tourna vers Ruggieri, et reprit tout haut: -À Naples, amis!... Nous allons à Naples. Dans les ténèbres, on put entendre les sanglots étouffés de la zingara. Ruggieri vira de bord; car il se laissait, depuis une demi-heure, dériver au vent vers les îles Lipari. Les deux navires de guerre étaient désormais entre la barque et cette crique rocheuse où s’était opéré l’embarquement. -Parle! dit encore Fulvio, avidement, cette fois; je veux tout savoir!... Parle- moi de mon frère Julien, qui est mon bourreau, mais que j’aime... Parle-moi de ma soeur Céleste, vers qui mon coeur s’élance... de ma mère, pauvre et sainte martyre... Parle-moi de Lorédan, mon ennemi loyal... Tu m’entends, je le veux! Fiamma se recueillit un instant; puis elle débuta ainsi: -Angélie était à la villa Floridiana... Céleste t’attendait dans ton palais... Elle s’évanouit en voyant le cadavre du vieux Manuele assassiné par ce misérable Pier Falcone. -Celui-là se vengeait, interrompit Fulvio, je l’ai tué de ma main; que Dieu lui fasse paix, j’aurais voulu l’épargner. -Pendant que la fusillade grondait autour du Castel-Vecchio en flammes, reprit la zingara, Johann Spurzheim, nommé premier ministre par le roi, n’était pas à son poste; il poursuivait son oeuvre. Ai-je besoin de vous dire qu’il trahissait depuis longtemps?... Vous le savez... Vous savez sans doute pourquoi il trahissait, et quelle ambition implacable s’était emparée de ce moribond... -Je sais tout, interrompit Fulvio. -Et que comptez-vous faire à ce Johann Spurzheim, seigneur? -Notre loi veut sa mort... Mais il était condamné d’avance pour un autre crime... Parle, au nom du ciel, Fiamma, et ne t’arrête plus! -Johann Spurzheim n’était pas à son poste. Il s’empressait de jouer ses dernières cartes, achevant pour lui le gain de la partie. « Maria des Amalfi, la pauvre douce femme inerte et déjà replongée dans cette nuit de l’esprit où la science du docteur Daniel avait porté la lumière, était conduite à l’hôtel de la Piazza-del- Mercato. On l’installait dans les appartements de cette Barbe Monteleone, qui jadis lui fit tant de mal... « Le cercueil de Barbe venait à peine de prendre le chemin du cimetière, que les ouvriers attachaient les draperies de velours à l’alcôve de la nouvelle épouse... -Que dis-tu là, Fiamma? s’écria le prince stupéfait. Il n’avait pas deviné cette extravagante audace. -Je dis ce qui est, repartit la jeune fille; Johann Spurzheim, favori du roi, a obtenu du roi l’autorisation d’épouser Maria des Amalfi, qui est redevenue folle. -Mais il suffit d’apprendre au roi... -Que David Heimer était maître du silence?... Le roi le sait... Le roi croit que ce fidèle serviteur s’est introduit parmi vous pour vous perdre... Le roi est désormais l’esclave de cet homme. Fulvio murmura comme se parlant à lui- même: -Le docteur Daniel m’a dit: « La folie a la mémoire de la folie... » Si Maria des Amalfi a perdu de nouveau la raison, elle reconnaîtra son bourreau. -Eh bien, n’est-ce pas un dévouement angélique que d’épouser une pauvre femme qui, dans sa folie, vous prend pour un scélérat et pour un monstre?... Le roi sait tout, et le roi a dit: « Ce Spurzheim est un saint... Le mariage se fera! » Fulvio frémissait de tous ses membres. -Mais c’est horrible, cela! grinça-t-il entre ses dents serrées. -C’est horrible! répéta la zingara; et ce n’est pas tout, Fulvio... David Heimer, ce démon incarné, ne pouvait s’arrêter en chemin. Il a la terrible logique de ses instincts criminels: c’est le génie du mal. -Qu’y a-t-il encore? demanda le prince avec abattement. -Il y a d’abord cette conséquence: Johann Spurzheim, en épousant la comtesse Maria des Amalfi, qui, dans ses rares moments de lucidité, lui témoigne une reconnaissance sans bornes, prend le titre de comte de Monteleone, et devient le tuteur naturel des deux enfants... -Lui! s’écria Fulvio, dont les poings crispés se serraient; lui! l’impur scélérat! le tuteur de mon frère et de ma soeur! -Ce n’est pas tout encore, dit Fiamma. Le prince croisa ses bras sur sa poitrine. -Le titre de comte de Monteleone n’est bon pour Johann, poursuivit la zingara, que s’il apporte avec lui, ce titre, l’immense fortune de cette puissante maison... Or, entre cette fortune et Johann, cinq existences se dressent comme un infranchissable obstacle. -Cinq assassinats... murmura Fulvio. -Vous d’abord, prince; mais vous comptiez à peine... contre vous, la loi est une arme... Puis Julien et sa soeur Céleste... Puis Angélie et son frère, le comte Lorédan. Mais que parlez-vous d’assassinats! s’interrompit-elle avec un rire amer: Johann Spurzheim n’en vient au poignard ou au poison qu’à la dernière extrémité... D’ailleurs, il est une de ces quatre personnes qui peut devenir pour lui la poule aux oeufs d’or... Doria a hérité de Monteleone; Monteleone ne peut-il pas hériter de Doria? -Que veux-tu dire? dit Fulvio en frémissant. -Voici ce que je veux dire, prince: il faut que Julien meure; il faut qu’Angélie Doria disparaisse, il faut que le comte Lorédan soit supprimé... Mais il faut que Céleste vive! Céleste, l’unique et suprême héritière des deux plus opulentes familles de l’Italie! Elle arrêta Fulvio, qui voulait parler. -Laissez, reprit-elle, j’ai fini!... Johann Spurzheim a voulu que cette besogne mortuaire fût son chef-d’oeuvre... On ne s’attaque pas impunément à des princes comme Lorédan ou Julien... Mais deux jeunes gens irrités qui s’exterminent dans un duel furieux sans témoins, sans merci... que dites-vous de cela, Fulvio? - Explique-toi... -À l’heure où le Castel-Vecchio brûlait, Angélie Doria fut enlevée à la villa Floridiana, et Céleste Monteleone fut enlevée au palais Coriolani. -Par lui?... par Johann? -Et par qui donc? Seulement, grâce à une intrigue habilement ménagée, le ravisseur d’Angélie s’appelle, pour Lorédan, Julien de Monteleone; et, pour Julien de Monteleone, le ravisseur de Céleste a nom Loredan Doria. -Et ils se sont battus à mort? -Johann Spurzheim les tient prisonniers... La cour croit qu’il veille sur leurs jours... mais demain... -Assez! dit Fulvio d’une voix brève et forte; j’ai compris. Il déposa un baiser sur le front de Fiamma, et dit encore: -Merci!... tu es ma seule amie. Puis, se tournant vers Ruggieri: -Au point du jour, il faut que nous soyons en vue du cap Campanella! prononça-t-il d’un accent impérieux. Et, avant la réponse du matelot: -Où cet homme garde-t-il Angélie et Céleste? -À la villa de Barbe Monteleone, entre Castellamare et Resina. -Tu as entendu, Ruggieri, dit Fulvio; c’est là que nous débarquerons! Le matelot tendit sa joue à la rafale. -C’est impossible, maître, répondit-il. -Comment? impossible?... quand j’ordonne?... -Maître, le vent n’obéit qu’à Dieu! Fulvio frappa du pied. Ruggieri continua paisiblement: -Avec le temps qu’il fait et la barque où nous sommes, il faut plus de vingt-quatre heures pour gagner le golfe de Naples. -Par terre, murmura Fiamma, avec de bons chevaux... -Nous trouverions, interrompit Fulvio, au lieu de relais de poste, des chevau- légers et des gendarmes tout le long de la route... Laisse parler Ruggieri... je suis sûr qu’il a son idée... N’est-ce pas, Ruggieri, que tu ne nous as pas tout dit? -On ne dit jamais tout, repartit le marin aux larges épaules en se dandinant sur son banc; il y a les si... et puis les mais... On ne peut pas faire tomber le vent... Mais je suppose que le bon Dieu, en place de cette coquille de noix qui est sous nos pieds, nous envoie une bonne felouque capable de courir dans le vent... une felouque comme celles qui croise là-bas, toute pleine de fainéants... -En ce cas-là, combien te faudra-t-il de temps pour doubler le cap Campanella? - Douze heures. -Tu préférerais la felouque au brick-goélette? -Parbleu!... quand ça ne chavire pas, ça file vent debout, comme un cheval de course... Mais, à dire vrai, maître, s’interrompit Ruggieri en reprenant sa pose indolente, qu’il avait quittée un instant, nous n’avons pas à choisir. Le prince leva les yeux vers le golfe. -Si fait, mon garçon, répliqua-t-il froidement: les voici tous les deux, le brick à droite, la felouque à gauche... Ton choix est bon... Cargue la voile et paille tes avirons... nous allons prendre passage à bord de la felouque. X Toutes Voiles Dehors! Ruggieri ne prit point la peine de dissimuler son parfait contentement. Tout en pesant sur la barre pour mettre le cap sur la felouque, qui allait louvoyant indolemment, il exprima son approbation avec chaleur. Ce n’était plus le même homme. Tous ses mouvements avaient un entrain plein de gaieté. Il ne s’attendait en vérité point à cette aubaine! Cette aubaine consistait dans l’attaque d’une felouque de guerre, montée par soixante ou quatre-vingts hommes d’équipage, en vue d’un brick-goélette de la marine militaire. Ruggieri, ayant viré de bord, donna un coup de pied joyeux et amical dans le flanc de son ami Cucuzone, qui se leva en grondant. -Quoi de nouveau? demanda le saltarello. -Un tour de force, répondit Ruggieri. Cucuzone se frotta les yeux, s’étira et demanda des explications. Elles furent données par l’amiral Ruggieri, à qui Fulvio cédait le commandement. -Dire que je n’y songeais pas un petit peu, commença le brave matelot, ce serait mentir... Toute la soirée, ça m’a trotté dans la tête... Je me disais: « Si le maître était au jour d’aujourd’hui comme je l’ai connu autrefois... Mais personne ne peut savoir ce qu’il a en tête maintenant... Enfin, n’importe!... Quoi donc! il fait ce qu’il veut, puisqu’il est le maître... » Écoute-moi voir... Mets ta chemise à l’aviron de droite, sauterelle!... Je vais te mettre mes calzoni à celui de gauche... vu que je n’aime pas risquer les fluxions de poitrine. Y sommes-nous? -C’est fait, dit Cucuzone. Et Fulvio ajouta: -Dis vite ton plan... Nous accosterons rien que par la dérive. -La dérive n’y fera rien, Altesse... ce n’est pas par ce bout-là que nous le prendrons... Regardez voir un peu la mer... on y verrait une paille flotter, dans cette nuit d’enfer où le jour semble sourdre de l’eau... Cela partout, excepté au nord- nord-est, où le ciel donne un peu de lumière... Ce n’est pas d’à présent que je sais cela: la nuit, toute lumière qui vient de l’horizon bouche l’oeil... dans son champ, s’entend... Borde ton aviron, sauterelle, et nage en douceur... Vous allez voir comme le tour va se jouer! La felouque avait son avant tourné vers cette lueur pâle et fausse dont nous venons de parler et qui gênait la vue du côté nord-nord-est. La barque était tout à fait à l’opposé, c’est-à-dire vers le sud-sud-ouest. Ruggieri manoeuvrait de façon à gagner vers l’ouest pour faire le tour du bâtiment de guerre. -J’aimerais assez savoir ce que nous avons en fait d’armes, dit-il baissant déjà la voix; quand je commence à dîner, je demande toujours la carte. Le prince et Cucuzone portaient chacun deux paires de pistolets; Ruggieri en avait lui-même une paire. Tous les trois avaient, en outre, leurs couteaux et il y avait deux fortes haches au fond de la barque. Fiamma voulut avoir un des pistolets de Fulvio. Ruggieri secoua la tête. -La poudre ne vaut rien cette nuit! grommela-t-il; je donnerais toute notre artillerie pour une hache de plus. Il s’interrompit pour ordonner: -Au gouvernail, Altesse, s’il vous plaît; il nous faut passer au vent de la felouque, le plus loin possible, sans trop nous approcher de ce diable de brick, qui n’a pas l’air de dormir. Fulvio saisit le gouvernail. -Et comment vas-tu t’y prendre, Ruggieri? demanda-t-il. Celui-ci, qui n’avait pas quitté sa pipe d’écume depuis l’instant où nous l’avons rencontré dans ces parages, l’ôta respectueusement de sa bouche et la plaça, comme un objet précieux, dans son sein. -Altesse, répondit-il, c’est un essai... Je ne voudrais pas tenter cela avec des Français, ni même avec des Anglais... Mais nos vigies napolitaines dorment debout... Il y a chance de réussir. -Explique-toi! ordonna le prince. Ruggieri obéit, tout en continuant de nager. Son explication ne fut pas longue. À demi-mot, ses deux compagnons l’avaient compris. Toute autre femme, à la place de Fiamma, eût crié à la démence. Fiamma posa sa main sur l’épaule de Fulvio et dit: -Je sais que je dois mourir avec toi... si c’est pour cette nuit, tant mieux! Ce fut la dernière parole prononcée. On venait de dépasser la felouque, qui se balançait lentement au roulis. Nos aventuriers en étaient si près, qu’ils entendaient le cri du bois dans les mortaises et les claquements du pavillon qui fouettait à la corne. Quand le roulis abaissait le bordage, nos aventuriers pouvaient glisser un regard jusqu’au pied des deux mâts. Autour de l’arbre de mestre, où il y avait un fanal, une demi-douzaine de matelots jouaient aux dés. À l’arrière, à quelques pieds de l’arbre de trinquet, deux officiers causaient. Il n’y avait qu’un homme à la barre. Il n’y avait qu’une vigie, à gauche, sur le parapet du plat-bord. On ne pouvait voir dans les agrès, où peut-être d’autres sentinelles veillaient. C’était donc, sans compter l’imprévu, neuf ou dix ennemis visibles qu’on allait avoir à combattre dès le premier choc. Il fallait que ce premier choc fût décisif et qu’il n’y en eût point un second. La barque semblait maintenant s’éloigner de son but. Elle gagnait au nord-nord- est, à deux portées de fusil environ de la felouque. Au bout de dix minutes, Ruggieri dit tout bas: -Tribord, la barre, Altesse!... virons, il est temps. Un mouvement se faisait à bord de la felouque. On prenait un ris à la seule voile qui restait déployée. Le vent augmentait à chaque instant de violence. -Stop! dit encore Ruggieri; laisse arriver. Cucuzone cessa de ramer avec un plaisir manifeste et reprit aussitôt cette posture nonchalante qu’il affectionnait particulièrement. Un coup de pied de l’amiral Ruggieri l’avertit que la paresse n’était pas de saison. -Tiens-toi paré! lui dit-il; l’aviron haut; si nous dévions de dix palmes à droite ou à gauche, nous sommes morts. C’était un vrai marin que ce Ruggieri. Son calcul était d’une rigoureuse exactitude. Par la seule action du vent sur la coque de la barque, celle-ci dérivait lentement, mais sûrement, vers la felouque. Les matelots du roi étaient redescendus sur le pont. -Une idée à tribord, Altesse! ordonna Ruggieri, et nous autres, coupons nos têtes. Ils se baissèrent tous à la fois, de façon qu’aucune saillie ne dépassât les profils de la barque. Une distance de cent palmes les séparait à peine de l’avant de la felouque, qui marchait droit sur eux, gracieusement inclinée, et serrait le vent à miracle, lorsque l’officier de quart emboucha le porte-voix. -Pare à virer, commanda-t-il. -Nage! ordonna en même temps Ruggieri. Au moment même où la felouque venait au vent sous l’action de son gouvernail, la barque, qui avait subi une vigoureuse impulsion, se présenta par le travers à l’éperon de la felouque. -Qu’est cela? demanda l’officier, qui avait ressenti le choc. Les débris de la chaloupe, coupée en deux, glissaient le long des flancs du grand navire. Mais nos quatre aventuriers, le couteau entre les dents, étaient suspendus, comme une grappe humaine, aux guindeaux qui sous-tendaient le beaupré. Fulvio tenait Fiamma par la ceinture. -Il n’y avait personne là-dedans, dit l’officier en regardant les débris qui passaient; je n’ai pas entendu un seul cri. Un matelot, penché sur le plat-bord, répondit: -C’était quelque barque chavirée... Ohé! vigie! si nous avions rencontré la Rocca-Forcata au lieu de cette coque de noix, nous serions maintenant avec les thons! Au lieu de répondre, la vigie rendit un râle sourd et comme étouffé. On la vit distinctement s’affaisser le long du plat-bord. À cet instant, le capitaine mit la tête au grand panneau, demandant, lui aussi: -Qu’est-ce donc? Il n’eut que le temps de se jeter au bas des degrés. La lourde trappe, soulevée violemment, retomba de tout son poids avec fracas. Puis ce fut un grand cri, des imprécations et des blasphèmes. Sept cadavres étaient sur le pont: trois têtes fendues jusqu’aux épaules, quatre poitrines ouvertes par le couteau calabrais. Il n’y avait de vivant que le timonier qui était tombé, paralysé par la terreur. Le combat n’avait pas duré une minute. Les deux panneaux furent en un clin d’oeil maintenus solidement à l’aide de cordages. Il n’y avait plus de communication possible entre le pont et l’intérieur du navire que par les sabords. C’était le petit mousse qui, le pistolet à la main, tenait le timonier en respect pendant que les autres travaillaient. Comme Ruggieri achevait d’assujettir la grande écoutille, la mer s’éclaira tout à coup à bâbord, le pont trembla, et un coup de canon partit sous ses pieds. L’équipage de la felouque appelait le brick-goélette à son aide. Le brick entendit, car trois fanaux s’allumèrent aussitôt à sa grande hune. Cucuzone se mit à rire. -On dirait qu’ils ne sont pas contents de nous! grommela-t-il. Puis il se rapprocha du timonier en exécutant une série de sauts chinois qui lui eussent valu de nombreux applaudissements au largo della Carita. Ruggieri avait saisi le porte-voix. Il se pencha au-dessus du plat-bord. -Nous sommes ici trente lurons de la flottille du Porporato... Nous avons de la poudre pour faire chanter votre chapelet de caronades... Je suis Ruggieri!... Beldemonio est avec nous... Si vous êtes sages, il ne vous arrivera pas malheur... si vous faites encore du bruit, nous mettons vos embarcations à la mer, nous braquons vos caronades à pic et nous cassons votre felouque comme une noisette!... Ainsi, mes mignons, soyez aimables! Cette harangue paternelle fut suivie d’un profond silence. Le brick-goélette avait changé de bordée et se rapprochait sous sa grande voile et son foc. C’était toute la voilure qu’il pouvait porter par cette tourmente. Tout en marchant, il faisait signaux sur signaux. Mais la felouque restait désormais sombre et muette. L’idée qu’ils avaient là, sur le pont au-dessus d’eux, trente forbans résolus et bien armés parmi lesquels se trouvaient ces diables incarnés, Beldemonio et Ruggieri, terrifiait les marins parqués dans la batterie. Ils tenaient conseil, matelots et officiers, rapprochés par la détresse commune; ils étaient bien forcés de convenir que la menace des pirates était d’une réalisation facile. Les caronades, libres et montées de façon à pouvoir plonger, fournissaient l’angle qu’il fallait pour démantibuler bel et bien le navire. Et Dieu sait que Beldemonio, Ruggieri et leur troupe n’étaient pas hommes à reculer devant une extrémité de ce genre. Le silence fut rompu par un éclat de rire de Cucuzone. Il venait de monter d’un seul bond sur les épaules du timonier tremblant. -Hé! Ruggieri! s’écria-t-il; devine qui nous avons là!... C’est Toniotto, le Tarentais, poltron comme une poule, mais bon matelot... À trois, nous n’aurions jamais pu border la grande voile de trinquet... voilà du renfort. -Il faudra que la signora tienne la barre, répondit Ruggieri. En besogne! ce lourdaud de brick file mieux que je ne croyais. Cucuzone sauta sur les planches et donna une poussée au Toniotto, qui vint rouler aux pieds du prince. Le brick dessinait distinctement dès lors sa grande silhouette dans la nuit. Fulvio tira sa montre. -Nous avons encore une heure avant le lever de la lune, dit-il; dans une heure, il faut que nous soyons hors de vue. -À la vergue, Cucuzone! commanda Ruggieri. -Donnez-vous la peine de monter, seigneur Toniotto! dit celui-ci, qui mit respectueusement le bonnet à la main. Toniotto ne se fit pas prier. C’était un matelot, mais, comme il fut en haut aussi vite que Cucuzone le virtuose, il faut bien dire que la peur lui donnait des ailes. Ils se mirent chacun d’un côté de la vergue ou plutôt de l’immense antenne et commencèrent à déferler. Le vent leur fouettait la toile au visage, mais Cucuzone avait plus d’un talent. Grâce à sa singulière adresse, on put jeter l’écoute unique qui sert à maintenir les voiles latines. Ruggieri et le prince, saisissant ensemble ce câble qui les souleva deux ou trois fois à un demi-pied du pont, parvinrent à border la voile. Alors la felouque donna à la bande si terriblement, que le bout de l’antenne laboura l’écume. Il y eut un grand cri d’alarme dans la batterie, parce que l’eau entrait à flots par les sabords. -Bouchez tout! commanda Fulvio dans le porte-voix. Les marins de Naples obéirent. Il n’y avait pas à hésiter. Ruggieri, bondissant par-dessus les cordages, avait déjà la barre en main. Les gonds du gouvernail crièrent; la felouque se releva, souple et vive. L’instant d’après, elle fendait l’écume avec la rapidité d’un cheval de course. Au bout d’une heure, des teintes sanglantes diaprèrent le sud-est. Il y avait un grand nuage qui planait comme un énorme oiseau au-dessus de la ligne de l’horizon, laissant libre une étroite bande de ciel. La lune parut bientôt dans cet espace vide. C’était le croissant ébréché du dernier quartier, ce demi- disque d’airain rougi qui semble au loin un incendie gigantesque d’abord, puis va se rapetissant et blanchissant à mesure que le croissant monte, de telle sorte que ce bouclier de cuivre semble s’argenter peu à peu. Quand le croissant piqua sa corne supérieure dans le nuage, les bords de celui- ci prirent des teintes d’acier poli. Le brick-goélette se perdait au lointain; il fallait la lunette de nuit pour distinguer sa grande voile, qui semblait l’aile d’une mouette à perte de vue. En même temps, les profils de la côte sortaient du noir. -Belvédère! murmura Fulvio, dont l’oeil inquiet interrogeait le rivage; le vent a sauté, la tempête nous pousse, nous filons dix noeuds. Cucuzone dormait, couché en rond comme une chenille. Ruggieri fumait sa pipe d’écume à la barre. Toniotto était toujours de quart. Quand il fallait un coup de main, Cucuzone s’éveillait en grondant et faisait miracle. Fulvio et Fiamma étaient assis l’un auprès de l’autre. Ils gardaient désormais le silence. Une fois, Fulvio se pencha au-dessus de la zingara et mit un baiser sur son front. -J’aime jusqu’à ta pitié! murmura-t-elle. Ils avaient passé la Scalea; ils gagnaient au large, en face du golfe de Policastro pour doubler le cap Palinure. Bientôt le phare de la Liscosa montra son feu tour à tour blanc et rouge. C’était une course furieuse. La felouque gémissait jusqu’aux jointures les plus profondes de sa charpente. Et le calme de ces quatre aventuriers faisait avec l’ouragan un contraste étrange. Il y a bien des gens, dans le pays de Naples, qui se souviennent encore de cette nuit du 14 février 1823 et de celle qui la suivit, pendant laquelle eut lieu la dernière grande éruption du volcan. La mer et la terre étaient en fièvre. La terrible convulsion qui se préparait pesait sur elles. Tout était menace ou souffrance. Le boeuf, engourdi au fond de l’étable, refusait la pâture; les chevaux, ces vaillants, se vautraient dans la litière en gémissant; les oiseaux sauvages venaient se réfugier jusque dans les villes. La nature entière semblait saisie d’une mystérieuse horreur. Au petit jour, la felouque donna toutes voiles dehors dans la passe entre l’île de Capri et le cap Campanella. Une heure après, au moment où le soleil se levait, on jeta l’ancre entre Castellamare et la Torre dell’Annunziata. -Nous partons quatre, dit Ruggieri dans le porte-voix; il reste vingt-six hommes sur le pont. Le patron de la felouque, ses officiers et ses matelots gardèrent le silence. Désormais, leur plus ardent désir était que cette méchante aventure ne s’ébruitât point. -Dans deux heures, ajouta Ruggieri, tout sera fini, et vous serez libres. Cucuzone et le Toniotto avaient mis un canot à la mer. On a remarqué que ces tourmentes qui ont pour origine quelque grand cataclysme souterrain, se calment souvent durant le jour, pour reprendre avec plus de violence quand le soleil descend à l’horizon. C’est la marche de la fièvre et de presque toutes les maladies qui attaquent la machine humaine. Le vent avait diminué sensiblement; la mer bleue se faisait houleuse et commençait à déchirer partout son blanc linceul d’écume. Le ciel était clair et, sauf l’effrayant panache de fumée que le Vésuve déroulait à gros flocons, vous eussiez dit une de ces matinées de mars ou de septembre, où l’équinoxe amène ces brusques alternatives de calme et de tempête. Ce fut en plein jour, à huit heures du matin, que nos aventuriers prirent terre entre l’îlot de Revigliano et l’embouchure de la petite rivière de Vamo. Quelques gardes-côtes étaient sur la grève, essayant de reconnaître ce navire à l’ancre, où nul être humain ne se montrait, car nos aventuriers avaient eu soin d’emmener avec eux le pauvre Toniotto. Ils s’engagèrent aussitôt dans la campagne, laissant les ruines de Pompéi à leur gauche, et marchant dans la direction d’Angri. À un coude du Sarno, dans une ravissante oasis plantée de beaux arbres s’élevait une villa d’aspect sombre qui semblait avoir été bâtie au temps de la domination espagnole. Les fenêtres de la façade extérieure étaient toutes fermées. Fiamma, qui marchait la première, s’arrêta et dit: -C’est là. Fulvio lui tendit la main. -Tu as tes instructions, lui dit-il; vous deux, Cucuzone et Ruggieri, vous avez les vôtres... Partez sur-le-champ pour Naples, et revenez bien vite, je vous attends! Il s’enfonça aussitôt dans les bosquets qui entouraient la villa. Fiamma le suivit longtemps d’un regard triste. Quand elle l’eut perdu de vue, elle rejoignit ses deux compagnons, qui montaient au petit village d’Angri. Ils trouvèrent là des chevaux et partirent au galop pour Naples. Avant d’entrer dans la ville, ils se séparèrent. Ruggieri et Cucuzone descendirent vers le port. Fiamma se dirigea vers la rue de Mantoue, où était la maison des Folquieri. XI Un Récit De Mariotto. Le soir précédent, vers l’heure où nos quatre aventuriers se glissaient silencieusement sous le beaupré de la felouque pour tenter un coup de main qui les avait rendus maîtres d’un équipage de soixante hommes, Naples était dans un état d’agitation sourde. Cette agitation se traduisait, comme c’est la coutume en ces pays bavards et bruyants, par un besoin désordonné de mouvement qui massait la foule, dès le crépuscule du soir, dans les lieux de réunion populaire. On se pressait aux environs du port comme si c’eût été une fête publique. Mais il n’y avait point de joie, au contraire. La loquacité napolitaine prenait, en cette circonstance, un caractère chagrin et inquiet. C’était surtout dans la strada di Porto, cette foire permanente, que l’on aurait pu, ce soir, tâter le pouls de la cité. Les marchands vendaient peu, et, chose inouïe, les marchands criaient peu leur marchandise. On semblait avoir autre chose à penser; les besoins de la vie donnaient trêve. Par le fait, la pesanteur extraordinaire de l’atmosphère n’était pas propre à aiguiser l’appétit généralement assez médiocre de cette population paresseuse et molle. Le vent, qui s’engouffrait dans les rues, brûlait; la terre, chaude, exhalait des miasmes si pénétrants, qu’on avait vu des malheureux tomber comme asphyxiés sur les dalles. Chacun sentait ses yeux se troubler, ses oreilles bourdonner. Ainsi sont, dit-on, en Orient, les habitants des villes condamnées, quand la peste doit éclater quelque part. On voyait des gens affairés s’accoster, échanger quelques brèves paroles, puis se quitter comme si chacun avait hâte et cherchait quelque introuvable objet dans la foule. D’autres allaient languissamment, au hasard, n’ayant souci ni des chocs qu’ils recevaient, ni des malédictions qui bourdonnaient à leurs oreilles. Dès huit heures du soir, toutes les cuisines étaient éteintes. Personne ne trébuchait sur ces perfides tranches de pastèques, débris de quelque joyeux repas; personne n’en avait mangé. C’est à peine si l’on entendait, à de longs intervalles, ce cri si souvent répété d’ordinaire: Co due tornesi, vive, magne et ti lave la faccia! (Pour quatre centimes, tu bois, tu manges et tu fais ta toilette!) Les seules personnes occupées, c’étaient les nouvellistes et les improvisateurs. Car il n’y avait plus d’imprimés débités à grands cris sur les bornes. Le seigneur Johann Spurzheim, premier vizir du roi de Naples, avait défendu la vente des imprimés sur la voie publique. On doit deviner la vogue que cette absence de concurrence donnait aux improvisateurs. Il y en avait sur chaque borne et sur chaque pas de porte; il y en avait partout. Non seulement aucun des anciens ne manquait, mais il en surgissait à chaque instant de nouveaux. Beaucoup de jeunes talents inconnus firent leurs débuts dans cette mémorable soirée. C’est qu’il y avait à dire! c’est que les nouvelles se croisaient et se pressaient! Le Vésuve fumait et flambait; mais il s’agissait bien du Vésuve! On annonçait un tremblement de terre; mais qu’importait le tremblement de terre? Ce qui intéressait tout le monde, c’étaient les événements bizarres et dramatiques qui avaient eu lieu depuis quelques jours. De mystérieuses rumeurs commençaient à transpirer. Chacun croyait savoir quelque chose, et grillait littéralement d’en apprendre davantage. On allait d’un improvisateur à l’autre. Ceux d’entre eux qui passaient pour être bien renseignés avaient des centaines d’auditeurs. Mariotto, notre Mariotto, le gracioso de la multitude napolitaine, en aurait eu certes des milliers Mais le Mariotto n’était pas là. On le cherchait, on l’appelait. C’était en vain; personne ne l’avait vu de cette journée. Au théâtre, nous voyons chaque année se produire ce fait: quand les grands comédiens sont absents, les petits talents montent sur des chaises et font leurs orges, sous prétexte du proverbe: dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Ici de même: l’absence de l’éloquent Mariotto laissait le champ libre à la foule de ses concurrents. Toutes les places étaient prises; toutes, jusqu’à la sienne: la vasque de la fontaine des Trois-Vierges. C’était Luigi, le Syracusain, qui tenait ce poste d’honneur; il en était tout fier. -Trinité sainte, mes frères! criait-il justement après avoir raconté je ne sais quelle histoire, le Mariotto vous en dirait-il plus long et meilleur? il en est des renommées comme du macaroni, voyez-vous... Le macaroni de la Sabione est le plus goûté de tous, et c’est celui qui coûte le moins cher! Ayant glissé perfidement cette attaque jalouse, Luigi poursuivit le cours de ses succès. Ce qui se disait ce soir dans la strada di Porto avait, du reste, un caractère uniformément curieux. Les moindres conteurs apportaient quelque détail intéressant et nouveau. Un drame se jouait à côté de cette populace, et cette populace le savait: Elle écoutait, elle regardait, cherchant avidement à saisir quelque scène de cette tragédie du moment, qui accomplissait, invisible, ses sanglantes et mystérieuses péripéties. C’était bien une tragédie, car il y avait des rôles pour le roi, pour les princes et princesses, pour les ministres. Depuis six jours qu’avait eu lieu l’assemblée de famille de la villa Floridiana, le roi n’avait pas quitté le Pizzo Falcone, qui était gardé sur le pied de guerre. Depuis six jours, le roi avait refusé de voir les princes ses fils, et les princesses. La princesse de Salerne était en exil à Capri. On racontait, à ce sujet, des faits prodigieux qui trouvaient créance auprès de cette multitude par leur absurdité même. On disait, par exemple, que, cette nuit où le Castel-Vecchio avait été incendié par les Compagnons du Silence pour délivrer le Porporato, le roi, éveillé par la fièvre, avait trouvé un poignard cloué sur sa table de nuit. Le poignard traversait un papier portant l’écusson de Monteleone: un coeur percé de deux glaives avec la devise: Agere, non loqui. -Ce qui prouve bien, ajoutaient en forme d’explication les improvisateurs, que le Bourbon a été, cette nuit-là, au pouvoir des Compagnons du Silence... Il est aussi aisé de percer une poitrine que le bois d’une table de nuit. On parlait aussi de la disparition de la belle comtesse Doria et de cette jeune fille de la maison des Folquieri qui portait maintenant le nom de Monteleone. On parlait du cartel échangé entre Lorédan Doria et le jeune saint, le comte Giuliano Monteleone. Il y avait quelque chose de plus mystérieux encore. Dans cette maison des Folquieri vivait, depuis quelques semaines, une vieille femme presque centenaire. Les gens de la rue de Mantoue la connaissaient bien. Elle acceptait l’aumône et murmurait toujours entre ses gencives édentées: -Il faudra bien que je parle au roi avant de mourir! Le lendemain du jour où le baron d’Altamonte avait été assassiné par ses frères, cette vieille disait à qui voulait l’entendre: -Je les ai revus tous trois... Dieu les a gardés... les trois enfants du grand comte de Monteleone! Cet homme, que Johann Spurzheim avait fait nommer médecin du roi, le docteur Pier Falcone, était venu visiter cette vieille femme avant de partir pour l’Abruzze. La nuit suivante, la vieille femme avait disparu. -Oui, mes frères, disait le Syracusain, voilà un homme qui en a gros sur la conscience!... Dieu me garde de rien dire contre Son Excellence Spurzheim, qui va épouser une folle par bonté de coeur!... Mais le Pier Falcone a fait de vilaine besogne... Vous savez bien, ce cadavre que l’on porta jusque dans la chambre du roi, le corps du Calabrais Manuele Giudicelli? Eh bien, ce Pier Falcone avait été le voir au palais Coriolani sous prétexte de remplacer le médecin du prince Fulvio. -Fulvio! le prince Fulvio Coriolani! l’interrompit-on de toutes parts; où est- il? que fait-il?... Parle-nous de lui!... -Le prince Fulvio Coriolani, commença Luigi d’un air important, et le brigand Porporato ne font qu’une seule et même personne. Une longue huée s’éleva. -Voilà du nouveau! criait-on. -Se moque-t-il de nous, celui-là? -À bas Luigi! à bas!... Où est Mariotto? Les clameurs se changèrent tout à coup en un formidable éclat de rire. Mariotto venait de faire son entrée. Il était arrivé derrière Luigi, l’usurpateur, en suivant tout doucement le rebord du bassin, et l’avait précipité sans façon dans la fontaine en lui passant la jambe, comme on dit dans la langue des hommes d’action. -Bravo, Mariotto! Mariotto, non content d’avoir immergé son malheureux rival, le regardait barboter et l’outrageait dans sa détresse. -Fainéant! lui criait-il du haut de son trône reconquis, méchant bègue, rabâcheur de nouvelles qui courent les rues depuis cent ans, je t’apprendrai à profaner la place de Mariotto pour débiter tes histoires du temps du déluge! - Bravo, Mariotto! -Ah! tu as découvert que le Coriolani est le même que Porporato, ma colombe! Qu’as-tu donné de bon à celui qui t’a soufflé cela? Ne m’approche pas, scélérat sans âme, ou je te brise le crâne d’un coup de talon!... Luigi, couvert de fange comme un dieu marin, se relevait et venait sur lui les poings fermés. -À la girella, mes vrais amis! s’écria Mariotto, qui n’était pas sans inquiétude; vengez votre bon serviteur! Tournez-moi ce coquin jusqu’à ce qu’il étouffe! À la girella! -À la girella! répétèrent cent voix. Luigi voulut s’enfuir, mais le branle était donné. Il subissait, l’infortuné, le fougueux mouvement de rotation qui avait jeté Peter-Paulus dans le ruisseau de la place de l’Esprit-Saint, à un quart de lieue du point de départ. On cessa bientôt d’entendre ses cris, dominés par la clameur unanime: -Bravo, Mariotto!... Mariotto, d’où viens- tu?... Parle, parle, Mariotto! D’un geste majestueux, l’improvisateur en vogue imposa silence à la cohue qui l’entourait. -Chacun fait son métier selon sa conscience, n’est-ce pas, mes bien-aimés? prononça-t-il d’un accent plein d’emphase. Il y a des bagues d’un demi-carlin et d’autres bagues qui valent le prix d’un palais... C’est la même chose, voyez- vous, pour les improvisateurs... Pensez-vous que je reste les bras croisés sur le pas de ma porte pour attendre les nouvelles? -Non, non, Mariotto! Bravo! bravo! Des nouvelles, si tu en as, et vite! -Quand donc ai-je manqué de nouvelles, mes amis et mes protecteurs?... Vous me demandiez d’où je viens?... Je viens de loin, et je vais vous dire des choses que le roi ne sait peut-être pas encore! La foule ondula; ce Mariotto savait si bien mettre l’eau à la bouche de son auditoire! Il promena à la ronde son regard tout à coup attristé. -Il y a de bons garçons qui manquent ici, murmura-t-il, et qui manqueront longtemps... Savez-vous où est Miterino? savez-vous où est Farfalia? savez-vous où est Ruzzola?... trois braves amis!... et le grand Gaspardo le pêcheur, qui faisait faire silence quand je parlais...? Où ils sont, mes colombes, beaucoup d’autres pourraient aller, car tous les Compagnons du Silence ne sont pas partis de Naples... Il cligna de l’oeil; un petit frémissement courut dans la cohue. -Je sais tout, poursuivit le Mariotto; mais, soyez tranquilles, je ne dirai rien... Vous êtes ma clientèle... c’est vous qui faites vivre ma pauvre famille... Allons, mes chérubins, je serais bien fâché de taxer de dignes personnes telles que vous. Faites-moi quelques carlins pour le macaroni de ma digne femme. Un assez bon nombre de pièces de cuivre tombèrent à ses pieds. -C’est moi qui vais vous parler du Porporato! reprit-il brusquement; c’est moi qui vais vous dire ce qu’est devenu le prince Fulvio Coriolani... et ce que sont devenus bien d’autres... des morts et des vivants... Encore quelques tournois, mes bienfaiteurs! D’autres pièces arrivèrent. Mariotto se baissa, les compta d’un air dédaigneux et les mit dans sa poche en grommelant: -Une autre fois mieux. -Il y a donc, commença-t-il, que vous avez tous vu comme moi, voici huit jours, arriver un Anglais et une Anglaise par le Pausilippe, qui est maintenant en partance dans le port marchand, attendant la fin de la tourmente. -Oui, oui, fut-il répondu; nous les avons tous vus! -Cet Anglais et cette Anglaise, continua l’improvisateur, apportaient au roi un diamant qui vaut des millions de milliards... Vous seriez-vous doutés de cela? auriez-vous bien eu le coeur, si vous l’aviez su, de gireller un homme si riche?... Toujours est-il que les coquins de la montagne l’ont emmené avec sa femme et ses deux domestiques... -Et le diamant? demanda une voix. -Et le diamant, Falimbello, pauvre d’esprit! le diamant aussi, le diamant surtout! Vous allez me demander d’où je sais cela... mais répondez d’abord: connaissez-vous Stefano Marinone, caporal du régiment Buffalo? -Certes, certes! répondit-on de toutes parts. -Un bon vivant, n’est-ce pas?... C’était mon cousin par ma pauvre femme, et nous voilà en deuil, car Stefano est mort. -En vérité!... Mort comment? -Et, si nous n’étions pas en deuil pour Stefano, nous le serions pour Paolo Pescatore, mon neveu, parrain de mon dernier... Connaissez- vous Paolo Pescatore, soldat aux dragons de la garde? -Oui, bien... Il est donc mort aussi? -Lui et cent autres... et plus de mille avec eux. Ah! mes agneaux, je vous dis que j’en sais plus que le roi! -Mais que sais-tu, Mariotto? -Pauvre régiment de Buffalo! pauvres dragons! Ces fainéants, qui babillent et qui hurlent là tout alentour sur des bornes, pourraient-ils vous dire où et comment Ferdinand de Bourbon (Dieu le conserve!) a perdu trois mille soldats, tous jeunes et bien portants?... Ce ne fut qu’un cri: -Trois mille soldats! mais il y a donc eu bataille? - Écoutez-moi bien, mes préférés, dit Mariotto, qui prit un air sentimental; ce n’est pas pour boire du vin de Sicile, oh! non, ni pour mettre dans ma bouche des morceaux friands... Vous me connaissez bien... je suis sobre... Mais j’ai des charges... Ohime! quelles charges j’ai!... Stefano a une femme; Paolo laisse des enfants... Il faut nourrir tout cela; n’est-ce pas vrai?... Si vous voulez m’entendre raconter la plus épouvantable histoire qui soit jamais venue à vos oreilles, ô mes protecteurs! l’histoire de trois mille soldats du roi mis à mort par une poignée de bandits, il faut me faire tout d’un coup le ducat, afin que la veuve et les orphelins aient demain la nourriture. Le croirait-on? ce ne fut pas difficile. Mariotto craignait d’avoir trop demandé; mais le ducat fut fait en un clin d’oeil, tant la passion de savoir était grande dans cette foule! -Dieu vous le rendra au centuple, mes favoris! s’écria joyeusement Mariotto en fourrant la monnaie dans sa poche; c’est pour une bonne oeuvre... Ah! Fragola, pince-maille incorrigible, tu n’as rien donné!... La girella n’est pas faite pour les chiens, fils de juif!... Mais je commence, pour ne pas impatienter mes excellents patrons. « Vous savez bien, n’est-ce pas, qu’ils étaient ici et là, derrière nous et devant nous, partout!... partout!... À la place où nous sommes, ne vîtes- vous pas, il y a huit jours, Cucuzone, ce saltarello de malheur, s’accrocher par les pieds à la sainte image de la Vierge mère, et me couper la parole en me glissant à l’oreille leur terrible mot d’ordre: Le fer est fort et le charbon est noir!... -D’où sais-tu leur mot d’ordre, Mariotto? interrompit ici un auditeur trop curieux. -Giovan, mon seul ami, lui répondit l’improvisateur doucement, si le grand Gaspardo était ici, tu aurais sur les oreilles... N’y a-t-il donc personne pour faire un peu la police?... Je sais cela, Giovan, aussi vrai que tu es un espion soudoyé chaque soir, au largo di Mercato; je sais cela comme je sais tes trois ou quatre métiers de scélérat... Gare à vos poches, vous autres qui êtes auprès de lui! -Oses-tu bien!... s’écria ce pauvre diable de Giovan, qui était un garçon aussi honnête qu’on l’est communément à Naples. -Si vous ne le mettez pas dehors, interrompit Mariotto, je ne dirai plus rien... Sa figure de malheur glace ma verve. Giovan fut girellé. Mariotto reprit: -Voilà qui va bien, mes chrétiens!... Où en étais-je?... Ah! ah!... je vous disais qu’il y en avait partout, de ces scélérats de compagnons... Et j’en ai connu, s’interrompit-il en clignant de l’oeil mystérieusement, qui valaient leur prix tout de même... Sansovina le matelot avait toujours la main ouverte... Beccafico, Privato et bien d’autres étaient de bons drilles... Enfin, il n’y a que les morts pour ne point revenir... « Tant est que le seigneur Johann Spurzheim lui-même en était, vous le savez tous aussi bien que moi... Mais, Trinité sainte! celui-là, c’était tout bien, tout honneur, et pour le service du roi... La preuve, c’est qu’il avait affilié le propre médecin de Sa Majesté, le savant docteur Pier Falcone, qui aurait monté bien haut, mes vrais amis, si, par malheur... Mais vous allez voir... « C’était ce docteur Pier Falcone qui était le bras droit du seigneur Spurzheim... Pas depuis longtemps; le seigneur Spurzheim change souvent de bras droit... « Mais ne voilà-t-il pas, s’interrompit ici Mariotto, qu’on dit maintenant que la femme de ce respectable ministre, l’illustre Barbe Spurzheim, a été empoisonnée?... C’était ce savant Pier Falcone qui la soignait, la bonne dame... et j’ai ouï rapporter qu’il était resté dans la maison du largo del Mercato, la nuit du décès, depuis le soir jusqu’au petit jour. Mais cela ne nous regarde guère. L’important, c’est que le seigneur Johann, maître du silence, savait tous les secrets de l’association. Il connaissait le chemin qui mène à ce mystérieux palais bâti dans la montagne par le pape Borgia, et qu’on nomme le château de Pourpre. M’écoutez-vous, mes camarades? C’était là, très certainement, une question superflue. Autour de Mariotto, on ne voyait que têtes penchées et bouches béantes. La curiosité la plus avide était peinte sur tous les visages. -Saint Janvier! s’écrièrent deux ou trois voix, nous mangeons tes paroles, Mariotto! -À la bonne heure, mes vrais amis... cela prouve que vous savez ce qui est bon! La chose impossible, n’est-ce pas? c’était que le seigneur Spurzheim quittât Naples, où sa présence est si nécessaire, pour se mettre à la poursuite des bandits? D’ailleurs, le digne ministre ne vit que par la grâce de Dieu... Il ne pourrait pas supporter un si long voyage. « Il a donc pris le Pier Falcone dans son cabinet et lui a dévoilé le secret de la montagne. Il y a eu un plan de tracé sur une feuille de papier, avec des explications... et il en fallait, car la route est difficile pour arriver au château de Pourpre! Pier Falcone a emporté le plan qui dit: « Prenez telle route, tournez ici, puis là »; enfin le nécessaire... Et voulez-vous savoir pourquoi Son Excellence le seigneur Spurzheim a montré tant de confiance à ce Falcone? C’est que ce Falcone avait à se venger du Porporato, qui lui avait pris autrefois sa maîtresse... -Mais comment sait-il tout cela, ce damné Mariotto? s’écrièrent quelques admirateurs trop fougueux. -Laissez parler! laissez parler! mugit la foule. -Pier Falcone, reprit l’improvisateur, avait sa vendetta à accomplir. Il accepta avec empressement la mission de conduire les soldats du roi à la poursuite des Compagnons du Silence. Il emportait avec lui l’anneau de fer du baron d’Altamonte; cet anneau, signe de la maîtrise, qui force tout compagnon à l’obéissance aveugle. « Vous avez vu partir les soldats. Ils étaient bien joyeux et croyaient courir à une victoire facile. C’était presque une armée: le régiment Buffalo tout entier, deux bataillons de gendarmes, des dragons, des chevau-légers, que sais-je? Depuis des années, on n’avait rien vu de pareil en ce pays de paix. « Car ce n’est pas tout: en même temps, le port militaire envoyait une douzaine de navires croiser le long des côtes du Sud. Tout cela pour des bandits! n’est- ce pas pitié? « Mais prêtez-moi toute votre attention, mes amis dévoués, car c’est ici que l’histoire devient intéressante. « Les troupes traversèrent en bon ordre la principauté ultérieure, et se séparèrent en deux corps aux environs de San-Angelo des Lombards. Le régiment de Buffalo, les dragons et un bataillon de gendarmes entrèrent dans la Basilicate; le reste, c’est-à-dire un bataillon de gendarmes, des chevau- légers et un bataillon de la garde à pied, descendit dans la principauté citérieure, de l’autre côté des monts. On voulait ainsi cerner la Sila, où est situé, à ce qu’il paraît, ce merveilleux château de Pourpre. « Pier Falcone était avec le premier corps. Avec le second marchaient, en qualité de volontaires, le Malatesta, le Sampieri, le Marescalchi, le Colonna, et les autres qui avaient juré la mort de notre Fulvio Corioliani... « Quand je dis notre, c’est une vieille habitude, car nous n’avons rien de commun avec les bandits... Il y eut dans la foule un léger murmure. Mariotto, clignant de l’oeil et baissant la voix, reprit: -C’était le patron des pauvres gens, mes dignes camarades, je ne dirai jamais non... Je voudrais bien, pour ma part, et n’allez pas le répéter, que les vrais princes fussent faits ainsi... Tout était royal en lui... son visage, son port et son coeur... Qui donc vit jamais fermée la main du Corioliani?... L’or tombait en pluie sur nous par la portière de son carrosse... Mais, enfin, que Dieu le maudisse, le brigand, puisque le respectable seigneur Spurzheim en a fait un proscrit... « Le premier corps arriva de nuit entre Auletta et Brienza. Pier Falcone fit dresser les tentes. On but et l’on se réjouit. L’attaque fut résolue pour le lendemain à la première heure du jour. C’était Pier Falcone qui était le vrai chef de l’expédition. Sous lui venaient le lieutenant-colonel du régiment de Buffalo, le cavalier Bernoni et le major des gendarmes, Pietro Frascati. « À cinq heures du matin, les buffali et les dragons s’engagèrent dans la montagne en suivant le cours du torrent du Ghezzo. Falcone avait son plan à la main. Il guidait l’expédition d’un pas sûr et sans hésiter, comme s’il eût passé sa vie à parcourir ces sauvages halliers. « C’est un pays désolé, morne, presque désert. Le flanc de la montagne a de larges déchirures d’où s’exhale une odeur de soufre. Bien des gens croient que ces fentes, d’où l’on voit sortir parfois des flocons de fumée, sont véritablement les bouches de l’enfer. Çà et là, quelques pâtres misérables, perchés au sommet des rocs, regardaient avec étonnement le passage de l’expédition. « Les buffali faisaient prisonniers tous ceux qu’ils pouvaient atteindre, et leur demandaient: « -Par où monte-t-on au château de Pourpre? » Ils répondaient d’un air interdit: « -Nous ne sommes plus de petits enfants pour croire à ces contes de veillée. « Au flanc de la montagne où il est situé, personne ne connaît le château de Pourpre. « Il y avait une croyance parmi les buffali: c’est que les hôtes mystérieux du château de Pourpre avaient, par quelque magique grimoire, le pouvoir de rendre leur retraite invisible. « Mais ce Falcone, mes séraphins, en voilà un qui ne croyait pas à la magie! Il allait, il allait toujours, consultant son plan et coupant résolument à travers les gorges les plus inaccessibles. « Ah! croyez-moi! c’était bien là le chemin de la maison du diable! À mesure qu’on avançait, les crêtes devenaient plus hautes, les cimes plus escarpées, les rocs plus menaçants. Il n’y avait plus de pâtres dans les vallées, il n’y avait même plus de chasseurs de chamois sur les pics. On vit bientôt, entre deux cascades, le lit du torrent recouvert d’une glace épaisse. La température, si douce au départ, était d’une rigueur extrême, et quelques pas encore, les buffali cherchèrent leur chemin dans la neige. « Je le vois bien, je le vois bien, mes compagnons tout affectionnés, vous avez envie de me demander encore de qui je tiens ces détails. Ai-je le coeur méchant? Répondez que non, mes amis, car je vais vous tirer de peine. Je n’ai rien inventé de tout cela; oh! non. C’est bon pour les fainéants sans foi ni loi que vous écoutez quand je ne suis pas là. « J’ai vu, mes enfants, j’ai vu de mes yeux vu, un des malheureux échappé à cette épouvantable entreprise... -Qui donc? qui donc? demanda-t-on de toutes parts. -Misalta, le gendarme, qui est un peu cousin de ma pauvre femme par les Rospoli de Pompéi... Misalta, le malheureux que vous avez tous vu se pavaner par les rues, voilà huit jours à peine... Il n’a plus qu’une jambe, ohime!... son bras droit est brisé... sa tête infortunée n’est plus qu’une plaie... Et savez-vous pourquoi je n’étais pas à mon poste tout à l’heure?... C’est qu’il y a loin d’ici à l’hôpital militaire de Portici... J’avais été chercher des nouvelles auprès de Misalta... Des nouvelles pour vous les rapporter, mes bienfaiteurs! Il y eut un froid dans la foule. Quand Mariotto appelait ainsi son auditoire, c’était presque toujours le présage d’une quête nouvelle. Mais, cette fois, ce ne fut pas pour lui qu’il demanda, l’excellent coeur: ce fut pour Misalta, l’infortuné gendarme. Une demi-piastre pour un si grand malheur, était-ce trop exiger? On lui donna la demi- piastre. -Nous voilà donc tout en haut de la montagne; ô mes amis! reprit-il, puisant une inspiration nouvelle dans cette modeste offrande. Figurez-vous qu’il était quatre heures de relevée, et que nos hommes grimpaient depuis le petit jour. Ils étaient harassés de fatigue. Devant eux s’étendait une immense forêt de pins dont les cimes, saupoudrées de neige, s’alignaient à perte de vue. À droite, c’était un précipice sans fond; à gauche, un pic, le dernier, éloigné d’un mille environ et que le soleil couchant faisait briller comme une colossale escarboucle. « Pier Falcone -que Dieu ait son âme! car il est mort à l’heure où je vous parle -s’arrêta en cet endroit et dit: « -C’est là! « Chacun regarda tout alentour; c’était la montagne blanche de neige; il n’y avait aucune trace d’oeuvre humaine. « Le cavalier Bernoni, lieutenant colonel du régiment de Buffalo, et Pietro Frascati, major de la gendarmerie, demandèrent à Falcone: « -Où nous avez-vous amenés? « -À la porte du château de Pourpre, répondit le médecin endiablé. « On regarda encore; on ne vit rien que le blanc linceul de neige... « Je me trompe; on vit quelque chose, car un grand cri de stupeur s’échappa au même instant de toutes les poitrines. Qu’était-ce donc? « Sur le sommet de ce pic, rougi par le soleil couchant, dressé comme un gigantesque piédestal, il y avait maintenant une statue; une statue écarlate qui eût semblé taillée dans le porphyre sanglant, si le vent n’eût déroulé les plis de son manteau empourpré. « Cet homme, si c’était un homme, s’appuyait, immobile, au canon luisant d’une longue carabine; il se tenait droit et fier; ceux qui étaient là n’avaient jamais vu pareille stature au fils d’une femme. Aux rayons du soleil, on apercevait les moindres détails de son costume et de sa personne. Il n’y avait pas un fil qui ne fût rouge dans l’étoffe qui le couvrait. La plume de sa toque, vermeille comme la fleur éblouissante du cactus, flottait jusque sur ses épaules. Et, de cette hauteur où il était, l’orgueilleux roi de la montagne, il semblait abaisser un regard de dédain sur les impuissants ennemis qui venaient tenter le siège de sa forteresse. « Le cavalier Bernoni et le major Pietro Frascati (ils sont morts tous deux, mes frères!) prononcèrent ensemble un nom qui courut de file en file, arrivant jusqu’aux derniers rangs des soldats. « Je parie, mes compagnons, que vous avez tous deviné quel nom fut prononcé par le colonel, par le major et par les deux mille soldats qui marchaient après eux... Mariotto fit une pause. La foule s’agita et dégagea un long murmure d’où s’échappaient ces quatre syllabes, mille fois répétées tout bas: -Porporato!... Porporato!... XII Du Danger De Trop Bien Raconter Les Histoires. Ce nom sonnait dans la vieille rue populaire, où manquaient cette nuit les flambeaux, ce nom sonnait plein de menaces et de mystères. Vous eussiez dit un de ces terribles noms que les peuples antiques appliquaient à leurs dieux et qu’ils prononçaient aussi, tout bas, au sein de leurs nocturnes assemblées. Ce fut d’une voix altérée que l’improvisateur poursuivit: -Était-ce bien lui, mes frères, le roi des ténèbres, le seigneur des montagnes inconnues? était-ce bien le beau démon, comme il s’appelle? était-ce bien Porporato, toujours en guerre, toujours vainqueur? Oui, vous l’avez deviné, c’était lui, ou l’esprit de révolte en personne! Lui seul et l’archange foudroyé ont ce regard qui engourdit le coeur. Les soldats frissonnèrent, les chefs aussi. Mais Pier Falcone avait une âme de bronze; Pier Falcone le montra du doigt, et dit: « Demandez-vous encore où je vous ai amenés? Voilà le brigand damné! il ne nous échappera pas! « En même temps (car ceux qui ne sont pas de la montagne ne savent pas mesurer la distance, ou bien encore, peut-être avait-il le vertige, ce Pier Falcone), en même temps, il saisit la carabine du gendarme qui était auprès de lui. Il visa. Il fit feu. Les échos renvoyèrent l’explosion comme un bruyant éclat de rire. L’homme rouge ôta sa toque en un salut ironique. Le vent prit ses cheveux blonds: vous eussiez dit des flammes! il étendit la main vers les soldats, puis il disparut. « Les grands pins s’agitaient sur les pentes voisines. C’était peut-être une illusion, mais les soldats croyaient ouïr, à droite, à gauche, partout, dans les gorges et dans les vallées, le fier écho de cette fanfare qui est l’appel des compagnons du charbon et du fer: Amici, alliegre andiamo alla pena! « Le soleil descendait à l’horizon. Au loin, la nuit se faisait en plaine. Le vent du soir soulevait déjà de toutes parts des tourbillons de neige. « -Nous ne pouvons pas camper ici, dirent les officiers supérieurs, qui voyaient croître le mécontentement des soldats. « Misalto, le gendarme, me l’a bien dit, mes amis. Pier Falcone avait l’air d’un énergumène. Ses yeux brûlaient parmi la livide pâleur de sa face. « -Qui vous parle de camper ici? répliqua-t- il. Ce n’est pas le moment de dormir, mais de combattre. « Ce mot combattre fut répété de toutes parts. Combattre qui? où étaient les ennemis? et à quelle clarté combattre? La nuit noire montait comme un grand suaire. « Ô mes favoris! il y a plus d’un brave soldat qui perd son courage dans les ténèbres. « Pier Falcone reprit: « -Nous allons faire le siège de cet infâme repaire! « Et, comme un murmure s’élevait, le damné médecin appela le lieutenant-colonel et le major par leurs noms. « -Seigneur Bernoni, et vous, seigneur Frascati, leur dit-il, je vous requiers, au nom du roi, de faire respecter ici mon autorité suprême! « Il n’avait pas encore parlé sur ce ton-là. « Les soldats n’aiment pas être conduits par des docteurs. Le murmure, timide jusqu’alors, éclata et se fit menaçant. Falcone tira de son sein un écrit qu’il déplia. « C’était un ordre du roi, mes amis, un ordre qui mettait l’expédition tout entière sous l’autorité du médecin. Ç’avait été le bon plaisir de notre respecté seigneur Johann Spurzheim, que Dieu bénisse! « Les officiers furent obligés de se ranger du côté de Falcone. Quand il commanda: « En avant, marche! », comme les soldats hésitaient, les officiers dégainèrent. « Il y avait, au pied de ce pic où Porporato avait montré naguère sa grande silhouette découpée sur le ciel, une de ces fentes dont je vous ai parlé, mes amis, en vous disant qu’elles ressemblent à des bouches de l’enfer. Celle-ci était assez large à sa base, qui s’appuyait au roc, pour que deux hommes s’y pussent introduire de front. C’était à quelques pas seulement de la lisière des forêts de sapins. Falcone montra la fissure du bout de son pistolet, qu’il tenait à la main. « -Voilà notre route, dit-il; dans un sentier pareil, peu importe qu’il fasse nuit ou jour. « Les soldats regardaient, mornes et découragés. « -Si vous voulez qu’ils marchent, prononça tout bas Frascati à l’oreille de Falcone, faites défoncer les tonneaux! « Les valets du régiment de Buffalo portaient sur les derrières quelques barils de genièvre et d’eau-de-vie de France. Mais Falcone répondit: « -Pas encore!... nous ne sommes qu’au commencement! « Il faut bien l’avouer, mes amis, il s’introduisit le premier dans la fissure, après avoir repoussé des quartiers de roc qui semblaient jetés là au hasard. Les soldats, pauvres moutons, le suivirent. Chacun d’eux, avant d’entrer dans cette caverne, tournait un dernier regard vers le couchant, où le soleil ne se montrait plus, mais qui conservait quelques teintes rosées. Chacun d’eux semblait dire adieu au jour. « Le chemin était cependant beaucoup moins dangereux qu’on n’eût pu s’y attendre. Au bout de quelques pas, la fissure s’élargissait sensiblement et devenait une véritable grotte. On y pouvait marcher cinq ou six de front. Sous le pied, le sol était uni et doux. La température changeait à mesure qu’on avançait. Au froid rigoureux du dehors succédait une bonne chaleur. Supposez un rayon de jour en ce lieu, c’eût été, pour nos pauvres soldats, un paradis. Mais le rayon de jour manquait. C’était l’obscurité profonde, absolue, qui se trouve seulement dans les profondeurs de la terre. « Les soldats allaient, se tenant par la basque et se laissant aveuglément guider. Une chose singulière, car ils s’étaient attendus à monter, c’est qu’ils sentaient le sol fléchir sous leurs pas, selon une inclinaison assez rapide. C’était une pente au moins aussi roide que celle de la montagne elle-même; mais cette pente allait en sens contraire. Au bout d’un quart d’heure, et Dieu sait, mes préférés, si ce quart d’heure parut long à nos pauvres soldats! ils purent entendre autour d’eux un mugissement sourd. C’était comme le fracas d’une cascade, augmenté par des centaines d’échos. Ceux des soldats qui étaient de la montagne se souvinrent que le torrent Ghezzo sort tout à coup de terre à l’ermitage du Poggiolo. Il s’élance en écumant d’une voûte rocheuse dont son propre courant défend victorieusement l’entrée. Or, le torrent Ghezzo prend sa source dans les neiges du mont Avello, un des plus hauts pics de la chaîne moyenne de l’Apennin. Les gens de la vallée affirment qu’il fait plus de dix lieues sous terre. Ce devait être le torrent Ghezzo. « -Halte! ordonna Pier Falcone. « Chacun obéit avec empressement; car, dans ces ténèbres, le bruit de l’eau était une terrible menace. « -Allumez les torches! ordonna encore Falcone. « Le briquet battit. Deux torches furent allumées. On s’attendait à voir le torrent à quelques pas. Mais les bruits trompent dans l’intérieur de la terre. Il n’y avait point de torrent, ou plutôt le torrent coulait si loin de là qu’on ne pouvait pas l’apercevoir. « C’était une grande salle, haut voûtée, dont les parois rocheuses suintaient l’humidité. De toutes parts les gouttelettes d’eau renvoyaient la lumière. L’expédition tout entière était là réunie. Falcone voulut qu’on fit l’appel. Il ne manquait personne. « Le troisième commandement de Falcone fut celui-ci: « -Défoncez les tonneaux! « Vous le savez bien, mes amis, il ne nous faut pas beaucoup d’eau-de-vie, à nous autres gens du Sud, pour nous mettre en train. Avec la pitance d’un Suisse, froid, lourd et stupide, on peut enivrer une demi-douzaine de Napolitains ou de Siciliens. Deux minutes après que les tasses eurent commencé de circuler, on entendit sous ces voûtes des chants, des lazzis et des éclats de rire. Falcone monta sur un tonneau vide et dit: « -Quelques pas seulement nous séparent désormais du plus grand trésor qui soit au monde... Tous ceux qui sont entrés ici pauvres en sortiront riches comme des Crésus! « On cria bravo. Falcone ajouta: « -Outre la part de chacun, il y aura des primes. Mille onces d’or pour chaque tête de bandit, dix mille pour chaque tête de maître du silence; cent mille pour la tête de l’infâme Porporato! « Les échos de la caverne renvoyèrent ce nom de Porporato. Et je ne sais quel son bizarre, qui ressemblait au rire moqueur des diables d’enfer, se fit entendre au lointain dans le noir. Mais nos soldats avaient de l’eau-de-vie de France dans la tête; ils crièrent: « Hourra! » « Falcone saisit une torche et fit le tour de la salle. À droite de l’entrée, il y avait un quartier de roc dont le poids devait être énorme, à en juger par sa dimension. Falcone le prit par une de ces cornes et tout le monde put voir avec stupeur l’énorme pierre basculer lentement. En bousculant, elle découvrit un trou de forme ovale où l’on ne pouvait entrer qu’en rampant. « -Voilà le chemin du trésor! s’écria Pier Falcone. « Cela refroidit un peu nos soldats, parce que le chemin n’était pas beau. On eût dit, en outre, que le vacarme des cascades et des chutes invisibles venait surtout par ce boyau. « -Cent onces d’or à qui passe le premier! cria Falcone. » Personne ne se présenta. « Écoutez donc, ô mes amis! les Français sont fous: ils font de ces choses-là, mais nous autres, nous n’aillions pas tenter Dieu. « -Deux cents onces! promit le Falcone. « Et, comme personne ne se présentait encore, il injuria notre brave armée. « -Vous êtes tous des poltrons! dit-il en écumant de rage; je ne porte pas l’épée, moi; mais j’ai du coeur!... Si je passe le premier, me suivrez-vous? « - Nous vous suivrons! dirent ceux qui avaient le mieux bu. « Trinité sainte, mes frères! il ne fit ni une ni deux, cet enragé médecin! Il mit son pistolet à sa ceinture, mordit son couteau tout ouvert et s’engagea tête baissée dans le trou. Un buffalo le suivit, puis deux, puis trois, puis tous. Cet étrange défilé dura plus d’une heure, aussi vrai que nous sommes des chrétiens, ô mes amis! « Quand le dernier buffalo fut disparu dans le trou, le lieutenant-colonel Benoni s’y engagea à son tour: un chef ne doit pas abandonner ses soldats. Et chacun, parmi ceux qui étaient restés dans la grotte, commençait à avoir grand espoir, car aucun bruit de lutte ne venait par le passage. Évidemment, ceux qui avaient pris ce périlleux chemin étaient arrivés à leur but sans coup férir. « Il avait été convenu entre Falcone et les officiers qu’on attendrait quelques minutes avant de lancer le second détachement. On attendait. Le major Frascati, les gendarmes et les dragons étaient tout oreilles. Ils retenaient leur souffle pour écouter mieux. Rien, sinon ce grand et vague murmure des solitudes souterraines parmi lequel grondait la plainte lointaine de la cascade invisible. « Les quelques minutes étaient écoulées. Mais, pour tous ceux qui étaient là, chefs et soldats, ce silence avait quelque chose de lugubre. Ils souhaitaient presque entendre le bruit de la fusillade. « Enfin, le major Frascati, qui était un brave, vous le savez bien, mes tourterelles, donna l’ordre de se préparer. Les dragons devaient passer en dernier lieu. Le major recommanda à ses hommes de tenir la baïonnette entre les dents et le fusil de la main droite. Un fusil ne gêne pas pour ramper: voyez les chasseurs. Il examina ses pistolets, ce digne major; il mordit son poignard, comme avait fait Falcone, et mit vaillamment sa tête dans le trou. « À la différence du chemin que le détachement avait suivi jusqu’alors, le trou avait une légère pente ascendante. Le major n’avait pas encore tout à fait disparu qu’on l’entendit murmurer: « -Cette boue est glissante et fétide! « Ceux qui l’avaient précédé ne s’étaient même pas plaints de l’humidité! Le major avança encore cependant de deux ou trois pas. Puis il s’arrêta, disant: « -Cela suffoque! on jurerait l’odeur du sang! « On le vit revenir à reculons. En se relevant, il aspira l’air à pleine poitrine comme un homme qui a failli suffoquer. Mais personne n’eut le loisir de remarquer cela. Un grand cri, un cri d’horreur sortit à la fois de toutes les bouches: « - Du sang! du sang! du sang! « Le major était rouge des pieds à la tête, rouge de sang. Il avait du sang aux mains; il avait du sang au visage; son uniforme était baigné de sang. On apporta les torches, parce que le major avait dit en sortant: « -Voyez... cette route est maintenant un ruisseau plein d’eau fangeuse! « -Du sang! du sang! du sang! crièrent encore ceux qui suivaient les torches. « Cette eau fangeuse, c’était du sang. Le sang coulait du trou comme le vin du pressoir tombe dans la cuve. Le sang faisait une large mare autour de la roche. « Le sang de tout un régiment!... cela peut bien faire une mare, ô mes amis!... Mariotto s’interrompit et s’essuya le front. Il était tout pâle. Il n’y avait pas dans son auditoire dix têtes qui ne fussent baignées de sueur. Les respirations contenues firent entendre un murmure en se lâchant. -Eh bien, eh bien, commença-t-on de dire en voyant qu’il était si longtemps à reprendre haleine, après, Mariotto, après? -D’où venait ce sang, Mariotto? -Qui avait tué les buffali? -Et comment?... et dans quel lieu?... et pourquoi n’avaient-ils pas crié? -Et leurs fusils, Mariotto? pourquoi n’avaient-ils pas fait usage de leurs fusils? Mariotto s’essuyait toujours le front. Il était ému, le brave garçon, ému sincèrement; mais cela ne l’empêchait point de songer à son petit commerce. Il se demandait in petto à combien il pouvait taxer une curiosité si violemment excitée. « Il ne s’agit pas seulement de vaincre, a dit Plutarque, il faut savoir encore profiter de la victoire. » Mariotto, bien qu’il n’eût jamais lu Plutarque, s’occupait à suivre son conseil. Il cherchait le meilleur moyen d’exploiter son succès. -Eh bien, Mariotto, nous entends-tu? commencèrent quelques voix déjà irritées. -Vas-tu nous laisser le bec dans l’eau? -Es-tu devenu muet? Mariotto entendait parfaitement, mais il se disait: -Je crois qu’on ne peut plus les tondre qu’une fois... et encore en les faisant un peu crier... Donc, il faut les tondre de très près et ne pas laisser la moindre laine sur la bête! Les jurons napolitains se mirent à gronder. -N’offensez pas le Seigneur, mes vrais amis, dit enfin Mariotto avec onction; nos pauvres soldats regrettèrent bien, à l’heure de mourir, d’avoir blasphémé comme vous le faites... Ah! mes protecteurs, de pareilles catastrophes donnent à réfléchir... -Ce n’est pas un sermon que nous te demandons... -Écoutez-moi, mes bienfaiteurs!... voilà que mes cheveux grisonnent... ma pauvre femme se fait vieille aussi... Quel malheur que la jeunesse ne dure pas toujours!... Il y eut des trépignements et des imprécations. -Oh! oh! mes bons maîtres! fit Mariotto, qui se redressa, depuis quand suis-je à vos gages?... Me prenez-vous pour votre valet?... Et, si je suis votre valet, mes dignes seigneurs, pourquoi vais-je par les rues avec des calzoni troués?... pourquoi ma femme n’a-t-elle pas seulement un pauvre mouchoir à se mettre sur la tête? pourquoi mes enfants sont-ils pieds nus?... Nous fâchons-nous? C’est bien! Je suis las, je vous le dis tout net, de travailler pour des ingrats... Ceux qui chantent et ceux qui dansent au théâtre Saint-Charles, on les paye... Les facchini qui portent les fardeaux, les chevaux qui traînent les voitures, les bohémiens même qui disent la bonne aventure, on les paye: les hommes, avec de l’argent, les animaux, avec de la nourriture... N’y aura-t-il donc jamais que moi dans ce bas monde pour faire mon métier gratis? -Mais on t’a payé, Mariotto, scélérat! se récrièrent cent voix irritées. -Ce soir, tu as déjà reçu deux salaires au lieu d’un, coquin de Mariotto! -Avare insatiable! mendiant! escroc! bandit! Mariotto laissa passer l’orage. Nous renonçons à peindre le regard de suprême dédain qu’il promenait sur son auditoire. Quand le silence se fut un peu rétabli, il drapa sa souquenille sur ses épaules et rejeta en arrière les masses de ses cheveux noirs grisonnants. Ses yeux brillaient comme deux charbons ardents. -Race vile et dégénérée! commença-t-il ex abrupto, est-ce bien moi que vous insultez, troupeau d’hommes sans tête et de vieilles femmes folles!... Yen a-t- il un seul parmi vous qui soit digne de dénouer le cordon de mes sandales?... Vous me volez, tous tant que vous êtes, vous qui m’appelez bandit! Vous qui m’appelez mendiant, vous implorez à chaque instant mon aumône... Quand vous m’avez écouté, moi l’éloquent et l’habile, vous allez raconter mes histoires en votre style trivial... N’est-ce pas un vol quand les oies lourdes s’emparent du chant du cygne? Et n’est-ce pas de la mendicité, ô Napolitains! que de soutirer à un pauvre homme ses récits, qui sont des poèmes, pour quelque menue monnaie qu’on lui mesure avec tant de parcimonie?... Allez, allez, je savais bien que le jour viendrait où il faudrait me séparer de vous!... J’irai à Florence, où l’on estime le beau langage... J’irai à Rome, où l’éloquence est en honneur... Et vous ne me reverrez plus, ô Napolitains!... Et j’aurai secoué la poussière de mes sandales en quittant vos murs inhospitaliers!... Il fit mine de descendre de la margelle. Impossible! il était soutenu à bout de bras. -Voyons! voyons! disait-on de toutes parts, ne fais pas de folie, Mariotto! La foule capitulait. Mariotto redoubla de hauteur; mais, tout en se drapant dans sa fierté, il trouva moyen de glisser qu’outre la fin de l’histoire de Falcone et des malheureux soldats du régiment de Buffalo, il connaissait aussi la mort terrible du Malatesta et des gentilshommes ses complices. Pour entendre ces dramatiques récits et l’indemniser de l’outrage qu’on venait de lui faire, il ne fallait pas moins qu’une once d’or. Jamais, de mémoire d’homme, aucun improvisateur n’avait si follement exagéré ses prétentions. Mais la foule avait flairé le sang, la foule voyait rouge; la foule retourna ses poches indigentes et parfit l’once d’or. Mariotto l’encaissa et reprit, déjà réconcilié: -Oui, mes bienfaiteurs, il vous reste à apprendre le plus intéressant; ne m’interrompez plus, car la soirée s’avance, et notre seigneur Spurzheim n’aime pas qu’on s’attarde dans la rue... Je vous dirai tout... pourquoi les pauvres buffali ne crièrent pas, pourquoi ils ne se servirent pas de leurs fusils, tout, enfin; je vous le promets. Mais d’abord revenons à ceux qui étaient autour de cette mare rouge. « La mare rouge allait sans cesse s’élargissant. On eut dit que le passage souterrain rendait goutte à goutte tout le sang des pauvres buffali égorgés. « Soldats et officiers se consultaient du regard. L’horreur glaçait tous les coeurs et toutes les voix. « Peu à peu un bruit confus et grandissant parut sortir du passage souterrain. Était-ce la plainte de toutes ces pauvres âmes, récemment séparées de leurs corps? Chefs et soldats furent saisis de la même terreur; mais, pendant qu’ils se préparaient à fuir, la bouche du passage éclata comme un canon chargé à mitraille. Les balles, les chevrotines, les lingots se mirent à pleuvoir dans les rangs des gendarmes et des dragons. Le major Frascati tomba, la tête brisée. En même temps, un long cri de triomphe sortit du trou, suivi de la fanfare maudite. « Ô mes amis, qu’eussiez-vous fait? Presque tous les chefs étaient morts. Gendarmes et dragons se précipitèrent dans la route qu’ils avaient parcourue déjà pour arriver jusqu’à ce lieu sinistre. Ils parvinrent pêle-mêle jusqu’à la bouche de la fissure. Une fois dehors, la déroute continua au hasard à travers la neige. « Le bon Misalta était parmi eux et n’avait pas encore de blessure. Il faut l’entendre raconter cela, mes enfants bien-aimés; les larmes vous viennent aux yeux, c’est moi qui vous le dis! « Et ne craignez point. Je vous ai promis d’aller jusqu’au bout: j’irai, sans vous rien demander davantage. « Les voilà donc au milieu de la nuit, égarés dans la gorge de la Sila. Vous me croirez quand je vous dirai qu’ils ne cherchaient plus le château de Pourpre. Ils allaient, perdus dans les ténèbres, prenant chaque point de roc pour un ennemi, transis de froid, exténués par la faim. Parfois, au fond des défilés, quand ils passaient devant quelqu’une de ces gigantesques fentes produites par les tremblements de terre, ils croyaient ouïr des bruits d’orgie et des chants de fête. Les flancs de ces montagnes vivent. « La nuit entière se passa dans ces terreurs et dans ces fatigues. Une heure avant le lever du soleil, ils sortirent des neiges, et ce fut une grande consolation pour eux. Ils pensaient: « -Nous devons être bien près de notre camp. « Au bout de quelques pas, en effet, ils aperçurent un camp aux premières lueurs de l’aube. Mais ce n’était pas celui qu’ils avaient abandonné la veille au matin. « Il y avait des sentinelles en uniforme qui crièrent le qui-vive et qui firent feu tout de suite après, en se repliant derrière les tentes. En quelques instants, tout le monde fut sur pied dans le camp. Heureusement que les premiers rayons du jour mirent fin à la méprise; sans cela, il y aurait eu bataille. « C’était le second détachement de nos troupes fidèles: celui qui avait pris à droite de la chaîne des Apennins. « Nos fugitifs, au lieu de retourner à leur camp, s’étaient égarés dans la montagne; ils avaient franchi la chaîne à leur insu, passant de la Basilicate dans la principauté citérieure. « Ce fut alors qu’ils se comptèrent. Lors de la séparation, chacun des deux détachements avait environ quinze cents hommes. Nos fugitifs n’étaient pas à cette heure plus de deux cents. Et Dieu qui nous éclaire sait bien s’ils avaient envie de renouveler ce terrible assaut. « Mais, parmi ceux qui composaient le second détachement, se trouvaient, je vous l’ai dit, Malatesta et ses compagnons. Ceux-là ne pouvaient pas reculer. Ils ne le voulaient pas non plus. C’étaient tous jeunes débauchés, insolents, libertins et le reste, volant un peu moins que les bandits eux-mêmes. Mais c’étaient des gentilshommes! ils avaient le courage de ceux qui, dès leur berceau, ont joué avec l’épée. « Leur troupe, qui comptait en majorité les gendarmes, les dragons et les soldats de la garde, se montrait pleine d’ardeur. Les Malatesta, comme on appelait les sept gentilshommes, demandèrent à tenir la tête de la colonne, et l’on se mit en chasse aussitôt le soleil levé. « Voici comment Misalta raconte les choses, ô mes frères chéris! « À peine fut- on engagé dans les gorges, qu’on vit une manière de paysan qui faisait mine de fuir. Malatesta le poursuivit et le saisit. « Savez-vous ce que dit notre Misalta? il dit que ce paysan n’était là que pour se faire prendre. « Chacun de ces bandits, voyez-vous bien, est plus rusé qu’un renard. « On amena le paysan au milieu du groupe formé par les officiers et les gentilshommes. On lui demanda s’il savait la route du château de Pourpre. Il balbutia, il se troubla. On le menaça du pince-orteil et des tourniquets. « -Seigneur, s’écria-t-il en pleurant, ayez pitié d’un pauvre homme! Les bandits me tueront lorsqu’ils sauront que j’ai livré le secret de leur retraite! « -Tu sais donc où est leur retraite? s’écria-t- on de toutes parts. « -Ai-je dit que je le savais, mes bons maîtres?... Prenez compassion d’un misérable!... Je le sais, c’est la vérité pure, et je suis seul à le savoir, car il m’a fallu un grand hasard pour me l’apprendre... À l’automne, messeigneurs, je chassais le chamois pour nourrir les petits enfants qui crient la faim dans la cabane... Un jour, je m’égarai dans un pays que je ne connaissais point... J’y étais arrivé avant l’aube, et j’ai été des mois entiers avant de le retrouver... C’est comme une vallée intérieure tout entourée de sommets neigeux... Il y a une rivière bordée de beaux arbres en fleurs, car les cimes voisines renvoient là, plus chauds, les rayons du soleil... On dirait que le printemps n’y meurt jamais... Au milieu de la rivière est une île: un paradis, mes bons seigneurs... Dans l’île se trouve une grotte dont l’ouverture est cachée par des lotus rouges et des lianes aux grappes odorantes... La grotte mène aux cavernes qui sont sous le château de Pourpre... « -Tu t’y es donc rendu? « -Quand on n’a que la vie à perdre, messeigneurs, une vie pauvre et sans espérance, on est brave... Je m’engageai dans le chemin... je vis les grottes... et, à l’orifice des cavernes, je vis cette vallée où s’élève le château des Borgia, rouge, hautain, terrible, comme le Porporato, son maître! « Les chefs se regardèrent; puis Malatesta dit: « -Marche devant et mène-nous à ton île. « Le paysan se mit aussitôt à monter. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour se donner l’air d’aller à contrecoeur. Les chefs se disaient: « -Nous tenons notre bête féroce! « La route fut longue. De temps en temps, le paysan s’orientait. Enfin, il frappa ses mains l’une contre l’autre joyeusement. Il avait conduit la troupe sur un plateau d’où l’on apercevait, entre deux rocs semblables à des cornes, la rivière de Sele qui déroulait son ruban d’argent au loin dans la plaine. « -C’est le Fronte-del-Diavolo! s’écria-t-il; une fois qu’on est là, le plus fort est fait! « Les soldats se souvinrent d’avoir vu d’en bas ce bizarre escarpement qu’on appelle le Front-du- Diable. Les gens du pays leur avaient affirmé qu’il n’y avait aucun moyen d’arriver jusque-là. Le paysan traversa le plateau au pas de course, s’engagea dans une gorge où deux hommes n’auraient pu passer de front, et parvint bientôt à ce premier entonnoir où se trouvaient la rivière et l’île. « La rivière était bien plutôt un lac. Ce lac n’a point de nom. On suppose que ce doivent être les sources du torrent Ghezzo, qui, entre en terre non loin de là et traverse profondément la montagne. Il fallut passer l’eau à gué. Le paysan avait eu raison de le dire: cette île était un vrai paradis. « Comme nos gens l’admiraient, s’étonnant de trouver cette délicieuse retraite dans ce pays désolé, le paysan s’écria: « Ce n’est rien auprès de la seconde vallée, où s’élève le château de Pourpre. « Ô mes amis! le paysan avait raison pour cela! « Dans l’île, voici ce qui se passa... « Mais, dites-moi, mes frères, avant que je continue, dites-moi, la main sur la conscience, s’il y a dans Naples tout entier, dans les provinces, en Europe, un homme pour conter de pareilles histoires. S’il en est un, un seul, montrez-le- moi! -Il n’y en a pas, Mariotto! s’écria-t-on de toutes parts. -Bravo, Mariotto! -Ne nous fais pas languir, ami, si tu es un homme de coeur! Il faut avouer ici qu’ils avaient un peu frayeur pour le fond de leurs poches. C’était mauvais signe quand Mariotto s’interrompait. Mais l’illustre improvisateur avait achevé, ce soir, sa recette. Il poursuivit gratis: -Il y avait dans l’île un bouquet de houx si touffu, qu’un chevreuil n’aurait pu y pénétrer. Comme les chefs s’étonnaient que le paysan eût eu l’idée d’y entrer, il leur dit: « -L’ouragan grondait; voyez s’il y a un autre abri aux alentours! « À un certain endroit, des branches avaient été coupées de manière à former un passage étroit et difficile. Chefs et soldats s’y engagèrent un à un. Au centre du bouquet, un trou rond s’ouvrit, entouré d’une marge de granit. C’était l’orifice d’un escalier qui avait des degrés de marbre. « Vous le devinez bien, mes préférés, tout le monde descendit. Au bas de l’escalier se trouvait une allée souterraine, large et sablée, qui montait par une pente insensible. Elle devait, selon toute apparence, passer sous les eaux du lac. « Le paysan marchait désormais entre un dragon et un gendarme. Tous deux avaient un couteau à la main. À la moindre alerte, c’en était fait du paysan. Il semblait ne rien craindre. Il avait dit: « -Pourvu que vous me donniez une bonne récompense, car je suis un pauvre père de famille, je vous les livrerai sans défiance... La route que nous suivons mène au centre même de leur forteresse. « Nos gens du roi pensaient déjà avoir ville gagnée. « Mais voilà qu’il est temps enfin, ô mes amis les plus chers, de répondre à toutes vos questions. Qu’étaient devenus les pauvres buffali? Qui les avait tués, s’ils étaient morts? Comment les avait-on massacrés? Dans quel lieu? Pourquoi n’avaient-ils pas crié? Pourquoi n’avaient-ils pu faire usage de leurs fusils?... « Nos gens du roi débouchèrent dans une vaste salle souterraine que remplissait un bruit sourd et continu. On eût dit le grondement d’une chute d’eau. L’air était froid et coupé de courants humides. « -Mes bons seigneurs, dit le paysan, il faut battre le briquet et allumer vos branches de pin... La route est malaisée, le torrent a creusé des précipices. « -N’y a-t-il point danger à montrer ici la lueur des torches? demanda le Malatesta. « -Avez-vous cru, lui répondit le paysan, parvenir à votre but sans rencontrer des périls? « Le Malatesta eut honte. Il ordonna: « -Allumez les torches! « Cinq ou six branches de pin résineux flambèrent à la fois. C’était peu pour cette énorme caverne. À peine les ténèbres se firent- elles visibles. On avança. Au bout d’une centaine de pas, la paroi que l’on suivait fit un coude brusque, et tout aussitôt les voûtes et les murailles se prirent à étinceler il semblait que des milliers de girandoles fussent suspendues çà et là. Chaque mouvement des torches détachait de la coupole de prodigieuses gerbes de lumière. Il fut donné à tous de voir un spectacle étrange. « La caverne était séparée en deux par le torrent qui mugissait, invisible, dans son lit encaissé. La partie où se trouvaient nos gens du roi était située à plus de cinquante pieds au- dessous de l’autre compartiment. Le terrain rocheux s’élevait à pic de l’autre côté du torrent, et cette rampe, brillantée par des filets d’eau qui allaient suintant et courant de toutes parts, semblait une muraille de cristal. Mais c’est à peine si tout cela fut l’objet d’un étonnement passager. « Il y avait autre chose à voir: quelque chose de si horrible, que chacun d’abord crut rêver. Cette lumière tremblante devait évoquer des fantômes! « Mais, à mesure qu’on avançait, le doute cessait d’être possible. Un cri d’angoisse sortit à la fois de toutes les poitrines. Plus de huit cents cadavres du régiment de buffalo étaient là étendus sur le sol. Il y avait un monceau, un véritable monceau, à l’entrée d’un petit passage souterrain qui faisait face à la seconde caverne. C’était le passage dont l’autre extrémité donnait au revers de la montagne, du côté de la Basilicate. Nos gens du roi étaient ici à quelques centaines de pas du lieu où la première expédition avait fait halte. « Ô mes amis! devinez-vous? les pauvres buffali, engagés dans ce couloir étroit et glissant, étaient arrivés un à un à l’ouverture. De chaque côté de l’ouverture était un glaive affilé infatigable. Ces cadavres sans tête disaient pourquoi nul cri ne s’était fait entendre: pourquoi, par conséquent, la première victime n’avait point averti la seconde; pourquoi le malheur de la seconde n’avait point servi d’enseignement à la troisième... « Le médecin Pier Falcone seul était tombé sous le poignard du silence. Il portait l’anneau de fer. Il ne pouvait périr que de la main d’un maître. Porporato lui-même lui avait mis son couteau dans le coeur... « Nos gens du roi regardaient avec stupeur ce champ de carnage, lorsqu’un cri singulier retentit sous les voûtes. Un choeur invisible se prit à chanter un air mystérieux que tant de fois vous avez entendu dans nos nuits: Amici, alliegre andiamo alla pena!... Puis une voix: -À nous, Cucuzone! « Le gendarme et le dragon qui tenaient le prétendu paysan tombèrent frappés tous deux au coeur. Puis on vit le saltarello, car c’était lui, bondir comme un tigre par-dessus les têtes. « Une corde fut lancée de la caverne supérieure. Le saltarello y monta avec l’adresse et l’agilité d’un singe. « -Feu! cria Malatesta. « Ce ne furent pas ses soldats qui obéirent à son commandement. Une ligne brillante apparut au rebord de la caverne supérieure. C’étaient des centaines de mousquets qui s’abaissaient en joue. « Ceux qui tenaient les torches n’eurent que le temps de les piquer en terre pour les éteindre. Une terrible explosion eut lieu, suivie de cris d’agonie. Puis le silence. Les gens du roi cherchaient à se cacher ou à se sauver. La plupart se faisaient un rempart avec les cadavres. Dans le silence, une voix s’éleva: « -Le conseil du charbon et du fer, dit-elle, a condamné à mort Giulio Doria d’Angri, marquis de Malatesta, Domenico Sampieri, Vespuccio Doria, Vicente Pitti, Benedetto Marescalchi, Ziani, Colonna et Gravina... Qu’ils meurent! « Une grande flamme traversa l’espace. C’était un pot à feu qui vint tomber au centre de la caverne inférieure, et qui jeta en brûlant une vive lueur. Sept coups de carabine retentirent. Malatesta et ses compagnons avaient vécu! Il était onze heures du soir. La foule, qui naguère emplissait la strada di Porto, venait de se disperser. Le silence et la solitude régnaient déjà dans les rues. Mariotto l’improvisateur s’en retournait au logis. En marchant, il comptait sa recette. À deux ou trois reprises, il crut entendre un pas qui sonnait derrière lui sur le pavé de lave. Il se retourna et ne vit rien. Son chemin était de traverser les ruines du Castel-Vecchio, récemment incendié. On avait mis une planche pour franchir le fossé du nord, qui, taillé dans le roc, était un véritable précipice. Avant de s’engager sur ce pont dangereux, le prudent Mariotto regarda encore derrière lui. Il crut voir une ombre aller le long des maisons. Il se dit, car l’ombre était loin: -J’aurai le temps de passer. Comme il était au milieu de la planche, il la sentit tout à coup qui tournait. Il fit le signe de la croix en poussant un cri d’angoisse. Derrière lui une voix dit: -Le seigneur Johann Spurzheim a entendu parler de toi, Mariotto! -Grâce, cria le malheureux, qui déjà perdait l’équilibre. -Tu sais de trop belles histoires, Mariotto, poursuivit la voix, que Dieu ait ton âme: je fais ce qui m’a été ordonné! La planche bascula. Un cri rauque se fit entendre au fond de la douve; puis les ténèbres restèrent muettes. XIII Aux Ecoutes. Le seigneur Johann Spurzheim dormait dans cette alcôve que nous connaissons. Il n’avait point encore quitté sa maison du largo del Mercato pour habiter le palais des ministres d’État, qui était désormais sa demeure officielle. Il était bien là, dans cette vieille maison obscure et dans ce quartier lointain. Il avait à régler encore certaines petites affaires qui ne demandent point le grand jour. Il dormait. À la lueur de la veilleuse, et tout près de sa face de déterré, vous eussiez pu distinguer la tête noire et velue d’un petit épagneul de race anglaise, en tout semblable à celui que la dernière convulsion de « la pauvre Barbe » avait étranglé. Il n’y avait aucun changement dans la chambre. Le fauteuil où Barbe et, après elle, le docteur Pier Falcone, avaient coutume de s’asseoir, était toujours au pied du lit. Le cordon correspondant à la sonnette de l’étage supérieur pendait également à la portée de sa main. Mais ni Barbe ni le docteur Pier Falcone ne s’asseyaient plus dans le fauteuil; mais, à l’appel de la sonnette, Privato, le poète malheureux, Beccafico, le doux ténor, ne venaient plus. Si rien ne changeait dans l’entourage matériel du digne seigneur Johann Spurzheim, le personnel de ses amis et serviteurs changeait, au contraire, beaucoup et très souvent. Il usait vite. Avant Pier Falcone, il avait eu bien d’autres confidents et bien d’autres favoris. Après Pier Falcone, il comptait en avoir davantage encore. Il avait en lui cent ans de sa vie, et son destin était d’enterrer tout le monde. Par le fait, les événements récents avaient un peu galvanisé sa faiblesse. Depuis deux jours, il pouvait se lever et faire quelques pas dans sa chambre. Il y avait du mieux, et la disposition particulière de son esprit exagérant ce répit de la maladie, le seigneur Johann Spurzheim n’était pas éloigné de se regarder comme un des hommes les plus robustes et les plus lestes du royaume des Deux-Siciles. Tout allait bien. Il avait brisé ou écarté ses ennemis; le roi ne voyait que par ses yeux. De mémoire de courtisan, on n’avait point vu à Naples pareille puissance ministérielle. On paye souvent au prix de son repos ces éclatantes victoires. Naguère, cet honnête Johann, comme toutes les bonnes consciences, avait au moins un sommeil tranquille. Cette nuit, la fièvre l’agitait; la maigreur de ses membres se trémoussait sous les couvertures. Il parlait dans ses rêves, et, aux lueurs vacillantes de la veilleuse qui allait s’éteignant, on aurait pu voir des gouttelettes de sueur à ses tempes. -Oui, Barbe, oui, ma bonne et chère compagne, murmurait-il, pensant tromper même les morts, c’est cet infâme Sicilien qui a tout fait... Pourquoi lui accordais- tu tant de confiance?... Mais il est bien puni, va, Barbe, ma femme bien- aimée... Ils l’ont tué là-bas... Il n’emprisonnera plus personne. Johann Spurzheim avait une lettre ouverte sur sa table de nuit. Cette lettre contenait une partie des détails donnés par le pauvre improvisateur à son auditoire de la strada di Porto. Johann savait, par conséquent, tout ce qui s’était passé dans la montagne. Il tressaillit dans son rêve à plusieurs reprises. -Laisse-moi, Barbe! laisse-moi! prononça-t- il d’une voix épouvantée. Puis, respirant avec force: -Cette Maria que tu détestais, parce qu’elle était belle, parce qu’elle t’avait pris ta place et ton bonheur, c’est pour te venger que je l’épouse! Il se tut. La vision avait disparu sans doute, car il avait plus de calme. On aurait pu seulement l’entendre murmurer d’une voix à peine intelligible: -Sept jours!... les sept jours sont déjà passés!... Puis le rêve changea. L’agitation revint. -Je le sais! je le sais! dit-il d’un accent rauque; il ne sont pas tous partis... J’ai beau les chercher, ils se cachent sous terre... Ils ont menacé le roi... Ils m’ont menacé... Ils sont là... toujours, toujours! Trois heures après minuit sonnèrent à la pendule qui était sur la cheminée. Comme si les dernières paroles de Johann Spurzheim eussent évoqué des fantômes, la porte qui communiquait avec le cabinet de travail de Barbe de Monteleone s’ouvrit sans bruit. Deux hommes sortirent du couloir, portant à bras un objet volumineux. Ces deux hommes avaient le visage voilé par des lambeaux d’étoffe noire. Ils s’arrêtèrent et se prirent à écouter. -Il dort, dit l’un d’eux. Nous aurions pu reconnaître cette voix aigrelette et flûtée. Le seigneur Johann avait raison: ils n’étaient pas tous partis! Le second inconnu fit signe au premier de se taire. Tous deux déposèrent l’objet contre le mur. C’était un tableau. Ils cherchèrent de l’oeil sur le lambris. La lampe de nuit n’éclairait plus guère. -Voilà le clou! dit pourtant celui qui n’avait pas encore parlé. Ils se remirent aussitôt en besogne, saisissant et retournant le tableau pour l’accrocher au mur. Les lueurs indécises de la veilleuse éclairèrent vaguement les traits pâles et réguliers d’un visage de femme. Dès que le tableau fut placé, les deux hommes disparurent. On eût pu les entendre ricaner dans le couloir. Johann ne parlait plus. Le chien s’était coulé sous la couverture. La lampe baissait. Quand elle jeta ce grand et dernier rayon qui précède la fin, l’austère visage de Barbe Spurzheim sembla sortir de la toile sombre. Au petit jour, le seigneur Johann s’éveilla. Il se frotta les yeux, croyant rêver encore. Le portrait de sa femme morte avait quitté le cabinet de travail pour venir dans sa chambre. Il y avait là de la diablerie. Mais le jour grandissait. Johann était brave le jour. -Ils sont là! murmura-t-il comme il l’avait déjà fait en songe, toujours là!... mais je suis plus fort qu’eux, et je les briserai! À mesure que la lumière se faisait, Johann distinguait une bande blanche au-dessous du portrait. Il se leva sur son séant pour mieux voir. Peu à peu il reconnut que la bande portait des caractères. Puis les caractères devinrent lisibles. La bande blanche portait ces mots écrits selon l’alphabet du silence: II2M2O AA5ENA5A4CL2A5I3 RI2 MI2DOI3I2E2I2 ENA5A4! Johann, habitué qu’il était à épeler ces signes, prononça d’une voix tremblante: -C’est aujourd’hui le septième jour! Puis il ajouta en lui-même, tandis qu’un frisson lui parcourait tout le corps: - J’avais donc rêvé qu’il était passé! Il agita violemment le cordon de sa sonnette. Le ciel de son lit s’ouvrit comme autrefois. -Quoi de nouveau, Chiappolo? demanda-t-il. -Rien, Excellence, répondit le successeur de notre ami Beccafico. En même temps, la planchette descendait, chargée de la correspondance. Johann ouvrit la première lettre qui lui tomba sous la main. Elle était écrite sur papier de deuil. Elle ne contenait que ces mots: « C’est aujourd’hui le septième jour. » -Oh! oh! fit-il retrouvant son sourire narquois; les bonnes gens prétendent-ils jouer ce jeu avec moi?... Peine perdue, mes enfants, peine perdue!... Vous avez beau imiter l’écriture de la pauvre Barbe... les morts n’écrivent pas plus qu’ils ne parlent... Il s’interrompit, et ses os craquèrent, tant fut violent le soubresaut qu’il éprouva. Une voix venait de murmurer dans ses rideaux: -C’est aujourd’hui le septième jour! -Est-ce toi qui as parlé, coquin de Chiappolo? s’écria-t-il. -Non, seigneur, répondit-on de l’étage supérieur. -Et n’as-tu rien entendu? -Rien, seigneur. Johann fit effort pour se remettre; mais il avait la chair de poule. Sa voix tremblota quand il dit à son interlocuteur invisible: -Que le seigneur Aurelio Caffarelli se rende auprès de moi sur-le-champ. La planchette remonta et la trappe se referma. Ce n’est point la coutume d’introduire des personnages nouveaux dans les drames si près du dénouement. Mais il nous faut bien faire comme le seigneur Johann Spurzheim, et remplacer les serviteurs qu’il perd. Chiappolo était aux lieu et place de Beccafico. Aurelio Caffarelli remplissait les fonctions du docteur Pier Falcone. Il entra au bout de quelques minutes. C’était un jeune homme, Johann n’aimait point les vieillards. C’était un gentilhomme, Johann avait du goût pour la noblesse. Il était grand et de forte complexion, déjà ruiné par la débauche: il fallait à Johann des gens à qui l’on pût mettre entre les dents leurs propres vices comme un mors. Johann avait choisi celui-là avec un soin tout particulier. La besogne actuelle était rude et malaisée. Entre les mauvais garçons de la noblesse napolitaine, Aurelio Caffarelli était peut-être le seul qui convînt parfaitement à Johann Spurzheim. Il y avait deux raisons pour cela. D’abord, le Caffarelli, malgré sa ruine, avait gardé une certaine fierté. Il restait l’ami des premiers de la cour. En second lieu, le Caffarelli était amoureux de dona Angélie Doria. Amoureux sans espoir, il est vrai; mais l’espoir que l’on fait renaître à propos est précisément un des plus puissants leviers que puisse employer l’intrigue. Johann était content de son Caffarelli. Il le regardait comme un cheval ombrageux et non encore dompté complètement. Mais il se croyait lui-même un écuyer trop habile pour craindre les écarts de ce coursier fougueux. -Eh bien, chère Excellence, dit le Caffarelli en entrant et d’un ton dégagé, comment va la santé, ce matin? -Asseyez-vous, Aurelio, répliqua le ministre d’État; nous avons beaucoup à travailler... Je vous préviens tout d’abord d’une chose: c’est aujourd’hui que vous relèverez votre nom et votre fortune... ou jamais! -Cher seigneur, répondit le gentilhomme étalé nonchalamment dans le fauteuil, ma fortune a grand besoin d’être relevée... d’autant que j’ai perdu hier au soir deux mille ducats à l’ambassade de Toscane... Mais je ne sache pas que mon nom ait jamais été abaissé. Il croisa ses jambes l’une sur l’autre, fixant ses yeux hardis sur le ministre d’État. -Deux mille ducats, Aurelio, mon enfant! dit ce dernier, et comment payerez-vous cela, je vous prie? -J’ai compté sur Votre Excellence... -Sur moi?... et à quel titre? Caffarelli baissa les yeux et rougit presque. Le mot qu’il allait prononcer, on le voyait bien, lui blessait la bouche à l’avance. -En qualité d’ami, répliqua-t-il pourtant. Johann sourit. -Trinité sainte! s’écria-t-il, voilà un honneur auquel le pauvre Johann Spurzheim était loin de prétendre!... L’amitié du noble Aurelio des Caffarelli, comte, vicomte, baron... sans comté, il est vrai, sans vicomté, sans baronnie... mais le plus orgueilleux fainéant qui ait battu, depuis dix ans, le pavé de la rue de Tolède. Aurelio se leva, les lèvres crispées, les sourcils froncés. -Rasseyez-vous, dit Johann sévèrement; si vous gardez ces airs de matamore vis- à-vis de moi, je doute que nous puissions jamais faire quelque chose de vous, mon pauvre garçon! -Par saint Janvier... commença le gentilhomme. -La paix, interrompit Johann. Et, comme Aurelio ouvrait encore la bouche: -La paix, vous dis-je!... Si vous dites un mot de plus, vous redevenez à l’instant l’Aurelio Caffarelli de la semaine passée: ruiné, perdu, n’ayant plus même ce qu’il faut pour faire marché de son âme avec le diable! -Et si je me tais? fit le noble tombé avec un cynique sourire. -Je m’entremettrai, repartit Johann, dont les yeux fixes s’attachaient à ses yeux, pour que le diable vous achète un bon prix. Aurelio se rassit. -Voyons le prix! dit-il. Johann s’arrangea sur son séant. Comme il peinait et s’impatientait, le Caffarelli lui vint en aide de mauvaise grâce, et arrangea l’oreiller derrière son dos. Johann, au lieu de le remercier, lui dit: -Vous n’êtes pas adroit, jeune homme... Je ne voudrais pas de vous pour valet de chambre... Pas de méchante humeur, je vous prie: je tiens votre avenir dans ma main... Je vous connais, il y a quelque chose en vous de plus fort que l’orgueil, c’est l’envie de vivre... j’entends de bien vivre. -Quand il vous plaira de vous expliquer... commença Aurelio. -Vous dites bien, cette fois! l’interrompit le ministre d’État, je m’explique quand il me plaît et non autrement... Puis, au lieu de poursuivre: -Seigneur Caffarelli, demanda-t-il, savez- vous bien l’histoire du cardinal de Richelieu, le ministre du roi Louis XIII de France? -Assez bien. -Vous souriez!... La France est un grand pays... nous sommes un bien petit royaume... Mais, en somme, un roi est un roi, pourvu qu’il soit maître chez lui... et, toutes proportions gardées, je suis, moi qui vous parle, plus puissant à Naples que ce terrible cardinal de Richelieu ne l’était à Paris. Or, ce cardinal de Richelieu ne prenait pas de gants pour couper les têtes de gentilshommes. C’était son plus sûr moyen. Il en avait un autre: quand les gentilshommes faisaient ce qu’il voulait, il les récompensait comme un roi qu’il était. « J’ai fantaisie de vous avoir pour serviteur, Aurelio Caffarelli... J’userai vis-à-vis de vous, à votre choix, de l’un des deux moyens employés par mon illustre confrère. -Les temps sont changés... voulut dire le gentilhomme. -Ailleurs, peut-être... à Naples, non! -Eh bien, par saint Janvier, monsieur le cardinal, s’écria effrontément le gentilhomme, puisque nous parlions tout à l’heure de faire affaire avec le diable, traitons et ne nous fâchons pas! Johann lui tendit sa main de squelette. -À la bonne heure! dit-il avec son sourire félin; vous êtes en définitive un garçon d’esprit... j’aurais été au regret de vous faire de la peine. Écoutez-moi bien: « Vous avez un cousin qui est archidiacre de la cathédrale, il faut que, ce soir même, je sois l’époux de Maria des Amalfi, comtesse de Monteleone! -Mais, objecta Caffarelli, on dit qu’elle est folle. -On dit bien, cet obstacle ne doit pas nous arrêter. -Cependant... la loi civile et la loi religieuse défendent également... -Vous êtes fort sur la loi, Aurelio... Votre cousin aura la première mitre vacante. -Et moi? demanda carrément le Caffarelli. -Vous aurez votre ancien château de Sorrente et la villa Maffei... -Tope, Excellence, vous serez marié!... Permettez-moi cependant, de vous faire observer, dans votre intérêt... -Ne vous occupez point de mon intérêt, Aurelio... Tout est prévu, tout marchera... La veuve de Monteleone est dans ma maison... folle, vous l’avez dit, et gardée par une autre folle... Quand vous saurez les prodiges de politique et d’adresse que j’ai employés dans cette négociation... Mais nous n’avons pas de temps à perdre en paroles inutiles... -Laissez-moi pourtant, seigneur, vous parler de cette femme de la maison des Folquieri... cette centenaire... Le roi la cherche! -Quand il en sera temps, répondit Johann Spurzheim, qui eut un sourire, le roi la trouvera. Aurelio fit ce geste qui se traduit par la locution proverbiale et biblique: « Je m’en lave les mains. » Le ministre d’État reprit: -Votre château de Corrente et la villa Maffei ne feront pas de vous un bien grand seigneur, Caffarelli. -C’est de quoi jouer et gagner... -Ou perdre... Je sais une fortune où il y a de quoi jouer pendant toute la vie d’un homme, en perdant toujours, sans se ruiner jamais. -Belle fortune, Excellence!... Il n’en est qu’une semblable à Naples: c’est celle du comte Loredano Doria, mon cousin. -Je sais une femme, continua le ministre d’État, pour qui vous auriez donné autrefois n’importe quelle fortune... même celle de votre cousin Loredano Doria. Les yeux du Caffarelli brillèrent, puis se baissèrent, tandis qu’une soudaine pâleur montait à son front. -Ne parlons pas de cela, seigneur! murmura- t-il. -Eh quoi! fit Johann d’un ton de compassion, seriez-vous toujours amoureux, ami Aurelio?... -Je vous prie, répéta le gentilhomme, dont la voix s’altéra, ne parlons pas de cela! En même temps, il se leva et traversa la chambre en se dirigeant vers la fenêtre, qu’il ouvrit. La fenêtre donnait sur les jardins. Il y avait en face un grand platane dont les branches dominaient la maison. Le tronc incliné s’approchait si près de la fenêtre, qu’on aurait pu le toucher en étendant la main. Johann suivait le Caffarelli d’un regard fixe et moqueur. -Encore un que nous tenons, pensait-il. Aurelio pencha son front en dehors de la fenêtre; son front brillait. Le jardin était désert. Johann continua tout haut: -C’est une chose étrange, ami!... Les deux plus belles choses qui soient à Naples, la fortune des Doria et la main d’Angélie, sont inséparables... On ne peut conquérir l’une sans l’autre... Mais je suis assez puissant, moi qui parle, pour donner l’une et l’autre à celui qui me servirait fidèlement. Caffarelli se retourna avec vivacité. -Sur mon âme, prononça-t-il entre ses dents serrées, je crois que vous ne me connaissez pas bien, Excellence... Avec moi, la raillerie est dangereuse. -Revenez près de moi, pauvre fou que vous êtes, prononça Johann paisiblement; à quoi bon raillerais-je? Je vous propose un marché où nous gagnons tous deux... vous plus que moi; mais c’est justice, puisque vous êtes plus pauvre que moi. Répondez sérieusement et franchement: voulez-vous être le mari d’Angélie Doria? Le gentilhomme, qui venait de se rasseoir, ne trouva point de paroles. Ses mains se joignirent malgré lui; la passion survivait dans ce coeur ravagé. Pendant que Johann attendait, le feuillage du grand platane eut un frémissement soudain. Le ministre d’État et son compagnon regardèrent du côté de la fenêtre. -Le vent?... commença Johann, dont la physionomie était soupçonneuse et inquiète. -Non, répondit le Caffarelli; la terre tremble aujourd’hui tout autour du Vésuve. Johann fut satisfait de son explication, et son visage se rasséréna. Le feuillage du platane ne frémit qu’une fois. -Je crois comprendre, reprit le ministre d’État, que j’ai fait vibrer en vous la corde vive... Vous aimez, je le savais avant de vous interroger... Et c’est cet amour malheureux, cet amour sans espoir, qui vous jette dans la vie folle où vous avez perdu vos biens en compromettant votre écusson... -Seigneur!... -Je parle, taisez-vous... Ne pouvez-vous écouter la vérité quand on vous apporte à la fois la réhabilitation matérielle et morale?... Vous allez être heureux si vous voulez, Aurelio Caffarelli. Je modifie ma question et je vous demande: que feriez-vous pour acheter la main de dona Angélie Doria? -Tout! répondit le gentilhomme sans hésiter. -C’est bien... Alors posons nos faits... Il y a haine à mort entre Lorédan Doria et ce jeune homme qu’on appelle maintenant le comte Giuliano de Monteleone. -N’a-t-il point le droit de porter ce nom? -Peu nous importe... Il doit mourir aujourd’hui. Aurelio tressaillit sur son fauteuil. -Vous êtes intéressé à cela, poursuivit froidement Johann; Angélie Doria l’aime. Mais il ne doit pas mourir seul; il lui faut un compagnon; ce compagnon, c’est le comte Lorédan. -Lorédan! répéta le gentilhomme avec une répugnance étonnée. -Vous êtes intéressé à cela, répéta Johann du même ton glacial; ce comte Doria ne vous accorderait jamais la main de sa soeur... Mais n’allez pas vous faire des fantômes, ami!... Je ne sais pourquoi les honnêtes gens comme vous songent du premier coup à l’assassinat... Il s’agit d’un duel; il ne s’agit que d’un duel... On a mis, depuis six jours, une barrière entre nos deux champions, qui se cherchent; aujourd’hui, la barrière tombera, voilà tout. -Mais, dit le Caffarelli, c’est un malentendu qui cause leur haine; un mot d’explication fera tomber tout cela. -C’est précisément pour empêcher l’explication que j’ai besoin de vous, ami, répliqua Johann. Quelques feuilles sèches tombèrent des hautes branches du platane. Johann ne jeta de ce côté qu’un regard distrait. L’ouragan, qui s’était apaisé vers la fin de la nuit, recommençait à faire rage. Johann demanda: -Avez-vous conservé des relations avec Lorédan Doria? -Des relations de cour, oui. -En avez-vous noué avec Julien de Monteleone? -Certes... c’est l’étoile du moment. -Étoile brillante, grommela le ministre d’État, étoile filante! Puis, se redressant dans son lit: -Je vous engage à redoubler ici d’attention: j’avais pensé d’abord à ménager entre eux la possibilité d’un duel, et j’avais compté sur vous pour cela... mais l’idée ne vaut rien... Avant de tomber en garde sur le terrain, on peut échanger quelques paroles, et je ne veux pas qu’il y ait une seule parole échangée. -Il me paraît difficile... voulut dire Aurelio. Johann fit un geste d’impatience. -Où serait ma supériorité sur vous, murmura- t-il, si je ne savais jouer les coups qui vous semblent difficiles?... Lorédan croit que Julien a enlevé Angélie, n’est-ce pas? -C’est le bruit public. -Julien est convaincu que Lorédan a enlevé Céleste? -On le dit. Johann ricanait. -Que faut-il donc pour les mettre en mouvement?... reprit-il. Faire savoir à Lorédan la retraite d’Angélie; dénoncer à Julien l’endroit où Céleste est prisonnière... Comme la retraite d’Angélie et celle de Céleste sont au même lieu... -Par le ciel! interrompit le gentilhomme, voici une infernale conception! Johann se frotta les mains comme si on lui eût fait un compliment flatteur! -Je vois que vous comprenez, ami, dit-il. -Je comprends qu’ils se rencontreront, répliqua Aurelio; que chacun d’eux dira: « Voilà le ravisseur! » -En flagrant délit, enchérit Johann joyeusement. -Je comprends, acheva Caffarelli, que, s’ils ont des épées... -Ah! s’écria le ministre d’État, c’est là le principal; il faut qu’ils aient des épées! Depuis quelques secondes, un fait véritablement étrange avait lieu juste en face de la fenêtre ouverte. Le grand platane ne frémissait plus et ne laissait plus tomber ses feuilles sèches, mais un objet glissait lentement le long de son tronc. Du dehors, à une certaine distance, vous eussiez dit une gigantesque chenille à forme humaine, car il était peu probable qu’un homme pût ramper sur l’écorce lisse en tenant la tête en bas. La chenille avait la tête en bas. De la chambre de Johann, on ne pouvait apercevoir encore cet insecte colossal ou ce singe d’espèce inconnue, dont la tête restait un peu au-dessus du niveau supérieur de la croisée. Arrivé là, il cessa de descendre. Pendant quelques secondes il demeura complètement immobile. Puis sa tête, qui était comme collée à l’écorce, ne montrant que ses cheveux ébouriffés, se dégagea doucement. La figure de notre bon camarade Cucuzone, rougie par la position violente qu’il gardait, apparut parmi les mèches ruisselantes de ses cheveux. Il avait l’oeil et l’oreille au guet. Il professait, nous le savons, cette opinion: que les gens qui échangent des confidences ne se défient jamais du haut des croisées. Heureux ceux qui possèdent ainsi la philosophie de leur métier! Le ton avait monté; Cucuzonne avait pu entendre la dernière partie de l’entretien que nous venons de transcrire. Il s’arrêta au moment où Johann disait: -Il faut qu’ils aient des épées. Cucuzone garda sa position pendant dix minutes environ. Il fallait être Cucuzone pour cela. Dans cet espace de dix minutes, il entendit les dernières instructions données par le ministre d’État à son nouveau factotum. Aurelio Caffarelli devait se rendre d’abord au palais Doria, puis à l’ancien palais Coriolani, occupé par Julien de Monteleone. Sa mission était la même auprès de Lorédan et de Julien; il n’avait même pas à envenimer leur haine. Chacun d’eux cherchait sa soeur. Il s’agissait seulement de dire à chacun d’eux: « Votre soeur est en tel lieu. » Il s’agissait encore de donner à chacun d’eux le moyen de tromper la surveillance de la police particulière du roi, qui, prévenue, voulait empêcher une rencontre. Il s’agissait, enfin, de faire en sorte que Lorédan et Julien fussent armés. Aurelio Caffarelli se chargea d’obtenir ce triple résultat. Johann avait apuré sa situation en quelques paroles; il avait dit: -Tant que l’un des deux vivra, il y aura un infranchissable obstacle entre vous et Angélie. Aurelio quitta la chambre à coucher de Johann vers dix heures du matin, en promettant de revenir aussitôt sa besogne accomplie. À l’instant même où la porte se refermait sur lui, Johann eut comme un éblouissement; il vit une masse sombre glisser le long de l’arbre avec la rapidité d’une pierre qui tombe. Il cessa pour le coup de se frotter les mains. Puis il se prit à trembler de tous ses membres, parce qu’il venait d’entendre dans le jardin ce cri d’espèce particulière qui, tant de fois déjà, a frappé nos oreilles. Cucuzone traversait allées et massifs, sur les pieds, sur les mains, sur la tête, et se donnait de la gymnastique à coeur joie. Il était content, ce bon garçon, comme le limier qui est tombé sur une piste. Arrivé au mur du jardin, qui longeait la ruelle où Peter-Paulus Brown, sujet anglais, avait fourni, quelques jours auparavant, sa course fantastique, il prit son élan et en atteignit le faîte d’un saut. D’un autre saut, il toucha les dalles de la rue. Comme il arrivait sur la piazza del Mercato, il vit, sur le seuil de la maison de police, Aurelio Caffarelli, qui cherchait de l’oeil une voiture. Il fit un signé. Un bon gaillard, aux larges épaules, qui occupait le siège d’un fiacre et qui cachait son visage sous un chapeau à bords rabattus, mit aussitôt ses chevaux au trot. Deux ou trois autres voitures s’ébranlèrent en même temps; mais le cocher, ami de Cucuzone, leur dit paisiblement: -Je veux ce cavalier... Le premier qui bouge, je l’assomme! Ses rivaux s’arrêtèrent et rebroussèrent chemin. Quelques-uns dirent: -Il ne faut pas plaisanter avec ce brutal de Ruggieri! Aurelio n’avait plus le choix; il monta dans le fiacre conduit par Ruggieri. Cucuzone monta derrière. Il était trois heures après midi, environ, quand le fiacre revint à la piazza del Mercato. Aurelio Caffarelli en descendit pour rendre compte à Johann du résultat de sa mission. -À la tombée de la nuit, dit-il en rentrant dans la chambre à coucher où le ministre d’État l’attendait, Lorédan Doria et Julien de Monteleone se rencontreront au-dessus des Camaldules. -Armés? demanda Johann. -Armés, répondit le gentilhomme. -Et les mesures sont prises pour qu’ils y restent tous deux? Aurelio s’inclina en silence. -À la bonne heure! s’écria Johann; je me sens fort aujourd’hui comme un hercule!... je veux voir cela!... oui, je veux voir cela! Il ordonna de préparer sa chaise à porteurs et ne put s’empêcher d’ajouter: -Quel progrès fait ma santé!... ne vivrai-je qu’un siècle? Pendant qu’on apprêtait la chaise du seigneur Johann, le fiacre conduit par Ruggieri prenait au galop le chemin des Camaldules. Cucuzone avait changé de place. Quittant la banquette derrière, il s’était installé sur les coussins à l’intérieur, où il dormait comme un juste. XIV Deux Folles. Johann Spurzheim avait dit vrai à son nouveau confident Aurelio Caffarelli, en parlant de la veuve de Monteleone et de la centenaire de la maison des Folquieri: c’était une folle qui gardait une autre folle. La vieillesse et peut- être le remords avaient obscurci depuis longtemps l’intelligence de Berta Giudicelli. Maria des Amalfi avait perdu de nouveau la raison à la villa Floridiana, au moment où l’évidence la forçait à accabler l’homme, l’assassin de Mario Monteleone, le prince Fulvio Coriolani, vers qui tout son coeur s’élançait malgré elle. Maria des Amalfi était folle. Et, depuis lors, le seigneur Johann Spurzheim n’osait plus affronter sa présence. Il avait foi au principe du docteur Daniel: la folie a la mémoire de la folie. Il se disait: -Maintenant, elle reconnaîtra en moi l’homme qui vint troubler son sommeil dans la nuit du 13 octobre 1815, l’homme qui se servit d’elle comme d’un instrument mortel pour porter le coup fatal au comte Mario Monteleone! Mais cette crainte ne le faisait point renoncer à ses desseins; à Naples, les mariages religieux ont force civile. Que faut-il de temps pour contracter mariage, quand on est en mesure de suppléer certaines formalités, et quand on a sous la main un prêtre complaisant? Quelques minutes. On peut, pendant quelques minutes, déguiser son visage. Les témoins de ces actes sacrilèges ne seraient- ils pas d’ailleurs gagnés d’avance? Personne n’avait vu Maria des Amalfi depuis la scène de la villa Floridiana; nul ne pouvait dire: « Tel jour, à telle heure, elle était folle. » L’acte ferait foi. Le rêve d’ambition de cet homme qui avait eu tout contre lui, tout, jusqu’à sa santé, une agonie allait le réaliser. Il était sur le point de gagner cette partie impossible, engagée de si bas, engagée sans autres armes que son imperturbable perversité! Encore quelques heures, et cet homme, déjà favori d’un roi, allait se faire à la fois l’héritier du plus haut titre du pays de Naples et des deux plus grandes fortunes réunies qui fussent en Italie. Car il ne faut point oublier qu’une fois morts Lorédan et Julien, il ne restait plus en face de lui que Céleste et Angélie. Deux jeunes filles! deux jeunes filles qui étaient en son pouvoir. Il y avait encore un obstacle: c’était Aurelio Caffarelli, comblé de promesses, mais nous savons, par Pier Falcone, la pauvre Barbe et d’autres, ce que Johann faisait des instruments qui lui devenaient inutiles. C’est précisément dans la chambre à coucher de Barbe de Monteleone que nous retrouvons Maria des Amalfi et la vieille Berta, sa compagne. Le seigneur Johann était à l’abri de tout vain scrupule. Il avait mis la veuve de Monteleone assassiné dans le lit de Barbe empoisonnée. Quant à la vieille Berta, c’eût été, il le faut avouer, chose bien facile que de la faire disparaître; mais Berta ne connaissait pas le nom du complice de Barbe Monteleone. Elle n’avait jamais eu de rapports qu’avec Barbe dans l’affaire de l’enlèvement des enfants. C’était Barbe qui lui avait donné ses instructions avant le crime; après le crime, c’était Barbe qui l’avait payée. Il eût fallu peu de chose sans doute pour la mettre sur la voie; mais ce peu de chose ne pouvait être fait que par la veuve de Monteleone. Or, Maria des Amalfi, quand elle avait sa raison, ne savait rien; et Johann se cachait d’elle à ses heures de folie. Cependant, étant donné le caractère félon de Johann Spurzheim, il est certain qu’il n’eût point affronté sans motif ce danger, si faible qu’il pût être. Il avait un motif. Dans tel cas donné, à supposer même un réveil soudain et inattendu de l’intelligence chez Maria des Amalfi, la vieille Berta pouvait servir de bouc émissaire, la vieille Berta pouvait assumer sur elle seule tout le poids des iniquités passées. Par conséquent, tout le châtiment. C’était une réserve, ou, si mieux vous aimez, une porte de derrière ouverte à la déroute, en cas de bataille perdue. Il y avait déjà plusieurs jours que les deux recluses étaient réunies dans l’appartement de feue Barbe Spurzheim; elles s’étaient reconnues du premier coup d’oeil. Maria des Amalfi avait été saisie d’horreur et de frayeur à la vue de celle qui avait été si longtemps son tyran; la centenaire, au contraire, avait éprouvé un sentiment de joie imbécile. Son esclave était retrouvée. Mais, le premier moment passé, elle était devenue inquiète. Depuis son départ du Martorello, divers événements l’avaient très vivement frappée. D’abord sa maladie et cet ordre donné par le prêtre d’aller tout avouer au roi; ensuite la rencontre successive de ses trois victimes. Elle avait vu, et c’était la même nuit, l’aîné de Monteleone, Julien le second fils, et Céleste, l’idole du père et de la mère. Elle n’était déjà plus, comme autrefois, résolue dans le mal. Elle avait de vagues remords. En même temps, ce sentiment éteint, le respect de la vassale pour ses seigneurs renaissait confusément tout au fond de sa conscience troublée. Il ne faudrait point que le lecteur se méprît: tout cela était indécis, brumeux, vacillant comme les impressions de la toute petite enfance. Mais cela existait dans les limbes de cette intelligence déjà morte. Si la perversité survivait, ce n’était plus qu’habitude. Parfois, vous l’eussiez surprise à contempler Maria des Amalfi pendant que celle- ci sommeillait. Quelque chose remuait dans ce sépulcre humain. Comme il n’y a point de mots faits exprès pour cette suprême caducité, nous employons les mots de la langue ordinaire. Nous disons: remords, sentiment, respect, nous ajouterons même tendresse. Mais il faut rabaisser tout ce qu’expriment ces paroles à la taille intellectuelle et morale de ce pauvre être usé qui avait été une femme, à la taille de Berta Giudicelli. C’étaient les lueurs intermittentes et fumeuses de la lampe qui va s’éteindre faute d’huile. On lui avait donné un rouet. Elle filait. En filant, elle chantait parfois d’une voix tremblotante et cassée les vieilles chansons du pays calabrais. Maria des Amalfi, oubliant alors ses frayeurs, venait s’agenouiller comme un enfant auprès d’elle. Elle écoutait, puis elle pleurait. Aujourd’hui, Maria des Amalfi dormait étendue toute habillée sur son lit. Berta filait. Il était quatre heures du soir. Berta s’était déjà levée deux fois pour aller vers la veuve de Monteleone et la regarder dormir. Quand elle vint se rasseoir après la troisième fois, elle dit: -Il faudra que j’aille parler au roi! C’était son refrain et cela suffisait à endormir momentanément sa conscience, comme l’opium, déguisé sous le nom bénin de pâte, calme pour quelques instants la toux patiente des poitrinaires. Elle prit la manivelle de son rouet et donna le tour à son fuseau. -Ah! fit-elle sans que sa physionomie pétrifiée exprimât la moindre compassion, celle- ci a bien souffert... Était-elle souriante et belle le jour où on lui mit la couronne de fleurs d’oranger sur la tête!... Et point d’orgueil!... Elle donna le baiser d’amie à toutes les jeunes filles de la vallée... Il y a longtemps... longtemps de cela!... Et moi aussi, j’ai bien souffert! Le mouvement de son rouet avait une régularité métronomique. Tout à coup, elle s’arrêta de filer. Elle fouilla dans sa poche et y prit une petite boîte. Dans la boîte, il y avait un objet enveloppé de papier. Elle déplia le papier. Des pièces d’or tombèrent sur son tablier. C’étaient les onces doubles de la bourse brodée que le prince Fulvio Coriolani avait laissée, quelques jours auparavant, à la maison des Folquieri. Elle jeta un regard cauteleux vers le lit pour voir si le bruit n’avait point éveillé sa compagne. Maria des Amalfi dormait toujours d’un sommeil fiévreux, mais profond. La vieille se mit à sourire aux pièces d’or. Elle les palpa les unes après les autres; elle les compta; elle les caressa. L’or, c’était donc là le démon qui l’avait perdue! Elle, la pauvre vieille, qui s’en allait mourant sous le poids des années, misérable et n’ayant pas même assouvi cette passion puérile et terrible qui damne les deux tiers du genre humain! Pendant plusieurs minutes, elle resta comme absorbée dans sa contemplation, puis elle dit: -Barbe me donna aussi de l’or! Ses rides se creusèrent et un nuage plus sombre descendit sur son front. -Il faudra bien que j’aille parler au roi! murmura-t-elle. L’or gazouillait dans les plis de son tablier. Elle se reprit à lui sourire. -Je les ai tous revus, pensait-elle, distraite et amusée par son trésor: la mère que voici... le fils aîné qui laissa cette aumône... les deux jeunes gens à qui elle était destinée... Savaient-ils qu’il était leur frère?... En ce moment, la comtesse veuve de Monteleone s’agita dans son sommeil. -Fulvio!... Fulvio! murmura-t-elle. Il y avait des larmes dans sa voix. La vieille eut un rire stupide et grommela: -C’est Mario qu’elle veut dire... Il s’appelait Mario! Sa main toucha la manivelle de son rouet, mais elle ne la mit point en mouvement. -Mario! dit-elle d’un accent rêveur; Julien! Céleste! Je me rappelle tous ces noms-là... Pourquoi ai-je oublié les choses qui sont plus près de nous et aussi les choses les plus lointaines?... Je ne pense jamais à ma fille, qui mourut heureuse entre son mari et ses enfants... Je pense toujours à la fille de ma fille... Bianca! mon dernier amour! le reste de mon coeur!... Ses paupières battirent comme si elle avait eu encore une larme pour ce navrant souvenir. -Bianca! reprit-elle, Bianca!... si belle, si jeune, si aimée!... On lui fit un grand honneur: elle fut la nourrice de son jeune maître... la nourrice de Mario! l’aîné des Monteleone!... Et Barbe nous proposa de l’argent... de l’argent!... Bianca ne voulait pas... Bianca, mon pauvre ange! Elle poussa un grand soupir avant de poursuivre. -Mais elle se mit à sortir de nuit!... À cet âge, ce n’est pas l’argent qui tente... Ah! s’interrompit-elle avec une énergie sauvage, si je le connaissais, celui-là qui a séduit, qui a tué ma Bianca!... Un peu de sang était remonté à ses joues: son oeil brillait dans ses rides. Ce fut un éclair. Tout cela tomba. -Il se cachait, le tentateur! murmura-t-elle; Bianca mourut sans avoir voulu me dire son nom!... je n’ai pas pu la venger! C’est l’idée qui survit à tout dans ces âmes italiennes. À ce moment, Maria des Amalfi se dressa sur son séant et poussa un grand cri. Puis elle sauta hors du lit toute échevelée. -Je les ai vus! s’écria-t-elle: tous les trois!... tous les trois... et j’ai vu l’assassin qui veut les tuer comme il a tué leur père! Elle était sous l’impression du cauchemar qui avait enfiévré son dernier sommeil. Son pas chancelant se dirigeait vers la fenêtre. La fenêtre donnait sur la cour où les valets de Johann Spurzheim, d’après ses ordres, transmis par Aurelio Caffarelli, préparaient sa chaise. Maria des Amalfi continuait en marchant: -Il est là!... Il doit être là! c’est là que mon rêve me l’a montré! Berta quittait son rouet pour aller à elle. Un cri terrible s’échappa de la poitrine de la comtesse, qui mit ses deux mains au-devant de ses yeux, comme pour fuir une épouvantable vision. -Le voilà! le voilà! dit-elle. Johann Spurzheim, soutenu par deux valets, descendait le perron de son hôtel pour gagner sa chaise à porteurs. La vieille Berta mit son oeil aux carreaux. -Je reconnais celui-là! fit-elle en se parlant à elle-même. La comtesse s’éloigna d’elle avec horreur. -Ah!... dit-elle et sa voix était comme un râle, tu reconnais David Heimer!... Berta répéta: -David Heimer!... Et toutes deux, folles qu’elles étaient, croisaient leurs regards pleins d’égarement. Berta pressa son front à deux mains. -Où est ma mémoire? murmura-t-elle. -Moi, je me souviens! moi, je me souviens! disait la comtesse. C’était la nuit. Il vint dans ma chambre; il me dit: « Veux-tu te venger de celui qui t’a pris tout ton bonheur?... » Mes enfants! mes pauvres enfants! s’interrompit-elle en une plainte navrante. -David Heimer! répéta encore Berta. Puis elle ajouta: -Je le vis un soir qui parlait à Bianca, la fille de ma fille! La comtesse fit effort pour se traîner loin d’elle. Elle tomba sur le sol. -Oui... oui... prononça-t-elle entre ses dents serrées; Bianca... Bianca Giudicelli... La nourrice infidèle!... la voleuse d’enfants... la maîtresse de David Heimer!... La taille voûtée de la centenaire craqua en se redressant tout d’un coup. Ses yeux flambèrent. Elle ne dit qu’un mot: -C’était lui! Puis elle saisit le bâton qui l’avait soutenue pendant son long voyage et se dirigea vers la porte. -Et moi! et moi! criait la comtesse en faisant effort pour se relever; il va les tuer!... Il va tuer mes enfants! Dieu me l’a dit en rêve!... Berta revint sur ses pas. Elle s’agenouilla auprès de sa maîtresse. -Veuve de Mario Monteleone, prononça-t- elle à haute voix, appuyez-vous sur mon bras. La force que j’ai n’est pas à moi: c’est Jésus, fils de Marie, qui me la donne... Je vous défendrai, je vous vengerai, je mourrai! Elle tendit une main à la comtesse; de l’autre, elle appuya son rosaire contre ses lèvres en disant: - Je suis bien vieille... mais je suis le châtiment qui marche... Où il est, j’irai! Elle entraîna Maria des Amalfi jusque dans la cour. Là, les valets de Johann voulurent lui barrer le passage. Elle tira de sa poche la boîte qui contenait des pièces d’or, ses chères pièces d’or. Elle les éparpilla sur le pavé. -Le roi m’attend! dit-elle avec une autorité singulière; mes heures sont désormais comptées... Malheur à qui se mettra entre le roi et moi!... XV Armes Parlantes. C’était un spectacle frappant et fait pour inspirer la terreur. Le ciel, rayé de larges bandes aux couleurs violentes, présentait un de ces aspects que les peintres n’osent point rendre, craignant la critique imbécile du vulgaire; car le vulgaire dit toujours en voyant reproduite par le pinceau ou par la plume une chose qu’il ne connaît pas: « Ceci est un mensonge! » Les nuages violets, verts, orangés, couleur de sang, superposaient leurs bandes symétriques. À l’horizon, c’était du feu. Le soleil se couchait. En face du soleil couchant se dressait le géant qui mit un jour sa main lourde sur Herculanum et Pompéi, les villes ensevelies: le Vésuve. Le Vésuve avait son atmosphère propre et son état météorique qui ne ressemblaient en rien au reste du ciel. C’était un amas de vapeurs opaques, pesantes, roulées en nuages tordus comme ceux qui sortent de la bouche d’un canon. Les arêtes de ces nuages se frangeaient d’argent et de pourpre, selon que la lumière leur venait d’en bas ou d’en haut. Des raies de foudre traversaient incessamment en zigzags étincelants cette masse de ténèbres dont les profondeurs s’éclairaient alors bizarrement. Mais on n’entendait point le bruit du tonnerre. Le bruit du tonnerre se confondait avec les étranges fracas de la montagne. C’étaient d’immenses murmures, des voix puissantes qui grondaient et semblaient envelopper la ville. Le vent ne soufflait plus. La terre frémissait comme si la lave bouillonnante eût été là sous les pieds des spectateurs. Ils étaient nombreux, les spectateurs. Les quatre cent mille habitants de Naples étaient là, dispersés sur le versant des collines, ou groupés sur les terrasses des maisons. Ils attendaient, immobiles et muets. Ils savaient bien que le drame n’en était qu’à son prologue. La lave n’avait pas encore débordé. Ils étaient là, les quatre cent mille spectateurs de Naples, et quatre cent mille autres dispersés dans les campagnes environnantes, dans les villes, dans les îles, sur la mer, partout, car l’amphithéâtre est large autour de pareilles tragédies; ils étaient là qui attendaient la lave. Dans le port, les vergues des navires ployaient sous le poids des matelots. C’était de toute part une émotion suprême et une dévorante curiosité. Les lueurs volcaniques devenaient plus intenses à mesure que la nuit tombait. D’étranges rayons semblaient passer sous la fumée, et projetaient une lumière éclatante sur le versant du mont qui regardait Naples. Le reste du volcan se détachait en silhouette. Il y avait surtout un endroit qui semblait rayonner une lueur propre et presque surnaturelle. C’était là qu’on attendait l’éruption. Tous les regards s’y portaient. C’était l’espace compris entre les plans et les bouches de 1794, dans la partie sud du mont, au-dessus des Camaldules. Chose singulière, aucune créature humaine n’apparaissait sur toute l’étendue du mont, excepté en ce lieu marqué pour la catastrophe finale. Avec des lunettes, on pouvait distinguer des hommes qui s’agitaient là-bas. Et, à mesure que rougissaient les bouches du volcan, le nombre de ces hommes augmentait. Au moment du flux, le vent se leva. La masse de fumée qui était au-dessus des bouches se prit à osciller. On voyait distinctement les pierres et les grumeaux incandescents lancés déjà à de grandes hauteurs. De tous côtés, ces mots couraient: -La lave va déborder! la lave va déborder! Parmi les navires du port, il y en avait un en partance: c’était le Pausilippe, de Marseille. Il commençait sa manoeuvre d’appareillage, ralentie par la curiosité des matelots. Le pont du Pausilippe était encombré de passagers. Entre tous, deux se faisaient remarquer par leur belle tenue et les fortes lunettes qu’ils braquaient sur le volcan. Nous souhaitons que le lecteur domine son émotion en apprenant que ces deux passagers étaient Peter-Paulus Brown de Cheapside et sa femme Pénélope, échappés tous deux sains et saufs aux terribles dangers de leur excursion dans la montagne. Certes, ce n’est pas sans un profond regret que nous passons sous silence l’odyssée des deux époux dans l’Italie du Sud. Cela formerait plusieurs volumes, animés, depuis la première ligne jusqu’à la dernière, par cette bonne gaieté que les Anglais n’ont point, mais qu’ils savent généralement faire naître chez autrui. Semblables en ceci à cet infortuné Paillasse, nature mélancolique dont le métier est de toujours faire rire. Qu’il nous suffise de savoir que les brigands, après s’être convaincus de leur erreur au sujet du fameux diamant le Pendjaub, avaient remis en liberté Peter- Paulus, Pénélope, Mélicerte, Jack et leurs soixante-quinze colis. La rancune de Pénélope contre cet officier, le grand colonel San-Severo, se trahissait bien par quelques paroles amères; mais, en somme, elle était contente de la majorité des brigands, qui s’étaient montrés suffisamment shocking. Elle garda dans sa mémoire attendrie les noms de cinq ou six coquins hardis avec les dames. Quant à Peter-Paulus, il avait vu des choses qui laissaient bien loin derrière elles l’histoire horrible du Kédêveur! Jusqu’à la fin de ses jours, il balança son nez et souffla dans ses joues en racontant aux membres du Cotton’s and international club ses prodigieuses aventures dans les cavernes de l’Italie du Sud. , moyennant deux cent mille livres sterling. Il est alderman quelque part. L’autre Brown (il y a cent vingt-deux mille Brown en Angleterre), le vrai possesseur du diamant le Pendjaub, parvint à en vendre une copie au roi de Danemark. Il garda l’original à la disposition de sa très gracieuse souveraine, la reine Victoria Ière Peter-Paulus, avant de quitter cette destèbele paysse, aurait bien désiré voir la destruction de quelque localité importante par la lave; mais il eut beau se prévaloir de son titre de sujet anglais, le patron du Pausilippe leva l’ancre à la marée. Pénélope descendit dans sa cabine et ouvrit ses tablettes. Son voyage y était raconté en ces termes: « Royaume de Naples. -Provinces méridionales. -Montagnes. Forêts. -Cavernes. - Je suis remarquée par plusieurs capitaines de brigands. - Leur timidité. -Diverses couleurs de cheveux. -Laideur des femmes. » Elle écrivit au-dessous: « Naples. -Éruption du Vésuve, volcan situé près de cette ville. -Je l’observe avec une lunette sur le pont du paquebot. -Quelques passagers me remarquent. -Passagères laides. -Ombres chinoises qui se meuvent aux lueurs de l’éruption... » Le paquebot était sorti du port et marchait par une bonne brise. Quand Pénélope remonta sur le pont, le Vésuve n’était plus qu’un point rouge à l’horizon. Peter-Paulus lui dit: -Je défendé à vos dé disé que nos été pâtis de cette paysse avant la fin de le kétéclaïsme... fômellemente! Pénélope, pour la première fois de sa vie, partagea l’opinion de son conjoint. Mel et Jack furent convoqués et gagnés. Il y a maintenant, dans le salon de Marjoram et Watergruel, un tableau peint par S. W. Thomase, esq., représentant le Vésuve en éruption. Tout près des bouches se tiennent Peter- Paulus en habit noir, Pénélope vêtue de rose, Mel et Jack. Ils sont frappants. Cette toile a fait la réputation du Vésuve aux environs de Cheapside. Les ténèbres grandissaient. Le volcan, flambeau immense et sans cesse plus éclatant, était seul désormais pour éclairer le paysage. Il est temps que nous disions au lecteur ce qu’étaient ces ombres humaines qui tranchaient en noir sur le flanc lumineux de la montagne, et qui excitaient, dans l’innombrable foule des spectateurs, une curiosité aussi grande que l’éruption elle-même. Johann Spurzheim avait été bien servi par son nouveau lieutenant Aurelio Caffarelli. Celui-ci, homme de cour, s’était présenté successivement au palais Doria et au palais Coriolani, demeure du jeune comte Julien. Il avait dit à Lorédan: -Le comte Julien a caché votre soeur dans une villa située sur la route de Portici, au-delà des Camaldules. Il avait répété textuellement la même phrase à Julien, en changeant cependant le nom du ravisseur. C’était le comte Lorédan qui avait enlevé et séquestré la soeur de Julien. Nous n’avons pas oublié que Lorédan et Julien étaient surveillés dans leurs demeures respectives par la police particulière du roi. Il fallait lever cet obstacle; il fallait aussi que les deux adversaires fussent armés. Aurelio Caffarelli trouva une seule et même solution pour ces deux problèmes. Il procura au Doria, il procura au Monteleone, qui ne savaient tous deux comment lui témoigner la reconnaissance que méritait son zèle, deux costumes d’officiers de la garde. C’était un passeport pour tromper les gens de police. C’était le prétexte, bien plus, l’obligation de porter l’épée. Les deux comtes parvinrent à quitter leur palais à peu près à la même heure. Lorédan sortit de la ville par la Marinella, Julien par la porte de Capoue. Ils galopèrent un quart d’heure sans se rencontrer. Julien mit pied à terre le premier, parce qu’il avait coupé court à travers les champs et les jardins, plus près des bouches. Son cheval, effrayé, refusa de marcher dès que le vent lui mit dans les naseaux la fumée chaude du volcan. Lorédan put arriver à cheval jusque derrière les Camaldules. Il n’y avait pas une âme dans les campagnes voisines. Dès la veille, toutes les maisons situées au versant méridional du mont avaient été abandonnées. Tout était intact cependant. Les jardins verdissaient, les maisons, toutes ouvertes, montraient à découvert leurs frais ameublements. Le crépuscule commençait à s’obscurcir lorsque Julien, qui ne connaissait point la campagne de Naples, se mit à chercher son chemin au travers des enclos déserts. La menace évidente du volcan lui défendait de couper à gauche. À droite, c’étaient des sentiers qui s’enchevêtraient à perte de vue. L’embarras le prenait, lorsqu’un bon hasard lui fit apercevoir une manière d’escorte qui traversait les admirables bosquets de citronniers qui entouraient la villa Saint-Ange, avant l’éruption de 1823. Le cortège se composait d’une chaise à porteurs fermée, et de quatre valets qui ne paraissaient point armés. Julien appela et demanda son chemin pour arriver à la villa désignée par Aurelio Caffarelli. Les porteurs et les valets de l’escorte gardèrent le silence; mais une voix sortit de la chaise et dit: -Appuyez à droite et suivez ce cavalier qui monte devant vous. Julien prit sa course. Le cavalier en question portait l’uniforme de lieutenant de la garde. Julien avait sans doute oublié qu’il avait lui- même un costume exactement pareil. Dès qu’il fut parti, la voix se fit entendre de nouveau dans l’intérieur de la chaise. -Avancez! ordonna-t-elle aux porteurs, le plus près possible sans sortir du bosquet! Ceux qui avaient causé, ne fût-ce qu’une fois, avec le seigneur Johann Spurzheim abrité derrière les parois de son fameux confessionnal, n’auraient pas hésité à reconnaître cette voix. Au bruit des pas de Julien qui courait, le cavalier se retourna. Dès ce moment, la nuit était tout à fait tombée, mais le volcan éclairait terriblement. Julien et le cavalier poussèrent à la fois un grand cri. -Misérable! dit Julien, qui dégaina d’instinct comme s’il n’eût fait autre chose en sa vie. Ce Johann l’avait bien jugé. Lorédan répondit, dégainant aussi et souriant avec amertume: -Tu ne t’attendais pas à me trouver ici! Ils fondirent l’un sur l’autre l’épée à la main. Lorédan, cavalier accompli, n’ignorait rien des secrets de l’escrime; Julien, au contraire, était novice. Mais c’était un de ces novices qui tuent les capitaines: coeur et griffes de lion. Dès le premier choc, il passa sous l’épée de Lorédan et le renversa d’un coup de garde, car la pointe avait manqué le corps. Il laissa Lorédan se relever. Dans le bosquet, Johann disait tout bas à l’un de ses prétendus valets: - Souvenez-vous, seigneur Aurelio, qu’ils doivent rester là l’un et l’autre!... Lorédan se releva tout étourdi. Cela seul pouvait prolonger un combat à tous égards inégal. Le Doria se remit en garde en murmurant: -Seigneur, je vous remercie. Et les deux fers se croisèrent de nouveau. Julien avait gardé toute son impétuosité. Lorédan était sur la réserve. Il parait et rompait. Il y avait en lui désormais de l’hésitation. Plusieurs causes concouraient à cela: d’abord sa générosité naturelle; un seul coup d’oeil lui avait démontré l’inexpérience de ce jeune homme qui venait de lui donner la vie. En second lieu, aux lueurs croissantes que le cratère lançait en gerbe, il avait distingué plusieurs ombres à la lisière des bosquets de citronniers. On eût dit des hommes apostés; et cela était assurément étrange, ce soir, à cette place! Enfin, sur le penchant qui descendait à la route de Portici, depuis quelques secondes, il voyait une charrette de paysan qui s’avançait, attelée de deux buffles. Ces animaux avançaient de leur pas lourd et lent. De temps à autre, ils s’arrêtaient, frémissants; leurs naseaux lançaient alors deux cônes de fumée. Mais il suffisait d’un coup d’aiguillon pour les remettre en marche, parce que la planchette pendue au-devant de leurs yeux les empêchait de voir le volcan. Sur le char, il y avait deux femmes: l’une d’elles, parvenue aux dernières limites de l’âge, était assise et tenait à la main son grand bâton comme un sceptre. L’autre, échevelée et toute pâle, s’agenouillait sur le devant de la voiture et tendait les bras en avant. On devinait qu’elle criait. Ce groupe, faisant face au foyer lumineux, était éclairé comme en plein jour. Un grand bruit souterrain se fit. Une immense gerbe de flamme s’élança hors du cratère. Au loin, Naples, les collines, la mer et les îles sortirent brusquement de l’ombre. Puis, après la pluie de feu, un noir nuage de cendres ramena pour un instant les ténèbres. An loin, les spectateurs de ce prodigieux incendie se signaient et répétaient: - La lave va déborder! la lave va déborder! Les cloches des monastères voisins tintaient le glas. Quiconque croyait en Dieu avait la prière aux lèvres. Johann Spurzheim dit au Caffarelli: -C’est à prendre ou à laisser. Le moment est venu... Angélie et la fortune... ou ma vengeance, qui est la misère et la mort! Le Caffarelli avait la tête baissée. Johann souleva le store de sa chaise et lui tendit un objet que l’ombre épaisse répandue par le feuillage des citronniers empêchait de voir distinctement. Cela avait à peu près la forme d’une béquille. Caffarelli prit l’objet et s’essuya le front qu’il avait en sueur. Johann poursuivit: -Aussitôt que Julien de Monteleone va tomber sous l’épée de Doria, vous viserez au coeur de celui-ci... et vous serez un grand seigneur! Aurelio se coula jusqu’aux derniers troncs du bosquet. Le combat continuait. La charrette avançait; on ne pouvait entendre les cris de cette pauvre femme, agenouillée et les cheveux épars. Le fracas effroyable du volcan augmentait de minute en minute. Quand le nuage de cendre fut dissipé, Johann et ceux qui étaient dans le bosquet purent voir que le sang de Lorédan Doria coulait par deux blessures. La colère lui venait. Il commençait à serrer le Monteleone, dont le poignet malhabile se lassait. Mais tout à coup les regards de Johann et de ses compagnons furent attirés par un spectacle inattendu. Une longue traînée de feu sillonna le versant sud-ouest du mont, dans la direction de Torre- del-Mauro. À ces lueurs nouvelles et plus vives, une cavalcade véritablement fantastique apparut. À la tête marchait, ou plutôt dévorait l’espace, un homme enveloppé d’un long manteau rouge qui flottait au vent de sa course. Vous eussiez dit le génie fulgurant de ces immenses embrasements. Il allait, il volait, penché sur le garrot de son cheval, qui semblait de feu. Derrière lui, d’autres cavaliers suivaient. Le plus proche de lui était de petite taille et ressemblait à une femme. Les dents de Johann se choquèrent et claquèrent. -Tire, Aurelio! tire! cria-t-il. Mais sa voix se perdit dans le bruit. Julien rompait à son tour, et se rapprochait du bosquet où Aurelio était en embuscade. La charrette s’arrêta soudain, et les buffles se cabrèrent. Un épouvantable craquement avait déchiré la montagne. La bouche du cratère vomit aussitôt une masse de feu bien plus considérable que la première. Aux alentours, le même cri sortit de huit cent mille poitrines: -La lave! la lave! C’était, en effet, la lave qui sortait. Pendant une minute, ce nuage de cendre qui suit toujours chacune des convulsions principales, couvrit la scène comme un voile épais. Tout disparut: les combattants, les hommes du bosquet, la charrette traînée par les buffles, et la cavalcade qui venait de Torre-del-Mauro. Puis un coup de vent chassa les nuages, et chaque détail du drame se montra de nouveau, noyé dans une ardente lumière. Le char était tout près; la femme échevelée en descendait. Elle criait: -Mon fils! mon fils! Julien de Monteleone, tenant son épée à bras raccourci, fondait sur Lorédan, qui lui tenait la pointe au coeur. Caffarelli visait, appuyant son fusil à vent au tronc d’un arbre pour mieux assurer le coup. C’était l’instant suprême. Vîtes-vous jamais la foudre tomber? Ce cavalier au manteau de pourpre sortit du nuage. Ses éperons sanglants labourèrent encore une fois le flanc de son cheval, qui bondit, puis s’abattit. Le cavalier, saisissant la selle au moment de la chute, par un hardi temps de voltige, se trouva sur ses pieds. Il se précipita en avant à l’instant même où Julien et Lorédan se fendaient l’un sur l’autre. Les deux épées lui traversèrent à la fois la poitrine. Il ne tomba pas. Le vent, en rejetant son feutre en arrière avait découvert le noble visage du prince Fulvio Coriolani. -Ma mère, dit-il à la femme échevelée qui se traînait en râlant, on m’avait mis sur le bras autrefois l’écusson de Monteleone... Je l’ai maintenant sur la poitrine: le reconnais-tu? Julien et Lorédan s’étaient reculés stupéfaits. Les deux épées restaient plantées en sautoir, armes funèbres et parlantes! -Mon fils! mon fils! mon fils!... prononça par trois fois Maria des Amalfi. Fulvio chancela. Ce fut Fiamma qui le soutint dans ses bras. Fiamma était ce cavalier qui le suivait de près sur la route. Derrière elle venaient Cucuzone et Ruggieri; puis Céleste et Angélie délivrées. Le marin et le saltarello s’étaient élancés dans le bosquet. Caffarelli eut la tête cassée d’un coup de pistolet. Puis Cucuzone et Ruggieri amenèrent la litière où était Johann... Et la lave débordait parmi les prodigieux embrasements du cratère, d’où sortait maintenant une haute et large colonne de feu qui semblait soutenir la voûte de fumée aux tons de bronze sanglant. La lave coulait incandescente d’abord vers la lèvre de l’entonnoir, puis rouge, puis brunâtre; elle débordait lentement, incendiant tout sur son passage. Dès que son flot bouillant touchait le pied d’un arbre, l’écorce éclatait, les feuilles crispées se tordaient, puis l’arbre tombait. Où passe la lave, rien ne reste debout. Au loin, sur les collines environnantes, sur les terrasses de la ville, sur les navires que la mer ballottait, car l’ouragan était revenu dans le golfe, tous les spectateurs se disaient: -Que font ceux-là si près de la mort?... Ils auraient encore le temps de fuir! Des montées les plus voisines, on distinguait bien, dans ce centre éclatant, l’homme habillé de pourpre. Les autres s’agenouillaient maintenant autour de lui. Parce que la pauvre mère disait toujours, étranglée par les sanglots: -Mon fils! mon fils! mon fils! Lorédan était à genoux; Angélie aussi, les yeux baissés, le coeur défaillant; Julien de même, et Céleste, qui pleurait. L’homme de pourpre, le Porporato, avait dit: -Priez pour moi, ma mère, noble martyre! priez pour moi, Lorédan, mon ami d’autrefois, et vous, dona Angélie, que j’ai tant aimée!... Priez pour moi, Céleste et Julien, mon frère et ma soeur... J’ai péché, mais je meurs comme un Monteleone doit mourir! Maria des Amalfi se traîna jusqu’à lui. Elle embrassa ses genoux. Le Porporato se baissa et mit un baiser sur son front. -Je ne peux pas vous entourer de mes bras, ma mère, reprit-il, parce que mes deux mains retiennent mon sang, qui est ma vie. Puis, relevant la tête: -Lorédan Doria, je vous accorde la main de ma soeur; qu’elle soit heureuse!... Angélie Doria, je vous prie de prendre pour époux Julien de Monteleone, mon frère... Sa voix trembla, mais il put ajouter: -Que je voie vos mains enlacées avant de fermer les yeux pour jamais. On obéit: les deux couples se formèrent. La pauvre mère murmurait: -Tu ne mourras pas! tu ne mourras pas! Le Porporato eut un sourire triste et fier. -Il ne faut pas que Monteleone aille à l’échafaud, ma mère, répondit-il; celui dont la vie fut une tempête disparaîtra dans un coup de tonnerre... Loredano, et vous, dona Angélie, mon frère et ma soeur vous apportent un nom que la honte n’a point touché! -Vivez, comte! murmura Loredano. -Vivez, oh! vivez!... répéta Angélie. Céleste et Julien n’avaient point de parole. Le Porporato tourna la tête vers la lave qui venait. On sentait déjà le vent tiédir, et la terre brûlait sous les pieds. -Nous avons encore cinq minutes, dit-il. Puis, s’adressant à Cucuzone et à Ruggieri qui tenaient Johann Spurzheim: - Lâchez ce malheureux! ordonna-t-il. Ils obéirent. Johann se prosterna. -À l’heure de mourir, reprit le Porporato, dont les yeux inspirés regardaient le ciel, on entend la voix des saints... Mon père, qui est un saint aux yeux de Dieu, me parle... mon père ne veut pas être vengé... Johann Spurzheim, c’est la main du Très Haut qui te frappera! Le vivant cadavre mit sa tête dans la poussière; mais un sourire était sur ses lèvres crispées. Il se disait: -Rien ne peut contre moi! je les enterrerai tous! Porporato regarda encore en arrière. -Fuyez tous! commanda-t-il d’une voix impérieuse. -Vous laisser ici, comte! objecta Loredano. -Sauve ma soeur! continua le Porporato. Julien, sauve ton Angélie... La mort est à une minute de vous! À ma mère! ajouta-t-il en s’adressant à ses deux fidèles, Cucuzone et Ruggieri. -Et moi?... râla Johann Spurzheim. Sa voix s’étouffa dans sa gorge. La main de Dieu ne se faisait pas attendre. La vieille Berta Giudicelli s’était glissée hors de la charrette. Elle avait rampé jusqu’à lui. Ses deux mains se nouèrent comme un collier autour du cou de Johann Spurzheim, qui se roidit en une dernière convulsion. La vieille Berta s’affaissa auprès de lui en prononçant le nom de Blanche, la fille de sa fille... La lave était à quelques pas, ils ne restaient plus que deux: le Porporato et Fiamma. -Fuis, dit-il, fuis!... il en est temps encore! Elle le serra dans ses bras et mit sa tête charmante sur son épaule. Son visage rayonnait la joie orgueilleuse et tranquille. -Tu m’avais repris ta vie, murmura-t-elle; mais ta mort est à moi... je suis heureuse! Le Porporato appuya sa lèvre sur son front et dit: -Je t’aime!... Les fugitifs s’arrêtèrent au sommet d’un monticule, de l’autre côté de la route de Portici. La lave ne pouvait désormais les atteindre. Ils se retournèrent. Ils virent dans un cadre effrayant et splendide ce tableau de mort, radieux comme une apothéose. Le Porporato et Fiamma se tenaient embrassés d’une main: tous deux levaient l’autre main vers le ciel. Ils étaient si admirablement jeunes et beaux, que déjà l’esprit les voyait planer au-dessus de la terre. Ils souriaient. Une auréole de feu était autour de leurs chevelures mariées. Et tout autour d’eux le volcan jetait ses pluies de feu comme une gloire. Le flot de lave passa. Il se fit un peu de fumée au-dessus de leurs corps submergés... Source: http://www.poesies.net