Le Mari Embaumé. (1866) Par Paul Henri Corentin Féval. (Père) (1816-1887) Tome I TABLE DES MATIERES. I Où César De Vendôme A La Colique Après Boire. II Comment Maître Pol Se Défit D'Éliane. III Un Tête A Tête. IV Dame Honorée. V D'Un Remède Excellent Contre La Colique. VI César Et Alexandre. VII Du Soin Que M. De Vendôme Mit A Choisir Son Intendant. VIII Comment Maître Pol Epousa La Petite Éliane. IX Quel Mari Fut Maître Pol. X À Quoi Sert Un Intendant Honnête Homme. XI Renaud De Saint-Venant. XII L'Autre Héritier. XIII Chez Marion La Perchepré. XIV Où Maître Pol Réfléchit. XV Où Maître Pol Ecrit Sans L'Aide De Sa Femme. XVI L'Héritage De Guezevern. XVII Où Maître Pol Saute Le Pas. XVIII Où Madame Éliane Ressuscite Un Mort. XIX Le Pain Saint-Antoine. I Où César De Vendôme A La Colique Après Boire. Un matin du mois d’août, en l’an de grâce 1622, un beau grand garçon, débraillé abondamment, la chemise tachée de vin, les cheveux ébouriffés autour d’un visage pâli par le plaisir, était couché tout de son long sur le carreau d’une chambre de l’hôtel de Mercoeur, situé au milieu du vaste domaine dont notre place Vendôme actuelle n’occupe pas tout a fait le tiers. L’hôtel appartenait à César de Vendôme, fils légitimé du roi Henri et de la belle Gabrielle, du fait de son mariage avec Françoise de Lorraine, héritière unique du dernier duc de Mercoeur. C’était un magnifique bâtiment, tout battant neuf, puisque la duchesse de Mercoeur en avait posé la première pierre le 29 juin 1604, après avoir fait démolir et mettre au ras du sol le grand hôtel de Retz, où le roi Charles IX avait logé en 1556 et 1557. Outre l’hôtel, Mme de Mercoeur avait édifié au même lieu une église et le couvent des Capucines qui laisse encore son nom à tout un quartier de Paris. La riche étendue des jardins qui entouraient l’hôtel et le couvent peut être définie par une ligne brisée dont le périmètre irrégulier toucherait les rues Louis-le-Grand, Saint-Honoré, de Luxembourg, le Boulevard, à l’extrémité de cette dernière voie, et la rue Neuve-Saint-Augustin. La chambre où ce beau grand garçon, débraillé comme un diable, dormait tout bonnement sous la table couverte de flacons vides et de vaisselles ravagées, n’avait donc au plus que seize ans, et pourtant Dieu sait qu’elle portait déjà de nombreuses traces de fatigue et de décrépitude. Les tentures, dont l’étoffe était magnifique, pendaient poudreuses et souillées, les meubles massifs semblaient avoir soutenu des assauts, et il n’y avait pas jusqu’aux sculptures de la boiserie qui n’eussent des contusions, voire des entailles. C’était un peu, il faut le dire, comme le beau grand diable lui- même, lequel ronflait d’un si bon coeur qu’on eût dit un serpent de paroisse. Les cheveux de soie qui couronnaient son front, blonds et doux qu’ils étaient plus que ceux d’une femme, n’accusaient pas plus de dix-huit ans; son front lui-même, blanc et lisse était d’un enfant, mais la pâleur de son visage, marbré déjà de tons violents, et je ne sais quelle ride profonde, abaissant les coins de sa bouche où la moustache naissait à peine, prouvaient, qu’à l’exemple des meubles malmenés, notre beau garçon avait subi de rudes et nombreuses atteintes, soit qu’il eût entamé trop tôt la bataille de l’ambition, ou celle du plaisir: toutes les deux, peut-être. Il était couché, vautré plutôt dans cette pose abandonnée de ceux que l’ivresse a surpris. Sa taille haute et douée amplement de gracieuse vigueur se développait dans toute sa richesse. Ses deux mains, croisées sous sa nuque, lui faisaient un oreiller. Auprès de lui, deux longs lévriers, appartenant à cette race noble qu’on nommait «les levrets de Bar», dormaient aussi, mais, plus soucieux de leur dignité, gardaient une posture infiniment moins familière. Leur poil, d’un gris lilacé, était aussi net que la défroque de notre beau servant de Bacchus semblait fripée et fanée. Enfin, d’une alcôve fermée, au devant de laquelle tombaient de larges draperies, surmontées par l’écu de France avec la brisure de Vendôme, d’autres ronflements, sonores et graves, partaient qui annonçaient la présence d’un quatrième dormeur. Il était environ sept heures du matin. Le soleil d’été entrait gaiement par les deux hautes fenêtres donnant sur les vergers des Capucines, et la seconde messe sonnait à l’église Neuve. Jardiniers et valets commençaient à remuer au dehors. «Trois et deux, cinq! grommela notre beau gaillard qui s’agita dans son sommeil. Tu as perdu, cette fois, coquin de Mitraille! J’amènerai toujours bien six, en deux dés, quand le diable y serait!» C’était la première parole qui eût été prononcée ici, depuis l’orgie de la veille, dont les débris jonchant la table et le carreau, emplissaient la chambre de violentes senteurs. Le sommeil léger des deux lévrets en fut troublé. Ils allongèrent leurs pattes grêles, entr’ouvrirent leurs yeux larmoyants et s’étirèrent en bâillant comme deux filles paresseuses qu’on éveille pour la besogne matinale. Ce fut tout. Le dormeur reprit avec une vague colère: «Mort de moi, j’ai amené trois et as! Il n’y a pas de justice là haut! c’est encore moi qui ai perdu! As-tu un pacte avec Satan, coquin de Mitraille!» Une harmonie vint de l’église où les religieuses chantaient accompagnées par l’orgue et les basses de violes. L’heure sonna au clocher. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres feuillus où les fruits déjà mûrs se balançaient à la brise. Les choses changent. C’était juste au lieu où la colonne rigide s’élève, portant la statue de Napoléon entre les quatre pans de la grille chargée de couronnes d’immortelles: un carré de cimetière, découpé dans la vie fiévreuse du nouveau Paris; un austère souvenir de grandeur et de gloire, entouré d’hôtels meublés, de casernes, de chancelleries, de magasins de modes et de boutiques d’escompte. Il y a des heures de «hausse bien faite,» où la colonne elle-même est moins illustre que le comptoir voisin. «Holà! Guezevern! Pol, bêlitre de Bas-Breton, gronda une voix avinée derrière les rideaux. Verse à boire! j’étrangle!» Les deux levrets rampèrent du côté de l’alcôve. Sous les fenêtres, dans le jardin, une voix fraîche et charmante chanta: Nous étions trois demoiselles, Toutes trois belles Autant que moi, Landeriguette, Landerigoy! Un cavalier pour chacune Courait fortune Auprès du roi, Landerigoy, Landeriguette! C’était doux, c’était mignon comme le sourire espiègle d’une fillette, mais sous cette naïve gaieté, il y avait je ne sais quoi de hardi et de robuste. «Éliane! murmura dans son sommeil notre beau diable, dont la physionomie tourmentée prit une expression bonne et caressante; ma belle petite Eliane!» De son côté, le dormeur de l’alcôve poursuivait: «Que l’enfer confonde les donzelles! À quoi bon les femmes ici- bas? N’y a-t-il pas assez des dés, des cartes et de la table! Pol! traître! verse à boire!» Un petit caillou, un grain de sable plutôt, lancé d’en bas, toucha un carreau de la croisée. Le beau garçon tressaillit comme si son sommeil profond eût perçu ce bruit si léger. La douce voix reprit: Jeanne aimait un gentilhomme, Annette un homme, Marthe, ma foi, Landeriguette Landerigoy, Aimait un fripon de page, Sans équipage Ni franc aloi, Landerigoy, Landeriguette! Un second grain de sable frappa la vitre. Le beau diable se frotta les yeux à tour de bras en se mettant sur son séant. Pour le coup, les deux levrets gambadèrent. Dans l’alcôve, la voix enrouée appela plaintivement. «Guezevern! Pol! Cadet de malheur! à boire!» Mais Guezevern, le beau garçon, ne daigna pas donner la moindre attention à ce qui se disait dans l’alcôve. Il se leva un peu chancelant, un peu étourdi, et commença par consacrer toutes ses facultés à la solution de ce problème, plus ardu qu’on ne pense: trouver son équilibre. Il le trouva et passa deux belles mains assez blanches qu’il avait, dans la forêt de ses cheveux blonds révoltés. «Mort de moi! pensa-t-il tout haut, il fait déjà grand soleil! Qu’est-ce qu’on a donc bu, hier, à ce réveillon maudit? Je dois être équipé comme un brigand et j’ai fait attendre ma petite Éliane. Je vais avoir un sermon!» La vitre tinta au choc d’un troisième grain de sable plus gros, et la voix mignonne dit avec une expression de colère: «Ah! Pol! malheureux Pol, vous serez donc toujours le même! -J’en ai bien peur, chérie, grommela le jeune Bas-Breton, en riant d’un air contrit, à moins que tu ne me corriges, mon beau petit ange bien aimé... mais, saint-Dieu! il y a fort à faire!» Il se tourna vers un miroir de Venise qui pendait au lambris, entre les deux fenêtres, vis-à-vis des draperies fermées de l’alcôve, et son sourire s’attrista franchement quand le miroir lui montra le terrible état de sa toilette. Il se mit aussitôt à la besogne, rajustant son pourpoint, relevant ses chausses, lustrant à deux mains les belles boucles de ses cheveux, et donnant même un petit coup au croc naissant de sa moustache. Pendant cela, la petite voix mignonne achevait sa chanson: Le seigneur acheta Jeanne, L’homme prit Anne; Marthe dit: Moi, Landeriguette, Landerigoy, Il me faut bel apanage, Et le blond page Devint un roi, Landerigoy, Landeriguette! Au moment où ce refrain, plus accommodant que moral ou poétique, arrivait aux oreilles charmées de notre beau gaillard, qui s’appelait de son nom bas-breton Pol-Yves-Vénolé, cadet de Guezevern, sa toilette allait s’achevant. Il resserra ses aiguillettes d’une main plus assurée et se campa tout droit devant la glace, dans une attitude de défi, comme pour lui dire: «Est-ce que j’ai l’air d’avoir dormi sous la table?» La glace, en vérité, ne lui fit pas une réponse trop sévère. Il avait belle mine, et la pâleur de sa joue lui allait bien. La chanson avait remis des éclairs dans sa prunelle. Le dormeur de l’alcôve ronflait toujours et grondait en ronflant. «Ventre-saint-gris! pour mettre la main sur le frère du roi, il faudrait un autre compagnon que vous, monsieur le cardinal! Nous vous fâcherons avec madame la reine-mère, et vous irez planter des raves à Brouage, pour le printemps qui vient. Holà! Guezevern! Pol! païen! verse jusqu’au bord!» Guezevern hésita un instant entre la porte qu’il venait d’ouvrir et ces lourds rideaux de lampas, derrière lesquels était son devoir. Il sourit et murmura: «Quand M. le duc aura bien rêvé qu’il a soif, il rêvera qu’il boit, puis qu’il est ivre. Nous en avons pour une grande heure de promenade, Éliane et moi, sous les tilleuls.» Et il sortit, prenant soin de refermer la porte. Quelques secondes après, il descendait le petit perron latéral, donnant sur un carré long, plein d’ombre et de fleurs, qu’on appelait le clos Pardaillan, parce qu’il appartenait à dame Honorée de Guezevern-Pardaillan, maîtresse de la porte du couvent des Capucines. Ce clos séparait les communs de l’hôtel du couvent auquel il touchait par le logis de dame Honorée. Celle-ci, par grâce spéciale de Françoise de Lorraine, sa patronne et amie, portait sa croix sous l’habit, et tenait un emploi de religion quoi qu’elle ne fût point cloîtrée et n’eût jamais fait ses voeux. Dame Honorée était la tante à la mode de Bretagne du cadet Pol de Guezevern, page de M. le duc de Vendôme. D’un côté du clos Pardaillan, il y avait une belle et plantureuse allée de tilleuls qui rejoignait le grand verger du couvent, de l’autre c’était un parterre qui, à cette époque de l’année, semblait un immense bouquet de fleurs. L’air était chargé de parfums et semblait lourd malgré l’heure matinière. Du haut du perron, Guezevern fouilla l’ombre de l’allée, d’abord, puis les massifs de roses et de chèvrefeuilles. Il ne vit rien. Il écoula: on ne chantait plus. «La maligne pièce va-t-elle me mettre en pénitence!» pensa-t-il. Celui-là n’était pas un amoureux languissant et ne parlait point de sa dame en ces termes dévots, qui faisaient pâmer les ruelles, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer bien, et de tout coeur. «Éliane!» prononça-t-il tout doucement. Point de réponse. Les papillons voltigeaient, les oiseaux babillaient, la brise mettait des murmures doux dans la cime déjà dorée des tilleuls; les fleurs épandaient leurs parfums épais et chauds: c’était tout. Guezevern fronça le sourcil, et, quand il fronçait le sourcil, sa figure devenait mauvaise. Éliane le lui avait dit une fois en ajoutant, car elle était vaillante encore plus que jolie: «Maître Pol, il faut bien que vous sachiez cela; vous n’êtes pas capable de me faire peur!» Il est vrai que l’instant d’après, elle lui avait tendu son front souriant et plus blanc que les bouquets de reines-marguerites qui tranchaient parmi les oeillets rouges et les campanules bleues. C’était une chère enfant, si bonne aux malheureux et si doucement secourable dès que le coeur soufrait! En vérité, s’il était vrai de dire qu’Éliane n’avait pas peur de maître Pol, maître Pot, au contraire, avait grand’peur d’Éliane. Il la querellait pourtant le Bas-Breton qu’il était; bien souvent, ces diables de sourcils qui lui donnaient l’air mauvais se fronçaient: mais comme il implorait bien son pardon, quand la colère était passée! Autant vaut vous dire tout de suite comment Éliane et maître Pol étaient ainsi devenus une paire d’amis. Quelques deux ans auparavant à la fin de l’hiver de 1620, maître Pol-Yves-Vénolé de Guezevern qui arrivait du manoir paternel, situé dans l’évêché de Quimper, avait déjà l’honneur d’être page de César, duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne. Je ne sais pas s’il avait pris ses instincts au pays bas-breton, mais c’était le plus méchant sujet qui fût en la maison du fils de Henri IV, laquelle avait la réputation de servir d’asile aux plus méchants sujets de l’univers. Il était joueur, querelleur, coureur, buveur et coupait même volontiers, selon la mode du temps, quelques bourses aux abords du Pont-Neuf. Personne n’ignore que ce n’était pas un péché de tirer l’escarcelle d’un bourgeois assez criminel pour n’être point rentré, quand sonnaient huit heures de nuit, dans le giron de sa bourgeoise. C’était un soir. Il pleuvait. Messieurs de Vendôme, d’Elbeuf, de Candale, de Montmorency-Bouteville, les deux Marillac et mylord Montaigu sortaient de chez la Rochebonne, au Marais Saint-Germain, où ils avaient fait la mérande avec des dames dont l’histoire ne rapporte point les noms, quoique ces noms, peut-être, ne fussent pas étrangers à l’histoire. On appelait mérande une collation galante, prise en plein jour, mais à volets fermés et girandoles allumées. Pendant que ces messieurs mérandaient dans le salon de la Rochebonne, toujours plein de fleurs animées, leurs pages et officiers festoyaient quelque autre part, et vers huit heures, quand la cérémonie s’acheva, maîtres et serviteurs étaient d’une gaieté folle, sauf ce brave duc de Vendôme à qui le plaisir donnait la colique toujours. On rossa le guet généreusement. C’était, paraîtrait-il, une volupté de prince. On arracha des marteaux de porte, comme la chose se fait encore à Londres, cette ville grave, quand les jeunes membres du haut Parlement sont en belle humeur, on changea les enseignes, mettant la guirlande de boudins d’un charcutier à la porte d’une sage-femme, et le tableau de l’accoucheuse à l’huis d’un procureur. On cassa les vitres, on coupa des manteaux; on s’amusa, en un mot, comme des bienheureux, toujours à l’exception de César de Bourbon, duc de Vendôme, qui allait, geignant et appuyé au bras de son page, auquel il disait: «Bas-Breton! tête de boeuf! n’as-tu jamais la colique?» Le page, il faut bien l’avouer, enrageait de ne pas être à la place de ses amis et camarades qui servaient des maîtres bien portants. On entendait au loin les folles clameurs de la bande, pendant que le fils d’Henri IV cheminait péniblement vers son palais, le corps en double et répétant: «Pol! moitié de sauvage, rentrons pour que je boive! Damné Bas- Breton, ne vois-tu pas que, pour guérir, il me faut boire et reboire? -Patience, mon seigneur, répondait Guezevern. Vous savez bien que quand vous aurez bu et rebu, la colique augmentera. Ce qu’il vous faudrait, c’est une semaine d’abstinence.» Il n’acheva pas, parce que le duc tira son épée, annonçant l’intention de le tuer sur la place, pour châtier cette sacrilège suggestion. Guezevern s’éloigna pour deux motifs; d’abord il n’avait pas fait le sacrifice de sa vie, ensuite, il venait d’entendre un cri plaintif, un cri d’enfant ou de femme, parmi les bruyantes rumeurs qui sortaient d’une maison de piètre apparence, au coin des rues Saint-Honoré et Saint-Thomas du Louvre. Or, Guezevern, mauvaise tête qu’il était, avait bon coeur. M. le duc de Vendôme, dont les officiers couraient le guet avec le restant de la troupe joyeuse, resta seul et triste au beau milieu de la rue, tandis que son page lançait un grandissime coup de pied dans la porte de la maison d’où sortait le tapage. M. le duc de Vendôme se serra le ventre à deux mains, et murmura plaintivement: «Ah! tête de boeuf! Bas-Breton mal peigné! Que voulez-vous tirer d’un pays où ils boivent du cidre au lieu de vin, les malfaiteurs!» Au coup de pied donné par Guezevern, la porte de la maison borgne s’ouvrit comme par enchantement; il vit une demi-douzaine de ribauds, hommes et femmes, qui entouraient une petite fille, maigre et pâle, mais jolie comme les amours. Il n’eut pas le temps de parler. Un grand drôle, vêtu de cuir, comme un ligueur du dernier règne, saisit l’enfant par la ceinture et la lui jeta à la tête comme un paquet. Guezevern, enfant lui- même, fut presque renversé du choc. Pendant qu’il reprenait son équilibre, gardant la petite fille dans ses bras, un large éclat de rire retentit à l’intérieur de la maison dont la porte s’était refermée avec fracas. «Que fais-tu là, tête de boeuf? demanda de loin le duc de Vendôme. -Ma foi, mon seigneur, répondit Guezevern, je n’en sais pas plus long que vous. On dirait qu’il me tombe un héritage du ciel, mais ce n’est pas celui de mon grand cousin, le comte de Pardaillan, qui a cent mille écus de rentes! -Viens ça, traître, que je te donne de ma rapière dans le ventre!» gémit M. de Vendôme, appuyé contre une borne et se tordant comme une femme en couches. Il y avait, à l’angle même des deux rues, un lumignon qui brûlait sous une image de la Vierge. Au lieu d’obéir, Guezevern s’approcha du lumignon, éclairant de son mieux le visage de l’enfant qui avait perdu connaissance. «Mort de moi! monsieur le duc, s’écria-t-il, on n’a jamais rien vu de si mignon sous le soleil! Tous vos péchés vous seront remis, si vous donnez asile, en votre hôtel, à ce doux petit ange! -Dieu me punisse! pensait le duc; voici le Bas-Breton qui a ramassé une fille folle dans le ruisseau! -Lâche-moi cela, païen! ajouta-t-il, si tu veux garder tes deux oreilles!» On recommençait d’entendre la troupe joyeuse qui pourchassait bruyamment quelque gibier de nuit à l’autre bout de la rue Saint- Honoré, vers la Croix-du-Trahoir. Pol vint tout d’un temps sur M. de Vendôme et lui dit d’un ton décidé: «Monseigneur, voici la meute qui approche. Je ne veux pas que vos nobles amis voient cette jeune demoiselle. -Ah! ah! fit le duc étonné, n’as-tu point dit: Je veux, cadet de Guezevern? -J’ai dit: je veux, monseigneur. Le roi dit bien: Nous voulons! J’ai mis dans ma tête que cette enfant-là serait sauvée! Et, de par Dieu, elle le sera!» Vendôme se tenait les côtes à deux mains, non point pour rire, hélas! Il était plus ivre encore que malade et ses jambes molles pouvaient à peine supporter le poids de son corps. «Holà, Candale, mon mignon! cria-t-il d’une voix dolente. Holà! Bouteville, Elbeuf, Modène, Louvigny, Puylaurens! À moi! le Bas- Breton a manqué de respect à un fils de France! Venez tous et qu’on me l’assomme!» Il en aurait dit assurément beaucoup plus long, si la main de Guezevern ne s’était posée sans façon sur sa bouche. Pour le coup, M. de Vendôme pensa suffoquer de courroux. Mais Guezevern approcha ses lèvres de son oreille et murmura doucement: «Monseigneur, je connais la donzelle. C’est Renaude. N’entendîtes- vous jamais parler de Renaude Belavoir, qui a un secret contre la colique?» L’effet de cette courte harangue se produisit, foudroyant comme un miracle. M. de Vendôme remit son épée au fourreau, et dit: «Ventre-saint-gris! Mon compagnon, que ne parlais-tu? Donne ta main, et tiens ferme. Nous allons asseoir la fillette entre nous deux, et la porter à l’hôtel à la guerdindaine. Bellement, corboeuf! Bellement! j’ai ouï parler du remède de la Renaude: on dit qu’il guérit à baise-mains. Bellement, donc, mécréant! si tu me la gâtes, je t’étrangle comme un poulet!» II Comment Maître Pol Se Défit D'Éliane. Éliane, car c’était elle, fut ainsi portée de la rue Saint-Thomas du Louvre à l’hôtel de Mercoeur «à la guerdindaine,» par César, duc de Vendôme, et son page. Elle n’eut point conscience de cet honneur. Comme elle était partie, elle arriva complètement privée de sentiment. César de Vendôme monta, en nage, le perron de son logis. Depuis des années, il n’avait été à pareille fête, quoiqu’il fût bon soldat, une fois en campagne. Il se coula entre ses draps sans geindre, sans maudire les valets de sa chambre, et dormit comme un loir. Pol de Guezevern, lui, eut grande peine à mener jusqu’à sa chambrette la belle petite fille qui lui était tombée du ciel, selon sa propre expression. C’était, nous le savons déjà, un garçonnet à la tête chaude, qui avait bon coeur de temps en temps. Il marchait, cette nuit, dans les corridors de l’hôtel de Mercoeur, portant d’une main la fillette appuyée contre sa poitrine, de l’autre son épée nue, et résolu à couper court par une estocade à toute plaisanterie de ses compagnons. Il avait sa phrase toute faite et toute prête. Les gens déterminés sont ainsi. Il comptait dire au premier qui lui barrerait le chemin en faisant des gorges chaudes: celle-ci est ma fille d’adoption: au large! Or, je vous fais juge. Il avait dix-huit ans. Sa phrase, si bien préparée, eût provoqué des gaietés folles, et il aurait fallu jouer de l’épée. Heureusement qu’il ne rencontra personne, sinon un écuyer ivre mort, couché en travers du chemin. On buvait dru dans la maison de M. de Vendôme. Une fois dans sa chambrette, notre page étendit Éliane sur son lit et alluma sa lampe, après avoir fermé sa porte à double tour. Il avait peur que M. le duc ne vînt réclamer son remède contre la colique. Le plus pressé était de secourir Éliane, que nous appelons ainsi, quoique maître Pol ne sût pas encore son nom. La chambre n’offrait pas précisément toutes les ressources désirables en pareille circonstance, mais il y avait de l’eau fraîche, dont maître Pol usa abondamment. Tout en baignant les tempes et le front de sa fille adoptive, tout en lui tapant doucement dans le creux des mains, comme il avait vu faire par hasard à de belles dames pâmées, notre page ne pouvait s’empêcher de regarder l’enfant qui, en vérité, était miraculeusement belle. Tout au plus paraissait-elle avoir de treize à quatorze ans. Sa tête pâle, très-douce, mais très-noblement accentuée disparaissait presque sous les masses de ses admirables cheveux noirs. Ses vêtements étaient ceux d’une fille de noblesse, quoique l’étoffe en fût commune. En détachant les lacets de sa cotte, maître Pol trouva, sous son corset, un petit médaillon d’argent uni portant à son centre des armoiries qu’on avait essayé d’effacer. À tout prendre, le coeur humain vaut mieux qu’on ne pense. Nous n’étonnerons personne en disant que ce mauvais petit sujet de Guezevern, joueur, buveur et libertin, n’eut pas en ce moment une seule pensée qui n’eût pu être avouée par un saint. Il n’avait pas trouvé l’occasion de placer sa fameuse phrase: «celle-ci est ma fille adoptive,» mais il se l’était dite à lui-même, et cela suffisait. Pour la première fois de sa vie, il se sentait chaste, sérieux et bon. Et il pensait: «Je donnerais une heure de veine au passe-dix pour avoir ici madame ma bonne mère, afin de lui confier ce beau petit ange-là!» Nul ne sait de quel air la digne dame de Guezevern, qui vivait au pays de Quimper avec cinq cents écus de revenus et qui avait quatre grands fils, dont maître Pol était le dernier, nul ne sait, disons-nous, de quel air la digne dame eût accueilli un semblable cadeau. Mais ce qui doit sauter aux yeux, c’est la munificence de maître Pol. Une heure de veine au passe-dix! Sous le roi Louis XIII, un diable de garçon comme maître Pol pouvait faire sa fortune en une heure de veine. Éliane ne fut pas longtemps avant de recouvrer ses sens. De son premier mot, elle appela sa mère, et le page eut l’âme inquiète, comme si déjà la crainte lui fut venue d’avoir une rivale dans ce petit coeur inconnu. Éliane ouvrit ses grands yeux d’un bien obscur, ombragés de longs cils recourbés. Les yeux, en s’ouvrant, éclairèrent son visage d’une lueur si belle que le page eut comme un religieux respect. Elle regarda tout autour d’elle d’un air étonné, et rabattit ses paupières comme si elle eût voulu échapper à un rêve douloureux. «Ma mère! ma mère! répéta-t-elle par deux fois, puis de grosses larmes coulèrent sur la pâleur de sa joue.» C’était une pauvre simple histoire que la sienne, et qui fut bien vite racontée. Aussitôt qu’elle fut maîtresse de ses souvenirs, elle fixa sur le page ses beaux yeux humides où il n’y avait ni crainte ni défiance. «Ils m’ont chassée, dit-elle. J’ai bien senti qu’on me jetait dans vos bras. Vous me donnez asile pour aujourd’hui, mais demain?... -Mort de moi! s’écria maître Pol, qui fit la grosse voix, pour cacher son émotion, à chaque jour sa peine! -Pourquoi jurer? demanda Éliane d’un ton de reproche. C’est mal. -Je ne jurerai plus, si vous n’aimez pas qu’on jure, répondit le page. Comment faut-il vous appeler, demoiselle? et pourquoi ces bandits vous ont-ils chassée?» Éliane dit son nom et ajouta: «Ce ne sont pas des bandits. Ma pauvre mère avait promis de payer notre logis et notre nourriture, depuis trois mois que nous sommes à Paris. -Et votre mère n’a pas pu? -Ma mère est morte.» Sa tête charmante se renversa sur l’oreiller, et les larmes s’arrondirent comme des perles aux coins de ses paupières. Maître Pol ne pleurait pas souvent, il eut envie de pleurer: Il n’osait plus interroger. «Ma mère est morte depuis une semaine, reprit la petite Éliane: je suis seule, toute seule... -Non pas, par la mort-Dieu! l’interrompit le page. -Oh! fit-elle, ne jurez pas: c’est offenser le Seigneur.» Maître Pol se donna un coup de poing au travers du front. Elle poursuivit: «Je n’avais que ma mère. Depuis longtemps déjà, elle me disait bien souvent: il faut que tu saches. Si je m’en allais avant de t’apprendre qui tu es et ce que tu dois faire, quand je ne serai plus là... puis elle pleurait, et ajoutait: Demain, tu sauras tout, j’y suis déterminée. Le lendemain venait. Peut-être que ma mère avait à me confier un pénible et douloureux secret. La mort l’a surprise avant qu’elle ait eu le courage de parler. -Quoi! s’écria le page, vous ne savez rien! -Je sais que ma mère ne portait point le nom de mon père. Elle me l’a dit cent fois, en retenant ce nom qui allait tomber de ses lèvres, je sais qu’elle sollicitait les juges et suivait un grand procès. Hélas! et je sais que je suis seule, toute seule!» Elle mit ses belles petites mains sur ses yeux, et un sanglot souleva sa poitrine. «Nous étions bien pauvres, continua-t-elle d’une voix qui allait faiblissant. Ma mère vendait parfois une robe, parfois un bijou... Elle eut un soir beaucoup d’argent d’un beau collier de diamants et de perles. Elle envoya l’argent je ne sais où, et quand l’hôtelier vint demander son dû, elle répondit: je n’ai plus rien; mais, dès que mon procès va être gagné, je vous payerai avec usure. Les gens de l’auberge devenaient durs et insolents avec nous. Quand elle fut morte, on m’appela fille de voleuse. -Sang du Christ! gronda maître Pol. Je leur briserai les os!» Les paupières d’Éliane étaient lourdes. Elle les releva avec effort, disant, comme si elle se fût parlé à elle-même: «Elle ne souffre plus, pauvre mère... et moi, j’ai tort d’avoir crainte; elle est auprès de Dieu. Elle veille sur moi.» Ce furent ses dernières paroles. Ses yeux s’étaient refermés. Une expression de bien-être remplaça bientôt l’angoisse qui naguère se lisait sur son gracieux visage. Elle avait le doux sourire des anges endormis. Pol de Guezevern resta longtemps à la regarder. Tout un monde d’idées nouvelles était en lui. Quand il sentit le sommeil venir, il se leva et alla se coucher tout de son long dans le corridor, en travers de sa propre porte, qu’il laissa ouverte. Le lendemain matin, il dit à Éliane, dont le sourire triste le remerciait, car, longtemps avant lui elle s’était éveillée: «Apprenez-moi le nom de votre mère. -Ma mère s’appelait dame Isabelle. -Restez ici, Éliane, reprit le page d’un ton presque solennel, je vais vous chercher une autre mère.» Il ferma la porte sur elle, et se rendit tout d’abord à son devoir auprès de M. le duc. M. le duc lui dit en l’apercevant: «Te voilà, Bas-Breton! Tête de boeuf! Tu étais ivre, hier, et ce n’est pas séant pour un jouvenceau de ton âge! Sais-tu où mène l’ivrognerie, coquin? Je t’ai appelé dix fois cette nuit, pour me donner à boire: Où étais-tu? -Dans mon trou, monseigneur, à méditer sur les bons conseils que vous me donnâtes hier au soir. -Quels conseils?» demanda le duc en portant à ses lèvres une tasse de vin chaud qu’il tenait à deux mains. César de Vendôme, qui avait déjà des vices et des infirmités de vieillard, était un tout jeune homme cependant, et un beau jeune homme, par-dessus le marché. Il entrait à peine dans sa vingt- huitième année. Son père, le Béarnais, dont la jeunesse se prolongea si tard, avait de la barbe grise à vingt-cinq ans, et son royal frère, Louis XIII, fut vieux avant d’être pubère. Parmi les figures pittoresques qui abondèrent si étrangement sous ce règne, les mémoires du temps nous montrent ces deux fils bâtards du «seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire» sous un jour vacillant et incomplet. Dans la foule des rejetons gourmands et illégitimes qui amaigrirent sans cesse le tronc bourbonnien, cette race de Vendôme fut à coup sûr la branche la plus mâle et la mieux venue. Le duc et le grand prieur étaient des hommes de guerre et de conseil à leurs heures. La seconde génération donna un batailleur de bonne sorte, et ce conjuré pour rire, le duc de Beaufort, roi des halles; la troisième enfin fournit un grand capitaine, un héros, le vainqueur de Barcelonne et de Villa- Viciosa. Pour ne pas mentir, cependant, au vice de leur origine, tous ces princes de contrebande affichèrent de terribles moeurs, le dernier surtout et le plus illustre, dont la vie privée ne se pourrait point raconter. César de Vendôme, «César-Monsieur,» comme on l’appelait encore en 1620, n’allait peut-être pas jusque là. À part l’abus des sept péchés capitaux et de leurs annexes, il vivait assez en honnête homme. Il était grand seigneur à sa manière, et l’accusation d’avarice portée contre sa race tombe devant sa notoire insouciance et l’abus de ses prodigalités. Guezevern lui répondit avec une grande affectation de respect: «Votre Altesse a la bonté de me donner tous les soirs d’excellents conseils.» Le regard endormi de César prit une expression d’inquiétude. Il craignait la raillerie comme le feu. «Explique-toi, Breton bretonnant, grommela-t-il, ou gare à tes oreilles!» D’ordinaire, maître Pol acceptait ces façons sans sourciller. Aujourd’hui, il baissa les yeux en rougissant. «Ventre saint gris! s’écria César, si tu te fâches, tu es amoureux!» De rouge qu’il était, maître Pol devint tout pâle. «Voilà que je passe mes dix-huit ans, murmura-t-il, et j’aimerais être traité en gentilhomme.» Pour le coup, César fut sur le point de se mettre en colère; mais c’était un homme d’habitude. Il but une large lampée, ce qui le calma d’autant. «Vit-on jamais colique pareille! reprit-il comme si de rien n’eût été. Verse à boire, ami Guezevern. Tu es gentilhomme, ou que Dieu me punisse! cousin de Rieux, cousin de Pardaillan. On fera quelque chose de toi, si tu veux réformer ta vie: ne plus jouer, ne plus jurer, ne plus boire et ne plus faire l’amour. Sangdieu! je m’en souviens bien! voilà les conseils que je te donnais l’autre soir!» Maître Pol s’inclina gravement: le duc poursuivit: «Mais à quelle diable de sauce m’avez-vous mis la nuit dernière, monsieur le gentilhomme? Ai-je rêvé que nous avons porté une donzelle à la guerdindaine tous les deux? -Oui, monseigneur, répondit péremptoirement Guezevern, vous avez rêvé cela.» Le duc le menaça du doigt. «Prends garde!» fit-il. Il ajouta: «Ai-je rêvé aussi que tu m’as parlé d’un remède contre la colique! -Monseigneur, pour cela, non. Yves Kerbras, le palefrenier de feu monsieur mon père, avait un bien bon remède: Prenez une pinte de brandevin, deux livres de boeuf avec l’os à moelle, du poivre, du sel, de la ruë, du plantain, de l’herbe à cinq coutures, trois gousses d’ail, de la corne de cerf râpée et tamisée, deux touffes de cochléaria, du thym ou, si vous n’en avez, de la sarriette ou du serpolet, un scrupule d’antimoine et le foie d’une tanche; Faites bouillir sept heures à petit feu, levez et passez, ajoutez deux gobelets de vin blanc et demi-livre de présure fermentée avec fleurs de tilleul et bourgeons de pin. Mettez macérer quatre heures, puis battez au balai qui fait la crème fouettée en laissant tomber tout doucement des poudres de lycopode ou, si vous n’avez, de l’écorce à tanner, pilée bien menu. Repassez, émiettez du pain de ménage que vous maniez avec des mouches cantharides bien sèches et faites tremper jusqu’à l’heure de matin où vous avez coutume de donner l’avoine... -Comment! l’avoine! interrompit César, qui, jusqu’alors, avait écouté pieusement. Est-ce à moi que tu parles, maraud? -Hier au soir, acheva le page, j’avais dit à monseigneur que le secret d’Yves Kerbras était pour les chevaux qui avaient mangé trop de vert.» Un valet entra et annonça: «Monsieur le grand prieur de France!» Guezevern saisit cette occasion pour s’esquiver et gagna tout d’un temps le logis de dame Honorée de Guezevern-Pardaillan, maîtresse de la porte du couvent des Capucines. C’était une bonne béguine, rose, grasse, fraîche et qui ne semblait point se mourir d’abstinence. «Madame ma tante, lui dit maître Pol, après avoir baisé une main blanche et potelée qu’on lui tendait, je viens vous confier le cas difficile où je me suis mis. -Si c’est pour payer encore vos dettes, méchant sujet, interrompit madame Honorée, vous aurez beau dire! -Point! point! s’écria maître Pol. Plut à Dieu qu’il ne s’agît que de cela! -Comment! Plût à Dieu! Est-ce quelque chose de pire? -Madame ma tante, vous en jugerez, car j’ai fait dessein de ne vous rien cacher. J’ai grande confiance en vous.» Maître Pol prit un air modeste et ajouta: «Je me trouve avoir adopté un enfant.» La bonne dame joignit les mains et murmura: «À son âge! Où allons-nous, Seigneur Jésus!» Puis avec colère: «Bambin que vous êtes, ne pouviez-vous attendre à voir la barbe vous pousser au menton?» Maître Pol baissa les yeux et répliqua: «Je dirai, moi aussi: Jésus Dieu, madame ma tante, il me paraît que vous y entendez malice. Donc, expliquons-nous, s’il vous plaît. L’enfant que j’ai adopté était tout fait.» La béguine avait un éventail qu’elle mit au-devant de ses yeux. «Monsieur mon neveu, ordonna-t-elle sévèrement ne prononcez aucune parole que je ne puisse entendre! -Merci de moi, ma tante; vous entendez trop bien, et vous cachez vos beaux yeux pour qu’on ne les voie point sourire. Ne sais-je pas que vous êtes la meilleure comme la plus jolie?» L’éventail tomba pour servir à un petit geste menaçant, mais souriant. Maure Pol n’était pas un Breton si bretonnant que M. de Vendôme voulait bien le dire. De fait? quelques années en-çà, ce mot: «La plus jolie» aurait fort bien pu être appliqué à dame Honorée. Et quant à cet autre mot: «la meilleure,» c’était, en vérité, une digne et brave dame. Les créanciers de maître Pol le savaient bien. «Voyons, fit-elle, expliquez-vous. Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle folie? -Ce n’est pas une folie du tout, madame ma tante, repartit le page. Écoutez-moi seulement et vous verrez. Je suis dans une maison de perdition, ici, chez M. le duc. -À qui le dites-vous, mon neveu! -Officiers, pages, valets, tout le monde y suit l’exemple du maître... -Et vous tout le premier, malheureux enfant. -Dans un pareil repaire, que voulez-vous qu’un pauvre garçon comme moi fasse d’une innocente? -Ah! l’interrompit madame Honorée, c’est une enfant du sexe féminin. -Belle comme une nichée d’amours. -La beauté est un don fatal! soupira la béguine. -Vous devez le savoir, ma tante, dit tout bas maître Pol, qui lui baisa le bout des doigts galamment. -Est-elle au maillot? -Pas tout à fait... mais ne m’interrompez plus, car M. de Vendôme pourrait me rappeler, et je tâche de remplir près de lui mon devoir de mon mieux. -Bien vous faites, mon neveu... quel âge a-t-elle?» Au lieu de répondre, maître Pol poursuivit avec volubilité: -C’est une âme à sauver, ni plus ni moins. Dans cette maison-là, il n’y a pas un coin qui n’appartienne à l’enfer. Si vous saviez... Mais le ciel me préserve d’offenser la chasteté de vos oreilles! Je me suis dit tout de suite: il y a un ange, tout près de ce purgatoire. À deux pas de ce trophée d’iniquités, il y a un pur et virginal tabernacle. Comme quoi, madame ma tante, il faut me relever de mon adoption et prendre ma petite fille pour vôtre... c’est la loi de Dieu qui le veut!» Dame Honorée, la bonne chrétienne, était plus qu’à demi convaincue. Néanmoins, elle ne dit ni oui ni non. Elle voulut voir l’enfant que son neveu avait recueilli, la nuit, dans les rues de Paris, en courant le guilledou avec M. de Vendôme. Maître Pol ne fut pas déconcerté le moins du monde. Seulement, quand dame Honorée lui dit: «Allons, mon neveu, apportez-la moi.» Il répondit: «Oui bien, ma tante, nous allons vous l’amener sur l’heure.» Et, par le fait, après une absence de quelques instants, il parut dans l’oratoire de sa tante avec cette grande et belle jeune fille de treize ans, qui paraissait en avoir quinze. À sa vue, la dame Honorée de Guezevern-Pardaillan recula, stupéfaite et scandalisée. «Neveu, dit-elle, en se signant et avec une indignation profonde, en es-tu à ce point de perversité? as-tu voulu te moquer de ta meilleure amie?» Maître Pol, cette fois, lui répondit gravement et en la regardant aux yeux: «Madame ma tante, je fais ce matin avec vous ce que je ferais avec ma noble et chère mère, si le pays de Quimper n’était au bout du monde; je vous ai dit la vérité: j’ai adopté cette enfant, et, par le nom de Dieu, elle ne sera point abandonnée! Vous êtes seule, ses parents sont morts. Je la sais pure, je la crois noble. La Providence la jette dans vos bras, il ne faut jamais, madame, refuser ce que donne la Providence. -Jésus! Jésus! murmura la béguine, je ne t’avais jamais vu ainsi, Pol, mon neveu. Te voilà un homme, assurément, et tu parles comme un livre... mais qui me répondra de cette jolie fille-là?» Ce disant, elle tourna ses yeux vers Éliane qui avait les paupières baissées, mais la tête haute. Éliane était très-pâle. Son pauvre coeur battait bien fort dans sa poitrine, car elle avait honte et frayeur. «Madame ma tante, répliqua le page, elle souffre, vous voyez bien cela, car vous avez encore vos yeux de femme. Ne l’humiliez pas aujourd’hui, puisque vous l’aimerez demain. Ne laissez rien dans son âme que le souvenir de votre bonté et de votre confiance. Regardez madame ma tante, Éliane, je vous prie.» La jeune fille obéit, et ses paupières, en s’ouvrant, laissèrent couler deux belles larmes. Dame Honorée lui tendit la main. «Venez çà, mignonne, lui dit-elle, et n’ayez point frayeur.» Les genoux d’Éliane fléchirent et sa tête charmante, comme si elle eût cherché un abri, toucha le sein de la bonne dame. «Affaire conclue!» s’écria le page qui se détourna pour essuyer d’un revers de main ses yeux mouillés. Dame Honorée qui effleurait d’un baiser le front d’Éliane, se redressa, prise d’un reste de défiance. «C’est bien! fit maître Pol qui riait pour cacher son attendrissement, vous n’attendez pas à demain, madame ma tante. Vous l’aimez dès aujourd’hui. Or, maintenant, écoutez ce qui me reste à vous dire. Si notre Éliane eût été, comme je vous l’ai fait croire un instant, une fillette de deux ou trois ans, je n’aurais pas eu besoin de vous, ma bonne, ma chère tante, car M. le duc, tout possédé qu’il est par une demi-douzaine de démons, a le coeur d’un gentilhomme et ne mange pas encore les petits enfants. Mais il s’agit d’un trésor de beauté qui chaque jour désormais va se perfectionner et s’accroître. «Pour un tel joyau, la maison de M. de Vendôme vaut un peu moins que l’enfer. J’ai donc agi sagement pour la première fois de ma vie, et je me décerne volontiers toute sorte de félicitations. À vous revoir, madame ma tante, vous êtes une sainte, ni plus ni moins; à vous revoir, Éliane, pauvre petite soeur, et souvenez- vous qu’à une sainte il faut un ange. J’ai répondu de vous.» Il se dirigea vivement vers la porte. «Maître fou! dit dame Honorée, c’est de vous qu’il faut me répondre!» Son regard désigna Éliane dont la tête gracieuse se cachait toujours dans son sein. Ce beau diable de page vous avait des airs de prince, quand il voulait. Il se redressa et posa la main sur son coeur. Cela valait assurément tous les serments du monde; l’excellente béguine le jugea du moins ainsi. Elle resta seule avec Éliane et lui prit la tête à deux mains pour la baiser mieux. Maître Pol l’avait dit: Dame Honorée n’attendait pas au lendemain pour l’aimer. III Un Tête A Tête. Mais il faut ajouter que dame Honorée, qui avait un coeur d’or, aima Éliane le lendemain, bien mieux encore que la veille. Le surlendemain, elle était tout uniment folle de sa fille d’adoption, et cela ne fit qu’augmenter avec le temps. Plus on voyait cette petite Éliane, plus on la chérissait. Elle avait un charme latent qui lui gagnait toutes les âmes. Dame Honorée de Pardaillan-Guezevern appartenait à une race méridionale entée sur souche bretonne, dont l’auteur était un cadet de Pardaillan-Montespan, qui s’était marié en Bretagne, au temps de la Ligue, avec l’unique héritière d’une branche de Guezevern. Les Guezevern avaient tenu dès longtemps des offices nobles dans la maison des ducs de Mercoeur. Ils étaient pauvres. Au contraire, le chef de la famille de Pardaillan, qui avait titre de comte, menait grand état dans le Rouergue, où il était rentré en possession des anciens domaines de sa famille. Maître Pol avait déjà mis l’épée à la main trois ou quatre fois à propos de cet opulent parent. Ses compagnons, en effet, voyant toujours sa bourse plate, avaient coutume de lui dire que si la moitié du Rouergue mourait en temps utile, et les trois quarts aussi de l’évêché de Quimper, il finirait par être riche, comte et podagre sur ses vieux jours. Or, il y avait des moments où maître Pol n’entendait pas comme il faut la plaisanterie. De fait, entre maître Pol et l’opulent héritage de son grand cousin, le comte de Pardaillan, il y avait, outre ses frères aînés, une liste fort nombreuse de Guezevern de Bretagne et de Pardaillan-Montespan du Rouergue. Il ne s’en faisait pas plus de mauvais sang pour cela. Naturellement, dame Honorée donna plus d’attention que le page à l’histoire d’Éliane. Elle fit examiner par un héraut d’armes le médaillon portant écusson que la fillette avait au cou. Le héraut, rendit sur parchemin, une belle consultation, où l’écu était compendieusement décrit et blasonné de toutes pièces, et qui concluait en déclarant que vingt-neuf familles de noblesse, en France ou en Allemagne, avaient des armoiries presque semblables; trente, en comptant la branche aînée de Pardaillan. Dame Honorée écrivit à son cousin, le riche comte de ce nom, en la province du Rouergue. Elle n’eut point de réponse. Dame Honorée voulut interroger elle-même le logeur de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, chez qui la mère d’Éliane était morte. On lui répondit qu’elle devait soixante et quelques livres tournois, plus le mémoire du médecin qui l’avait assistée. On la connaissait sous le nom de dame Isabelle. En son vivant, elle avait l’air d’une femme de qualité, brisée par le malheur. Ses paroles n’étaient pas toujours très-cohérentes. Elle parlait d’un douaire considérable auquel elle avait droit et de juges qu’elle allait solliciter dans ses absences fréquentes et longues. Quels juges? Nul n’en savait rien. Pendant tout le temps de son séjour à l’auberge, dame Isabelle n’avait reçu personne. Dame Honorée paya et revint à son logis, où elle reprit l’interrogatoire d’Éliane. La fillette, en vérité, n’en savait pas bien long, et il était manifeste qu’elle ne cachait aucun secret. Avant de venir à Paris, sa mère et elle demeuraient dans un petit bien de Gascogne, au delà de la ville de Sainte-Affrique; cela ne valait pas beaucoup mieux qu’une ferme, et l’on y vivait pauvrement. À la question qui lui fut faite, de savoir si ses souvenirs ne remontaient pas plus haut que cet indigent logis de campagne, Éliane devint pensive. «Madame et maîtresse, dit-elle, je ne sais pas si ce sont des rêves ou des souvenirs. Il me semble que j’étais, toute petite, dans une grande maison où il y avait des hommes habillés de fer. Le matin, dans mon lit, j’étais éveillée par des fanfares. Les chiens aboyaient dans la cour, et les chevaux piaffaient. Chaque fois que je voulais parler de ces choses à ma mère, elle m’imposait silence, en pleurant.» Ce fut tout. Dame Honorée, au bout d’une semaine, n’avait plus déjà qu’un désir très-modéré de savoir. Savoir c’était s’exposer à perdre Éliane. La famille retrouvée eût réclamé l’enfant. Au bout d’un mois, dame Honorée redoutait les renseignements comme le feu. Dire qu’Éliane avait pris pied chez elle serait trop peu. Dame Honorée avait besoin d’Éliane; il semblait qu’elle n’eût jamais vécu sans Éliane, ou que du moins elle ne pût désormais vivre sans elle. L’enfant était une de ces natures douces et à la fois vaillantes qui s’imposent par la continuité de l’attrait. Ses tristesses charmaient comme son sourire; sa gaieté se communiquait irrésistiblement. Partout où elle était, elle dominait à l’insu d’elle-même et surtout des autres. Dame Honorée était heureuse comme une reine et gardait à son beau neveu une reconnaissance infinie. Celui-ci, en effet, mettait dans ses relations avec sa protégée une discrétion digne des plus grands éloges. Il ne rapprochait nullement ses visites, et quand il venait payer ses respects à la bonne dame, c’est à peine s’il saluait Éliane d’un sourire modeste et presque timide. Je ne vous cacherai point que dès le troisième mois, dame Honorée songea à le récompenser de cette conduite si méritoire. Elle se dit un soir en se couchant: «Ma petite Éliane a treize ans; treize et sept donnent vingt, et quatre, vingt-quatre: le bon âge pour prendre un mari quand on ne veut point entrer en religion ou rester fille. Nous avons donc onze ans de marge, pendant lesquels je puis et je dois garder près de moi ma petite Éliane. D’autre part, mon neveu Pol de Guezevern a dix-huit ans; dix-huit et onze fournissent vingt-neuf, qui est bien près de trente, et trente est le bon âge pour marier un garçon. Il y aura, dans onze ans, un peu de plomb dans la cervelle de mon beau neveu; il sera capitaine, je suppose, et vous voyez comme les âges seront bien assortis: vingt-quatre et trente! ne dirait-on pas que c’est fait exprès? Eh bien! eh bien! je crois que nous verrons ces noces-là, mais dans onze ans seulement, pas un jour de moins; et, d’ici-là j’aurai ma petite Éliane à moi toute seule.» On ne peut prétendre que ce fût mal calculé. Seulement, les calculs humains sont sujets à l’erreur. Il y avait deux éléments qui semblaient fort étrangers aux calculs de l’excellente dame: les beaux tilleuls du clos Pardaillan et la première messe de l’église neuve des Capucines. Ces deux éléments, cependant, se glissèrent parmi ses chiffres et changèrent du tout au tout le produit de l’opération. L’habitude de dame Honorée était d’aller à la première messe tous les jours, ce qui donna quotidiennement à maître Pol et à la petite Éliane l’occasion de se rencontrer sous les beaux tilleuls. Ces pages fous qui ne croient ni à Dieu ni à diable quand ils sont entourés de jeunes coquins de leur sorte, deviennent, vous le savez, en présence de la candeur d’une vierge, les plus délicats, les plus dévots des amants. Dans la tendresse de maître Pol, il y avait toujours ce sentiment de protection qui sauvegarde et qui engage. Bienfait oblige. D’ailleurs, maître Pol se considérait presque comme un vieillard auprès de sa petite Éliane. Et puis, ne nous y trompons pas, la petite Éliane de maître Pol n’était point une proie sans défense contre les entreprises d’un page. La Tourette, comme on l’appelait à l’intérieur du couvent parce que, dès son arrivée, pour donner couleur à son séjour, on l’avait placée sous la direction de la soeur tourière, subordonnée elle- même à l’autorité de la maîtresse de la porte, la Tourette avait une raison précoce et surtout une précoce fermeté dont ce récit est destiné à donner des preuves. Elle aimait son père Guezevern (elle le nommait ainsi en riant) comme un frère chéri, mais loin de lui obéir ou de se laisser guider par lui, elle le grondait bel et bien. Là était peut-être le danger. Quand ces jolis anges entreprennent la conversion d’un réprouvé, il leur arrive parfois de glisser au bord de l’abîme, et de s’en aller, avec le réprouvé, au fond du précipice. Mais, jusqu’à présent, la petite Éliane se tenait ferme. Depuis plus de deux ans, elle sermonnait maître Pol, sous les tilleuls, tant que durait la première messe, et loin d’aller vers l’abîme, elle était bien convaincue qu’elle en éloignait maître Pol chaque jour un petit peu. Aussi était-elle ardente à la besogne. Maître Pol se laissait prêcher avec une céleste patience. Il jurait le moins qu’il pouvait devant sa petite Éliane, ne parlait jamais du jeu et blâmait de tout son coeur les démoniaques orgies qui occupaient les nuits de M. de Vendôme. À l’entendre, à le voir près de sa petite Éliane, maître Pol était un saint, ni plus ni moins. Et, en conscience, ils faisaient à eux deux un couple charmant, sous l’ombre des grands arbres. Cette «petite» Éliane, qui avait maintenant ses quinze ans, atteignait à la plus riche taille que puisse souhaiter une femme, mais cette taille adorable gardait les sveltes hardiesses, les gracieuses flexibilités de l’adolescence. Il y avait encore de l’enfant parmi l’opulence de cette jeunesse. Elle souriait si bien, elle chantait si clair, elle courait si franchement, donnant à la brise joueuse les boucles effarées de sa chevelure noire! Ceci quelquefois. D’autres fois, elle vous avait un air si grave, portant haut sa tête où pas un seul de ses brillants cheveux ne dépassait l’autre, marchant à pas comptés et laissant la frange de ses cils ombrager modestement l’éclair de ses yeux! C’était, je vous le dis, une charmeuse, une graine de duchesse, une bouture de reine. Nul ne blâme les rois qui épousent de pareilles bergères. Je ne sais pas où ils l’avaient vue, mais tous les jeunes gentilshommes du quartier Saint-Honoré parlaient de la Tourette comme d’un miroir de beauté. Aussi le calcul matrimonial de notre bonne béguine, trente et vingt-quatre, courait risque d’être considérablement réduit. À cette heure, il s’agissait de vingt et de quinze, d’un page aussi peu mariable qu’il est possible de rêver un page, et d’une fillette qui avait déjà dans son petit doigt plus de raison que la béguine et le page multipliés l’un par l’autre. Prenons donc les choses où elles sont et revenons à cette jolie matinée du mois d’août, en l’an 1622, où maître Pol quitta la chambre à coucher de son royal et constamment indigéré seigneur, César de Vendôme, pour descendre à bas bruit au clos Pardaillan, où l’appelait la chanson d’Éliane: Landerigoy Landeriguette. Il ne la vit point d’abord. Elle n’était ni dans les carrés d’oeillets, ni parmi les buissons de roses, ni sous l’ombrage des vieux tilleuls, taillés en charmille. Elle n’était nulle part, à vrai dire, ou du moins, maître Pol la cherchait en vain. Dans l’allée fraîche les fleurs envoyaient leurs parfums à foison. C’était bien l’heure de l’entrevue quotidienne, et pas un regard jaloux ne s’offrait aux alentours. «Éliane!» appela le page doucement. Point de réponse. Les défauts principaux de maître Pol n’étaient ni la patience, ni la prudence. Il gronda en lui-même une couple de ces jurons que sa gentille amie détestait si bien, et répéta en élevant déjà la voix plus qu’il ne fallait: «Éliane!» Un chut imperceptible arriva à son oreille sans qu’il pût deviner d’où. En même temps, il crut voir un mouvement derrière une treille, chargée de clématites et de jasmins en fleurs, qui avoisinait la porte du logis de dame Honorée. Le prolongement de la treille fleurie masquait la porte. La première pensée du page fut qu’Éliane lui jouait un tour d’espiègle et se cachait derrière la treille. Il s’élança pour la joindre et entendit, à moitié chemin, le bruit de la porte qui se refermait. «Oh! oh! fit-il en s’arrêtant, elle est tout à fait en colère! -Bonjour, monsieur de Guezevern, dit à ses côtés une voix douce, mais pleine de reproches; vous avez beaucoup tardé; nous n’aurons pas longtemps à causer aujourd’hui. -Éliane! s’écria maître Pol stupéfait; ce n’était donc pas vous qui étiez sous ce berceau? -Non, répondit la jeune fille. Le secret de nos entrevues ne nous appartient plus à dater d’aujourd’hui. -Qui donc l’a surpris?» demanda le page, rougissant de colère. Éliane se mit à marcher lentement vers l’allée des tilleuls. Quoiqu’elle fût à peine sortie de l’enfance, puisqu’elle venait d’atteindre sa quinzième année, la riche symétrie de sa taille était déjà d’une femme; seulement, on devinait son extrême jeunesse aux flexibilités de son corps et à ce je ne sais quoi, mystérieuse floraison qui fait auréole autour du front des vierges. Elle portait, comme il convenait à sa position, un costume sévère et si simple qu’il aurait pu vêtir une servante: sa jupe et son corsage étaient de laine noire; sa guimpe montante, de fine toile, n’avait point de broderies. Mais elle allait tête nue et la splendeur de sa chevelure suffisait à la parer abondamment. «Éliane, répéta maître Pol en essayant de lui prendre la main, qui donc a surpris notre secret?» Elle retira sa main et répondit: «Quand vous faites orgie avec les officiers de votre maître, vous parlez malgré vous, M. de Guezevern. -Celui qui a dit cela en a menti! s’écria le page. -Si vous n’aviez point parlé, comment un homme m’aurait-il reproché de vous aimer? -Un homme! balbutia maître Pol, déjà tremblant de colère. -Un homme qui a mis à profit, ce matin, le temps que vous avez perdu. -Il vous a entretenue, Éliane?» Elle s’assit sur un banc de granit qui était au bout de l’allée. «La chanson qui vous appelle d’ordinaire était achevée, prononça- t-elle tristement. Vous ne veniez pas, il est venu. Il m’a dit que j’étais belle. -L’insolent! -Trop belle pour un simple page...» Autour de ses lèvres charmantes, il y avait un fin et malicieux sourire. «Mort de moi!... commença maître Pol. -Si vous jurez, je m’en vais, interrompit doucement Éliane. Il m’a dit encore que bien des écuyers seraient fiers de mettre leurs hommages à mes pieds. -Et vous avez écouté cela, Éliane! Dieu merci, les fillettes comme vous ont un diable dans le corps! Des hommages! à vos pieds... sang du Christ! Et ne croyez pas que ce soit pour jurer, je reconnais ce style fleuri comme si j’avais vu la bouche emmiellée qui vous a débité de pareilles fadeurs. C’est Saint-Venant, le maudit singe, qui était tout à l’heure sous la tonnelle et que je prenais pour vous! -Monsieur Renaud de Saint-Venant, s’il vous plaît, maître Guezevern, le second écuyer de madame la duchesse de Vendôme, un nom de bonne noblesse et un galant jouvenceau qui ne touche jamais les dés, qui méprise le péché d’ivrognerie, et qui ne jure jamais, jamais! -Vous le voyez donc bien souvent, que vous savez tout cela, demoiselle? demanda aigrement le page. -Je le vois chaque fois que vous commettez quelque méfait, maître Pol, répliqua la jeune fille dont les grands yeux souriants démentaient la piquante parole, pour vous punir comme vous le méritez et pour me consoler du gros chagrin que vous me faites.» Elle lui tendit la main cette fois. Maître Pol la prit et la porta à ses lèvres. «Mort de mes os! dit-il, essayant de cacher son émotion sous une apparence de gaieté, et c’est bien la dernière fois que je jure, Éliane, si on me punissait comme je le mérite, je serais tout bonnement étouffé entre deux matelas. Saint-Venant est mon ami, et je ne puis croire qu’il me trahisse... -Il ne m’a jamais abordée que pour me parler de vous, murmura la jeune fille. -Hum! fit maître Pol, je promets bien que je ne l’ai jamais chargé de cela. Enfin, n’importe, je veux croire qu’il fait pour le mieux, et il sera toujours temps de jouer de l’épée. -De l’épée! se récria Éliane, contre M. de Saint-Venant! si doux! si courtois, si sage! -Un mot de plus, déclara le page, et je vais l’attendre ce soir sous le lumignon de Saint-Roch!» Puis, par une transition qui n’était pas dans les règles de la rhétorique, peut-être, mais qui, du moins, ne manquait pas de chaleur: «Ô Éliane! ma belle, ma douce Éliane! s’écria-t-il, si je suis jaloux, c’est que je vous aime à la folie! je voudrais vous enfermer dans un palais enchanté comme il y en avait au temps des fées, et où se trouveraient réunies toutes les délices de l’univers! À quoi bon sortir de chez soi, quand on possède à portée de la main, tout ce que le désir peut rêver, tout ce que peut souhaiter le caprice? Vous me grondez sans cesse et vous avez bien raison. Vous ai-je jamais résisté? N’ai-je pas toujours écouté vos conseils, comme s’ils tombaient de la bouche du sage Mentor? -Et les avez-vous suivis une fois, ne fût-ce qu’une fois, malheureux? intercala Éliane. -Je l’ai essayé, poursuivit impétueusement le page en tombant à genoux, je n’ai pas réussi. C’est la force qui me manque. Le jeu me fait horreur, mais je joue par désoeuvrement et pour imiter les libertins qui m’entourent. Quand nous serons mariés, Éliane, ma perle! l’idée de jouer ne me viendra plus, puisque vous serez entre moi et la tentation» Éliane soupira. «Au fond, continua le page, je déteste le vin; quand nous serons mariés, qui donc me contraindra de vider tasse sur tasse? Les jurons, je n’en parle même pas, puisque ma seule tâche sera de vous plaire, et qu’en jurant je vous déplairais. Quant à cet autre péché, qu’on nomme l’inconstance... -Pol, mon pauvre Pol, interrompit tout bas Éliane, pensez-vous que nous soyons jamais mariés?» Le page bondit sur ses pieds comme s’il eût entendu le plus audacieux de tous les blasphèmes. Éliane continua: «Je n’ai rien au monde, et vous n’êtes pas riche, mon ami.» Voilà une chose à laquelle maître Pol n’avait assurément jamais songé. «Hier, dit encore Éliane, ma bonne dame Honorée m’a demandé si je n’aurais point de goût pour entrer en religion. -Et qu’avez-vous répondu?» fit le page en tremblant. Une larme vint aux yeux de la jeune fille. «Rien, murmura-t-elle. -Éliane! s’écria maître Pol, voulez-vous que je vous épouse tout de suite?» Elle sourit en secouant sa jolie tête pensive. «Voilà que nous avons l’âge tous deux, reprit maître Pol. Mon père m’a donné à M. Vendôme, je sais comment le prendre... et à propos, chérie, connaîtriez-vous un remède contre la colique?» Éliane ouvrit de grands yeux. L’idée lui vint peut-être que son chevalier en herbe était frappé de subite folie. Parler de semblables choses au beau milieu d’un entretien d’amour! Mais le page ne tint compte de sa surprise et poursuivit éloquemment: «M. de Vendôme fera tout ce que nous voudrons, j’en réponds! Vous, Éliane, mon coeur, vous êtes libre. À bien réfléchir, j’aurais plus de droits sur vous que ma tante elle-même, puisque c’est moi qui vous ai trouvée! Que faut-il donc? un prêtre? Je le trouverai, tête et sang! Et dussé-je le prendre à la gorge... Pourquoi riez- vous, Éliane? -Le sage mari que vous feriez!» murmura la jeune fille. Maître Pol mit le poing sur la hanche. «Alors, demoiselle, dit-il avec dignité, vous ne voulez pas de moi pour époux? Si vous me méprisez ainsi, c’est que vous en aimez un autre. Si vous en aimez un autre, par la corbleu!... -Asseyez-vous là près de moi, Pol, mon ami, interrompit doucement la fillette, et parlons raison, vous plaît.» Maître Pol, Dieu merci, ne demandait pas mieux que de s’asseoir près d’elle. Quant à parler raison, il fit tout son possible. C’était une noble et chère enfant que notre Éliane. Elle plaida la cause de son fiancé bien plus que la sienne propre. Elle lui remontra en termes tendres et charmants de quel poids serait une famille à un écervelé de sa sorte. Elle lui dit, et c’était bien la centième fois qu’elle le lui disait: «Je vous aime bien, et je n’aime que vous. La Providence vous a jeté un jour sur mou chemin pour me tirer du fond de la misère, pour me donner deux années de repos, presque de bonheur. Si j’avais en vous autant de confiance que j’ai pour vous de tendresse, demain je serais votre femme, au risque de notre avenir à tous deux, mais... -Mais, s’écria le page, enivré de bonnes intentions, tu blasphèmes l’amour, Éliane, tu ne comprends pas l’amour; l’amour est un dieu qui fait des miracles! Le bonheur va me transformer comme par enchantement. Je ne suis pas un abandonné, sais-tu? Il y a mon grand cousin de Pardaillan dont l’héritage me viendra un jour ou l’autre. Mais, foin de cela! J’ai mon épée, à tout prendre, et un bon bras pour l’emmancher; je suis gentilhomme; mon coeur est chaud, ma tête est saine. Mort de ma vie! le jour où nous serons mariés, je deviendrai si sage que tu me reprocheras de ne plus savoir rire! Regarde-moi bien, ma belle, mon adorée Éliane: Lis dans mes yeux si je pourrais te tromper. Nous serons pauvres: cela empêche-t-il d’être heureux?» Et voilà le mystère: elles ont beau être douées d’une raison supérieure, ces enfantillages les grisent toutes comme un vin capiteux. En voyant cela, ne faut-il pas bien croire au dogme des poëtes, qui soutiennent qu’entre deux coeurs battant ainsi à l’unisson, la folie est sagesse, et la raison démence! Éliane écoutait, entraînée, mais non persuadée, et l’éclair qui s’allumait dans ses beaux yeux enflammait la faconde du page. Elle avait la bonne volonté de résister, mais elle était faible d’autant mieux qu’elle se croyait plus forte. Ce maître Pol était si beau dans son juvénile transport! si vrai! si franc! si tendre! La brise, que le soleil du matin chauffait déjà, passait sur leurs bouches souriantes tout imprégnée des parfums de la corbeille voisine. Les oiseaux, au-dessus de leurs têtes, chantaient leurs libres amours. Il y avait des ivresses dans l’air. Je ne sais comment les deux mains du page, tremblantes et frémissantes, s’étaient jointes autour de la fine taille d’Éliane. Leurs regards se baignaient l’un en l’autre, et leurs lèvres... Mais le premier baiser ne fut pas échangé ce jour-là. Au moment où le page voyait déjà sa victoire certaine, un mouvement eut lieu de nouveau sous le treillage, chargé de clématites et de jasmins, devant la porte de dame Honorée. Entre les feuilles flexibles et vertes, vous auriez pu apercevoir l’ovale amaigri d’une tête pâlotte, coiffée de cheveux blonds bouclés. Non point le blond fauve et chaud de maître Pol: un blond féminin, délicat, mais fade. La tête appartenait à un tout jeune homme qui avait à peu près l’âge de notre page. Le jeune homme avait nom Renaud de Saint- Venant: il était second écuyer de Françoise de Lorraine, fille unique du duc de Mercoeur et femme du duc de Vendôme. Renaud, après avoir regardé attentivement au travers du feuillage, se retourna du côté de la porte et prononça tout bas: «Venez çà, bonne dame, et regardez; vous allez voir un grand scandale et vous convaincre par vos propres yeux de la vérité de mon dire.» IV Dame Honorée. Renaud de Saint-Venant ayant prononcé ces paroles fort doucement et d’un air sucré qu’il avait, se retira. C’était un second écuyer très-prudent. Dame Honorée de Pardaillan-Guezevern sortit au contraire de sa maison, l’oeil indigné, la joue blême de colère. Elle ne dit rien, en passant, au dénonciateur. Elle traversa le jardin d’un pas ferme et roide comme celui d’une statue qui marcherait. Il fallait que nos amoureux fussent bien occupés pour ne la point entendre. Ils ne l’entendirent point. Elle les surprit tels qu’ils étaient: Éliane enlacée dans les bras de maître Pol. Son livre d’heures, massif et lourd, s’échappa de ses mains. Les graines de son chapelet s’entre-choquèrent et frémirent. Ce fut la foudre qui tomba et sépara ces jeunes lèvres, prêtes à s’unir dans le premier baiser. «Vous êtes tous deux des malfaiteurs! décida du premier coup la bonne béguine; des monstres! des hérétiques!» Son courroux ne lui permît pas de trouver d’autres injures. Éliane et maître Pol s’étaient levés tous deux et restaient anéantis. «Ma tante!...» balbutia le page. Puis il ajouta, sans avoir conscience de ce qu’il disait: «La messe du matin est-elle donc déjà finie? -Ma marraine! ma bonne marraine! murmura la fillette, qui avait coutume de nommer ainsi sa protectrice. -Taisez-vous tous deux! ordonna dame Honorée, en s’asseyant sur le banc de granit à la place qu’ils venaient de quitter. Taisez-vous, libertin! Taisez-vous, effrontée! Je vous maudis des deux mains!» Cela lui fit du bien s’asseoir. Elle s’éventa avec son mouchoir et sembla se recueillir comme un juge qui va prononcer un arrêt sans appel. «Madame ma tante, reprit le page d’un air contrit, voulez-vous que je vous aille chercher un verre d’eau avec un tantinet d’essence des quatre fleurs? -Taisez-vous, infâme! répliqua la béguine. Taisez-vous, surborneur! Vous devriez mourir de contrition et de honte. On me l’avait déjà dit; je ne voulais pas le croire! -Ah! fît maître Pol, qui dressa l’oreille, on vous l’avait déjà dit! -Taisez-vous! Non, la messe du matin n’est pas finie. J’irai à la messe de midi, à la chapelle Saint-Roch. Jour de Dieu! vous goûterez de la Bastille, mon neveu! et vous irez voir au For- l’Évêque si j’y suis, mijaurée! Jour de Dieu! Jour de Dieu! miséricorde! dans mon jardin! à deux pas de ma maison! Des enfants que j’ai comblés de bienfaits! -Madame ma tante, insinua maître Pol bien doucement, nous étions en train de parler de vous... et si vous vouliez me dire seulement le nom du coquin qui nous a calomniés... -Taisez-vous! calomniés! n’ai-je pas vu de mes yeux! Çà! misérable sujet, ce n’était pas une mauvaise idée que vous aviez de m’aller chercher de l’eau des quatre fleurs: je me sens faible.» Avant qu’elle eût achevé, le page avait déjà fait une demi- douzaine de bonds vers la porte de la maison. Elle le rappela. «Dans l’armoire, à droite de mon lit, expliqua-t-elle. Joignez-y, détestable scélérat que vous êtes, une burette de vin de Sicile, car je crois que je vais défaillant... et un biscuit. Dieu vous punira... La burette est entamée, sur ma table de nuit. Les biscuits sont dans un sac sur mon prie-Dieu.» Elle mit sa tête entre ses mains. Éliane s’agenouilla près d’elle. «Marraine! fit-elle; ma chère marraine!» Sa voix était si douce qu’un sourire essaya de naître sur la mine refrognée de la bonne dame. Éliane ajouta tout bas: «Nous nous aimons de tout notre coeur! -Jésus! s’écria dame Honorée, rendue à tout son courroux, pensez- vous m’apprendre du nouveau, ma mignonne? Sur ma foi, je l’ai bien vu! Je l’ai trop vu! Et je puis ajouter qu’en toute ma vie je n’avais rien vu de pareil! Ah! ah! vous vous aimez, voilà vraiment une belle excuse! Et vous me le dites, encore! Supposez-vous que mes oreilles soient faites à de pareils scandales? Fi, ma mie, fi! -Marraine, supplia Éliane, nous comptions sur vous pour nous marier!» Les deux mains de la béguine tombèrent. «Vous marier! répéta-t-elle. Mais, triste fille, à mon compte il y a encore neuf ans! «Et d’ailleurs, s’interrompit-elle, c’est affreux! inouï! épouvantable! Depuis que le monde est monde, on n’a jamais ouï parler de cela!» Maître Pol revenait avec un plateau supportant l’eau des quatre fleurs, la burette de vin de Sicile et une pyramide de biscuits. «Vous servirai-je, marraine! demanda Éliane. -Le plus souvent! s’écria dame Honorée. Tout est fini entre nous, ma belle! Et je vous défends de m’appeler marraine. Jésus! deux enfants de cet âge-là! Dans mon jardin avec neuf ans à courir.» Elle but un bon verre de vin, fortifié par quelques gouttes d’essence. Maître Pol saisit ce moment pour dire: «Madame ma tante, Éliane est pure comme les anges du ciel!» La béguine le regarda en face avant de poser son verre vide sur le plateau. «J’en avais besoin, fit-elle. J’étouffais.» Puis elle reprit, déjà notablement calmée. «Pure comme les anges du ciel, c’est bien cela, maître fou! et toi plus blanc que la blanche hermine, n’est-ce pas? ce qui n’empêche que sans le petit Saint-Venant...» -Ah! fit pour la seconde fois Pol de Guezevern, c’est donc bien mon bon ami Saint-Venant qui a fait le coup, je m’en doutais! -Je te défends de rien entreprendre contre lui! prononça impérieusement dame Honorée, Saint-Venant est un petit saint! -Que voulez-vous que fasse un prisonnier de la Bastille? demanda ce bon apôtre de page. -C’est juste! on va t’y fourrer, mon neveu! Et dans le meilleur donjon, vois-tu! ou j’y perdrai mon nom! Et quant à vous, demoiselle...» Elle s’arrêta. Éliane la regardait en souriant. «Bien, bien, fit la bonne dame qui détourna les yeux, tu vas essayer de m’ensorceler, petite péronnelle, c’est clair. Tu n’as pas envie de faire connaissance avec le For-l’Évêque? Jour de Dieu! Vous êtes deux méchantes créatures! J’avais arrangé toutes choses pour dans neuf ans. Était-ce si long? Tu t’ennuies donc bien avec moi, fillette? -Nous nous aimons,» répondit Éliane, qui tendit sa main à maître Pol d’un geste plein de gentille dignité. Le page baisa cette main avec transport. Nous sommes bien forcé de dire que dame Honorée lui lança un maître soufflet. «Devant moi! s’écria-t-elle indignée. Jour de Dieu! Le monde va finir! -Madame ma tante, nous ne ferons rien pour cela, dit le page, tendant son autre joue: voici pour la Bastille. Je vais payer maintenant pour le For-l’Évêque. Frappez!» La béguine attira cette joue à elle et la baisa. «Bonne, bonne marraine!» s’écria Éliane en se jetant à son cou. Et tous deux s’assirent, l’un à droite, l’autre à gauche, entourant dame Honorée de leurs caresses attendries. «Mes pauvres enfants! dit celle-ci après un silence, vous pensez bien que je ne me suis jamais trouvée à pareille fête. On me parle d’amour ici, la bouche ouverte, et cela ne me scandalise pas trop, parce que... parce que... Ma foi, en définitive, je serais bien embarrassée de dire pourquoi! -Je suis une moitié de capucine, et, dans ma jeunesse, j’aurais cru offenser Dieu en faisant ce que vous faites; l’autre moitié de moi ne vaut rien, puisque je n’ai jamais eu le courage de prononcer mes voeux. Vous êtes deux bons petits coeurs, et jolis comme des anges. Ta joue reste toute rouge, mon pauvre neveu; est- ce que j’ai frappé bien fort? C’est certain que vous feriez un mignon ménage. Mais, où mettrais-tu ta femme, Pol, mon ami? dans ta chambrette de page? Et toi, Éliane... embrasse-moi encore, fillette... avec quoi nourrirais-tu les petits enfants qui viendraient? «Jésus! Jésus! s’interrompit-elle en rougissant abondamment, et en se signant. De quoi vais-je m’occuper! donne-moi un doigt de vin, mon neveu. Il est bien sûr qu’Éliane, mariée, ne pourrait plus demeurer chez moi. Ne pouviez-vous attendre seulement les neuf années?» Elle souriait en faisant cette question inutile. Elle sourit encore en ajoutant: «Allez! neuf ans sont bientôt passés!» Voyant la tournure que prenait l’entretien, nos deux amoureux croyaient cependant avoir cause gagnée. Ils écoutaient déjà dans leur rêve le carillon des cloches de l’église neuve des Capucines sonnant à toute volée pour leur mariage. Quand la bonne dame Honorée eut bu son doigt de vin de Sicile, elle se prit à réfléchir. Éliane et maître Pol avaient beau la caresser désormais, elle ne parlait plus. «Voilà! dit-elle tout à coup; le mieux est d’aller à la guerre, mon neveu de Guezevern, et toi, petite, tu entreras au couvent. -Mort de moi! s’écria maître Pol indigné, est-ce que vous vous moquez de nous, madame ma tante? Je suis d’âge à nourrir ma femme, et je le montrerai bien! D’ailleurs, je ne suis pas un mendiant, peut-être: l’héritage de M. le comte de Pardaillan peut m’arriver un jour ou l’autre.» Dame Honorée le regarda tristement. «En es-tu à souhaiter la mort de tant de chrétiens? murmura-t- elle; sois donc aujourd’hui content. Roger de Pardaillan Guezevern, ton cousin et mon neveu, est mort à l’armée de Flandres. Il ne reste plus que sept jeunes hommes bien portants, y compris tes trois frères aînés, entre toi et la fortune du comte. -Je suis bien sûre, marraine, dit Éliane d’un air offensé, que Pol de Guezevern ne souhaite la mort de personne. Il n’a pas besoin de cela. Voilà qu’il est un homme, il a promis de se corriger. Je suis prête à partager avec lui la bonne comme la mauvaise fortune.» Par-dessus les genoux de dame Honorée, le page saisit les belles petites mains d’Éliane et les dévora de baisers. La bonne béguine avait les sourcils froncés terriblement, mais c’était pour dissimuler cet obstiné sourire, qui lui revenait sans cesse, et malgré elle ses yeux se mouillaient. «Devant moi! voulut-elle dire. Devant moi! criminels! osez-vous bien!...» Puis, sans savoir ce qu’elle disait, peut-être, car elle était émue et quelque pauvre rêve de jeunesse agitait ses souvenirs, elle ajouta: «C’est beau, l’amour, c’est bon!» Encore une fois, nos deux amants virent le ciel ouvert. Mais dame Honorée se leva brusquement, comme si ses propres paroles l’eussent éveillée en sursaut. «Jésus! fit-elle, où allons-nous! Je crois que, moi aussi, je deviens folle! Voilà, en vérité, d’honnête besogne que nous faisons à nous trois! Je devrais avoir grande honte. Monsieur mon neveu, et toi, petite, l’amour est un péché, voilà le vrai. Pour se marier il faut avoir de quoi. Où sont vos rentes?» Éliane et maître Pol baissèrent les yeux sans répondre. «Vous ne pouvez travailler de vos mains, mon neveu, reprit dame Honorée, parce que vous êtes gentilhomme; je crois bien qu’Éliane est noble aussi, quoique je n’en aie point la certitude. Il faut vivre. La faim chasse, dit-on, l’amour, et le désespoir vient vite auprès d’un berceau où souffre la petite créature qui n’avait pas demandé à naître. Mes enfants, vous ne vous reverrez plus. -Oh!» firent à la fois les deux condamnés. Et je suppose bien que maître Pol mit un juron ou deux au bout de cette exclamation. Peut-être trois. «Vous ne vous reverrez plus, continua la bonne dame, jusqu’au jour de votre mariage. Et vous ne vous marierez que quand vous aurez de quoi manger du pain sec noblement, sans déroger ni déchoir.» Ils voulurent protester, mais elle leur ferma la bouche d’un geste qui n’admettait pas de réplique. «Pour manger du pain sec, poursuivit-elle, il faut à tout le moins douze cents livres par an. Quand on prend chez soi une jeune fillette comme je l’ai fait pour notre Éliane, on s’engage. Je contribuerai volontiers pour deux cents écus à l’oeuvre de votre bonheur terrestre. C’est beaucoup, car je ne suis pas riche. La paix! ne me remerciez pas. Reste à trouver les deux cents autres écus tournois. Vous pourriez lever bien des pavés avant d’en faire la découverte; aussi, monsieur mon neveu, ne prenez point ce moyen. Rentrez chez votre maître, dites-lui franchement la maladie que vous avez et demandez-lui qu’il vous élève au grade d’officier à six cents livres de gages.» Maître Pol baissa la tête dolemment. «Autant vaudrait, grommela-t-il, me conseiller d’aller à la rivière avec une pierre au cou. J’ai vingt-quatre écus l’an chez M. le duc, et, avant-hier, il voulait me jeter à la porte, disant que je lui coûtais trop cher!» Dame Honorée prit Éliane par la main. «Tous agirez comme il vous plaira, monsieur mon neveu, dit-elle. J’attendrai votre réponse jusqu’à demain matin. Demain matin, comme ce serait tenter Dieu que de vous laisser ainsi l’un auprès de l’autre, Éliane partira pour Nancy, où madame de Pardaillan- Montespan, ma cousine, est prieure, et j’irai de mon pied chez M. de Vendôme pour le sommer de vous envoyer en Bretagne. Venez, ma fille. Mon neveu, je prie Dieu qu’il vous garde de tout mal!» Elle se dirigea vers son logis d’un pas digne. En chemin, la pauvre Éliane ne se retourna qu’une seule fois pour envoyer au page un baiser triste et découragé. Elle pleurait. Maître Pol ferma ses deux poings et enfila d’un temps tout ce qu’il savait de jurons. Sa première pensée fut de se lancer tête première contre le tronc d’un gros tilleul, afin de guérir tout d’un coup sa peine; mais il réfléchit qu’avant de mourir il serait juste et bon d’assommer un peu son ennemi intime, Renaud de Saint-Venant, second écuyer de madame la duchesse. Cette idée mit du baume dans ses veines. Il resserra le ceinturon de son épée, posa son feutre de travers et sortit du jardin à grands pas. V D'Un Remède Excellent Contre La Colique. Il y avait loin du jardinet dit le Clos-Pardaillan jusqu’aux communs de madame la duchesse, situés à l’autre extrémité de l’hôtel de Mercoeur. Maître Pol, en chemin, aurait eu tout le temps de calmer ses esprits, mais il était de Bretagne et il avait le diable au corps. Le temps ne servit qu’à chauffer au rouge sa colère. Quand il arriva dans le quartier des officiers de madame de Vendôme, il écumait. Il monta quatre à quatre l’escalier qui conduisait à la chambre de Renaud et jeta la porte en dedans d’un coup de pied. Par fortune, Renaud était chez lui, en train de plastronner avec son épée pour s’entretenir la main. Il n’avait pas probablement la conscience bien tranquille et savait ce qui lui pendait à l’oreille. C’était un garçon de gracieuse tournure, trop blond, trop mince, trop joli et qui ne méritait nullement la qualification de «méchant singe» à lui appliquée par notre héros. Méchant, il se pouvait, mais singe c’était injuste. Il avait l’air doux et souriant, la barbe soyeuse, l’oeil un peu incertain. Il pouvait compter une ou deux années de plus que maître Pol, qui avait la tête au-dessus de lui. Au bruit de la porte qui tombait, désemparée, il se retourna et se mit en garde à tout hasard. Ce n’était peut-être pas le le plus vaillant garçon du monde, mais chacun, en ce temps-là, était habitué à payer de sa personne. «Que viens-tu faire chez moi, Guezevern? demanda-t-il en plantant la pointe de son arme droit entre les deux yeux du page. -Tiens! fit celui-ci, te voilà justement comme je voulais, Renaud de Saint-Venant, lâche domestique de femme, dénonciateur, menteur et poltron! Sur ma foi, je n’aurais pas osé te donner les étrivières, si tu n’avais eu l’épée à la main!» Renaud devenait livide pendant que l’autre parlait, droit devant lui et les bras croisés sur sa poitrine. «Prends garde!» menaça-t-il en serrant convulsivement la garde de sa rapière. Maître Pol ne dégaina point. Il fit un pas. Saint-Venant, sans se fendre, allongea le bras violemment et lui porta un coup droit en plein visage. Maître Pol passa sous l’épée, si près que l’arme fouetta ses cheveux. Il saisit l’écuyer à bras-le-corps et le terrassa comme il eût fait d’un enfant. «Pitié! ami Guezevern, s’écria Saint-Venant, qui tremblait. Chacun sait bien que tu es plus fort que moi. Expliquons-nous. Te voyant si fort en colère, mon premier mouvement a été de me défendre...» Sa voix s’étrangla. Le page le tenait à la gorge. «Relève-toi! ordonna celui-ci, et à genoux! Je te donne à choisir, ou bien je vais te fendre le crâne avec ta propre rapière qui est celle d’un coquin, ou bien je vais appeler tous nos camarades et te fouetter à nu avec ton ceinturon. Lequel te convient le mieux, couleuvre? Sois franc pour la première fois de ta vie, et ne fais pas de compliment!» Afin que Saint-Venant pût répondre, maître Pol lui lâcha la gorge un peu. «Ami Guezevern, dit-il, vous me jugez mal, et je confesse le tort que j’ai eu de m’être mêlé d’une chose qui ne me regardait point; si vous voulez-vous casser le cou, vous êtes le maître. Ah! je veux mourir, si l’on me reprend jamais à rendre des services pareils!» Il mit ses deux mains au devant de sa figure parce que le talon du page faisait un mouvement. «Suis-je cause, reprit-il, si la sympathie m’entraînait vers vous? La jeune fille est jolie, c’est vrai; mais vous pouvez prétendre plus haut. -Tais-toi, fit le page, ou je t’écrase! -La belle avance, ami Guezevern! quand vous m’aurez écrasé, et ce n’est pas bien difficile puisque je sors d’avoir les fièvres, vous ne saurez pas le résultat de commission que vous m’aviez donnée.» En ce moment, maître Pol n’avait aucun souvenir d’avoir donné une commission quelconque à Renaud de Saint-Venant. «Allons! dit-il, choisi, Il faut que je m’occupe de mon mariage, et je n’ai pas trop de temps. La tête fendue ou le fouet! pas de milieu. -J’ai fait tout Paris, murmura Renaud, pour savoir où se vend ce fameux remède contre la colique.» D’abord, maître Pol se mit à rire. «Es-tu aussi sot que méchant? grommela-t-il. -Ni sot ni méchant, repartit Renaud. Je sais ou trouver le remède.» Maître Pol comprit mieux cette fois, car il parut réfléchir. «Or çà, mon ami Renaud, dit-il après un silence, te reconnais-tu vaincu? -Sans ressources, répondit Saint-Venant, qui essaya de sourire. -Rends-toi donc, poursuivit le page. -Je me rends. -À merci? -À merci. -Qu’offres-tu pour ta rançon? -Le remède. -Je ne veux pas du remède. Combien as-tu dans ta bourse? -Peu de chose. -Combien? -Six ou sept écus. -Montre,» fit le page. Saint-Venant obéit aussitôt et tira de ses chausses une bourse remarquablement plate. Maître Pol la prit. Elle contenait un écu d’or, valant vingt livres tournois, plus deux piécettes d’argent. «Où se vend le remède? demanda le page. -À l’enseigne du Mortier-d’Or, rue Aubry-le-Boucher, chez maître Barnabi, le drogueur de la reine-mère.» Le page, qui jusque-là l’avait tenu en bride, le lâcha tout à fait. «Monsieur le second écuyer de madame la duchesse, lui dit-il, je vous prends à rançon. Cette pièce d’or et ces deux piécettes d’argent représentent pour moi le décuple de votre valeur réelle: je fais donc une bonne affaire. En conséquence de cet excellent marché, non-seulement je vous permets de vivre et de continuer vos fourberies, mais encore je m’engage à vous laisser passer dans les cours de l’hôtel et dans la rue sans vous tirer l’oreille, longue comme la langue d’un chien qui a soif. À ceci, je ne mets qu’une restriction, c’est que vous marcherez droit, monsieur le second écuyer. Si je vous rencontrais encore en travers de mon chemin, je vous jure que je vous tordrais le cou sans pitié.» Ayant prononcé ce discours, maître Pol mit la bourse dans sa poche, et prit congé. L’argent de la bourse fut très à l’aise dans sa poche, qui, avant cela, ne contenait rien du tout. Dès qu’il fut parti, Renaud de Saint-Venant se releva, reprit son épée et la mit au fourreau. Il s’assit sur le pied de son lit. Au bout de trois minutes de méditation, il se leva souriant, brossa son pourpoint, que sa chute avait légèrement gâté, et boucla ses cheveux devant son miroir. «Nous verrons, pensa-t-il tout haut, quand elle sera sa femme.» Maître Pol avait déjà quitté l’hôtel de Mercoeur et remontait à grands pas la rue Saint-Honoré en se dirigeant vers le cimetière des Innocents. Il est constaté que l’invasion des moeurs italiennes avait poussé, à Paris, le débit des drogues à des proportions extravagantes, sous les reines Médicis. La rue des Lombards tout entière, la rue Aubry-le-Boucher et leur trait d’union, la ruelle des Cinq-Diamants, étaient pleines d’officines, où alambics, cornues et réfrigérants fonctionnaient du matin au soir. Mathieu Barnabi, un peu Italien, davantage Israélite, mais au trois quarts Arabe, au dire de ses ennemis, et tout à fait païen, avait la troisième boutique en entrant par le marché des Innocents, et son enseigne, ornée d’un mortier d’or, annonçait aux passants que Marie de Médicis, la reine mère, l’honorait de sa confiance. Il partageait du reste ce privilège avec un grand nombre de fabricants de mort-aux-rats: la reine-mère faisant, comme son illustre devancière Catherine, une prodigieuse consommation de panacées. Outre les médicaments grossiers, guérissant les maladies ordinaires, Mathieu Barnabi vendait des breuvages qui rendaient la jeunesse aux vieillards, des élixirs de beauté et des philtres d’amour. Il avait également dans sa boutique une certaine eau très-puissante qui, répandue matin et soir sur la tête d’une figure de cire, représentant le premier venu, lui donnait la fièvre tierce à distance et le faisait mourir lentement d’une maladie de langueur. Peu d’hommes, à Paris, pouvaient se vanter d’avoir une clientèle comme celle de Mathieu Barnabi, premier élève, comme il s’intitulait lui-même, du grand Florentin Cosme Ruggieri, mort quelques années auparavant en odeur de diablerie. La cour et la ville s’empoisonnaient chez lui. Il va sans dire qu’il était un peu sorcier avec cela, et que les héritages, annoncés par lui, arrivaient toujours quand on achetait de sa poudre. Maître Pol le trouva dans son sanctuaire, vêtu d’une longue robe de velours noir, lamée d’argent, et entouré d’un muet cénacle d’oiseaux empaillés. Comme c’était le matin, la foule noble n’assiégeait point encore sa porte; il donnait des consultations bourgeoises. Le sanctuaire de Mathieu Barnabi était une salle assez vaste, éclairée par une seule fenêtre ogive qui avait des vitraux de cathédrale. Une mise en scène savante l’avait encombrée d’objets disparates et bizarres: énormes manuscrits hébreux ou arabes, ouverts sur des pupitres; vases aux formes monstrueuses, pleins de divers liquides dont l’odeur montait au cerveau; bocaux de verre où l’alcool conservait des salamandres, des dragons et des serpents; cornues, matras, alambics, squelettes d’animaux et d’hommes; bref, tout le mobilier industriel du charlatan qui veut frapper les imaginations grossières. Parmi ces bric-à-bracs inanimés, il y avait un meuble vivant. Non loin du fauteuil où Mathieu Barnabi s’asseyait, le nez chargé de rondes lunettes, et déchiffrant un bouquin oriental, un grand loup noir, vautré dans la poussière, secouait de temps en temps la chaîne qui le retenait captif. Quand maître Pol franchit le seuil de ce tabernacle, Mathieu Barnabi, au lieu de tourner les yeux vers lui, regarda attentivement un globe de verre qui contenait une liqueur teinte d’un vif azur et d’une extraordinaire limpidité. Le loup noir se mit sur ses quatre pattes. Et au moyen d’un procédé fort adroit, les oiseaux empaillés, suspendus à la voûte, virèrent sur leurs fils, entre-choquant avec bruit les plumes desséchées de leurs ailes. Maître Barnabi prononça deux mots d’un langage inconnu. Le loup noir se recoucha, les oiseaux empaillés reprirent l’immobilité. «Maître, commença le page, non sans une certaine émotion, je viens vous trouver... -Je sais pourquoi tu viens, mon fils, l’interrompit le drogueur avec majesté. Je te connais comme je connais toutes créatures humaines; je connais ta secrète ambition comme je connais toutes choses sous le ciel.» Le page hésita entre la vague frayeur qui essayait de le prendre et sa native effronterie. «Mort de moi! s’écria-t-il, ou m’avait bien dit que vous étiez une moitié de démon! Si vous savez ce qui m’amène, servez-moi vite, maître Mathieu, car je suis pressé.» Il faut confesser ici qu’avant d’entrer, le page avait dû décliner son nom à la porte de la rue. Ceci, aux yeux du lecteur, pourra diminuer d’autant le miracle; mais, en définitive, le nom de Guezevern, obscur serviteur du bâtard de Bourbon, ne racontait point ses affaires privées et vous allez bien voir que l’élément merveilleux ne manquait point dans la boutique de Mathieu Barnabi. La merveille, en effet, chez les sorciers d’autrefois, comme chez les sorciers d’aujourd’hui, c’est l’adresse. Vous admirez les tours des danseuses de corde et des acrobates: moi aussi, mais j’admire bien mieux l’étonnant effort de ces funambules de l’intelligence. Notre dix-neuvième siècle se figure qu’il ne croit plus à rien, aussi croit-il à tout: c’est la loi. Jamais époque n’a mis plus de burlesque gravité à prendre des vessies pour des lanternes. Nous avons des augures qui s’entre-regardent sans rire. Je pose en fait qu’en 1866, les farces du diacre Paris auraient un succès fou, s’il était encore permis de faire orgie dans les cimetières. L’Amérique vomit sur nous des torrents de glaciale absurdité. Nous raillons Mathieu Laensberg en refaisant ses almanachs plus mal; nous nous moquons des ténèbres du moyen âge en brandissant une chandelle éteinte; nous insultons à la superstition antique, plongés que nous sommes jusqu’au cou dans un mysticisme trouble, sans grandeur ni poésie où les pittoresques épouvantements d’autrefois sont remplacés par une planche qui bascule ou par un pied de bois qui remue! Et nous avons d’effrénés comiques qui n’ont pas pudeur d’appeler cela de la SCIENCE! Ô science! oeil sublime, regard d’aigle embrassant la terre et le ciel! Depuis cent ans, tu as répandu sur le monde la lumière de dix siècles. Il faut bien que tout triomphe ait son outrageux revers. Et qu’importe, en définitive, le radotage de ces queues- rouges, blasphémant, par derrière les éblouissements de ton char? Aujourd’hui, comme autrefois, le suprême talent du sorcier consiste à savoir d’avance ce qu’il est censé prédire. On a prétendu que la fameuse mademoiselle Lenormand avait une police à elle, très-bien organisée, outre les renseignements qu’elle puisait à la police générale. C’est ici le fonds de magasin de ce fantastique commerce. L’habileté gît dans la manière d’exploiter ce fonds. Il y a des sorciers au tas et des virtuoses de la sorcellerie. Paris est plein de sujets lucides qui meurent de faim, tandis que quelques- uns roulent carrosse. Une fois étant donné le fond, c’est-à-dire le renseignement originel, il y a le calcul des probabilités et le travail de déduction. Sans aller plus loin que Londres la police anglaise, en combinant ces trois bases, arrive à des résultats qui tiennent de la magie. On a dit avec raison que les hermétiques du moyen âge, ces charlatans convaincus, trouvèrent le grand art de la chimie. On peut dire avec la même vérité que ces autres charlatans, moins sincères, les sorciers des seizième et dix-septième siècles, inventèrent la police. Mathieu Barnabi se tourna lentement vers maître Pol et l’examina d’un oeil sévère. «Vous êtes tous pressés!» murmura-t-il. Puis, feuilletant avec solennité le manuscrit ouvert devant lui, il ajouta: «Penses-tu que l’homme puisse diriger à son gré les ciseaux de la Parque? Il y a trop d’existences, mon fils, entre toi et la fortune à venir.» Maître Pol ouvrit de grands yeux. «Les profanes s’étonnent toujours, poursuivit Mathieu Barnabi, quand nous lisons à voix haute le livre de leurs secrètes pensées. Ils entendent ainsi avec surprise le plus souvent, et parfois avec frayeur la voix de leur conscience qui n’avait pas osé parler distinctement. -Sainte croix! grommela le page, quel diable de grimoire raconte ce bonhomme? -Là-bas, dans les halliers de Basse-Bretagne, continua imperturbablement le sorcier, tu étais un enfant simple et craignant Dieu. Tu es venu à Paris, Pol de Guezevern, et tu as pris bien vite les moeurs du prince dissolu que tu sers. La soif de l’or est née en toi, depuis que l’amour s’est allumé dans ton coeur... -Bonhomme, interrompit maître Pol stupéfait, avez-vous des yeux qui voient à travers la poitrine? -Les yeux de la science, mon fils, répliqua Barnabi d’un ton paisible, perceraient des murailles d’acier.» Car ils prenaient déjà ce pauvre noble mot «la science» pour le mettre à toute sauce. «Grâce aux yeux de la science, poursuivit Barnabi, je vois au travers de vous comme si vous étiez de verre. Faisons le compte des obstacles qui sont entre vous et l’objet de vos désirs. J’aperçois sept personnes vivantes et bien portantes. -Entre moi et Éliane! s’écria le page. -Entre vous, mon fils, et la fortune du comte Pardaillan- Pardaillan, votre oncle à la mode de Bretagne. C’est cette fortune qui vous donnera Éliane. Nous avons d’abord M. le vicomte de Pardaillan, un jeune homme, puis les deux fils d’Éléonore-Amélie de Montespan, qui sont à l’armée, puis madame de Guezevern- Pardaillan et son fils, puis M. le baron de Gondrin-Montespan, qui est sur la même ligne que vous. -Foi de Dieu, jura maître Pol, je sais tout cela aussi bien que vous, bonhomme. -Et vous ne reculez pas devant le nombre des victimes? demanda le drogueur. -Hein? fit maître Pol qui dressa l’oreille. Les victimes!... -Parmi lesquelles, ajouta Barnabé avec onction, se trouvent naturellement vos trois frères aînés. -Mort de mes os! gronda le page qui fronça le sourcil, à quel jeu jouons-nous, vieux suppôt de Satan! J’ai fait de mon mieux pour ne pas comprendre... c’est donc vrai, à la fin, ce qu’on raconte des poudres de succession? Sais-tu une chose? On rachèterait bien des gros péchés en te tuant comme un chien galeux au fond de ta niche.» Mathieu Barnabi referma son livre lentement. «J’ai voulu vous éprouver, mon fils, dit-il. N’élevez point la voix, croyez-moi. La vôtre doit, être modeste. Si vous aviez à l’heure qu’il est la succession de votre oncle, M. le comte de Pardaillan, vous pourriez parler haut dans ma pauvre maison. Mais vous ne possédez ni sou ni maille, mon fils, et dès que je le voudrai, je vous ferai jeter dehors par mes valets, grâce à la protection que veut bien m’accorder madame la reine mère. -Si la reine mère savait le métier que tu fais..., commença maître Pol. -Jeune homme, interrompit Barnabi, si vous aviez accepté mes offres, vous seriez à présenté la prison du Châtelet. Nous vivons dans un temps mauvais, et j’ai déjà prévenu bien des crimes. Assez de paroles entre nous. Venez-vous pour un horoscope? -Je viens tout uniment, répondit le page, pour vous acheter un remède contre la colique.» Mathieu Barnabi sourit et dit en lui tendant la main d’un air paterne: «Enfant, je le savais. La preuve, c’est que votre remède est tout préparé, dans cette fiole que vous voyez ici sur la troisième tablette, marquée de la lettre D (dispepsia), qui est le nom latin de la colique» Maître Pol regarda la fiole du coin de l’oeil. «Ah! ah! fit-il. D’avance! vous connaissez donc le malade? -Mon fils, prononça le drogueur avec emphase, bien avisé serait celui qui trouverait l’homme ou la chose que je ne connais point ici bas.» Quoi qu’il en eût, le page subissait dans une certaine mesure l’effet de ce charlatanisme. Voilà pourquoi le commerce des marchands de chimères est si bon: c’est qu’on a beau se moquer d’eux, on prend de leurs almanachs. Il ne faudrait point croire, d’ailleurs, que le page se moquât franchement de Mathieu Barnabi. Il n’eût pas été de son temps. Tout au plus avait-il défiance. «Bonhomme, dit-il, si vous connaissez le malade, vous devez savoir qu’il est de ceux avec qui on ne plaisante pas. -Jamais je ne plaisante avec ceux qui souffrent, répliqua noblement le drogueur. Un prince souverain sur son trône est pour moi l’égal du plus pauvre mendiant. -Combien coûte le remède?» demanda maître Pol, qui avait marché vers la tablette et mettait la main sur la fiole. Le loup noir s’élança d’un bond si violent, que sa chaîne faillit l’étrangler; les oiseaux tournèrent follement, les reptiles s’agitèrent dans les bocaux d’alcool, et une voix qui semblait sortir de la voûte commanda: «Noli tangere!» Le page s’arrêta, quoiqu’il ne comprît point cette façon latine de dire: Ne touchez pas! Le drogueur se leva, ôta ses rondes lunettes et développa toute la hauteur de sa taille, qu’il avait longue et maigre. «Tout le trésor de notre royal maître, Louis XIIIe du nom, déclama-t-il, ne suffirait pas à payer le contenu de ce flacon. Cela s’achète par gouttes, mon fils, et chaque goutte vaut un écu d’or. -En ce cas là, bonhomme, dit le page avec mauvaise humeur, donne- m’en une goutte et que le diable t’emporte! Je n’ai qu’un écu d’or entier, avec quelque menue monnaie... et si la goutte ne fait pas miracle, gare à ta nuque, par la sambleu!» Le drogueur, au lieu de se fâcher, lui prit la main et en examina l’intérieur avec attention. «Beau jeune coq de Bretagne! murmura-t-il, et qui chante haut déjà! Rude ligne de vie! mais traversée Dieu suit comme! «Ohimé! s’interrompit-il tout à coup. Vous serez comte, monseigneur! comte de Pardaillan-Pardaillan, ou que je meure sans repentir! Ne dérangez pas votre main; je n’ai jamais lu plus curieux livre. Votre femme sera veuve longtemps avant l’heure de votre décès. Et, longtemps après l’heure de votre mort, vous signerez de bonnes cédules... car vous serez homme de chiffres, malgré votre galante épée, mon fils. Et vous oublierez votre propre nom. Par Hermès! en voici bien d’une autre! Vous ramerez sur les galères de l’infidèle, et vous ne connaîtrez pas le nombre de vos enfants... -Bonhomme! interrompit maître Pol qui riait, malgré votre méchant loup, vos oiseaux et vos serpents, vous êtes un joyeux compère! Tout cela est fort divertissant, sur ma parole! -Ohimé! ohimé, poursuivait Mathieu Barnabi, sincèrement enthousiasmé, la bonne aventure! vous resterez enterré quinze ans, et vous ressusciterez comme Lazare, pour faire un miracle. Or ça, mon fils, je ne vivrai peut-être pas assez vieux pour voir tout cela, mais cela sera. En attendant, vous aurez, à crédit, assez de mon élixir pour guérir un taureau. Mettez un genou en terre, s’il vous plaît, et recevez la manne!» Il avait pris à la main le petit flacon renfermant le précieux liquide. «Devant le dieu Crédit, déclara maître Pol joyeusement, ce n’est pas un genou que je mettrai en terre. Si j’en avais une demi- douzaine, je les fléchirais tous de grand coeur.» Et il se prosterna de bonne grâce. Mathieu Barnabi éleva pieusement la fiole au-dessus de sa tête. «Ceci, dit-il, est la panthériaque absolue, le résolvant universel, la septième essence du TOUT. Amen. -Et cela guérit la colique? voulut constater maître Pol. -La colique, répliqua Mathieu BarnaM avec volubilité, la teigne, le haut-mal, la fièvre maligne, le tétanos, la goutte, la mélancolie, la pituite, la migraine, l’incontinence des sens, la stérilité de la femelle, l’impuissance du mâle, la gourme des enfants, la rage des dents, l’alopécie précoce, le strabisme, le bégayement, la paralysie, l’apoplexie, l’hypocondrie, l’hystérie...» Il s’arrêta pour prendre haleine. Maître Pol dit de bonne foi: «Je ne m’étonne pas si cela coûte si cher! -Et généralement, acheva Mathieu Barnabi, toutes les incommodités quelconques attachées à la condition de notre misérable nature humaine. -Amen! fit à son tour le page. Mais alors pourquoi vendez-vous d’autres remèdes? -Parce que les mortels ne sont pas égaux, répéta le drogueur. On ne peut donner à tout le monde le médicament des rois. Souvenez- vous de ceci, mon fils: quand vous serez riche, vous me devrez vingt doubles pistoles. Emportez ce flacon, il est à vous. Voici comme il faut doser: deux gouttes pour un enfant, quatre gouttes pour une femme, huit gouttes pour un homme fort, seize pour un cheval. S’il s’agit de M. de Vendôme, vous pouvez mettre vingt- quatre gouttes.» VI César Et Alexandre. Ce matin-là, M. de Vendôme s’était éveillé de pitoyable humeur. N’ayant pas trouvé son page au chevet de son lit, il jura tout d’abord comme un païen et appela sa maison entière pour avoir ses chausses, ses pantoufles, sa robe, son vin bouilli et le reste. On lui donna bien ce qu’il voulut, mais personne ne sut lui dire où était ce mécréant de Guezevern, ce fainéant, ce maraud, ce sauvage, ce Bas-Breton, comme disait M. le duc avec un dédain suprême, quand il avait épuisé son chapelet d’injures. Plus de vingt fois, avant son déjeuner, M. le duc demanda ce maladroit, cet ivrogne, ce butor de Guezevern; il n’était bon à rien, assurément, qu’à brelander, à jurer, à boire; mais quand ce n’était pas lui qui faisait les petites affaires de M. de Vendôme, M. de Vendôme était bien malheureux. «Ventre-saint-gris! promit-il du meilleur de son coeur, quand Tête-de-Boeuf va revenir, je le renverrai comme un chien errant, à coups de fouet. Mais, non! il serait trop content de vaguer en liberté par la ville. Je l’attacherai à un arbre de mes propres mains, et je lui compterai cent étrivières. -Est-ce monsieur mon frère qui parle de compter jusqu’à cent? dit une belle et sonore voix dans l’antichambre. Miracle! -Il ne nous manquait plus que cela! gémit César de Vendôme. Voici M. le grand prieur qui vient nous débiter un sermon, ventre-saint- gris! Coquin de Mitraille, dis-lui que j’ai la colique et ne puis recevoir.» Le pauvre laquais qui portait ce joli nom de Mitraille, et qui jouera dans notre drame un recommandable rôle, n’eut pas même le temps de se retourner pour exécuter l’ordre de son maître. «Bonjour, César-Monsieur,» dit la voix mâle au seuil de la porte. Et un homme de haute taille bien campé sur des jambes solides, fit son entrée d’un air calme, mais plein d’autorité. Il était plus jeune que le duc de Vendôme, son frère, et ressemblait comme lui au feu roi. Comme lui aussi, il paraissait plus que son âge. «César-Monsieur» était le titre officiel que l’aîné des fils de Gabrielle d’Estrées avait reçu au jour de sa naissance. Alexandre de Bourbon-Vendôme, grand prieur de France, portait le costume de l’ordre de Malte et sa grande épée, bouclée haut, tombait droit le long de sa dalmatique. Il tendit la main à son frère qui lui rendit un sourire presque soumis en balbutiant à son insu: «Vîtes-vous jamais colique si obstinée que la mienne, Alexandre? -Jamais, répondit le grand prieur. Faites-nous, je vous prie, servir à déjeuner. J’arrive à cheval du prieuré neuf, là-bas, de l’autre côté de la porte du Temple, et l’air du matin m’a donné bel appétit. -Que je voudrais être comme vous, monsieur mon frère! soupira César. Le magnanime estomac que vous avez! -Vertujeu! monsieur, menez comme moi sage vie, repartit le prieur avec une pointe d’ironie fort décemment émoussée, et vous vous en trouverez bien, soyez assuré de cela.» Le duc haussa les épaules d’un air chagrin, et dit en poussant un fauteuil de mauvaise grâce: «Sage vie! sage vie! ce n’est pas ce que rapporte de vous M. de Luçon!» Le grand prieur s’assit. «On va faire de M. de Luçon un cardinal, répliqua-t-il tout en se débarrassant de sa grande épée: M. le cardinal de Richelieu, gros comme le bras! Dit-il que je m’incommode comme vous à force de boire? ou que je fais l’amour plus que lui? Vertujeu! monsieur mon frère, quoi qu’il dise, il nous faut l’écouter et baisser le dos. Celui-là est en train de passer notre maître. Il a les deux reines dans sa manche, et les princes et le roi. C’est précisément pour vous parler de lui que je suis venu vous rendre visite. -Du diable s’il me plaît de m’occuper de ce croquant en l’état où je suis, monsieur mon frère, dit le duc. -En quelque état que vous soyez, César, prononça sentenciensement le grand prieur, vous vous occuperez de lui désormais, que ce soit de gré ou de force, jusqu’au jour où la mort prendra l’un de vous deux. -Çà! ordonna-t-il en se tournant du côté de la porte, qu’on serve à l’instant! Monsieur mon frère a grande hâte de prendre son déjeuner! -Ventre-saint-gris! gronda César, j’aurais plutôt besoin de prendre médecine. Hola! coquin de Mitraille! quelque chose de léger pour moi! Deux oeufs chiches et de la crème fouettée! -Pour moi, Mitraille, mon drôle, tonna le grand prieur, un repas de chrétien! De la venaison, vertujeu! et du vin qui vienne de plus loin que nos vignobles de Vendôme!» Quelques minutes après, les deux frères étaient attablés à un guéridon largement servi. Le prieur brûla un benedicite abrégé et fit du premier coup une brèche énorme à un pâté de marcassin dont le fumet exquis arracha un soupir d’envie à M. le duc. «Quand ce Breton de Tête-de-Boeuf viendra, grommela-t-il en attaquant ses oeufs chiches, qu’on le mette aux fers bel et bien! -Qu’a-t-il fait? demanda le prieur la bouche pleine. -Ce qu’il a fait! s’écria César avec indignation. Ne suis-je pas assez malheureux déjà de ne pouvoir goûter un pareil pâté sans que mes domestiques me manquent de respect à la journée, pour augmenter ma peine! Ventre-saint-gris! on oublie trop qui je suis et quel était mon père! -C’est vrai, prononça sèchement le prieur, on l’oublie trop et vous tout le premier. Voilà un pâté qui est pur délices!» Le duc repoussa son assiette presque intacte. «Je ne puis pourtant faire mourir Guezevern sous le bâton! dit-il avec découragement. -Qui parle de Guezevern? repartit le prieur. Guezevern est un beau louveteau. Il nous en faudrait seulement trente mille comme lui, bien équipés et armés. Mitraille, maraud! ce pâté m’a mis en appétit. Qu’on me rôtisse un chapon pendant que je vais escarmoucher avec cette langue fumée. Et du vin frais! Je ne m’en dédis point, monsieur mon frère, vous ne vous souvenez pas assez de votre origine. Vertujeu! le roi Henri notre père avait aussi la colique, dit l’histoire, mais il s’en guérissait bellement à force de boire et de battre!» César remplit son verre à moitié. «C’était un vert-galant! murmura-t-il. Et puis, il était le roi. -C’était un diable-à-quatre, monsieur mon frère. Il était le roi, parce qu’il avait voulu être le roi. À votre santé!» César de Vendôme but languissamment. «Donc, poursuivit le grand prieur, pour en revenir à M. de Richelieu, qui a, dit-on, déjà le chapeau dans un coin de son armoire, vous n’avez qu’à vous bien tenir. M. de Luynes, le dernier favori, ne vous aimait pas beaucoup: mais c’était un bonhomme qui cherchait à ramener les gens par la douceur. Il vous eût donné, vraiment, la grande amirauté pour une accolade: étant bien entendu que vous n’auriez point essayé de troubler le bon ménage qu’il faisait avec le roi Louis, notre frère. Il s’était, une fois, expliqué à ce sujet avec M. de Bassompierre, vous savez, comme un honnête mari raisonne le galant de sa femme. Voyons! sarpejeu! une pleine coupe et une bonne tranche, César-Monsieur! Il faut mener votre estomac comme M. de Richelieu nous mène: rondement et haut la main, ou que le diable nous emporte!» Ce disant, il poussa vers son frère une assiette, chargée d’une vaste rouelle de venaison. Le verre de César avait été déjà empli et vidé une couple de fois. Comme toujours, l’appétit lui venait en buvant. Il soupira, mais il mangea. «Souvenez-vous de la bonne passe où nous étions, voici deux ans, à pareille époque, reprit le prieur Alexandre, quand commença la guerre d’Angers. La reine-mère était pour nous, M. de Longueville tenait la Normandie; nous deux, nous avions la Bretagne, notre bonne Bretagne, où nous retournerons, Dieu sait quand. M. de Soissons nous donnait le Perche et le Maine, Bois-Dauphin le Poitou, Épernon la Guyenne, Retz l’Angoumois, M. de la Trémoille la Saintonge, M. de Mayenne le Béarn, M. de Rohan la Rochelle. Et je ne dis pas tout. M. de Montmorency restait neutre en Languedoc. Nous n’avions contre nous que M. le Prince, avec Nevers, Guise et ce vieux mignon de Schomberg. La partie était gagnée d’avance. Qui nous a vendus? M. de Richelieu. Quel fut le prix de la vente? Ce même chapeau de cardinal qu’on verra bientôt porté aussi haut, et plus haut que la couronne du roi de France!» César-Monsieur s’arrêta de manger pour bâiller. Le prieur Alexandre lui versa un plein verre. «Maintenant, continua-t-il, Monsieur le duc de Luynes est mort, écrasé par toutes les charges nobles du royaume qu’il s’était mises sur la tête. Il n’y a plus de premier ministre, mais il y a un homme. La reine-mère, qui est une femme habile, mais une femme, pousse son Richelieu, sans savoir que son Richelieu, une fois poussé, l’étranglera; la jeune reine a peur de lui instinctivement, se doutant bien qu’il est le Diable, et toute prête à se donner à lui s’il veut d’elle; les ministres, habitués à être menés en bride, demandent le licou; le roi fait des neuvaines pour obtenir une main qui le prenne au collet; les princes boudent, et Soissons, le meilleur, s’enterre à Sédan pour ne point voir les chose qui lui déplaisent. L’Espagne hésite, les Calvinistes battent la chamade... -Ventre-saint-gris, monsieur mon frère, l’interrompit le duc, je me sens mieux. Coupez-moi, je vous prie, me autre tranche de venaison, et remettez votre discours jusqu’au moment où je voudrai dormir après boire. Vous êtes ennuyeux comme la pluie, monsieur mon frère.» Ce bon roi Henri avait choisi pour ses deux garçons des noms bien ambitieux: César et Alexandre! Alexandre, sans être comparable au vainqueur de Darius, pouvait passer pour un homme solide, et César, quand sa colique faisait trêve, avait ses bons moments où il vous aurait bu le Rubicon. Tous deux, du reste, étaient remuants, factieux et fatalement mécontents, comme tous les bâtards depuis que le monde est monde. Nul n’a dit assez haut de quel poids a pesé dans l’histoire de la chute des Bourbons, le soin que prirent tous les rois de cette race d’emplir leurs palais de bâtards. Un bâtard royal fut toujours une goutte d’acide dissolvant, jetée dans l’urne de la prospérité publique. Ce coquin de Mitraille, cependant, apporta le chapon rôti. Le duc s’était mis en train décidément, et au lieu d’écouter le sermon politique de son frère, il entonna un refrain bachique, donnant au diable tout ce qui n’était point bonne chère et gaudriole. Le prieur ne montait pas très-haut son collet, malgré les graves apparences qu’il savait prendre à l’occasion. De fil en aiguille, les deux frères vinrent à parler galanteries, et nous serions bien embarrassés de les suivre sur ce terrain, car ils avaient, assure- t-on, tous les deux, de très-étranges façons de comprendre l’amour. Les mémoires du temps n’y vont point par quatre chemins et font rimer Sodome avec Vendôme à tout bout de champ. C’était la mode. L’Italie avait débordé sur la France. Après trois heures de réfection copieuse, César était gris comme un lansquenet, et Alexandre, quoiqu’il se tînt droit encore, avait des papillons rouges au devant des yeux. Il se leva précipitamment et eut besoin de l’aide de Mitraille pour reboucler le baudrier de sa large épée. «Voici donc que vous avez mangé et bu comme un homme, monsieur mon frère, dit-il avec gravité. Quand vous me ferez l’honneur de me rendre ma visite au prieuré, j’espère vous traiter à votre satisfaction. Il est certain que j’étais venu pour vous dire quelque chose de sage et d’important, mais je me trouve avoir, par le plus grand de tous les hasards, la mémoire un peu troublée. Mitraille, coquin! un dernier verre pour m’éclaircir le cerveau! -Ventre-saint-gris! monsieur mon frère, dit le duc, qui oscillait sur son fauteuil comme un navire battu par le tangage, si vous saviez combien cher je vais payer ce déjeuner! -Va-t’en, coquin de Mitraille, s’écria tout à coup le prieur, voici le souvenir qui me revient. Je sais ce que je voulais dire à monsieur mon frère. Va-t’en, ou je t’assomme!» Il se rapprocha de César, déjà tout blême des tranchées qui le reprenaient, et commença d’un ton confidentiel: «Vous ai-je dit, César-Monsieur, que ce diable incarné d’évêque a le chapeau de cardinal dans sa garde-robe? -Que Dieu lui donne ma colique! pleura Vendôme. Oui, monsieur mon frère, vous m’avez dit cela déjà, trois fois pour le moins. J’ai soif, ou que je sois damné sans miséricorde! -Alors, buvez, César-Monsieur, car la soif s’éteint par le boire. Et ne blasphémez pas, c’est inutile.» Il resta planté droit et porta sa main à son front. «Attendez! fit-il, attendez! Sarpejeu! ma cervelle est claire comme si le soleil y entrait par un carreau de cristal! Le roi se porte mal, César-Monsieur; c’est un chétif ouvrage qu’a fait là notre père. Monsieur Gaston d’Orléans, frère du roi, car nous ne comptons pas, nous, ne se porte pas bien. M. le prince a la goutte, M. le duc d’Enghien est un enfant, il n’y a guère que M. de Soissons qui soit solide sur ses jambes, et Sedan est loin de Paris. Je vous conseille de prendre un intendant honnête homme. -La damnée! gronda le duc, qui parlait de sa colique; la misérable! la drôlesse! l’infâme! -M’avez-vous entendu, monsieur mon frère? -Ce n’est pas un intendant qu’il me faudrait, c’est un médecin, dit cet infortuné César. -Suivez-moi bien, continua Alexandre avec la solennité des gens ivres. J’ai réfléchi à cela tout une nuit en goûtant notre claret nouveau, en compagnie de M. de Roquelaure. Le claret se trouve être bon. Il ne faut plus compter sur la Bretagne: jamais le Richelieu ne nous y laissera rentrer. Or, on a vu des choses plus étonnantes que cela: le roi et Monsieur peuvent mourir. Qui sait si le fils aîné de Henri IV n’aurait pas alors des chances contre la maison de Condé? -Aïe! aïe! fit le duc, miserere mei! Pitié! merci! à l’aide! Je crois que je vais faire un voeu... -C’est de mettre une serviette brûlante sur l’endroit malade, l’interrompit le prieur. Suivez-moi bien! Ceci est le côté couleur de rose. Le côté noir, ce serait si les deux reines et Richelieu avaient l’idée, un beau matin, de vous planter à Vincennes. -À Vincennes, moi! ventre-saint-gris! on ne doit pas l’avoir plus maligne en enfer!» Sous-entendu: la colique. «Vous êtes plus riche que Rohan, poursuivit le prieur. Avec vos revenus du Vendômois, vos biens picards et vos domaines de la Sologne, joints à vos dîmes de Bretagne et aux dons fixes du roi, avec l’immense fortune de madame la duchesse, ma soeur, unique héritière de la maison de Mercoeur, vous avez un état plus considérable que M. le prince. L’argent est puissant, même contre le diable.» César poussait des hélas à fendre l’âme. M. le grand prieur n’y prenait garde nullement et continuait: «Avec un intendant honnête homme, habile, entendu, adroit et sévère, en deux ans vous pouvez amasser de quoi lever une armée. Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur mon frère; je suis fort aise de m’en être souvenu. Ce n’est pas plus malaisé que cela: prenez un intendant honnête homme, à défaut de quoi vous resterez sans vert en cas de bonheur comme en cas de malchance. Et sur ce, monsieur mon frère, que Dieu vous ait en sa garde! je retourne à la maison où M. de Roquelaure m’attend pour voir si nous n’avons point fait erreur, cette nuit, en goûtant notre claret nouveau.» Il salua son aîné fort respectueusement, comme il le devait et sortit, marchant de ce pas trop grave qui trahit la crainte de chanceler. Avant de passer le seuil, il dit encore et d’un ton d’oracle: «Sarpejeu! monsieur mon frère, déjeuner m’a fait plaisir. Je sens que je dînerai de bon coeur. Prenez un intendant honnête homme!» VII Du Soin Que M. De Vendôme Mit A Choisir Son Intendant. César de Vendôme, resté seul, essaya de lancer quelque chose à la tête de ce coquin de Mitraille qui desservait la table. Il ne put. Il était littéralement terrassé par la souffrance. Ce coquin de Mitraille était un jeune bachelier du Vendômois que ses parents avaient placé, à l’aide de protections puissantes, auprès de M. le duc. Ils étaient désormais tranquilles sur lui. Sa bonne éducation se trouvait assurée. Depuis un an que le jeune Mitraille était à l’école, il avait appris à boire, à jouer, à jurer, à mentir et même à faire pis. C’était un joli garçon, donnant de bonnes espérances, et ses parents pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. M. le duc se tenait les flancs à deux mains et geignait démesurément. N’ayant pu rien jeter à la tête de ce coquin de Mitraille, il lui dit: «Je te mettrai au cachot, sois sûr de cela. Tu t’es détourné pour rire. Ventre-saint-gris, me croit-on aveugle? Fais chauffer des serviettes! dix serviettes! cent serviettes! Sur ma foi, Guezevern n’est pas encore revenu! J’ai des envies de le faire pendre! Va- t’en, toi, misérable imbécile; je donnerais trois douzaines de tes pareils pour Guezevern, le stupide Bas-Breton qu’il est. C’est à boire de leur cidre, là-bas, que j’ai gagné mon martyre. Les médecins sont des vilains. Miséricorde! miséricorde! Je promets trente cierges à saint Guinou de Landerneau! À l’aide!» Sa tête baignée de sueur froide heurta contre la table et rendit le bruit d’un maître coup de poing. Il se tordait. «Si je décroche un pistolet, grinça-t-il entre ses dents serrées par une convulsion, je te brûle la cervelle, coquin de Mitraille! va-t’-en!» Et dès que le jeune valet eut passé le seuil: «Mitraille! coquin de Mitraille! à moi! Traître! me laisseras-tu mourir sans secours!» Mais il y avait brelan sous le vestibule, et le coquin de Mitraille fit en sorte de ne point entendre. M. le duc resta longtemps ainsi, la tête contre la table, à la fois ivre et fou de douleur. Il maudissait en termes incohérents son frère qui prenait toute la santé de la famille, quoiqu’il ne fût que le cadet, M. de Richelieu qui l’empêchait d’aller brouter le vert en Bretagne, le vin, le pâté, Guezevern et l’univers entier. Mais par une de ces bizarreries qui sont propres à l’ivresse, les dernières paroles du grand prieur revenaient de temps en temps à la traverse de ses litanies folles, et il se mettait à répéter gravement: «Prenez un intendant honnête homme. -Ventre-saint-gris! s’écriait-t-il ensuite, qu’est-ce que cela fera à ma colique?» Il ne s’endormit pas, mais il finit par rester immobile et muet, plutôt anéanti que sommeillant. Ce fut à ce moment que maître Pol rentra à l’hôtel après sa visite chez Mathieu Barnabi, le drogueur de la reine mère. Sous le vestibule, on accueillit maître Pol par une grande acclamation. Il était le roi des brelandiers et le jeu languissant allait reprendre vie. «Que fais-tu, Guezevern, que fais-tu? lui demanda-t-on de toutes parts, les pages, les écuyers, les domestiques. Combien de pistoles as-tu en poche? Si tu rentres si tard, c’est que quelque bonne dame a rempli ton boursicot.» Car c’était un singulier temps que ce siècle, empoisonné par l’invasion italienne. Si l’amour allait, s’égarant et faisant entre les sexes de miraculeuses méprises, la galanterie changeait volontiers de costume. Les petits cadeaux venaient des dames. Il ne faut pas dire tout à fait que ce soit chez nous chose inconnue, mais on peut affirmer du moins que cet abâtardissement du sexe le plus fort est parqué dans certaines classes, fatalement suspectes, et au sein desquelles on ne choisit ni les présidents de cours impériales ni les généraux d’armées. Quelque comédien trop blond, quelque pharisien trop tendre, quelque neveu de Bellone..., mais ces courtisanes barbues sont la risée de leurs égaux. L’homme se respecte, en thèse générale, et les repoussantes exceptions qui étonnent périodiquement la curiosité publique ne font que confirmer la règle. En ce temps-là, l’homme ne se respectait pas toujours et riait volontiers de ce dont il ne faut jamais rire. L’honneur, qui mettait si aisément tant de flamberges au vent, était une chose mal définie. L’histoire de ces siècles, j’entends l’histoire grave, est pleine de singularités si imprévues qu’on se demande si la notion d’honnêteté était morte. Vingt ans plus tard, la veuve de Louis XIII, Anne d’Autriche, répondant à certaines insinuations que les assiduités de Mazarin, auprès d’elle, provoquaient, laissa échapper ces invraisemblables paroles, rapportées par le bonhomme Anquetil: «Y songez-vous? Je suis une femme, et il vient d’Italie!» Singulier argument! prodigieux alibi! Excuse qui fut donnée tout naïvement «à la bonne franquette,» sans malice comme sans vergogne, déshonorant à la fois une reine, un prélat-ministre, un peuple et le temps! Maître Pol, cependant, contre sa coutume, fut sourd aux séductions du brelan, voire du passe-dix. Il passa d’un air affairé au milieu de ses compagnons, et demanda: «Messieurs, je vous prie, M. le duc est-il en son appartement?» Il lui fut répondu: «Te voilà bien pressé de voir monseigneur, Guezevern, pauvre Guezevem! Le grand prieur a déjeuné à l’hôtel. Monseigneur t’a demandé dix fois. Ventre-sainte-colique! Mitraille nous en a dit de belles. Joue, mon fils, tu ne verras monseigneur que trop tôt!» Et comme maître Pol insistait, le choeur des domestiques de Vendôme lui jeta en faux bourdon ces funestes pronostics; «Guezevern, monseigneur a dit que tu aurais les étrivières. -Et que tu mourrais sous le bâton, Guezevern! -Guezevern! Guezevern! et que tu serais pendu!» Notre beau page avait les oreilles sujettes à s’échauffer pour moins que cela. «Vous en avez menti, valetaille! s’écria-t-il. Mort de moi! si quelqu’un oublie jamais que je suis gentilhomme, fût-il bâtard de roi, foi de Dieu! il verra bien de quel bois nous nous chauffons dans l’évêché de Quimper!» Et il s’enfuit, laissant la maraudaille tout enchantée de l’avoir mis en colère. Il monta quatre à quatre le grand escalier de marbre qui conduisait à la chambre à coucher de son maître. Il n’y avait point d’huissier sur le carré de l’escalier, point de valet dans l’antichambre. Dieu sait que l’hôtel de Vendôme allait, depuis un temps, comme le diable voulait. Le page écouta à la porte de son maître. Il n’entendit rien. Il ouvrit avec précaution, entra et referma la porte à clef derrière lui. César monsieur était seul, dans la position, où nous l’avons laissé, le front sur la table, mouillée de vin et de sueur. Il semblait dormir et ne bougeait pas, quoique son corps eût, par intervalle, de profonds tressaillements. De temps en temps, sa gorge rendait une plainte sourde. Maître Pol était un généreux garçon, malgré la guirlande de vices que l’éducation et son entourage avaient nouée autour de son cou, et qui avait déjà maintes fois failli l’étrangler. Il eut pitié de l’abandon où gisait ce misérable prince, et s’approcha de lui sur la pointe du pied. -Monseigneur, dit-il, vous reposeriez plus commodément dans votre lit. -À boire! balbutia le duc. Est-ce toi, coquin de Mitraille! Va dire au maître barbier du roi que s’il ne me guérit, je lui donnerai de mon épée au travers de la panse! va! -Monseigneur, reprit maître Pol, c’est moi, Guezevern. -Ah! ah! fit le duc en soulevant son front, qui retomba lourdement. C’est différent. Toi, tu seras pendu haut et court!» Il ajouta comme on parle en rêve: -Plait-il, monseigneur? demanda maître Pol. -Tête-de-Boeuf! gronda le duc. Bas-Breton! âne bâté! Judas! Anglais! oison bridé! ne cherche pas à comprendre ce qui est au- dessus de ta portée. J’aimais mieux M. de Luynes, quoiqu’il fût de bien piètre maison. Il avait au moins du respect et de la politesse. Je l’aimais mieux que ce croquant dont ils ont fait un cardinal. Qui donc m’a dit cela? Saint-Sépulcre! tous les démons d’enfer sont dans mes boyaux! Penses-tu qu’on puisse mourir de la colique, toi, Tête-de-boeuf! Breton de malheur! le penses-tu? -Du tout, point, monseigneur, repartit maître Pol, ayez bon courage.» Disant cela, il tirait de sa poche la fiole de Mathieu Barnabi, pensant: «Huit gouttes pour un homme fort, seize pour un cheval, vingt- quatre pour M. de Vendôme! -Ah! ah! malandrin! s’écria le duc avec une colère sans motif, tu me dis d’avoir du courage! Sais-tu ce qu’on fait aux méchants railleurs quand on est duc et pair, et fils aîné d’un monarque, par le saint nom du Christ? Le sais-tu? «Et sais-tu, reprit-il, laissant tourner sa pensée au vent d’une puérile démence, sais-tu que la nouvelle Éminence a les deux reines dans son giron? La vieille reine qui nous déteste, parce que notre mère Gabrielle fut sa rivale heureuse; la jeune reine, parce que je l’ai insultée, moi, pauvre innocent, au lieu de lui chanter fleurettes. Veux-tu ma croyance, Breton bretonnant, âne asinant, je meurs assassiné par une de ces péronnelles ou par ce prêtre rouge qui est Astaroth en personne. Il en assassinera bien d’autres, va, mon fils.» Il se prit le front à deux mains, ajoutant d’un ton lamentable: «Et où diable trouver cet intendant honnête homme?» Maître Pol avait pris un gobelet et l’avait lavé à grande eau. «Est-ce pour me donner à boire? demanda le duc. -Oui, certes, monseigneur, répliqua le page, continuant sa besogne; c’est pour vous donner à boire. -Alors, c’est bien, Tête-de-boeuf, murmura le duc. J’ai toujours dit que tu étais un gentilhomme! D’abord, j’aime les Bretons de la Basse-Bretagne. Tu comprends tien que si la reine voulait ouvrir à l’Espagnol les portes de la France, cela ne me regardait pas. Qui s’occupe de la France? Nous sommes Italiens, Espagnols, Allemands, nous ne sommes pas Français. Il n’y a jamais eu de Français que le feu roi, mon père, qui était Béarnais. Veux-tu savoir par coeur l’Italie? Regarde ma colique. Elle vient de Florence en directe ligne. Ah! seigneur Dieu!... Ah!... ah!... Pitié!» Il devint livide comme un homme qui va tomber en syncope. Maître Pol versa dans le verre trente-deux gouttes du breuvage préparé par Mathieu Barnabi: juste le double de ce qu’il fallait pour guérir un cheval. Et, ouvrant la bouche de son seigneur de vive force, avec le manche d’un couteau, car son dévouement allait jusque-là, il lui entonna loyalement le précieux breuvage. César de Vendôme, éveillé en sursaut, fit une grimace effroyable, jura toute une poignée de blasphèmes d’un seul coup et resta un instant comme pétrifié. Puis, sautant sur ses pieds avec fureur, il s’écria d’une voix tonnante: «Judas! mécréant! assassin de ton maître! m’as-tu empoisonné pour tout de bon?» Et il se mit à courir tout autour de la chambre avec une rapidité inouïe. En courant il disait ou plutôt il vociférait: «Prenez un intendant honnête homme!!!» Maître Pol, effrayé, se mit à courir après lui. Le duc était si blême et faisait des écarts si surprenants, que notre Breton avait peur. Il voulut, à deux ou trois reprises, le saisir à bras-le-corps pour l’empêcher de se casser la tête, mais chaque fois qu’il l’appréhendait ainsi, M. de Vendôme, l’écume à la bouche et les yeux hors de la tête, lui criait d’une voix sonore comme les trompettes qui démolirent les remparts de Jéricho: «Prenez un intendant honnête homme!» Et, s’échappant, il recommençait sa course désordonnée, jurant comme plusieurs centaines de païens. Certes, maître Pol jurait comme il faut, mais les jurons de M. de Vendôme étaient d’une qualité si supérieure, que maître Pol en restait tout abasourdi. Mais ce qui l’épouvantait surtout, c’était cette phrase incompréhensible et mille fois répétée: «Prenez un intendant honnête homme!» M. de Vendôme mettait à radoter cette sentence une rage dont rien ne peut donner l’idée. Caton l’ancien, prononçant à tout bout de champ le fameux delenda Carthago, ne pouvait être plus monotone ni rabâcher plus cruellement que lui. Comme tout à une fin en ce monde, M. de Vendôme s’arrêta, ayant fait une soixantaine de tours et tomba sur son séant au beau milieu de la chambre. «Viens ça, dit-il essoufflé qu’il était, et donne-moi une goutte. Ventre-saint-gris, cela réchauffe le diaphragme!... j’en prendrai un ou que la peste m’étouffe, j’entends un intendant honnête homme. J’en prendrai deux, trois, quatre! M. le grand prieur me l’a conseillé, et M. le grand prieur a toujours été le plus avisé de la famille, après moi. -Vous sentez-vous mieux, monseigneur? demanda Maître Pol, enchanté du succès de sa potion. M. de Vendôme, au lieu de répondre, entonna une chanson gaillarde, d’une voix si mâle et si vibrante que les vitres tremblèrent. «Donne une goutte, Tête-de-Boeuf! commanda-t-il au milieu du couplet. Mon père était un huguenot, ventre-saint-gris, avant d’aller à la messe. Il y a du bon dans tout, même dans ta médecine, qui est faite avec du brandevin, Breton de Quimper- Corentin. Je crois que je sauterais par la fenêtre sans me faire mal à la plante des pieds! sarpegoy! je ris bien des nigauds qui ont la colique! Où est-elle, la colique? nargue de la colique!» Il avait la face écarlate et les yeux hors de la tête. Le ravissement de Maître Pol tournait déjà à l’inquiétude. «Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous n’abuserez pas de mon spécifique; c’est un remède très fort... -Veux-tu le garder pour toi, méchant baragouineur? s’écria le duc avec une colère soudaine et si violente que les veines de son front se gonflèrent. Qu’on aille quérir madame la duchesse, afin qu’elle voie son époux bien en point! Qu’on aille chercher mes deux fils, Mercoeur et Beaufort! Vive Dieu! Je veux faire avec eux une partie de barres coupées. Donne une goutte, Sarrazin, ou la colique va me reprendre! Ah! ah! saints apôtres! Un intendant honnête homme! Il nous en faut un puisque tel est l’avis de M. le grand prieur! et nous verrons ce que ce diable rouge de Richelieu a dans les veines... oui! verse, mon mignon... hein? suis-je assis sur une trappe? le sol s’affaisse! la terre tourne... miserere mei, domine! Bonsoir les voisins! je crois que je trépasse!» Les couleurs rubicondes avaient abandonné sa joue. Il était devenu tout à coup plus pâle qu’un mort. Maître Pol s’agenouilla près de lui et promit à Mathieu Barnabi un bon coup d’épée dans la bedaine pour une si noire scélératesse. «Monsieur le duc, mon cher maître! s’écria-t-il en le serrant dans ses bras. C’est la meilleure officine de Paris. Madame la reine mère y achète toutes ses drogues. -Scélérat! scélérat! gronda César d’une voix faible, tu as donc été payé par la Médicis? C’est donc du feu de Florence que j’ai dans les entrailles? Attends! je vais te tuer!» Il s’échappa des mains de son page, et chercha à son côté son épée absente. En la cherchant, il reprit son couplet où il l’avait laissé, et acheva la chanson gaiement. Maître Pol pensa: «M. le duc est fou à lier, et j’ai fait là de la belle besogne!» «Quand tu me regarderas ainsi avec de gros yeux, Tête-de-Boeuf! mon ami, reprit paisiblement M. de Vendôme en se rasseyant par terre, au milieu de la chambre, je te dis qu’il m’en un et honnête homme! M. le grand prieur ne me tiendra pas quitte à moins de cela. Et certes, un grand prieur qui, en sortant de déjeuner, va goûter du claret nouveau avec M. de Roquelaure, n’est pas le premier venu. Si je meurs sans tester, rappelle-toi bien cela, je veux que Mme la duchesse ou, à son défaut, Mercoeur ou Beaufort, mes deux chers enfants s’informent et cherchent partout un intendant honnête homme.» Il porta les mains au creux de son estomac et ses yeux tournèrent, montrant leur blanc tout entier. «Au secours!» cria Maître Pol épouvanté. Pendant qu’il se levait et courait vers la porte, César de Vendôme saisit la fiole abandonnée sur le carreau. Il la déboucha, mit le goulot entre ses lèvres et but à longs traits. «Holà! Tête-de-boeuf! dit-il en se dressant de son haut, que diable veux-tu faire de secours? Es-tu malade?» Il se tenait debout, la poitrine en avant, les reins solidement cambrés. Il était bel homme ainsi, et se portait comme un soldat. Seulement il avait le regard un peu égaré. Maître Pol se retourna. Ses dents claquèrent et ses jambes flageolèrent. «Monseigneur, balbutia-t-il, est-ce que vous auriez tout bu? -Oui, bien, mon gars, répondit Vendôme, et ventre-saint-gris, j’y reviendrai! Me voilà frais comme une rose! Approche ici et dis-moi ce que tu veux pour prix d’un si grand service. -Oh! monsieur le duc, mon bon maître, repartit le page, vous pouvez me rendre la vie! je suis amoureux...» Vendôme fit la grimace franchement. «Amoureux fou! poursuivit le page. J’en perds le boire et le manger!» Vendôme se prit à trottiner doucement autour de la table, à peu près comme un bidet qui va l’amble, et dit: «Ne fais pas attention, ami Guezevern. Défile ton chapelet, je t’écoute. De qui es-tu amoureux? -De la petite Éliane, monseigneur. -Et que veux-tu que j’y fasse, Tête-de-Boeuf? -Je veux que vous me donniez un titre d’office dans votre maison, avec six cent livres tournois de traitement par année. -Peste, Guezevern, mon luron! comme tu y vas! -Madame ma tante de Pardaillan ajoutera six cents autres livres, continua le page, et nous serons heureux.» Vendôme s’arrêta court devant un bahut richement historié qui était entre les deux fenêtres; il l’ouvrit disant: «Vive Dieu! J’en aurai ou que je sois damné éternellement! Réponds-moi: Sais-tu bien faire les chiffres, Tête-de-Boeuf? -Pour cela, non, monseigneur. -C’est égal, M. le prieur sera content. Viens ça et cherche là dedans le livre des gages des gens de ma maison.» Maître Pol obéit. «L’as-tu? Voilà qui va bien! Je vais dîner comme quatre et courir les ruelles, cette nuit, ou que Dieu me punisse! Vois en tête du livre quels sont les gages de l’intendant de Vendôme.» Maître Pol étendit le registre sur la table et le feuiileta. M. de Vendôme frisait sa moustache comme un vainqueur. Ses yeux avaient bien toujours ce regard étrange, mais il souriait, il chantait, il cabriolait mieux qu’un écolier de quinze ans. «Y es-tu? demanda-t-il. -J’y suis, monseigneur. -Lis. J’écoute. -Gage principal, commença maître Pol, huit cents écus tournois, à payer en deux termes à la Saint-Jean et à la Saint-Sylvestre, plus deux suites de hardes neuves aux mêmes termes: hardes d’été, hardes d’hiver; item le demi-sol pour livre sur toute redevance ou rente perçue; item la dîme de la dîme dans les pays de coutume, tels que le Vendômois, le Nantais, pour les biens de Mercoeur et la Sologne, item les épingles ou pots-de-vin, fixés au sol pour écu sur tous baux, achats, ventes et rémérés; item la joyeuse étrenne, fixée aux quatre deniers pour livre en cas de rachat des servitudes ou droits domaniaux; item... -Ventre-saint-gris! s’écria M. de Vendôme, tu es un ennuyeux compère, Tête-de-Boeuf, mon fils! Est-ce que tout cela me regarde? M. le cardinal n’a qu’à se bien tenir! Tu sais où trouver ce remède qui m’a guéri, n’est-ce pas? -Monseigneur, répondit le page, j’en aurai tant que j’en voudrai! -Fais seller mon cheval, Guezevern, je vais aller goûter le claret de M. le grand prieur... attends! Il faut que tu sois marié cette nuit, Tête-de-Boeuf! C’est mon idée! -Cette nuit! répéta le page stupéfait. -Tais-toi quand je parle, Bas-Breton! je te nomme mon intendant. -Oh! monseigneur! s’écria Guezevern, pénétré de son insuffisance. -La paix, par la mort-Dieu! tonna M. de Vendôme qui, véritablement, à cette heure, était fort comme un taureau, penses- tu en savoir plus long que moi, pataud? Il me faut un intendant honnête homme, et tu es honnête puisque tu m’as guéri! Est-ce clair? Je ne me souviens plus bien de tout ce que m’a dit M. le grand prieur, mais c’était plein de sens et de philosophie. -On ne peut pourtant pas se marier comme cela en quelques heures, objecta Pol. -Et pourquoi non, âne bâté? Mgr l’archevêque de Paris est-il là pour le Grand-Turc? As-tu peur de ta nuit de noces, Tête-de-Boeuf, comme mon frère de France, qui se sauva, dit-on, jusqu’aux communs du Louvre pour la frayeur qu’il avait de son Autrichienne? Ventre- saint-gris! celle-là est une gaillarde, et mon royal frère a raison d’avoir peur. Va me chercher ta tante de Pardaillan et la petite Éliane. Allons! es-tu parti?» Comme maître Pol hésitait, M. de Vendôme saisit une chaise, la leva à bras tendu et faillit la lui briser sur la tête. C’était un fier remède que celui de Mathieu Barnabi! VIII Comment Maître Pol Epousa La Petite Éliane. Maître Pol n’eut que le temps de prendre la porte à toutes jambes. Il descendit encore une fois l’escalier dérobé, traversa le clos Pardaillan, où il n’y avait personne, et vint frapper à la porte de dame Honorée. Dame Honorée était je ne sais où; il n’y avait à la maison que la petite Éliane. Le croiriez-vous? La petite Éliane désapprouva de bout en bout l’adroite et sage conduite de maître Pol. Elle trouva qu’il n’avait pas eu raison d’aller chez Mathieu Barnabi, et qu’il avait eu tort de donner à son seigneur trente-deux gouttes de la potion: juste deux pitances de cheval. Elle devint toute pâle, et si vous saviez comme la pâleur la faisait adorablement jolie, lorsque maître Pol lui avoua que César de Vendôme avait bu d’un trait le restant de la fiole. «Il doit être empoisonné, murmura-t-elle. -Il se porte comme un charme, riposta le page; mais je n’ose en vérité, vous raconter le surplus de l’histoire. -Racontez toujours,» dit Éliane dont le sourire espiègle pétillait. Et je ne puis vous cacher que maître Pol avait le vertige, en songeant que, si la fantaisie de M. le duc se réalisait cette nuit-là même, dans quelques heures... On aurait le vertige à moins que cela! «Puisque vous avez blâmé ce qui était sage, Éliane, murmura-t-il, qu’allez-vous donc dire de cette absurde folie? -Voyons seulement l’absurde folie, fit la jeune fille. -Eh bien! Éliane, M. le duc veut que nous soyons mariés ce soir. -Bah! fit encore Éliane qui ne perdit pas son délicieux sourire. C’est court de délai. -Voilà tout ce que vous objectez! s’écria maître Pol. -L’Évangile est formel, murmura Éliane: il faut rendre à César ce qui appartient à César. -Je mourrai fou à force de vous adorer, Éliane! déclara le page. -Après? interrogea la fillette. -Ah! c est là l’insensé, ma pauvre Éliane! l’impossible! l’extravagant! -Voyons l’extravagant. -Savez-vous quels sont les gages de l’intendant de M. de Vendôme? -Non, je ne le sais pas. -Je vais vous le dire, Éliane.» Et maître Pol, comptant sur ses doigts, énuméra tous les revenant- bons qui faisaient de l’homme d’affaires de Vendôme un personnage d’importance. Éliane S’écouta fort attentivement et dit: «Eh bien!» Alors maître Pol, commençant une autre énumération, détailla les divers devoirs de cette charge si bien payée. Éliane répéta: «Eh bien! -Eh bien! dit maître Pol, M. de Vendôme s’est mis en tête de me nommer son intendant. -Acceptez, dit Éliane sans hésiter. -C’est que... en fait d’arithmétique, je sais juste que deux et deux font quatre, murmura le page en souriant. -Acceptez, répéta sérieusement Éliane. -Comment, accepter!... -Et tout de suite. -Mais qui fera les additions, cher coeur, les soustractions, les multiplications? -Ce sera moi, monsieur de Guezevern.» Elle était si jolie en disant cela, que maître Pol se mit à l’admirer de tout coeur. «Ce sera moi, répéta-t-elle. Je compte très-bien. Et souvenez-vous de ceci, monsieur de Guezevern: je ne vous apporte point de dot; mais c’est moi qui ferai votre fortune.», En ce moment le pas lourd de la béguine sonna sur le carreau de l’antichambre. Éliane reprit sans se troubler: «Et quand j’aurai fait votre fortune, vous jetterez la plume pour reprendre l’épée. Je le veux.» Maître Pol avait un peu de rouge au front. «C’est que... c’est que, dit-il encore, je sais lire un petit peu et même assez couramment, mais pour l’écriture... -Je vous apprendrai à écrire, monsieur de Guezevern. -Oh! le gentil maître que j’aurai! s’écria le page, mais, en attendant que j’aie appris les registres chômeront. -Jésus Dieu! fit Éliane avec impatience, ne voilà-t-il pas un grand embarras! je tiendrai les registres à votre place; je griffonnerai pour vous, et s’il le faut, je signerai pour vous.» Maître Pol l’enleva dans ses bras. «Mort de moi, s’écria-t-il en la mangeant de baisers, à part l’écriture, vous verrez que je ne suis point manchot, madame de Guezevern! Que parlez-vous de dot? J’épouse une fée, tout uniment, et quand viendra l’héritage de monsieur mon oncle, le comte de Pardaillan, nous serons peut-être assez riches pour le donner aux pauvres. -Et vous ne jurerez plus, stipula Éliane. -Oh! quant à cela, jamais!» Notre impartialité nous force d’avouer que, sur cette promesse, la petite Éliane rendit a son fiancé un des meilleurs parmi les mille baisers qu’il lui avait prodigués. Dame Honorée, qu’ils avaient très-bien entendue, choisit ce moment pour entrer. «Ne vous gênez pas, dit-elle avec un sourire aigre-doux, voici la seconde fois d’aujourd hui, et Dieu sait ce qui en arriverait si l’aventure allait seulement ainsi jusqu’à demain. C’est le baiser d’adieu, mes tourtereaux. Le carrosse attend dans la cour, et, sur l’heure même, vous allez partir, ma mie.» Il faut être clément. La meilleure femme du monde aimera toujours à faire un coup de théâtre. Maître Pol fronçait déjà le sourcil. Éliane alla vers sa protectrice et lui baisa les deux mains. «Marraine, ma bonne marraine, dit-elle avec cet humide regard de ses grands yeux qui était irrésistible, vous allez être bien heureuse de notre bonheur. Mon mari et moi nous vous remercions du fond du coeur des sages précautions que vous aviez prises. -Ton mari! fit l’excellente béguine qui crut rêver. As-tu dit ton mari? Et perds-tu la tête, malheureuse enfant? -J’ai dit mon mari, ma marraine. Comment voulez-vous que j’appelle autrement celui que je vais épouser aujourd’hui même?» Dame Honorée resta bouche béante à la regarder. Éliane fit signe à maître Pol d’approcher et passa familièrement son bras sous celui du page. «Le carrosse, ajouta-t-elle, servira demain pour nous mener à notre nouvelle résidence. -Ah çà, voyons! fit dame Honorée, suis-je éveillée ou endormie? -Vous êtes éveillée, ma marraine, quoiqu’il soit bien certain que notre bonheur tient du miracle. Et ce bonheur, vous pouvez vous en vanter, est uniquement votre ouvrage.» À part lui, maître Pol dut réclamer contre cette assertion, car ce n’était pas dame Honorée qui avait été chercher la panacée absolue chez Mathieu Barnabi. «Expliquez-vous, jour de Dieu! dit la bonne dame. Vous me rendriez folle, à la fin! -Ma marraine, répondit Éliane, toujours obéissante, vous aviez mis pour condition expresse à notre mariage que M. le duc de Vendôme nommerait votre neveu, Pol de Guezevern, à un titre d’office dans sa maison, avec six cents livres de gage annuel, pour le moins... -Et M. de Vendôme aurait consenti? interrompit dame Honorée avec une véritable joie. -Non, ma marraine, M. de Vendôme a trouvé que c’était trop peu pour un jeune gentilhomme qui veut entrer en ménage. Il faut dire que M. de Vendôme a pour mon mari, votre neveu, une extraordinaire estime. Ventre-saint-gris! s’est-il écrié, toi domestique à six cents livres, Guezevern! -Tête-de-boeuf! intercala maître Pol. -Toi! un noble homme de l’évêché de Quimper! un Breton bretonnant! le futur héritier de M. le comte de Pardaillan-Montespan! Est-ce que tu plaisantes! -Plaisantes-tu toi-même, fillette? murmura dame Honorée. -Non, ma marraine, M. de Vendôme a ajouté: Je veux que tu aies de gage principal huit cents écus tournois... -Deux mille quatre cents livres! s’écria la béguine émerveillée pour le coup. -À payer en deux termes, poursuivit Éliane: à la Saint-Jean et à la Saint-Sylvestre. Item deux suites de hardes neuves, chausses, pourpoint, soubreveste, feutre et chaussures aux mêmes termes: hardes d’été, à la Saint-Jean, hardes d’hiver à la Saint- Sylvestre. Item le demi-sol pour livre sur toute redevance ou rente perçue. Item, la dîme de la dîme dans les pays de coutume tels que le Vendômois, le Nantais; item...» La petite Éliane alla, ma foi, presqu’au bout; elle n’avait entendu qu’une seule fois cette bienheureuse énumération, et pourtant elle la savait par coeur. Vous jugez si elle pouvait faire une intendante. Quand dame Honorée, qui écoutait abasourdie, sut enfin que M. de Vendôme voulait instituer maître Pol son intendant, elle leva vers le ciel ses deux mains qu’elle avait encore blanchettes. «Ah! dit-elle, le malheureux prince est fou!» C’était un peu l’avis de maître Pol et peut-être aussi celui d’Éliane, mais il ne s’agissait pas de réfléchir. Le page, s’acquittant de sa commission, annonça à madame sa tante que le fils de Henri IV désirait la voir sur-le-champ. Dame Honorée mit une coiffe neuve, Éliane lissa d’un tour de main ses admirables cheveux, et l’on se dirigea vers la chambre à coucher de M. de Vendôme. Nul ne pourrait savoir au juste ce qu’il y avait ou plutôt ce qu’il n’y avait pas dans le breuvage panthériacal de Mathieu Barnabi, drogueur de la reine mère. Ce que nous donnons pour positif, c’est qu’à l’arrivée de nos trois personnages, César- Monsieur était debout, en caleçon, sur le guéridon, comme une statue sur son piédestal, et qu’il sonnait de la trompe de chasse à pleins poumons. Ce n’est pas rigoureusement le fait d’un fou, car nous avons connu des sonneurs de trompe qui, n’ayant jamais eu d’esprit, ne pouvaient être exposés à le perdre; mais dame Honorée trouva le fait fort extraordinaire. «Or çà, dit M. de Vendôme quand il eut achevé son enragée fanfare, que me voulez-vous, bonnes gens? Pourquoi m’amènes-tu deux femmes, Tête-de-Boeuf? La jeune, encore passe, mais la vieille, carajo! qu’elle est laide! -Fou! répéta dame Honorée, fou à lier. Quel dommage!» Et, de fait, M. de Vendôme avait des yeux qui ne parlaient point raison. Il sauta de la table sur le carreau avec une agilité de saltimbanque. «Le diable rouge, reprit-il d’un ton grave, m’avait donné la colique; Dieu me l’a enlevée, alleluia! Nous verrons la fin de ce cardinal! Hallali, mes valets!» Maître Pol le salua respectueusement et lui dit: «Monseigneur, vous m’aviez ordonné de vous amener madame ma tante de Pardaillan-Guezevern et ma fiancée. -Ventre-saint-gris, mon fils, il y a donc encore des gens qui ont l’idée de prendre femme? -Pour être intendant...» commença le page, M. de Vendôme avait oublié un instant son idée fixe, mais elle lui revint comme un coup de foudre. Il se frappa le front. «Honnête homme! s’écria-t-il. Sanguedimoy! M. le grand prieur l’a bien dit: il faut un intendant honnête homme! Le roi peut aller de vie à trépas, Gaston de France aussi, et M. le prince de Condé, et M. le duc d’Enghien, et M. le comte de Soissons. L’argent est le nerf de la guerre. Pensez-vous qu’on puisse rien faire sans argent contre un pareil cardinal?» Il se promenait à grands pas dans la chambre et gesticulait avec véhémence. «Ventre-saint-gris, fillette, reprit-il en s’arrêtant devant Éliane, nous avons grandi depuis le temps! Je me souviens que ce soir-là j’avais la colique. Et nous voilà jolie comme tout une panerée d’amours. Je serai le parrain de votre petit premier, si vous voulez. -Oh! monseigneur, balbutia Éliane. -Ça! qu’on appelle ce coquin de Mitraille, Chanteloup, mon gentilhomme de la chambre, Saint-Preuil, mon écuyer, Barbedieu, mon majordome et dom Moreau, le chapelain second de Mme la duchesse. Dans deux heures je veux la chapelle préparée. -Ils sont bien jeunes, monseigneur, fit observer timidement dame Honorée, et, pour se marier, ajouta-t-elle, il faut une licence de l’officialité, quand on n’a pas le temps de publier les bans au prône et de coller les cédules au bénitier de la paroisse. -Bonne dame, l’interrompit Vendôme, vous devez en savoir long, si vous n’avez rien oublié de ce que vous avez appris. Vous a-t-on demandé conseil, ne vous déplaise? Vous souvenez-vous du nom de mon père? Le roi de France est mon cadet, par la mort diable! Et si monsieur de Paris, l’archevêque, me regardait de travers, je mettrais le feu à sa chappe. Le grand prieur veut que j’aie un intendant honnête homme, madame, et Dieu sait les antiennes qu’ils chantent à l’heure qu’il est, lui et M. le duc de Roquelaure en goûtant le claret! Chanteloup! Barbedieu! Mitraille! Tout à cuire et à rôtir! Douze cents cierges dans la chapelle! Une tonne de Beaugency en perce à la porte de l’hôtel! Des violons! Et un biniou de Bretagne, s’il s’en trouve à Paris! Telle est notre volonté.» Il ôta sa toque pour ajouter: «C’est monsieur mon intendant qui se marie! Pour faire pièce à ce diable rouge de Cardinal! Noël! Noël!» Les domestiques et gentilshommes se regardaient. M. de Vendôme saisit Mitraille aux cheveux. «Qu’as-tu fait de M. de Saint-Preuil, mon écuyer? lui demanda-t- il. Mon cheval! Je veux aller quérir M. de Paris en personne! ou plutôt, non! mieux vaut que je reste ici pour surveiller les préparatifs. Il me faut M. de Longueville et M. de Montmorency. Crevez un cheval et nous aurons Bellegarde! Il me faut Nevers et la Valette, Roanne et Mortemart. Ventre-saint-gris! ce n’est pas tous les jours que monsieur mon intendant se marie! Le Cardinal en crèvera s’il veut de dépit, quand il saura que j’ai un intendant honnête homme! «Bonne dame, s’interrompit-il en prenant à l’improviste le bras de la béguine, nous ouvrirons le bal. Je gage que vous savez encore comment on danse la courante, depuis le temps?» Dame Honorée poussa un cri d’horreur., Tous les officiers de Vendôme étaient maintenant réunis. Un large éclat de rire fit le tour de la chambre. César-Monsieur parut flatté de cette approbation. «Ventre-saint-gris! dit-il pourtant, on ne rira peut-être pas de si bon coeur quand je vais avoir mon intendant honnête homme! M. le grand prieur l’a voulu. Prenez-vous-en à ce coquin de cardinal! Et faites bien attention à ceci: le jour s’en va tombant; si la noce n’est pas prête dans deux heures, je chasse tout le monde. Maison nette, mort-diable! Qu’on dresse ma toilette comme si c’était pour festoyer chez le roi!» Ce soir-là, le bruit courut dans Paris que ce pauvre M. de Vendôme était fou à lier. À vrai dire, cela n’étonna personne. On l’aimait, cependant, pour le bon sang qu’il avait dans les veines, et le populaire se rassemblait en foule aux alentours de l’hôtel de Mercoeur, pour voir si le fils du roi Henri n’aurait point fantaisie de danser par les rues en chemise. Danser par les rues en chemise était assurément une idée moins baroque que celle qu’on lui prêtait, d’avoir un intendant honnête homme! Quoi qu’il en soit, M. de Vendôme resta en son hôtel, où il y eut une très-belle fête. L’officialité donna haut la main toutes les dispenses voulues, moyennant finance peut-être, et maître Pol épousa bel et bien sa petite Éliane, dans l’église neuve du couvent des Capucines, par-devant Henri de Gondi, archevêque de Paris, qui se prêta de la meilleure grâce à cette fantaisie du fils d’Henri IV. Les témoins furent M. de Tavannes et ce brave Saint-Preuil, qui, depuis, fut mis à mort judiciairement par la jalousie de M. le maréchal de la Milleraye, neveu de Richelieu. On dansa; M. le grand prieur vint avec M. le duc de Roquelaure et goûta une notable quantité de vins anciens et nouveaux. La bonne dame Honorée de Pardaillan-Guezevern, forcée de trinquer avec de si grands personnages, car elle servait de mère à notre Éliane, se mit en gaieté, dit l’histoire, vers la fin du repas et chanta un couplet au dessert. Ce coquin de Mitraille n’attendit pas si tard. Au rôti, il était couché sous la table. Un peu après onze heures de nuit, les jeunes époux montèrent dans ce carrosse qui devait mener Éliane au couvent, et partirent pour le château de Vendôme où maître Pol devait faire sa résidence. Quant à César-Monsieur, il se mit au lit avec une fièvre de cheval et resta sur le flanc l’espace de sept semaines. On ne sait pas si ce fut l’effet de la potion panthériacale, composée par Mathieu Barnabi. Quand César-Monsieur fut guéri de sa fièvre, il rentra en pleine possession de ses coliques. IX Quel Mari Fut Maître Pol. Il se trouva que M. de Vendôme avait eu la main heureuse; du premier coup il avait rencontré ce phénix introuvable: un intendant honnête homme. Cinq ans se sont écoulés. Éliane -madame de Guezevem ou madame l’intendante, comme vous voudrez l’appeler -est mère d’un beau petit garçon de quatre ans. Cela ne l’empêche pas d’être jolie comme un ange, mille fois plus jolie qu’autrefois; et vous lui donneriez toujours seize ans, quand elle va, souriante, sous les grands ombrages de la forêt. On prend bien souvent maître Renaud, son fils bien-aimé, pour son petit frère. Mais savez-vous pourquoi ce blond chérubin, cet enfant heureux et charmant s’appelle Renaud? Les avis changent en vieillissant et l’on apprend à mieux connaître les hommes. Maître Pol n’était pas encore bien vieux, puisqu’il atteignait à peine sa vingt-quatrième année, mais une charge aussi importante que la sienne donne de la prudence et de la gravité. Maître Pol avait apprécié à la longue l’excellent caractère de ce certain Renaud de Saint-Venant, écuyer second de Mme la duchesse de Vendôme, que nous avons vu jouer un rôle assez court et très-désagréable dans les premiers chapitres de ce récit. Ce Renaud de Saint-Venant était à tout prendre compagnon joyeux, obligeant et de bon conseil. Maître Pol s’était fait son ami, dès la première année du mariage, malgré quelques préjugés, gardés par la gentille Éliane. Renaud de Saint-Venant était le parrain du fils unique de Guezevern, au lieu et place de M. de Vendôme lui- même. Nous mentionnons d’autant plus volontiers le désaccord qui avait régné entre maître Pol et sa jeune femme à propos de Renaud de Saint-Venant, que ce désaccord était une exception plus rare. Jamais, depuis que la terre tourne, meilleur ménage n’exista sous le ciel. Maître Pol n’avait qu’un chagrin, c’était de voir son fils courir tout seul dans les vastes allées du parc. Il eût voulu près de lui une chère petite fille qu’il avait nommée d’avance Éliane -mais qui ne venait point. Maître Pol était heureux, si heureux qu’il s’ennuyait peut-être un petit peu dans son bonheur. Éliane, qui voyait tout, s’était aperçue plus d’une fois que les yeux de son mari brillaient étrangement aux souvenirs de Paris et des chères misères de son existence de page. C’était une fée que noire Éliane, nous l’avons dit déjà, et nous en aurons de surabondantes preuves, mais les fées elles-mêmes ne peuvent rien contre ce terrible ennui qui naît de l’excès du bonheur. Ce n’est pas que Guezevern eût une vie inactive. Il était obligé à de fréquents voyages pour inspecter les immenses biens de Vendôme et de Mercoeur, situés dans diverses provinces fort éloignées les unes des autres. En outre, il avait les plus belles chasses de France à sa disposition et des équipages de prince. Mais Paris lui manquait. Il y a des gens qui ne se guérissent jamais de la mémoire de Paris. C’est là une nostalgie toute particulière, et qui ne fait pas toujours l’éloge du malade. Ces amoureux de Paris ont généralement dans leur passé d’innombrables fredaines qu’ils regrettent et voudraient bien recommencer. Nous n’avons pas à le cacher, puisque nous l’avons dit dès la première page de ce récit: maître Pol avait eu une jeunesse fort peu méritoire. La maison de M. de Vendôme était plus perdue que l’enfer, et maître Pol avait conquis une légitime réputation de mauvais sujet, même dans la maison de M. de Vendôme. Il était, Dieu merci, en ce temps-là, tout ce qu’on peut être, quand on marche dans le sentier de la perdition: joueur, querelleur, buveur et coureur de scandaleuses aventures. Nous avons grande joie à constater que maître Pol s’était bien corrigé depuis son mariage. Il ne buvait plus sinon comme un joyeux gentilhomme campagnard à la table de famille; il ne tirait plus l’épée, n’ayant point occasion de se quereller; il ne jouait jamais et restait fidèle à sa femme qu’il adorait du meilleur de son coeur. Mais il s’ennuyait. Éliane qui était fée, aurait, en vérité, voulu voir maître Pol un peu moins sage, pour être plus sûre de le garder toujours. Car il y a des réveils soudains, et ces léthargies du diable endormi au fond d’un bénitier, finissent par de terribles cabrioles. Éliane, la chère créature, faisait de son mieux pour guérir cet ennui. Elle s’était arrangée dans le grand vieux château de Vendôme un nid délicieux, un vrai nid d’amour. Sa table, connue à dix lieues à la ronde, était modeste, mais d’une délicatesse proverbiale; elle variait ses toilettes avec un goût exquis, et ne croyez point que ces mots soient un anachronisme. Il y avait alors une chose qui s’appelait la parure, et une autre chose qui avait nom le goût. Nous n’avons pas tout inventé depuis hier. Éliane savait que la solitude engendre la tristesse; sa maison était hospitalière entre toutes. Elle faisait à ses convives si charmant visage que l’heureux Guezevern ne savait parfois où mettre ses amis. Tous étaient bien reçus, tous, jusqu’à Renaud de Saint-Venant, qu’Éliane n’aimait point. Il en coûte cher pour héberger ainsi beaucoup de bons compagnons, mais faut-il vous le répéter cent fois? Éliane était fée. Elle avait cette prestigieuse économie qui n’exclut nullement la générosité, et qui multiplie les pièces d’or comme le miracle des noces de Cana multiplia les pains et les poissons. Maître Pol n’avait jamais à se préoccuper de la dépense. On eût dit que la bourse commune était inépuisable. Et chaque fois qu’il partait pour quelque voyage, Éliane glissait quelques larges doublons dans son escarcelle, mentionnant expressément que c’était «pour ses plaisirs.» Vous pensez peut-être, habitués que vous êtes à nos moeurs, et connaissant par hasard la femme de quelque homme d’affaires de notre siècle éclairé, qu’Éliane n’avait pas besoin d’être une bien grande sorcière. L’argent colle aux mains. Ceci est un proverbe. Quiconque manie beaucoup d’argent... Voyez votre voisin du premier où le ménage d’en face. On sait à quel métier ils brillent, et pourtant tout le quartier salue leur équipage! Eh bien! vrai, vous vous tromperiez. Il y avait des voleurs au temps de Louis XIII, le Juste, comme de nos jours, et ils étaient vénérés comme les nôtres, mais fi! Notre belle Éliane n’aurait pas terni pour un empire la pureté de sa conscience. Elle était ambitieuse cependant, elle souhaitait la fortune. Quand elle surveillait d’un oeil souriant le sommeil de son petit Renaud, souvent, et quelle mère n’est comme elle, bien souvent elle se surprenait à penser: «Notre cher enfant sera au-dessus de nous. Il tiendra une épée au lieu de faire des chiffres; il sera un grand seigneur, et l’héritage du comte de Pardailian lui viendra quelque jour.» Elle songeait ainsi, mais quant à prélever sur les mille recettes de l’intendance un bénéfice quelconque qui ne fût pas strictement légitime, jamais! M. de Vendôme était bien plus heureux encore que nous ne l’avons dit: non-seulement il avait trouvé un intendant honnête homme, mais, de plus, madame son intendante était une honnête femme. Et c’était ici le principal. Car notre Éliane avait tenu ce qu’elle avait promis: c’était elle qui faisait tout. Elle avait bien appris à Guezevern l’art d’écrire correctement et de chiffrer de même; mais l’effort de ce bon garçon s’était borné là. Il laissait à sa femme le soin de tenir les comptes. Les registres, on peut le dire, lui étaient étrangers. Bien plus, et ceci, peut-être, va vous sembler très- coupable, comme Éliane lui avait donné son propre corps d’écriture, il la faisait écrire pour lui, signer pour lui. Sa paresse allait jusque-là! Il eût fait assurément, et nous disons cela pour sa défense, un très-bon mousquetaire du roi, un excellent chevau-léger, un homme de guerre peut-être remarquable; mais la plume ne lui valait rien, et son Éliane qui l’adorait, lui épargnait tous les ennuis de la plume. Maître Pol était sûr de sa femme. Il dormait sur les deux oreilles, certain que ses affaires étaient bien faites. Il allait, il venait, toujours content à l’heure du retour, parce que toujours il trouvait bon visage. Il était fou de son fils qui semblait promettre d’être un hardi garçon comme lui; mais quand il le faisait chevaucher sur son genou, il disait souvent à Éliane qui rougissait et souriait: «La petite soeur ne viendra donc jamais?» Éliane répondait: «Tout viendra en son temps, monsieur de Guezevern. Quelques années encore et vous serez un homme de guerre, puisque c’est votre envie. Vous m’avez donné votre confiance avec votre tendresse: en retour, moi, je vous donne toutes les heures de mon existence.» Et par le fait, en dehors même de cette lourde charge d’intendant qu’elle remplissait à miracle, Éliane entretenait, au su de son mari et en son nom, des relations avec les Vendôme et ceux de leur parti. En outre, elle avait un commerce de correspondance avec le vieux comte de Pardaillan-Pardaillan, l’homme à l’héritage qui appelait maintenant maître Pol son cher cousin. Elle n’oubliait rien, elle était à tout. Vous souvient-il de cette coquille où Aristide le Juste écrivit son nom, sur la demande d’un paysan d’Athènes? Ce nom écrit, c’était une sentence d’exil. Aristide interrogea, désirant savoir pourquoi ce paysan inconnu le condamnait, et ce paysan répondit: «Je condamne Aristide, parce qu’il m’ennuie.» Il ne faut pas être trop aimé, ni trop digne de l’être. C’est dangereux, parce que cela ennuie. J’ai vaguement la crainte que le lecteur ne condamne notre belle Éliane. Elle sait trop de choses, elle travaille trop pour ce beau grand garçon paresseux, qui est son mari. Afin d’apaiser un peu le paysan athénien qui déjà la prendrait en grippe, je me hâte de dire qu’elle commit en sa vie un gros péché. Un seul, mais un bon! Nous verrons bien cela en temps et lieu. Les choses politiques avaient marché pendant ces cinq années. Le Diable rouge, comme M. de Vendôme appelait le cardinal de Richelieu, avait grandi dans des proportions tout à fait inattendues. Tournant le dos à Marie de Médicis, dont il était la créature, il avait en quelque sorte garrotté cet esprit remuant et superbe: il opprimait franchement la jeune reine, Anne d’Autriche, qui tremblait à son seul nom, il jouait Gaston d’Orléans comme un enfant; il tenait son pied puissant et pesant sur la gorge des princes, balayait les ducs, écrasait les favoris et serrait à la gorge le roi lui-même, qui le redoutait, qui le haïssait et qui lui obéissait en toutes choses. L’année précédente, pour lui plaire, le roi avait attiré à la cour ses deux frères illégitimes. César de Vendôme et Alexandre, grand prieur de France, ce dernier sous promesse de le faire grand amiral. Il leur avait demandé leurs épées, à tous les deux, et, depuis lors, ils étaient prisonniers au château de Vendôme, où s’était écoulée leur royale et libre jeunesse. Le roi avait fait pis: le roi avait laissé tomber de l’échafaud la jeune et belle tête d’Henri de Talleyrand, comte de Chalais, son meilleur ami. Rien ne pouvait servir d’égide contre les terribles colères du cardinal; rien, pas même la faveur de ce faible et triste monarque qui n’avait d’autre courage que celui des camps, et qui devait dire plus tard, en consultant son horloge, à l’heure où mourait un autre de ses favoris: «Voici un mauvais moment pour M. de Cinq-Mars!» L’Europe et la France tremblaient devant cette belle et austère figure, coiffée d’écarlate, qui méditait au milieu du siècle frivole, devant cette main de prêtre qui marquait avec du sangla route non encore ouverte que Louis XI avait devinée, et où les révolutions devaient triomphalement passer. Un soir de la fin de mai, en l’année 1627, Éliane de Guezevern était seule dans le cabinet de M. l’intendant: car toutes les convenances étaient gardées; le travail entier de la femme restait attribué au mari. Le jour allait baissant. Les derniers rayons du soleil rougissaient au lointain les jeunes feuillées de la forêt de Vendôme, tandis qu’une fraîche brise, entrant par les fenêtres ouvertes, apportait du parterre le parfum des rosiers en fleurs. C’était une grande pièce, ayant deux tables, l’une très-large, toute chargée de casiers massifs et d’énormes registres; l’autre, mignonne avec un petit pupitre flanqué d’une boîte à broderie. Éliane ne travaillait jamais à la grande table que toutes portes fermées. Ce soir, elle était à la petite et maniait l’aiguille qui allait si bien à ses doigts délicats; elle brodait un écran aux armes de son mari. Les deux grands lévriers, favoris de maître Pol, reposaient à ses pieds et le petit Renaud s’était assoupi dans un vaste fauteuil. Éliane songeait. Avait-elle trouvé dans son union avec Pol de Guézevern une félicité complète? Non, certes. Maître Pol, devenu intendant, avait gardé le caractère du page. Sa raison ne mûrissait point; c’était toujours le même jeune homme amoureux du changement et du bruit. Mais c’était toujours aussi le même excellent coeur, la même bravoure, la même franchise. Éliane se l’était dit cent fois: «Mon mari est un exilé.» Elle aimait son mari sincèrement et gravement. Peut-être, car il faut tout dire, n’avait-elle pas mis dans le mystère de la vie conjugale ce grain de passion qui enchante un intérieur et change le coin du feu en paradis terrestre. Elle était un peu trop parfaite, notre pauvre Éliane! Si elle avait lu attentivement dans sa Bible l’éblouissante parabole de Marthe et Marie, elle aurait vu qu’il est bon parfois de travailler un peu moins pour charmer un peu plus. Surtout quand on a, comme elle, un inépuisable trésor de charmes. La femme, trop utile, perd souvent la meilleure de ses séductions: la chère, l’adorable infériorité. Maître Pol était amoureux, mais il y avait dans son amour tant d’admiration et tant de reconnaissance! c’est là un cruel danger. Éliane songeait, et je suis sûr qu’elle se disait précisément tout cela, puisqu’elle était fée. Le jour allait baissant. Elle rejeta son ouvrage avec un grand soupir et s’en vint baiser le beau front du petit Renaud endormi. «Peut-être que si je te donnais une soeur...,» murmura-t-elle. Car c’était là un grand, un vif désir chez l’intendant Guezevern. Et que faut-il, souvent, pour les fixer, ces hommes-papillons qui jouent le rôle de la femme dans leur ménage? Quelques années de plus et un souhait accompli. Il ne faudrait pas croire au moins pourtant que notre Éliane fût- une épouse délaissée. Mais... mais que voulez-vous! Elle n’avait pas le temps d’être une femme heureuse. Et maître Pol voyageait beaucoup. Aujourd’hui, justement, maître Pol était absent depuis une semaine. Éliane écarta les cheveux bouclés qui se mêlaient sur le front de son fils. «Tu ne garderas pas ce nom de Renaud! murmura-t-elle. Je ne veux pas! C’est le nom de M. Saint-Venant...» Puis, fronçant le sourcil, elle ajouta: «S’il arrive malheur dans notre maison, c’est cet homme qui apportera le malheur!» Le sommeil de l’enfant souriait à quelque rêve. Nous parlions tout à l’heure de la passion qui manquait; il y eut de la passion: une ardente passion dans le baiser que la jeune mère donna à son fils. «Toi, dit-elle, tu seras riche, tu seras grand, tu seras heureux!» Elle tira de son sein une lettre qui contenait, il est vrai, quelques lignes seulement, mais qui commençait par «Madame ma bien chère nièce,» et qui finissait par la signature du comte de Pardaillan. Aux derniers rayons du jour, elle relut attentivement cette lettre. Le logis de l’intendant Guezevern était situé à une cinquantaine de pas du bâtiment principal, à droite du rond-point véritablement royal où aboutissaient les quatre longues avenues conduisant à la grille. On entendit au lointain le galop d’un cheval. Éliane prêta l’oreille et sourit. Une nuance plus rose vint à ses joues. «Voilà cinq jours qu’il était parti! murmura-t-elle. Chaque fois qu’il tarde, j’ai peur que sa fantaisie ne l’entraîne à Paris. À Paris il retrouverait cet homme, et cet homme le perdrait! -Éveille-toi, amour chéri, ajouta-t-elle en prenant son fils dans ses bras. Voici ton père!» L’enfant ouvrit ses yeux chargés de sommeil, et dit: «Je dormais donc, mère? Ma petite soeur était si jolie dans mon rêve, et je l’aimais tant, si tu savais!» Éliane rougit. Une parole vint à sa lèvre, mais la voix de maître Pol retentissait déjà sous le vestibule: «Ma femme! mon fils! maître Renaud! Éliane!» Il était jeune et vif comme autrefois. Sa présence ramenait le mouvement et le bruit dans la maison naguère si tranquille. Les gens allèrent et vinrent, l’écurie hennit, le chenil hurla. L’instant d’après il serrait sa femme et son fils dans ses bras, et Dieu sait qu’il les baisait de bon coeur à ces heures du retour. Maître Pol adorait sa maison; seulement, le besoin de courir et de voir du nouveau le reprenait le lendemain. «Que tu es belle, mon Éliane! disait-il, et comme notre Renaud grandit à vue d’oeil! Ne puis-je donc revenir une seule fois de voyage sans te trouver embellie!» Elle lui rendait ses caresses en souriant, et ses yeux humides brillaient. «Tu ne sais pas, reprit-il tout à coup, en s’asseyant près d’elle, la nuit dernière, j’ai fait un rêve..., et comme ce rêve me rendait heureux! Je songeais que nous étions tous deux dans ce jardin si cher, le clos Pardaillan, à Paris, entre l’hôtel Mercoeur et le couvent des Capucines. Te souviens-tu: c’est là que pour la première fois tu me dis: Je vous aime! -Si je m’en souviens! balbutia Éliane dans un baiser. -Nous allions sous la grande allée de tilleuls, et tu me souriais, comme à présent... et ton regard descendait jusqu’au fond de mon âme. Soudain, tu m’as montré un épais buisson tout chargé de roses, et tu m’as dit tous bas: elle est là! -Qui, elle?» demanda la jeune femme, dont le front s’empourpra. Et, pour entendre la réponse à cette question, elle cacha son visage dans le sein de son mari. La réponse de maître Pol fut ainsi: «Elle! répéta-t-il, mon souhait, mon désir, ma folie, la fille de ma femme, la soeur de mon fils; ma petite Éliane idolâtrée... et tu ne mentais pas: j’écartai les branches du buisson, et je vis un doux ange rose qui me souriait parmi les fleurs.» X À Quoi Sert Un Intendant Honnête Homme. Quoiqu’il tînt une charge de roture, l’intendant Guezevern portait un costume de gentilhomme: un très-riche costume. Il aimait briller et n’était pas peu fier de sa belle mine. Par le fait, il en avait sujet: ces cinq années avaient donné à sa mâle prestance le cachet de la perfection, et vous auriez eu de la peine à trouver en la cour du roi Louis XIII, parmi tant d’élégants seigneurs, un cavalier plus accompli. C’était, en somme, une heureuse femme que notre jolie Éliane, et son ménage pouvait passer pour un des meilleurs qui fût sous le soleil. Une si charmante teinte de pourpre couvrit son visage et jusqu’à son sein, au récit du rêve de maître Pol, que celui-ci crut un instant à la réalisation de son voeu le plus cher. Il pensa qu’Éliane allait parler et dire: «Ami, ton rêve était une prophétie.» Mais il n’en fut rien. Éliane se tut. Et quand elle parla, enfin, ce fut pour murmurer: «Nous ferons des neuvaines.» Maître Pol n’avait donc plus qu’à causer d’autre chose et à faire sauter le petit Renaud sur ses genoux, ce dont il s’acquitta de grand coeur. «Et n’avons-nous point de nouvelles de messieurs de Vendôme? demanda-t-il après quelques minutes. -Si fait, répliqua Éliane tristement, on dit que M. le duc est en liberté. -Et tu m’annonces cela comme si c’était un malheur! s’écria Guezevern. -C’est un malheur, en effet, reprit Éliane, car il est privé de ses charges et dignités. Son gouvernement de Bretagne est donné à un autre. -Malepeste! fit l’intendant, voilà un mauvais coup! -On dit encore, ajouta Éliane, que M. le grand prieur s’en va mourant au château d’Amboise où M. le cardinal le retient, parce qu’il n’a voulu faire ni soumission ni aveux. -Des deux frères, grommela maître Pol, M. le grand prieur était l’aîné par la tête et par le coeur!» Il y eut un long silence, puis maître Pol reprit: «À Blois d’où je viens, j’ai eu connaissance de messagers expédiés de Paris. À mi-chemin, j’ai rencontré des gens qui avaient vu une estafette venant de Bretagne, et au gué du Loir, un courrier d’Amboise a passé avant moi... Ce coquin de Mitraille n’est-il point de retour?» Au moment où Éliane allait répondre négativement, un grand bruit se fit entendre dans la cour du château. En même temps, des sons de trompe éclatèrent dans les avenues dont le sol retentit sous le sabot des chevaux. «Route de Bretagne et route d’Amboise!» murmura maître Pol. Un valet entr’ouvrit la porte et annonça: «Voici l’écuyer Mitraille qui arrive de Paris!» Mitraille était donc écuyer maintenant; mais quoiqu’il eût ainsi monté en grade, son vrai nom restait toujours: «Ce coquin de Mitraille.» Mitraille fut introduit aussitôt. C’était un bon garçon, court, mais bien bâti, dont le harnais n’avait plus de couleur sous la poussière qui le couvrait de la tête aux pieds. Pendant qu’il remettait un pli scellé aux armes de Bourbon, avec la brisure de Vendôme, entre les mains de l’intendant, deux autres messagers furent introduits successivement, savoir: un courrier de Bretagne qui apportait les comptes et redevances du domaine de Mercoeur, et une estafette, habillée de noir, venant du château d’Amboise. Comme Guezevern était en train d’ouvrir le pli de M. le duc, lequel, suivant ordre exprès, devait lui être remis en mains propres, Éliane reçut les deux autres messages. Elle était femme d’affaires, elle ouvrit immédiatement les paquets. Pendant que Guezevern épelait péniblement les quelques lignes de la missive ducale, Éliane dépêcha une demi-douzaine de lettres. Tous deux pourtant, Éliane et Pol, poussèrent en même temps un cri de surprise savoir: Pol, à la troisième ligne de sa seule lettre, Éliane à la fin de sa septième lecture. Le cri de Pol était joyeux; celui d’Éliane disait une sincère douleur. «Mort de mes os! fit l’intendant, cette fois, il faudra bien que je revoie ma bonne ville de Paris! -Monsieur Alexandre de Vendôme, dit Éliane grand prieur de France, a rendu son âme au seigneur.» Guezevern resta bouche béante. «Mort! balbutia-t-il, le cadet de Vendôme! -Mitraille, mon homme, ajouta-t-il, et vous messieurs, passez à l’office où vous serez servis. J’ai besoin de conférer avec Mme de Guezevern sans témoin.» L’écuyer et les deux courriers se retirèrent aussitôt. Maître Pol froissait machinalement la lettre qu’il venait de recevoir. «De quoi est mort M. le grand prieur? demanda-t-il. -De maladie, répondit Éliane; une maladie singulière à laquelle les médecins n’ont rien compris.» Guezevern dit après un silence: «Les médecins ne comprennent jamais rien aux maladies de ceux qui combattent M. le cardinal.» Éliane le regardait d’un air inquiet. «Pourquoi avez-vous parlé de revoir Paris, Guezevern?» interrogea- t-elle presque timidement. Maître Pol lui tendit la lettre qu’il avait eu tant de peine à lire, et qui était ainsi conçue: «Monsieur de Guezevern. «M. le grand prieur, mon très-cher frère et moi, nous souhaitons de savoir à quoi sert un intendant honnête homme. En conséquence, nous vous donnons ordre de rassembler immédiatement notre épargne, qui doit dépasser, à notre estime, cent cinquante mille livres tournois, et de nous l’apporter, de votre personne, en notre hôtel de Mercoeur, sous trois jours de la présente missive reçue. «Je prie Dieu qu’il vous tienne en sa garde. «Par César, duc de Vendôme, «LOYSSET, prêtre.» Au-dessous de ces lignes, quelques mots d’une écriture informe trouvaient place et disaient: «Bonjour, Bas-Breton, Tête-de-Boeuf, j’ai toujours la colique.» Et au-dessous encore, il y avait une croix, entourée de trois ou quatre pâtés d’encre qui formaient, les pâtés et la croix, le propre parafe de M. de Vendôme. Éliane fut presque aussi longtemps à lire la lettre que maître Pol lui-même. Elle réfléchissait en lisant. «Il n’y a pas à hésiter, dit-elle enfin, il faut partir. -C’est mon avis, douce amie, répliqua l’intendant. -C’est votre envie surtout, Pol, mon bien-aimé Pol! murmura Éliane, et Dieu veuille qu’il ne vous arrive point de mal!» L’intendant sourit et prononça dans sa barbe: «Paris et moi, ma chère, nous nous connaissons de reste!» Éliane secoua sa tête charmante. Et comme son mari l’interrogeait du regard, elle essaya de sourire, mais elle ne put. «Promettez-moi, lui dit-elle, que vous prendrez vos quartiers chez notre bonne tante et amie, dame Honorée de Pardaillan-Guezevern. -Un gentilhomme chez une béguine!...» commença, maître Pol. Mais il se reprit et ajouta: «Si cela vous plaît, mon cher coeur, je vous promets qu’il en sera selon vos désirs.» Éliane porta à ses lèvres le sifflet d’or qui pendait à son col. Un valet vint à son appel. «Que l’écuyer Mitraille se hâte de prendre son repas, ordonna-t- elle, et qu’on prépare six chevaux frais de la grande écurie. Monsieur l’intendant va partir avec une escorte de cinq hommes. -Cinq hommes! répéta Guezevern quand le valet fut parti. M’est avis que ce coquin de Mitraille et moi nous sommes bien capables de porter à Paris l’épargne de M. de Vendôme. -Vous vous trompez, répliqua Éliane. Soixante-quinze mille livres en or font une lourde charge dans chaque valise. Il y aura quatre valises portant cette charge. L’écuyer Mitraille et vous, vous ne porterez rien, sinon vos armes, pour défendre le bien confié à votre chargé. -Mort de moi! balbutia maître Pol stupéfait, le calcul et moi nous sommes brouillés depuis longtemps, mais il me semble que quatre fois soixante-quinze mille livres font... font...» Il s’arrêta cherchant, et Éliane acheva: «Cent mille écus tournois. -Cent mille écus tournois, ma femme! Trois cent mille livres! Ai- je vraiment amassé une si belle finance en si peu de temps! -Un peu plus, répliqua la jeune femme, dont le sourire se fit orgueilleux à son insu, et c’est pour répondre à M. de Vendôme qui veut savoir à quoi sert un intendant honnête homme.» Maître Pol l’enleva dans ses bras. «Foi de dieu! s’écria-t-il, dans son enthousiasme, avec un intendant honnête homme, j’entends un intendant tel que moi, qui suis honnête homme jusqu’au bout des ongles, M. le duc aurait risqué grandement d’avoir une dette au lieu d’une épargne! Je n’osais pas te demander combien j’allais emporter avec moi, et si tu m’avais dit: nous avons un millier ou deux de pistoles, je jure que j’aurais été content, lui aussi. Cent mille écus! c’est toi qui es l’intendant, mon Éliane, le bon génie, la fée; et quand je vais arriver devant M. de Vendôme, je veux lui dire: par la mort diable, monseigneur, voici un cadeau de Mme de Guezevern, ma femme, qui bat monnaie aussi bien que le roi!» Si vous eussiez dit à maître Pol que son Éliane ne l’avait pas radicalement guéri de l’habitude qu’il avait autrefois de jurer, vous l’eussiez étonné de fond en comble. Il était bien triste de quitter si tôt sa femme tant aimée, ce bon, ce beau Guezevern; il était bien triste aussi de la mort de M. le grand prieur, qui était un homme de tête et de coeur; mais il soupa de grand appétit, parce que l’idée de Paris venait à la traverse de ses mélancolies et mettait en sa pensée un étrange fonds d’allégresse. Il n’est besoin d’expliquer ce sentiment à ceux qui ont connu Paris et qui vivent ailleurs. J’entends qui vivent bien, qui vivent mieux qu’à Paris, -et qui pleurent Paris. Tout en mangeant comme un ogre, maître Pol était distrait. Éliane le regardait, pensive, et ne mangeait point. De temps en temps elle se levait pour donner des ordres. Elle était la femme qui songe à tout et qui fait tout. Maître Pol n’avait qu’à se laisser glisser dans la vie sur le chemin, toujours aplani par elle. Les trois cent mille livres furent partagées entre les quatre valises, dont Guezevern eut les clefs, puis il reçut des mains de sa femme une bourse bien garnie: «pour ses menus plaisirs à Paris», lui dit-elle avec son délicieux sourire. On entendit piaffer dans la cour les chevaux de l’escorte. Ce coquin de Mitraille blasphémait comme un païen, chantant que le vin du Vendômois valait mieux que l’ambroisie. Quand Éliane donna le dernier baiser à son mari, elle avait des larmes dans les yeux. «Il faut bien te divertir, Guezevern!» murmura-t-elle. Le petit Renaud, la voyant pleurer, fronça le sourcil en regardant son père. Ce pauvre maître Pol, qui n’était pourtant pas un menteur, balbutia: «Puis-je être heureux loin de toi, mon âme?» Il grillait d’envie d’être à cheval, quoiqu’il n’eût, en vérité, rien de si cher au monde que ces deux êtres qu’il allait quitter. Paris l’appelait, Paris l’enchantement! «Écoute, fît Éliane, d’une voix sérieuse et profonde, j’ai deux frayeurs: cet homme et le jeu!» Maître Pol se mit à rire en la pressant contre son coeur. «Promets-moi, continua-t-elle, que tu ne joueras pas et que tu ne te laisseras pas entraîner par cet homme! -Folle! dit Guezevern, chère folle!» Mais le petit Renaud s’écria, menaçant: «Fais ce que dit ma mère, méchant!» Éliane lui imposa sévèrement silence. Il n’en continua pas moins: «Méchant! ne vois-tu pas qu’elle pleure! Promets-lui que tu ne joueras pas, et que tu n’iras pas avec l’homme qui lui fait peur!» Il ne se doutait guère que cet homme était son parrain. Parmi un demi-cent de baisers, maître Pol dit: «Je le promets!» Et même il ajouta: «Je le jure!» L’instant d’après, les six chevaux frais partirent au galop, brûlant la route de Paris. Éliane, restée seule, drapa son fils dans son berceau et revint s’accouder à la fenêtre pour écouter encore le bruit de la course qui allait s’éteignant déjà au lointain. «Il a promis!» pensait-elle. Mais je ne sais pourquoi elle n’était point rassurée. Elle rentra dans la chambre aux registres qui lui sembla grande et vide. Elle voulut se remettre au travail; mais le travail la repoussa. Elle rêva. Onze heures de nuit sonnèrent au beffroi du château. Il y avait déjà deux heures que son mari était parti. «Il est loin, se dit-elle, bien loin! Mon bonheur fuit vers Paris. En reviendra-t-il?» Parmi les lettres nombreuses apportées ce soir, et dont plusieurs restaient encore scellées, il y en eut une qui frappa en ce moment son regard. C’était une large enveloppe de parchemin, fermée, selon l’ancienne mode, à l’aide de fils de soie, disposés en lacs et réunis par un cachet de grande taille. Elle se rapprocha de la table, parce que de loin elle ne pouvait déchiffrer les armoiries. Les armoiries étaient celles du vieux comte de Pardaillan. Nous l’avons dit: Éliane était ambitieuse. Non point pour elle peut-être. Elle était ambitieuse pour son mari et surtout pour son fils, ce hardi chérubin qui venait de menacer maître Pol, parce que maître Pol faisait pleurer sa mère. Malgré sa préoccupation actuelle, si éloignée de tout ce qui ne se rapportait point au départ de Guezevern, Éliane rompit avec empressement le cachet qui fermait la dépêche du comte de Pardaillan. Dès longtemps, elle avait noué avec le riche parent de son mari un commerce de lettres qui était devenu peu à peu fort actif. Le comte de Pardaillan, sans doute par une curiosité de vieillard, avait voulu connaître sa propre histoire à elle, Éliane. Depuis qu’il avait reçu la réponse franche et détaillée de sa nièce, celle-ci croyait voir dans ses lettres un intérêt plus vif et qui allait jusqu’à la tendresse. Néanmoins, le vieux comte n’avait jamais engagé maître Pol ni Éliane à venir au château de Pardaillan. Quelque chose semblait le retenir, et malgré la finesse déliée de son esprit, Éliane en était encore à deviner la nature de ce mystère. C’était de là, elle le savait bien, que, dans un temps très- éloigné, selon toute apparence, la fortune devait venir. La fortune et l’éclat, car cette fortune comportait un titre de comte. Et il n’est pas besoin d’apprendre au lecteur qu’à l’époque dont nous parlons, il n’y avait ni comtes ni vicomtes pour rire. La noblesse, en sombrant, a produit cette détestable comédie des titres à la douzaine. Un comte, sous Louis XIII, était forcément un grand seigneur. Aussitôt que les yeux d’Éliane eurent parcouru les premières lignes du message, elle pâlit et tout son corps se prit à trembler. Son émotion fut si grande qu’elle fut obligée de se tenir aux meubles, pour atteindre le fauteuil où elle s’assit presque défaillante. Elle frotta ses paupières éblouies comme une personne qui croit rêver, et recommença la lecture. Elle était forte véritablement. La seconde lecture, au lieu d’augmenter son trouble, lui rendit toute sa présence d’esprit. Elle saisit de nouveau son sifflet d’or et appela. «Qu’on harnache à l’instant même le reste des chevaux frais de la grande écurie! ordonna-t-elle au valet qui se montra, et que ma chambrière prépare tout ce qu’il faut pour ma toilette de voyage. J’emmène avec moi maître Renaud, mon fils. Dans une demi-heure, que le maître de l’écurie et trois palefreniers de Vendôme soient armés et prêts à nous faire escorte.» Le valet sortit. Éliane resta un moment immobile, les yeux fixés dans le vide. Aucune parole ne tombait de ses lèvres. Elle rouvrit la lettre pour la troisième fois. La lettre disait: «Madame ma nièce, «La colère de Dieu a visité ma maison, et j’ai peur d’apprendre par votre réponse qu’il soit arrivé quelque infortune chez vous, car voilà mon jeune neveu, Pol de Guezevern, votre bien aimé-mari, héritier de Pardaillan-Montespan-Guezevern, il semble qu’il y ait une malédiction attachée à cet héritage. «Il y a un an à peine, nombre d’existences humaines et jeunes étaient entre vous et cette fortune que j’appelle funeste au moment de vous l’abandonner. Sans parler de vos parents les plus proches, les Guezevern du pays de Quimper qui sont morts, j’avais autour de moi trois neveux germains de grande espérance, et une nièce germaine, la fille de mon honorée soeur. «Je n’ai plus personne. Trois fois dans le cours de cette année, l’ange du trépas a franchi le seuil du château de mes pères, et je reçois aujourd’hui de l’armée de Saintonge la nouvelle d’un dernier, d’un double deuil. «Messieurs mes neveux germains Antoine et Melchior, fils d’Éléonore-Amélie de Montespan, ont été tués tous deux ensemble dans une escarmouche contre les gens de la religion, devant la Rochelle. «Je n’ai plus rien, je suis seul, et je sens que l’amère tristesse de cet abandon abrège mes derniers jours en les empoisonnant. «Je vous prie de faire en sorte, madame ma nièce que, toute affaire cessante, monsieur mon neveu, Pol de Guezevern se dirige immédiatement vers mon château de Pardaillan. «Les circonstances qui m’ont fait éviter jusqu’à présent une rencontre avec vous, que j’honore et que j’aime, ne sont plus. Vous devrez, s’il vous plaît, accompagner votre mari. «Je regarde comme un suprême devoir de laisser en dignes mains l’héritage de mes aïeux, héritage fort envié, et qui est plus considérable encore qu’on ne le croit généralement. Pour ce faire, j’ai besoin de mon neveu Gruezevern, car il y a d’autres droits que les siens et ces droits sont aux mains de gens puissants. «J’ai d’autres raisons encore, d’un ordre fort différent et qu’il serait dangereux de confier au papier. Ces raisons vous regardent. «Pour donner force et valeur à mes dispositions, l’acceptation et par conséquent le seing de mon neveu Guezevarn sont indispensables. «Si donc, par impossible ou par malheur, pour cause de maladie grave ou autre, mon neveu Guezevern se trouvait empêché de venir, je vous prie, madame ma chère nièce, dans votre intérêt comme dans le sien, de m’apporter les pouvoirs de votre mari, et, par provision, plusieurs signatures en blanc, afin que nous puissions passer des actes entre-vifs, toujours plus solides que les établissements testamentaires. «Le temps presse. Cette lettre que je n’aurais pu écrire est de la main de mon chapelain. Priez pour moi, venez vite, et que Dieu vous ait, madame ma nièce, en sa sainte et digne garde.» Ces lignes étaient suivies d’un post-scriptum tremblé et presque illisible qui disait: «Ma bien chère enfant, hâtez-vous. J’ai peur de mourir avant de vous avoir révélé mon secret qui est le vôtre.» Ceci était de l’écriture d’Antoine-François, comte de Pardaillan. Au-dessous, quelques mots étaient tracés. «Ne perdez pas une minute, madame, au nom du ciel!» Ces mots appartenaient à la même main que le corps de la lettre. Tout le monde aimait Éliane, et le chapelain du vieux comte l’avait prise en affection. Peut-être que si ces mots n’eussent point existé, Éliane aurait envoyé un coureur sur les traces de son mari, malgré la rigueur du devoir qu’il était en train d’accomplir. Mais quelque chose lui disait que ces mots étaient l’expression absolue de la vérité: il n’y avait pas une minute à perdre. Elle réfléchit pourtant; elle hésita. Quand le valet revint lui annoncer que tout était prêt pour le départ, elle lui commanda rudement de se retirer. Et elle resta, immobile comme une statue, plongée qu’elle était dans sa méditation. Les douze coups de minuit, en sonnant, l’éveillèrent. Elle se leva, pâle, mais résolue. Elle ouvrit un compartiment secret du bureau principal, et y prit plusieurs feuilles de parchemin qu’elle timbra aux armes de Guezevern et au sceau de Vendôme. Puis elle s’assit devant son bureau et sa plume ferme courut sur le premier parchemin, écrivant une procuration en forme, quelle signa du nom de son mari. «Je fais ici, dit-elle, répondant peut-être à un reproche de sa conscience, mon oeuvre de tous les jours. Tous les jours j’écris, tous les jours je signe pour mon mari, qui le veut ainsi. L’écriture qu’il a, c’est moi qui la lui ai donnée. Nous ne faisons qu’un, ou plutôt, c’est moi qui suis sa main droite et sa volonté. «En outre, ajouta-t-elle, s’il était là, près de moi, j’en suis certaine, et c’est à Dieu même que je le dis, s’il était là, près de moi, les choses seraient comme elles sont exactement, rigoureusement: j’écrirais et je signerais.» Par le fait, il n’en était jamais autrement depuis des années. Et pourtant le coeur d’Éliane battait. «Mon fils! mon fils! murmura-t-elle. S’il y a un châtiment à craindre, qu’il soit pour moi seule, et non pour toi!» Quand elle eut rempli le premier parchemin, elle signa les deux autres en blanc et fit du tout un paquet. Puis elle quitta le bureau; mais, comme elle se levait, une sorte de vertige la prit. Elle porta ses deux mains à son sein. Ce n’était pas de l’angoisse qu’on aurait pu lire en ce moment sur la pâleur de son charmant visage. Et le malaise éprouvé par elle n’était point le résultat de ce qu’elle venait d’oser. Quatre ans auparavant, quelques mois après son mariage, elle avait éprouvé la même souffrance à laquelle la naissance de maître Renaud avait mis un terme. Non, non, ce n’était pas de l’angoisse, c’était une mystérieuse et douce joie. «Je n’ai rien dit à Guezevern, pensa-t-elle tout haut, tandis que ses paupières se mouillaient. Avant de parler, je voulais être sûre... bien sûre! son désir est si grand! et l’espoir trompé est une peine si amère!» Elle se dirigea vers la porte de sortie. En passant devant le prie-Dieu, elle fléchit le genou et murmura avec un élan de ferveur passionnée: «Sainte Vierge, donnez une soeur à mon fils! Sainte Vierge, faites que mes deux enfants bien-aimés soient heureux!» Elle franchit le seuil et peu d’instants après, vêtue en amazone, elle galopait à la tête de son escorte, sur la route du château de Pardaillan. XI Renaud De Saint-Venant. Maître Pol fit un excellent voyage de Vendôme à Paris; aucun brigand ne vint lui disputer l’épargne de César-Monsieur, enfermée dans les quatre valises de ses valets. Il chevauchait auprès de ce coquin de Mitraille, esprit simple, mais grand estomac, qui ouvrait périodiquement l’avis d’enfoncer la porte des auberges éparses sur la route afin de se tenir l’âme en joie. Ainsi fut-il fait tant que dura la nuit. Quand vint le jour, les auberges s’ouvrirent d’elles-mêmes, et ce coquin de Mitraille doubla naturellement ses stations. Il était bon compagnon; il savait assez bien les cancans de la cour et quantité de chansons à boire. Pendant la première partie du chemin, Guezevern ne voulut parler que de sa femme et de son fils. Sa femme était la plus belle et la meilleure qui fût ici-bas; l’univers entier ne contenait point un garçonnet comparable à son fils: il les aimait, il les adorait. Sur ce sujet, comme sur tous autres, ce coquin de Mitraille lui donnait volontiers la réplique, disant de temps en temps: «L’enfant est joli, la dame est fraîche et son vin est galant, ou que je sois damné, monsieur de Guezevern!» À la longue, cette déclaration judicieuse, mais monotone, jeta un peu de froid sur l’enthousiasme de maître Pol. Une heure après le lever du soleil, quand la cavalcade eut dépassé Châteaudun, et qu’on fut à l’ombre des peupliers, sur les bords du Loir, étroit et clair comme un ruisseau, maître Pol demanda tout à coup: «Holà! coquin de Mitraille, Paris a-t-il toujours le diable au corps? -Oui bien maître, repartit l’écuyer. C’est éternel comme la colique de M. le duc, notre seigneur. -Y fait-on encore l’amour? -Du matin jusqu’au soir, du soir jusqu’au matin! -Yjoue-t-on? -Un jeu d’enfer! -Et le surplus? -À l’avenant, mon maître. L’argent est rare. Le roi demande à M. le cardinal la permission de dormir avec sa femme; il force ses favoris à faire ronfler des toupies d’Allemagne: c’est un grand prince, assurément. M. le duc de Buckingham déclare la guerre à la France, pour venir souhaiter le bonjour à madame la reine, qui passe sa vie à écrire des petits billets en langue espagnole. Madame la reine mère se mord les doigts jusqu’au coude par la contrition qu’elle a d’avoir inventé le cardinal; le cardinal la moleste du mieux qu’il peut, sans doute par reconnaissance. «De temps en temps, on coupe le cou d’un grand seigneur pour n’en pas perdre l’habitude. Le peuple n’y voit point de mal; la province crie, Paris chante, et la famille de Richelieu arrondit sa pelote. -Et M. de Vendôme? interrogea Guezevern. -M. de Vendôme met son ventre sur une chaise et dit que le diable rouge l’empoisonne sept fois par semaine depuis tantôt neuf ans. Il regrette son gouvernement de Bretagne, il se fourre dans toutes les conspirations; Mme de Chevreuse l’a mené par le bout du nez, puis ce fut Baradas, puis le petit chevalier de Lorraine qui court les ruelles, déguisé en fillette. Ceux qui ont tué M. le grand prieur laissent vivre M. le duc, et ils savent bien ce qu’ils font.» Tels furent, à peu près, les seuls renseignements politiques que ce coquin de Mitraille sut donner à Guezevern. Ils arrivèrent à Paris le matin du second jour et poussèrent droit à l’hôtel de Mercoeur. En bon mari qu’il était, maître Pol voulut obéir à sa femme et prendre ses quartiers dans le logis de dame Honorée de Pardaillan- Guezevern, maîtresse de la porte du couvent des Capucines. Mais il se trouva, et vous verrez que ce fut un grand malheur, que dame Honorée faisait justement une retraite de neuvaine à l’intérieur du monastère, où elle s’était momentanément cloîtrée. Maître Pol trouva chez elle visage de bois, et fut contraint de chercher ailleurs un abri. Avant de courir les hôtelleries, il voulut se débarrasser du précieux dépôt qu’il apportait de si loin. Ici encore, il fut déçu. La veille au soir, M. de Vendôme avait disparu, sur le bruit vrai ou faux que Son Éminence voulait de nouveau s’assurer de sa personne. Son Éminence était un glorieux génie qui empêchait les trois quarts du royaume de dormir. À l’hôtel de Mercoeur, depuis qu’on lui avait assigné le château de Vendôme pour résidence, Guezevern n’avait plus d’appartement privé. Il allait se retirer, fort embarrassé de ses trois cent mille livres que Mitraille et les valets portaient à force de bras, lorsqu’il fit rencontre, dans le corridor qui communiquait avec les quartiers de Mme la duchesse, de son bon ami et compère l’écuyer Renaud de Saint-Venant. Voilà une agréable figure, ce Renaud de Saint-Venant, et que nous avons plaisir à remettre sous les yeux du lecteur. Il avait un peu épaissi depuis le temps, et ses joues dodues tombaient sur sa fraise; mais à part cela, c’était bien toujours la même poupée de cire, rose, fraîche, fleurie. On ne disait point qu’il eût beaucoup de succès auprès des dames; mais ce sexe pervers n’aime que la barbe rude et le hâle tanné. La barbe de Saint-Venant était de soie, ses cheveux miroitaient, son regard scintillait, son sourire luisait; il avait un teint si lisse et si blanc que vous eussiez dit de la crème glacée. Ni trop grand ni trop petit, un embonpoint raisonnable, des ongles nets, des dents éclatantes, une voix doucette et toujours pleine de paroles agréables! Les hommes étaient un peu comme les dames: ils ne l’aimaient point. Pourquoi? Il était trop joli, trop satiné, trop suave: les deux sexes étaient jaloux de lui. Il se jeta tout d’un temps entre les bras de maître Pol et faillit l’étouffer dans la chaleur de ses embrassements. «Ah! mon ami! ah! mon cher ami! mon véritable, mon seul ami! Le ciel me réservait donc cette joie de vous voir encore à l’hôtel de Mercoeur! Comment se porte cet ange qui a uni son sort au vôtre? Et mon filleul qui est ma plus tendre affection ici-bas? et vous? et?... -Mort de moi, Renaud, mon compagnon, l’interrompit Guezevern, nous nous portons tous assez bien, grâce à Dieu, et je suis content de vous voir quoique...» Il s’arrêta, songeant aux recommandations de son Éliane. «Quoique?... répéta la douce voix de Renaud. -Le diable me confonde, pensa maître Pol, si je sais pourquoi Éliane, qui est si douce et si charitable, a pris en grippe ce pauvre garçon-là!» Pendant qu’il songeait ainsi, ce coquin de Mitraille glissa par derrière, à son oreille: «Prenez garde! Il n’a pas meilleure renommée qu’autrefois. Le mieux serait de passer notre chemin.» Renaud, cependant, poursuivait: «Comme cela se trouve! j’allais justement partir pour le château de Vendôme, afin de vous communiquer certains renseignements qui vous seront utiles pour votre gouverne. Il y a ici un M. de Montespan qui est sur la même ligne que vous pour l’héritage du comte de Pardaillan. Il l’affirme du moins, et prétend qu’il saura bien vous primer au bon moment, par les intelligences qu’il entretient auprès du bonhomme. -Mon compagnon, répliqua Guezevern, il y a tant de bons vivants entre nous et l’héritage de M. le comte, que nous avons tout le temps de réfléchir! Je ne viens que le cinquième. -Monsieur mon ami, dit Saint-Venant en lui serrant les mains de nouveau, vous le prendrez comme vous voudrez; mais j’ai cru devoir vous prévenir, par la grande affection que j’ai pour vous. -Et je vous dis merci, de tout coeur, Saint-Venant! s’écria maître Pol. Vous valez mieux que votre renommée. -Non pas, tête-bleu! pensa ce coquin de Mitraille. Sa renommée, si méchante qu’elle soit, vaut encore mieux que lui! Et je parie qu’il médite quelque mauvais tour contre M. l’intendant, qui ne voit jamais plus loin que le bout de son nez, quand sa femme n’est pas là. Nous veillerons.» Mitraille avait bonne intention, mais il aimait terriblement le vin épicé. «Je vous prie, Saint-Venant, mon ami, poursuivit Guezevern, sauriez-vous me dire où M. le duc s’en est allé hier au soir?» L’écuyer de Mme la duchesse prit un air mystérieux. «Il y a anguille sous roche, répondit-il en jetant du côté de Mitraille un regard significatif; dites-moi dans quelle partie de l’hôtel vous allez choisir votre logis, mon digne ami, et j’irai chez vous vider mon sac aux confidences. -Sur ma foi! s’écria Guezevern avec quelque mauvaise humeur, il paraît qu’aucune partie de l’hôtel de Mercoeur n’est bonne pour l’intendant de la maison, car me voici, moi et mes porteurs, en quête d’une auberge...» Saint-Venant ne le laissa point poursuivre. Il leva ses deux bras vers le ciel en homme profondément scandalisé. «Une auberge! répéta-t-il. Pol de Guezevern à l’auberge! à l’auberge l’intendant de César-Monsieur! Par la messe! vous n’y songez pas, mon digne ami! En attendant qu’on vous prépare un quartier convenable, je vous offre de grand coeur mon pauvre logis. -N’acceptez pas! conseilla Mitraille par derrière. -C’est que... dit Guezevern avec embarras, je suis chargé de finances. J’apporte avec moi l’épargne de M. le duc. -Ouais! fit Renaud, qui se mit franchement à rire. Ce sont donc de belles et bonnes pistoles qui courbent les épaules de ces honnêtes garçons? Je vous fais mon compliment, maître Pol! L’épargne de M. le duc a l’air d être dodue! Eh bien! eh bien! on peut arranger la chose; le fait certain, c’est que nous ne pouvons ainsi causer dans le corridor. Venez chez moi, mon digne compagnon, ou plutôt chez vous, car je ne vous offre plus de partager. Je suis toujours «ce singe de Saint-Venant,» prudent comme un renard, et je ne me soucie guère de prendre une part de votre responsabilité. L’argent me fait peur, croyez-vous cela? l’argent qui n’est pas à moi, et je ne dormirais pas si je couchais près de vos cent mille, deux cent mille... -Trois cent mille livres, déclara Guezevern. -De vos trois cent mille livres, acheva Saint-Venant, pendant que Mitraille grommelait à part lui: -Maître Pol peut bien être un intendant honnête homme, mais il n’a pas inventé la poudre! -Or donc, reprit Saint-Tenant, qui passa son bras sous celui de Guezevern, suivez-moi, mes garçons. Il y a chez moi une belle armoire dont je donnerai les clefs à mon digne ami, ainsi que celle de la porte, et comme cela, il sera chez lui aussi bien que le roi au Louvre. Quant à moi, n’ayez point souci: je suis toujours le même bon vivant, aimé de chacun à la cour. «Avenant com nie Saint-Venant!» disait ce pauvre M. de Baradas, au temps de sa fortune. On disait de lui, vous savez: «Barrabas et Baradas,» quoique, certes, il ne fût point un larron. Pour conclure, je coucherai chez un de mes amis, et je n’aurai, Dieu merci, que l’embarras du choix.» Il prit les devants et gagna la partie de l’hôtel où était son logis. Maître Pol et son escorte le suivirent. Ce coquin de Mitraille essaya bien de couler quelques objections à l’oreille de maître Pol, mais celui-ci refusa de l’entendre. Il se disait: «Pans entier ne contient pas un plus agréable compagnon que mon ami Renaud. Pourquoi diable mon Éliane l’a-t-elle pris en grippe? Pourquoi?» Est-ce qu’on peut jamais savoir avec les dames? Quant à ce coquin de Mitraille, son avis ne comptait même pas. Le logis de M. de Saint-Venant était propre et fort bien accommodé; toutes choses y étaient rangées en un ordre parfait, et si l’on pouvait comparer l’un à l’autre une maison et un écuyer, nous dirions que la maison de M. de Saint-Venant lui ressemblait trait pour trait. Il mit une grâce enchanteresse à installer Guezevern et à le faire, dans toute la force du terme, maître du logis. Les quatre valises furent vidées dans la grande armoire dont Guezevern reçut la clef. On congédia les porteurs, et Mitraille reçut permission de s’aller promener, à la condition de rentrer à la nuit pour veiller sur l’épargne de M. le duc. Quand nos deux compagnons furent seuls, Renaud de Saint-Venant embrassa encore maître Pol sur les deux joues en répétant de tout son coeur: «Que je suis aise et ravi de vous voir! Maintenant qu’il n’y a plus d’oreilles indiscrètes autour de nous, je puis bien vous dire, mon cher camarade, qu’il se prépare de grands événements... et, en passant, croyez-moi, défiez-vous de ce coquin de Mitraille, qui me paraît être un espion de M. le cardinal. Ceci n’est pas pour nuire au pauvre garçon, mais bien pour vous servir. Guezevern, mon ami, si les honnêtes gens ne se rallient pas en un ferme faisceau, la cour sera bientôt noyée dans le sang et dans les larmes. Cet homme aime le sang: c’est un bourreau, et le roi a de lui une si étrange terreur qu’il lui accordera, l’une après l’autre, toutes les têtes de sa noblesse. En apprenant la mort de son frère, M. de Vendôme a mis un terme à ses hésitations. Il est entré dans la grande faction dite des Honnêtes Gens, où sont les deux reines, le roi d’Espagne, le duc de Savoie, le pape, le jeune Gaston d’Orléans, M. le prince, M. le duc d’Enghien, M. le comte de Soissons, tous les ducs et pairs, tout le Parlement, toute la France. -Mort de mes os! gronda Guezevern, c’est trop contre une seule calotte rouge! -C’est à peine assez, répliqua Saint-Venant, parce que derrière la calotte rouge il y a la couronne de France. Il faut vous avouer que, pour le moment, M. le duc m’honore de quelque confiance. Comme mes goûts et mes études me portent vers la robe, M. le duc a fait dessein de m’acheter une charge de maître des requêtes, pensant que je pourrais utilement le servir dans le Parlement. Il m a fait l’honneur de me consulter au milieu de ces circonstances difficiles, et c’est moi qui lui ai donne ce double avis; Rassemblez votre épargne et tenez-vous à couvert. -Peste! ami Renaud! murmura maître Pol, vous me paraissez être un fin politique, maintenant! Assez, fit Saint-Venant d’un air modeste; je ne dédaigne pas l’épée, mais vous verrez ce que je ferai de ma plume! M. le duc a suivi mes deux conseils, et vive Dieu! mon camarade, il ne comptait point sur une si belle finance! Vous méritez le titre d’intendant honnête homme qui restera attaché à votre nom dans les âges futurs. M. le duc m’a chargé de vous dire que, ne pouvant vous attendre, dans le besoin qu’il a de cacher sa retraite, il vous ferait savoir où le trouver, peut-être demain, peut-être dans une semaine. Et n’est-ce point grande pitié, répondez, que de voir le fils aîné du Béarnais réduit à céler son abri comme s’il était un malfaiteur, poursuivi par les archers? -Mort de moi! fit maître Pol qui serra les poings, c’est indigne, tout uniment! -Patience! les temps changeront. En attendant, vous voyez que vous ne me devez point de reconnaissance pour mon hospitalité. J’exécute les ordres de M. le duc. Dormez donc quelques heures en paix, car je vois vos yeux chargés de sommeil. -J’ai passé trois nuits, mon camarade. -Dormez. Ce soir je viendrai vous éveiller et nous irons courir un peu les bonnes rues... vous savez?» Les yeux de maître Pol brillèrent. Point n’était besoin de gratter bien fort M. l’intendant pour retrouver le page. «Y a-t-il beaucoup de nouveau? demanda-t-il. -Tout est nouveau, répondit Saint-Venant. Je parie que vous ne connaissez pas Marion la Perchepré, qui tient brelan, buvette et Cythère au cul-de-sac de Saint-Avoye? -Non, par mon patron! s’écria maître Pol. -Nous irons donc voir Marion la Perchepré, mon compère, et vous retrouverez là nos meilleurs compagnons d’autrefois. -Ah çà! ah çà! murmura Guezevern, dans la naïveté de son ravissement, pourquoi diable Mme Éliane ne peut-elle point souffrir un joyeux ami tel que vous?» Renaud le regarda en face, ce qui n’était point sa coutume. Puis il baissa les yeux en poussant un grand soupir. «Mme de Guezevern est la femme de mon meilleur ami, prononça-t-il à voix basse. Je ne puis que l’honorer et la respecter. Dormez en paix, maître Pol, et au revoir.» Il tira sa révérence et sortit brusquement. Guezevern resta tout pensif. «Mort de moi! grommela-t-il enfin, voilà qui est extraordinaire. Je jurerais que Renaud, mon camarade, en pense plus long qu’il n’en a dit. Il sait peut-être pourquoi mon Éliane le déteste... et, foi de Dieu! je le lui demanderai.» Il eût réfléchi probablement plus longtemps, car la matière était intéressante, si le sommeil ne fût venu à la traverse. Il se jeta tout habillé sur le lit, et bientôt ses yeux se fermèrent, tandis qu’un rêve heureux inclinait au-dessus de son front le rayonnant sourire de sa chère Éliane. XII L'Autre Héritier. Renaud de Saint-Venant, par extraordinaire, n’avait point menti en disant qu’il avait un autre logis tout prêt. En quittant maître Pol, il se rendit dans le quartier du bord de l’eau, rue de l’Arche-Marion, où il frappa à la porte d’une maison de méchante mine, située en deçà de l’arche et percée de deux fenêtres seulement. Au second étage de cette maison il trouva, dans un galetas mal meublé et fort sale, un homme entre deux âges qui avait, en vérité, tournure de gentilhomme et dont les habits contrastaient avec le délabrement de sa demeure. Ce personnage, outre qu’il jouera un certain rôle dans notre récit, mérite d’être présenté au lecteur à cause du hasard qui le fit, par ricochet, oncle extralégal de Louis XIV. Il avait nom Jean-Antoine, baron de Gondrin-Montespan. Son vrai neveu, M. le marquis de Montespan, épousa, en effet, Françoise-Athénaïs de la Rochechouart-Mortemart, la fameuse et féconde favorite qui encombra de bâtards les marches du trône de France. Nous devons dire que cette fâcheuse célébrité, remontant jusqu’à M. le baron de Gondrin, n’aurait pu gêner sa réputation. Il continuait, à l’automne de sa vie les errements d’un printemps orageux, et quoiqu’il fût très-chatouilleux sur ces matières bizarres et mal définies qu’on appelait, en ce temps-là le «point d’honneur», le diable n’y perdait rien. Peut-être n’eût-il point fait comme le marquis, son neveu, qui mourut inconsolable de la tache imprimée à son écusson, quoique cette tache, comme on disait alors, eût été produite par un baiser du soleil. M. le baron de Gondrin avait été un hardi soldat, et les plus fines lames de la cour redoutaient son épée. Il avait dissipé galamment une fort belle fortune, et vivait maintenant Dieu sait comme, tantôt riche d’une soirée de gain, tantôt courant après une pistole et toujours traqué par une nuée de créanciers. Aujourd’hui, la veine l’avait fait opulent pour quelques jours, pour quelques heures peut-être. La table boiteuse qui meublait son taudis supportait toute une rangée de pièces d’or. Saint-Venant le trouva l’épée à la main devant son trésor. «Bonjour, mon bon, dit le baron en le voyant et avec un fort accent méridional, quand on gratte à ma porte, je prends les armes comme un honnête berger qui, toujours, a frayeur du loup. J’avais cru reconnaître le pas d’un ennemi. -D’un créancier? rectifia Saint-Venant qui se jeta sur une chaise, essoufflé de sa course. -C’est tout un; quelles nouvelles? -Grandes nouvelles! répliqua l’écuyer de Mme de Vendôme. Notre homme est à Paris. -Quel homme? -Votre compétiteur pour la succession de M. le comte de Pardaillan. -Le neveu de mon oncle! s’écria Gondrin, le Bas-Breton, l’avaleur de cidre, le mangeur de galettes, vivadioux! c’est l’occasion ou jamais que nous fassions connaissance, l’épée à la main, tous les deux.» Renaud eut un mouvement d’épaules plein de dédain et ne répondit pas. «Où peut-on le trouver? demanda Gondrin. Le temps de le conduire au bord de l’eau, au pré des Célestins, et son affaire est faite. -L’épée est un mauvais moyen, dit Saint-Venant. -Pour toi, peut-être, mon mignon, mais pour moi... C’est une rude lame! prononça Saint-Venant avec emphase, une très-rude lame que M. l’intendant Guezevern! -Tant mieux, sarpajoux, nous rirons! -Si vous le meniez derrière les Célestins, monsieur le baron, je ne donnerais pas un écu de votre peau. -Alors, je veux voir cela! s’écria Gondrin dont les yeux brillèrent pour tout de bon. Tu me mets l’eau à la bouche! -Moi, dit Renaud, je ne veux pas.» Comme le baron l’interrogeait du regard, Renaud ajouta: «J’ai d’autres idées. -Petiot, demanda le baron, es-tu le maître à présent? -Mon compère, répliqua l’écuyer de la duchesse de Vendôme, je veux acheter ma charge de maître des requêtes. Le temps va venir où il fera bon au Parlement. Les hommes comme le cardinal raccourcissent les épées et donnent de l’ampleur à la toge. Si vous avez cru que je travaillais uniquement pour vos beaux yeux, vous avez compté sans votre hôte. -Il me semble, que je te paye, mon fioux! -Pas souvent; et si vous avez pensé que je sue sang et eau pour les quelques pistoles qu’on peut tirer de Votre Seigneurie, de loin en loin, quand vous êtes à flot, vous avez fait une grosse erreur.» Gondrin était debout devant lui et le regardait en face. «Est-ce que tu serais un homme, après tout, Cadet Renaud? murmura- t-il. Voilà qui m’étonnerait!» Saint-Venant eut un sourire équivoque. «Vous êtes à flot aujourd’hui, dit-il, et, entre parenthèse, je me trouve avoir besoin d’une vingtaine de louis.» Gondrin prit une poignée d’or sur la table et la lui tendit sans compter. Saint-Venant remercia froidement. Gondrin poursuivit: «Pour qui travailles-tu, Cadet Renaud, mon ami? -Pour moi,» répliqua le futur maître des requêtes en mettant l’argent dans sa poche. Gondrin salua. «Je déteste M. de Guezevern pour mon propre compte, dit Saint- Venant, le plus tranquillement du monde. -Ah! diable! Et peut-on savoir pourquoi? -Le pourquoi est double, triple, quadruple. Il m’a battu quand nous étions enfants tous deux; il a eu de la barbe avant moi qui suis son aîné... -Diable! diable! répéta le baron, c’est grave! -Il est brave, il est fort, il est beau! Il court risque d’être riche et d’avoir le titre de comte... et il m’a pris une femme que j’aimais. -Démonios! Et l’aimes-tu encore, neveu, cette femme-là? -Peut-être.» Il y eut un silence; ce fut Renaud de Saint-Venant qui le rompit le premier. «Monsieur le baron, prononça-t-il à voix basse, vous n’avez pas fait assez d’attention à mes paroles. J’ai dit: il est à Paris. -J’ai bien entendu, mon fioux; après? -S’il est à Paris, il ne peut pas être au château de Pardaillan. -Cela me paraît probable. -S’il n’est pas au château de Pardaillan, il ne pourra écrire ni signer les acceptations ou contrats à l’aide desquels on comptait vous déshériter bel et bien. -C’est juste, fit Gondrin qui suivait cette argumentation avec un évident intérêt. Sais-tu que tu vaux ton pesant d’or, mon fioux? -Oui, répliqua Renaud, je le sais... et vous avez mis du temps à vous en apercevoir, mon compère. Par moi, par moi seul vous avez appris les intelligences que la jeune dame de Guezevern s’était ménagées près de votre oncle. Celle-là est une fée, et si maître Pol est sauvé, ce sera par elle. Voilà longtemps qu’elle m’a deviné. Heureusement, que je suis le parrain de son fils et que son Breton de mari a précisément les yeux qu’il faut pour prendre les vessies pour des lanternes. Mais c’est égal, si nous n’avions pas eu là-bas, à Pardaillan, dans le pays de Rouergue, ce clerc de tabellion, qui m’avertit chaque semaine...» Tout en écoutant désormais, M. le baron de Gondrin se mit à ramasser ses pistoles qu’il déposa dans un tiroir. L’entretien lui semblait prendre une tournure menaçante pour sa bourse. Saint-Venant continua: «Monsieur le baron, voici ce que j’ai fait pour vous depuis quatre jours: Mardi, j’ai reçu une lettre d’avis du clerc du tabellion qui m’annonçait la mort de vos deux cousins à l’armée de Saintonge, et la maladie de M. le comte de Pardaillan: item le dessein qu’il a de donner tout son bien à mon ami Guezevern et le message envoyé par lui au château de Vendôme pour appeler ledit Guezevern en toute hâte...» Ici, M. de Gondrin referma son trésor, et Saint-Venant intercala dans son dire cette courte digression: «Vous avez tort de craindre pour vos pistoles, mon maître. J’ai besoin que vous soyez en fonds aujourd’hui.» Après quoi il poursuivit: «Voyant cela, je me suis rendu chez M. de Vendôme qui ne voulut point d’abord m’écouter, parce qu’il se passait une chose monstrueuse en sa maison: ses deux fils, M. le duc de Mercoeur et M. le duc de Beaufort avaient gagné sa colique. «Les diableries de cet homme rouge, disait le malheureux prince, poursuivront ma famille jusqu’à la douzième génération!» Et, de fait, si c’est un expédient de M. le cardinal, cette colique des Vendôme, je déclare le moyen doux, humain et spirituel. Il n’y a point de conspiration qui puisse résister à la colique. «Monseigneur, lui ai-je dit de but en blanc, M. le cardinal est en train de vous guérir radicalement. «Il a dressé l’oreille, car le nom seul du cardinal lui donne la chair de poule. «Ventre-saint-gris! s’est-il écrié, le misérable voudrait-il me couper le cou, comme il a fait à M. de Bouteville!» «Il essayait de rire, mais j’ai répliqué: «Monseigneur, il n’y a pas si loin que vous croyez, du cou d’un Montmorency à la nuque d’un prince du sang.» «Et j’ai embrouillé quelques aunes de politique de façon à lui mettre du noir plein l’âme. «Il m’a demandé: -Comment sortir de là, Saint-Venant, mon ami? -Monseigneur, il faut combattre. -Avec quoi combattre? -Avec le propre nerf de la guerre. Vous avez un intendant honnête homme. -Ah! je crois bien! -Cet intendant honnête homme a dû vous constituer une épargne? -Je ne sais pas, Saint-Venant, mon ami. -Moi, j’en suis sûr. Faites-lui écrire une belle lettre par dom Loysset, votre chapelain, et ajoutez-y un mot on deux de votre propre griffe. Vous verrez arriver mon ami Guezevern comme une flèche. -Ventre-saint-gris! tu as raison! Je ne serai pas fâché de voir un peu mon épargne... et aussi Tête-de-Boeuf, qui était un joli garçon autrefois.» «Aussitôt dit, aussitôt fait. Don Loysset a écrit la missive. Pensez-vous que ce soit bien joué, monsieur le baron? -Mais, oui, répondit Gondrin. Après? -Après, la lettre est partie à franc étrier dans le sac de ce coquin de Mitraille. Quand la lettre a été partie, je me suis dit: Si maître Pol trouve M. le duc en arrivant, il lui remettra tout uniment son épargne et pourra s’envoler vers le château de Pardaillan, où il sera temps encore pour lui de faire ses affaires. -Cadet Renaud! l’interrompit ici le baron de Gondrin-Montespan, tu es décidément un garçon de grand sens. Vivadioux, tu feras un gentil conseiller sur tes vieux jours. -Il fallait donc, continua Saint-Venant, que M. le duc de Vendôme fût absent lors de l’arrivée de maître Pol. -C’est clair comme la lumière! -Le lendemain, je suis retourné chez le duc. La colique avait gagné. Deux ou trois petits bâtards qu’il a semés dans sa maison, pour ne pas perdre la bonne habitude du roi son père, criaient comme des aigles... et ne remarquez-vous pas que le juron de toute cette famille-là est: Ventre-saint-gris? Le ventre est leur fatalité. J’ai dit, tout en entrant: «Si monseigneur ne se soustrait sur l’heure à une traîtresse et maligne influence, le trépas va moissonner en quelques jours tout ce qui tient au sang de Vendôme. -Sommes-nous donc vraiment empoisonnés, Saint-Venant, mon ami? s’est écrié le pauvre prince. -Mieux que cela, monseigneur. -Mieux qu’empoisonnés! Saint-Venant? -Vous êtes envoûtés, ou que Dieu soit pour moi sans miséricorde! J’ai les renseignements les plus précis. Un physicien, soudoyé par celui que vous savez... -Cet endiablé cardinal. -Chut! Un physicien, un magicien, un nécromancien de la pire espèce a fabriqué des figurines de cire à votre ressemblance, et puis... -Saint-Venant, mon ami, tu me fais trembler... et puis? -Et puis il les a couchées sur le dos avec des entonnoirs dans la bouche, et tout le long, tout le long du jour... -Il leur pique le coeur avec des épingles rougies, n’est-ce pas? -Non point du tout, monseigneur. Tout le long, tout le long du jour, il leur fait prendre médecine.» Depuis quelques minutes le baron se tenait les côtes. À cette chute il éclata en un retentissant éclat de rire. Saint-Venant gardait son grand sérieux. «Vivadioux! s’écria Gondrin, tu es un hardi petit coquin, cadet Renaud, mon neveu! M. de Vendôme a dû te dire que tu perdais le respect. -M. de Vendôme, repartit Saint-Venant, est devenu pâle comme un mort, et a grommelé: «Ventre-saint-gris! ventre-saint-gris! je me doutais bien de quelque chose comme cela! Ah! le méchant homme que ce cardinal! Et voilà dix ans que le jeu dure! J’irai chez un physicien, moi aussi; chez un magicien, chez un nécromancien; je lui donnerai la rogne, la gale, la goutte et la gravelle. Par la messe, je le ferai! Et ce sera de bonne guerre!» «J’ai fort approuvé son dessein, mais je lui ai fait observer que l’autre avait de l’avance. Nous avons délibéré ensemble sur les voies et moyens, et il a été décidé que monseigneur irait se cacher au château de Dampierre, où Mme la duchesse de Chevreuse est en exil. Le magicien, ne sachant plus où il est, ne pourra diriger de son côté les effets de sa médecine; moi, pendant ce temps, j’essayerai de faire tomber ce monstre dans un piège et de le brûler à petit feu. Quand tout sera dit, j’enverrai un exprès à M. de Vendôme, qui arrivera frais et dispos pour tailler des croupières à M. le cardinal.» Gondrin s’assit sur la table, les bras croisés et les jambes pendantes. «Et voilà les ennemis de M. de Richelieu! dit-il. C’est bien la peine d’être un grand homme et de s’escrimer avec une arme qu’on appelle l’échafaud, quand on a devant soi de pareils grotesques! -Il y en a tant, de ces grotesques, repartit Saint-Venant, que si M. le cardinal laissait faire, ils mangeraient l’État par petits morceaux. Mais à nos moutons, s’il vous plaît! M. de Vendôme est parti pour le château de Dampierre, maître Pol de Guezevern, son intendant est arrivé, avec trois cent mille livres en or. -Mordiou! fit le baron de Gondrin, un aimable denier! -En résumé, poursuivit Saint-Venant, j’ai empêché maître Pol d’aller au château de Pardaillan, et j’ai fait en sorte qu’il ne trouvât point M. de Vendôme à son arrivée à Paris. C’était là mon rôle. À votre tour d’accomplir votre besogne. -Cadet Renaud, quelle est ma besogne? Et songez que je puis être un fou, un malheureux, tout ce que vous voudrez, mais que je suis un gentilhomme!» Ceci fut dit d’un ton sérieux et presque hautain qui parut produire une impression médiocre sur l’écuyer de Mme la duchesse de Vendôme. «Me prenez-vous pour un vilain, monsieur le baron? demanda-t-il avec un sourire douceâtre et froid. Les gentilshommes de votre sorte sont fainéants et nous vous avons choisi une besogne aisée. -Rien contre l’honneur, je suppose?» fit Gondrin, dont les sourcils se froncèrent. Saint-Venant haussa franchement les épaules. «Est-ce une chose contre l’honneur, demanda-t-il, que d’aller souper, ce soir, rue de Sainte-Avoye, chez Marion la Perchepré? -Non certes. -Est-ce une chose contre l’honneur d’y arriver les poches pleines de ces pistoles que vous avez prudemment serrées dans votre tiroir? -Assurément, non. -Est-ce une chose contre l’honneur que d’engager, après souper, une partie de dés ou de cartes avec un cadet de bonne maison, ayant, comme vous, la bourse bien garnie! -Le Breton? -Le Breton... et que de lui gagner un millier de louis avant qu’il aille se coucher? -Mons Renaud, dit Gondrin, les chances du jeu sont incertaines. -Vous êtes en veine, monsieur le baron. -Je puis jouer, je ne puis promettre de gagner.» Saint-Venant se leva d’un brusque mouvement. Sa figure n’était plus la même, ou plutôt sa physionomie avait subi une transformation complète. Son regard qui choqua celui de Gondrin était dur et presque impérieux. «Écoutez-moi bien, monsieur le baron, prononça-t-il d’une voix sèche et brève. On ne saurait trop s’expliquer en affaires. Je vous ai dit que je ne travaillais pas pour vous seulement. La besogne qui concerne vos intérêts a été faite par moi et bien faite. Le travail qui regarde mes intérêts à moi doit être fait par vous et bien fait. N’estimez-vous point que les domaines de M. le comte de Pardaillan peuvent être évalués à cent mille livres de revenus? -Si fait, au bas mot. -Et pensez-vous que son épargne soit beaucoup au-dessous d’un million de livres? -Il vivait modestement et ne quittait point ses terres. Son épargne doit dépasser un million de livres. -De Paris a Pardaillan, poursuivit Saint-Venant, pour un bon coureur, il n’y a guère que vingt heures de chevauchée. -C’est tout au plus, dit Gondrin. J’ai fait la route, du lever au coucher du soleil, en été. -Eh bien! M le baron, cartes sur table entre nous, s’il vous plaît. Pour que vous ayez votre héritage, il faut que moi j’aie ma vengeance. Sous le rapport de ma récompense en argent, nous compterons à mon loisir. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose. Voici mon dernier mot: Si mon excellent compagnon Pol de Guezevern, intendant de M, de Vendôme, n’a pas vidé sa bourse dans la vôtre, aujourd’hui, et s’il ne vous doit pas, sur sa parole, aux environs d’un millier de pistoles en rentrant, ce soir, à mon logis, que je lui ai fraternellement prêté, demain matin, à la belle heure, le dit Pol de Guezevern, ayant chevauché toute la nuit, arrivera aux portes du château de Pardaillan, assez à temps, je le crains, pour signer tous actes convenables et vous rafler votre héritage.» Parlant ainsi, Renaud de Saint-Venant avait gagné la porte qu’il ouvrit en disant: «C’est à vous de voir, monsieur mon ami, si vous tenez oui ou non au million d’épargnes et aux cent mille livres de revenus, sans parler du titre de comte. Je vous baise les mains.» XIII Chez Marion La Perchepré. Quand Guezevern s’éveilla, le soleil couchant mettait des reflets écarlates aux rideaux de son lit. Il avait dormi d’un si bon sommeil, qu’au premier abord il ne sut point répondre à la question que lui adressèrent les objets inconnus qui l’entouraient: «Où suis-je?» Il sauta hors du lit, tout habillé qu’il était et courut à une fenêtre, d’où il reconnut une des cours intérieures de l’hôtel de Mercoeur. «À Paris! s’écria-t-il joyeux comme un enfant en vacances, je suis à Paris où je n’étais pas venu depuis cinq longues années! Ceci est le logis de mon ami et compère le bon Renaud de Saint-Venant, que ma femme a pris en grippe. Et pourquoi? Dieu seul le sait, ou le diable. Car il n’y a que Dieu et le diable, pour comprendre rien aux fantaisies des dames!» Il se lava à grande eau et répara tant bien que mal le désordre de sa toilette. Et tout en s’accommodant de son mieux, il chantait comme un loriot la chanson de ses jeunes amours, que la vue de l’hôtel de Mercoeur lui remettait en mémoire à son insu: Nous étions trois demoiselles. Toutes trois belles Autant que moi. Landeriguette, Landerigoy. Un cavalier pour chacune Courait fortune Auprès du roi, Landerigoy, Landeriguette. Et comme la chère voix d’Éliane lui allait droit au coeur, quand elle chantait cela autrefois! C’était le signal de ces trop courts rendez-vous sous les tilleuls du clos Pardaillan, jardin privé de dame Honorée. Jeanne aimait un gentilhomme Annette un homme, Marthe, ma foi, Landeriguette, Landerigoy, Aimait un fripon de page, Sans équipage Ni franc aloi Landerigoy, Landeriguette. Et certes, Éliane avait choisi cette chanson, parce qu’il y était question d’un fripon de page. Maître Pol était page, en ce temps- là. La fraîche chanson venait l’éveiller quand il dormait dur comme pierre après les folies de la nuit, et quand la chanson ne suffisait pas à le tirer de son lourd sommeil, un petit caillou lancé par la blanche main d’Éliane: Le seigneur acheta Jeanne L’homme prit Anne Marthe dit: moi Landeriguette Landerigoy. Il me faut bel apanage, Et le blond page Devint un roi, Landerigoy, Landeriguette. Jusqu’à présent, le blond page d’Éliane n’était encore qu’un intendant. Mais comme elle eût fait une délicieuse reine! Il faut vous dire que maître Pol était de ces gens qui n’aiment jamais mieux qu’aux heures de l’absence. Il adorait follement sa femme en ce moment, et pour un peu il eut sauté sur sa selle rien que pour aller cueillir un baiser sur la fraîcheur veloutée de ses lèvres. On frappa doucement à la porte du logis. «Mon compère Renaud! se dit Guezevern. Voilà le seul défaut qu’on puisse reprocher à mon Éliane. Je donnerais quelque chose pour savoir ce que lui a fait mon compère Renaud!» Il ouvrit. Ce fut ce coquin de Mitraille qui fit son entrée chancelante. Au lieu de dormir, Mitraille avait bu et il était ivre aux trois quarts. Maître Pol fut obligé de le guider par les deux épaules jusqu’à la soupente qui devait être sa chambre à coucher. -Foi de Dieu, dit-il sans trop de colère, le beau gardien que j’ai là pour l’épargne de monseigneur!» Mitraille essaya de se redresser. «Aimeriez-vous mieux cette mouche du cardinal, repartit aigrement Mitraille, le Saint-Venant, qui est en train de vous engluer comme une alouette? Cela sent le traître, ici, monsieur de Guezevern, et le poltron, et le scélérat. J’en sais de belles sur votre ami...» Maître Pol le renversa sur £on lit d’une bourrade. «Tais-toi, ivrogne, dit-il et cuve ton vin!» Au fond, Mitraille ne demandait pas mieux. Il s’endormit du coup, vautré qu’il était en travers de sa couche, et ronfla bientôt comme un juste. Maître Pol songeait en regagnant sa chambre: «Ils sont tous contre mon compère Renaud!» Celui-ci passait justement le seuil et marchait à lui les deux bras ouverts. C’était plaisir, en vérité, de voir cette douce et souriante figure. «Nous voilà bien reposé, mon digne ami, dit-il, et tout prêt à courir la pretentaine? -Partons!» s’écria Guezevern. Saint-Venant lui fit bien prendre garde à fermer la porte à double tour et lui conseilla de mettre la clef au plus profond de sa poche. Dès qu’ils furent dans la rue, Guezevern dit: «Mon compagnon, je n’aime rien au monde tant que mon Éliane. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre vous m’expliquiez pourquoi elle ne peut vous souffrir.» Saint-Venant se mit à rire. «Madame de Guezevern me déteste-t-elle-donc si fort? demanda-t-il. -Elle est bonne chrétienne, répliqua maître Pol, et ne déteste personne. Mais si elle détestait quelqu’un, je ne puis pas dire non... -Ce serait moi?» Saint-Venant; ayant prononcé ces mots gaiement, prit tout à coup un air plus sérieux. «Il faudrait un plus fin que moi pour sonder le secret d’une femme! murmura-t-il. -Oh! fit Guezevern, vous n’y êtes pas! mon Éliane n’a point de secret.» Saint-Venant murmura encore, mais si bas que maître Pol eut peine à l’entendre: «Dieu le veuille! -Or çà, s’interrompit-il brusquement, reprenant son ton de gaillardise, n’avez-vous point honte d’aller par les rues de la bonne ville avec un costume de hobereau campagnard? Votre pourpoint est du temps de la ligue et vos chausses sentent le déluge. J’ai déjà couru de ci de là, annonçant votre arrivée à messieurs nos amis. Ils s’attendent à revoir le brillant page d’autrefois, un peu débraillé, mais débraillé à la mode. Je vous prie, que vont-ils dire? -Suis-je donc démodé? interrogea Guezevern en rougissant. -Les gens qui mangent de l’ail ne savent pas même que leur haleine garde l’odeur de l’ail, répartit Saint-Venant, et la province est moisie à ce point qu’elle ne s’en aperçoit point. Entrons chez maître Lehervieux, le fripier en vogue, et, vive Dieu! accommodons-nous des pieds à la tête.» Ceci fut l’affaire d’une demi-heure et d’une trentaine de louis, donnés pour un costume complet de très-galante apparence, mais, qui valait un peu moins que celui de maître Pol. Dieu nous préserve, cependant, de blâmer maître Lehervieux. La mode a son prix inestimable; on ne la saurait trop cher payer. Tout en s’admirant dans la petite glace de Venise, suspendue à la porte du fripier, Guezevern ne pouvait s’empêcher de songer: «Si je ne savais pas ma douce Éliane plus pure que les anges, je croirais que Renaud, mon compère, me cache quelque chose à son endroit.» Ils sortirent et prirent le haut du pavé. Guezevern sentait qu’il avait gagné, la pistole pour livre depuis sa visite à maître Lehervieux. Il sa carrait de tout son coeur et regardait aux fenêtres en homme qui revient de Pontoise. «Mon compagnon, fit-il à moitié chemin de la rue Sainte-Avoye, vos anecdotes sur les gens suivant la cour sont réjouissantes assurément et me divertissent au plus haut point, mais pourquoi diable avez-vous grommelé: Dieu le veuille! quand je vous ai dit que ma femme n’avait point de secret. -Parce que, répliqua Saint-Venant du bout des lèvres, il est toujours bon qu’une jeune dame n’ait point de secret.» Guezevern fronça le sourcil, et Renaud se hâta d’ajouter: «Il n’est point de femme au monde qui mérite à mes yeux plus de vénération que madame Éliane. -À la bonne heure, mort de mes os! -Seulement... reprit Saint-Venant, de sa voix la plus doucereuse. -Seulement! répéta Guezevern, qui mit le poing sur la hanche. -Ne vous fâchez pas, mon digne et cher ami... vous quittez votre maison souvent... et vous restez longtemps dehors. -Foi de Dieu! s’écria maître Pol, la joue chaude déjà et l’oreille écarlate. -Là là! On vous dit de ne vous point fâcher. Sait-on les fantaisies qui peuvent entrer dans la cervelle d’une femme délaissée?» Maître Pol lui saisit le bras violemment. «Prétendriez-vous?... commença-t-il. -Mon digne ami, l’interrompit l’écuyer d’un air innocent, le temps n’a point mis de plomb dans votre tête. Je ne prétends rien, et si je blâmais quelqu’un, ce ne serait point madame Éliane, mais bien vous!» Les doigts de Guezevern lâchèrent prise, et il se dit, honteux de sa colère: «C’est moi qu’il accuse, et il a bien raison! Si mon Éliane l’entendait seulement, elle connaîtrait sa bonne âme!» Ils franchissaient l’entrée quelque peu fangeuse du cul-de-sac Saint-Avoye, et déjà un bruit confus de chants et de rires frappait leurs oreilles. Après avoir longé une allée étroite et noire qui ne ressemblait certes point à l’avenue d’un palais, ils montèrent un escalier pareillement étroit et fort raide que remplissaient mille joyeux fracas. Au haut de la première volée un vaste palier, éclairé richement, était occupé par des valets en livrée. Ici, l’air changeait brusquement de saveur. Au lieu des exhalaisons humides épandues dans l’allée et dans l’escalier, une odeur tiède et parfumée saisissait déjà les narines et montait au cerveau. Maître Pol respira. «Foi de Dieu! murmura-t-il, me voici rajeuni de cinq ans! Nous reconnaissons ce vent-là, mon compagnon!» Saint-Venant poussa l’une des trois portes qui s’ouvraient sur le carré, et nos deux amis se trouvèrent dans une salle de large étendue, un peu basse d’étage, il est vrai, mais toute ruisselante de lumières. Maître Pol respira plus fort et porta la main à ses yeux éblouis par tout un horizon d’épaules nues et de sourires étincelants. C’était cela qu’il regrettait dans son heureux exil, ce pauvre bon garçon. Chaque exilé a dans le coeur un subtil parfum qui s’appelle la patrie. La patrie du page fou était précisément ce temple de l’extravagant plaisir. Sous le règne de Louis XIII, ce jeune homme triste, soucieux et malade, la joie cherchait une issue hors des froides limites de la cour. Tout ce qui entourait Louis XIII, y compris la jeune reine, aimait passionnément le plaisir. Devant le plaisir, le roi restait comme un valétudinaire sans appétit devant une table bien servie. Le plaisir lui donnait des nausées. On dit pourtant qu’il avait ses plaisirs à lui, puérils ou dignes de pitié; mais de tout temps les courtisans ont si cruellement calomnié les rois! On dit... Mais M. de Luynes fut le seul qui mourut dans son lit. Le cardinal donna tous les autres au glaive, et ce pâle roi les regarda froidement égorger. Le cardinal avait aussi ses plaisirs; frivoles ou terribles choses. Il adorait madame la duchesse de Chevreuse en la menaçant du bourreau, comme d’autres riment un madrigal aux pieds d’une maîtresse cruelle, et persécutait les vrais poètes en faisant de mauvaises tragédies. C’était un grand homme, un très-grand homme. Je ne crois pas qu’on puisse trouver une plus haïssable figure dans l’histoire du monde. Cette bouche de bronze, qui ânonnait de méchants vers; cette tonsure sanglante et galante, cette griffe de tigre qui voulait écrire comme la main de Pierre Corneille, dominent tout un siècle à d’incroyables hauteurs; c’était un très-grand homme; et quand nous regardons en arrière, nous ne voyons plus rien à la cour de Louis XIII, sinon la sombre physionomie de ce prêtre à la hache, abattant tout ce qui levait la tête, et déblayant la route fatale par où le passé va vers l’avenir. La joie fuyait le roi et son ministre, deux vivantes menaces: le roi faible, le ministre fort; tous deux lugubres. Le ministre poussant les verrous de la Bastille sur ceux qui n’applaudissaient point Mirame, le roi caressant ses maîtresses avec une paire de pincettes! La joie s’en allait le plus loin qu’elle pouvait, mais non point au-delà des murailles de Paris; car ministres et rois n’y peuvent rien: il faut toujours que Paris s’amuse. La maison de la Perchepré était un de ces temples où la joie persécutée se cachait. Il y avait à Paris bon nombre d’asiles semblables, portant généralement le nom d’étuves ou maisons de baigneurs. Marion la Perchepré tenait, en effet, une étuve; mais l’eau manquait dans les réservoirs, et la seule liqueur qui coulât franchement chez elle était le vin. Les lieux de semblable espèce ont été souvent décrits mal ou bien, et nous ne perdrons point notre peine à en faire le minutieux portrait. En cherchant bien d’ailleurs, vous trouveriez encore dans Paris moderne quelque respectable logis où se pratique un commerce analogue. La police qui cherche toujours en trouve quelquefois ou du moins s’en vante. Ceux d’aujourd’hui sauf le costume, l’ameublement, le nom des jeux de hasard et le titre des boissons à la mode, ressemblent trait pour trait à ceux d’autrefois. Le fond de l’aventure est éternellement la fameuse trilogie de la chanson: le jeu, le vin, les belles. Trois jolies choses assurément et qui égayent un livre. L’intérêt du nôtre est ailleurs. Ce n’étaient point des ducs et pairs qui fréquentaient le nid d’amour de Marion la Perchepré, non que les ducs et pairs aient jamais dédaigné les passe-temps de cette sorte, mais parce que, probablement, ils avaient leurs habitudes autre part. Les chalands de l’établissement appartenaient aux couches inférieures de la noblesse, quoiqu’on y vît de temps a autre quelque grand seigneur déclassé. Le gros du joyeux bataillon se composait des gentilshommes et officiers servant dans les maisons princières, presque tous jeunes, et l’appoint était fourni par une demi douzaine de vieux pêcheurs comme M. le baron de Gondrin- Montespan. Quant à Marion la Perchepré elle-même, c’était et c’est encore une ancienne jolie fille, car elle est immortelle au moins autant que le Juif Errant, et je penche à croire qu’elle est la Juive Errante. Vous la trouveriez encore au quartier d’Antin ou quelque part, autour des Champs-Élysées, tenant toujours avec honneur son tripot clandestin et menant paître un troupeau de houris, dont elle est la bergère peu vénérée. Seulement de nos jours, elle est vicomtesse. Guezevern fut merveilleusement reçu par Marion la Perchepré, qui était une gaillarde d’heureuse humeur, gardant des restes de beauté, mais trop forte en chair selon la coutume de ses pareilles. Elle tenait bonne table, dont elle usait pour son compte abondamment. Sa fortune grossissait déjà, faite de mille hontes et de mille ruines. Elle était estimée. Certains prétendaient que M. le cardinal ne dédaignait point les renseignements qu’elle pouvait donner. Guezevern trouva chez Marion la Perchepré beaucoup d’anciennes connaissances: ceci doit s’entendre du sexe masculin, car dans ces cabarets d’Armide, les hommes seuls restent, les femmes ne font que passer. Dans l’espace de cinq ans, le troupeau de Marion la Perchepré avait dû se renouveler bien des fois. C’était l’heure de la collation. Tout le monde riait, buvait, chantait. La foule brillante se mêlait en un franc et joyeux désordre. Les hommes étaient presque tous beaux et de galante mine, toutes les femmes étaient jeunes et charmantes. Guezevern se sentit devenir ivre avant même d’avoir porté un verre à ses lèvres. Vous l’absoudrez plus volontiers si nous le confessons ainsi avec une entière candeur. Le pauvre garçon se réveillait page de M. de Vendôme après ces cinq années de prospère sommeil. C’était ici son centre, sa patrie, son ciel; il revivait. Renaud, qui semblait être un favori dans cette Cythère, guida les premiers pas de Guezevern, car celui-ci avait un peu oublié; mais bientôt l’ancien page retrouva son aplomb d’autrefois, et nagea dans l’orgie comme le poisson dans l’eau. Au bout d’une demi-heure, il avait conquis la propre maîtresse de Saint-Venant, qui le laissait faire en riant: une bonne et ronde fille à la gorge éblouissante, à la bêtise splendide. Elle avait nom la Chantereine. Elle éclatait de rire à chaque mot et hurlait des niaiseries de petit enfant avec des transports d’allégresse. Elle buvait supérieurement et chantait faux à faire plaisir. Oh! combien de fois, mes jeunes messieurs, vous l’avez admirée autour des tréteaux qu’enrichit la gloire de Thérésa! Ne soupçonnez pas même qu’il y ait ici l’ombre d’un anachronisme. Thérésa vivait du temps de la Chantereine, et la Chantereine ne mourra jamais. Elles sont immortelles, je vous l’affirme de nouveau, et le rire entraînant, communicatif, superbe, le rire adorablement idiot de la Chantereine anime, à l’heure qui sonne, les douze cents Paphos du moderne Paris. Guezevern savourait la folle chanson de cette belle fille, Guezevern buvait ce sourire éternel et cette banale gaieté, Guezevern était amoureux. Sur ma parole, amoureux de ce meuble vivant, de ce joujou, de cette chose! Guezevern! le mari d’Éliane, qui était cent fois plus belle et qui avait un coeur! Ce Guezevern pouvait passer, cependant, pour une âme bonne et vaillante. Rien ne lui manquait, ni l’honnêteté, ni l’intelligence, ni le bon sens, même. Elles ont un attrait, un mordant, un charme; elles entraînent, comme tout fruit défendu. Voulez-vous mon opinion? Les fous vont à elles surtout à cause du mal qu’en disent les sages. Le sermon fait l’ivrogne. Criez bien haut que telle plate et insipide boisson, l’absinthe, par exemple, est un poison, la moitié de Paris ne voudra plus d’autre breuvage. Le repas fut un enchantement. Guezevern n’avait jamais si bien soupé de sa vie. La Chantereine buvait dans son verre; le vin était exquis; il se grisa supérieurement. Et certes, quand on lui proposa de jouer, il répondit: «Allez au diable! J’aime mieux boire!» Mais la Chantereine éclata de rire, et lui glissa à l’oreille, d’une voix qui se pouvait entendre du dehors: «Mon chérubin, je veux que tu me gagnes un collier de perles! -Mort de moi! s’écria maître Pol, je puis bien te donner un collier de perles sans le gagner!» La pensée d’Éliane venait de lui traverser l’esprit par hasard. Éliane lui avait dit: «Promets-moi que tu ne joueras pas!» Et il avait promis. Il est vrai qu’Éliane avait ajouté: «Promets-moi que tu ne te laisseras pas entraîner par cet homme.» Cet homme dont elle ne prononçait jamais le nom, tant elle le détestait: Renaud de Saint-Venant. Peut-être qu’en ce moment maître Pol comprit pour la première fois le motif de cette aversion: la seule haine qui fût dans le doux coeur d’Éliane. Maître Pol avait manque déjà à sa seconde promesse, il s’était laissé entraîner par cet homme. Allait-il aussi trahir la première? La Chantereine lui demanda, montrant toutes ses dents magnifiques en un sourire qui éblouissait: «Est-ce que tu as juré à ta maman de ne pas jouer, mon chérubin?» XIV Où Maître Pol Réfléchit. Chantereine, qu’elle appartienne au temps de Louis XIII ou à notre dix-neuvième siècle, n’a pas besoin d’une grande dépense de malice pour perdre maître Pol, ancien ou moderne. Il suffit d’une question semblable à celle-ci: «As-tu peur de ta maman?» pour lancer un pauvre diable à l’eau, tête première, avec une pierre au cou. Maître Pol eut honte d’être pris pour un jouvenceau bien sage. «Foi de Dieu! gronda-t-il, personne n’a le droit de me dire: Fais ceci ou ne fais pas cela. Tu vas bien voir, fillette, que je manie les dés quand cela me plaît. Je vais te gagner ton collier de perles et des pendants d’oreilles par-dessus le marché!» La Chantereine sauta de joie, et son rire argentin accompagna le bruit des pistoles que Guezevern jeta sur la table de passe-dix à poignées. «Oh! oh! s’écria-t-on de toutes parts, voici un royal enjeu! -Un enjeu d’intendant!» ajoutèrent quelques voix. Et d’autres qui n’étaient pas sans une petite pointe de moquerie: «Un enjeu d’intendant honnête homme!» Mais Guezevern était en trop belle humeur pour se fâcher ainsi du premier coup. «Qui d’entre vous tient ma partie, messieurs?» demanda-t-il. Comme tous ceux qui étaient là hésitaient, une voix vint du côté de l’entrée et répondit: «Moi, s’il vous plaît, mon gentilhomme. -Le baron! fit-on de toutes parts. Voici le baron! Nous allons assister à une belle partie!» Un cavalier entre deux âges, d’élégante et noble tournure venait de franchir le seuil. Il se tenait droit, portait fort haut et marchait en homme sûr de lui-même. Si maître Pol avait été dans son sang-froid, il eût pu remarquer que les femmes et aussi les hommes accueillaient le nouvel arrivant avec une sorte de prévenance craintive. Ce devait être un homme sincèrement respecté ou redouté. «Mon gentilhomme, répondit Guezevern sans même se retourner, autant vous qu’un autre. Ce sera comme il vous plaira.» M. le baron de Gondrin-Montespan, car c’était lui, traversa la chambre, donnant ça et là quelques poignées de main et caressant quelques jolis mentons. Il avait un peu l’air protecteur de l’homme de rang qui se compromet en douteuse compagnie. Renaud de Saint-Venant et lui échangèrent un regard tandis qu’il passait. Guezevern n’avait rien vu de tout cela. Il rendit le salut que lui adressa M. le baron, parce qu’il était bon prince et s’assit sur un coin de table, laissant aller la partie qui commençait. La Chantereine avait mis sur les genoux de Pol les tresses d’or de sa coiffure et riait tant qu’elle pouvait sans savoir pourquoi. C’est parfois un dur métier. Dans toute la rigueur du terme, elles gagnent leur pain à rire. «J’ai perdu, dit le baron après quelques instants. -Est-ce assez pour ton collier de perles? demanda maître Pol. -Non, répondit Chantereine, double! -Double!» répéta Guezevern. Et M. le baron dit: «Je tiens.» La partie recommença. M. le baron perdit encore. «Pour les pendants d’oreille, à présent! annonça Guezevern. Double! -Je tiens!» répliqua M. le baron. Guezevern gagna encore cette troisième partie, puis une autre. «As-tu assez? demanda-t-il à Chantereine. -Oui, répartit cette fois la belle fille. -Alors, prends l’argent, je vais rentrer en mon logis.» Chantereine bondit et se jeta sur les pistoles. M. le baron le laissa faire, mais il dit en se levant: «Ce jeune gentilhomme est prudent de caractère.» Maître Pol l’entendit. Tout son sang breton avait monté à sa joue. Il ordonna à Chanterelle de laisser l’argent sur la table, puis: «Mort de moi! s’écria-t-il, lequel aimez-vous mieux, mon gentilhomme, du jeu des dés ou du jeu de l’épée? -C’est selon, répondit froidement Gondrin, qui était un raffiné de belle volée. Avec messieurs mes amis qui montent dans les carrosses du roi, j’aimerais mieux le jeu de l’épée; avec vous, je préférerais rattraper mon argent. -Mort de mes os! reprit maître Pol, demain il fera jour pour le jeu de l’épée. En attendant je veux vous mettre plus bas qu’un mendiant. Double!» Il échappa à l’étreinte de Chantereine qui le retenait, et s’élança vers la table. Saint-Venant lui serra la main comme il passait et lui dit: «Prenez garde! c’est un rude joueur et c’est une rude lame!» Autant eût valu jeter de l’huile sur un feu ardent. Guezevern était ivre de colère encore plus que de vin. Il reprit place devant le tapis vert et ponta d’un seul coup tout ce qu’il avait gagné à M. le baron. La clientèle entière de Marion la Perchepré vint se ranger autour de la table. Guezevern gagna haut la main; c’était la cinquième partie, et on avait toujours doublé depuis la première. Ceux qui eussent examiné de près Renaud de Saint-Venant à cette heure, auraient vu une expression d’inquiétude assombrir son visage d’ordinaire si placide et si frais. M. le baron, au contraire, gardait tout son calme. Quant à la Chantereine, elle ne se possédait pas de joie. «Double! cria Guezevern, montrant avec emphase le tas d’or qui était devant lui, et foin de celui qui m’a pris pour un pincemaille; je doublerai cent fois si l’on veut! -Bel ami, suggéra Chantereine, tu pourrais cependant bien retirer le prix de mon collier et de mes boucles d’oreilles sur ce tas de pièces d’or? -Jamais! fis maître Pol. Tout est au jeu!» Et M. le baron dit: «Je tiens!» Maître Pol avait la veine. Il mena si rondement cette sixième partie que Renaud devint tout blême. Seulement vous vous souvenez de ce qui arriva à Martin, au fameux Martin de la foire. Comme Martin, et faute d’un pauvre point, maître Pol perdit. Les jolies couleurs de Saint-Venant remontèrent à ses joues. La Chantereine suivit le tas d’or et passa honnêtement du côté de M. le baron. Guezevern resta un peu étourdi. Ce fut M. le baron qui dit à son tour: «Double!» La somme était grosse. Il y avait de l’émotion autour de la table, et Marion la Perchepré vint elle-même voir ce beau coup. Guezevern compta de l’oeil l’amas de pièces d’or; on put croire un instant qu’il allait se raccrocher à sa raison chancelante. Renaud de Saint-Venant lui dit entre haut et bas: «Ce serait folie. Songez, mon digne ami, que vous êtes un simple intendant! -Mort de ma chair! gronda Guezevern, qui vous demande conseil, à vous? Je tiens! Il y avait un étrange contraste entre la fièvre qui possédait Guezevern et le calme glacé de son adversaire. Marion la Perchepré, qui s’y connaissait de longue main, paria trois contre un pour M. le baron. En effet, ce pauvre Guezevern fut décavé sans marquer un point: «Double!» proposa tranquillement M. le baron. C’était un beau joueur. Guezevern se leva et passa ses deux mains sur ses yeux éblouis. Son premier soin fut de retourner ses poches, où il y avait un millier de livres. Le tas d’or, compté avec soin par Renaud de Saint-Venant, représentait juste huit fois cette somme. «On est parti de vingt-cinq pistoles, dit avec douceur cet excellent compagnon; la seconde a donné cinquante, la troisième cent, la quatrième deux cents, les deux dernières quatre cents et huit cents pistoles. -Qui me payera, demanda Chantereine, mon collier et mes pendants d’oreille? -Moi, répondit Guezevern,» en lui jetant son dû. Le rire de la belle fille retentit aussitôt pins éclatant que jamais. Guezevern était remis tant bien que mal. «Buvons, dit-il, à moins que monsieur le baron ne soit pressé d’avoir son gain. La partie est finie.» M. le baron, qui mettait l’or dans sa poche, toucha son feutre courtoisement et répondit: «Mon gentilhomme, j’attendrai tant que vous voudrez, et tant que vous voudrez vous aurez avec moi votre revanche.» Ils se séparèrent avec de grands saluts. Au moment où Guezevern et Saint-Venant s’asseyaient à une table pour vider un flacon, Saint-Venant montra du doigt M. le baron qui s’éloignait, emportant sous son bras l’ingrate et toujours riante Chantereine. «C’est une rencontre bien singulière,» dit-il. Maître Pol fît d’abord la grimace en voyant Chantereine au bras de son adversaire vainqueur, puis il demanda: «Quelle rencontre? et pourquoi singulière?» Saint-Venant fit semblant de rougir et fut du temps à répondre. «Quelle rencontre?» répéta maître Pol en frappant du pied. Car Dieu sait qu’en ce moment il n’aurait point fallu lui échauffer les oreilles. «J’ai eu tort, murmura Saint-Venant, je n’aurais point dû vous parler de cela. -Mort de moi! compère, dites vite ou je me fâche. -Mon digne ami, répliqua Renaud avec fermeté, vous avez la joue écarlate et l’oeil brûlant. Je donnerais beaucoup pour vous voir en votre lit. C’est une méchante soirée que nous avons eue ici. Je consens à parler, si vous consentez à regagner l’hôtel de Mercoeur tout doucement, en longeant le bord de l’eau pour rafraîchir votre sang. -En route, donc!» ordonna Guezevern, qui laissa son verre plein. Saint-Venant le suivit aussitôt, mais avant de franchir le seuil, il trouva moyen d’envoyer de loin un signe à M. le baron de Gondrin, qui faisait rire la Chantereine à gorge déployée. Marion la Perchepré, qui voyait tout, les vit sortir et demanda: «À quelle sauce ce petit Judas de Renaud va-t-il accommoder le bel intendant de M. de Vendôme? Nos deux compagnons descendirent la rue Saint-Avoye, tournèrent l’hôtel-de-ville et prirent le bord de l’eau. Ils allaient tous deux en silence. Vers le coin de la rue Planche-Mibray, Guezevern s’arrêta tout à coup pour demander: «Qui est ce gentilhomme? -Son nom va bien vous étonner, mon digne ami, répliqua doucement Renaud. Voilà pourquoi il m’est échappé tout à l’heure de dire: c’est une singulière rencontre... et voilà pourquoi aussi je désirais tant vous voir dehors. -Voyons ce pourquoi, fit Guezevern, intrigué au plus haut point. Est-ce que je le connais? -Vous devez le connaître, assurément, de nom. Vous êtes liés par une parenté commune, et pourtant, que je sache, vous n’êtes point amis. -Foi de Dieu, s’écria maître Pol, expliquez-vous, à la fin! Vous me tenez là sur le gril! -Ce gentilhomme, prononça Renaud, d’une voix grave, est M. le baron de Gondrin-Montespan, votre compétiteur pour la succession du comte de Pardaillan.» Maître Pol resta muet un instant. «Cela m’a dégrisé, mon compère, dit-il ensuite; pressons le pas, je vous prie. -Que voulez-vous faire? demanda Saint-Venant. -Je ne veux pas dormir, répondit Guezevern, avec cette dette-là sur le coeur.» Il marchait déjà à longues enjambées vers la tête du Pont-Neuf. «Mais, objecta Renaud, qui avait peine à le suivre, vous avez le temps. On a vingt-quatre heures pour payer les dettes de jeu. -Avec un autre, il se peut, répondit Guezevern; avec un ennemi, cela brûle... et le baron de Gondrin-Montespan est mon ennemi!» Son pas s’allongea encore. Derrière lui, Saint-Venant soufflait; mais, tout en soufflant, il se frottait les mains. En arrivant à la porte de l’hôtel de Mercoeur, Guezevern lui dit brusquement: «Mon compère, je ne suis pas en humeur de prolonger la veillée. Je vous prie de me laisser seul, et je vous souhaite la bonne nuit.» Saint-Venant l’embrassa avec effusion. «Je donnerais tout ce que je possède au monde pour ne vous avoir point mené en ce lieu maudit, mon digne ami, répliqua-t-il de sa voix la plus douce. Je vous quitte, puisque vous le voulez, vous voici au seuil de votre logis. La nuit porte conseil, vous vous éveillerez tout autre demain matin. J’y songe, s’interrompit-t-il avant de prendre congé. J’allais manquer, bien malgré moi, au premier devoir de l’hospitalité. S’il vous prenait envie de vous rafraîchir, vous trouverez tout ce qu’il faut dans le placard, à droite de la porte d’entrée.» Guezevern monta, puis s’enferma à double tour. Il réfléchissait tout en allumant son flambeau. Sa pensée, à cette heure, était extraordinairement nette et claire. Il n’en était plus à se demander pourquoi son Éliane détestait Renaud de Saint-Venant. Cette aversion c’était son amour même: le grand, le pur amour qu’elle lui avait voué, à lui Pol de Guezevern, cet amour était sorcier et prophète; cet amour avait deviné les aventures de cette nuit. «Ne joue pas! avait dit cet amour et ne te laisse pas entraîner par Renaud de Saint-Venant!» Pourquoi l’homme, ou la femme, nous tous tant que nous sommes, pourquoi avons-nous toujours ces sages pensées à l’heure où nous allons faire quelqu’effrayante cabriole dans le pays de l’insanité? Car il en est invariablement ainsi. L’heure qui précède la suprême fredaine est pleine de philosophies admirables. On discerne alors d’un oeil sûr tout ce qu’on devrait faire, tout ce qu’on ne fait point, et à la suite des meilleurs raisonnements qui se puissent enfiler, on prend son élan vers l’absurde. Guezevern resta longtemps immobile, assis sur le pied de son lit. Il se disait: «Cela me coûtera très-cher, mais qu’importe? Mon bon ange, ma chère Éliane, doit bien avoir des économies dans quelque coin. Demain, je lui écrirai, je lui avouerai tout, sans réticence ni fausse honte, en lui promettant bien de ne point recommencer. J’enverrai son dû à ce baron de Gondrin par un valet de M. de Vendôme, et je ne reverrai jamais mon compère Renaud de Saint- Venant. Mort de moi! chat échaudé craint l’eau froide! J’ai été trop bien étrillé du premier coup. Outre les deux cents pistoles que m’avait données ma bonne Éliane pour mes menus plaisirs, j’ai perdu six mille livres. C’est assez. Je suis corrigé pour le restant de mes jours! «Et à quelque chose malheur est bon, ajouta-t-il en se levant. Sans cette mésaventure, j’aurais toujours été chancelant entre le vice et la vertu. Et après tout, maintenant, je suis un père de famille. Foi de Dieu! la leçon sera salutaire!» Il avait soif. Il ouvrit le placard indiqué par Renaud, et qui contenait ce qu’il faut pour se rafraichir. Il se rafraîchit. S’il s’était mis au lit en ce moment, il y a dix à parier contre un que le sage programme, réglé tout à l’heure, eût été ponctuellement exécuté. Sa folie d’aujourd’hui eût été la dernière. Il ôta son pourpoint, -il arrangea sa couverture. Mais il avait soif, et l’envie de réfléchir sagement le tenait. Il continua de philosopher et de se rafraîchir. Ce n’est pas sans danger. À mesure qu’on se rafraîchit, la philosophie monte à la tête. -Foi de Dieu! se dit-il en buvant son cinquième ou sixième verre, je ne vois, en vérité, pas pourquoi, je donnerais ce crève-coeur à ma pauvre chère Éliane. De quel front irai-je lui dire que j’ai manqué à mes deux promesses? et ce, dès le premier soir? Je puis emprunter. Ainsi je lui éviterai ce cruel chagrin, et, certes, mon devoir le plus sacré est de lui éviter tout chagrin. Foi de Dieu! Foi de Dieu! la réflexion est une merveilleuse chose: j’allais agir comme un étourdi! Il remplit son verre jusqu’au bord, ajoutant: «Où diable mon compère Renaud prend-il ce délicieux petit vin? Il ne porte pas du tout à la tête!» Lapidez ce pauvre Breton de Guezevern si vous voulez, ô sobre lecteur, mais il décoiffa une autre bouteille. Et le petit vin de Saint-Venant ressemblait à Saint-Venant lui- même: c’était un traître petit vin. Guezevern en but si abondamment, sans cesser jamais de réfléchir, qu’il se demanda bientôt pourquoi emprunter, puisque ce baron de malheur lui avait offert sa revanche. Que pensez-vous de l’argument? Du premier coup, Guezevern le trouva péremptoire. Qu’était-il arrivé? Guezevern avait gagné cinq parties sur sept. Son malheur avait été de jouer à ce jeu de dupes: quitte ou double. Si toutes les parties avaient eu le même enjeu, cent louis, je suppose, au lieu d’avoir une dette de sept mille livres, Guezevern eût emporté encore six mille livres de bénéfice. Je suppose que ce calcul est clair pour chacun. Pour maître Pol, il était l’évidence même. Aussi, vers la fin de la troisième bouteille, il ouvrit l’armoire où était serrée l’épargne de M. le duc de Vendôme. «Puisque je voulais emprunter, se dit-il, voici le cas. Demain matin, je remettrai le tout, et ma belle Éliane n’aura pas même eu un instant de chagrin. Il prit d’abord les sept cents pistoles qu’il devait à M. le baron de Gondrin, et nous ne pouvons pas cacher que, ce faisant, il l’appela «ce coquin de baron,» comme s’il se fût agi du simple Mitraille. Il prit un huitième rouleau de cent pistoles, pour avoir au moins sa revanche. Sa main n’était pas bien ferme, et ses jambes oscillaient un peu sous le poids de son corps. Sur le point de fermer l’armoire, il hésita, il but un verre et il médita. Notre ami Saint-Venant, vous le voyez de reste, avait bien raison: la nuit porte conseil. Ayant médité, il but encore et il dit: «Simple que je suis. Avec cent pistoles seulement, je serais obligé encore de jouer quitte ou double.» Et il replongea ses deux mains dans le sac. Ceci est une troisième ivresse. Il était ivre déjà de vin et de philosophie, il devint ivre d’or. Il prit à même, il prit follement, il prit tout ce qu’il pouvait emporter. Et, refermant l’armoire à tour de bras, il s’élança au dehors. La ville dormait, le couvre-feu était sonné depuis longtemps. Quoique maître Pol fût obligé de passer aux abords du Pont-Neuf, il ne rencontra pas l’ombre d’un coupeur de bourse. Il arriva sain et sauf dans la rue Saint-Avoye. Tout au fond du cul-de-sac, la maison de Marion la Perchepré était encore ouverte. Et si le lecteur s’est étonné jamais de voir un établissement de si bon goût dans un trou si infect, nous lui dirons que le lieu était merveilleusement choisi: au fond du cul- de-sac Saint-Avoye, on n’entendait jamais le couvre-feu. Maître Pol entra comme un ouragan et demanda d’une voix de tempête: «Où est M. le baron de Gondrin-Montespan?» M. le baron répondit en personne et avec un calme parfait: «Me voici! -À la bonne heure! dit Guezevern qui alla vers une table de jeu sur laquelle il vida ses poches. -Mort de moi! s’écria-t-il, venez çà, monsieur le baron! nous allons nous divertir! Voici d’abord votre dû!» Et, se découvrant, il ajouta, en brandissant son feutre avec défi: «Ensuite, voici mon enjeu: je fais mille louis du premier coup!» Il y eut un murmure dans la salle qui s’agita. Le baron de Gondrin-Montespan vint s’asseoir vis-à-vis de maître Pol et répondit paisiblement: «Je tiens.» XV Où Maître Pol Ecrit Sans L'Aide De Sa Femme. Le lendemain, vers deux heures après midi, Guezevern s’éveilla dans son lit, ou plutôt dans le lit de son excellent compère, Renaud de Saint-Venant. La belle défroque qu’il avait achetée était dans un triste état, auprès de son ancien costume. Quand il voulut remuer, ses membres endoloris le blessèrent; quand il voulut penser, sa tête lui fit mal. Il avait tant bu et tant réfléchi la dernière nuit! La mémoire de ce qui s’était passé depuis la veille au soir ne lui revint pas tout de suite; mais il éprouvait vaguement cette courbature morale que laissent les grands désastres. Il referma les yeux pour gagner encore quelques instants d’oubli par le sommeil. Mais c’est juste à ce moment où l’on veut fuir que la véritable angoisse commence. Maître Pol s’éveilla tout à fait dès qu’il essaya de se rendormir. Au travers de ses paupières fermées, il vit sa femme qui tenait le petit Renaud dans ses bras, et qui lui disait: «Promets-moi de ne pas jouer! Promets-moi de ne pas te laisser entraîner par cet homme! -Mort de moi! pensa Guezevern, ce coquin-là, il faudra au moins que je le tue!» Ceci ne s’appliquait point à Saint-Venant, mais bien à M. le baron de Gondrin-Montespan, qui lui avait gagné la partie de mille louis et la revanche. Guezevern ne savait même pas au juste combien il devait à M. le baron, sur parole. Il savait seulement qu’il avait joué sur parole et qu’il avait perdu. Il se leva. Il était brisé. Il alla ouvrir l’armoire et compta son argent. Sur les cent mille écus, soixante-quinze mille livres manquaient. Guezevern remit les sacs en place et s’assit, la tête entre ses mains. Soixante-quinze mille livres! Il songea à son fils qui allait porter peut-être le nom d’un déshonoré. Pendant qu’il songeait on frappa à sa porte. La personne qui entra était un jeune garçon vêtu d’une galante livrée toute neuve. L’histoire ne dit pas si, dans sa prospérité nouvelle, M. le baron de Gondrin-Montespan avait changé son taudis de l’arche Marion contre un palais, mais il est certain qu’il s’était donné un page. Le page de M. le baron de Gondrin-Montespan apportait à Guezevern une lettre de son maître. La lettre disait en termes courtois que M. le baron envoyait un messager, non pas tant pour réclamer sa créance, montant à trois mille pistoles, que pour offrir revanche à M. de Guezevern. Au lieu de lancer le page par la fenêtre, comme l’envie lui en prit vaguement, maître Pol versa un verre plein de ce bon vin, qui était dans le placard, et le lui offrit. Après quoi il fit trente rouleaux de cent pistoles qu’il aligna sur la table. Le page but à sa santé et recompta après lui, comme c’était son devoir. Maître Pol le pria d’accepter une couple de louis pour sa peine, et le chargea d’un million de compliments à l’endroit de M. le baron. Le page une fois parti, maître Pol se rassit devant l’armoire et remit sa tête entre ses mains. Il savait désormais l’état de ses affaires. L’épargne de M. le duc de Vendôme, dont il était unique gardien et dépositaire, avait une brèche de cent cinq mille livres. «Foi de Dieu! pensa-t-il, j’ai donné à ce mendiant de Gondrin de quoi entretenir son page!» Il eut un rire morne et triste. Pendant plus d’une heure il resta immobile et muet à la même place. Au bout de ce temps, il prit la bouteille entamée pour se verser un plein verre, mais il ne but point et de grosses lames lui vinrent aux yeux. «Ce ne sont pas des pistoles que j’ai perdues, dit-il, c’est Éliane, c’est mon fils, c’est mon honneur et mon bonheur! -Mort de moi! s’interrompit-il pourtant, révolté contre lui-même; j’ai été battu par le jeu, ne puis-je être vainqueur par le jeu? J’ai ici de quoi tenir de belles parties. En cinq coups de dés, je puis regagner mon honneur et mon bonheur!» On frappa de nouveau à la porte. Cette fois c’était Renaud de Saint-Venant qui arrivait tout impatient d’avoir des nouvelles de son digne ami, si impatient qu’il n’avait pas pris le temps de dépouiller sa correspondance privée. Renaud de Saint-Venant tenait en effet à la main un large pli scellé aux armes de Bourbon avec la brisure de Vendôme. Si maître Pol avait été en humeur d’observer, il eût bien reconnu, sur l’adresse, la belle écriture de dom Loysset, aumônier de César- Monsieur. «Que me dit-on? s’écria Saint-Venant, toujours frais et rose, toujours affectueux, suave et complète incarnation de ce véritable ami que la Fontaine devait définir quelques années plus tard: «une douce chose;» que me dit-on, à l’instant? Vous seriez retourné cette nuit chez Marion la Perchepré! vous auriez joué de nouveau et de nouveau perdu? J’aime à croire qu’il ne s’agit point de sommes importantes; mais comme vous êtes parti de Vendôme à l’improviste, vous pourriez vous trouver dans l’embarras, et quoique je ne sois pas riche, j’accours, afin de mettre ma bourse à votre disposition. Si donc quelques centaines d’écus pouvaient vous être utiles... -Je vous remercie, Renaud,» l’interrompit Guezevern. Saint-Venant feignit de se méprendre à ce refus et poussa un cri de joie. «Que Dieu soit donc béni! fit-il en joignant les mains. C’était apparemment une fausse alerte. Vous pouvez vous vanter, mon digne ami, de m’avoir donné une rude frayeur. Maintenant que me voilà rassuré, je puis lire ma lettre, si toutefois vous voulez bien m’en accorder la permission. -Faites,» dit Guezevern avec fatigue. En rompant le cachet, Saint-Venant glissa un rapide regard vers l’armoire qui restait entr’ouverte. Maître Pol restait immobile et les yeux baissés. «À la bonne heure! s’écria Saint-Venant dès qu’il eut parcouru les premières lignes de la missive ducale. Voici du moins des nouvelles qui vont vous remettre en gaieté, mon cher, mon digne ami. Ceci m’arrive, par exprès, du château de Dampierre, où notre maître se porte assez bien; dieu merci, sauf la colique qui le tourmente! Désormais vous ne l’attendrez pas longtemps et vous serez débarrassé aujourd’hui même de ce lourd dépôt qui vous inquiète. -Ah! dit Guezevern. Aujourd’hui même!» Sa voix était morte, maie un court tressaillement agita tout son corps. «M. le duc a dû se mettre en chaise aujourd’hui, sur les dix heures du matin: il sera donc en son hôtel de Mercoeur vers la tombée de la nuit. Il préfère la chaise à porteurs au carrosse, à cause de... Je suppose que vous m’entendez bien, mon compère? Et savez-vous comment il parle de votre seigneurie? «Mon cher intendant, mon brave intendant, le seul intendant honnête homme qu’il y ait eu depuis que le monde est monde!» Malepeste! l’épargne de trois cent mille livres lui a été droit au coeur.» Guezevern était pâle comme un mort et ne répondait point. «Voulez-vous sortir avec moi pour dîner?» demanda Saint-Venant. Guezevern secoua la tête en signe de refus. «Ou préférez-vous, continua Renaud, que je fasse monter votre repas de l’office.» Guezevern dit: «Je n’ai pas faim. -Seriez-vous malade, mon compère? interrogea Saint-Venant avec sollicitude. J’espère que c’est seulement la fatigue d’une nuit de plaisir. L’habitude de veiller se perd, mais demain il n’y paraîtra plus. -Ceci est vrai; murmura maître Pol avec une amertume profonde; soyez assuré que demain il n’y paraîtra plus. -Songez, reprit Saint-Venant, que vous allez avoir un triomphe à l’arrivée de M. le duc. Quoi que vous lui demandiez pour vous, pour Mme Éliane ou pour mon bien aimé fillot Renaud de Guezevern, vous êtes bien sûr de l’obtenir. -Je vous prie, l’interrompit ici maître Pol, veuillez me laisser, monsieur mon ami, j’ai besoin d’être seul.» Saint-Venant se leva aussitôt. «Du moment que je suis importun, mon compère, dit-il, je me retire. Souvenez-vous seulement que je suis à vos ordres du matin au soir et du soir au matin. Quoi que vous désiriez de moi, parlez sans crainte: je vous appartiens à la vie à la mort!» Il l’embrassa et sortit. Maître Pol écouta le bruit de ses pas dans le corridor et pensa tout haut: «Est-ce là un baiser de Judas?» Il ajouta: «Désormais, que m’importe?» Renaud de Saint-Venant descendait les escaliers de l’hôtel de Mercoeur en chantant. Cela ne l’empêchait point de réfléchir. Il se disait: «Nous allons avoir du nouveau. Un seul homme peut me faire obstacle désormais, c’est ce coquin de Mitraille.» Il se rendit à l’office, où Mitraille était en train de boire. «Service de M. le duc, dit-il en lui montrant l’enveloppe scellée aux armes de Bourbon. Tu vas monter à cheval et te rendre tout d’un trait à l’Isle-Adam, où est M. le commandeur de Jars, et tu lui diras que Mme la duchesse de Chevreuse fait des crêpes en son château de Dampierre. S’il les aime, qu’il en vienne manger. -Il y a cela dans la lettre?» demanda Mitraille avec défiance. Saint-Venant ouvrit l’enveloppe aussitôt et déplia la missive; seulement, ce coquin de Mitraille ne savait point lire. Comme il hésitait encore, Saint-Venant replia la lettre et dit pour la seconde fois d’un ton solennel: «Service de M. le duc!» Mitraille monta à cheval et prit le galop, répétant sa bizarre leçon tout le long du chemin, et ajoutant de temps à autre: «Mort de moi! comme dit maître Pol, M. le commandeur et les autres, si le cardinal se fâche, pourraient bien digérer sur l’échafaud les crêpes qu’on va faire au château de Dampierre!» À l’Isle-Adam il ne trouva point M. de Jars qui était en Normandie, près de M. de Longueville. Le temps de faire manger l’avoine à son cheval, il reprit la route de Paris à franc étrier, car il avait désormais des soupçons et voulait avertir Guezevern. À la Porte-aux-Peintres, il fut arrêté de par le roi et conduit à la Bastille. Après son départ de l’hôtel de Mercoeur, Saint-Venant avait eu une courte entrevue avec un homme de confiance de M. le cardinal. Voilà pourquoi ce coquin de Mitraille avait présentement l’honneur d’être prisonnier d’État. Saint-Venant, ayant ainsi travaillé, alla passer une heure ou deux chez la Chantereine qui lui trouva, ce jour-là, l’air soucieux et préoccupé. Ses cartes étaient jouées, il attendait la fin. Maître Pol était resté seul. Il ferma sa porte à double tour en dedans, et s’assit sur le pied de son lit. Il ressemblait assez bien à l’idée qu’on se fait du condamné à mort veillant la dernière nuit avant le supplice. Quand quatre heures sonnèrent à l’église neuve des Capucines, il tressaillit faiblement. «M. de Vendôme doit arriver à la tombée de la nuit, dit-il; en cette saison, la tombée de la nuit est vers les sept heures. J’ai encore trois heures tout au plus devant moi. -Son premier soin sera de me mander près de lui, poursuivit-il, j’en suis sûr. Il me semble que je l’entends d’ici: «Voyons, ventre-saint-gris! tête-de-boeuf! Breton bretonnant, il paraît que tu es devenu l’homme le plus habile de l’univers! Compte-moi mes trois cent mille livres, Guezevern, mon fils, et demande-moi ce que tu voudras, sauf pourtant une patenôtre en faveur du diable rouge!» Il eut un mélancolique sourire. «Je lui aurais demandé, murmura-t-il, une place de dame d’honneur chez Mme la duchesse, pour ma bien-aimée Éliane; une noble éducation pour mon fils, et pour moi une compagnie dans son régiment de Mercoeur.» Un profond soupir souleva la poitrine de maître Pol à ce dernier souhait. «C’est bon! fit-il, pourquoi penser à cela? ce n’est pas une récompense qu’il me faut demander, c’est grâce et pitié. Je mourrai intendant, intendant infidèle..., et mon épée ne me servira qu’à trouer mon propre pourpoint!» Il se mit sur ses pieds assez bravement, mais tout à coup ses yeux s’emplirent de larmes. «Mon fils! s’écria-t-il en un élan de regret passionné, ma femme! Est-ce donc bien vrai que je ne vous reverrai jamais!... jamais!» Il se dirigea vers l’armoire où était l’argent. Son pas chancelait comme s’il eût été ivre. «Foi de Dieu! protesta-t-il en se redressant avec un soudain orgueil, ce n’est pas crainte de la mort, au moins! Depuis qu’il y a au monde des Guezevern, ils ont toujours su mourir en hommes de coeur!» «Mais Éliane, ma joie, mon trésor, mon amour chéri! Maintenant que je vois mon bonheur de loin, il me semble que c’était le paradis. Jamais je n’aurais cru... Non! sans le coup qui me frappe et que j’ai mérité, jamais je n’aurais su comme mon Éliane était bonne et belle, ni à quel point je l’aimais!» Dans l’armoire où était l’argent, il y avait tout ce qu’il fallait pour écrire. Maître Pol y prit encre, plume et papier qu’il déposa sur la table; mais au lieu de se mettre à écrire, il saisit sa tête à deux mains et retomba au plus profond de sa rêverie. La plume lui faisait peur. Pour le rendre à lui-même, il fallut encore l’horloge de l’église neuve des Capucines, annonçant qu’une demi-heure avait passé. Il écrivit alors de sa main lourde et malhabile une lettre qui lui arracha des sanglots. Cette lettre était adressée à sa femme Éliane. Il la ferma et la scella. Ensuite, il adressa une seconde lettre à son maître, M. le duc de Vendôme. Enfin, il en commença une troisième qui, dans sa pensée, devait aller à Renaud de Saint-Venant. Mais, au bout de quelques lignes, il déchira le papier et en dispersa les morceaux. «Je crois que Renaud n’est point un méchant compagnon, dit-il; je ne le soupçonne pas d’avoir causé sciemment le grand désastre qui me tue; mais je veux que mon dernier acte obéisse du moins à ma chère Éliane. Elle m’avait mis en garde contre lui, je ne me servirai point de lui.» Il prit une quatrième feuille de papier, sur laquelle il écrivit: «Je confie à mon ancien ami et compagnon Mitraille ces deux lettres, avec charge de les remettre fidèlement, l’une à ma femme, l’autre à M. le duc.» Puis, ayant serré le tout dans une enveloppe, il la scella, et plaça dessus cette mention: «Quiconque entrera le premier dans cette chambre, devra déposer le présent paquet entre les mains de l’écuyer Mitraille.» Il respira avec force quand il eut achevé, car, même en présence de la terrible détermination qu’il avait prise, trois lettres à écrire formaient pour lui un rude et repoussant travail; le fait seul de jeter la plume désormais inutile, le soulagea d’un grand poids. «C’est le gros de la besogne, se dit-il avec l’équivoque gaieté des désespérés. Le reste me coûtera moins de peine.» Il nettoya ses hardes de son mieux, les revêtit et ceignit son épée, qu’il regarda d’un oeil farouche. Son regard fit ensuite le tour de la chambre, comme s’il se fût demandé s’il ne laissait derrière lui aucune tâche inachevée. Sur le point de franchir le seuil, il se ravisa tout à coup, ferma l’armoire et plaça sur la serrure une bande de parchemin qu’il scella aux deux bouts après avoir tracé dessus ces mots: «Madame Éliane, veuve du défunt intendant, Pol de Guezevern, a seule le droit de rompre ce parchemin.» Et il sortit sans refermer sa porte, disant à ceux qu’il rencontra dans les corridors de l’hôtel: «Je vais voir un peu couler l’eau de la Seine.» La chambre resta solitaire. Vers cinq heures et demie, si maître Pol eût été encore chez lui, il aurait pu entendre la marche furtive de deux hommes qui allaient dans le corridor en étouffant avec soin le bruit de leurs pas. «Es-tu sûr de l’avoir bien reconnu! demanda l’un de ces deux hommes. -Sûr comme je vous vois, répondit l’autre. -De quel côté allait-il! -Du côté de la rivière. -Bon! fit la première voix, qui était douce et discrète comme celle du bon écuyer Renaud de Saint-Venant; le possédé aura été perdre le reste de son argent chez Marion la Perchepré!» Les pas s’éloignèrent et un quart d’heure s’écoula. Au bout de ce temps, les dalles du corridor sonnèrent de nouveau sous la marche d’un homme. Cette fois, on ne parla point. L’homme devait être seul. Il s’arrêta tout contre la porte. La brune allait tombant, mais il y avait encore assez de jour dans la galerie pour qu’il fût possible de connaître le bon Renaud de Saint-Venant, très-pâle, un peu tremblant et tenant à la main un large pli, entouré de lacs de soie. Son oreille était collée à la serrure. Il resta là une minute on deux immobile et retenant son souffle comme s’il eût voulu se bien assurer qu’il n’y avait personne à l’intérieur. Sa main toucha enfin le loquet de la porte. Mais au lieu d’ouvrir, il frappa discrètement, disant: «Guezevern, mon digne ami, êtes-vous encore là?» Comme nulle réponse ne rompit le silence, l’homme ajouta, en élevant la voix quelque peu: «Êtes-vous là, Guezevern? C’est moi, Saint-Venant, votre ami et compère. Ouvrez-moi, je vous prie, je tiens en main un message de Mme Éliane, votre femme bien-aimée.» XVI L'Héritage De Guezevern. Renaud de Saint-Venant attendit encore une seconde; le nom d’Éliane ainsi prononcé, n’ayant amené aucun signe de vie à l’intérieur, Renaud se dit: «C’est bien lui qu’on a dû rencontrer sur le chemin de la rivière!» Et il pesa sur le loquet. La porte, qui n’était pas fermée à clef, s’ouvrit aussitôt. Renaud de Saint-Venant, malgré la presque certitude qu’il avait d’être seul dans cette chambre, dit en entrant, par précaution: «Dormez-vous, Guezevern?» Sa voix chevrotait dans sa gorge. Il avait conscience de jouer ici un jeu à se faire fendre le crâne. Guezevern, bien entendu, n’eut garde de répondre. Renaud, qui n’était pas encore rassuré tout à fait, passa derrière les rideaux de l’alcôve et tâta le lit de bout en bout. Il releva la tête alors et pensa: «J’ai toujours bien une couple d’heures devant moi.» La nuit était tout à fait tombée. Renaud, qui était ici chez lui et connaissait parfaitement les êtres, se dirigea vers la tablette où il savait trouver le briquet. Il alluma une lampe. La première lueur lui montra le paquet de papiers qui restait en vue au milieu de la table. Il s’approcha et lut: «Quiconque entrerais premier dans cette chambre, devra déposer le présent paquet entre les mains de l’écuyer Mitraille.» «Tiens, tiens! fit Renaud étonné. Mitraille! Pourquoi choisir ce coquin de Mitraille? Est-ce que mon digne ami et compère se défierait de moi, à présent?» Pour la première fois depuis qu’il était entré, il eut son sourire félin et ajouta: «Mon digne ami et compère n’aime pourtant pas beaucoup écrire. Comment se fait-il qu’il ait pris la peine de noircir un si gros paquet de papiers? Mais voyons un peu ce qui manque à l’épargne de M. de Vendôme! Je ne suis pas curieux, mais j’ai envie de voir cela.» Il se retourna vers l’armoire, et la bande de parchemin collée sur la serrure frappa seulement alors son regard. Il recula d’un pas. Sa première pensée fut de rapporter cette précaution à lui-même. «Il faudra que M. le baron de Gondrin me paye gros, dit-il entre ses dents, pour le danger que je cours dans cette maudite affaire! Personne ne m’a vu entrer. Il serait encore temps de m’en aller et de laisser les choses marcher comme elles voudront. Sa frayeur atteignait à un tel paroxysme qu’il fit un faux mouvement vers la porte. Mais ses yeux tombèrent sur la lettre qu’il tenait à la main, la lettre entourée de lacs de soie. Il la porta à ses lèvres en murmurant: «Celle-ci m’a ensorcelé! Il me faut ma belle Éliane! Je la veux... je l’aurai!» Il y a des poltrons qui ont de l’audace. Au lieu de gagner la porte, Renaud de Saint-Venant s’approcha de l’armoire et leva sa lampe pour déchiffrer ces mots tracés sur le scellé: «Madame Éliane, veuve du défunt intendant Pol de Guezevern, a seule le droit de rompre ce parchemin.» Son étonnement fut si profond, qu’il se prit à relire l’inscription, prononçant chaque mot à haute voix. «Défunt! répéta-t-il, en homme qui croit rêver; le défunt intendant Pol de Guezevern!» Il s’interrompit en un cri de joie. «Par la mort Dieu! fit-il, on l’a rencontré sur le chemin de la rivière! Aurais-je réussi au delà de mes espérances? Serais-je à tout jamais délivré de lui?» D’un geste violent et peut-être irréfléchi, il lacéra l’enveloppe, qui contenait les trois lettres de maître Pol et ouvrit celle qui était adressée à Éliane. Dès les premières lignes, un flux de sang lui monta au visage. «Par la messe! gronda-t-il, voilà une aventure! Le pauvre nigaud a sauté le pas! nous sommes les maîtres! Et ma belle Éliane va s’appeler madame de Saint-Venant, si mieux elle n’aime être tout uniment ma maîtresse. Quant à M. le baron de Gondrin, nous compterons, ou que le diable m’emporte! et il n’héritera pas tout seul! «Vit-on jamais un âne bâté comme ce Guezevern! se tuer pour quelques milliers de pistoles! Sainte croix! Renaud, mon ami, vous allez avoir de quoi acheter une charge de président, si le coeur vous en dit. Et vous ferez un respectable magistrat, j’en réponds! Allons! allons! divertissons-nous comme il faut et sachons le fond de l’histoire, afin d’arranger nos cartes et de jouer bellement le restant de notre partie!» Il s’en alla, tranquillement cette fois, vers la porte d’entrée qu’il ferma à double tour, puis il revint à la table, près de laquelle il s’installa dans un bon fauteuil, les jambes croisées l’une sur l’autre, comme ferait de nos jours, un bourgeois qui va se donner la volupté grande de lire son journal du soir. La lettre que Guezevern adressait à sa femme était ainsi conçue: «Madame ma chère femme, «La présente missive est pour vous faire savoir que je m’en vais mourant d’un mal que nul médecin ne peut guérir. Pendant cinq années j’ai vécu honnêtement et bien, moyennant que j’ai suivi vos bons conseils, reconnaissant comme je le fais, à cette heure, qui est la dernière de ma vie, que vous avez été mon ange gardien, mon bras droit, mon intelligence et ma conscience. «Vous m’aviez fait promettre de ne point me laisser entraîner par mon ancien compagnon Renaud de Saint-Venant, parrain de notre cher enfant, et de ne point jouer. J’ai manqué à mes deux promesses. «J’ai fait chose pire, madame et bien-aimée femme, j’ai écouté certaines paroles proférées par ledit écuyer Renaud de Saint- Venant, paroles à double sens, qui n’accusaient certes pas votre vertu, car il aurait eu la tête fendue avant d’avoir achevé son mensonge, mais qui m’ont laissé de la tristesse et du découragement dans le coeur. «Vous aviez raison, cet homme est mauvais. Je ne le sais point de science certaine, mais je le sens, ce qui vaut mieux. «S’il n’avait point parlé, peut-être aurais-je gardé le courage de vivre. Mais il a fait allusion une fois, deux fois peut-être, à l’abandon où souvent je vous ai laissée, et la femme qui n’est point soutenue par le constant amour de son mari, doit rester parfois à l’esprit de tentation. «Non que je vous soupçonne, Éliane, ma chère âme, au moment de vous dire adieu pour jamais. Vous êtes pour moi une sainte; mais il a parlé, cet homme, et j’ai du remords. «Je ne saurais pas exprimer de telles pensées. Je suis jaloux sans pouvoir dire quel motif j’ai d’être jaloux. Ma jalousie vient uniquement sans doute de mon indignité. Je ne méritais pas le trésor que Dieu m’avait donné.» Ici, Renaud interrompit sa lecture pour se frotter les mains tout doucement. «Qui donc a dit que les paroles s’en vont et que les écrits restent? murmura-t-il. Je n’ai prononcé qu’une parole, et voilà un pauvre bon garçon qui l’a mise à son cou, comme une pierre, pour s’en aller au fond de l’eau!» Il resta un instant rêveur. «Une seule chose vaut mieux que la parole prononcée, pensa-t-il encore, c’est la parole qu’on a su retenir. Si j’avais accusé formellement ma belle Éliane, Guezevern m’aurait cassé la tête. Corbleu! profitons! nous sommes ici à l’école!» Il reprit la lettre. «Je voulais toujours savoir pourquoi vous détestiez ce Renaud qui me semblait un si bon compagnon. Une fois je l’interrogeai, parce que l’idée m’était venue qu’il vous avait peut-être insultée. Je ne me souviens pas au juste de ce qu’il me répondit, ou plutôt je crois qu’il garda le silence; mais depuis ce moment, je vous vois seule dans ce grand château que jamais je n’aurais dû quitter; je vous vois toute seule. «Et je me demande: quelles pensées pouvait avoir mon Éliane entourée de cette solitude? «Éliane, Éliane, je n’ai jamais songé comme aujourd’hui. J’aurais tant de choses à vous dire. Mais à quoi bon? Il n’est plus temps. «J’ai joué, j’ai perdu plus du tiers de l’épargne de M. de Vendôme. Je le connais. Il eût puni le vivant, il pardonnera au mort. Je me tue pour que le nom de mon fils soit épargné et pour que vous n’ayez point à partager la honte d’un malheureux qui n’était pas digne de vous. «Adieu, Éliane, mon Éliane tant chérie! C’est à cette heure seulement que je sais combien je vous aimais.» La plume avait tremblé en traçant cette dernière ligne, mais la signature de Guezevern se lisait au-dessous, hardiment dessinée. On eût dit un homme fier qui relève le front en face de la mort, après avoir soulagé sa conscience par le suprême aveu. Renaud de Saint-Venant essuya ses tempes où il y avait de la sueur. Ce n’était pas qu’il eût le coeur très-tendre, mais la mâle naïveté de ce dernier adieu avait remué ce qui lui restait de coeur. «Après tout, se dit-il le pauvre diable a pris le bon parti. Et qui oserait prétendre que je sois cause de ce qui arrive? Sur ma foi, cela m’a surpris; je ne m’y attendais pas! Il rompit le cachet de la seconde lettre, adressée à M. le duc de Vendôme. Guezevern y disait: «Mon respecté seigneur, «Vous m’avez cru un intendant habile et probe et je n’ai jamais été qu’un être inutile, ne sachant point aligner les chiffres. Votre véritable intendant était Mme Éliane, ma femme, qui avait rassemblé pour vous une épargne bien au-dessus de vos espérances. Moi qui n’avais point contribué à former cette épargne, moi qui en ignorais l’existence, je l’ai eue entre les mains un jour et je l’ai dissipée. «Monseigneur, je ne vous demande point pitié pour moi. Vous trouverez dans l’armoire cent quatre-vingt-cinq mille livres qui restent de cent mille écus à moi confiés par Mme Éliane, ma femme. «Ayez compassion d’elle et de mon fils. Ma seule joie en quittant ce monde est l’espoir que j’ai en vous. Ma mort sauvera leur vie.» Ce pauvre Guezevern, au fond de l’eau où il roulait sans doute à cette heure, ne pouvait pas être plus blême que Renaud de Saint- Venant. «C’est une triste affaire, grommela-t-il, et j’y songerai longtemps. Nous avons joué ensemble, lui et moi, quand nous étions enfants tous deux. Il me défendait contre les autres, c’est vrai, car c’était déjà un petit lion... mais il me battait aussi... et, par la messe! Mme Éliane sera la femme d’un conseiller au Parlement!» Il essaya de rire, mais il ne put. «Il est mort, prononça-t-il lentement, tandis que ses sourcils se fronçaient malgré lui. Ce n’est pas moi qui l’ai tué. Que Dieu ait son âme. Il s’agit maintenant d’hériter de lui et de conduire prudemment ma barque. Écrirai-je à Mme Éliane, ou irai-je la trouver au château de Vendôme? «Au château de Vendôme! répéta-t-il en tressaillant. Où donc est cette lettre de Mme Éliane que j’apportais tout à l’heure? Le messager m’a dit qu’elle venait du château de Pardaillan.» Il se prit à chercher tout autour de lui, oubliant, dans son trouble, que la lettre était dans sa main. Quand il l’aperçut enfin, le rouge lui monta au visage et ses yeux s’allumèrent. «Du calme! fit-il. Ce trouble est un mauvais symptôme. Il faut jouer froidement; la partie est dangereuse et je veux la gagner. «C’est ici, ajouta-t-il en rompant un à un les fils de soie qui entouraient la missive d’Éliane, c’est ici la meilleure portion de l’héritage.» La lettre sortit de l’enveloppe. Il baisa le papier et ses yeux se portèrent avidement sur l’écriture. Son visage changea encore une fois. Une stupéfaction profonde se peignit sur ses traits pendant qu’il parcourait les premières lignes. «Il était temps! fit-il d’une voix altérée. Comme tout marche!» Et il s’assit parce que ses jambes tremblaient sous lui. Il dit encore: «Si Guezevern avait eu ceci entre les mains... Je suis en veine, il me semble, et mon étoile commence à poindre au ciel! Têtebleu! si Guezevern avait pu deviner. Tout en parlant, il lisait. La lettre était ainsi conçue: «Monsieur, mon cher époux, «Je vous écris dans une maison mortuaire, au milieu des préparatifs de mon départ. J’ai bien des choses à vous dire, et le temps me presse si fort que je désespère de ne rien omettre. «En premier lieu, M. le comte de Pardaillan, notre respectable oncle, est passé de vie à trépas ce jourd’hui mardi, à huit heures du matin, et vous êtes son légataire universel.» «Par la messe! gronda Saint-Venant, qui s’arrêta abasourdi, comment allons-nous sortir de tout ceci? «Merci de moi! elle arrive! s’interrompit-il, tandis que son regard curieux sautait plusieurs lignes. Elle sera ici ce soir! Vais-je fuir? vais-je l’attendre? «Sa fille! s’interrompit-il encore, ébloui par les surprises qui le frappaient coup sur coup. Elle! Éliane! Elle serait la fille du comte de Pardaillan! Ah ça! je rêve! Il y avait eu mariage; mais voici bien une autre affaire: des faux!... Ce n’est pas en qualité de fille qu’elle hérite; on a biaisé, et tous les actes qu’ils ont passés là-bas, au château de Pardaillan, sont entachés de faux! Tous, depuis le premier jusqu’au dernier! Elle l’avoue elle-même; elle a signé là-bas pour son mari, lequel mari est mort à l’heure où nous sommes. Merci Dieu! j’aime l’eau trouble, mais pas tant que cela! Nous sommes dans un labyrinthe où Satan ne retrouverait pas sa route. Voyons! j’aurai plutôt fait de lire raisonnablement et à tête reposée. J’entrevois la marche à suivre, et je crois bien que ma fortune est faite!» La lettre d’Éliane continuait: «Une heure après votre départ du château de Vendôme, je reçus la dépêche ci-jointe qui vous appelait en toute hâte à Pardaillan, auprès de votre oncle, -auprès de mon père, devrais-je dire, mon pauvre excellent père que j’ai embrassé aujourd’hui pour la première et pour la dernière fois. «Mon ami chéri, vous ne me comprenez pas, mais je vous expliquerai cela plus au long demain soir, à Paris, où je vais vous rejoindre. Et d’ailleurs, il suffira d’un mot. Vous souvient-il de notre première rencontre? Cette pauvre femme, ma mère, qui venait de mourir dans une chambre d’auberge, avait trôné longtemps à la place d’honneur dans la grande salle du château de Pardaillan. Poursuivie et calomniée par les collatéraux avides qui entouraient mon père, elle soutenait à Paris contre lui un procès en validité de mariage, procès qui fut perdu et qui fit de moi une fille sans nom. «Les gens qui ont tué ainsi ma mère par la honte, par le chagrin sont morts à leur tour. Hier il ne restait qu’un vieillard brisé par le repentir, qui racontait en pleurant comme quoi on avait trompé sa faiblesse, et qui joignait ses mains tremblantes, m’appelant sa fille chérie et demandant pardon à la sainte martyre assise aux pieds de Dieu. «Aujourd’hui, personne ne reste. Le vieillard est mort dans mes bras. «Mort en me disant: Ma fille bien-aimée, c’est la Providence qui a uni ton sort à celui de mon neveu Pol de Guezevern. Il est trop tard pour réparer un mal que la justice des Parlements a sanctionné. Dieu merci, nous avons un moyen de te rendre non- seulement tes domaines, mais encore ton nom. Pol de Guezevern va être le comte de Pardaillan et tu seras comtesse! «Ici, mon mari, je dois vous faire un aveu, et j’aime mieux vous dire ma confession dans une lettre que de vive voix. J’ai bien hésité, allez, quoique ma conscience me criât que je ne commettais point un péché. Vous me l’avez répété souvent: je suis votre bras droit, et combien de fois m’as-tu dit, Pol, mon amour: «Nous ne faisons qu’un!» Je gardais l’argent pour toi, je signais pour toi; je pensais pour toi aussi, un peu, n’est-ce pas? Eh bien! ce que je faisais chez nous tous les jours, sans remords, puisque c’était ta volonté, je l’ai fait une fois au château de Pardaillan, et j’ai peur d’avoir mal agi; car ce que j’ai fait nous enrichit et appauvrit M. le baron de Gondrin-Montespan, l’autre neveu de ton oncle. «J’ai signé pour accepter la donation entre-vifs, faite en notre faveur, de tous les biens de Pardaillan, et au lieu de signer «Éliane» j’ai signé «Pol de Guezevern,» comme j’avais coutume de le faire au bureau de ton intendance. «C’était un blanc-seing. Je l’avais préparé avant de partir, au château de Vendôme. Sur mon salut, je ne m’en serais point servie au château de Pardaillan, si je n’eusse appris là que j’avais droit avant toi, droit avant tous. «C’est la loi de Dieu que la fille hérite de son père. «Et pourtant, je suis triste parce que, en mourant, mon père a cru que mon mari avait signé. «Cela peut-il s’appeler une fraude? «Mon mari, demain, un peu après la tombée de la nuit, je serai près de vous. Vous êtes l’honneur même, la noblesse et la loyauté. Si j’ai mal fait, vous me blâmerez et nous réparerons ma faute en rendant à M. le baron de Gondrin la moitié de mon patrimoine légitime.» Renaud de Saint-Venant baisa encore le papier à l’endroit où Éliane avait écrit son nom. Ce fut avec une sorte de respect. «Y a-t-il donc encore des gens faits comme cela? murmura-t-il, et une conscience peut-elle être troublée pour si peu? Mort diable! je connais plus d’une sainte qui n’aurait point ces scrupules.» Il regarda au dehors et ajouta: «Voici la nuit tout à fait tombée. Elle peut arriver d’un instant à l’autre. Sauf réflexions ultérieures et meilleur avis, voici, je crois, la manière de procéder, pour hériter le plus possible de mon digne ami et compère l’intendant Guezevern: prendre sa femme d’abord, ensuite vendre ses domaines à M. le baron, moyennant moitié partout, plus une jolie somme pour le titre de comte, qui ne se peut point partager... car il serait dangereux de garder tout, en achevant la comédie commencée. Il y a alibi évident. Les témoins abonderaient pour prouver que maître Pol n’était point à Pardaillan, mais bien à Paris, lors des signatures.» Il se leva brusquement et s’écria: «En besogne! Il faut faire disparaître tout ce qui pourrait éveiller dans ce joli petit coeur un soupçon ou une inquiétude. Mme Éliane, en entrant ici, doit se croire dans la chambre nuptiale. Il sera temps de la détromper demain matin!» Nous l’avons dit: il y a des poltrons qui agissent en hommes hardis. Quand le danger n’est pas actuel et représenté par une menace physique, ceux-là vont de l’avant aussi bien et mieux que les intrépides. Renaud de Saint-Venant n’avait certes pas prévu avec exactitude tout ce qui se produisait autour de lui. Il avait semé le mal au hasard, et la récolte dépassait de beaucoup son espérance. Moissonneur de nuit, il ne craignait plus de se trouver en présence du maître, armé pour défendre son bien. Il n’y avait plus là qu’une femme: Renaud se sentait brave comme un lion. Il arracha la bande de parchemin collée sur l’armoire et gratta avec soin la trace des scellés. La chambre fut ensuite remise en ordre tant bien que mal, après quoi Renaud gagna l’alcôve large et profonde où maître Pol avait dormi sa dernière nuit. Il en souleva les rideaux avec une véritable émotion. «Morbleu! murmura-t-il, voilà un frisson qui me fait honte. Mon digne ami ne saurait plus être qu’un revenant, à cette heure... et je n’ai pas peur des fantômes, je suppose!» Son ricanement rompit le silence de la chambre, et il tressaillit de la tête aux pieds. Il lui semblait qu’une forme immobile reposait sur le lit défait. Il s’approcha: c’était l’ancienne défroque de Guezevern: les diverses pièces du costume que Guezevern avait en quittant le château de Vendôme. Renaud se prit à rire, cette fois franchement. «Quand on a de la veine, dit-il en dépouillant lestement son pourpoint, les atouts ne manquent jamais. J’ai la veine et voici une pleine poignée d’atouts!» Il cacha son vêtement sous le lit et passa celui de maître Pol, ajoutant à part lui: «Désormais, ma belle Éliane n’y verra que du feu! Ce fut sa dernière parole. Il alla ouvrir la porte d’entrée pour poser la clef dans la serrure au dehors, mit la lampe allumée sur le meuble le plus éloigné de l’alcôve et passa derrière les rideaux. L’instant après, il était étendu sur le lit, tout habillé, non point pour dormir, mais pour guetter, attentif et inquiet comme un chasseur à l’affût, l’arrivée de Mme Éliane. XVII Où Maître Pol Saute Le Pas. Entre huit et neuf heures, ce soir-là, M. le duc de Vendôme rentra dans Paris par la porte Saint-Honoré. Il portait le deuil de son frère, M. le grand-prieur, et jurait contre sa colique que le bon air de Dampierre ni le spirituel entretien de madame la duchesse de Chevreuse n’avaient point guérie. Le diable rouge était plus fort que cela, et les coliques qu’il donnait tenaient ferme. M. le duc de Vendôme s’introduisit dans son hôtel de Mercoeur incognito et avec des précautions infinies par une poterne de derrière, ouvrant sur le chemin des Percherons; ceci afin d’éviter les embûches de M. le cardinal qui ne songeait guère à lui en ce moment, occupé qu’il était à prendre la Rochelle. Aussitôt installé dans son appartement, M. le duc se mit au lit entouré de serviettes chaudes, et annonça qu’après une heure de repos il recevrait le Breton bretonnant Tête-de-boeuf, autrement dit maître Pol de Guezevern, le seul intendant honnête homme qui fût en ce bas monde. Vers cette même heure, un cavalier se promenait seul et tête nue le long du parapet du Pont-Neuf, aux environs de la Samaritaine. Le Pont-Neuf était alors et tant que durait le jour, l’endroit le plus fréquenté de Paris. Il avait la vogue que possédèrent au commencement de notre siècle les galeries du Palais-Royal; c’était le lieu par excellence du plaisir et même des affaires, comme il arrive maintenant pour le boulevard des Italiens. Tabarin avait déjà établi à l’entrée de la place Dauphine son théâtre où se débitaient les onguents du sieur Mondor. Maître Gonin, vers la statue d’Henri IV, émerveillait les badauds par ses tours de gobelet, et l’illustre Briochet faisait aller, un peu plus loin, en face de l’hôtel de Conti, ses inimitables marionnettes. D’un bout à l’autre du Pont-Neuf, vous n’auriez pas trouvé dix pieds carrés qui n’eussent leur banquiste en plein air ou leur marchand de souverain baume. Mais, dès que tombait la brune, les choses changeaient du tout au tout. Les charlatans pliaient bagage, les saltimbanques disparaissaient, l’essaim des badauds prenait sa volée, et ce champ de foire, où naguère grouillait la rieuse cohue, devenait un sombre chemin creux où quelques bandits faméliques attendaient, en vain la plupart du temps, le passage d’un provincial attardé. Notre cavalier n’était ni un passant surpris par la nuit, ni un coupeur de bourse, car les coupeurs de bourse s’éloignaient de lui, flairant un accueil mauvais, et les passants le fuyaient, craignant une méchante rencontre. Il allait d’un pas inégal, les cheveux au vent, les habits en désordre. C’était un fou, peut-être. Du moins, ceux qui s’étaient approchés de lui par hasard avaient entendu des paroles sans suite qui tombaient de ses lèvres. En ce temps-là Paris n’avait aucun pont à l’ouest du Louvre. Le bac qui a donné son nom à la rue la plus commerçante du faubourg Saint-Germain existait encore; le pont Barbier qui le remplaça n’ayant été fondé que cinq ans plus tard, en 1632. Madame Éliane, chevauchant, escortée de deux valets seulement, car elle avait fait grande diligence depuis son château de Pardaillan, était entrée par la poterne de l’Abbaye et descendait, juste à ce moment, au grand trot le chemin des Saints-Pères, traversant le grand pré aux Clercs. Nul passage autre que le bac ne menant directement à l’hôtel de Mercoeur, elle suivit la Seine à droite pour gagner le Pont-Neuf. «Un dernier bout de galop, mes garçons, dit-elle. Nous sommes d’une heure en retard, et M. le comte m’attend sans doute avec bien de l’impatience.» M. le comte, c’était le pauvre Breton bretonnant de Guezevern, qui se promenait là bas, tête nue, songeant creux avant d’enjamber le parapet pour se jeter dans la rivière. Certes, il ne se doutait guère du bonheur ironique qui lui arrivait le long de l’eau: le titre de comte et les millions de fortune qu’on lui avait montrés dès son enfance, au lointain de l’avenir inconnu. S’il avait pu se douter... Mais tout a une fin, même les hésitations d’un malheureux homme qui va mettre un terme à sa vie. Maître Pol fit le signe de la croix, prononça le nom de sa femme adorée et monta sur le parapet. Mme Éliane, suivie de ses deux valets, passait à pleine course devant l’hôtel de Conti, lorsqu’elle entendit le bruit d’un corps tombant à l’eau, puis un long cri, partant de la berge, de l’autre côté du Pont-Neuf. Le cri disait: «À l’aide! à l’aide pour un chrétien qui se noie!» Éliane avait le coeur sensible et bon; elle fut émue. Émue au point de s’étonner elle-même de la profondeur de son émotion. De la houssine quelle tenait à la main, elle fouetta les oreilles de son genêt d’Espagne, et tourna, rapide comme l’éclair, l’angle du Pont-Neuf. Ses serviteurs, désormais, avaient peine à la suivre. On ne sait pas d’où sort la foule, à Paris. Quand Mme Éliane arriva à l’autre extrémité du Pont-Neuf, il y avait foule de ces curieux que le premier vent d’une catastrophe assemble en un clin d’oeil. Les maisons voisines s’étaient vidées, malgré la crainte qu’on avait des voleurs, et les cabarets du bord de l’eau avaient vomi toute leur clientèle. Cette foule descendait la berge et courait, avide de voir et de savoir. Madame Éliane put entendre les renseignements échangés entre gens qui avaient déjà pris leurs informations ou qui devinaient. Et naturellement ces informations ne concordaient guère. «C’est un vieillard assassiné! criait l’un: je l’ai vu. -C’est une jeune fille-mère, répondait l’autre avec une égale certitude; je l’ai vue. -C’est un coupeur de bourse, et voilà qui est bien fait! -Qu’on se taise, menteurs et badauds! cria une voix retentissante. J’ai appris la chose de la bouche même des deux petits amoureux. Ah! les chérubins!» Pour le coup la foule se massa en un seul tas compacte. Ces mots: «les deux petits amoureux,» donnèrent à l’aventure une bonne odeur de friandise. La forte voix reprit: «L’endroit est bon pour parler d’amour, quand on n’a ni bijoux, ni escarcelle. Les deux mignons n’ont pas peur des voleurs: Jonquille le danseur de cordes et la Fanchonnette qui avale des couteaux. Ils étaient donc là, sous le pont, à se confier leurs secrets, quand patatras! voici un beau gentilhomme qui tombe tête première. -Sa femme l’avait trompé, improvisa aussitôt un des auditeurs; c’est certain! -Du tout, point, c’était sa maîtresse, pour sûr!» Le long du parapet, on criait: «Holà, ho! du bateau! Trouve-t-on le gentilhomme?» Il y avait en effet un bateau de sauvetage qui sondait le courant. «Le gentilhomme a coulé sous les pilotis de la Samaritaine, opina un penseur. Il ne savait pas nager. -Quand ils ont à sauter le pas, riposta une bourgeoise, ils s’attachent un pavé au cou, à ce qu’on dit. «Tiens! tiens! fit la grosse voix, savez-vous qui est dans le bateau? c’est don Ramon, le miquelet qui raccole pour la guerre d’Allemagne. Je gage qu’il va repêcher un soldat!» Et la foule de rire. Une voix vint du bateau qui dit: «Le pauvre diable est noyé! Dieu ait son âme!» Sur le pont, une autre foule bavardait, racontant comme quoi M. le cardinal avait fait lancer par-dessus le parapet un certain cadet de Touraine dont Sa Majesté le roi Louis XIII avait dit: «Il a de beaux yeux.» -Un pain! un pain et une chandelle!» Personne n’ignore ceci: quand un malheureux noyé s’en va au fil de l’eau, le mieux est d’avoir un pain rond qu’on perce à son milieu pour y ficher une chandelle ou un cierge. Le pain rond doit être ainsi livré au courant, après que la chandelle a été allumée, et par l’intercession de saint Antoine de Padoue, il va s’arrêter juste à l’endroit où est l’homme, vivant ou mort. Le pain secourable fut trouvé et le cierge allumé. On vit bientôt une lueur, semblable à un feu follet, qui descendait le cours de la Seine. Mme Éliane la suivit des yeux bien longtemps, cette lueur. Et elle pensait: «Bon saint Antoine, ayez pitié du pauvre gentilhomme!» Mais la lueur disparut au tournant du fleuve, vers la butte Chaillot, et Mme Éliane, le coeur serré mortellement, reprit le chemin de l’hôtel de Mercoeur. Elle avait beau se dire: Je ne connaissais pas ce gentilhomme! Elle avait beau ajouter en elle-même: Je vais embrasser mon mari bien-aimé, à qui j’apporte noblesse et fortune, un poids écrasant restait sur sa poitrine. Dix heures de nuit sonnaient quand elle passa le seuil de l’hôtel. Le premier valet qu’elle rencontra lui apprit que M. de Guezevern, intendant de Vendôme, habitait le propre appartement du bon écuyer Renaud de Saint-Venant. Cette nouvelle ne diminua point le poids qui lui chargeait le coeur. Elle demanda si maître Pol était dans sa retraite; on lui répondit que les fenêtres de M. l’intendant étaient éclairées. Mme Éliane, nous le savons, était une personne de haute résolution et de grand courage. Elle secoua la préoccupation triste qui la navrait, et donna l’ordre à ses serviteurs de porter chez maître Pol les valises qu’ils avaient en croupe. Ces valises semblaient être lourdes. En revenant, les serviteurs dirent à Mme Éliane que M. l’intendant était seul dans son appartement, et qu’il reposait étendu sur son lit. Elle les congédia et entra. «J’espère, dit-elle à peine entrée, que vous ne vous trouvez point malade, Pol, mon cher mari? Il lui fut répondu: «Non.» Sans prendre le temps d’ôter son chaperon de voyage ni sa mante, Mme Éliane passa derrière les rideaux et donna son beau front au baiser de son époux, il faisait dans l’alcôve une obscurité presque complète. Renaud de Saint-Venant avait placé la lampe de manière à rester lui-même dans l’ombre. Certes, Mme Éliane n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon préconçu. Les aventures du genre de celles qui s’entament ici sous nos yeux ne se devinent point. Néanmoins, et c’était sans doute la suite de cette sinistre rencontre qui avait salué son entrée dans Paris, Mme Éliane se sentait prise d’un indicible malaise. Quoi qu’elle fit, elle songeait à cette lueur mélancolique qui suivait le fil de l’eau, et elle se disait: «Aura-t-on retrouvé le pauvre gentilhomme?» Et puis, je ne sais comment exprimer une nuance si vague et en même temps si subtile, mais il est certain que le baiser de la personne qu’on aime a une saveur particulière. Le doute n’était pas né dans l’intelligence de Mme Éliane, mais peut-être que son front et ses lèvres s’étonnaient déjà tout bas. «Pol, dit-elle, c’est une chose bien extraordinaire qui nous arrive. Je m’attendais à un autre accueil. N’avez-vous point pris connaissance de ma lettre? -Si fait, mon amour,» répliqua le faux Guezevern, la bouche dans ses couvertures. Éliane qui était en train de dépouiller son costume de voyage, prêta l’oreille avec étonnement. «Je suis folle! pensa-t-elle. C’est pourtant bien sa voix.» En effet, Renaud de Saint-Venant avait imité assez bien l’accent breton de maître Pol. Éliane poursuivit: «Il semblait que mon pauvre père n’attendît que ma venue pour rendre son âme à Dieu. Il a voulu que je lui accordasse son pardon au nom de ma mère, et il est mort comme un saint... Quelle noble demeure que ce château de Pardaillan, mon bien aimé Pol! Et comme notre sort a changé du jour au lendemain! -Certes, certes, murmura Saint-Venant. Hâtez-vous, s’il vous plaît, mon Éliane chérie.» Je ne saurais dire pourquoi celle-ci était plus lente que d’habitude à délacer les agrafes de son corsage. Peut-être un premier soupçon frappait-il au seuil de sa pensée. Mais quelle apparence, pourtant? «N’avez-vous point désir de connaître les détails de mon voyage? demanda-t-elle. -Je les écouterai quand vous serez près de moi, répliqua Saint- Venant. -Ceci est bien de lui! pensa la jeune femme qui eut son premier sourire rougissant et heureux. -Vous ne m’avez pas encore dit, reprit-elle cependant, si vous me pardonnez la hardiesse que j’ai eue de signer votre nom sans votre permission.» Saint-Venant, il faut que vous le pensiez bien, n’était pas sur un lit de roses. Éliane l’eût soulagé incomparablement, si elle avait raconté en ce moment l’aventure du gentilhomme inconnu qui venait de se noyer sous le Pont-Neuf. Saint-Venant avait la fièvre. Le danger de sa situation lui apparaissait terrible. Il se disait: si la porte allait s’ouvrir! si Guezevern allait paraître! Il essuyait à pleines mains, derrière le rideau, la sueur qui baignait ses tempes. Mais cela ne l’empêchait point de tenir vaillamment son rôle, et il répondit: «Ma toute aimée, n’êtes-vous pas mon bras droit? -Cette fois, c’est bien ton coeur qui a parlé, Pol, mon ami et mon maître! s’écria Éliane. J’avais peur. Mais j’ai bien fait, du moment que tu m’approuves... et laisse-moi te saluer la première du titre qui t’appartient. Aimez-moi, aimez-moi, comte de Pardaillan, comme vous m’aimiez quand nous étions deux pauvres jeunes gens, forcés, pour vivre, à occuper un emploi de roture. -Comtesse, ma belle comtesse, repartit passionnément Renaud, je vous adorerai jusqu’au dernier jour de ma vie! Mais par grâce, hâtez-vous!» Éliane obéit, cette fois, et son corsage, dénoué, tomba. Renaud dévorait des yeux les charmants profils de sa taille. Le succès qui payait son audace éloignait peu à peu ses frayeurs. Après tout, ce fou de maître Pol n’était pas homme à s’arrêter à moitié chemin de la rivière. Il avait promis de se tuer. Ce devait être chose faite. Quant à Éliane, elle alla prendre la lampe et la porta devant un miroir pour disposer sa coiffure de nuit. «Et savez-vous, mon ami, poursuivit-elle en baissant la voix malgré elle, tandis qu’un rouge pudique montait à la fraîcheur de ses joues, un bonheur ne vient jamais seul. Il y avait une chose que vous souhaitiez ardemment...» Elle s’arrêta. Renaud, pris d’une soudaine inquiétude, attendait, bouche béante, la fin de la phrase. Il ne savait pas, le malheureux, quelle était la chose si vivement désirée. Et il cherchait à deviner. Éliane poursuivit, en passant le peigne dans les masses admirables de ses cheveux: «Faut-il vous dire quel est votre souhait le plus cher, Pol, mon amour? -Il n’est pas besoin...» balbutia Renaud au hasard. Et se souvenant à propos du juron favori de son compère, il ajouta: «Mort de moi! j’y songe la nuit et le jour!» Éliane eut cette moue gentille qui fronçait ses lèvres quand on lui désobéissait. «Quel nom d’ange lui donnerons-nous? prononça-t-elle si bas, que Renaud eut peine à l’entendre. -Quel nom?» répéta imprudemment le faux Guezevern. Éliane réprima un tressaillement. Cette fois, un soupçon, un vrai soupçon lui avait traversé le coeur. Il n’était pas possible que maître Pol n’eût point compris. Dans cette langue particulière dont tout couple bien uni fait usage, et qui est comme l’argot du bonheur, Éliane venait de dire clairement et explicitement: Dieu a exaucé nos ferventes oraisons; je vais être mère! Et regardant comme accompli déjà le côté problématique de son désir, elle laissait entendre que son petit Renaud allait avoir une soeur. En conscience, ce pauvre Saint-Venant ne pouvait deviner tout cela. Éliane réfléchissait déjà en peignant à pleines mains sa magnifique chevelure; pour elle réfléchir c’était comprendre. Elle était fée. Une main d’acier lui étreignit le coeur. Mais elle ne perdit pas son sourire, mais elle garda tout son sang-froid en face d’un danger dont elle ne pouvait encore mesurer l’étendue. Le danger existait, voilà le fait certain. Éliane se pencha vers le miroir, comme pour mieux nouer sa coiffure, et chercha l’alcôve dans la glace. Saint-Venant avait disposé les rideaux de manière à masquer la lumière de la lampe, placée, comme elle l’avait été par lui, à l’autre bout de la chambre; mais Éliane avait dérangé la lampe. Par l’interstice des rideaux, une lueur pénétrait dans l’alcôve et frappait le visage de Renaud, que son trouble faisait désormais inattentif. Ce trouble allait grandissant; il était composé d’émotions diverses. Renaud avait peur, mais, en même temps, une ivresse voluptueuse lui montait au cerveau. Cette femme était la seule peut-être qui eût jamais mis du feu dans ses veines. Depuis qu’il était homme, il l’aimait, il l’adorait. Sa haine contre Guezevern, qui durait depuis des années, et qu’il avait patiemment couverte du voile de l’amitié, n’était que de la jalousie. Et cette femme allait lui appartenir! Elle était là, laissant tomber un à un ses voiles et montrant des trésors de beauté que la passion même de Renaud n’avait point rêvés. Il avait peur, mais ce n’était pas la peur qui embarrassait son souffle dans sa poitrine et faisait battre ses tempes mouillées. Ce n’était pas la peur qui l’arrachait à demi de son lit, le cou tendu, l’oeil avide et ardent... Ce fut ainsi que le regard furtif d’Éliane le trouva dans le miroir et le reconnut. Il n’y eut point en elle de surprise: c’était bien lui qu’elle s’attendait à voir. La pensée de cet homme s’était éveillée dans son esprit en même temps que l’idée de trahison. Comment avait été éloigné maître Pol? Éliane eut la force de sourire malgré l’angoisse qui lui étreignait le coeur. Renaud vit ce sourire et dit d’une voix étranglée: «Ma belle Éliane, je vous attends, venez!» Elle se retourna, radieuse de grâce et de jeunesse, et la tête défaillante de Saint-Venant retomba sur l’oreiller. «Éteignez la lampe, balbutia-t-il encore.» Elle obéit sans hésiter, mais, avant d’obéir, elle avait remarqué d’un coup d’oeil rapide la place où le faux Guezevern avait déposé son épée. La lampe éteinte laissa voir deux traînées de pâle clarté que la lune épandait par les croisées. Éliane vint vers le lit. Renaud de Saint-Venant l’attendait les bras ouverts. Éliane parut entre les rideaux. Quelque chose brillait dans sa main aux lueurs de la lune. «Où es-tu, mon mari? demanda-t-elle. -Ici, répondit Renaud. Que tu es belle, ce soir, et comme je t’aime!» Ce dernier mot s’étouffa sous un cri. Renaud se rejeta violemment en arrière parce que la pointe froide de l’épée avait piqué sa gorge. «Misérable traître, prononça Éliane d’un accent net et calme. Ne fais pas un mouvement ou je te tue!» Renaud de Saint-Venant ne bougea pas. Ses yeux, en s’habituant à l’obscurité, commençaient à distinguer une forme frêle, mais fière, qui se dressait près du lit, l’épée à la main. XVIII Où Madame Éliane Ressuscite Un Mort. Ce n’était pas de ce côté que Renaud de Saint-Venant attendait le danger. Certes, la vue de Guezevern ressuscité lui aurait causé une bien autre épouvante, mais néanmoins ses rêves amoureux s’envolèrent comme si on l’eût inondé d’eau froide. Il eut peur et resta immobile, parce qu’il connaissait Éliane. Il savait que cette frêle enveloppe cachait une vaillance virile. Il essaya de parlementer, c’est-à-dire de tromper. «Noble dame, balbutia-t-il, ayez pitié de moi; la folie d’amour m’a entraîné... je suis à votre merci! -Silence! interrompit Éliane. Où est Pol de Guezevern, mon mari?» Renaud hésita, puis il répondit, espérant profiter peut-être du coup que cette nouvelle allait porter à la jeune femme. «Pol de Guezevern est mort.» Éliane fut frappée, en effet, frappée violemment. Elle recula d’un pas, et fut obligée de saisir le rideau pour ne point tomber à la renverse. Mais Renaud ayant voulu se mettre sur ses pieds, elle lui dit d’une voix qui glaça le sang dans ses veines: «À genoux et fais ta prière!» Les genoux de Renaud fléchirent malgré lui. «Je prie Dieu, ma noble dame, s’écria-t-il, je prie Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse voir la vérité, puisque mon sort est entre vos mains. Eussé-je des armes, comment me serait-il possible de me défendre contre vous? J’ai péché, je m’en repens amèrement; mais, à cette heure qui peut être la dernière de ma vie mortelle, je jure que je n’ai rien fait contre mon ami et compère Pol de Guezevern; que je sois foudroyé à l’instant même si je mens! -Tu dois mentir! murmura Éliane entre ses dents serrées. Tu ne l’as pas frappé, tu n’aurais pas osé; mais il y a des paroles qui tuent comme le poison. Tu as parlé, il a voulu mourir.» Elle leva l’épée; mais elle était femme: l’idée du sang lui fit horreur. Renaud vit cela, et, loin de triompher ostensiblement, il s’humilia davantage. «Le ciel m’est témoin, madame, dit-il encore, que je n’aurais point murmuré en recevant le châtiment de votre main. Je vous ai offensée grièvement, et j’ai mérité les plus cruels supplices. «Mais, en dehors de cet instant de démence, où le transport de mon grand et malheureux amour a envahi mon cerveau comme une ivresse, n’ai-je pas toujours été le fidèle compagnon de votre époux, l’ami dévoué de votre maison? Je suis le parrain de votre fils unique, madame. Et qui sait si, en m’arrachant la vie, vous n’allez point priver Renaud, mon filleul, d’un tendre tuteur et d’un second père? -Silence!» ordonna pour la seconde fois Éliane. Puis elle ajouta, en jetant loin d’elle l’épée: «Je sais bien que je me repentirai de n’avoir point eu la force de vous punir.» Renaud se traîna jusqu’à elle en rampant sur ses genoux, et baisa dévotement le bas de sa robe. Éliane le repoussa du pied, et lui dit: «Rallumez la lampe.» Il obéit aussitôt. La lumière, en frappant le visage d’Éliane, éclaira une si mortelle pâleur que Renaud resta stupéfait. On eut dit une belle statue de marbre. «Est-ce ce soir? prononça-t-elle à voix basse. -C’est ce soir, répliqua Renaud. -C’était lui,» murmura Éliane. Elle songeait à ce bruit lugubre, le bruit du corps tombant à l’eau. Elle ne demandait plus pourquoi cette main de fer lui avait étreint le coeur. «Il avait joué? demanda-t-elle encore. -Bien malgré moi, répondit Renaud. Je fuis le jeu comme la peste, ma noble dame: j’ai vu tant de malheurs! Mais en arrivant à Paris, maître Pol était comme un cheval échappé... -Ne dites rien, contre M. le comte de Pardaillan! commanda sévèrement Éliane. -Que Dieu et les saints m’en préservent! Depuis que j’ai l’âge de raison, je n’ai point connu une meilleure âme.» Il s’arrêta parce que Éliane le regardait en face. «C’est contre M. le baron de Gondrin-Montespan qu’il a joué et perdu?» interrogea-t-elle. Renaud balbutia une réponse équivoque. «Je sais que vous êtes aux gages de M. le baron, ajouta froidement Éliane. Je viens d’un lieu où l’on vous connaissait bien tous les deux. -Que je sois puni éternellement!...» commença Renaud. Elle l’interrompit d’un geste impérieux. Renaud se tut; mais, pour la première fois, il rougit de colère. «Dites-moi ce que vous savez, fit-elle. -Noble dame, repartit Renaud, n’ayant point réussi à retenir mon ami infortuné! -Je suis comtesse, dit-elle, donnez-moi le titre qui m’appartient. -Si mes voeux étaient exaucés, vous seriez reine! déclama Saint- Venant. Donc, noble comtesse, n’ayant pu empêcher mon malheureux ami de se rendre à cette maison infâme, je ne lui épargnai point les reproches, ce qui le portait à se cacher de moi. Nous nous séparâmes froidement, hier au soir, et c’est seulement lorsqu’il a pris la résolution d’attenter à ses jours qu’il s’est souvenu du compagnon de son enfance pour lui confier ses dernières volontés. Il vint à mon auberge, aujourd’hui, car j’avais pris une chambre à l’hôtellerie pour lui céder mon propre logis. Il vint chez moi vers les cinq heures de relevée, et il était si changé que j’eus peine à le reconnaître. «Il me dit: Renaud, mon meilleur camarade, mon seul ami, j’aurais bien dû suivre tes conseils. J’ai manqué à mon devoir et il faut que je quitte la France où il n’est plus pour moi d’honneur ni de sûreté. Voici deux plis, l’un pour Mme Éliane, ma femme, l’autre pour M. de Vendôme, mon seigneur. Me promets-tu de n’en point prendre connaissance avant neuf heures de nuit? -Où sont ces plis?» demanda Éliane. Renaud les tira de la poche de son pourpoint. «Ils n’étaient point scellés? fit la jeune femme avec défiance. -Madame la comtesse, répliqua Saint-Venant, vous connaissiez mieux que moi ce noble, ce généreux coeur. Il ne pouvait se confier à demi. Ses lettres n’étaient point scellées... Et j’ajoute que si la pensée m’est venue... mais comment vous faire comprendre que j’ai puisé dans les paroles mêmes de mon ami mourant, le désir, l’espoir d’être le protecteur de sa veuve et le défenseur de son fils? -Je défendrai mon fils, prononça fièrement Éliane, et je n’ai pas besoin d’être protégée.» En même temps, elle prit les deux lettres écrites par Guezevern et porta celle qui lui était adressée à ses lèvres. Puis elle lut. Pendant qu’elle lisait, Renaud de Saint-Venant réfléchissait. Le danger était passé. Éliane avait jeté son épée. Et pourtant quelque chose disait à Renaud de Saint-Venant qu’il n’était pas temps encore de relever la tête. Quand Éliane eut achevé sa lecture, elle demeura pensive si longtemps que Renaud reprit le premier la parole. «Madame la comtesse, dit-il, ne demanderez-vous point conseil au plus humble, au plus dévoué de vos serviteurs? -Dieu m’avait donné un maître, répliqua Éliane d’un ton ferme; maintenant, je suis seule et ne prendrai conseil que de moi.» Après un silence, elle ajouta, en laissant tomber sur Renaud son regard froid et résolu. «Combien d’argent M. le baron de Gondrin-Montespan vous a-t-il promis pour ce que vous avez fait? -Madame, balbutia Renaud, je vous jure...» Elle lui ferma la bouche d’un geste méprisant, et approcha de ses lèvres le sifflet d’ivoire qui pendait à sa ceinture et qui lui servait là-bas, quand elle menait l’intendance de Vendôme, à appeler ses serviteurs. Mais le sifflet resta muet et elle murmura. «Personne ne viendrait. Ici, je suis seule! -Vous êtes avec un homme, s’écria Renaud, qui voudrait mourir votre esclave! Commandez, j’obéirai.» Jusqu’à présent, Éliane n’avait pas versé une larme. Nous sommes tous portés à juger les autres par nous-même, et Saint-Venant se méprenait peut-être à cette glaciale apparence. Mais nul homme de coeur ne s’y serait trompé. Il y avait sous cette froideur de statue une mortelle angoisse. «Quoi que vous ait promis M. le baron de Gondrin, dit-elle, je surenchéris, et je vous achète au double de son prix.» Saint-Venant pâlit, et ses sourcils se froncèrent. En ce moment, des pas se firent entendre dans le corridor, et maître François Phaidon de Barbedieu, majordome de M. le duc, parut sur le seuil dans le costume de sa charge. Dans la demi- obscurité qui régnait il ne reconnut point les deux personnes présentes, et dit avec une bonhomie un peu railleuse: «Monsieur Guezevern, j’ai voulu venir moi-même vous chercher de la part de M. le duc, afin d’être le premier à voir cette huitième merveille du monde: un intendant honnête homme.» Éliane avait eu le temps de prononcer tout bas: «Pas un mot! Saint-Venant resta muet, pris par un sentiment nouveau: une vive et ardente curiosité. Pour la première fois, l’idée lui venait que la veuve de maître Pol n’acceptait point son malheur tout entier, et que, du fond de sa détresse, elle allait se relever pour tenter quelque étrange partie. «M. de Guezevern, répondit Éliane, est ce soir, comme toujours aux ordres de M. le duc.» Saint-Venant ne put s’empêcher de tressaillir, tant ces paroles mensongères étaient proférées d’une voix nette et calme. Il pensa une fois encore, la poitrine serrée par toute son épouvante revenue: «Si elle s’était jouée de moi! si maître Pol vivait! -M. l’intendant de Guezevern n’est-il point ici, madame? demanda le majordome qui reconnut Éliane et la salua. -Je suis chargée, répliqua la jeune femme évasivement, de rendre les sommes épargnées par mon mari entre les mains de M. le duc, et je vais m’acquitter de ce devoir. -Sur ma foi, s’écria gaiement Barbedieu en prenant congé, c’est à peine si l’on peut dire que M. le duc tienne plus à l’épargne qu’à l’intendant, tant il est coiffé de notre ami Guezevern!» Quand le majordome fut parti, Renaud dit: «Madame la comtesse a oublié dans son trouble qu’il manque cent cinq mille livres. -Je n’ai rien oublié, répartit Éliane, et rien ne manquera. Allez me quérir, s’il vous plaît, les deux serviteurs qui m’ont fait escorte dans mon voyage.» Saint-Venant obéit aussitôt. Comme il allait passer le seuil, Éliane ajouta: «Je combats pour le fils que Dieu m’a donné et pour l’enfant que Dieu me donnera. Pour la seconde fois, je vais être mère. Puisque vous avez pénétré mon secret, vous savez que l’héritage de M. de Pardaillan ne leur appartient pas seulement du chef de leur père, mais de mon chef à moi, fille unique et légitime de celui que je nommais mon oncle. Si vous êtes avec moi, vous serez un riche gentilhomme, monsieur de Saint-Venant; si vous êtes contre moi... -À quoi bon les menaces? l’interrompit Renaud. Je suis avec vous, je suis à vous.» Il parlait vrai en ce moment. La fortune le servait bien au delà de ses espérances. Cette femme, qui adorait son mari et qui le soupçonnait, lui Saint-Venant, d’avoir causé la mort de son mari, cette femme qu’il venait d’outrager, tacitement, mais cruellement, en arrivait du premier coup à se servir de lui et à le prendre pour complice. La femme qu’il aimait quand elle était pauvre, et qui avait maintenant des millions! Je ne saurais dire cependant pourquoi un vent glacé soufflait sur son enthousiasme, tandis qu’il allait, le long des corridors de l’hôtel de Mercoeur pour exécuter les ordres de Mme Éliane. Dans ces interminables galeries où régnait l’obscurité, il revoyait la morne et grave physionomie de la jeune femme qui naguère savait si bien sourire, et il avait vaguement frayeur. De loin, cette tranquillité lui semblait terrible. Éliane, restée seule, se laissa tomber sur ses deux genoux et couvrit son visage de ses mains. De grosses larmes roulèrent lentement sur ses joues; d’amers sanglots déchirèrent sa poitrine; la digue qu’elle avait si longtemps opposée à son désespoir était rompue et son désespoir débordait. Ce fut une crise poignante, mais courte. Lorsque Renaud de Saint-Venant rentra, suivi des deux serviteurs, il trouva Éliane debout, au milieu de la chambre, pâle, défaite, changée comme si, en ce bref espace de temps elle eût subi les angoisses d’une longue maladie. Elle portait haut la tête, pourtant, et, ses yeux secs ne gardaient point la trace de ses pleurs. Elle avait repris son costume de voyage. Sur son ordre, trois corbeilles furent disposées; on compta dans chacune des deux premières quatre mille cent soixante-six louis de vingt-quatre livres. Pour ce faire, il fallut emprunter déjà aux valises apportées du château de Pardaillan par Mme Éliane deux cent huit pièces d’or. La troisième corbeille fut remplie entièrement au moyen du contenu de ces mêmes valises. Nous avons vu qu’elles étaient lourdes. Renaud de Saint-Venant regardait faire. Malgré l’énorme somme empruntée ainsi aux bagages de Mme Éliane, Renaud de Saint-Venant put voir que les sacs de cuir gardaient une rotondité respectable. «Suivez-moi,» dit la jeune femme en indiquant d’un geste que chacun de ses compagnons devait prendre une des corbeilles. Renaud de Saint-Venant se chargea comme les autres. Éliane ouvrit la marche, tenant le flambeau à la main. César de Vendôme était dans sa chambre à coucher, en compagnie de dom Loysset, son chapelain secrétaire, et de maître Phaidon de Barbedieu, son majordome. «Ventre saint gris, s’écria-t-il en voyant entrer Mme Éliane, précédant les trois paniers remplis d’or, je sais bien à qui nous allons tailler des croupières avec cela! Tête-de-boeuf, mon ami, a-t-il la colique qu’il ne s’est point rendu lui-même à son devoir? -Monseigneur, répondit Éliane, au grand étonnement de Renaud, grâce à Dieu, Pol de Guezevern, mon bien-aimé mari, se porte à merveille. J’expliquerai tout à l’heure à Votre Altesse les raisons de son absence.» Puis, se tournant vers les trois porteurs qui la suivaient, elle ajouta: «Comptez! -C’est cela, fit César de Vendôme. Comptons, mes enfants. Ce n’est pas que j’aie méfiance de mon intendant, au moins, mais les bons comptes font les bons amis.» Saint-Venant et les deux serviteurs versèrent leurs corbeilles sur la vaste table de chêne noir, sous laquelle nous vîmes pour la première fois ce pauvre maître Pol endormi après une nuit d’orgie. Mme Éliane regardait justement les carreaux de cette haute fenêtre donnant sur le clos de dame Honorée et songeait peut-être aux grains de sable qu’elle lançait d’en bas pour appeler son amant. Deux grosses larmes brillaient entre ses paupières baissées. Saint-Venant et les deux serviteurs, surveillés par le chapelain et le majordome, comptaient leurs trois tas d’or. Pendant que l’on comptait, César de Vendôme passa derrière les rideaux de son alcôve où son chambrier tenait provision de serviettes chaudes. Chaque tas d’or se trouva contenir, comme nous l’avons dit, quatre mille cent soixante-six louis, auxquels Mme Éliane ajouta deux pièces d’or d’égale valeur pour parfaire les douze mille cinq cents doubles pistoles, représentant cent mille écus tournois. Dom Loysset et maître Barbedieu déclarèrent le compte juste. César de Vendôme rentrait en ce moment tout guilleret. «Ventre saint-gris! dit-il, cent mille écus en or tout neuf sont une jolie chose à voir; mais j’en donnerais moitié de bon coeur à qui voudrait inoculer la peste noire à ce croquant de cardinal. Venez ça, charmante dame, car mon intendant est noble, vive Dieu! et recevez, s’il vous plaît, cette étrenne de cinq cents écus pour vous acheter une garniture de dentelles.» Éliane s’était approchée, mais elle repoussa d’un geste froid le présent qui lui était offert. «Qu’est-ce à dire? demanda le duc qui fronçait déjà le sourcil. -C’est-à-dire que je refuse, monseigneur, répondit doucement Éliane. -Monsieur mon intendant, riposta César de Vendôme en souriant d’un air narquois, ne sera pas si fier que cela. -Monseigneur, prononça lentement Éliane, Votre Altesse, en ce moment, n’a plus d’intendant.» Renaud tressaillit, car il crut qu’elle allait faire un aveu et peut-être l’accuser lui-même. M. de Vendôme, frappé par les paroles de la jeune femme et son accent, demanda: «Serait-il arrivé malheur à mon ami Guezevern? «Mais, non, se reprit-il; vous avez dit tout à l’heure qu’il se portait à merveille.» Éliane se redressa. «Monseigneur, dit-elle, il lui est arrivé bonheur. Mon bien-aimé mari, en partant, ce soir, pour régler d’importantes affaires à son château de Pardaillan... -Hein?» fit le duc étonné. Saint-Venant respira. L’eau se troublait. À dater de cet instant précis, il se sentait nécessaire. «À son château de Pardaillan, répéta Éliane. En me quittant, dis- je, ce soir, mon mari m’a donné mission de régler ses comptes d’intendance avec Votre Altesse.» César de Vendôme dit pour la seconde fois: «Son château de Pardaillan!» Les autres ouvraient de grands yeux. Éliane continua: «Et de résigner entre vos mains l’emploi d’intendant qu’il tient de votre gracieuse confiance.» Malgré sa colique, César-Monsieur devint rouge comme une pivoine. «Ventre-saint-gris, gronda-t-il, en voici bien d’un autre! Où diable Tête-de-boeuf croit-il que je vais trouver un second intendant honnête homme? Et vous qui parlez, ma mie, avez-vous l’âme si ingrate? Ne vous souvenez-vous plus que je vous ai portée à la gredindaine, moi, fils de France, une nuit où j’étais bien incommodé? Je ne sais plus ce qui vous était arrivé, mais vous n’étiez pas si brave qu’à cette heure, madame! ce fut là, je pense, que ce Breton bretonnant devint amoureux de vous! Et votre mariage? c’est moi qui vous ai mariés, un autre soir où j’étais encore bien empêché. Et n’est-ce point surprenant que cette incommodité me tourmente depuis si longtemps? Monsieur le cardinal en fait des gorges chaudes, mais, par la vraie-croix! rira bien qui rira le dernier! J’y songe! Je fais une gageure; c’est le diable rouge qui me joue encore ce tour-là! Éliane voulut protester, mais M. le duc lui ferma la bouche rudement et continua avec une indignation croissante: -Tête et sang! vous êtes une effrontée, ma mignonne! On dit que vous menez cet innocent de Bas-Breton par le bout du nez, et qu’il ne jure plus, et qu’il ne boit plus, et qu’il a le fouet au logis quand il lui arrive de remuer les dés ou de toucher les cartes! Savez-vous ce qui arrive? Vous m’avez donné un accès de mon mal! Et de quel droit une caillette comme vous trouble-t-elle la digestion d’un prince tel que moi? C’est le monde renversé, ou que je sois puni de mort subite! En quel temps vivons-nous, par la sambregoy! n’est-ce plus le seigneur qui chasse son intendant? Est-ce l’intendant qui congédie son seigneur? Mort et passion! ma mie, le roi mon frère vient de bâtir un couvent pour les donzelles de votre sorte. Vous irez aux Madelonnettes bel et bien, et je garderai monsieur mon intendant qui est un honnête homme!» Ce dernier mot se perdit en un gémissement et il s’élança tête première derrière ses rideaux. «Parlez, madame, cria-t-il du fond de son alcôve; je vous écoute. J’ai lieu de penser que ceci est une crise favorable. Pourquoi Tête-de-boeuf ne veut-il plus être mon intendant?» Il y avait sur toutes les lèvres un sourire irrésistible mais le chapelain et le majordome reprirent leur sérieux quand Éliane répondit: «Monsieur de Guezevern ne peut plus être votre intendant, monseigneur, parce que cet emploi ne convient plus à sa présente qualité. Je ne sais pas s’il voudrait être, à cette heure, le trésorier de notre sire le roi. M. de Guezevern se nomme désormais le comte de Pardaillan. -Saint sépulcre! s’écria M. de Vendôme, bondissant hors de l’alcôve, ceci est une avanie de M. le cardinal. J’avais le seul intendant honnête homme qui fût en l’univers chrétien, ils me l’ont pris pour en faire un grand seigneur. Tubleu, Pardaillan! Beau nom! riche domaine! Et figurez-vous, comtesse, que me voici frais comme une rose! Qu’on mette la nappe, ventre-saint-gris! je me sens un appétit de page! Voulez-vous souper avec le fils aîné de Henri le Grand, belle dame? Non? Tant mieux! où il y a de la gêne il n’y a pas de plaisir. Qu’on m’aille quérir une demi- douzaine de messieurs mes amis, n’importe lesquels... ou plutôt, j’y songe, un nombre égal de cadets nobles au brelan de Marion la Perchepré; je choisirai parmi eux le mieux buvant pour remplacer Tête-de-hoeuf, et nous dormirons sous la table.» César de Vendôme se redressa sur ces derniers mots et quand il voulait, il avait ma foi, belle prestance. Il baisa galamment la main de Mme Éliane et la reconduisit jusqu’à la porte, disant: «Comtesse, nous vous félicitons de grand coeur. Le hasard a réparé sa propre faute en vous donnant un état digne de vous. Portez s’il vous plaît toutes nos civilités à notre digne compagnon et bien bon ami, M. le comte de Pardaillan, et que Dieu vous ait en sa garde! XIX Le Pain Saint-Antoine. C’était le temps des aventures. La chevalerie était morte, mais la manie d’errer ne se perdait point. Les épées voyageaient à travers le monde comme autrefois les lances, seulement au lieu de ferrailler gratis et pour l’honneur, elles se faisaient payer du mieux qu’elles pouvaient. Les armées européennes se recrutaient alors presque entièrement à l’aide d’un innombrable troupeau de mercenaires qui n’avaient, à proprement parler, ni foyer ni patrie. Ils étaient soldats comme on fait un métier; ils changeaient de drapeau sans répugnance ni scrupule au gré de leur intérêt ou de leur caprice, défendant aujourd’hui ceux qu’ils attaquaient la veille. À lire les pages trop peu nombreuses qui traitent familièrement l’histoire de ces époques déjà reculées, mais appartenant néanmoins à notre ère moderne par le réveil des idées et les premières tentatives de résistance bourgeoise contre la cour, on est frappé d’un étonnement qui va jusqu’au trouble. La confusion est partout. Les luttes politiques s’embrouillent comme ces chevelures de mendiants espagnols que la dent d’un peigne ne sut jamais démêler, les passions s’entrecroisent, les intérêts se déplacent, chaque faction est faite de mille coteries n’ayant entre elles ni lien réel, ni sérieuse cohésion. Les guerres civiles vont au hasard, bavardant, ricanant, négociant, trahissant, et les guerres étrangères se promènent avec une interminable lenteur, attardées à quelque siège pédant ou dépensant de lointaines canonnades. Ceci soit dit à l’exception de la grande bataille de trente ans qui se livrait en Allemagne et où la religion mettait du feu dans les veines des combattants. Mais ce qui surprend principalement, c’est l’absence presque complète de nationalités. Les noms des généraux trompent, il est besoin de regarder leur cocarde. On dirait, en vérité, que chez cet agent, si vif sous nos premiers rois, si puissant aujourd’hui, l’esprit patriotique sommeillait, engourdi par l’égoïsme et la corruption. Nos cadres militaires regorgeaient d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols, sans compter les soldats appartenant à ces pays foncièrement producteurs de machines à combattre: la Suisse et l’Écosse. D’un autre côté, nos jeunes gentilshommes s’en allaient au delà du Rhin chercher des grades ou des aubaines. En plein Paris il y avait des boutiques de racoleurs, non- seulement pour les régiments du roi, mais encore, mais surtout pourrait-on dire, pour les armées de l’empereur Ferdinand II et du roi Christian IV qui soutenait, en Allemagne, la cause de la foi protestante. Nous avons mentionné ce fait à cause d’un personnage qui a passé dans ce récit sans éveiller assurément l’attention du lecteur, ce don Ramon, recruteur pour la guerre d’Allemagne, qui s’était, le premier, jeté dans un bateau pour porter secours à maître Pol, au moment où celui-ci avait «sauté le pas,» du haut du parapet du Pont-Neuf. Dans la foule, un plaisant avait dit: «Je gage que don Ramon va repêcher un soldat!» Ceci faisait allusion à la profession même de ce brave officier qui était natif de Pontoise, mais qui avait pris un fort beau nom Castillan, don Ramon Tordesillas, à la suite de quelques démêlés avec la justice de sa ville natale. Don Ramon avait vu du pays. Il avait porté la hallebarde dans divers corps de miquelets au service de la France, de la Savoie, de l’Espagne, de la Suède et de l’Empereur, après quoi, las de la vie des camps, il avait pris ses quartiers de retraite à Paris, tout près du Pont-Neuf, c’est-à-dire au véritable centre de l’univers. Là, il menait une existence tranquille, racolant tout doucement, pour la France et pour l’étranger, pour l’étranger plutôt que pour la France, parce que la prime était beaucoup plus forte. Son arc avait deux autres cordes. Le jour, il était pêcheur de poissons, la nuit il était pêcheur de noyés. Il vendait les noyés qu’il pêchait aux écoles de la Faculté de médecine, ouvertes rue du Fouarre, au quartier Saint-Jacques. Le croiriez-vous? malgré tant de talents, ce pauvre don Ramon ne faisait pas fortune. Aussi ne laissait-il rien perdre. Une heure environ après la scène que nous venons de reproduire entre César de Vendôme et la nouvelle comtesse Éliane, don Ramon Tordesillas (il s’appelait de son nom Martin Mouton) remontait le cours de la Seine dans son bateau qu’il menait à la godille. Il rapportait deux chrétiens, dont l’un était bien mort et l’autre ne valait guère mieux. Il rapportait en outre le pain de saint Antoine, et un bon bout de cierge, qu’il avait éteint par économie. Don Ramon avait été loin pour trouver tout cela. Il n’avait rejoint le cierge miraculeux que vers le bas de Passy, et quand il revint en vue du Louvre, la sueur découlait de son front. Le cierge, allumé sous l’invocation de saint Antoine de Padoue, n’avait point manqué à sa mission. La foule, un instant poussée par la curiosité, l’avait suivi jusqu’au bac, puis s’était dispersée. Don Ramon seul, continuant sa route, avait bientôt vu la lueur s’arrêter sur la rive droite du fleuve. Le pain était pris dans les herbes accumulées autour de la chaîne-amarre d’un bateau de laveur. Don Ramon s’approcha. Le pain Saint-Antoine touchait les cheveux blonds d’un jeune homme qui flottait sur le dos, pris également dans les herbes et qui devait être mort déjà depuis quelques heures. C’était un beau sujet, fort et bien bâti que le trépas avait dû surprendre en pleine santé. Il portait un costume d’homme du peuple. «Que chantaient-ils donc, grommela le racoleur à part lui. Ne disaient-ils pas tous que c’était un gentilhomme?» Pendant qu’il chargeait le corps dans son bateau, et le pain et le cierge qui n’était pas encore éteint, il entendit comme un grand soupir de l’autre côté de la barge du laveur. Il donna un coup d’aviron et aperçut un autre jeune homme blond, dont la tête s’était embarrassée entre les pilotis d’un abreuvoir. «À la bonne heure! pensa don Ramon, voici notre gentilhomme! La place est heureuse et le pain Saint-Antoine était pour deux!» La main de ce dernier noyé se crispait autour d’un pilotis, et à la lueur du cierge, don Ramon crut apercevoir un léger mouvement dans les muscles de ses doigts. «Tiens! tiens! fit-il, est-ce que vraiment j’aurais la chance de pêcher un soldat! Ce serait un meilleur coup de filet, car les soldats se vendent plus cher que les cadavres. Il éteignit le cierge et amarina sa seconde proie. Le coeur du «gentilhomme» battait encore, mais si faiblement! Don Ramon, remontant la Seine, entendit vers la hauteur du Cours- la-Reine, qu’on était en train de planter, des cavaliers galopant sur l’une et l’autre rive, et criant l’annonce d’une récompense à qui retrouverait le «gentilhomme» mort ou vivant. Notre racoleur se tint coi et continua sa route. Désormais, Dieu merci, il n’était pas embarrassé du débit de sa pêche. Au moment même où il atterrissait sous le Pont-Neuf, il put ouïr qu’on frappait à coups redoublés à la porte de sa maison. «Holà! Don Ramon! criait-on, ouvrez! n’êtes-vous point encore revenu?» Don Ramon garda le silence. C’était un homme prudent. Les événements prenaient autour de lui une tournure mystérieuse et il flairait une riche aubaine. «Ne nous pressons pas, se disait-il, et marchandons. Des pas sonnèrent sur la rive droite; ils allaient vers le Louvre, et se perdirent bientôt dans l’éloignement. Saisissant l’occasion, don Ramon chargea le gentilhomme sur ses épaules, et put s’introduire chez lui sans encombre. Dans le trajet, le gentilhomme poussa encore un grand soupir. Il avait la vie dure. Don Ramon le coucha sur son propre lit et s’en alla chercher le pauvre diable, qu’il apporta avec le pain et le bout de cierge. Comme il arrivait au seuil de sa maison, une main pesa sur son épaule. «Compère, lui dit la voix qui tout à l’heure l’appelait par son nom, pendant qu’on frappait à sa porte, je te paye ton fardeau cent écus. -Tope! fit le racoleur ébloui. Marché conclu. -Entrons!» reprit la voix. Ils entrèrent. La voix appartenait à ce doux Renaud de Saint-Venant qui, en accomplissant un si triste office, n’avait point perdu son agréable sourire. Don Ramon posa sa charge sur la table et alluma le cierge qu’il mit dans son vieux chandelier de plomb. Aussitôt que la figure du mort s’éclaira, Saint-Venant poussa un cri de désappointement et dit: «De par tous les diables ce n’est pas lui! Don Ramon fit un saut pour se placer entre lui et la porte. En même temps, il mit la main à son couteau; grondant: «Mon compère, ce qui est dit est dit: vous me devez cent écus.» Saint-Venant répliqua: «Tu auras les cent écus... mais l’autre! N’as-tu point retrouvé l’autre? -Non, repartit le racoleur sans hésiter. Il n’y avait qu’un pain Saint-Antoine, je n’ai repêché qu’un noyé.» Ces hommes mentent pour mentir. Peut-être aussi don Ramon avait-il quelque idée de pousser son client inconnu à faire monter l’enchère. Renaud restait pensif et regardait attentivement le mort, étendu sur la table, le front baigné dans ses cheveux blonds ruisselants. C’était bien la couleur des cheveux de maître Pol, et quoi qu’il n’y eût aucune ressemblance quelconque entre cette figure vulgaire et la charmante physionomie de l’ancien page de M. de Vendôme, sa taille, l’âge, l’habitude du corps présentaient des analogies assez frappantes. Renaud se rapprocha de la table. «Tu es une moitié de chirurgien, toi, compère, prononça-t-il à voix basse. Tu vas souvent rue du Fouarre? -Oui, répondit Ramon avec un gros sourire, comme les bouchers vont au marché. -Veux-tu doubler tes cent écus? -Celui-ci, grommela Ramon qui hocha la tête, n’a plus besoin de médecin. -Veux-tu doubler tes cent écus? répéta Saint-Venant. -Que faut-il faire pour cela? -Il faut, dit Renaud dont la voix tremblait, rendre ce malheureux méconnaissable au point de tromper l’oeil même de sa mère. -Dans quel but? demanda Ramon, dont la curiosité s’éveillait. -Tu auras trois cents écus,» fit Renaud au lieu de répondre. Le racoleur brandit son coutelas, qui s’abattit jusqu’à toucher presque le visage du mort, mais il s’arrêta avant de frapper, pour deux motifs, dont l’un du moins pouvait plaider en sa faveur. Il voulut se bien assurer que le noyé ne donnait plus aucun signe de vie. L’autre motif fut un mot de Renaud qui dit vivement: «Pas comme cela! Il ne faut pas qu’on puisse croire qu’il a été assassiné.» Ramon, qui avait achevé son examen, l’interrogeait du regard. Renaud ajouta, cherchant péniblement ses paroles: «Tu comprends, mon camarade. La rivière est basse. Quand on se jette du haut d’un pont, le visage peut rencontrer les pierres de la culée...» Ramon rengaina son couteau et ses yeux firent le tour de la chambre. «Je comprends qu’on ne doit pas couper, murmura-t-il; mais écraser. Vous pouvez bien mettre quatre cents écus. La paupière de Renaud se baissa et il fit un signe de tête affirmatif. Quand il releva les yeux, il vit une horrible chose. Ramon avait trouvé l’objet qu’il cherchait: une énorme bûche, munie de son écorce. Un seul coup avait fait l’affaire, un coup lancé de biais et en glissant. Le noyé n’avait plus de visage. Ramon tendit la main. Saint-Venant y mit cent vingt pistoles. «Maintenant, dit-il en dépouillant vivement son pourpoint et ses chausses, il faut faire sa toilette. -Oh! oh! ricana le racoleur, je commence à comprendre. C’est donc toute une histoire! Vous en avez gros sur la conscience, mon maître, à ce qu’il paraît, et vous voulez vous faire passer pour mort.» Ramon se trompait, en croyant qu’il commençait à comprendre. On se souvient que Renaud de Saint-Venant, avant de se glisser dans l’alcôve où il comptait prendre au piège Mme Éliane, avait revêtu les habits que Guezevern portait en quittant le château de Vendôme. Ces petites ruses ne réussissent pas toujours. Ces chausses et ce pourpoint de couleur commune n’avaient été ni reconnus ni même remarqués par Mme Éliane. Désormais, Saint-Venant voulait les employer à un autre usage, et cette fois il était bien sûr que Mme Éliane les remarquerait et les reconnaîtrait. Quand le mort fut habillé, Ramon demanda ironiquement: «Mon maître, vous faut-il un porteur? -Je serai le porteur, répondit Saint-Venant qui s’enveloppait dans son manteau. Chargez-le sur mes épaules.» Il était fort, malgré sa frêle apparence, et ne fléchit point sous le fardeau. «Mon camarade, dit-il, en jetant quelques pièces d’or sur la table, voici qui est par-dessus le marché. Écoute-moi bien: je te défends de me suivre, et tu vas refermer ta porte à la barre derrière moi. Si tu gardes bouche close, au jour de l’an qui vient tu recevras une bonne étrenne. Si tu parles avant ce temps-là, tu auras de mes nouvelles.» Il sortit. Ramon assujettit en grondant la barre de sa porte. Après avoir serré son argent, il gagna la chambre où Guezevern, toujours privé de sentiment, était couché sur son lit. «À ton tour, l’ami! dit-il en débouchant un flacon de brandevin pour lui en frotter les tempes. Un beau cavalier, sur ma foi! Peut-être que ce coquin à la parole mielleuse me l’aurait acheté encore plus cher que l’autre.» Tout en parlant, il soulevait la tête de maître Pol et lui tamponnait énergiquement les narines avec une éponge imbibée d’alcool, à peu près comme on bouchonne un cheval, mais ce fut sans résultat aucun. «Est-ce que je serais réduit à te porter rue du Fouarre, toi, murmura-t-il. Allons, mon mignon, réveille-toi! Tu auras à choisir entre les coups de bâton du roi Christian de Danemark et la schlague de l’empereur Ferdinand. Et qui sait si tu ne deviendras pas feld-maréchal sur tes vieux jours?» Renaud de Saint-Venant, pendant cela, se dirigeait vers sa maison, où il put rentrer, grâce à l’heure avancée, sans avoir été vu par personne. Il se vêtit à la hâte, étendit un drap sur le cadavre dont il avait préalablement coupé les cheveux à la taille de ceux de maître Pol et mouillé les habits, puis il se rendit à l’hôtellerie où Mme Éliane avait choisi sa retraite. Minuit avait sonné depuis longtemps. Mme Éliane était seule, assise sur le pied de son lit. Ses deux mains pendaient le long de ses flancs. Sa joue avait la pâleur du marbre. «Eh bien?» demanda-t-elle d’un accent froid et bref. Renaud de Saint-Venant lui fit le conte qu’il voulut. Elle écouta jusqu’au bout sans l’interrompre. Quand il eut achevé, elle se signa et récita, d’une voix qui semblait n’être point la sienne, les versets latins du de profundis. Après quoi elle croisa ses mains sur ses genoux, et regarda le vide en disant: «Il n’y a donc plus d’espoir!» Pour ceux qui ont le don d’épeler le coeur humain, ce mystérieux livre, il n’y aurait point en de doute: cette douleur était immense et profonde; elle devait durer toujours. De Mme Éliane il ne restait qu’une belle et glaciale statue dont les yeux ne sauraient jamais plus sourire et dont le coeur était changé en pierre. Elle était morte, écrasée par un coup de massue. Mais Renaud de Saint-Venant ne pouvait juger ainsi. Voyant ces yeux sans larmes et cette apparente froideur, il se disait déjà: «Nous ne serons point une veuve inconsolable!» Et par le fait, en présence de l’audacieuse comédie jouée, ce soir même, par Mme Éliane, dans la chambre à coucher de M de Vendôme, bien des gens meilleurs que Renaud auraient pu penser comme Renaud. La femme qui, dès la première heure de son deuil, trouve la présence d’esprit nécessaire pour combiner un plan difficile et la force de jouer un rôle hardi ne promet pas pour l’avenir l’entêtement des regrets incurables. Le plan d’Éliane, aux yeux de Renaud, était d’une simplicité presque grossière. Soit qu’elle fut réellement la fille du vieux comte de Pardaillan, soit qu’elle eût inventé là une fable effrontée, il est certain que l’héritage ne pouvait lui venir par cette voie. Elle tenait ses droits légaux uniquement du chef de son mari et son mari seul, son mari vivant lors de la signature des actes de donation, pouvait transmettre à son fils les immenses domaines et le titre de comte. Elle avait ressuscité tout uniment son mari pour les besoins de sa cause, quitte à déclarer sa mort en temps et lieu. Le plan personnel de Renaud était encore plus simple, s’il est possible. Ce n’était point par sympathie, bien loin de là, qu’on l’avait choisi pour confident ou pour complice. Les circonstances avaient forcé la main d’Éliane, qui avait pris bravement l’instrument qu’elle eût voulu briser. Il fallait prolonger, il fallait rendre fatal le besoin qu’Éliane avait de cet instrument détesté. Il fallait être pour elle, dans toute la force du terme, l’homme nécessaire. Pour cela, il était indispensable de faire d’abord la situation très-nette et d’en avoir le secret. Le moindre doute sur la réalité du décès de maître Pol devait modifier du tout au tout la conduite de sa veuve. Voilà pourquoi Renaud avait payé un cadavre mutilé au prix de quatre cents écus. Mme Éliane lui avait dit: «Je vous achète.» Renaud pensait déjà: «Elle ne s’attend pas au prix que je lui demanderai!» Il y eut entre eux un long silence, et ce fut la jeune femme qui le rompit. «Je veux le voir,» murmura-t-elle. Renaud sentit le danger d’une objection, si plausible qu’elle fût. En jouant son va-tout, du reste, il risquait tout au plus d’être accusé d’une erreur. «Je suis prêt à vous conduire, madame la comtesse, répliqua-t-il, quoique ce soit un lamentable spectacle.» Ils sortirent. L’aube commençait à poindre dans les rues solitaires. Quand Renaud souleva le drap qui recouvrait le corps, la chambre était déjà vaguement éclairée par les premiers rayons du matin. Un cri s’étouffa dans la poitrine d’Éliane, un cri d’indicible horreur. Elle avait deviné le visage absent entre ces beaux cheveux blonds qu’elle avait tant aimés, et les vêtements qu’elle ne pouvait méconnaître. Elle rejeta elle-même le drap et se mit à prier silencieusement. «Irai-je quérir un prêtre?» demanda Saint-Venant. Éliane fut longtemps avant de répondre. «Monsieur le comte de Pardaillan, mon mari n’est pas mort, dit- elle enfin. Tant que je vivrai il sera près de moi.» Ce jour-là même, Mathieu Barnabi, drogueur de la reine-mère, fut chargé de pratiquer l’embaumement. ? Quinze jours après, le comte et la comtesse de Pardaillan faisaient leur entrée solennelle dans ce beau château du Rouergue qui avait empli jadis de rêves dorés la jeune imagination de maître Pol. Chaque famille possède ainsi sa huitième merveille du monde, et qui d’entre nous, aux jours de son enfance, n’a écouté l’oeil élargi, le coeur ému, la féerique description de quelque château en Espagne: regrets amers du passé ou joyeuses ambitions de l’avenir? Quand on parlait des magnificences de Pardaillan, là-bas, dans le pauvre évêché de Quimper sous le manteau de la cheminée, au vieux manoir de Guezevern, il semblait que ce fût le paradis terrestre. Il y avait alors quatre jeunes gens, robustes et bien capables d’attendre longtemps la succession du vieux comte. Maintenant les quatre jeunes gens étaient morts, et le dernier d’entre eux avait quitté volontairement la vie, sans se douter de la grande fortune qui lui tombait du ciel. Il s’était tué, parce qu’il se croyait pauvre; il s’était tué pour cent cinq mille livres tournois, à l’heure même où sa femme bien- aimée lui apportait des millions. Il n’y avait au monde que deux personnes à connaître la fin malheureuse et prématurée de maître Pol. Par une nuit sombre, les domestiques du château de Pardaillan furent éveillés. Leurs nouveaux maîtres arrivaient sans avoir été annoncés. Tous les officiers et serviteurs de la maison se rangèrent en haie dans la cour d’honneur, mais ils ne purent saluer que Mme la comtesse. Le comte, soutenu par deux écuyers inconnus, enveloppé dans un vaste manteau, sous lequel il tremblait la fièvre, et le visage caché derrière les bords rabattus d’un large feutre, gagna tout de suite sa chambre à coucher par les petits escaliers. La comtesse reçut avec bonté les félicitations de ses vassaux, mais ne leur fit que de laconiques réponses. Chacun put remarquer l’abattement qui était sur ses traits et son air de profonde tristesse. «Mes amis, dit-elle, vous avez un bon seigneur, mais il n’y aura point ici de réjouissances. M. le comte de Pardaillan, mon époux, est en proie à une terrible et funeste maladie. -Quelle maladie?» se demandèrent les gens du château quand elle eût monté le grand escalier pour rejoindre son mari. Il devait se passer du temps avant qu’aucun d’eux pût répondre à cette question. L’enfant blond, le hardi chérubin que nous vîmes naguère à l’intendance de Vendôme, ayant été livré aux femmes qui devaient prendre soin de lui, fut interrogé adroitement, car une ardente curiosité couvait déjà dans la maison. Il répliqua seulement: «Monsieur mon père est bien malade.» Les officiers attachés spécialement à la personne du comte s’étant présentés pour accomplir leurs devoirs furent éloignés dès ce premier soir par la comtesse elle-même, qui dit: «Jusqu’à nouvel ordre, le seuil de la chambre de mon mari est une barrière que nul ne doit franchir. Depuis sa maladie il ne veut voir que moi, et le médecin de madame la reine-mère a déclaré qu’il fallait obéir scrupuleusement à son caprice, sous peine de mettre sa vie en danger.» On se coucha tard, cette nuit, au château de Pardaillan, et Dieu sait les abondants bavardages qui furent accumulés au sujet de l’étrange maladie de M. le comte. Pendant que ce pauvre seigneur gagnait ses appartements, soutenu par deux écuyers étrangers que nul ne revit le lendemain, deux autres serviteurs également inconnus portaient derrière lui une boîte de forme oblongue. Ces porteurs aussi disparurent pour ne plus se montrer jamais, après que la boite oblongue eut été introduite dans la chambre de M. le comte. Puis la porte fut fermée à double tour aussitôt que la comtesse eut rejoint son mari. Celui-ci, débarrassé de son vaste manteau et du chapeau à larges bords qui lui couvrait la figure, montra le sourire doux et discret du bon Renaud de Saint-Venant, ancien écuyer second de Mme la duchesse de Vendôme. Il ne tremblait plus la fièvre, et n’avait point l’air, en vérité, de se porter trop mal. Sans dire une parole, Mme Éliane fit un signe et ils se mirent tous deux en devoir d’ouvrir la boîte oblongue qui contenait un corps embaumé, dont les traits étaient cachés par un masque. Nous savons que sous le masque il n’y avait plus de visage, mais bien une horrible mutilation. Le mort fut retiré de son cercueil et porté dans un des deux lits qui meublaient l’alcôve. On tourna sa face vers la ruelle, et vous eussiez dit ainsi un homme endormi. Mme Éliane souleva la couverture de l’autre lit et prononça d’une voix ferme: «Tant que je vivrai, je n’aurai jamais d’autre couche.» Puis, se tournant vers Saint-Venant qui cachait dans sa barbe blonde un sourire incrédule. «Il est temps de vous retirer, ajouta-t-elle. Demain vous ferez votre entrée au grand jour en votre qualité d’ami de la maison, chargé de remplacer le maître malade -ou fou, prononça-t-elle plus bas, selon le conseil que va me porter cette dernière nuit de méditation. J’ai acheté pour mon fils la fortune et la puissance au prix de mon repos en cette vie, c’est certain, peut-être au prix de mon salut dans l’Éternité. Ce que j’ai payé si cher je le défendrai tant qu’il y aura une goutte de sang dans mes veines. Vous êtes mon complice, souvenez-vous de cette parole: Le secret que vous possédez vous fera riche ou vous tuera!» Source: http://www.poesies.net