Poésies. (902-1909) Par Renée Vivien. (1877-1909) (Pauline Mary Tarn) TABLE DES MATIERES Cendres Et Poussières. (1902) Invocation. Let The Dead Bury Their Dead. Les Amazones. Sommeil. L’Automne. Sonnet. Chanson. Prophétie. Désir. Chanson. La Pleureuse. Fleurs De Séléné. Ressemblance Inquiétante. Velléité. Le Sang Des Fleurs. Ton Ame. Sur Le Rythme Saphique. Locusta Lucidité. Lassitude. Devant La Mort D’Une Amie. Les Arbres. Vers D’Amour. Sonnet féminin. Épitaphe. Flambeaux Eteints: poèmes. (1907) Torches Eteintes. Voici Ce Que Je Chanterai. Les Roses Sont Entrées. Paroles Soupirées. Pour Toutes. La Lune S’Est Noyé. Elle Demeure En Son Palais. Je Cacherai Ma Flûte. Caravanes. Les Etres De La Nuit. Fête D’Automne. Chansons Pour Mon Ombre. (1907) A Mon Ombre. Let them dead bury their dead. La Conque. Lassitude. Devant la mort. Chanson pour mon ombre. Water Lilies. Toi notre père Odin. Cendres Et Poussières. (1902) (Édition de 1909) Ashes to ashes, dust to dust. À mon amie H. C. L. B. Invocation. Les yeux tournés sans fin vers les splendeurs éteintes, Nous évoquons l’effroi, l’angoisse et le tourment De te baisers, plus doux que le miel d’hyacinthes, Amante qui versas impérieusement, Comme on verse le nard et le baume et la myrrhe, Devant l’Aphrodita, Maîtresse de l’Erôs, L’orage et l’éclair de ta lyre, Ô Psappha de Lesbôs! Les siècles attentifs se penchent pour entendre Les lambeaux de tes chants. Ton visage est pareil À des roses d’hiver recouvertes de cendre, Et ton lit nuptial ignore le soleil. Ta chevelure ondoie au reflux des marées Comme l’algue marine et les sombres coraux, Et tes lèvres désespérées Boivent la paix des eaux. Que t’importe l’éloge éloquent des Poètes, À Toi dont le front large est las d’éternités? Que t’importent l’écho des strophes inquiètes, Les éblouissements et les sonorités? La musique des flots a rempli ton oreille, Ce remous de la mer qui murmure à ses morts Des mots dont le rythme ensommeille Tels de graves accords. Ô parfum de Paphôs! ô Poète! ô Prêtresse! Apprends-nous le secret des divines douleurs, Apprends-nous les soupirs, l’implacable caresse Où pleure le plaisir, flétri parmi les fleurs! Ô langueurs de Lesbôs! Charme de Mytilène! Apprends-nous le vers d’or que ton râle étouffa, De ton harmonieuse haleine Inspires-nous, Psappha! Let The Dead Bury Their Dead. Voici la nuit: je vais ensevelir mes morts, Mes songes, mes désirs, mes douleurs, mes remords, Tout le passé. . . Je vais ensevelir mes morts. J’ensevelis, parmi les sombres violettes, Tes yeux, tes mains, ton front et tes lèvres muettes, Ô toi qui dors parmi les sombres violettes! J’emporte cet éclair dernier de ton regard. . . Dans le choc de la vie et le heurt du hasard, J’emporte ainsi la paix de ton dernier regard. Je couvrirai d’encens, de roses et de roses, La pâle chevelure et les paupières closes D’un amour dont l’ardeur mourut parmi les roses. Que s’élève vers moi l’âme froide des morts, Abolissant en moi les craintes, les remords, Et m’apportant la paix souriante des morts! Que j’obtienne, dans un grand lit de violettes, Cette immuable paix d’éternités muettes Où meurt jusqu’à l’odeur des douces violettes! Que se reflète, au fond de mon calme regard, Un vaste crépuscule immobile et blafard! Que diminue enfin l’ardeur de mon regard! Mais que j’emporte aussi le souvenir des roses, Lorsqu’on viendra poser sur mes paupières closes Les Lotus et le lys, les roses et les roses!. . . Les Amazones. On voit errer au loin les yeux d’or des lionnes. . . L’Artémis, à qui plait l’orgueil des célibats, Qui sourit aux fronts purs sous les pures couronnes, Contemple cependant sans colère, là-bas, S’accomplir dans la nuit l’hymen des Amazones, Fier, et semblable au choc souverain des combats. Leur regard de dégoût enveloppe les mâles Engloutis sous les flots nocturnes du sommeil. L’ombre est lourdes d’échos, de tiédeurs et de râles. . . Elles semblent attendre un frisson de réveil. La clarté se rapproche, et leurs prunelles pâles Victorieusement reflètent le soleil. Elles gardent une âme éclatante et sonore Où le rêve s’émousse, où l’amour s’abolit, Et ressentent, dans l’air affranchi de l’aurore, Le mépris du baiser et le dédain du lit. Leur chasteté tragique et sans faiblesse abhorre Les époux de hasard que le rut avilit. « Nous ne souffrirons pas que nos baisers sublimes Et l’éblouissement de nos bras glorieux Soient oubliés demain dans les lâches abîmes Où tombent les vaincus et les luxurieux. Nous vous immolerons ainsi que des victimes Des autels d’Artémis au geste impérieux. « Parmi les rayons morts et les cendres éteintes, Vos lèvres et vos yeux ne profaneront pas L’immortel souvenir d’héroïques étreintes. Loin de la couche obscène et de l’impur repas, Vous garderez au coeur nos tenaces empreintes Et nos soupirs mêlés aux soupirs du trépas! » Sommeil. O Sommeil, ô Mort tiède, ô musique muette! Ton visage s’incline éternellement las, Et le songe fleurit à l’ombre de tes pas, Ainsi qu’une nocturne et sombre violette. Les parfums affaiblis et les astres décrus Revivent dans tes mains aux pâles transparences, Évocateur d’espoirs et vainqueur de souffrances Qui nous rends la beauté des êtres disparus. L’Automne. L’Automne s’exaspère ainsi qu’une Bacchante Ivre du sang des fruits et du sang des baisers Et dont on voit frémir les seins inapaisés. . . L’Automne s’assombrit ainsi qu’une Bacchante Au sortir des festins éclatants et qui chante La moite lassitude et l’oubli des baisers. Les yeux à demi clos, l’Automne se réveille Et voit l’éclat perdu des clartés et des fleurs Dont le soir appauvrit les anciennes couleurs. . . Les yeux à demi clos, l’Automne se réveille: Ses membres sont meurtris et son âme est pareille A la coupe sans joie où s’effeuillent les fleurs. Ayant bu l’amertume et la haine de vivre Dans le flot triomphal des vignes de l’été, Elle a connu le goût de la satiété. L’amertume latente et la haine de vivre Corrompent le festin dont le monde s’enivre, Etendu sur le lit nuptial de l’été. L’Automne, ouvrant ses mains d’appel et de faiblesse, Se meurt du souvenir accablant de l’amour Et n’ose en espérer l’impossible retour. Sa chair de volupté, de langueur, de faiblesse, Implore le venin de la bouche qui blesse Et qui sait recueillir les sanglots de l’amour. Le coeur à moitié mort, L’Automne se réveille Et contemple l’amour à travers le passé. . . Le feu vacille au fond de son regard lassé. Dans son verger flétri l’Automne se réveille. La vigne se dessèche et périt sur la treille, Dans le lointain pâlit la rive du passé. . . Sonnet. Les algues entr’ouvraient leurs âpres cassolettes D’où montait une odeur de phosphore et de sel, Et, jetant leurs reflets empourprés vers le ciel, Semblaient, au fond des eaux, un lit de violettes. La blancheur d’un essor palpitant de mouettes Mêlait au frais nuage un frisson fraternel; Les vagues prolongeaient leur rêve et leur appel Vers l’angoisse de l’air et ses langueurs muettes. Les flots très purs brillaient d’une reflet de miroir. . . La sirène aux cheveux rouges comme le soir Chantait la volupté d’une mort amoureuse. Dans la nuit, sanglotait et s’agitait encor Un soupir de la vie inquiète et fiévreuse. . . Les étoiles pleuraient de longues larmes d’or. Chanson. Il se fait tard. . . tu vas dormir, Les paupières déjà mi-closes. Au fond de l’ombre on sent frémir L’agonie ardente des roses. Car la Déesse du Sommeil, De ses mains lentes, fait éclore Des fleurs qui craignent le soleil Et qui meurent avant l’aurore. Prophétie. Tes cheveux aux blonds verts s’imprègnent d’émeraude Sous le ciel pareil aux feuillage clairs. L’odeur des pavots se répand et rôde Ainsi qu’un soupir mourant dans les airs. Les yeux attachés sur ton fin sourire, J’admire son art et sa cruauté, Mais la vision des ans me déchire, Et, prophétiquement, je pleure ta beauté! Puisque telle est la loi lamentable et stupide, Tu te flétriras un jour, ah! mon lys! Et le déshonneur public de la ride Marquera ton front de ce mot: Jadis! Tes pas oublieront ce rythme de l’onde; Ta chair sans désir, tes membres perclus Ne frémiront plus dans l’ardeur profonde: L’amour désenchanté ne te connaîtra plus. Ton sein ne battra plus comme l’essor de l’aile Sous l’oppression du coeur généreux, Et tu fuiras l’heure exquise et cruelle Où l’ombre pâlit le front des heureux. Ton sommeil craindra l’aurore où persiste Le dernier rayon des derniers flambeaux: Ton âme de vierge amoureuse et triste S’éteindra dans tes yeux plus froids que les tombeaux. Désir. Elle est lasse, après tant d’épuisantes luxures. Le parfum émané de ses membres meurtris Est plein du souvenir des lentes meurtrissures. La débauche a creusé ses yeux bleus assombris. Et la fièvre des nuits avidement rêvées Rend plus pâles encor ses pâles cheveux blonds. Ses attitudes ont des langueurs énervées. Mais voici que l’Amante aux cruels ongles longs Soudain la ressaisit, et l’étreint, et l’embrasse D’une ardeur si sauvage et si douce à la fois, Que le beau corps brisé s’offre, en demandant grâce, Dans un râle d’amour, de désirs et d’effrois. Et le sanglot qui monte avec monotonie, S’exaspérant enfin de trop de volupté, Hurle comme l’on hurle aux moments d’agonie, Sans espoir d’attendrir l’immense surdité. Puis, l’atroce silence, et l’horreur qu’il apporte, Le brusque étouffement de la plaintive voix, Et sur le cou, pareil à quelque tige morte, Blêmit la marque verte et sinistre des doigts. Chanson. La mer murmure une musique Aux gémissements continus; Le sable met, sous les pieds nus, Son tapis de velours magique. Et les algues, soeurs des coraux, Semblent, à demi découvertes, D’étranges chevelures vertes De sirènes au fond des eaux. Le vent rude des mers rugueuses Ne souffle point la guérison. . . Ah! le parfum. . . ah! le poison De tes lèvres, fleurs vénéneuses! Tu viens troubler les fiers desseins Par des effluves de caresses Et l’enchevêtrement des tresses Sur les frissons ailés des seins. Ta beauté veut l’attrait factice Des attitudes et du fard: Tes yeux recèlent le regard. La Pleureuse. Elle vend aux passants ses larmes mercenaires, Comme d’autres l’encens et l’odeur des baisers. L’amour ne brûle plus dans ses yeux apaisés Et sa robe a le pli rigide des suaires. Son deuil impartial, à l’heure des sommeils, Gémit sur les anciens aux paupières blêmies Et sur le blanc repos des vierges endormies, Avec la même angoisse et des gestes pareils. Le vent des nuits d’hiver se lamente comme elle, Pleurant sur les pervers et les purs tour à tour, Car elle les confond dans un unique amour Et verse à leur néant la douleur fraternelle. Les jours n’apportent plus, dans leurs reflets mouvants, Qu’un instant de parfum, de beauté, d’allégresse, A son âme qu’un râle inexorable oppresse, Lasse de la souffrance ardente des vivants. Vers le soir, quand décroît l’odeur des ancolies Et quand la luciole illumine les prés, Elle s’étend parmi les morts qu’elle a pleurés, Parmi les rois sanglants et les vierges pâlies. Sous les cyprès qui semblent des flambeaux éteints, Elle vient partager leur couche désirable, Et l’ombre sans regrets des sépulcres l’accable De sanglots oubliés et de désirs atteints. Elle y vient prolonger son rêve solitaire, Ivre de vénustés et de vagues chaleurs, Et sentir, le visage enfiévré par les fleurs, D’anciennes voluptés sommeiller dans la terre. Fleurs De Séléné. Elles ont des cheveux pâles comme la lune, Et leurs yeux sans amour s’ouvrent pâles et bleus, Leurs yeux que la couleur de l’aurore importune. Elles ont des regards pâles comme la lune, Qui semblent refléter les astres nébuleux. Leurs paupières d’argent, qu’un baiser importune, Recèlent des rayons langoureusement bleus. Elles viennent charmer leur âme solitaire De l’ensorcellement des sombres chastetés, De l’haleine des cieux, des souffles de la terre. Nul parfum n’a troublé leur âme solitaire. L’ivoire des hivers, la pourpre de l’été Ne les effleurent point des reflets de la terre: Elles gardent l’amour des sombres chastetés. Leur robe a la lourdeur du linceul qu’on déploie, Grise sous le regard nocturne des hiboux, Et leur sourire éteint la caresse et la joie. Leur robe a la lourdeur du linceul qu’on déploie. Elles penchent leurs fronts et leurs gestes sont doux Vers les agonisants du songe et de la joie Qui râlent sous les yeux nocturnes des hiboux. Elles aiment la mort et la blancheur des larmes. . . Ces vierges d’azur sont les fleurs de Séléné. Possédant le secret des philtres et des charmes, Elles aiment la mort et la lenteur des larmes, Et la fleur vénéneuse au calice fané. Leurs mains ont distillé les philtres et les charmes, Et leurs yeux pâles sont les fleurs de Séléné. Ressemblance Inquiétante. J’ai vu dans ton front bas le charme du serpent. Tes lèvres ont humé le sang d’une blessure, Et quelque chose en moi s’écoeure et se repent Lorsque ton froid baiser me darde sa morsure. Un regard de vipère est dans tes yeux mi-clos, Et ta tête furtive et plate se redresse Plus menaçante après la langueur du repos. J’ai senti le venin au fond de ta caresse. Pendant les jours d’hiver aux carillons frileux, Tu rêves aux tiédeurs qui montent des vallées, Et l’on songe, en voyant ton long corps onduleux, A des écailles d’or lentement déroulées. Je te hais, mais la souplesse de ta beauté Me prend et me fascine et m’attire sans cesse, Et mon coeur, plein d’effroi devant ta cruauté, Te méprise et t’adore, ô Reptile et Déesse! Velléité. Dénoue enfin tes bras fiévreux, ô ma Maîtresse! Délivre-moi du joug de ton baiser amer, Et, loin de ton parfum dont l’impudeur m’oppresse, Laisse-moi respirer les souffles de la mer. Loin des langueurs du lit, de l’ombre et de l’alcôve, J’aspirerai le sel du vent et l’âcreté Des algues, et j’irai vers la profondeur fauve, Pâle de solitude, ivre de chasteté! Le Sang Des Fleurs. Ainsi que, sur les montagnes, les pâtres foulent aux pieds l’hyacinthe, et la fleur s’empourpre sur la terre. Psappha Le soir s’attriste encor de ses clartés éteintes. Des rêves ont troublé l’air pâle et languissant, Et, chantant leurs amours, les pâtres, en passant, Écrasent lourdement les frêles hyacinthes. L’herbe est pourpre et semblable à des champs de combats, Sous le rouge d’un ciel aux tons de cornalines, Et le sang de la fleur assombrit les collines. Le soleil pitoyable agonise là-bas. Sans goûter pleinement la paix de la campagne, Je songe avec ferveur, et mon coeur inquiet Porte le léger deuil et le léger regret De la muette mort des fleurs sur la montagne. Ton Ame. Pour une amie solitaire et triste. Ton âme, c’est la chose exquise et parfumée Qui s’ouvre avec lenteur, en silence, en tremblant, Et qui, pleine d’amour, s’étonne d’être aimée. Ton âme, c’est le lys, le lys divin et blanc. Comme un souffle des bois remplis de violettes, Ton souffle rafraîchit le front du désespoir, Et l’on apprend de toi les bravoures muettes. Ton âme est le poème, et le chant, et le soir. Ton âme est la fraîcheur, ton âme est la rosée, Ton âme est ce regard bienveillant du matin Qui ranime d’un mot l’espérance brisée. . . Ton âme est la pitié finale du destin. Sur Le Rythme Saphique. La lune s’est couchée, ainsi que les Pléiades; il est minuit, l’heure passe, et je dors solitaire. Psappha L’ombre se drapait en des voiles de veuves, La mer aspirait le sang tiède des fleuves, L’Aphrodita blonde au regard décevant Riait en rêvant. J’entendis gémir, au profond de l’espace, Celle qui versa la strophe ardente et lasse, Et dont le laurier fleurit et triompha, La pâle Psappha. « Le rossignol râle et frémit par saccades, Et l’ombre engloutit la lune et les Pléiades: L’heure sans espoir et sans extase fuit Au sein de la nuit. « Parmi les parfums glorieux de la terre, Je rêve d’amour et je dors solitaire, O vierge au beau front pétri d’ivoire et d’or Que je pleure encor! » Locusta. Nul n’a mêlé ses pleurs au souffle de ma bouche, Nul sanglot n’a troublé l’ivresse de ma couche, J’épargne à mes amants les rancoeurs de l’amour. J’écarte de leur front la brûlure du jour, J’éloigne le matin de leurs paupières closes, Ils ne contemplent pas l’accablement des roses. Seule je sais donner des nuits sans lendemains. Je sais les strophes d’or sur le mode saphique, J’enivre de regards pervers et de musique La langueur qui sommeille à l’ombre de mes mains. Je distille les chants, l’énervante caresse Et les mots d’impudeur murmurés dans la nuit. J’estompe les rayons, les senteurs et le bruit. Je suis la tendre et la pitoyable Maîtresse. Car je possède l’art des merveilleux poisons, Insinuants et doux comme les trahisons Et plus voluptueux que l’éloquent mensonge. Lorsque, au fond de la nuit, un râle se prolonge Et se mêle à la fuite heureuse d’un accord, J’effeuille une couronne et souris à la Mort. Je l’ai domptée ainsi qu’une amoureuse esclave. Elle me suit, passive, impénétrable et grave, Et je sais la mêler aux effluves des fleurs Et la verser dans l’or des coupes des Bacchantes. J’éteins le souvenir importun du soleil Dans les yeux alourdis qui craignent le réveil Sous le regard perfide et cruel des amantes. J’apporte le sommeil dans le creux de mes mains. Seule je sais donner des nuits sans lendemains. Lucidité. Tendre à qui te lapide et mortelle à qui t’aime, Tu fais de l’attitude un règne de poème, O femme dont la grâce enfantine et suprême Triomphe dans la fange et les pleurs et le sang! Tu n’aimes que la main qui meurtrit ta faiblesse, La parole qui trompe et le baiser qui blesse, L’antique préjugé qui ment avec noblesse Et le désir d’un jour qui sourit en passant. Férocité passive, hypocritement douce, Pour t’attirer, il faut que le geste repousse: Ta chair inerte appelle, en râlant, la secousse. Tu n’as que le respect du geste triomphant. Esclave du hasard, des choses et de l’heure, Etre ondoyant en qui rien de vrai ne demeure, Tu n’accueilles jamais la passion qui pleure Ni l’amour qui languit sous ton regard d’enfant. Le baume du banal et le fard du factice, Créature d’un jour! contentent ton caprice, Et ton corps se dérobe entre les mains et glisse. . . Jamais tu n’entendis le cri du désespoir. Jamais tu ne compris la gravité d’un songe, D’un reflet dont le charme expirant se prolonge, D’un écho dans lequel le souvenir se plonge, Jamais tu ne pâlis à l’approche du soir. Lassitude. Je dormirai ce soir d’un large et doux sommeil. Fermez les lourds rideaux, tenez les portes closes, Surtout ne laissez pas pénétrer le soleil. Mettez autour de moi le soir trempé de roses. Posez, sur la blancheur d’un oreiller profond, Ces mortuaires fleurs dont le parfum obsède. Posez-les dans mes mains, sur mon coeur, sur mon front, Ces fleurs pâles, qui sont comme une cire tiède. Et je dirai très bas: « Rien de moi n’est resté. Mon âme enfin repose. Ayez donc pitié d’elle! Respectez son repos pendant l’éternité. » Je dormirai ce soir de la mort la plus belle. Que s’effeuillent les fleurs, tubéreuses et lys, Et que se taise, enfin, au seuil des portes closes, Le persistant écho des sanglots de jadis. . . Ah! le soir infini! le soir trempé de roses! Devant La Mort D’Une Amie Véritablement Aimée. Ils me disent, tandis que je sanglote encore: « Dans l’ombre du sépulcre où sa grâce pâlit, Elle goûte la paix passagère du lit, Les ténèbres au front, et dans les yeux l’aurore. « Mais elle a la splendeur de l’Esprit délivré, Rêve, haleine, harmonie, éclat, parfum, lumière! Le cercueil ne la peut contenir tout entière, Ni le sol de chair morte et de pleurs enivré. « Les larmes d’or du cierge et le cri du cantique, Les lys fanés, ne sont qu’un symbole menteur: Dans une aube d’avril qui vient avec lenteur, Elle refleurira, violette mystique. » Moi, j’écoute parmi les temples de la mort Et sens monter vers moi la chaleur de la terre. Cette accablante odeur recèle le mystère De l’ombre où l’on repose et du lit où l’on dort. J’écoute, mais le vent des espaces emporte L’audacieux espoir des infinis sereins. Je sais qu’elle n’est plus dans l’heure que j’étreins, L’heure unique et certaine, et moi, je la crois morte. Les Arbres. Dans l’azur de l’avril, dans le gris de l’automne, Les arbres ont un charme inquiet et mouvant. Le peuplier se ploie et se tord sous le vent, Pareil aux corps de femme où le désir frissonne. Sa grâce a des langueurs de chair qui s’abandonne, Son feuillage murmure et frémit en rêvant, Et s’incline, amoureux des roses du Levant. Le tremble porte au front une pâle couronne. Vêtu de clair de lune et de reflets d’argent, S’effile le bouleau dont l’ivoire changeant Projette des pâleurs aux ombres incertaines. Les tilleuls ont l’odeur des âpres cheveux bruns, Et des acacias aux verdures lointaines Tombe divinement la neige des parfums. Vers D’Amour. « I’ve been a ranger » J. Keats Tu gardes dans tes yeux la volupté des nuits, O joie inespérée au fond des solitudes! Ton baiser est pareil à la saveur des fruits Et ta voix fait songer aux merveilleux préludes Murmurés par la mer à la beauté des nuits. Tu portes sur ton front la langueur et l’ivresse, Les serments éternels et les aveux d’amour; Tu sembles évoquer la fragile caresse Dont l’ardeur se dérobe à la clarté du jour Et qui te laisse au front la langueur et l’ivresse. Sonnet Féminin. Ta voix a la langueur des lyres lesbiennes, L’anxiété des chants et des odes saphiques, Et tu sais le secret d’accablantes musiques Où pleure le soupir d’unions anciennes. Les Aèdes fervents et le Musiciennes T’enseignèrent l’ampleur des strophes érotiques Et la gravité des lapidaires distiques. Jadis tu contemplas les nudités païennes. Tu sembles écouter l’écho des harmonies Mortes; bleus de ce bleu des clartés infinies, Tes yeux ont le reflet du ciel de Mytilène. Les fleurs ont parfumé tes étranges mains creuses; De ton corps monte, ainsi qu’une légère haleine, La blanche volupté des vierges amoureuses. Épitaphe. Doucement tu passas du sommeil à la mort, De la nuit à la tombe et du rêve au silence, Comme s’évanouit le sanglot d’un accord Dans l’air d’un soir d’été qui meurt de somnolence. Au fond du Crépuscule où sombrent les couleurs, Où le monde pâlit sous les cendres du rêve, Tu sembles écouter le reflux de la sève Et l’avril musical qui fait chanter les fleurs. Le velours de la terre aux caresses muettes T’enserre, et sur ton front pleurent les violettes. * * * Flambeaux Eteints: Poèmes. (1907) Torches Eteintes.. L'aurore a traversé la salle du festin Traînant ses voiles gris parmi les roses mortes. Elle s'avance, elle entre, elle franchit les portes A pas lourd, à pas lents, tel un spectre hautain. Un rayon est tombé sur les torches éteintes. On voit enfin ces lys qui parurent si beaux A la lueur fugace et fausse des flambeaux, Et ces roses, et ces très tristes hyacinthes. Voici la place où ton corps chaud s'est détendu, Le coussin frais où s'est roulé ta chaude tête, Le luth, qui souligna l'éloquente requête, Le ciel peint, reflété dans ton regard perdu. Tes ongles ont meurtri ma chair, parmi les soies, Et j'en porte la trace orgueilleuse... Tes fards S'envolent en poussière, et sur les lits épars Tes voiles oubliés nous évoquent les joies. Implacables, ainsi que d'ingénus témoins, Les choses sont, dans leur netteté qui m'accuse, Le rappel froid et clair de cette nuit confuse. Des parfums oubliés persistent dans les coins. & Je m'éveille, au milieu d'une forêt de torches Eteintes froidement dans la froideur du jour, Songeant à ma jeunesse, à son tremblant amour, Aux jasmins qui faisaient plus radieux les porches. Tel un supplice antique et savant, inventé Par un despote aux yeux creusés par le délire, L'horreur de n'être plus ce qu'on fut me déchire, Et le soir envahit mon palais enchanté. Je sens mourir l'odeur des jeunes hyacinthes. La fièvre me secoue en des frissons ardents, Tout s'éteint et tout meurt... Et je claque des dents Parmi les lys fanés et les torches éteintes. Voici Ce Que Je Chanterai. Les suaves repos, les tendres accalmies, Vous seules me les donnâtes, ô mes amies! Voyant paraître enfin la lune à l’arc d’argent, Je me repose et me désennuie, en songeant. . . Vous fûtes la bonté de mes heures mauvaises, Le baume oriental qui trompe les malaises, Et vous m’avez conduite en un verger païen Où l’âme ne regrette et ne désire rien. Vos fûtes le parfum du soir sur mon visage, Et la volupté triste, et la tristesse sage. Au hasard du Destin, vous fûtes tour à tour La sereine tendresse et le mauvais amour. Je vous prends et je vous respire, mes aimées, Ainsi qu’une guirlande aux fraîcheurs embaumées. Vus avez su tourner vers vous tous mes désirs, Et vous avez rempli mes mains de souvenirs; Je vous le dis, à vous qui m’avez couronnée: «Qu’importent les demains? Cette nuit m’est donnée! «Qu’importe désormais ce qui passe et qui fuit? Nul vent n’emportera l’odeur de cette nuit.» Vous avez dénoué mes cheveux, ô maîtresses Qui mêliez en riant des roses à mes tresses! Si bien que je n’ai plus sangloté de ne voir A mon front ni léger pampre ni laurier noir. La gloire m’a souri dans les aubes dorées Puisque ma gloire est de vous avoir adorées. Vous m’avez enseigné dans les jardins, sachant Qu’ainsi je vous louerais, l’amertume du chant. Et d’une voix parfois troublée et parfois claire, O femmes! j’ai chanté dans l’espoir de vous plaire. Les Roses Sont Entrées. Ma brune aux yeux dorés, ton corps d’ivoire et d’ambre A laissé des reflets lumineux dans la chambre Au-dessus du jardin. Le ciel clair de minuit, sous mes paupières closes, Rayonne encor. . . Je suis ivre de tant de roses Plus rouges que le vin. Délaissant leur jardin, les roses m’ont suivie. . . Je bois leur souffle bref, je respire leur vie. Toutes, elles sont là. C’est le miracle. . . Les étoiles sont entrées, Hâtives, à travers les vitres éventrées Dont l’or fondu coula. Maintenant, parmi les roses et les étoiles, Te voici dans ma chambre, abandonnant tes voiles, Et ta nudité luit. Sur mes yeux s’est posé ton regard indicible. . . Sans astres et sans fleurs, je rêve l’impossible Dans le froid de la nuit. Paroles Soupirées. Quelle tristesse après le plaisir, mon amie, Quand le dernier baiser, plus triste qu'un sanglot, S'échappe en frémissant de ta bouche blêmie Et que, mélancolique et lente, sans un mot, Tu t'éloignes à pas songeurs, ô mon amie! Pareille à la douleur des adieux, dans le soir, L'angoisse qui nous vient de la volupté lasse! Pareille au vers qui ne sait plus nous émouvoir, Pareille au noir cortège impérial, qui passe Dans le funèbre éclat des cierges, vers le soir... Et je te sens déçue et je me sens lointaine... Nous demeurons avec les yeux de l'exilé, Suivant, tandis qu'un fil d'or frêle nous enchaîne, Du même regard las notre rêve envolé... Autre déjà, tu me souris, déjà lointaine... Pour Toutes. Très chère, sois plus femme encore, si tu veux Me plaire davantage et sois faible et sois tendre, Mêle avec art les fleurs qui parent tes cheveux, Et sache t’incliner au balcon pour attendre. Ce qu’il est de plus grave en un monde futile, C’est d’être belle et c’est de plaire aux yeux surpris, D’être la cime pure, et l’oasis, et l’île, Et la vague musique au langage incompris. Qu’un changeant univers se transforme en ta face, Que ta robe s’allie à la couleur du jour, Et choisis tes parfums avec un art sagace, Puisqu’un léger parfum sait attirer l’amour. Immobile au milieu des jours, sois attentive Comme si tu suivais les méandres d’un chant, Allonge ta paresses à l’ombre d’une rive, Etre sous les cyprès à l’ombre du couchant. Sois lointaine, sois la Présence des ruines Dans les palais détruits où frissonne l’hiver, Dans les temples croulants aux ombres sibyllines, Et souffre de la mort du soleil et de la mort. Comme une dont on hait la race et qu’on exile, Sois faible et parle bas, et marche avec lenteur. Expire chaque soir avec le jour fébrile, Agonise d’un bruit et meurs d’une senteur. Etant ainsi ce que mon rêve t’aurait faite, Reçois de mon amour un hommage fervent, O toi qui sais combien le ciel est décevant Aux curiosités fébriles du poète! Et je retrouverai dans ton unique voix, Dans le rayonnement de ton visage unique, Toute l’ancienne pompe et l’ancienne musique Et le tragique amour des reines d’autrefois. Tes beaux cheveux seront mon royal diadème, Mes sirènes d’hier chanteront dans ta voix. Tu seras tout ce que j’adorais autrefois, Toi seule incarneras l’amour divers que j’aime. La Lune S’Est Noyée. Seule, je sais la mort de Madonna la Lune, De la Lune aux cheveux si blonds et si légers, Aux yeux furtifs et dont les voiles ouvragés Glissaient avec un si doux frisson dans la brume. . . Hier soir, quand j’errais au loin, je l’aperçus. Je l’aperçus penchée et pleurant, sous l’yeuse, Ainsi qu’une fantasque et plaintive amoureuse Se lamentant des chers baisers trop tôt déçus. Comme pour un festin, elle s’était parée, Elle s’était parée avec ses colliers d’or. Un hibou, s’élevant dans un craintif essor, La frôla doucement de son aile égarée. La Lune s’inclina. Telle aux soirs de jadis, Aux longs soirs de jadis tremblants sur l’eau dormante Elle mirait son front capricieux d’amante. . . Et soudain j’entendis un froissement d’iris. J’écartai les roseaux frémissants et tenaces, Tenaces à l’égal de frêles bras liés. La Lune reposait, avec ses beaux colliers. Au loin se répandait un thrène de voix basses. La Lune diffusait une faible splendeur, Une splendeur mourante, au fond des herbes glauques. Et voici que, soudain, ayant tu ses chants rauques, Un crapaud se posa froidement sur son coeur. Et je pleure la mort de la Lune, ma Dame, De ma Dame qui gît au fond des nénuphars. Il n’est plus de clarté dans ses cheveux épars, Et ses yeux ont perdu l’azur vert de leur flamme. Quel lit recueillera mon frileux désespoir, Mon désespoir d’amant fidèle et de poète? O vous tous que le bruit de mes pleurs inquiète, La Lune s’est noyée au fond de l’étang noir! Elle Demeure En Son Palais. Elle demeure en son palais, près du Bosphore, Où la lune s’étend comme en un lit nacré. . . Sa bouche est interdite et son corps est sacré, Et nul être, sauf moi, n’osa l’étreindre encore. Des nègres cauteleux la servent à genoux. . . Humbles, ils ont pourtant des regards de menace Fugitifs à l’égal d’un éclair roux qui passe. . . Leur sourire est très blanc et leurs gestes sont doux. . . Ils sont ainsi mauvais parce qu’ils sont eunuques Et que celles que j’aime a des yeux sans pareils, Pleins d’abîmes, de mers, de déserts, de soleil, Qui font vibrer d’amour les moelles et les nuques. Leur colère est le cri haineux de la douleur. . . Et moi, je les excuse en la sentant si belle, Si loin d’eux à jamais, si près de moi. . . Pour elle, Elle les voit souffrir en mordant une fleur. J’entre dans le palais baigné par l’eau charmante, Où l’ombre est calme, où le silence est infini, Où, sur les tapis frais plus qu’un herbage uni, Glissent avec lenteur les pas de mon amante. Ma sultane aux yeux noirs m’attends, comme autrefois. Des jasmins enlaceurs voilent les jalousies. . . J’admire, en l’admirant, ses parures choisies, Et mon âme s’accroche aux bagues de ses doigts. Nos caresses ont de cruels enthousiasmes Et des effrois et des rires de désespoir. . . Plus tard une douceur tombe, semblable au soir, Et ce sont des baisers de soeur, après les spasmes. Elle redresse un pli de sa robe, en riant. . . Et j’évoque son corps mûri par la lumière Auprès du mien, dans quelque inégal cimetière, Sous l’ombre sans terreur des cyprès d’orient. La Flûte Qui S’Est Tue. Je m’écoute, avec des frissons ardents, Moi, le petit faune au regard farouche. L’âme des forêts vit entre mes dents Et le dieu du rythme habite ma bouche. Dans ce bois, loin des aegipans rôdeurs, Mon coeur est plus doux qu’une rose ouverte; Les rayons, chargés d’heureuses odeurs, Dansent au son frais de la flûte verte. Mêlez vos cheveux et joignez vos bras Tandis qu’à vos pieds le bélier s’ébroue, Nymphes des halliers! Ne m’approchez pas! Allez rire ailleurs pendant que je joue! Car j’ai la pudeur de mon art sacré, Et, pour honorer la Muse hautaine, Je chercherai l’ombre et je cacherai Mes pipeaux vibrants dans le creux d’un chêne. Je jouerai, parmi l’ombre et les parfums, Tout le long du jour, en attendant l’heure Des choeurs turbulents et des jeux communs Et des seins offerts que la brise effleure. . . Mais je tais mon chant pieux et loyal Lorsque le festin d’exalte et flamboie. Seul le vent du soir apprendra mon mal, Et les arbres seuls connaîtront ma joie. Je défends ainsi mes instants meilleurs. Vous qui m’épiez de vos yeux de chèvres, O mes compagnons! allez rire ailleurs Pendant que le chant fleurit sur mes lèvres! Sinon, je suis faune après tout, si beau Que soit mon hymne, et bouc qui se rebiffe, Je me vengerai d’un coup de sabot Et d’un coup de corne et d’un coup de griffe! Caravanes. C’est le soir. On entend passer les caravanes. Rythmiques, les chameaux allongent leurs pas lourds. La clochette à leur cou jette des refrains sourds. Smyrne dort, du sommeil repu des courtisanes. Dans un jardin créé par les mains de la nuit De fabuleux jasmins déroulent leurs lianes, Et mes rêves s’en vont, comme des caravanes, Vers l’inconnu charmant où l’amour les conduit. Mes rêves, défilant en lentes caravanes, Mes grands rêves chargés du poids de tant d’espoirs, S’en vont, au bruit lointain des cloches, dans les soirs, Vers la maîtresse brune aux voiles diaphanes. Orientalement immuable, elle attend Sans rêve et sans désir, comme font les sultanes, Et peut-être, entendant passer mes caravanes, Ses yeux les suivront-ils dans leur marche, un instant. Des palmiers surchargés de dattes, de bananes, M’attendent en l’espace aux rares tamaris. J’y connaîtrai l’espoir déçu de l’oasis Que cherche vainement la soif des caravanes. Mais je sais que là-bas, loin des ferveurs profanes, Beauté captive aux longs loisirs pleins de regret, Ma Sultane repose en ce palais sacré Où mes rêves s’en vont, comme des caravanes. Les Etres De La Nuit. Les êtres de la nuit et les êtres du jour Ont longtemps partagé mon âme, tour à tour. Les êtres de la nuit m’ont fait craindre le jour. Car les êtres du jour sont triomphants et libres, Nulle secrète horreur ne fait vibrer leurs fibres, Ils ont le regard clair de ceux qui naissent libres. Les êtres de la nuit sont lents, passifs et doux, Leur âme est comme un fleuve obscur et sans remous, Leurs gestes sont furtifs et leurs rires sont doux. Mais les êtres du jour ont des prunelles claires, De ce bleu que voient seuls les aigles dans leurs aires. Le jour fait resplendir ces prunelles trop claires. Ce sont les yeux aigus des héros et des rois Du Nord qu’on entend rire au fond des palais froids, Et des reines dont l’âme a dominé les rois. Les êtres de la nuit sont craintifs, mais dans l’ombre Un phosphore inconnu luit en leur regard sombre: Les êtres de la nuit ne vivent que par l’ombre. Les êtres de la nuit sont faibles et charmants: Ils trompent, et ce sont les fugitifs amants, Les amantes aux coeurs perfides et charmants. Le souffle d’un baiser cruel emplit leur bouche, Et leur pas se dérobe ainsi qu’un vol farouche. On ne boit qu’un baiser décevant sur leur bouche. Il faut craindre l’attrait des êtres de la nuit, Car leur corps souple glisse entre les bras et fuit, Et leur amour n’est qu’un mensonge de la nuit. . . Fête D’Automne. L’espoir de vivre ailleurs des jours clairs m’abandonne Et je célèbre ici la fête de l’automne. Au-dessus de ma porte, avec un regret doux Et chantant, je suspends les guirlandes d’or roux Qu’une femme au regard que nulle mort n’étonne Vint tresser, en pleurant sur la mort de l’automne. . . Ma maîtresse d’hier, nous ne fûmes jamais Un couple harmonieux. . . Autrefois, je t’aimais... Je goûte en ce baiser que ta bouche me donne L’odeur de l’herbe humide et des feuilles d’automne, L’odeur lourde des lourds raisins, et cette odeur De pavots morts que jette au loin le vent rôdeur. . . Seule dans mon jardin fané je me couronne De feuillages et de violettes d’automne. . . * * * Chansons Pour Mon Ombre. (1907) A Mon Ombre. Droite et longue comme un cyprès, L'ombre suit, à pas de louve, mes pas que l'aube désapprouve. L'ombre marche, à pas de louve Droite et longue comme un cyprès. Elle me suit, comme un reproche Malaise des mauvais matins, Qui se courbe sous les destins Se ressouvient et se rapproche À travers les mauvais matins, L'ombre me suit, comme un reproche Mon ombre suit, comme un remord La trace de mes pas d'ermite, Des pas dont la crainte hésite, Vers l'allée où gîtent les morts Mon ombre suit mes pas d'ermite, Implacable comme un remords. Let Them Dead Bury Their Dead. C'est la nuit je vais ensevelir mes morts, Les songes, tes désirs, les douceurs, les remords, Tout le passé. Je vais ensevelir mes morts. J'enfouirai, parmi les sombres violettes, Ton visage d'amie aux tendresses muettes, Ô toi qui dors parmi les sombres violettes Et je pleurerai l'astre éteint de ton regard. Dans l'effort de ta vie et les heurts du hasard, Je pleurerai l'étroite éteinte d'un regard. Je couvrirai d'encens, de roses et de roses, La pâle chevelure et les paupières closes D'un amour dont l'ardeur mourut parmi tes roses Je sentirai monter vers moi l'odeur des morts, Abolissant en moi tes craintes, tes remords, Et m'apportant l'esprit indifférent des morts. Je trouverai, sous les grappes de violettes, Les sanglots apaisés et les larmes muettes, Sous les fleurs de la mort, les sombres violettes. Déjà se rassérène au fond de mon regard L'éternel crépuscule au sourire blafard Les couleurs cesseront d'offenser mon regard. J'emporterai là-bas le souvenir des roses, Et l'on effeuillera sur mes paupières closes Les lilas et les lys, les roses et les roses. La Conque. Passant, je me souviens du crépuscule vert Où glissent lentement les ombres sous-marines, Où les algues, offrant leur calice entrouvert, Étreignent de leurs bras fluides les raines Des vaisseaux, autrefois pesants d'ivoire et d'or. Je me souviens du soir où la nacre s'irise, Où dorment les anneaux, étincelants encore, Que donnaient à la mer ses époux de Venise. Passant, je me souviens du curieux travail Des éternels jardins qui gardent, virginales, La fleur de nacre fraîche et la fleur du corail, Dont les profonds remous avivent tes pétales, Rose animale et rouge éclose dans la nuit. Je me souviens d'avoir bu l'odeur de la brume Et d'avoir contemplé le sillage qui fuit En laissant sur tes flots une neige d'écume. Je me souviens d'avoir vu, sur l'azur changeant Des vagues, refleurir les astres du phosphore. Mon lit frileux était le doux sable d'argent. Je me souviens d'avoir frotté le madrépore En ses palais. d'avoir vu des lambeaux empreints De sel, qui furent des bannières déployées. D'avoir pleuré tes yeux et les cheveux éteints Et tes membres meurtris des amantes noyées. J'ai connu tes frissons de leur baiser amer. Dans mon coeur chante encore la musique illusoire De l'Océan. Je garde en ma frète mémoire Le murmure et l'haleine et l'âme de la mer. Lassitude. Je dormirai ce soir d'un large et doux sommeil. Fermez les lourds rideaux, tenez les portes closes. Surtout, ne laissez pas pénétrer le soleil, Laissez autour de moi le soir trempé de roses. Posez, sur la blancheur d'un oreiller profond, De ces fleurs sans éclat et dont l'odeur obsède. Posez-les dans mes mains, sur mon coeur, sur mon front, Les fleurs frêles au souffle adorablement tiède. Et je dirai très bas que Rien de moi n'est resté. Mon âme enfin repose. Ayez donc pitié d'elle Qu'elle puisse dormir toute une éternité. Je dormirai, ce soir, de la mort la plus belle. Que s'effeuillent les fleurs, tubéreuses et lys, Et que sombre et s'éteigne, au seuil des portes closes, L'écho pâle et lointain des sanglots de jadis. Ah! le soir infini! le soir trempé de roses. Devant La Mort. Ils me disent, tandis que je sanglote encore Dans l'ombre du sépulcre où sa grâce pâlit Elle aspire la paix passagère du lit, Les ténèbres au front, et dans les yeux l'aurore. Elle aura la splendeur de l'Esprit délivré, Rêve, haleine, musique, essor, parfum, lumière. Le cercueil ne la peut contenir tout entière, Ni le sol, de chair morte et de pleurs enivré. Chanson Pour Mon Ombre. Le cierge aux larmes d'or, le mot tas du cantique, Les lys fanés, ne sont qu'un symbole menteur Dans une aube d'avril qui vient avec lenteur, Elle refleurira, violette mystique. Et j'écoute, parmi tes temples de la mort. Je sens monter vers moi la chaleur de la terre, Dont l'accablante odeur recèle le mystère Du sanglot qui se tait et du rayon qui dort. J'écoute, mais le vent des espaces emporte L'audacieux espoir des infinis sereins. Elle ne sera plus dans l'heure que j'étreins, L'heure unique et certaine, et moi, je la crois morte. La nuit, dont la langueur ne craint plus le soleil, L'enveloppant du bleu féerique de ses voiles, Éteint jusqu'aux lueurs lointaines des étoiles, Et le vin des pavots lui verse le sommeil. Morte que j'aimais, ô Pâleur étendue Dans l'immobilité des néants noirs et froids, Je n'ose t'apporter que les fleurs d'autrefois Et mes sanglots païens sur ta beauté perdue. Water Lilies. Parmi les ondoiements et les éclairs douteux, Les langoureux lys d'eau lèvent leur front laiteux. La rivière aux flots lourds berce leur somnolence. Ce sont d'étranges fleurs de mort et de silence. Leur fraîcheur refroidit les flammes du soleil, Et leur souffle répand une odeur de sommeil. Ce sont des fleurs de mort et de mélancolie; Elles ont caressé les bras nus d'Ophélie. Elles aiment le saule et tes roseaux, le bruit Des feuillages, tes soirs d'émeraude et la nuit. L'accablante splendeur du jour tes importune Elles dorment sur l'eau, pâtes comme la lune. Aucun souffle d'amour n'atteint leur pureté. Elles furent jadis tes lotus du Lé thé. Perséphone, tressant des couronnes de rêve, Les cueillit, quand ses pas errèrent sur la grève Des morts, où tes reflets plus beaux que tes couleurs, Et tes échos plus doux que tes sons, où tes fleurs Sans parfum, sont tissés dans la trame du songe, Où l'ivresse qui sourd des pavots se prolonge. Et les lys ont gardé le pieux souvenir Du pays tiède où tous les chocs vont s'amortir, De la Déesse aux yeux de crépuscule tendre, Dénouant ses cheveux de poussière et de cendre. Toi Notre Père Odin. Le vent d'hiver s'élance, audacieux et fort, Ainsi que les Vikings, en leurs nobles colères. La tempête a soufflé sur les pins séculaires, Et les flots ont bondi. Venez, mes Dieux du Nord! Vos yeux ont le reflet des lames boréales, Les abîmes vous sont de faciles chemins, Et vous êtes grands et sveltes comme les pins, 0 maîtres des cieux froids et des races loyales! Mes Dieux du Nord, hardis et blonds, réveillez-vous De votre long sommeil dans les neiges hautaines, Et faites retendre vos appels sur tes plaines Où se prolonge au soir le hurlement des loups. Venez, mes Dieux du Nord, aux faces aguerries, Toi, notre père Odin, toi dont les cheveux d'or, Freya, sont pleins d'odeurs, et toi, valeureux Thor, Toi, Fricka volontaire, et vous, mes Valkyries! Écoutez-moi, mes Dieux, pareils aux clairs matins Je suis la fille de vos Scaldes vénérables, De ceux qui vous louaient, debout auprès des tables Où les héros buvaient l'hydromel des festins. Venez, mes Dieux puissants, car notre hiver est proche, Nous allons rire avec tes joyeux ouragans, Nous abattrons le chêne épargné par tes ans, Et tes monts trembleront jusqu'en leur coeur de roche. Source: http://www.poesies.net.