Vagabondage. (1909) Par Renée Vivien. (1877-1909) (Pauline Mary Tarn) La Lampe Dans La Nuit. Le Barbare Dans Le Temple. La Mort Du Bucentaure. I II Le Dernier Festin. Les Sept Archanges. La Promesse Des Fées. Naissance De L'Opale. Malédiction De La Basilissa. L'Anneau Mystérieux. L'Avènement. Le Courroux Du Cygne. Rêverie Japonaise. Enthousiasme. Le Hublot. Le Passage De L'Ame. La Mort Du Viking. L'Ignorante. Récit De Matelot. Le Vieux Maître. Impératrice Byzantine. Oiseaux Dans La Proue. Les Paupières. Danse Funéraire. Les Quatres Ailes Violettes. Entre Le Putois Et Le Blaireau. Un Chanteur Boiteux. Regards. Mon Foyer. Sur La Mort. Le Jardin Turc. (1905) La Lampe Dans La Nuit. Voyageur parcourant un pays inconnu, je m'égarai, quand vint le soir, dans une forêt impénétrable. Les arbres menaçaient, de leurs longues branches, pareilles à des bras tendus, les rameaux se recroquevillaient, comme de petits doigts aux ongles qu'on redoute. L'effroi qui tombe des arbres nocturnes me serra le coeur... Je pressai le pas, allant au hasard. Les ténèbres... L'effroi... Je ne pouvais me dégager de ces deux terreurs. Je tâtonnais ainsi en cette forêt nocturne, lorsque je vis soudain, - ô clarté bénie! - la lueur d'une lampe... d'une vraie lampe allumée qui éclairait une vraie fenêtre. Les spectres étaient écartés... Je frapperais à la porte d'une demeure humaine, et un accueil, brutal, et même sournois, réconforte, après les horribles solitudes errantes. Donc, je résolus, ayant longuement contemplé la lueur de la lampe, de frapper à la porte étrangère. Elle me fut brusquement ouverte par une vieille femme au bonnet blanc, qui, de surprise et de terreur, sans doute, laissa choir la lampe qu'elle portait... celle-là même qui, secourable étoile, m'avait promis le bon gîte. Ce fut la porte durement refermée... la solitude... les ténèbres... Et, de nouveau, l'angoisse. Pourtant, je devinai (ou, plutôt, je sentis d'une façon animal) que des yeux regardaient, me regardaient à travers les persiennes si bien closes par le souci méfiant... Moi, dans l'angoisse, j'attendais... Une clarté troua la nuit... La vieille femme au bonnet blanc me dit soudain, sur un ton de commandement brusque: "Entrez..." J'entrai alors, j'entrai dans le songe. Au fond de la forêt sauvage, un palais chalmpêtre de reine désabusée... Le plafond de sapin était dissimulé par les branches cueillies dès l'aube et dont la senteur se mêlait aux parfums... Des torches de cire odorante brûlaient leurs flammes aiguës, éclairant des magnificences. Que vis-je encore? Je ne m'en souviens plus, ou presque... Car mes yeux étaient fixés sur l'Hôtesse-Reine. Ses cheveux étaient d'or très léger, ses yeux d'un violet profond. Son corps disparaissait sous les lourds vêtements de deuil. Elle m'accueillit: "Vous demandez l'hospitalité? Vous êtes las, perdu dans la forêt... Des bêtes sauvages y rôdent peut-être?" Sa voix était grave autant que le dernier son mourant de l'orgue. Quand j'eus répondu que j'étais infiniment las, la vieille servante me conduisit dans une chambre dont les murs étaient de sapin odorant... Et, sur un lit béni, je ne pus sommeiller, malgré ma lassitude... car je ne songeai qu'à l'apparition secourable, à l'Hôtesse-Reine, d'une invraisemblable beauté!... Dès le matin, je me hâtai de la revoir... de la revoir... de la revoir... Oh! le matin! Celle que je vis alors n'était plus celle-là que j'avais aimée... La Reine de la veille, aux yeux tristes, à la longue robe de pourpre, était ma foi! jeune et jolie, et montrait un frais sourire. Ce n'était point celle-là, - Celle-là, entre toutes! - que j'avais aimée. Elle était blonde et belle, cette femme du jour... Mais, ô ma Princesse, ô ma Reine, ô ma Déesse de la nuit! Le Barbare Dans Le Temple. Le chef des Vainqueurs du Nord, sur la fin du long festin, jura qu'il franchirait le seuil redoutable du Temple où règne la Sibylle que tous craignent, mortellement. Le peuple de cette belle terre conquise ne passe jamais la porte du sanctuaire où s'épaississent tant de ténèbres... Seule, la Sibylle y demeure, à l'ombre de la Divinité mystérieuse dont elle est la voix et l'image. Elle sait prophétiser. Elle annonça toutes les terreurs qui se sont abattues sur son pays et même sur le Temple. Mais, si on l'a entendue prononcer les oracles, nul ne la vit jamais depuis qu'elle habite l'asile de la Divinité. Aussi les Vainqueurs du Nord sont-ils vaincus, à leur tour, par la crainte du Mystère... Enfin, le chef d'eux tous, le plus grand et le plus brave, le Viking lui-même, a résolu de franchir, seul d'entre eux, le seuil redoutable... D'un coup de hache, il brise la porte d'airain et, malgré sa bravoure, il s'arrête au seuil du Temple dont il vient de profaner l'approche... La Sibylle est assise, très haut, sur un trône surélevé, et le regarde. Et, devant ces yeux fixes, les yeux bleus du Viking, les yeux qui ont affronté tant d'horizons, se baissent et se voilent sous les paupières... Il tombe à genoux, lui, le Roi-Héros qui commande sur les vagues! Il tombe à genoux. Un froid mortel se glisse dans tous ses membres, et il balbutie pour demander son pardon... Longtemps, il implore de la sorte, mais nulle réponse ne s'échappe des lèvres calmes de la Sibylle... Et, pleurant ainsi qu'un nouveau-né, il rampe vers la lumière des héros... Lui qui n'a jamais tremblé, il tremble comme un enfant et crie à ses compagnons d'armes qui l'attendent au dehors. "Allons-nous en! Cette femme qui est là-bas est une Alsnna! J'ai commis le sacrilège!" Puis il s'abat en pleurant, le front dans la poussière... La Mort Du Bucentaure. I Voici l'aube de ce jour triomphal, de ce jour unique et splendide où le Doge de Venise épousera la Mer. Le vaisseau nuptial est doré comme le jour nouveau et reflète magnifiquement le soleil. Les voiles sont de soie. Les rameurs chantent en menant l'Epoux victorieux vers la Mer, cette incomparable Epouse. Debout, sur la proue resplendissante, le Doge porte à son doigt l'anneau consacré, - l'anneau d'or et de diamants qui doit l'unir à la Mer. Docile, la Mer l'attend et l'aime déjà... La brise est douce, nul vent mauvais ne crispe les flots... Les paroles rituelles sont dites... Et, d'un geste victorieux, - du geste à la fois de celui qui commande et de celui qui aime, - le Doge, ayant jeté l'anneau de joie nuptiale à la mer, l'aime et l'épouse... Et le peuple, assemblé tout entier, sait que les flottes de Venise seront désormais glorieuses et triomphantes, puisque, dans ce jour radieux, le Doge a épousé la Mer. II Et voici que l'on brise, que l'on brise le Bucentaure, le Vaisseau Magnifique qui emportait le Doge, lorsque celui-ci allait épouser la Mer! Quel orgueil le soulevait, quel splendide et terrible orgueil d'épouser la Mer, la Mer elle-même! Les voiles du Bucentaure sont de soie lourde, ses rames sont dorées, et les rameurs éprouvent une fierté de la part qu'ils ont à cette magnificence. Le peuple, se confondant et se mêlant sur le rivage, contemple, de ses mille et mille regards, ce mariage opulent et mystique... Venise admire son Maître, resplendissant en ses robes d'or, et qui, debout à la proue du vaisseau dominateur, épouse la Mer enfin soumise. Devant le peuple assemblé, le Doge de Venise, détachant de son doigt l'anneau d'or nuptial, a épousé la Mer... Et voici qu'aujourd'hui l'on brûle la barque nuptiale de Celui qui, devant tout son peuple, donna l'anneau de constance éternelle! ... L'on brise le bois d'or terni... Et ce seront bientôt les danses et les chants de commune allégresse autour de Toi qui régnas sur la mer, ô Bucentaure! Le Dernier Festin. Depuis l'aube, il se fait, dans le palais longtemps silencieux du Poète, un immense remue-ménage. Industrieux, les serviteurs déchirent les toiles d'araignées, font s'envoler la poussière vénérable. L'ordre se fait. Telle est la volonté du maître. Mais ce n'est là qu'une première merveille. Le Poète qui, de longue date, s'est cloîtré dans la solitude, ordonne de préparer le plus beau des festins. Quinze princesses et dames de haute maison ont daigné honorer de leur présence ces murs où se cloître son long ennui, son long regret... Etonnés quelque peu, les serviteurs obéissent. Le Poète lui-même viendra juger de la bonne ou mauvaise ordonnance de toutes choses. Dans la salle du festin, les torches brûlent lentement, et comme à regret, leur cire pétrie de parfums résineux. Les roses s'épanouissent une à une à leurs flammes comme sous les rayons d'un factice soleil. Tout est magnifique et choisi, comme il sied. L'heure sonne. Et, d'un geste, le Poète renvoie les serviteurs. Il fera lui-même leur office, ce soir... Demeuré seul, il ouvre la vaste fenêtre, qui révèle le jardin nocturne. Un rossignol chante au plus profond d'un bosquet de cyprès et d'ifs. Les fleurs, dans l'ombre, raniment leur odeur miraculeuse. Un moment, il contemple la nuit, puis, comme un homme lassé, il se détourne... Cependant qu'il se détourne et soupire, toutes, elles sont entrées. Elles ont pris rang, selon le cérémonial. A la place d'honneur, s'est assise la première aimée, l'enfant de neuf années printanières, toute de vert vêtue et riant à son bouquet de violettes blanches. O premier amour! Fiorentina! - Parmi les princesses et les courtisanes, elle sourit, divinement innocente. Sa blancheur étonne. Le Poète se souvient qu'elle reçut la faveur divine d'une mort prématurée... Le Poète regarde autour de lui et reconnaît et salue une à une les belles Ombres. Voici Bettina, fille aux joues fraîches, qui vendait les premières fleurs et lui donnait, à lui seul, le plus beau bouquet... Comme elle aimait les danses du soir et les guitares de la "festa"! Voici Madonna Giulia, tragique et brune, qui, désespérément, l'aima, pour leur malheur commun... Voici la principessa Orsola, qu'il aime de très loin et qui vit encore, dans l'ombre d'un lointain convent. Voici la belle Violante (Prononcer Violannté.), tragédienne aux terribles sourcils, dont le moindre chuchotement fait tressaillir les foules... De quelle ardeur tout ensemble feinte et surhumaine ils s'aimèrent, pendant tout un été d'orage! Celle-ci... la jolie contessina, mièvre, tôt oubliée... Celle-là... une femme comme toutes les femmes et qui l'aima, l'on eût dit, malgré elle... Cette autre encore... une passante dont les baisers lui donnaient l'illusion de fraises sauvages, fraîchement cueillies... Et ces autres, qui riaient du rire jeune de jadis... ... Voici que l'heure tinte à la cloche de la cathédrale. Une à une, les Ombres sont entrées. Le Poète prend place au milieu d'elles, - dans la grande salle des festins... Et, souriant, il porte à ses lèvres un flacon de verre de Venise aux reflets violets. "Je bois, dit-il, à vous toutes que j'aimai." Il but un vin d'or léger et reprit: "Chacune de vous fut aimée autrefois... et je ne confondis jamais une image avec une autre... Comment l'aurais-je pu, alors que vous voici toutes, - combien dissemblables! - mes amours?" Il but une dernière fois, vidant le beau flacon violet. "A mes amours!" dit-il encore. Le verre fragile, semblable à une violette fleurie dans l'ombre (chacun sait que les violettes qui fleurissent dans l'ombre sont plus douces que celles-là qui s'épanouissent dans le soleil), le verre d'un si beau pourpre éveilla une dernière admiration dans l'âme du Poète. "Ah! chose belle!" soupira-t-il. Et, malgré les premières douleurs de l'agonie, il choisit la place qui convenait au chef-d'oeuvre, une place où les rayons de soleil et les lueurs de lune le révéleraient sous toutes les apparences de sa beauté changeante. ... Déjà, les violettes se flétrissaient. Le Poète savait que le parfum de ces fleurs divines n'est jamais aussi pénétrant que vers le soir et dans leur suave agonie. Il les respira, s'émerveilla de cette douceur suprême, et mourut comme elles... Pendant ce temps, les cires odorantes brûlaient, les vins s'empourpraient et se doraient dans les coupes vénitiennes, les roses se fanaient dans la salle du festin... Et les Ombres amoureuses riaient et luttaient de paroles légères et pointues comme sont les flèches... Ainsi qu'autrefois, les Ombres riaient, d'un rire sans écho. Mais l'aurore entra par les fissures des hautes fenêtres, et les Ombre s'évanouirent... L'aurore terrible, solennelle et véridique toucha le front du Poète, endormi par les violettes pâles. Et le regard de l'aurore qui, souvent, fut hostile au Poète pendant sa vie folle et brève, cessa d'être hostile... Dans la clarté froide, le Poète apparut revêtu d'une froide majesté... Pendant ce temps, les cires odorantes brûlaient, les vins s'empourpraient et se doraient dans les coupes vénitiennes, les roses se fanaient dans la salle du festin... Et les Ombres amoureuses riaient d'un rire sans écho... Les Sept Archanges. La très belle Sainte est morte. Elle est morte ("Enfin!" disait-elle en son dernier soupir), de l'angoisse qu'elle éprouva, un jour, en méditant sur la mort de Notre Seigneur et les douleurs de Notre Dame. Née parmi les douces nonnes (sa royale mère s'était réfugiée en ce couvent pour échapper à de cruels ennemis), elle fut, dès sa première enfance, élevée selon leurs leçons, et se hâta de les devancer sur la route divine qui mène vers le paradis... Jamais, - ayant imité l'exemple suprême de Marie, - elle ne connut ni l'orgueil, ni la paresse, ni l'envie, ni même l'ombre d'autres péchés... Aussi, comme signe de sa faveur particulière, Notre Dame envoya-t-elle vers celle qui l'aima jusqu'au dernier soupir final les Sept Archanges, - ceux-là qui, éternellement, l'entourent pour la glorifier et l'exalter sans cesse. Le Premier Archange se nomme la Douleur. Sous de longs voiles noirs, il détourne la face... Ses grandes ailes, noires aussi, sont toujours repliées... Le Second Archange est l'Amour, aux ailes orangées, - de la couleur d'un beau couchant terrestre. Et son long sourire se prolonge au-delà du temps... Son coeur rayonne sous les larges plis de la robe dont le revêtit Dieu lui-même. Le Troisième Archange est le Souvenir, aux ailes vertes. Et ses yeux, parfois souriants, - mais d'un sourire un peu triste! - et parfois remplis de douleur, sont d'un vert profond... Le Quatrième Archange, - ô Compassion bienveillante! ne peut calmer le léger frisson bleu de ses ailes toujours prêtes à s'envoler vers ceux qui l'implorent... Divines ailes d'azur, si promptes, à l'approche tendre et silencieuse! Les deux autres Archanges, le Repentir et le Pardon, ne sont jamais séparés l'un de l'autre, et leurs ailes fraternelles se sont liées, en un double rayonnement gris et bleu, - bleu et gris. Cependant, - pour les avoir contemplées pendant quelques bienheureux siècles, - semble-t-il aux élus que les ailes du Pardon sont grises et mêlées d'azur... Car les ailes de la Compassion apparaissent alors, très bleues. ... Et le Septième Archange, - le plus beau de tous! - aux ailes violettes, demeure toujours en l'ombre de Dieu... Le parfum de violettes qu'il apporte entre ses mains tendues est agréable au Seigneur... L'Archange du Pardon et l'Archange de la Mort ne se quittent jamais, sachant que, parfois sur la terre, l'un ne peut être accueilli sans l'autre par l'âme... par la pauvre âme humaine... La Promesse Des Fées. Voici ce qui advint, une fois, à un paysan. Il avait accompli sa besogne journalière, et, vers le soir, il reconnut sa fatigue. Donc, il voulut retourner à la maison, au bon repas fumant, au lit où l'on s'endort enfin, lorsque lui apparut une Fée. Et ce n'était point une Fée vulgaire: c'était la Reine des Fées Elle-Même. Le paysan le comprit tout de suite, parce qu'il voyait autour d'elle un arc-en- ciel, et qu'au milieu de toutes ces couleurs rayonnait néanmoins avec magnificence une couronne d'or aux pointes d'étoiles. Comme bien l'on pense, le paysan ouvrit deux grands yeux ignorants. Sur quoi, la Fée d'entre le Fées lui dit avec malice: "Pourquoi me regardes-tu de la sorte, avec de si grands yeux? Viens avec moi dans mon royaume... Et tu verras de très belles choses que moi seule peux te faire comprendre." Nous imaginons tous avec quelle joie le laboureur consentit. Et tous deux descendirent dans le Royaume des Fées où régnait l'unique Reine. Elle fit fête au laboureur et lui donna à manger et à boire, si bien que - je l'avoue à sa honte, - il se grisa quelque peu... Si peu, cependant! Car, avant tout, il était ivre d'amour. Enfin, s'étant bien moquée du pauvre bonhomme qui ne pensait qu'à elle, et l'aimait, et l'aimait! elle lui remit trois gros sacs bourrés d'or, en lui disant: "Va, mon bonhomme! Moi aussi, je t'aime! Et voici la récompense que je te donne pour tant m'aimer! "Passe donc ton chemin, et je te rejoindrai dès la première heure!" Le pauvre homme redit: "Dès la première heure, n'est-ce pas?" La Reine des Fées promit encore, - et, naturellement, ne tint pas sa parole. Depuis ce temps, elle n'a plus reparu dans le pays, et le laboureur est mort de chagrin. Naissance De L'Opale. Nous savons tous que les rayons du soleil sont des elfes et que les rayons de la lune sont des fées. Mais, par une loi inexplicable (comme la plupart des lois), il est interdit aux elfes du soleil de jamais rencontrer les fées de la lune. Or, voici ce que L'On a décidé là-haut pour rendre impossible jusqu'au plus lointain message entre les fées de la lune et les elfes du soleil. On (et quel est cet On mystérieux, je ne saurais vous le dire, puisque, moi aussi, je l'ignore) a ordonné que, dès le premier signe du couchant, les elfes du soleil graviraient en toute hâte leur échelle d'or et remonteraient tous dans le soleil qui est leur domaine élémentaire. Et c'est alors qu'au même signe descendent, toutes blondes en leurs robes d'argent, les filles de la lune... Jusqu'à ce point, tout est naturel et compréhensible... Mais c'est ici que se complique l'histoire... Un elfe du soleil, en remontant l'échelle d'or, avait tourné la tête. Car, - hélas pour lui! - il avait l'esprit vif et curieux. Il jeta donc un regard en arrière et vit une des plus belles d'entre les filles de la lune. Blonde mystérieusement, blonde aux yeux bleus qui percent les ténèbres, telle lui fut-elle révélée... Il pleura d'angoisse et d'amour... Et, cette nuit-là, il ne se mêla pas à la belle foule blonde de ses frères glorieux qui rejoignaient le soleil... Mais il plut à cette pâle fée qu'avait enfantée la lune, et, pendant toute une nuit d'amour, ils s'aimèrent... Le lendemain, ce fut le châtiment, un châtiment d'une inespérée douceur... Leurs deux rayons s'étaient mêlés comme leurs deux âmes s'étaient confondues... La lumière ardente du soleil s'était unie à la lueur triste de la lune. Et naquit l'opale. Malédiction De La Basilissa. De toute la hauteur du trône, la Basilissa maudit son peuple révolté... Et ce sont des paroles étranges, qui éclatent et se répercutent, terribles à entendre... Mais le peuple n'écoute point ce tonnerre venant du trône. Cette lourde couronne qui ceint l'auguste chevelure blanchie n'est plus qu'un simulacre... Le peuple a renié Celle à qui, de tout temps, il accepta de devoir l'obéissance... Certains, même, osent chanter insolemment, dans le sanctuaire où règne la Basilissa, toute rayonnante de l'or du trône et de l'or des saintes images... Se voyant impuissante, la Basilissa, enfin, s'est tuée... Et, comme un terrible écho, le tonnerre d'un menaçant orage se déchaîne... Bientôt retombera cette malédiction jetée par la vieille Basilissa sur le peuple... La cité sainte éprouvera l'horreur soudaine de l'invasion... Le palais royal sera brûlé... Et le peuple verra s'embraser jusqu'à cette Basilique bâtie jadis par les anges, et dans laquelle fut autrefois couronnée et sacrée devant lui Celle qui l'a maudit, en sa juste colère... Le peuple, alors, connaîtra le repentir inutile... Il s'humiliera, - mais en vain, hélas! - devant une vieille femme, aux yeux de folle, qui l'écoutera sans le comprendre... Pleure, ô Byzance! La malédiction de la Basilissa, pèse, - et pèsera éternellement sur tes murs! L'Anneau Mystérieux. Jamais on ne sut d'où venait cet inconnu, ni ce qu'avait été son histoire. Il échoua, un jour, sur le rivage d'île lointaine où il prit femme et fit souche d'enfants, de nombreux enfants. Mais jamais, à aucun d'entre eux, non pas même à sa fille aînée, qu'il aimait particulièrement, il ne révéla son nom. De son passé, il n'avait gardé qu'un anneau, orné d'une toute petite émeraude. Lorsqu'on l'interrogeait sur l'anneau, il riait ou se fâchait, selon la couleur du ciel... Mais il pria sa famille étrangère, - cette famille pour laquelle toujours il demeura l'Inconnu! - de laisser à son doigt, quand il dormirait son dernier sommeil, cette toute petite bague d'or, si mince! ... Vous pensez bien que, à peine eut-il rendu l'âme, la famille étrangère se hâta de retirer du doigt mort l'anneau léger... Telles sont les Familles... Et mal venu qui s'en plaint... L'Avènement. Il n'est bruit que de cela. On en parle à la cour, à la ville et jusque dans les champs, tandis que se fait la récolte. L'heure a sonné où la petite princesse est devenue reine, elle aussi. Sa mère vient de mourir, magnifiquement vieille. A son tour de ceindre la couronne glorieuse à son front prédestiné. Voici les hérauts. Voici les princes du sang, ployant un peu sous les lourds manteaux d'hermine. Voici enfin Notre Reine, Celle que nous vénérons, qui règne sur nous, qui est l'âme incarnée de notre belle et bonne race! Et que vive et resplendisse et rayonne Notre Reine! Le Courroux Du Cygne. Un jour, - la petite île était verte et paisible, - je me promenais au hasard, dans l'admiration des arbres et de l'eau. Très inoffensivement, - sur ma foi à la face du ciel! - je me promenais... Et, comme je contemplais l'eau, - moi qui l'aime et qui l'adore! - je vis sortir d'un fouillis de roseaux un cygne noir, menaçant... Son trop long col se balançait, avec des mouvements sinueux et presque serpentins... Je me rappelai la puissance de ces grandes ailes qui, le plus facilement du monde, vous brisent le bras... Et son bec rouge sifflait... Fort prudemment, - et bourgeoisement, hélas! - je battis en retraite... Mais, ô cygne noir! tout en te redoudant, combien je t'aimais dans ta beauté indomptable! Tu défendais ton nid, en quoi tu avais parfaitement raison... Moi, qui songe, dans le silence, je défends avec acharnement mes rêves... Rêverie Japonaise. Je ne sais pourquoi ce souvenir force la porte souvent close de ma mémoire. C'était le soir, dans une maison de thé japonaise. D'en bas montait le rythme monotone, le rythme presque éternel de trois cordes régulièrement frappées. Trois notes, sans plus... Un rythme dans la nuit... Mais la lune était si grande, si magnifiquement puissante, que l'on voyait s'élever toujours prodigieuses, les tiges des bambous hors de l'étang, - qui, sous la lune, revêtait tout le mystère des étangs sacrés dans l'enceinte d'un temple. Et la lune immense donnait à ces tiges prodigieuses une apparence de songe. ... Pendant ce temps, une vieille femme triste, et qui fut belle, musicienne de son métier, jouait inlassablement... Je ne puis rendre ce sentiment d'éternité, de l'Eternité qui, jadis, me sembla terrible, incompréhensible et funeste... Cette étrange intuition se glissait en mes veines, avec le rythme aux trois notes indéfiniment répétées, avec la nuit japonaise, avec le visage de la vieille musicienne triste... Et peu à peu, et peu à peu, mon âme s'apaisait jusqu'à l'anéantissement divin de la mort dans la nuit... Enthousiasme. Enthousiasme! enthousiasme! ô Dieu de la jeunesse, toi qui exaltes l'âme, qui fais flamboyer les regards et battre plus fort les coeurs avides! ô Divinité jeune. Enthousiasme, toi qui apparais à chacun, selon son rêve, dans une splendeur de soleil! Les froides années ne glaceront pas ton ardeur, la nuit ne t'obscurcira point! Tu ne mourras dans le coeur du Poète, - c'est-à-dire de celui qui poursuit la beauté à travers un songe, - qu'avec le dernier battement de ce coeur... de ce coeur enfin lassé qui tant aima ce qui fut beau! Enthousiasme! - ô cri divin qui n'a d'égal que le triomphant Evohé des Bacchantes! - flamme vive dont nul vent sournois ne saurait avoir raison et qui brûles, plus claire, au milieu des rudes frimas! toi que l'haleine de la mort peut seule éteindre, brûle en nous, rayonne autour de nous! Et gloire à toi, jeunesse éternelle, Enthousiasme! Le Hublot. A travers la vitre épaissie par les grands jets de sel, je regarde, je regarde la mer... la mer qui jette et rejette sa colère inutile. O mon hublot! toi qui t'opposes à la rage de la mer exaspérée et qui me donnes la vue sur les flots. Fenêtre des navires, chère aux songeurs, je te loue, ainsi qu'il convient! car tu m'accordes un soupçon de l'infini! Et que j'aime le large bruit, le bruit triste et furieux des vagues impuissantes, ô mon hublot, toi qui protèges contre la colère du large! Le Passage De L'Ame. Conte irlandais. Tous, ils sont assemblés dans la chambre mortuaire, - les trois fils, la fille, le neveu, les cousins, les amis. Et une lourde angoisse pèse... L'âme heurte au plafond ses ailes neuves, et ne peut s'enfuir... Impuissante, elle se heurte et se heurte au plafond, s'efforçant en vain, de ses vaines ailes... Et soudain, la fille aînée dit: "Il faut ouvrir la fenêtre..." Par la fenêtre ouverte, l'âme inquiète passe, rouvrant dans l'espace nocturne ses ailes repliées. La Mort Du Viking. Harald, le Viking, le jeune Viking blond, qui sut conquérir la Norvège tout entière et les pays lointains que son peuple n'avait point encore connus, Harald vient de mourir. Le Viking est mort. Pleurez, ô vieillards très sages, et vous, femmes attentives, pleurez, et faites pleurer vos jeunes enfants! Pleurez, vous tous, ô peuple de la Norvège! Car le jeune Roi de la Mer, Harald le Victorieux, est mort! Guerriers dans la force de l'âge, jeunes hommes intrépides qui avez déjà couru les aventures sur les flots, Harald, le Viking mort, ne vous mènera plus au fort de la mêlée! Il ne vous dirigera plus; il ne règnera plus sur la mer! Car le Héros victorieux, Harald, notre Viking, est mort! Mais voici que l'on a préparé sa voile victorieuse, celle-là même qui le menait, gonflée par le vent du large, vers les terres domptées, vers les contrées plus douces et plus facilement soumises que la nôtre, au son dominateur de sa voix retentissante. Harald le Victorieux, Harald, le jeune Viking, qui dirigeait vers le triomphe les voiles guerrières, est mort! Malheur sur nous! Malheur sur nous tous qui le pleurons! Il ne mènera plus vers la Victoire certaine nos voiles désolées, nos voiles hésitantes qui semblent aujourd'hui des ailes brisées... Comme des ailes de goëlands blessés ou las, nos voiles retombent, lamentables. Elles ne sont plus triomphalement gonflées par la belle brise du large, par le vent du Nord, ce vent qui souffle la victoire. L'Ignorante. Une fille jeune, - assez jeune, oui, il me semble, mais j'ai oublié son âge exact! - entendit, un jour, tout au loin, les sons d'une flûte... Elle suivit les sons de la flûte. Elle entra dans la caverne des voleurs qui jouaient aux dés et se trichaient outrageusement les uns les autres... Immobile, passive, elle assistait, elle écoutait... Mais, un soir, ayant pu s'emparer du rasoir de l'un des voleurs, elle se coupa la gorge... Le lendemain, tout le monde fut très étonné... Récit De Matelot. Nous étions trente et un lorsque nous nous embarquâmes. Je pensais bien, en moi-même, et sans en rien dire, bien entendu, que c'était là le nombre mauvais, et que nous courrions tous à notre perte. Mais je n'y pouvais rien. Donc, une fois prêts, nous nous embarquâmes. Tout alla bien pendant quelques jours... Oui, tout allait fort bien, vraiment. Et moi je pestais - en dedans, bien entendu, - contre ma sottise. Je ne trouvais qu'un mot à m'appliquer, un mot bien lancé, celui-là: Idiot! Je reviens à mon idée. Nous étions trente et un. Cela devait finir très mal, très mal. Un grand vent s'était levé, du fond de la mer, il faut bien le croire... Et nous nous vîmes tous jetés par-ci, par-là, comme ces choses qui n'ont plus d'importance. ... Pas une étoile. La nuit et l'eau... et surtout la tempête. Moi, gros homme que je suis, j'ai pleuré... J'ai honte de le dire, mais puisque c'est vrai... Et puis, enfin, qui peut se battre contre le vent et la mer? Naturellement, notre joli petit bateau - la Jeanne-Marie que j'aimais tant! - plongea. Et nous avec lui. Mais voici où l'histoire devient drôle. Je tombais au fond de la mer, sans avoir eu le temps, quoique bon chrétien, de dire une prière au bon Dieu, ni à la Sainte Vierge, lorsque, soudain, je me retrouvai sur la plage, tenant encore, dans mes mains crispées, - mes vieilles mains dures que je retrouvais! - une étoile de mer. Je l'ai gardée, - puisque les souvenirs sont choses saintes. Je l'ai gardée, très respectueusement... Et, - le croiriez-vous? - comme il fait très sombre chez nous, vers le crépuscule, elle brille, - elle brille, vraiment - aussi vrai que je suis là, moi, Jean-Marie! - d'une petite lumière verte... Le Vieux Maître. Le Vieux Maître devine enfin que sa maîtresse lui échappe... Le voici, pourtant, alerte et vif, dans le grand atelier rempli de souvenirs, où l'on donna de si magnifiques concerts! où la musique adorable et la fraternelle poésie s'alliaient à la peinture... Aux beaux jours de peinture succédaient les beaux soirs de fiévreuse musique... Tout le jour, il peignait... il peignait avec une adoration qui consumait son âme... Et, pendant tout un long soir, ravi jusqu'aux trônes des archanges, il écoutait la musique... Peut-être même eût-il souhaité être musicien... Mais non! Ceux-là que délasse et console un art étranger le voient, souvent, avec plus de clarté que ses propres serviteurs et ses prêtres... il fait meilleur écouter... Le Vieux Maître songe, en écoutant... Son regard, perdu dans le soir, s'agrandit... Il écoute... S'il pouvait parler, sans doute dirait-il qu'il lui semble renaître dans un lumineux royaume où triomphe l'harmonie... dans un royaume de parfaite musique où séjourne, en l'éternel bonheur, l'âme des musiciens... où jamais aucune discordance ne peut naître... L'Eternelle musique! Et, sur ce rêve, le Vieux Maître, très las, s'endort enfin, sachant qu'un soir il s'éveillera dans ce lointain Paradis, peuplé d'anges qui chantent... L'un d'eux lui donnera une harpe d'or... Et, pendant l'éternité, il célébrera la beauté du Paradis et la bonté de Dieu. Impératrice Byzantine. L'Impératrice byzantine était si orgueilleuse de sa grande beauté, si orgueilleuse! qu'elle fit, de par un décret, assembler solennellement tout son peuple, afin que, devant lui, le plus grand peintre de l'empire fardât son ombre. Le plus grand peintre de l'empire affina donc ses pinceaux, et la vit, et dessina... Et sur les murs de blanc marbre, s'effila le portrait... Les yeux étaient grands, au delà de toute mesure... Le fard de la portraicture reproduisait exactement le fard des joues... Et l'Impératrice, devant toute sa cour, se montra satisfaite... Oiseaux Dans La Proue. Depuis un temps fort long, presque immémorial, le grand vaisseau pourrit dans le port... Mais, un jour, les marins se sont ressouvenus de lui, et sont venus le nettoyer, le polir, le vernir, pour la fuite magnifique vers le large... Et voici qu'une tribu d'oiseaux, venue se nicher au creux de la proue, s'est réveillée, avec des cris d'effroi et de soudains battements d'ailes... Aussitôt, les marins se sont enfuis, en se signant... Les mauvais esprits s'étaient manifestés... Et depuis, victorieusement, les oiseaux poussent, dans la proue abandonnée, leurs cris de victoire ou de détresse, - selon qu'il plaît au ciel, au vent et à la mer, qui sont leurs trois Dieux! Les Paupières. Tout le secret, gardé jalousement, de son âme, était dans ses yeux. C'est pourquoi elle les dissimulait sous de lourdes paupières, semblables à des rideaux de pourpre. Toujours, lorsqu'on l'interrogeait, elle baissait sur un regard impénétrable les paupières qui la protégeaient contre les regards d'autrui... Ainsi, grâce aux lourdes paupières veinées de bleu impérial, elle put échapper, jusqu'à l'heure dernière, à ceux-là qui s'efforçaient de savoir le secret, gardé jalousement, de son âme. Danse Funéraire. Dès la première lueur du matin, le corps de la jeune vierge aux pieds agiles, aux pieds presque ailés, fut enfoui dans la terre. Parmi les choeurs dansants, elle avait été la plus gracieuse et la plus admirée. Des villages voisins, le bruit s'en était répandu jusqu'à la grande ville, et tous se hâtaient, s'enfiévraient, afin de vivre, grâce à la danseuse, une heure de beauté. Cette danseuse était très jeune, très souple, très vive, et presque ailée... Or, voici qu'elle fut étreinte par le mal qui ne pardonne pas, et qu'elle mourut. Mais, avant de mourir, elle put encore chuchoter à l'une de ses compagnes une prière, un ordre de mourante... Ses compagnes des jours glorieux devaient, une fois dernière, venir danser, au-dessus de sa tombe, ainsi qu'elle-même, autrefois, avait dansé... Jamais ne fut danse plus extraordinairement belle. Les Quatres Ailes Violettes. Combien l'on est heureux de pouvoir être malheureux! - Cette grande vérité me fut révélée mystérieusement par un Archange aux quatre ailes violettes, tranquillement repliées. Combien il est cher de parler à son chagrin! Lui et vous. On sanglote... On se dit: Que je souffre! Et l'on souffre et l'on sanglote de plus en plus, et, je ne sais pourquoi, l'on se relève de l'ombre, le coeur allégé, mystérieusement. Cet adorable Archange qui a consolé votre chagrin déploie alors ses quatre grandes ailes violettes et s'envole, - d'un large vol heureux et satisfait, - vers le ciel natal où le bonheur chante... Entre Le Putois Et Le Blaireau. Conte symbolique. Le Putois et le Blaireau ont envahi l'humble cabane où moi, Michael Macuddy, humble paysan, mais honnête, et ne devant rien à personne, (rien, je le jure!), je dormais si bien! Combien sent mauvais, - mais si horriblement mauvais! - le Putois! Et combien est retors le Blaireau! Deux animaux très malfaisants, vous dis-je! et qui se sont vraiment ligués contre moi! Comment donc ont-ils pu tous deux pénétrer dans la paisible cabane où pourtant veille, - mais en vain, hélas! - l'Image de Marie!... ... Puis, après tout, le symbole n'est pas si compliqué! - Le Blaireau n'est qu'une rivale maligne qui m'arracha celle que j'aimais et que je hais maintenant autant que la bête malodorante, vouée à la destruction! Comme je les hais tous les deux! Que promptement ils périssent, accouplés, ainsi qu'ils le méritent, pour toute la noire Eternité, l'une si maligne, et l'autre dont l'odeur me ferait vomir, si j'étais encore capable de dégoût! Un Chanteur Boiteux. Dès sa naissance, le pauvre boitait et chantait, et chantait en boitant. Et tant et tant, et tant et tant! Parfois, il rythmait ses chansons tristes ou joyeuses, - (mais tristes le plus souvent, croyez-le!) - sur sa marche inégale. De village en village il errait, demandant, pour récompense d'une chanson bien chantée, une miche de pain, un quartier de fromage... Mais ce qu'il demandait en priant, surtout et avant tout, c'était un verre d'eau bien fraîche. Car l'effort de chanter altère. On lui donnait le verre d'eau... Si le prêtre du village se trouvait sur son chemin, il lui demandait sa bénédiction... Et, le coeur chantant, le chanteur boiteux reprenait son chemin... Regards. C'était une femme comme toutes les autres femmes... Et, ma foi! de beauté médiocre... Mais ses paupières étaient pareilles à de lourds pétales de soie pourpre. Souvent, elle les abaissait sur les songes intérieurs. Et, lorsqu'elle les relevait, la lumière sombre de ses yeux noirs faisait autour d'elle comme une lumière nocturne. Ses yeux étaient ce qu'elle possédait, en ce monde, de plus beau. Aussi en était-elle jalouse, comme d'un trésor caché. Aussi dissimulait-elle, le plus ordinairement, son regard... Mais lorsqu'elle les ouvrait, tout grands, avec amour, devant Dieu, avec pleine confiance, devant les hommes, je demeurais éblouie devant cette splendeur presque divine... Mon Foyer. Foyer, mon cher foyer, ami du poète, confident et consolateur des douleurs et des rêves solitaires, je t'aime et te bénis! Que d'improbables châteaux, que de palais impossibles tu bâtis et tu renverses! Que de chimères glorieuses tu crées, pour les anéantir afin d'en créer d'autres! Comme les nuages, tu varies et tu renouvelles, et meurs, et revis. O foyer! ô mon foyer que j'aime! Sois témoin de ma joie, lorsque je suis joyeuse, et reçois la confidence de ma tristesse, lorsque je suis triste... Car il est des choses trop douloureuses ou trop belles, qui ne peuvent être partagées qu'avec toi! Sur La Mort. O Mort! Tu revêtis, pour les Hellènes très heureux, l'aspect d'un Dieu mauvais. Ils te craignirent, ils te repoussèrent, ceux-là qui dansaient et chantaient en choeur autour de la jeune lune, ceux-là dont les filles étaient belles et les grappes lourdes... Ils étaient heureux dans le soleil, et jeunes, et beaux, et le seul Dieu qu'ils redoutaient - mais encore moins que toi! - était le terrible et funeste Amour. Mais Toi, ô Mort! ô Toi, Dieu terrible que les Hellènes honorèrent, parce qu'ils te craignaient! tu seras adorée par les poètes malheureux et par tous ceux que la Vie a déçus, impitoyablement, d'un mauvais sourire... Et pour ceux-là qui possèdent le trésor d'une foi, tu es la Délivrance, le Triomphe, la Gloire! Tu es le Sourire des Archanges... Mais, ô Mort trois fois femme! pourquoi visites-tu ceux qui te redoutent et t'éloignes-tu de ces autres qui t'appellent à grands cris? Tout en toi est mystère, ô Mort bien-aimée! que redoutent tant les uns, que désirent tant les autres... Le Jardin Turc. (1905) Dans le jardin charmant, où Elle abrite sa mélancolie, la bise souffle plus doucement qu'ailleurs: la brise est une présence mystérieuse - les eaux du Bosphore clapotent comme pour mieux rythmer Sa vague rêverie. Elle a des yeux de sultane douloureuse: un peu de rose éclaire ses joues mates, que les longues réclusions ont pâli. Dans le jardin charmant, Princesse Captive, elle attend et se souvient. Je vous le dis, elle a les plus beaux yeux du monde. L'Ennui s'y baigne, comme dans une eau nocturne, profonde incalculablement. La nostalgie immuable habite son regard... Et je me perds en ces prunelles comme en un souffle étoilé - Celle que j'aime, Celle qui a les plus beaux yeux du monde, s'asseoit sous les arbres, et rêve... Son âme est large et triste autant que la nuit orientale... Celle que j'aime vient rêver, chaque soir dans un jardin charmant... Source: http://www.poesies.net.