La Dame A La Louve. (1904) Par Renée Vivien. (1877-1909) (Pauline Mary Tarn.) TABLE DES MATIERES La Dame A La Louve. La Soif Ricane. Le Prince Charmant. Les Soeurs Du Silence. Cruauté Des Pierreries. Trahison De La Forêt. La Chasteté Paradoxale. La Splendide Prostituée. La Saurienne. Le Voile De Vasthi. Brune Comme Une Noisette. Psappha Charme Les Sirènes. Le Club Des Damnés. L'Amitié Féminine. Svanhild. SCENE I SCENE II SCENE III Blanche Comme L'Ecume. Bona Dea. La Dame A La Louve. (Conté par M. Pierre Lenoir.) Je ne sais pourquoi j’entrepris de faire la cour à cette femme. Elle n’était ni belle, ni jolie, ni même agréable. Et moi, (je le dis sans fatuité, mesdames,) on a bien voulu quelquefois ne pas me trouver indifférent. Ce n’est pas que je sois extraordinairement doué par la Nature au physique ni au moral: mais enfin, tel que je suis, -l’avouerai-je? -j’ai été très gâté par le sexe. Oh! rassurez- vous, je ne vais pas vous infliger un vaniteux récit de mes conquêtes. Je suis un modeste. Au surplus, il ne s’agit point de moi en l’occurrence. Il s’agit de cette femme, ou plutôt de cette jeune fille, enfin de cette Anglaise dont le curieux visage m’a plu pendant une heure. C’était un être bizarre. Lorsque je m’approchai d’elle pour la première fois, une grande bête dormait dans les plis traînants de sa jupe. J’avais aux lèvres ces paroles aimablement banales qui facilitent les relations entre étrangers. Les mots ne sont rien en pareil cas, -l’art de les prononcer est tout. . . Mais la grande bête, dressant le museau, grogna d’une manière sinistre, au moment même où j’abordai l’intéressante inconnue. Malgré moi, je reculai d’un pas. «Vous avez là un chien bien méchant, mademoiselle,» observai-je. «C’est une louve,» répondit-elle avec quelque sécheresse. «Et, comme elle a parfois des aversions aussi violentes qu’inexplicables, je crois que vous feriez bien de vous éloigner un peu.» D’un appel sévère elle fit taire la louve: «Helga!» Je battis en retraite, légèrement humilié. C’était là une sotte histoire, avouez-le. Je ne connais point la peur, mais je hais le ridicule. L’incident m’ennuyait d’autant plus que j’avais cru surprendre dans les yeux de la jeune fille une lueur de sympathie. Je lui plaisais certainement quelque peu. Elle devait être aussi dépitée que moi de ce contre-temps regrettable. Quelle pitié! Une conversation dont le début promettait si bien!. . . Je ne sais pourquoi l’affreux animal cessa plus tard ses manifestations hostiles. Je pus approcher sans crainte de sa maîtresse. Jamais je n’ai vu de visage aussi étrange. Sous ses lourds cheveux d’un blond à la fois ardent et terne, pareils à des cendres rousses, blêmissait la pâleur grise du teint. Le corps émacié avait la délicatesse fine et frêle d’un beau squelette. (Nous sommes tous un peu artistes à Paris, voyez-vous.) Cette femme dégageait une impression d’orgueil rude et solitaire, de fuite et de recul furieux. Ses yeux jaunes ressemblaient à ceux de sa louve. Ils avaient le même regard d’hostilité sournoise. Ses pas étaient tellement silencieux qu’ils en devenaient inquiétants. Jamais on n’a marché avec si peu de bruit. Elle était vêtue d’une étoffe épaisse, qui ressemblait à une fourrure. Elle n’était ni belle, ni jolie, ni charmante. Mais, enfin, c’était la seule femme qui fût à bord. Je lui fis donc la cour. J’observai les règles les plus solidement étayées sur une expérience déjà longue. Elle eut l’habileté de ne point me laisser voir le plaisir profond que lui causaient mes avances. Elle sut même conserver à ses yeux jaunes leur habituelle expression défiante. Admirable exemple de ruse féminine! Cette manoeuvre eut pour unique résultat de m’attirer plus violemment vers elle. Les longues résistances vous font quelquefois l’effet d’une agréable surprise, et rendent la victoire plus éclatante. . . Vous ne me contredirez pas sur ce point, n’est-ce pas, messieurs? Nous avons tous à peu près les mêmes sentiments. Il y a entre nous une fraternité d’âme si complète qu’elle rend une conversation presque impossible. C’est pourquoi je fuis souvent la monotone compagnie des hommes, trop identiques à moi-même. Certes, la Dame à la louve m’attirait. Et puis, dois-je le confesser? cette chasteté contrainte des geôles flottantes exaspérait mes sens tumultueux. C’était une femme. . . Et ma cour, jusque-là respectueuse, devenait chaque jour plus pressante. J’accumulais les métaphores enflammées. Je développais élégamment d’éloquentes périodes. Voyez jusqu’où allait la fourbe de cette femme! Elle affectait, en m’écoutant, une distraction lunaire. On eût juré qu’elle s’intéressait uniquement au sillage d’écume, pareil à de la neige en fumée. (Les femmes ne sont point insensibles aux comparaisons poétiques.) Mais moi qui étudie depuis longtemps la psychologie sur le visage féminin, je compris que ses lourdes paupières baissées cachaient de vacillantes lueurs d’amour. Un jour je payai d’audace, et voulus joindre le geste flatteur à la parole délicate, lorsqu’elle se tourna vers moi, d’un bond de louve. «Allez-vous-en,» ordonna-t-elle avec une décision presque sauvage. Ses dents de fauve brillaient étrangement sous les lèvres au menaçant retroussis. Je souris sans inquiétude. Il faut avoir beaucoup de patience avec les femmes, n’est-ce pas? et ne jamais croire un seul mot de ce qu’elles vous disent. Quand elles vous ordonnent de partir, il faut demeurer. En vérité, messieurs, j’ai quelque honte à vous resservir des banalités aussi piètres. Mon interlocutrice me considérait de ses larges prunelles jaunes. «Vous ne m’avez pas devinée. Vous vous heurtez stupidement à mon invincible dédain. Je ne sais ni haïr ni aimer. Je n’ai jamais rencontré un être humain digne de ma haine. La haine, plus patiente et plus tenace que l’amour, veut un grand adversaire.» Elle caressa la lourde tête de Helga, qui la contemplait avec de profonds yeux de femme. «Quant à l’amour, je l’ignore aussi complètement que vous ignorez l’art, élémentaire chez nous autres Anglo-Saxons, de dissimuler la fatuité inhérente aux mâles. Si j’avais été homme, j’aurais peut-être aimé une femme. Car les femmes possèdent les qualités que j’estime: la loyauté dans la passion et l’oubli de soi dans la tendresse. Elles sont simples et sincères pour la plupart. Elles se prodiguent sans restriction et sans calcul. Leur patience est inlassable comme leur bonté. Elles savent pardonner. Elles savent attendre. Elles possèdent cette chasteté supérieure: la constance.» Je ne manque point de finesse, et sais comprendre à demi-mot. Je souris avec intention devant cette explosion d’enthousiasme. Elle m’effleura d’un regard distrait qui me devina. «Oh! vous vous trompez étrangement. J’ai vu passer des femmes très généreuses d’esprit et de coeur. Mais je ne me suis jamais attachée à elles. Leur douceur même les éloignait de moi. Je n’avais point l’âme assez haute pour ne pas m’impatienter devant leur excès de candeur et de dévouement.» Elle commençait à m’ennuyer avec ses dissertations prétentieuses. Prude et bas- bleu autant que chipie!. . . Mais elle était la seule femme à bord. . . Et puis elle n’arborait ces airs de supériorité qu’afin de rendre plus précieuse sa capitulation prochaine. «Je n’ai d’affection que pour Helga. Et Helga le sait. Quant à vous, vous êtes sans doute un bon petit jeune homme, mais vous ne pouvez vous douter à quel point je vous méprise.» Elle voulait, en irritant mon orgueil, exacerber mon désir. Elle y réussissait, la coquine! J’étais rouge de colère et de convoitise. «Les hommes qui s’empressent autour de femmes, n’importe lesquelles, sont pareils aux chiens qui flairent des chiennes.» Elle me jeta un de ses longs regards jaunes. «J’ai si longtemps respiré l’air des forêts, l’air vibrant de neige, je me suis si souvent mêlée aux Blancheurs vastes et désertes, que mon âme est un peu l’âme des louves fuyantes.» À la fin, cette femme m’effrayait. Elle s’en aperçut, et changea de ton. «J’ai l’amour de la netteté et de la fraîcheur,» continua-t-elle en un rire léger. «Or, la vulgarité des hommes m’éloigne ainsi qu’un relent d’ail, et leur malpropreté me rebute à l’égal des bouffées d’égouts. L’homme,» insista-t-elle, «n’est véritablement chez lui que dans une maison de tolérance. Il n’aime que les courtisanes. Car il retrouve en elles sa rapacité, son inintelligence sentimentale, sa cruauté stupide. Il ne vit que pour l’intérêt ou pour la débauche. Moralement, il m’écoeure; physiquement, il me répugne. . . J’ai vu des hommes embrasser des femmes sur la bouche en se livrant à des tripotages obscènes. Le spectacle d’un gorille n’aurait pas été plus repoussant.» Elle s’arrêta une minute. «Le plus austère législateur n’échappe que par miracle aux fâcheuses conséquences des promiscuités charnelles qui hasardèrent sa jeunesse. Je ne comprends pas que la femme la moins délicate puisse subir sans haut-le-coeur vos sales baisers. En vérité, mon mépris de vierge égale en dégoût les nausées de la courtisane.» Décidément, pensai-je, elle exagère son rôle, pourtant très bien compris. Elle exagère. (Si nous étions entre hommes, messieurs, je vous dirais que je n’ai pas toujours méprisé les maisons publiques et que j’ai même ramassé maintes fois, sur le trottoir, de piteuses grues. Cela n’empêche pas les Parisiennes d’être plus accommodantes que cette sainte nitouche. Je ne suis nullement fat, mais enfin il faut avoir la conscience de sa valeur.) Et, jugeant que l’entretien avait assez duré, je quittai fort dignement la Dame à la Louve. Helga, sournoise, me suivit de son long regard jaune. . . . Des nuées aussi lourdes que des tours se dressaient à l’horizon. Au- dessous d’elles, un peu de ciel glauque serpentait, comme une douve. J’avais la sensation d’être écrasé par des murailles de pierre. . . Et le vent se levait. . . Le mal de mer m’étreignit. . . Je vous demande pardon de ce détail peu élégant, mesdames. . . Je fus horriblement indisposé. . . Je m’endormis enfin vers minuit, plus lamentable que je ne saurais vous le dire. Sur les deux heures du matin, je fus réveillé par un choc sinistre, suivi d’un broiement plus sinistre encore. . . Des ténèbres se dégageait une épouvante inexprimable. Je me rendis compte que le navire venait de toucher un écueil. Pour la première fois de ma vie, je négligeai ma toilette. J’apparus sur le pont en un costume fort sommaire. Une foule confuse d’hommes demi-nus s’y bousculait déjà. . . Ils détachaient en toute hâte les canots de sauvetage. En voyant ces bras et ces jambes poilus et ces poitrines hirsutes, je ne pus m’empêcher de songer, non sans un sourire, à une phrase de la Dame à la Louve: «Le spectacle d’un gorille n’aurait pas été plus repoussant. . .» Je ne sais pourquoi ce futile souvenir me railla, au milieu du commun danger. Les vagues ressemblaient à de monstrueux volcans enveloppés de fumées blanches. Ou plutôt, non, elles ne ressemblaient à rien. Elles étaient elles-mêmes, magnifiques, terribles, mortelles. . . Le vent soufflait sur cette colère démesurée et l’exaspérait encore. Le sel mordait mes paupières. Je grelottais sous l’embrun, ainsi que sous une bruine. Et le fracas des flots abolissait en moi toute pensée. La Dame à la Louve était là plus calme que jamais. Et moi, je défaillais de terreur. Je voyais la Mort dressée devant moi. Je la touchais presque. D’un geste hébété je tâtai mon front, où je sentais, affreusement saillants, les os du crâne. Le squelette en moi m’épouvantait. Je me mis à pleurer, stupidement. . . Je serais une chair bleue et noire, plus gonflée qu’une outre rebondie. Les requins happeraient par-ci, par-là, un de mes membres disjoints. Et, lorsque je descendrais au fond des flots, des crabes grimperaient obliquement le long de ma pourriture et s’en repaîtraient avec gloutonnerie. . . Le vent soufflait sur la mer. . . Je revis le passé. Je me repentis de ma vie imbécile, de ma vie gâchée, de ma vie perdue. Je voulus me rappeler un bienfait accordé par distraction ou par mégarde. Avais-je été bon à quelque chose, utile à quelqu’un? Et ma conscience obscure cria en moi, effroyable comme une muette qui aurait recouvré miraculeusement la parole: «Non!» Le vent soufflait sur la mer. . . Je me souvins vaguement des paroles saintes qui exhortaient au repentir et qui promettaient, à l’heure de l’agonie même, le salut du pêcheur contrit. Je tâchai de retrouver au fond de ma mémoire, plus épuisée qu’une coupe vide, quelques mots de prière. . . Et des pensées libidineuses vinrent me tourmenter, pareilles à de rouges diablotins. Je revis les lits souillés des compagnes de hasard. J’entendis de nouveau leurs appels stupidement obscènes. J’évoquai les étreintes sans amour. L’horreur du Plaisir m’accabla. . . Devant l’effroi de l’Immensité Mystérieuse, il ne survivait plus en moi que l’instinct du rut, aussi puissant chez quelques-uns que l’instinct de la conservation. C’était la Vie, la laideur et la grossièreté de la Vie, qui bramaient en moi une protestation féroce contre l’Anéantissement. . . Le vent soufflait sur la mer. . . On a de drôles d’idées à ces moments-là, tout de même. . . Moi, un très honnête garçon, en somme, estimé de tout le monde, excepté de quelques jaloux, aimé même de quelques-unes, me reprocher aussi amèrement une existence qui ne fut ni pire ni meilleure que celle de tout le monde!. . . Je dus avoir une passagère folie. Nous étions tous un peu fous, du reste. . . La Dame à la Louve, très calme, regardait les flots blancs. . . Oh! plus blancs que la neige au crépuscule! Et, assise sur son derrière, Helga hurlait comme une chienne. Elle hurlait lamentablement, comme une chienne à la lune. . . Elle comprenait. . . Je ne sais pourquoi ces hurlements me glacèrent plus encore que le bruit du vent et des flots. . . Elle hurlait à la mort, cette sacrée louve du diable! Je voulus l’assommer pour la faire taire, et je cherchai une planche, un espar, une barre de fer, quelque chose enfin pour l’abattre sur le pont. . . Je ne trouvai rien. . . Le canot de sauvetage était enfin prêt à partir. Des hommes bondirent furieusement vers le salut. Seule, la Dame à la Louve ne bougea point. «Embarquez-vous donc,» lui criai-je en m’installant à mon tour. Elle s’approcha sans hâte, suivie de Helga. «Mademoiselle,» intervint le lieutenant qui nous commandait tant bien que mal, «nous ne pouvons prendre cette bête avec nous. Il n’y a de places ici que pour les gens. -Alors, je reste,» dit-elle avec un recul. . . Des affolés se précipitaient, poussant des cris incohérents. Nous dûmes la laisser s’éloigner. Quant à moi, je ne pouvais véritablement pas m’embarrasser d’une semblable péronnelle. Et puis elle avait été si insolente à mon égard! Vous comprenez cela, n’est-ce pas, messieurs? Vous n’auriez pas agi autrement que moi. Enfin, j’étais sauvé, ou à peu près. L’aurore s’était levée, et quelle aurore, mon Dieu! C’était un grelottement de lumière transie, une stupeur grise, un grouillement d’êtres et de choses larvaires dans un crépuscule de limbes. . . Et nous vîmes bleuir la terre lointaine. . . Oh! la joie et le réconfort d’apercevoir le sol accueillant et sûr!. . . Depuis cette horrible expérience, je n’ai fait qu’un seul voyage sur mer, pour revenir ici. On ne m’y reprendra plus, allez! Je dois être très peu égoïste, mesdames. Au milieu de l’incertitude indicible où je me débattais, et quoique à grand’peine échappé à la Destruction, j’eus encore le courage de m’intéresser au sort de mes compagnons d’infortune. Le second canot avait été submergé par l’assaut frénétique d’un trop grand nombre de déments. Avec horreur je le vis sombrer. . . La Dame à la Louve s’était réfugiée sur un mât brisé, épave flottante, ainsi que la bête soumise. . . J’eus la certitude que, si les forces et l’endurance de cette femme ne la trahissaient point, elle pourrait être sauvée. Je le souhaitai de tout mon coeur. . . Mais le froid, la lenteur et la fragilité de cette embarcation improvisée, sans voiles et sans gouvernail, la fatigue, la faiblesse féminine! . . . Elles étaient à une courte distance de la terre, lorsque la Dame, épuisée, se tourna vers Helga, comme pour lui dire: «Je suis à bout. . .» Et voici que se passa une chose douloureuse et solennelle. La louve, qui avait compris, prolongea vers la terre proche et inaccessible son hurlement de désespoir. . . Puis, se dressant, elle posa ses deux pattes de devant sur les épaules de sa maîtresse, qui la prit entre ses bras. . . Toutes deux s’abîmèrent dans les flots. . . La Soif Ricane. (Conté par Jim Nicholls.) «Quel étrange coucher de soleil!» dis-je à Polly. Nous cheminions sur nos mulets accablés de lassitude et de chaleur. «Imbécile!» grommela ma compagne. «Tu ne vois donc pas que la lueur est à l’est. -Ce serait l’aurore, dans ce cas-là. Je dois être saoûl. Et, pourtant, je n’ai pas bu de la journée.» La marche somnolente des mulets berçait agréablement mes songes. Nous étions en pleine prairie. . . Devant nous, un désert d’herbe pâle. Derrière nous, un océan d’herbe pâle. Autour de nous rôdait la Soif. Je voyais remuer ses lèvres sèches. J’entendais ses grelottements de fièvre. Polly, la garce aux cheveux de paille, ne la voyait point, ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’étonnant. Polly n’a jamais pu voir plus loin que le bout de son nez rouge de grand air et de soleil. Je me retournai sur ma selle, en tirant avec force les rênes. «Pourquoi t’arrêtes-tu?» me demanda Polly. «Je regarde la Soif. Sa robe est grise comme l’herbe sèche là-bas. Elle grimace. Elle ricane. Les contorsions de sa carcasse me font peur. Elle est bien laide, la Soif.» Polly haussa lourdement ses lourdes épaules. «Tu es fou, Jim. Il n’y a que les nigauds de ton espèce pour avoir comme ça des cauchemars en plein jour.» Je l’aurais volontiers fait taire d’un coup de pied ou de poing, mais des expériences réitérées et douloureuses m’avaient persuadé que la vigueur physique de Polly surpassait de beaucoup la mienne. Je n’avais sur elle qu’une vague supériorité mentale. Et encore! Le bon sens de ma compagne m’a souvent tiré d’un mauvais pas, ce que n’auraient pu faire mes divagations de songe-creux. J’ai reçu de l’instruction, c’est vrai; mais à quoi sert l’instruction dans les prairies? Un bon revolver vaut mieux là-bas. Les cheveux de Polly flamboyaient implacablement sous la lumière. J’eus envie de la scalper, comme font mes amis et adversaires les Indiens, afin d’éclabousser de sang cette tignasse blonde. Pourquoi? Je ne sais pas. Ce sont des idées qui vous viennent, comme cela, dans les prairies. Je regardai ses joues brunies, qui ressemblaient à deux pommes cuites. J’ignore pourquoi je me souvins à ce moment d’un mince visage très pâle que j’avais aimé autrefois. J’évoquai l’ombre d’une maisonnette, la fraîcheur des persiennes closes et les belles paupières de celle qui lisait. Comme elle était charmante, les paupières baissées! J’adorais l’ombre des cils sur les joues blanches. Ah!. . . Je ne connaissais point alors le métier de coureur de prairies. Je n’avais point rencontré la garce aux cheveux de paille. Pourquoi ai-je quitté la maisonnette pleine d’ombre et de la lumière verte des volets clos? Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus si l’étrange petite fille qui lisait pendant de longues heures est vivante ou morte. Je crois qu’elle doit être morte, parce que j’ai parfois un si grand vide au coeur! Mais je ne suis sûr de rien. Ça vous dérange un peu les idées, d’avoir vu de près la Soif qui rôde dans les prairies. J’ai choisi pour ma compagne de route cette Polly que j’exècre, ou plutôt elle m’a choisi pour compagnon. Je finirai par la tuer un jour. Cela, je le sais. Je la hais parce qu’elle est vigoureusement saine, et que je suis, moi, un fiévreux débile. Elle est plus hardie et plus solide qu’un mâle. Elle m’enverrait rouler à dix mètres d’une chiquenaude. C’est d’ailleurs une bonne géante, quand elle n’a pas trop bu. Mais, voilà! Elle se saoûle volontiers. Peut-être a-t-elle peur, elle aussi, de la Soif qui nous guette tous les deux. Je hasardai une réflexion au cours du chemin. «Il y aura sûrement de l’orage avant peu, Polly, ma fée, ma chimère. -Idiot!» souffla-t-elle avec conviction. «Laisse-moi donc tranquille. Tu ne dis jamais que des choses sottes. Bien sûr qu’il y aura de l’orage avant peu. Ça se voit et ça se sent, et je n’aime pas les mots inutiles. -Ô ma douceur admirable, ta sagesse est aussi bienveillante que profonde.» Elle ne daigna point me répondre. Je finirai sûrement par la tuer un jour. Je n’aurai jamais la force de l’étrangler; mais je lui tirerai dans le dos un bon coup de revolver. Comme ça, ce sera fini et je ne penserai plus à elle. Peut- être que la Soif s’éloignera de moi, quand je l’aurai abreuvée de sang. Qui sait? . . . L’aurore surnaturelle augmentait d’intensité. . . Nous nous arrêtâmes, le soir venu. Polly me versa, de sa gourde à la panse rebondie, une goutte d’eau- de-feu. Je bus à sa mort prochaine. Tout à coup la garce s’arrêta de boire. Cela m’étonna un peu. Seule, une chose extraordinaire pouvait distraire ainsi Polly de l’extrême satisfaction que lui procurait sa boisson favorite. «Qu’est-ce que tu as?» lui demandai-je avec un affectueux intérêt. Polly n’aime point en effet les mots inutiles. Je lui rends volontiers cette justice. Les longues marches au soleil l’ont rendue taciturne. C’est bien la compagne qu’il faut à un homme de la prairie. . . Elle me montra simplement quelques cendres mêlées à l’herbe grise. Je compris sa pensée. Mes yeux se tournèrent instinctivement vers l’aube étrange qui rougeoyait à l’Est. Mais une petite colline m’empêchait de voir ce qui se passait là-bas. Polly mâcha un sourd juron. . . Mes genoux fléchirent sous moi. Elle me toisa de son regard dédaigneux, et, me quittant sans une parole, elle se mit en devoir de gravir la colline. Je la suivis, par crainte de la solitude, plus odieuse encore que la présence de cette compagne détestée. Arrivés au sommet, nous haletâmes. . . Du Nord au Sud, l’horizon n’était qu’un brasier. . . Le feu dans la prairie! Un vent de flamme, qui arrive sur vous avec la vélocité du semoun et du sirocco, qui balaie en un clin d’oeil le désert d’herbes sèches. Et rien sur son passage qui puisse l’arrêter! Je grelottais, comme un malade qui meurt de la fièvre. . . Polly, elle, n’avait point peur. J’oubliai un peu mon angoisse, dans la rage de ne pas la voir claquer des dents. Sa terreur aurait presque rasséréné mon propre effroi. Mais elle est brave, beaucoup plus brave que je ne le suis. Elle ne pâlissait point, parce que rien au monde, ni la mort, ni la trompette du Jugement dernier, ne la ferait pâlir. . . Elle est, d’ailleurs, de complexion rougeaude. Moi, j’étais plus jaune qu’une guinée. Nous retournâmes en toute hâte vers notre camp improvisé, où nous avions laissé paître nos mules, qu’une crainte rendait ombrageuses. La brise du soir poussait vers nous l’ouragan de flammes. Je ne crains pas la mort, mais la douleur m’épouvante. La perspective d’être rôti vivant me tenaillait de façon suraiguë. Polly elle-même avait l’air grave, quoique ses nerfs soient plus robustes que des tendons de boeuf. . . . Rôtis vivants dans la prairie!. . . Le feu s’avançait, comme un immense éclair. Je m’étonnai de la rapidité de sa course. Encore quelques minutes, et nous serions calcinés tous les deux. Encore quelques minutes, et. . . . . . C’était beau quand même, cette trombe de flammes. C’était plus beau que le soleil. Jamais je n’ai vu quelque chose d’aussi magnifique. . . C’était si merveilleusement splendide que je tombai à genoux, et que je tendis mes deux bras vers le Feu, en riant comme les petits enfants et les idiots. Je vous répète que c’était aussi effroyable que superbe, et que j’en devins presque fou. C’était trop beau pour les yeux d’un homme. Dieu seul pouvait regarder cet embrasement en face sans en mourir ou en perdre la raison. Mais Polly, qui n’a pas plus d’âme que mes mules, ne comprit point et regarda sans voir. Elle ne s’étonne de rien, elle n’admire rien. . . Je la haïssais de ne point avoir peur. Oh! comme je la haïssais!. . . Je la hais férocement, parce qu’elle est plus forte et plus vaillante que moi. . . Je la hais, comme une femme exècre l’homme qui la domine. Je finirai certes par la tuer un jour, pour le plaisir de la vaincre, tout simplement. . . «Ne perdons point de temps,» dit avec résolution Polly. Elle avait sa voix de tous les jours, ni plus haute ni plus basse d’un demi-ton. (Oh! comme je la haïssais d’être si calme!) Elle s’accroupit, et, en un clin d’oeil, elle mit le feu à l’herbe devant elle. Je crus pendant une seconde qu’elle était devenue folle, elle aussi. Et je hurlai de joie, semblable à un Indien qui se venge. Elle ne se troubla point. Elle était habituée à mon humeur fantasque. Elle me méprisait trop pour me craindre. «Le feu combattra le feu, Jim.» Nous nous reculâmes. Notre feu brillait posément, tel le bon feu des foyers paisibles. L’autre feu, nourri de milliers de lieues d’herbe dévorée, s’avançait pareil à une vague océanique de lumière et de bruit. . . . Je fermai les yeux, ivre de fumée. . . Quand je les rouvris, deux heures après, tout était noir autour de nous. C’étaient des ruines d’incendie. La fournaise s’était miraculeusement éteinte. Le Feu avait vaincu le Feu. Polly s’était campée fièrement devant moi, les poings aux hanches. Ce qui me rendait furieux, c’est qu’elle n’avait pas eu peur pendant une seule seconde. Elle n’aura pas peur davantage le jour où je la tuerai, parce qu’elle ne craint pas la mort. Elle ne craint pas Dieu non plus. . . Elle me regardait sans broncher. «Comme tu es lâche!» dit-elle dédaigneusement. Le Prince Charmant. (Conté par Gesa Karoly.) Je vous ai promis, ô petite curieuse, de vous conter l’histoire véritable de Saroltâ Andrassy. Vous l’avez connue, n’est-ce pas? Vous vous souvenez de ses cheveux noirs, aux reflets bleus et roux, et de ses yeux d’amoureuse, suppliants et mélancoliques. Saroltâ Andrassy vivait à la campagne avec sa vieille mère. Elles avaient pour voisins les Szécheny, qui venaient de quitter définitivement Buda-Pesth. Une bizarre famille, en vérité! On aurait pu prendre Bêla Szécheny pour une petite fille, et sa soeur Terka pour un jeune garçon. Chose curieuse, Bêla possédait toutes les vertus féminines et Terka tous les défauts masculins. Les cheveux de Bêla étaient d’un blond vert, ceux de Terka, plus vivants, d’un blond rose. Le frère et la soeur se ressemblaient étrangement, -cela est très rare entre gens de la même famille, quoi qu’on en dise. La mère de Bêla ne se résignait pas encore à couper les belles boucles blondes du petit garçon et à échanger ses gracieuses jupes de mousseline ou de velours contre une vulgaire culotte. Elle le choyait comme une fillette. Quant à Terka, elle poussait à sa guise, pareille à une herbe sauvage. . . Elle vivait au grand air, grimpant sur les arbres, maraudant, pillant les jardins potagers, insupportable et en guerre avec tout le monde. C’était une enfant sans tendresse et sans expansion. Bêla, au contraire, était la douceur même. Son adoration pour sa mère se manifestait par des câlineries et des caresses incessantes. Terka n’aimait personne et personne ne l’aimait. Saroltâ vint un jour chez les Szécheny. Ses yeux d’amoureuse imploraient, dans son mince visage pâle. Béla lui plut beaucoup et ils jouèrent longtemps ensemble. Terka rôdait autour d’eux, d’un air farouche. Lorsque Saroltâ lui adressa la parole, elle s’enfuit. Elle aurait été jolie, cette incompréhensible Terka. . . Mais elle était trop longue pour son âge, trop maigre, trop gauche, trop dégingandée. Tandis que Béla était si mignon et si doux!. . . Les Szécheny quittèrent la Hongrie quelques mois plus tard. Saroltâ pleura amèrement son compagnon de jeux. Sur l’avis du médecin, sa mère l’avait emmené à Nice, ainsi que sa récalcitrante petite soeur. Béla avait la poitrine délicate à l’excès. Il était, d’ailleurs, peu robuste. À travers ses rêves, Saroltâ évoquait toujours l’enfant trop frêle et trop joli dont le souvenir persistait en elle. Et elle se disait, en souriant à l’image blonde: «Si je dois me marier plus tard, je voudrais épouser Béla.» Plusieurs années se passèrent, -oh! combien lentement pour l’impatiente Saroltâ! Béla devait avoir atteint vingt ans, et Terka dix-sept. Ils étaient toujours sur la Riviera. Et Saroltâ se désolait de ces années sans joie, éclairées seulement par l’illusion d’un songe. Elle rêvait à sa fenêtre, par un soir violet, lorsque sa mère vint lui dire que Béla était revenu. . . Le coeur de Saroltâ chantait à se briser. Et, le lendemain, Béla vint vers elle. Il était le même, et pourtant bien plus charmant qu’autrefois. Saroltâ fut heureuse qu’il eût gardé cet air efféminé et doux qui lui avait tant plu. C’était toujours l’enfant fragile. . . Mais cet enfant possédait aujourd’hui une grâce inexprimable. Saroltâ chercha en vain la cause de cette transformation qui le rendait si attirant. Sa voix était musicale et lointaine, ainsi qu’un écho des montagnes. Elle admira tout de lui, jusqu’à son complet anglais, d’un gris de pierres, et jusqu’à sa cravate mauve. Béla contemplait la jeune fille de ses yeux changés, de ses yeux étrangement beaux, de ses yeux qui ne ressemblaient pas aux yeux des autres hommes. . . «Qu’il est donc mince!» observa la mère de Saroltâ, après son départ. «Il doit être encore d’une santé bien délicate, ce pauvre petit.» Saroltâ ne répondit point. Elle ferma les yeux afin de revoir Béla sous ses paupières closes. . . Comme il était joli, joli, joli!. . . Il revint le lendemain, et tous les jours. C’était le Prince Charmant qui ne se révèle qu’à travers les pages enfantines des contes de fées. Elle ne pouvait le regarder en face sans défaillir ardemment, languissamment. . . Son visage variait selon l’expression du visage désiré. Son coeur battait selon le rythme de cet autre coeur. L’inconsciente et puérile tendresse était devenue de l’amour. Béla pâlissait dès qu’elle entrait, diaphane en sa blanche robe d’été. Il la regardait parfois, sans parler, comme quelqu’un qui se recueille devant une Statue sans défaut. Parfois il lui prenait la main. . . Elle croyait toucher une main de malade, tant la paume en était brûlante et sèche. Un peu de fièvre montait alors jusqu’aux pommettes de Béla. Elle lui demanda un jour des nouvelles de Terka l’indisciplinée. «Elle est toujours à Nice,» répondit-il négligemment. Et l’on parla d’autre chose. Saroltâ comprit que Béla n’aimait point sa soeur. Ce n’était pas étonnant, au surplus. Une enfant si taciturne et si farouche! Ce qui devait arriver arriva. Béla la demanda en mariage quelques mois plus tard. Il entrait dans sa vingt et unième année. La mère de Saroltâ ne s’opposa point à l’union. Ce furent d’irréelles fiançailles, délicates à l'égal des roses blanches que Béla apportait chaque jour. Ce furent des aveux plus fervents que des poèmes, et des frissons d’âme sur les lèvres. Au profond des silences, passait le rêve nuptial. «Pourquoi,» disait Saroltâ à son fiancé, «es-tu plus digne d’être aimé que les autres jeunes hommes? Pourquoi as-tu des douceurs qu’ils ignorent? Où donc as-tu appris les parôles divines qu’ils ne prononcent jamais?» La cérémonie eut lieu dans une intimité absolue. Les cierges avivaient les lueurs roses de la blonde chevelure de Béla. L’encens fumait vers lui, et le tonnerre des orgues l’exaltait et le glorifiait. Pour la première fois, depuis le commencement du monde, l’Époux fut aussi beau que l’Épouse. Ils partirent vers les rives bleues où s’exaspère le désir des amants. On les vit, Couple Divin, les cils de l’un frôlant les paupières de l’autre. On les vit, amoureusement et chastement enlacés, les cheveux noirs de l’Amante répandus sur les blonds cheveux de l’Amant. . . Mais voici, ô petite curieuse! où l’histoire devient un peu difficile a raconter. . . Quelques mois plus tard, le véritable Béla Szécheny apparut. . . Ce n’était pas le Prince Charmant. Hélas! Ce n’était qu’un joli garçon, sans plus. Il rechercha furieusement la personnalité du jeune usurpateur. . . Et il apprit que l’usurpateur en question était sa soeur Terka. . . . Saroltâ et le Prince Charmant ne sont plus revenus en Hongrie. Ils se cachent au fond d’un palais vénitien ou d’une maison florentine. Et parfois on les rencontre, tels qu’une vision de tendresse idéale, amoureusement et chastement enlacés. Les Soeurs Du Silence. J’avais entendu parler, en termes tantôt élogieux, tantôt méprisants, de ce monastère laïque créé par la douleur d’une femme pour la douleur des autres femmes. C’était, assuraient les uns, un lieu fraternel et sacré où les lassitudes se retrempaient dans le recueillement. Les autres n’y voyaient que le caprice maladif d’un être égaré par les deuils. Je résolus de voir et d’apprendre, et, un jour d’automne, j’allai vers le couvent profane. La Supérieure m’accueillit avec une grâce taciturne. Tout, en elle, était une grise harmonie: ses cheveux et ses yeux crépusculaires et la bure aux plis mélancoliques de sa robe. «Puis-je savoir?. . .» commençai-je avec embarras et maladresse. «Ne m’interrogez point,» interrompit la Femme Grise, non sans douceur. «Car la question est un viol brutal du droit et du devoir de se taire. Regardez et observez, apprenez par vous-même, sans jamais rien demander à un être aussi faillible, aussi incertain que vous.» . . . Et voici ce que je vis et ce que j’appris dans cet étrange monastère laïque créé par la douleur d’une femme pour la douleur des autres femmes. Le moutier pâlissait au milieu d’un immense jardin où ne s’effeuillaient que de virginales fleurs blanches, les fleurs de la stérilité et de la mort. Les plus jeunes parmi les recluses étaient seules autorisées à prodiguer aux plantes et aux feuillages les soins délicats dont s’acquittent habituellement les jardiniers. Car la main grossière d’un homme ne devait point, selon la loi conventuelle, souiller les fleurs. Le plus mystique silence régnait par le couvent. Celles que tourmentait encore le souvenir du verbe venaient, à de rares intervalles, dans le «parloir», où elles reprenaient, pour quelques instants, la vaine pratique du langage humain. Puis elles retrouvaient avec une joie paisible le Songe monial. Les cérémonies de cette maison d’isolement et de repos avaient lieu par les douloureux couchants. Les jeunes filles aux chevelures fluides murmuraient des vers ou égrenaient des mélopées. Quelques solitaires ferventes erraient à travers les galeries, les regards enchaînés par la splendeur des tableaux et des statues. D’autres cueillaient les fleurs pâles des serres et des jardins, ou s’attardaient à contempler l’infini du crépuscule et de la mer. Comme un nid d’aigle, la pieuse demeure se blottissait parmi les rochers. Les passants craignaient la violence de ses parfums. Jadis, le souffle inexorable des fleurs d’oranger avait fait mourir une vierge. Aux pieds du monastère, l’abîme bleuissait, plus attirant que le flot méditerranéen. Les fenêtres étaient larges, et, toujours grandement ouvertes sur la mer, elles contenaient toute la courbe glorieuse de l’Arc-en-Ciel. Lorsque l’orgue répandait la tempête de ses foudres et de ses tonnerres, lorsque les violons sanglotaient toute l’angoisse divine, les vagues mêlaient aux chants l’éternité de leur rythme monocorde. La plus jeune Soeur vint à moi comme l’incarnation de ma pensée la plus belle. Sa robe était du même violet que le soir. Cette femme m’évoquait la fragilité de la nacre et la tristesse altière des cygnes noirs au sillage obscur. Répondant à mon silence, elle murmura: «J’ai cherché dans cette ombre non point la paix, comme l’Exilé frappant aux portes du monastère, mais l’Infini.» Et je vis que son visage ressemblait au divin visage de la Solitude. Cruauté Des Pierreries. (Conté par Giuseppe Bianchini.) En vérité, Madonna Gemma, vous êtes la bien nommée. Vous êtes la soeur éblouissante et insensible des pierreries. . . J’aime ces aigues-marines qui ont la nuance de vos yeux. Les aigues-marines sont les plus belles de toutes les gemmes. Elles ont la froide limpidité des vagues hivernales. Comme vous aimez les joyaux qui vous ornent, ô ma Dame très belle! Leur vie dormante se mêle à votre souffle et aux battements calmes de vos artères. Ah! ces perles qui épousent votre cou voluptueux et cruel! Ah! la profondeur de ces émeraudes et le frisson de ces opales! Vous rappelez-vous pourquoi je m’abîmai jadis pendant de si longs mois parmi les parchemins et les creusets? Je voulais découvrir pour vous la Pierre Philosophale. Je voulais de l’or, de l’or, de l’or, un ruissellement d’or dans votre giron. Votre corps aurait ployé sous le fardeau des parures. La splendeur de vos colliers et de vos anneaux aurait humilié la Dogaresse. La proue de votre gondole aurait été un aveuglement de rubis, laissant sur l’eau des reflets de soleil automnal. . . . . . Comme vous étincelez dans l’ombre!. . . Détournez de moi vos yeux de béryls. Votre âme implacable sourit en vos regards, Madonna. . . Il y a des hommes bizarres et terribles qu’ enchante la douleur physique d’autrui. Les cris et les contorsions des suppliciés aiguillonnent leurs voluptés lasses. . . Vous leur ressemblez, vous à qui répugnent la laideur des souffrances corporelles et la barbarie du sang versé. Votre joie est de ranimer l’angoisse qui sommeille dans les âmes. La vision de mes effrois et de mes tortures rougeoie à travers mes paroles. C’est pourquoi vous en écoutez le récit avec un si clair sourire. . . Vous êtes implacable, Madonna Gemma. Mais vous êtes si belle que je vous obéirai. Mes nuits laborieuses d’alchimiste ont fait naître cette humeur étrange qui vous plaît et qui vous déplaît en moi. Ah! ces nuits laborieuses! Je sentais vaguement quelqu’un épier mes secrètes études. Vous le savez comme moi, mieux que moi, peut-être. Quelqu’un dont les invisibles prunelles me guettaient m’a dénoncé à l’Inquisition. Je fus accusé de magie noire: par qui? Vous le savez peut-être, Madonna. Vous savez peut-être à la suite de quelle dénonciation je fus encloîtré dans la geôle ténébreuse, il y a sept ans. Comment peindrais-je les horreurs de ce cachot sans aurore?. . . Mais mon plus rouge supplice était de voir interrompre mes patientes études au moment où j’allais découvrir la Pierre Philosophale. Quelques heures de plus, et j’aurais régné sur tout l’or et sur toutes les gemmes de l’univers. Longtemps je songeai avec la fixité intolérable des damnés. Vous m’apparaissiez en un éclair de pierreries. Je vous aimais d’une haine inexprimable. Vous me montriez du geste la porte de fer, les barreaux de la fenêtre et les verrous. Pendant la nuit, mes supplices étaient plus démoniaques encore. La Fièvre et la Démence m’emportaient, comme un sirocco. . . Je sombrais dans un océan de ténèbres. Et, afin de vous rejoindre, -ne tremblez point ainsi, ma Maîtresse éblouissante, -afin de vous retrouver et de vous torturer savamment avec d’infinies caresses de cruauté, je voulus m’échapper de la geôle ténébreuse. . . . Par un soir plus vert qu’un fleuve aprilin, le geôlier entra, dans un grincement de fer rouillé. Il me considéra avec un jovial mépris. Je m’étais toujours montré plus doux que la mule qui tette. J’avais des soumissions larmoyantes d’enfant battu. Il me demanda si la fièvre m’accablait moins fort. Je lui répondis en geignant, et je mêlai à mes plaintes des protestations de reconnaissance pour l’intérêt qu’il me témoignait. Il se dirigea vers la porte, après quelques sottes paroles d’encouragement. D’un bond furieux, je le saisis par derrière et lui mordis férocement la nuque. Son saisissement fut tel qu’il tomba à la renverse sans proférer un cri. D’une main je le bâillonnai avec la paille de mon cachot. Puis, saisissant le trousseau de lourdes clefs qui pendait à sa ceinture, je l’assommai vigoureusement. Il fut long à mourir, et je m’impatientai plus d’une fois avant de voir couler enfin le ruisseau de sang qui charriait des débris de cervelle. La hideur de ce spectacle me répugna un peu, mais cet homme était trop stupide pour que je m’attardasse à déplorer longtemps sa perte. Je le dépouillai, et, ayant dissimulé mes vêtements rougis sous l’ample manteau qu’il portait habituellement, je traversai les sombres corridors. . . . Une voix rauque d’ivrognesse m’arrêta, glacé de sueur et plus tremblant qu’un romagnol terrassé par la malaria: «Hâte-toi, Beppo! La soupe fume sur la table.» En une de ces divinations qu’apporte parfois l’extrême terreur, je compris que la femme de l’ex-geôlier allait me livrer. Je me retournai. D’un clin d’oeil je la découvris toute. Je constatai d’abord qu’elle était abominablement saoûle. Pareils à deux outres vides, ses seins tombaient sur son ventre gonflé comme pour une grossesse. Son nez, dans la demi- obscurité, semblait un soleil couchant. À ses lèvres grasses s’aigrissait un relent de mauvais vins. Ses cheveux, maladroitement teints, étaient rouges par plaques. De gros anneaux d’or appesantissaient ses lourdes oreilles plus accoutumées à entendre des beuglements de bêtes abattues que des sérénades. Elle titubait, et de sa gorge s’échappaient des hoquets suris. Ce qui me frappa surtout, ce fut la coquetterie grossière de ses vêtements. La jupe écarlate flamboyait, telle une forge; le corsage, d’un jaune belliqueux, claironnait ainsi que des trompettes de victoire. Plusieurs rangs de corail s’enroulaient autour du cou gras et court, facile à serrer entre des mains meurtrières. . . Ces cous-là sont prédestinés à la strangulation, comme certaines longues et pâles fragilités au viol. Un plan, irréfléchi à l’égal d’un instinct, jaillit de mon cerveau en délire. . . Je tombai aux genoux de l’énorme paysanne. «Madonna,» soupirai-je avec l’emphase d’un pitre sentimental, «pardonnez à un trop fervent adorateur la ruse qui lui a valu la fortune splendide de pénétrer jusqu’à vous.» Elle me considérait, le groin large ouvert et le cerveau brouillé par les crus du cabaret. «Ne craignez rien, ô beauté rousse, incarnation d’un couchant d’automne! J’ai enfermé votre époux dans une cellule vide, après l’avoir un peu malmené. Je lui ai enfoncé de la paille dans la bouche, comme l’on fait aux ânes qui lui ressemblent. Ainsi bâillonné, il ne pourra interrompre notre amoureuse conversation.» Je lui embrassai courageusement les rotules. Ses pupilles vacillantes se dilatèrent d’étonnement et d’épouvante. Une pensée rapide traversa ma cervelle. Au moment où l’on m’arrêta, j’avais serti pour vous un délicat anneau. Deux sirènes, ciselées en or verdi, les écailles et les cheveux emmêlés, tenaient de leurs bras renversés une aigue- marine aussi belle qu’une goutte d’eau de mer glaciaire. J’avais réussi à dissimuler ce joyau. Je l’offris à la créature dont les mamelles étaient secouées par un tremblement convulsif. «J’ai forgé pour vous cette bague, ô rayonnement de mes rêves!» Un sourire d’inconsciente béatitude élargit ses lèvres de forte buveuse. «Hier soir, lorsque les premiers astres faisaient frissonner l’eau morte d’une vie illusoire, je me suis caché dans l’ombre, et j’ai chanté pour vous des canzoni passionnées. -Je me souviens,» soupira l’ivrognesse, pâmée d’aise comme si une main l’eût savamment chatouillée. «Oh! oui, je me souviens! J’ai bien entendu cette belle voix de basse qui montait si amoureusement vers moi. Mais j’ai cru reconnaître l’accent de ce gondolier qui, depuis trois mois, courtise ma fille Giuseppina. -Lorsque l’aurore s’ouvrit ainsi qu’une rose, j’étais encore sous votre fenêtre, Madonna. Je composais en votre honneur des litanies ferventes, comme à la Santissima Vergine. . . Vous êtes la flamme de Venise, le mirage du couchant, le sourire des flots ternis. . . Et je vous ai nommée dans mes songes: Violante. -Je m’appelle Onesta,» interrompit l’horrible sorcière, en flattant avec complaisance ses débordantes mamelles. «Je vous avouerai tout, Onesta mia. Je suis un grand seigneur dont le palais ouvrira toutes grandes devant vous ses portes triomphales. Vos pieds d’enfant errante se refléteront dans les marbres à la pureté presque diaphane: un flot charriant de la neige. Écoutez, Onesta. Une robe de tissu d’argent où luiront des perles suivra la ligne mélodieuse de vos hanches. Des aigues-marines mariées à des pierres de lune vous donneront l’illusion d’un clair d’étoiles sur la mer. Deux suivantes porteront le poids royal de votre traîne lourde de métaux et de pierreries. Et deux pages énamourés chanteront, tour à tour, agenouillés devant votre fauteuil, les vers de tendresse que je leur dicterai. Je ne vous offrirai point de fleurs, ma charmante: car il ne faut pas que vos yeux soient attristés par l’agonie d’une rose. Vous ne contemplerez que l’éternelle beauté des opales et des émeraudes. Et je verserai, en des coupes d’onyx, des vins glorieux comme des victoires, doux comme des poisons et véhéments comme des baisers. . .» En entendant parler de vins, ma conquête titubante bava de joie. Un éclair traversa ses yeux hagards. «Du vin!» soupira-t-elle. «Laissez-moi vous entraîner, Onesta,» suppliai-je. «Suivez-moi jusqu’au palais d’amour où la couche nuptiale est déjà préparée. Je suis un magicien, et je sais d’étranges caresses que m’ont enseignées les archanges pervers.» Je m’arrêtai pour savourer l’effet produit par mon éloquence. Puis, sachant que les femmes préfèrent aux plus somptueuses promesses le geste précis, je me penchai sur elle. De mon souffle un peu affadi par le strict régime de la geôle, j’effleurai la nuque rouge d’Onesta. . . Voyant les encourageants sursauts de toute cette chair imprégnée de Chianti, je m’enhardis à certains frôlements experts qui provoquèrent de nouveaux hoquets. Je continuai, insinuant et tentateur: «Je vous apprendrai le piment rouge des morsures. . . Je vous apprendrai l’insidieuse insistance des lèvres et la lenteur tenace des mains. . . Votre rustre de mari vous a sans doute laissé ignorer ces choses. . .» Je la tutoyai brusquement. «Viens, Onesta!. . .» Elle fixa sur moi ses yeux stupides. «Vous avez en effet les paroles et les manières d’un grand seigneur,» bégaya-t- elle, «mais je ne puis quitter pour vous mon mari et mes enfants. -Votre mari pourra-t-il, comme moi, parer magnifiquement votre splendeur de femme? Saura-t-il assortir les pierres au reflet de vos yeux? Et vous êtes trop gracieuse pour n’être qu’une mère, Onesta. -Tout cela est peut-être vrai, en somme,» acquiesça la mégère, très romanesquement saoûle. «Cela est vrai comme la Vérité nue,» insistai-je. «Venez, Onesta mia.» Les ombres du soir s’approfondissaient. Une douceur musicale faisait vibrer l’air ainsi que les cordes tendues d’une cithare. Soudain je tressaillis. Nous entendîmes des pas retentissants qui approchaient. Mon ignoble compagne était sur le point de défaillir. Je lui saisis violemment le bras, et, brutal autant qu’un charretier qui assomme sa bête, je lui ordonnai de me suivre. Elle obéit, plus passive que le bétail. C’était un geôlier, dont nous distinguions mal la massive carrure dans le corridor enfumé de crépuscule. J’eus un frisson de fièvre chaude lorsqu’il nous interpella: «Vous allez respirer l’air du soir sur le canal?» Onesta balbutia: «Mon mari est un peu souffrant, Jacopo. Nous allons nous reposer tous les deux. Bonsoir. -Bonsoir,» reprit l’homme, qui poursuivit son chemin en fredonnant. Nous arrivâmes à la grande porte. Le gardien, sur la demande étranglée d’Onesta, poussa la grille et nous fit passer dans la pénombre bleue. . . Le vent du Sud charriait des souvenirs d’aromates et je ne sais quelles voluptés mauvaises. La lagune était tiède et perverse ainsi qu’un sexe révélé. . . Je caressai distraitement les mamelles d’Onesta. «Voici une gondole, ma belle pensive. Daignez me suivre jusqu’au palais de mes rêves amoureux.» Elle s’embarqua, noyée dans une stupeur heureuse. . . Je sais diriger une barque aussi facilement que torturer une femme, Gemma. Je pris la place du gondoliere un peu ahuri, et rassurai le brave garçon en lui glissant une des rares pièces d’or qu’avait épargnées la rapacité des geôliers. Nous nous laissâmes entraîner le long du canal ensorceleur. Oh! la cruauté des eaux et de la nuit! Une demeure aux portes béantes traînait sur les flots ses lueurs jaunes et rouges. Une musique de mandolines et de guitares rauques flotta jusqu’à nous. Elle sortait d’une maison publique hantée par des matelots et des gondolieri. «Venez, ma Dame immortelle. . . Il y a de l’Asti spumante dans les chambres closes. . .» Nous entrâmes. Une puanteur d’ail pestilentiel et de méchant vin me suffoqua dès le seuil. Je fermai les rideaux sur nos voluptés prochaines. Onesta s’assoupissait déjà d’un sommeil hébété. Je songeai à son réveil. Lorsque les boissons ne fermenteraient plus dans son cerveau vide, quels effrois dilateraient ses prunelles imbéciles? Elle me dénoncerait. . . Et si, me fiant à sa torpeur, je l’abandonnais aussitôt, je pouvais craindre un éclair de raison réapparue. Et puis pourquoi ne pas l’avouer? La cruauté des eaux et de la nuit était en moi. Le rut mortel me rendait pareil aux fauves en folie. Je me jetai sur l’abominable ivrognesse, et j’usai d’elle avec une frénésie que ne m’ont point accordée vos plus complexes baisers, Gemma. Le plaisir furieux me faisait sangloter faiblement, ainsi qu’un enfant plaintif. Et je meurtris de morsures ces lèvres abjectes. Mais une convoitise plus forte m’assaillit. Je profitai de la stupeur où s’enlizait ma compagne, effondrée sous l’intensité du spasme, et, la saisissant fortement à la gorge, je l’étranglai avec délices. . . Certains cous gras et courts sont prédestinés à la strangulation. . . L’agonie d’Onesta fut brève, trop brève même. Alourdie par les vins, affaiblie par les convulsions sexuelles, elle succomba sans tarder entre mes mains vigoureuses. . . Je sais étrangler aussi savamment que caresser. La hideur grotesque du cadavre fut telle que je me pris à rire. L’apaisement charnel me rendait très doux. Le mâle était satisfait en moi. Une victime était immolée à la cruauté des eaux et de la nuit. Je sortis, l’âme sereine. «Pourquoi laisses-tu là ta compagne?» interrogea une servante que lutinait un matelot. «Elle est trop saoûle pour se lever. Elle dort aussi profondément que les morts dans leur cercueil.» Et je souris innocemment à cette plaisanterie, dont je pouvais seul apprécier la saveur délicate. . . . Les eaux et la nuit m’approuvaient et m’enveloppaient d’une indulgente douceur. Je crachai sur les reflets d’étoiles et je chantai mes plus belles chansons à la mer. Une heure passa, diaphane et légère. Les reflets d’étoiles s’éteignirent au fond de la lagune. Puis, triomphale comme un cri de clairons, l’Aurore éclata, stridente. Je doublai le cap de la Dogana et suivis le canal de la Giudecca. Le bercement de la gondole rythmait mes rêves tranquilles. L’eau verte avait la langueur perfide de vos yeux somnolents, Madonna. . . La gondole s’arrêta devant votre porte. Malgré le jour levé, votre maison dormait en l’ombre du sommeil. Un parfum d’indolence et de rêve attardé monta vers moi. Je me dirigeai vers votre chambre. Vous dormiez. Votre attitude de marbre me glaça. Je frémis devant vos paupières sans battement. Les ténèbres marbraient votre front et le rendaient pareil au front bleui des Trépassées. Je m’avançai, les mains jointes. Je grelottais de tous mes membres transis. Lentement, lentement, Gemma mia, vous ouvrîtes les yeux. Et je lus au fond de vos prunelles hagardes une terreur si monstrueuse que je compris. . . Je sus quels regards invisibles s’étaient jadis embusqués dans l’ombre où je travaillais parmi mes creusets et mes parchemins. Je sus quelle main avait tracé les lignes perfides qui me dénoncèrent à l’Inquisition. . . Je sus qui m’avait trahi, par curiosité du mal. . . . . . Et c’est depuis ce jour que vous m’aimez,; Gemma mia. Vous m’aimez de toute votre terreur. Votre lassitude de corps et d’âme ne connaît un frémissant réveil que sous l’épouvante. Et parce que vous me craignez, vous m’aimez. Vous n’ignorez pas que je vous briserai plus tard, au gré de mon caprice. Vous n’ignorez pas que je vous détruirai, lorsque vous aurez cessé de me plaire. Silencieuse d’horreur passive, vous épiez mes gestes et mes pas. . . Vous attendez la Fin. Mais le moment n’est point encore venu, car votre corps me tente comme l’eau parfumée des pastèques et la pulpe des figues mûres. Votre heure n’a point encore sonné, Madonna Gemma. . . Je veux tes lèvres. . . Des baisers, des baisers, des baisers. . . Trahison De La Forêt. (Conté par Blue Dirk.) Je ne suis pas un méchant homme, quoique l’on m’ait surnommé: The Forest Devil. On m’appelle aussi Blue Dirk, parce que je suis tatoué sur tout le corps. Joan aussi était bleue de tatouages. Joan, c’était ma femme. Nous ne nous sommes pas mariés selon l’Église Anglicane, parce que, là où nous nous sommes rencontrés, il n’y avait pas de clergyman. Mais c’était ma femme quand même. Elle avait les plus beaux tatouages qu’une femme puisse convoiter. Une Indienne de l’Amérique n’est pas plus savamment décorée de tomahawks et de tortues. À la jambe droite, je lui avais dessiné un diable avec des cornes de buffalo et une queue de vache. Au poignet droit, un serpent, en guise de bracelet. Et, au- dessus du sein gauche, deux coeurs unis par une flèche, et nos initiales entrelacées. Je ne sais pas du tout pourquoi l’on m’a surnommé: The Forest Devil. Il est vrai que je suis un peu méchant lorsque je suis saoûl. J’ai tué quelques hommes sans le savoir, pendant l’ivresse, et j’ai même assommé deux ou trois femmes qui me résistaient, comme, rendu amoureux par l’eau-de-vie, je voulais leur faire violence. Mais je n’aurais pas agi de la sorte si je n’avais pas bu. Il est vrai aussi que j’ai pris de force une petite fille, mais c’était parce que, depuis un mois, j’avais erré dans les solitudes sans voir une femme, si laide ou si âgée fût-elle. Je vous assure que je ne me serais pas conduit de cette façon si je n’avais été terriblement à jeun. Ce n’était qu’une maigre volupté. Et puis, quoi! l’enfant criait trop fort. Je suis parti, après l’avoir gratifiée d’une forte taloche. Je n’aime pas les cris, moi. Les enfants ne devraient jamais faire de bruit. J’ai brûlé les pieds d’une vieille fermière qui ne voulait pas me dire où elle avait enfoui son argent. Mais, comme elle a fini par me révéler la cachette du magot, je ne lui ai plus fait aucun mal. Je suis au fond un excellent drille. Cette odeur de chair cuite était, d’ailleurs, par trop insupportable. En somme, tout cela n’a point beaucoup d’importance, et je ne sais pas pourquoi on m’appelle The Forest Devil. Qu’est-ce que le meurtre, au total? Une avance de quelques années sur la fin inévitable. Un supplice de vingt minutes est-il donc si terrible? N’est-il point mille fois moins hideux que les longues années d’agonie?. . . Un cancer, par exemple. . . Pour moi, j’aimerais mieux être assassiné que de mourir d’un cancer. . . Si j’avais envoyé dans l’autre monde un être qui, sans mon intervention, eût été immortel, j’aurais assurément un poids très lourd sur la conscience. Quant à l’affaire de la petite fille, je n’ai fait que prévenir la violence naturelle qu’un autre mâle eût, selon toute probabilité, exercée sur sa personne. Je n’ai jamais possédé de vierge pubère, mais on m’affirme que l’initiation est toujours très douloureuse pour une femme. Alors? un peu plus tard elle aurait bien connu la brutalité de l’homme. Il est vrai qu’il y a un très grand nombre de femmes qui meurent vierges. Malgré cela, j’ai entendu dire que ce n’est point là le destin normal de la femme. Il parait même que c’est presque immoral. Les gens qui m’ont dit cela ont ce qu’on appelle des «idées saines». Avoir des idées saines, c’est penser comme tout le monde. J’ai peut-être eu tort de rôtir les pieds de la vieille fermière. Aussi, pourquoi était-elle si avare? Si j’ai pu la guérir de sa ladrerie, je lui ai rendu un très grand service. J’ai peut-être facilité son entrée dans le royaume des cieux. Je suis, au fond, un excellent drille. Je vais vous en donner une preuve. Lorsque les habitants d’un petit village hindou ravagé par un couple de tigres vinrent me demander mon aide, j’allai tout de suite à leur secours. À la vérité, ils m’avaient offert une superbe récompense pour les débarrasser de ces deux maudites bêtes. Pourtant, je vous assure que l’amour du prochain fut le motif déterminant de ma belle entreprise. Joan était avec moi. . . Une admirable compagne de chasse. . . C’est même pour cela que je l’ai gardée si longtemps. Grâce à un des rares villageois échappés aux griffes du tigre et de la tigresse, nous découvrîmes le repaire préféré des fauves. Nous attachâmes un veau blanc à un arbre proche, et, le lendemain, Joan et moi partîmes à l’aventure. Nous emmenions avec nous le kullal[1], qui remplissait le double emploi de guide et de porteur d’outres, Mangkali à l’oeil clair, mon principal shikari[2], Sala et Nursoo, deux rabatteurs de quelques années plus jeunes. Nous avions marché quelques milles, lorsque nous entendîmes le rugissement magnifique du tigre. Joan tressaillit, presque voluptueusement. Ses yeux se dilatèrent d’enthousiasme et d’ orgueil. Nous avions à combattre un adversaire digne de nous. «Wuh hai!» se lamenta le kullal, qui tremblait de tous ses membres couleur de vieux bronze, «voilà le sahib de mon village. . . Voilà le roi de la contrée. . .» Sa terreur abjecte croissait de moment en moment. Sentant qu’il se préparait à une course folle, Joan lui dit avec son flegme habituel: «Si tu essaies de fuir, le tigre aura certainement ta peau, mon bonhomme. Je te conseille de rester derrière nous: c’est ton unique chance de salut. . .» Mangkali et Joan s’avancèrent les premiers. Joan avait des yeux de lynx. Nous atteignîmes quelques roches d’où l’on pouvait découvrir le veau sacrifié. «Regarde!» chuchota Joan. Je regardai. À travers le crépuscule, je ne vis qu’une masse blanche, immobile. «Le veau est mort,» observa très bas Mangkali. Joan se contenta d’agiter rythmiquement son index. «Doom hilta hai[3],» acquiesça Nursoo, le plus jeune shikari. Il avait compris la pantomime de ma femme. «Aperçois-tu le tigre?» demandai-je à Joan. Elle fit signe que oui. Écarquillant mes prunelles, je discernai enfin le corps du fauve. Ah! la superbe bête! Joan se mit rapidement en marche. Je la suivis. Le tigre était si occupé à dévorer vif l’infortuné veau blanc qu’il ne nous entendit point venir. Nous nous abritâmes derrière un arbre, à vingt yards du tigre. Le cou du veau s’enfonçait dans la gueule du beau monstre, dont les pattes enserraient cruellement sa victime. «Ne vise pas encore,» recommanda Joan. «Il ne faut pas le blesser sans le tuer.» En un effort suprême, le veau se débattit. Le mouvement que fit alors son adversaire pour le ressaisir découvrit la cible pâle de son ventre et de sa poitrine. Il était tourné du côté gauche. Je visai le coeur, et, un peu anxieux, je tirai. D’un bond magnifique, il roula, la gueule ouverte, le souffle haletant. Joan s’approcha de la bête agonisante, et, de la crosse de son fusil, l’acheva en lui brisant la colonne vertébrale. Le kullal claquait des dents. Joan, que cette poltronnerie grelottante agaçait au delà de toute mesure, le prit impatiemment par le bras. «Viens le voir de près,» dit-elle, en montrant du doigt le tigre mort. «C’est une belle bête.» Mais le kullal, terrifié, ne répondit que par des gémissements d’effroi. Les lèvres de Joan se plissèrent d’un inexprimable dédain. «Mon vieux,» me dit-elle, en posant sur mon épaule sa rude main de tueuse, «notre travail n’est pas fini. Il faut que la tigresse aille rejoindre le tigre. -Tu as raison, Joan.» Elle ne retira pas sa main appesantie sur mon épaule. Pour la première fois de ma vie, je la vis hésiter et s’assombrir devant la tâche. «Ce ne sera pas commode,» dit-elle très lentement. «C’est stupide, si tu veux, mais j’ai idée qu’elle nous donnera du fil à retordre. Les tigresses sont bien plus à craindre que les tigres, Dirk. Elles sont plus féroces et plus perfides. -Crois-tu m’apprendre mon métier? Mais tu n’as pas peur, voyons. Ce serait la première fois. Et puis, si tu boudes à l’ouvrage. . . -Tu sais bien, imbécile, que je n’ai pas peur de la mort. Puisqu’il faut disparaître de toute façon, autant s’en aller en plein air, jeune et fort, que de pourrir peu à peu dans une chambre de malade où l’on étouffe et qui sent mauvais. Et les drogues, pouah!. . . Mais j’ai idée que la tigresse nous donnera du fil à retordre.» Elle contempla la belle forêt calme. Les branches des arbres semblaient des pythons immobiles. Les lianes s’enroulaient comme des serpents verts. Un souffle de péril et de trahison montait de la terre et tombait des feuillages. Les étoiles étaient grandes ouvertes, ainsi que des fleurs de flamme. «Comme c’est beau, tout cela!» Pour la première fois, Joan exprimait un pareil sentiment. Elle était, de coutume, rebelle à l’admiration autant qu’à la surprise et à la terreur. Les émotions la choquaient. Elle les considérait comme des signes de faiblesse. «C’est beau, très beau. Et cela me fait penser à ce dont je ne me suis jamais occupée. Dirk, est-ce qu’il y a quelque chose au delà de la mort?» Je grognai, peu content. Je n’aime guère parler de choses que j’ignore. «Crois-tu que le clergyman avait raison, quand il disait qu’il y avait un autre Soi-Même, et que cette Seconde Personne ne mourrait pas avec la première? -Tu m’embêtes, Joan. -Tant pis. Il faut que je parle à quelqu’un, ce soir. Je sais bien que tu ne me comprendras pas.» Elle s’arrêta, les regards perdus. «Ce n’est pas que j’aie peur. Oh! non! Mais je me demande pourquoi je ne sais pas une chose si simple. Et je me demande encore pourquoi personne au monde, ni les plus graves clergymen ni les meilleurs médecins, n’ont jamais su cette chose si simple. Et c’est, en somme, la seule qui ait de l’importance. Comment cela se fait-il, Dirk? -Est-ce que je sais, moi? -Naturellement, tu ne le sais pas. Tu n’es pas intelligent, mais, si tu l’étais, ce serait la même chose. . . Dirk, pendant quinze ans nous avons chassé ensemble. Nous avons dormi côte à côte. Nous avons fini par nous ressembler de visage, comme nous nous ressemblons d’âme. Tu aurais beau me mentir, tu ne réussirais pas à m’en faire accroire. Je te comprends. Tu n’es pas un mauvais homme, et moi je ne suis pas une mauvaise femme. Oh! bien sûr que nous avons l’un et l’autre des choses un peu lourdes sur la conscience! Toi, surtout. Quant à moi, je n’ai jamais eu qu’un mérite, c’est d’être une loyale et dévouée compagne de chasse. . . Les femmes sont très bonnes, en général. Moi, je n’ai pas été bonne, Dirk, parce que je ressemble trop à un homme. -Tu parles comme si tu allais mourir, Joan. Tu es ennuyeuse et stupide. -C’est drôle de voir combien on est seul lorsqu’on va mourir. . . On doit avoir très froid. . . Je ne me suis jamais occupée de tout cela avant ce soir. On doit être si affreusement seul quand on s’en va Là-Bas! Crois-tu qu’on rencontre quelqu’un sur le chemin, d’autres âmes qui sont parties en même temps que vous? -Tais-toi donc. -Et puis on doit être très nu. Pas de chair, pas d’os. Une masse sans forme et sans contours. On doit flotter, comme un nuage. Ce doit être fort désagréable. Et on n’a plus de nom. On n’est plus Joan, la tueuse de tigres et la femme du Forest Devil. On n’est même pas quelqu’un. On est quelque chose. On erre, comme ça, dans le vague. On voudrait être quelqu’un, redevenir quelqu’un, s’appeler d’un nom, revêtir un corps. On est très seul et très nu et on a très froid. -Veux-tu te taire, à la fin? -Oui, je me tairai, parce que j’ai dit tout ce que j’avais à dire.» Nous retournâmes au campement. Joan, étant allée chercher de l’eau pour faire bouillir la marmite, ne revint point. Un temps indéterminé s’écoula. «Je l’aurais entendue crier si elle avait été attaquée par la tigresse,» pensai- je. «Ah! la garce! Me tromperait-elle avec un Hindou?» Puis je réfléchis que ce n’était guère probable. Joan n’était pas une femme sensuelle. Et elle avait le mépris des indigènes. Nous partîmes à sa recherche, en reprenant le chemin qui mène à la rivière. Tout à coup, Nursoo le shikari hurla trois fois: «La tigresse! La tigresse! La tigresse!» . . . Et j’entendis l’horrible miaulement de la bête et le broiement des os sous sa mâchoire. Il n’y avait rien à faire. Nous étions arrivés trop tard. Je compris ce qui s’était passé. La tigresse embusquée avait bondi sur Joan, et, lui enfonçant ses griffes dans la poitrine, elle avait dû la mordre aux lèvres, ce qui l’avait empêchée d’appeler au secours. . . Les tigresses sont aussi rusées que cruelles, voyez-vous. . . Enfin, ma pauvre Joan a été dévorée. Je l’ai regrettée très longtemps, car c’était une excellente compagne de chasse. Je ne suis ni tendre ni poltron, mais j’entendrai, jusqu’à la fin de ma vie, ce miaulement à la fois furieux et satisfait et ce broiement des os sous l’affreuse mâchoire. Notes. ? Marchand de vin. ? Rabatteur ? Il remue encore la queue. La Chasteté Paradoxale. Le hasard m’avait conduit à Gênes. J’étais depuis trois jours l’hôte de la ville, et le voyage, difficile et lent, n’avait diminué en rien ma vigueur et mon courage. Vous me comprenez à demi-mot. «L’homme n’est qu’un chien en rut,» a dit un sage. . . Enfin, la solitude nocturne m’énervait considérablement. Je résolus de choisir une maîtresse d’une heure. Un de mes amis, à qui je confiai ma perplexité, me proposa de m’emmener chez la proxénète Myriam, célèbre par son génie d’ intrigue. Machiavel lui-même l’eût admirée en silence. Elle avait le plus beau choix de femmes et elle entendait royalement son art. Son palazzo passait pour une splendeur de féerie. Je suivis mon ami chez la proxénète. Au premier coup d’oeil, je jugeai que mon ami ne m’avait point sottement vanté la demeure. Nous gravîmes un escalier du plus pur marbre blanc, pareil à un névé. Les ciselures de la rampe de bronze représentaient des Hamadryades frissonnantes inclinées vers les fleuves et les fontaines pour écouter le murmure des Naïades. Des statues solennelles éclairaient la demi-ombre de leurs reflets polis. Deux servantes mauresques me précédèrent dans une vaste salle tendue de velours d’un rouge profond. J’observai les sculptures de la cheminée majestueuse. Des Vestales immobiles veillaient sur le foyer. La lumière frappait un tableau où deux chasseresses apportaient à l’image d’Artémis l’offrande de leur arc victorieux. Les nuances atténuées du tapis évoquaient toute une Perse morte. Les vases de poterie, de faïence, ou de métal travaillé, étaient de laborieux miracles. Ils étaient dignes des fleurs. Un flamboyant été de roses se consumait en parfums. L’immense baie des fenêtres découvrait la mer qui miroitait toute sous nos yeux éblouis, ruissellement d’argent fondu et parsemé de cristal. Une femme entra. Jamais je ne vis beauté plus magnanime. La magnificence orientale des belles Juives éclatait en elle. Pâle d’extase, je contemplai les reflets roux et bleus de sa chevelure noire. Ses yeux étaient de la couleur des raisins. Le velours rouge des rideaux et des tentures l’encadrait de flammes vives et intensifiait l’ardeur mate de sa chair d’ambre et de nard. Sa bouche était pareille à la rougeur fraîche des pastèques. Cette femme était un faste vivant. . . Elle ressemblait à un jardin de reine, à une parure inestimable, à un tissu ingénieusement brodé par des mains patientes. Quelque chose de grave et de lointain qui était en elle inspirait, ou plutôt imposait, un respect involontaire. Mon ami s’inclina avec déférence. «Voici un de mes amis, Myriam,» dit-il. Je demeurai confondu. Cette créature, plus belle que la plus belle courtisane, était la proxénète! . . . Elle sourit. Jézabel, poudrée d’or et de pierreries, devait sourire de cette même façon impudique et royale. «Vous serez ébloui, signor,» promit-elle. Elle disparut derrière le nuage rouge des rideaux. Mon compagnon m’observait avec curiosité. «Mais c’est celle-là que je veux!» criai-je, ivre d’admiration et de stupeur. Il haussa les épaules. «Garde-toi de tourner vers elle tes convoitises,» conseilla-t-il. «Elle est inaccessible autant qu’une cime de neige et de glace. -Je ne te connaissais pas cette humeur plaisante, mon bon ami. -Aussi ne plaisanté-je point. Myriam est chaste. On la croit vierge. Elle trafique de la vertu des autres, tout en gardant la sienne intacte. Elle connaît la valeur de ce que les autres vendent ou donnent trop à la légère. Et puis son métier a dû lui inspirer l’horreur et le dégoût des hommes. Je te le répète, n’y pense plus.» Dédaignant cette raillerie stupide, je poussai une exclamation d’impatience. . . À ce moment, les portes s’ouvrirent toutes grandes, et un choeur de jeunes femmes, roses à l’égal des Grâces, entra en un bourdonnement d’essaim. L’atmosphère était saturée d’odeurs. Mais je ne vis que Myriam, soleil noir parmi les étoiles. Jamais je n’avais compris, senti, aimé, avec cette profondeur et cette intensité le prestige orgueilleux des brunes. «Voici Myrtô la Sicilienne,» disait Myriam. «Sa chair a une senteur de pommes mûres. Voici une fleur d’Espagne, Violante. Elle est aussi belle que son nom. Et voici Lollia, qui joue de la guitare plus adroitement qu’un Vénitien, et Néïs qui danse comme une Faunesse. Voici Néméa, blonde ainsi que de l’or au soleil. -J’adore les blondes,» énonça mon ami. «Et celle-ci est claire à souhait. Quelle blancheur d’écume!» Il suivit Néméa, qui l’entraînait. Myriam, voyant mon peu d’enthousiasme à l’égard de sa cour féminine, me murmura à l’oreille: «Si vous aspirez à quelqu’un de très haut placé, je vous ferai connaître une marchesa de lignée héroïque. Mais elle exige un serment d’absolu silence devant la Madone avant d’ôter son masque. Elle est belle et pauvre.» D’un geste, je refusai. «Je devine votre pensée. Vous êtes amoureux. Et la dame est rebelle. Beau cavalier, chuchotez-moi le nom de l’indifférente. Nulle ne sait comme moi distiller les paroles qui insinuent et qui persuadent. À moins qu’elle ne soit aussi froide que les statues, je vous l’amènerai dans quelques jours. Et, si elle persiste dans cette frigidité de pierre et de neige, je vous trouverai une jeune femme à son image, qui lui ressemblera trait pour trait, mais qui sera plus douce et plus docile à vos désirs.» Je la regardai fixement. Elle avait posé sa main sur mon bras, et cette main fraîche me brûlait. La voix de Myriam s’était faite plus flexible encore. «Je voudrais vous parler, à vous seule,» interrompis-je avec brusquerie. Elle sourit de tout son visage brun: «Allez, mes colombes.» Les formes gracieuses s’évanouirent. J’ôtai de mon doigt un rubis très rare, beau comme le sang d’une blessée, et le jetai, avec ma bourse pesante, sur la table d’onyx. «Prenez-les, Myriam. Et prenez encore ce saphir, d’un bleu méditerranéen. En échange, vous me donnerez vos plus savants baisers.» Elle sourit de nouveau, mais d’un sourire plus aigu. «Vous vous trompez, signor,» répondit-elle, très calme. «Je suis la marchande, je ne suis point la marchandise.» Je rencontrai son regard altier. «Vous êtes une coquette de premier ordre.» ricanai-je. «Mais vous me plaisez. Tout l’or que vous me demanderez, je le verserai dans le creux de vos mains. -Je vends les autres, mais je ne me vends point.» Fou de désir, je l’attirai contre moi: «Aime-moi, car je t’aime.» Et j’imposai à ces lèvres froides mon baiser fébrile. Elle se recula, et, s’arrachant de mon étreinte, elle me souffleta si violemment que je chancelai. «Sortez,» ordonna-t-elle. Mais la vanité du mâle protestait en moi, et je résolus de forcer cette femme à subir mon vouloir. Je m’approchai d’elle, les sens exaspérés jusqu’au viol. Ma main chercha les seins farouches que soulevait impétueusement un souffle irrité. Plus prompte qu’un essor d’hirondelle, elle saisit un stylet, merveille de niellure et de pierreries, qui ornait sa ceinture, et me le plongea dans la poitrine. . . Je tombai. . . Une douleur suraiguë me trouait le coeur. . . Je sombrai au fond d’une nuit rouge. . . Les plus savants docteurs ne m’arrachèrent qu’à grand’peine aux griffes tenaces de la Mort. Je guéris par un miracle de ma vigoureuse jeunesse. Je ne franchis plus le seuil de la proxénète, de cette étrange femme, perverse et pure, impudique et inaccessible. . . La Splendide Prostituée. (Récit D’Un Envieux.) . . . Et la Gloire m’apparut. J’entrevis ses yeux de la couleur du cuivre et ses cheveux de la couleur du sang. Je m’étonnai un peu de cette apparition, car je n’avais guère l’espoir de profiter de ses faveurs changeantes. Mais la Gloire est femme, c’est-à-dire cruelle et perverse, et elle aime à faire miroiter, devant ceux qu’elle dédaigne, les paillettes de sa jupe constellée. Je m’affermis, afin de la contempler sans amour, de tout mon orgueil et de tout mon dédain. Et je lui dis avec lenteur: «Ma demeure n’est point une baraque où traînent des flacons de méchants parfums et des pots de fard. Que viens-tu faire dans cette chambre vide et seulement meublée de souvenirs? Pourquoi vouloir éblouir ce Passé que je suis?. . . Je te vois telle que tu es. Je me suis détournée de toi avec une nausée. Tu es la maîtresse saoûle des voleurs et des saltimbanques. L’odeur des abattoirs te plaît, et tu aspires avec volupté la fumée précieuse du sang. Tu es aveugle comme ceux qui font métier de juger leur prochain. Tu es stupide comme les guerriers et tu es vénale comme les mérétrices. Tu t’abandonnes de préférence à ceux qui te violent, et, si tu exaltes par hasard une femme fière ou un homme pauvre, ce n’est que par un caprice de courtisane ivre. En vérité, ton sexe est une place publique, et je ne voudrais pas accueillir dans ma couche modeste une aussi laide putain. -Tu mens à l’égal d’un enfant,» répondit-elle. «Je n’ai pas la plus légère intention de me livrer à toi. . . Tu sais d’ailleurs que tu paierais mon baiser mercenaire de ton sang répandu. La sotte vanité de faire parler de soi! Mais elle te possède autant que les autres. -Et pourtant,» interrompis-je, «la joie misérable que de susciter autour de sa personne des légendes dont la méchanceté n’a d’égale que la sottise! Ah! les paroles envenimées qui se glissent en vos veines et coulent avec votre sang!. . . Tu es la Calomniatrice plus encore que la lâche Dénonciatrice des fautes cachées. C’est toi qui déshonores en secret tous ceux que tu exaltes en public. -Tu as peut-être raison. Mais il est de bonnes personnes sentimentales qui espèrent, par leurs écrits et par leurs oeuvres, attirer vers leur solitude les âmes fraternelles d’aujourd’hui et de demain. -Ces âmes sont fraternelles parce qu’elles demeurent irrévélées,» objectai-je. «Je n’ai jamais rencontré un être sur la terre sans regretter plus tard de l’avoir trop bien compris et trop longtemps connu. -Tu mens encore. Car j’ai vu à tes côtés une femme dont l’indulgente douceur te faisait pleurer d’amour. -C’est toi qui, cette fois, as raison. Celui qui a rencontré sur son chemin une femme loyale ne doit plus rien chercher ni rien désirer. Mais que t’importent ma vie et mes pensées, à toi, la servante battue des bouchers et des hurleurs d’estrade? à toi qui graves dans le marbre les noms insignifiants des rois et dédaignes le nom obscur des bons poètes? à toi qui places Hugo, le prince des bourgeois, plus haut que Rimbaud et que Charles Cros? À toi enfin qui laissas périr les chants sacrés de Myrtis l’Ionienne, de Télésilla l’héroïne, et surtout de la mélodieuse et virginale Éranna de Télos? Tes serviteurs eux-mêmes ont pour tes caresses un mépris inavoué. Ils retournent à leur manuscrit ou à leur toile avec dégoût: ainsi le chien de l’Écriture retourne à son vomissement. Ils sont, comme les fumeurs d’opium et les ivrognes, les damnés d’un vice inguérissable. En vérité, va-t’en. . . La nuit tombe, aussi belle que la Mort prochaine. Et l’espoir d’une agonie brève et sans douleur console ceux qui sont assis dans les ténèbres. . .» La Saurienne. (Conté par Mike Watts.) Le soleil est terrible. Le soleil est plus terrible que la peste et les bêtes fauves et les gigantesques serpents noirs. Il est plus terrible que la fièvre. Il est mille fois plus terrible que la mort. Le soleil m’a brûlé la nuque et les tempes et le crâne, il a desséché et pâli mes cheveux comme de l’herbe, pendant les lourdes chaleurs. Un autre que moi serait devenu fou après les longues marches dans le désert. Il me semblait, par moments, que du plomb fondu ruisselait sur mon front et le long de mes membres. Ah! ah! Un autre que moi serait devenu fou, mais j’ai la tête et le corps solides. J’ai vu des gens hurler et gesticuler comme des démons après les longues journées de marche dans le désert. Le soleil, martelant leurs cervelles d’imbéciles, leur avait donné des idées étranges. Mais moi, j’ai toujours été tranquille et raisonnable. . . . Le soleil est terrible. Vers la fin d’un après-midi où pleuvaient encore de longs rayons aigus comme des javelots, je rencontrai une femme bizarre. Je ne suis pas lâche, mais cette femme me fit peur, par son affreuse ressemblance avec un crocodile. Ne croyez pas que je sois fou. J’ai toute ma raison, j’ai même une très solide réputation de bon sens. Je vous affirme que cette femme ressemblait à un crocodile. Elle avait une peau rugueuse comme des écailles. Ses petits yeux m’épouvantaient. Sa bouche m’épouvantait davantage, immense, aux dents aiguës, immenses aussi. Je vous dis que cette femme ressemblait à un crocodile. Elle regardait l’eau, lorsque j’eus le courage de m’approcher d’elle. «Qu’est-ce que vous regardez là?» lui demandai-je, curieux autant que sournoisement effrayé. Elle posa sur mes yeux ses terribles petits yeux de saurien. Instinctivement je reculai. «Je regarde les crocodiles,» me répondit-elle. «Je suis un peu leur parente. Je connais toutes leurs habitudes. Je les appelle par leurs noms. Et ils me reconnaissent quand je passe au bord de la rivière.» Elle parlait d’un ton si simple, si naturel, que je frissonnai d’une glaciale épouvante. Je savais qu’elle disait la vérité. Je n’osai fixer sa peau rugueuse comme des écailles. «Le roi et la reine des crocodiles sont mes amis intimes,» poursuivit-elle. «Le roi demeure à Denderah. La reine, qui est aussi puissante et plus cruelle encore que lui, a préféré s’en aller quarante lieues plus haut, afin de régner seule. Elle veut la puissance sans partage. Lui aussi aime l’indépendance; ce qui fait que, tout en restant très bons amis, ils vivent séparés. Ils ne se rejoignent qu’à de rares intervalles, pour l’acte d’amour.» Je vis dans ses prunelles une lueur de férocité libidineuse qui me fit claquer des dents. J’emploie à dessein cette banale expression dont je compris à ce moment toute la force et toute l’horreur. L’effroyable soleil m’opprimait et m’écrasait, tel le poids d’un géant. Feu liquide, il me brûlait. Et pourtant mes dents s’entre-choquaient ainsi qu’en hiver, lorsque les grandes gelées vous engourdissent le sang. «Je vous crois,» haletai-je. Elle s’approcha de moi, d’un mouvement gauche qui s’insinuait avec lourdeur. . . Les minauderies de ce monstre étaient plus terrifiantes que sa difformité. «Non, vous ne me croyez pas. Comment vous appelez-vous? -Je m’appelle Mike Watts. -Eh bien, Mike, je vous affirme que je monte à cheval sur les crocodiles. Me croyez-vous?» Je suai plus abondamment encore, mais c’était, cette fois, une sueur froide qui me glaçait les membres. «Oui, je vous crois.» Et, en effet, je la croyais. Je ne suis pas fou. Je n’ai jamais été fou, même dans le désert, même quand j’avais soif. Mais je la croyais, et vous l’auriez crue comme moi. Elle ricana odieusement, c’est-à-dire qu’elle ouvrit la bouche. . . Elle ouvrit toute grande son abominable gueule de caïman, et, en silence, me montra sa denture. Un frisson fit onduler son corps, et voilà tout. . . Ô Dieu qui inventas l’enfer! «Non, vous ne me croyez pas,» répéta la Saurienne. «Mais je vais vous prouver la vérité de mon dire.» Elle scruta le fleuve jaunâtre qui charriait du sable et du limon. «En voici un,» dit-elle très bas. «Éloignez-vous.» Je n’attendis pas qu’elle me réitérât son ordre. Je me sauvai à toutes jambes. Mais, à quelque distance de la rivière, je m’arrêtai, ligoté soudain par quelque chose de plus péremptoire que l’effroi même. . . . Je l’aperçus, au moment où le crocodile déclanchait[1] ses mâchoires, se hissant sur son dos, et, pendant la durée d’un cauchemar, je la vis, à cheval sur un alligator. . . Je ne divague pas. J’ai toute ma raison. Je ne mens pas non plus. Le mensonge, c’est bon pour les civilisés. Nous ne mentons jamais, nous autres. Nous avons la haine des complications. La Saurienne revint vers moi, laissant le crocodile s’agiter pesamment dans l’eau saumâtre. Elle revint, et ses yeux luisaient de triomphe. . . et d’autre chose encore. . . Elle guetta une exclamation de surprise approbative. . . Mais je titubais autant qu’un homme saoûl, et je mâchonnais des syllabes sans cohérence. . . ba. . . bé. . . bou. . . bi. . . Et je bavais, comme les idiots. Elle me regarda de ses prunelles libidineuses et féroces de monstre en rut. «Viens,» commanda-t-elle. J’essayai de la suivre. Je ne pouvais point. Je fis des gestes étranglés de fou maintenu par une camisole de force. À quelques pas du lieu où nous étions, il y avait un fouillis d’herbes très hautes, et des arbres dont les branches ressemblaient à des serpents géants. Elle guignait cet abri du coin de l’oeil. . . Je devinai sans peine ce qu’elle voulait de moi. . . . . . Il me serait difficile de vous expliquer ce que j’éprouvai à cette minute. Toutes sortes d’idées galopaient dans mon cerveau, à l’égal d’une meute enragée. Je compris qu’il fallait tuer le Monstre, mais comment? mais comment? . . . Les balles et la lame glisseraient sur sa carapace sans lui faire aucun mal. Voyons, n’aurait-elle pas un seul point vulnérable? Non. . . Si. . . Les yeux. . . Les Yeux! Je fus saisi d’une joie de fièvre et de délire, de cette joie que seuls connaissent les naufragés enfin rendus à la terre et les malades qui voient l’aube dissiper leur nuit d’horribles hallucinations. Je dansais, je faisais siffler ma salive. Je balbutiai même à ma redoutable compagne de stupides paroles d’amour. Je vidai ma gourde d’un trait. La pensée de ma délivrance prochaine coula dans mes veines, avec la bienfaisante chaleur du brandy. . . J’eus ainsi la force d’accomplir la meurtrière besogne. . . Et, lorsque la Saurienne, les regards chavirés sous les paupières ivres, attendait la satisfaction charnelle, je pris mon couteau. Je pris mon couteau, et, atteignant le monstre vautré dans l’herbe, je lui crevai les yeux. . . Je lui crevai les yeux, vous dis-je. Ah! c’est que je suis courageux, moi! On peut clabauder sur mon compte, mais on ne prétendra jamais que je suis un lâche. Beaucoup d’hommes auraient perdu la tête, à ma place. Moi, je n’ai pas hésité une seconde. . . Et, en m’éloignant, je me retournai pour voir une dernière fois le fleuve jaunâtre qui charriait du sable et du limon. ? WS: déclenchait Le Voile De Vasthi. «Innocente comme le Christ, qui est mort pour les hommes, elle s’est dévouée pour les femmes.» (Flaubert, Tentation de saint Antoine.) La reine Vasthi prépara un festin pour les femmes dans la maison du roi Ahasuérus. La cour du palais resplendissait à l’égal des couchants. Le pavé de nacre et de pierres noires était ensanglanté de roses. Les colonnes de marbre étaient enguirlandées de daturas. Au-dessus des lits d’or, frissonnaient les tentures vertes, bleues et blanches, attachées par des cordons de byssus à des anneaux des anneaux d’argent. Le festin dura sept jours. Les esclaves versaient à boire dans des vases de malachite, différemment ciselés, et il y avait abondance de vin royal. Le septième jour, Vasthi, qu’entouraient les princesses de Perse et de Médie et les femmes des grands et des chefs de province, écoutait les Musiciennes. Elles chantaient la puissance et la sagesse des reines de l’Inde, qui ont pour amants les serpents glauques. Vasthi était belle de visage autant que la nuit. Ses orgueilleux sourcils dessinaient un arc triomphal. Ses paupières s’abaissaient, solennelles comme les paupières violettes du Sommeil. Et ses yeux noirs, où l’Éthiopie rayonnait tout entière, étaient de vastes pays inconnus. Les Musiciennes se turent. Une vieille esclave juive conta la légende d’Éblis et de cette Lilith, qui fut créée avant Ève et qui fut la Première Femme. «. . . Et Lilith, dédaigneuse de l’amour de l’homme, préféra l’enlacement du Serpent. C’est pourquoi Lilith est châtiée pour les siècles. Quelques-uns l’ont vue, par les clairs de lune mélancoliques, pleurer sur les serpents morts. Elle est pareille aux rêves surnaturels des solitaires. Elle tourmente de songes la candeur des sommeils. Elle est la Fièvre, elle est le Désir, elle est la Perversité, En vérité, Lilith est châtiée pour les siècles, car rien n’assouvira jamais sa faim d’Absolu, -J’aurais été Lilith,» songea tout haut la reine Vasthi. «Éblis, à l’égal de sa compagne mortelle, est maudit, ô Souveraine. Éblis est l’astre déchu qui sombre dans les ténèbres. Car il a rêvé d’être l’Égal de Dieu. -J’aurais été Éblis,» songea tout haut la reine Vasthi. «Éblis est le premier des vaincus, ô Souveraine. . . Car Éblis a voulu l’Impossible. -J’aime les vaincus,» murmura Vasthi. «J’aime tous ceux que tente l’Impossible.» La vieille Juive qui avait la connaissance des temps semblait se recueillir. Vasthi déchiqueta un lotus rose. . . . Un tonnerre de rires ébranla les colonnes de marbre et fit trembler la nacre et le porphyre du pavé. C’étaient les courtisans, ivres par la magnificence du roi. Le roi, dont le coeur était réjoui par le vin, les encourageait. Vasthi baissa les paupières, afin de dissimuler le mépris au fond de ses prunelles éthiopiennes. Ses membres exhalaient les aromates et l’huile de myrrhe et les parfums en usage parmi les femmes. Les tentures vertes, blanches et bleues s’écartèrent. . . Vasthi se couvrit le visage d’un voile gris, gemmé de béryls, qui semblait un crépuscule marin. Les sept eunuques qui servaient devant le roi Ahasuérus entrèrent, de leur pas silencieux. Les princesses de Perse et de Médie cessèrent leurs chuchotements et leurs murmures. . . Ils s’agenouillèrent aux pieds de la reine Vasthi et lui firent connaître l’ordre du roi Ahasuérus. Vasthi les considéra, à travers le voile gris, de ses yeux pareils aux yeux ennuyés des lions. Dans le silence qui suivit les paroles des messagers, on entendit s’effeuiller une rose. Vasthi se leva du lit d’or et parla, debout et royale: «Ô princesses de Perse et de Médie, le roi Ahasuérus a ordonné à Mehuman, Biztha, Harbona, Bigtha, Abagtha, Zéthar et Garcas, les sept eunuques qui servent devant le roi Ahasuérus, d’amener en sa présence la reine Vasthi, ceinte de la couronne royale, pour montrer sa beauté aux peuples et aux grands. . .» Il y eut un silence anxieux. Cet ordre du roi Ahasuérus était en vérité une chose qui n’avait point d’exemple dans l’histoire des Perses et des Mèdes, ni dans l’histoire de l’Inde, ni dans l’histoire des Éthiopiens. Car l’impur regard des hommes ne doit point profaner le mystère du visage féminin. Vasthi reprit d’une voix très lente: «Voici la réponse de la reine Vasthi au roi Ahasuérus: Lorsque la reine Vasthi reçut par les eunuques l’ordre du roi Ahasuérus, la reine Vasthi refusa de venir.» Les eunuques se retirèrent. Tous les visages étaient changés. Une princesse persane laissa choir la coupe dans laquelle elle avait bu, et le vin du roi se répandit sur le porphyre et la nacre du pavé. . . Le vin du roi se répandit, rouge comme une coulée de sang. La vieille Juive déchira sa robe et se frappa la poitrine: «Malheur sur toi et sur nous, ô reine!» Rigide, et pareille à une statue de marbre aux yeux de pierres noires, Vasthi parla ainsi aux princesses de Perse et de Médie: «Je ne dévoilerai point mon front sacré devant la foule des courtisans ivres. L’impur regard des hommes ne doit point profaner le mystère de mon visage. L’ordre du roi Ahasuérus est un outrage à mon orgueil de femme et de reine.» La vieille Juive, saisissant une cassolette où brûlaient des parfums, couvrit de cendres sa tête blanche, et se lamenta. «La rébellion est une chose funeste, ô reine! Songe à la rébellion d’Éblis. . . Songe à la rébellion de Lilith. . . Songe à l’éternel châtiment de Lilith et d’Éblis! -Qu’importe!» dit alors la reine Vasthi. Et elle prononça ces paroles solennelles: «Ce n’est pas seulement en songeant au roi Ahasuérus que j’ai agi. . . Car mon action parviendra à la connaissance de toutes les femmes, et elles diront: Le roi Ahasuérus avait ordonné qu’on amenât en sa présence la reine Vasthi, et elle n’y est pas allée. Et, dès ce jour, les princesses de Perse et de Médie sauront qu’elles ne sont plus les servantes de leurs époux, et que l’homme n’est plus le maître dans sa maison, mais que la femme est libre et maîtresse à l’égal du maître dans sa maison.» Les princesses de Perse et de Médie se levèrent et se regardèrent avec des yeux nouveaux, où rayonnait l’orgueil de l’être affranchi. La vieille Juive se lamentait toujours. . . Les tentures vertes, blanches et bleues s’écartèrent une seconde fois. Et les sept eunuques du roi Ahasuérus reparurent. Les sept eunuques, Mehuman, Biztha, Harbona, Bigtha, Abagtha, Zéthar et Carcas, parlèrent ainsi à la reine Vasthi: «Ô reine, lorsque le roi entendit la réponse de la reine Vasthi au roi Ahasuérus, le roi fut très irrité, il fut enflammé de colère. Alors le roi s’adressa aux sages qui avaient la connaissance des temps. Il avait auprès de lui Carschena, Schéthar, Admatha, Tarsis, Mérès, Marsena, Memucan, sept princes de Perse et de Médie, qui voient la face du roi et qui sont les premiers dans son royaume. «Quelle loi, dit-il, faut-il appliquer à la reine Vasthi pour n’avoir point exécuté ce que le roi Ahasuérus lui a ordonné par les eunuques?» Memucan répondit devant le roi et les princes: «Ce n’est pas seulement à l’égard du roi que la reine a mal agi, c’est aussi envers tous les princes et tous les peuples qui sont dans toutes les provinces du roi Ahasuérus. Car l’action de la reine parviendra à la connaissance de toutes les femmes et les portera à dédaigner leurs époux. Elles diront: «Le roi Ahasuérus avait ordonné qu’on amenât en sa présence la reine Vasthi,et elle n’y est pas allée.» Et dès ce jour, les princesses de Perse et de Médie qui auront appris l’action de la reine le rapporteront à tous les chefs du roi: de là, beaucoup de mépris et de colère. Si le roi le trouve bon, qu’on publie de sa part et qu’on inscrive parmi les lois des Perses et des Mèdes, avec défense de la transgresser, une ordonnance royale d’après laquelle Vasthi ne paraîtra plus devant le roi Ahasuérus, et le roi donnera la dignité de reine à une autre qui soit meilleure quelle. L’édit du roi sera connu dans tout le royaume, quelque grand qu’il soit, et toutes les femmes rendront honneur à leurs époux, depuis le plus grand jusqu’au plus petit.» Cet avis fut approuvé du roi et des princes. Les princesses de Médie et de Perse pleuraient en silence. Vasthi se leva, et, dans un geste hautain, ôta de ses cheveux la couronne royale. Elle ôta également les perles de son cou, les saphirs pâles de ses doigts, les béryls de ses bras et les émeraudes de sa ceinture. Elle se dépouilla de ses robes de byssus et de pourpre, et revêtit la tunique déchirée de la vieille Juive. Puis elle ceignit son front de lotus roses, et s’enveloppa toute dans son voile crépusculaire. «Où vas-tu, Maîtresse?» sanglota la vieille Juive, prosternée. «Je vais vers le désert où les êtres humains sont libres comme les lions. -Aucun homme n’est jamais revenu du désert, Maîtresse, et jamais une femme ne s’y est aventurée. -J’y périrai peut-être de faim. J’y périrai peut-être sous la dent des bêtes sauvages. J’y périrai peut-être de solitude. Mais, depuis la rébellion de Lilith, je suis la première femme libre. Mon action parviendra à la connaissance de toutes les femmes, et toutes celles qui sont esclaves au foyer de leur mari ou de leur père m’envieront en secret. Songeant à ma rébellion glorieuse, elles diront: Vasthi dédaigna d’être reine pour être libre.» Et Vasthi s’en alla vers le désert où les serpents morts revivent sous les rayons de lune. Brune Comme Une Noisette. Nell était certes, une excellente compagne d’aventures. Elle était aussi brave, aussi vigoureuse et plus intelligente qu’un garçon. Je l’aimais beaucoup et je désirais en faire ma maîtresse. Mais elle ne voulait pas. Pourquoi? Est-ce que je sais, moi qui n’ai jamais eu le temps d’étudier les femmes? Et puis, les femmes m’agacent. Je ne comprends rien à leurs façons. Je préfère les fauves. Au moins, ça se laisse prendre, et, une fois qu’on les a pris, voilà, c’est pris, il n’y a pas à revenir là-dessus. Tandis que les femmes, sacré nom de Dieu!. . . Une fois qu’on les tient, il faut les garder. Et c’est qu’on ne peut pas les garder. On doit surtout se méfier d’elles quand elles vous disent qu’elles vous aiment. Quand elles ne vous disent rien, il se peut que vous leur plaisiez. Et encore ça n’est pas sûr. Quand elles vous disent qu’elles vous détestent, il y a beaucoup de chances pour que ce ne soit pas vrai. Mais c’est peut-être aussi l’aveu involontaire de la haine secrète que toute femme, consciemment ou inconsciemment, recèle contre les hommes. Voilà que je parle comme dans un livre. Et tout ça pour ressasser en fin de compte qu’avec les femmes tout est possible et que rien n’est certain. Je ne suis pas roublard, moi. J’ai été, par conséquent, moins souvent mis dedans que les autres qui l’étaient. Il ne faut pas être roublard avec les femmes. Elles s’en aperçoivent toujours, mais, comme elles sont plus fortes que vous, elles font semblant de ne rien voir. Alors, sans que vous en sachiez rien, elles vous jouent une petite comédie remarquable. Et l’on est roulé. Moi, je plains beaucoup les hommes qui se vantent de leurs conquêtes féminines. Ce qu’ils ont dû être cocus sans le savoir, les malheureux! . . . Nell, ce n’était pas une vraie femme, Et pourtant, elle n’était pas laide. Elle avait un beau front et de belles paupières. J’aime les longs pieds creux et les longues mains maigres. Je déteste les petits pieds inaptes aux marches interminables et les petites mains qui ne savent point manier ni le revolver ni la carabine. Les femmes, en général, sont bien encombrantes. Mais Nell, ce n’était pas une vraie femme, Je ne sais pourquoi elle ne voulut point devenir ma maîtresse, Nous n’avons pas de morale, dans les grands bois. Seulement, elle était réfractaire à l’amour. Il y a beaucoup de femmes qui ont instinctivement horreur du mâle. Ce n’est pas qu’elle eût pour moi une haine profonde. Elle m’avait voué au contraire une affection fraternelle. Quand je me blessai à la main, elle me pansa mieux qu’une religieuse. Elle me consola même avec toutes sortes de paroles amicalement douces. «Mon pauvre vieux,» répétait-elle, quoique je n’eusse alors que trente ans. . . Je n’oublierai jamais ses yeux bruns comme des noisettes, et ses courts cheveux de la couleur du sable. Je l’appelais: The Nut-Brown Maid, en souvenir d’un vieille ballade écossaise. Elle aussi était une vierge brune comme une noisette. Je disais donc qu’elle m’aimait beaucoup, en ami, en camarade, en compagnon de chasse. Mais, lorsque je voulus lui faire partager le désir sournois qui peu à peu s’était glissé dans mes veines, je me heurtai à sa volonté rigide, ainsi qu’à une muraille de fer. À ces moments-là, elle me considérait avec une telle horreur farouche dans le regard, une telle répulsion de tout son être, subitement hostile, que je dus battre en retraite. Seuls lui plaisaient le grand air, les marches à travers la forêt, les fleurs sauvages cueillies en chemin, et le péril et l’aventure. Elle était faite pour le péril et l’aventure autant que moi. Nous nous aimions en frères. Au fond de notre amitié, pourtant réelle, croupissait une vase corrompue de soupçon, de haine même. Elle se défiait de moi, et je n’oubliais pas mon ressentiment féroce de mâle dédaigné. Les hommes sont des cochons, voyez-vous, de simples cochons: c’est d’ailleurs leur unique supériorité sur les femmes, qui ont parfois la faiblesse et le tort d’être bonnes. . . Je ne pardonnerai jamais à Nell de ne point avoir voulu, être ma maîtresse. . . Je ne le lui pardonnerai jamais, non, pas même à mon lit d’agonie. . . Un incident, surtout, me vexa. Nous étions en pleine forêt, par un soir très vert, lorsque je tentai de l’embrasser sur la bouche. Elle me planta entre les deux yeux un coup de poing si formidable que j’en fus défiguré pendant plus de deux semaines. . . Deux semaines pendant lesquelles mes camarades de chasse me raillèrent impitoyablement. Mais ce ne fut pas tout. Elle ajouta l’insulte au dommage physique causé par elle. «J’aimerais mieux avaler un crapaud que de me laisser embrasser par toi,» dit- elle en montrant du doigt la minuscule bête brune qui lui avait suggéré cette comparaison peu flatteuse pour ma personne. Une idée, assez lâche, je l’avoue, mais ingénieuse, traversa ma cervelle. Tout endolori, je me livrai à une chasse effrénée, qui eut pour résultat la capture du petit crapaud. «Avale-le tout de suite,» ordonnai-je, «ou je t’embrasse de force.» Elle me regarda bien en face. Grave, elle comprit que je ne plaisantais point. Un mépris inexprimable serpenta sur ses lèvres minces, lèvres d’ascète et d’ermite. Elle prit l’affreuse bestiole, et l’avala, un peu plus pâle seulement. Ce menu fait me découragea. Je ne tentai plus de l’embrasser. Et je lui en voulus mortellement. Un jour, elle vint à moi, ses yeux de noisette plus clairs et plus joyeux que d’ordinaire. «J’ai un projet superbe à te soumettre, dear old Jerry. Tu sais que j’ai infiniment d’affection pour toir quoique j’aie choisi d’avaler un crapaud plutôt que de t’embrasser. Je vais te prouver mon amitié en t’emmenant avec moi ce soir. Dès le crépuscule nous nous en irons, en canot. Nous prendrons une torche pour nous éclairer. Et nous aurons une chasse aux flambeaux magnifique, à nous deux. Nous tuerons beaucoup de cerfs avant demain matin. -Je veux bien,» acquiesçai-je. Et, le soir même, nous nous embarquâmes dans un canot qu’un vieil Indien prêta à Nell. Quelle inoubliable magnificence! La torche ensanglanta le fleuve de reflets écarlates. On aurait cru voir dans l’eau l’embrasement d’un palais. Les deux rives se détachaient en sanguine. Les arbres érigeaient des feuillages rouges, ainsi qu’en octobre. . . C’était aussi beau qu’un paysage d’enfer. Seulement, en fait de damnés, il n’y avait que moi. Et je ne crois pas avoir commis de péché assez grandiose pour mériter cette mise en scène splendide. «Là-bas!» chuchota Nell impérieusement. Elle désignait, de son doigt tendu, la rive droite. Je vis deux larges prunelles qui reflétaient la lueur rouge. «Un cerf!» exultai-je. Je saisis mon fusil, et, visant entre les deux prunelles lumineuses, je tirai. Nous entendîmes un froissement de feuilles et de roseaux, puis l’eau remuée par une chute lourde. Nell eut un cri de joie lorsque nous découvrîmes à la surface un superbe daim, que je happai par les andouillers et hissai triomphalement dans le canot. Nell ressaisit la pagaie et nous descendîmes le fleuve en silence. C’était une belle nuit jaune. Les ténèbres ressemblaient à des couches d’ambre très épaisses. La lune ruisselait, telle une coulée d’or en fusion. Et les étoiles au fond du fleuve étincelaient ainsi que les paillettes d’une jupe d’arlequine. En moi pleurnichait sottement quelque chose de sentimental. Si l’histoire du crapaud ne m’eût trotté encore dans la cervelle, j’aurais aimé Nell, à cet instant, d’une tendresse passionnée. Je ne sais pas tourner de longues phrases, mais j’aurais pris sa main entre les miennes, et je serais devenu meilleur. Je n’aurais plus eu de colère ni de haine contre personne. J’aurais pardonné à cet Indien qui m’a volé ma montre d’argent. Je lui aurais même pardonné, à elle, l’amour stupide qui me faisait souffrir. Je serais devenu crédule et confiant, comme les tout petits. J’aurais fait, pour elle et par elle, des actions méritoires et désintéressées. J’aurais rendu des services aux gens. J’aurais cessé de me battre, même avec les Tuscaroarers. Afin de me rapprocher d’elle, j’aurais été doux comme elle. Oui, j’aurais cessé d’être brave pour être bon, et n’est-ce point là le plus grand sacrifice que l’on puisse faire à une femme? . . . J’entrevoyais, dans l’ombre, le beau front et les belles paupières baissées de Nell. Tout en me traitant avec justice d’idiot, je me sentais devenir bête autant qu’un livre de poésie. La voix basse de la Nut-Brown Maid interrompit ma rêverie inepte. «Ces yeux qui se posent sur nous à travers les buissons! As-tu vu ces yeux, Dirk? Ce ne sont pas des yeux de cerf. . . Ils brillent d’une tout autre façon. Et puis, ils sont plus petits et moins rapprochés. . . Les aperçois-tu, là-bas? Comme ils brillent à travers les buissons! -Tu as raison, Nell. -Et puis, vois comme ils bougent! Les yeux des cerfs ne bougent pas de cette façon. Les cerfs ne remuent pas la tête en cercles irréguliers, comme cela. Leurs regards passent rapidement d’une chose à l’autre ou se fixent avec intensité. . . Les cerfs n’ont point ces prunelles indécises et clignotantes, Jerry.» Mon fusil troubla le fleuve et la nuit d’un petit tonnerre bref. «Ne tire pas, imbécile!» me cria Nell. . . Mais il était trop tard. Le coup était parti. Nous regardâmes vers la rive. A ma grande surprise, les yeux se posaient toujours sur nous à travers les buissons. Mais ils brillaient d’une rousse lueur de colère. Je me tournai vers Nell, attendant l’explication de l’énigme. Un grognement de pourceau furieux parvint jusqu’à nous. Je me sentis blêmir. La Nut-Brown Maid elle-même se troubla un peu. Nous avions affaire à un ours gris. . . «Ta balle l’a certainement atteint,» murmura Nell. «Pourvu qu’il ne nous attaque pas!» Un craquement de feuilles. . . Un plongeon brusque et lourd. . . Les craintes de Nell se réalisaient. L’ours nageait à notre poursuite. De toutes ses forces, de tout son courage, Nell poussa en avant le canot. Nous glissâmes rapidement sur le fleuve, suivis par l’ours ronflant et reniflant. L’incertitude nocturne nous enveloppait. «S’il nous rejoint,» disait Nell, très calme. «le canot chavirera sous son poids. Il nous faudra nager, comme l’ours. Et l’un de nous ne gagnera jamais la rive.» J’eus le très naturel espoir que ce serait elle. . . Nous étions désarmés. Nos fusils avaient glissé au fond de la barque, et l’eau les avait mis hors d’état. . . Et, par un diabolique hasard, je ne retrouvais point mon couteau. Je me tournai vers la jeune fille, dont la pagaie fendait l’eau inlassablement. Soudain, elle se dressa d’un bond inquiet. «Écoute, Jerry. . .» Nos regards appréhensifs se croisèrent. Nous entendîmes un bruit d’eau tombante. «Ce doit-être la cascade que nous avons entendue plus haut, à la courbe du fleuve,» hasardai-je. «Non. . . Le bruit de l’eau est proche. . . Jerry, Jerry, la cascade n’est plus à cent mètres d’ici. . . Sers-toi, comme d’une rame, de la crosse de ton fusil et aide-moi à arrêter le canot.» Nous parvînmes à ralentir l’esquif, et nous espérions le diriger vers la rive, lorsqu’un choc pesant fit osciller l’arrière de l’embarcation. La torche vacillante nous révéla la tête et les longues griffes recourbées de l’ours. L’instabilité du canot, qui dansait éperdument et menaçait de tourner la quille en l’air, ne découragea point la bête tenace, mais nous donna un instant de répit. Nell me regarda, de ses yeux indomptables. «As-tu peur, Jerry? Moi, je n’ai point peur. . . Ce sera peut-être très court. . . Je t’ai toujours porté beaucoup d’affection, mon frère Jerry. . .» Un élan d’amour, furieux comme le désespoir, me poussa vers elle. «Puisque nous allons mourir tous les deux, ma chérie, mon aimée. . . Puisque nous allons mourir dans dix minutes, dans cinq minutes, dans trois minutes, peut-être. . . Donne-moi tes lèvres. . . Laisse-moi t’embrasser sur la bouche. . . Et je mourrai plus heureux que je n’ai vécu. Je serai même content de mourir.» Elle était hostilement pure comme une de ces petites bêtes marines qui vivent tapies en un coquillage aux parois de nacre. . . Je vis la contraction douloureuse de tout son visage brun. «Je ne peux pas, Jerry. Même devant les grandes ténèbres, je ne peux pas. . . Et pourtant, je t’aime bien, mon frère Jerry. . .» Ce fut plus amer que l’idée de la mort. . . Certes, j’étais grossièrement bête ce soir-là, au delà de ma coutume. Elle se ressaisit rapidement. «Tout espoir n’est pas perdu, Jerry. Il ne faut pas mourir sans avoir combattu la Mort.» Je lui répondis, avec un geste découragé: «Si nous atterrissons, nous tombons aux griffes de l’ours. . . Et, si nous n’atterrissons pas, le courant nous emportera par-dessus la cataracte. . . Elle est peut-être très haute. . . Elle peut mesurer une cinquantaine ou même une centaine de pieds. -Dans ce cas, dirigeons-nous vers la terre,» décida Nell. «Saisis, en attendant, ton fusil par le canon et cogne sur le museau de l’ours.» J’obéis et nous glissâmes vers la terre. Soudain, retentit un craquement plus atroce qu’un coup de revolver tiré dans l’oreille. . . Je ne pus retenir un cri d’épouvante. . . Nell, silencieuse ainsi que la Bravoure, me montra le manche inutile de la pagaie brisée. «À la nage!» criai-je. «Il est trop tard, Jerry. . .» Le courant nous emportait irrésistiblement vers la cataracte. . . . Assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, nous nous regardâmes une dernière fois. J’emporterais, jusqu’en l’inconnu, l’amertume de son refus replié. «Oh! comme la Mort est froide!» grelotta Nell. . . . L’horrible souvenir!. . . Le canot bondit en avant. Ce fut la chute abominable. . . Du bruit. . . De l’eau. . . De l’écume. . . De la poussière d’eau. . . De la fumée d’eau. . . Embruns et vapeurs. . . Ténèbres. . . . . . Et le réveil. . . Nous flottions doucement sur des flots très calmes. Le tonnerre de la cataracte n’était plus qu’un écho. Nell, les paupières baissées, paraissait se recueillir. Ma tête tournoyait ainsi qu’une balle d’enfant. Cette stupeur où je plongeais ressemblait à la douloureuse hébétude des lendemains d’ivresse. «Nell. . .» appelai-je très bas. Les belles paupières se relevèrent lentement. Je ne trouvai que des paroles stupides. «Ce n’était qu’une petite cascade, après tout. . . Si j’avais su!. . . Et l’ours?» Nous le vîmes, à travers l’obscurité jaune, nageant vers la rive. L’effroi de cette chute inattendue avait détourné sa colère. Il préférait lâcher sa vengeance et se diriger vers la sécurité de la rive. «Il y a des imbéciles pour dire qu’on ne meurt qu’une fois, Jerry. . . Moi, j’aurai connu deux agonies. . .» Psappha Charme Les Sirènes. Celle qui incarna ma Destinée, Celle qui, la première, me révéla à moi-même, me prit par la main. Elle me prit par la main et me mena vers la grotte où les chants de Psappha charment les Sirènes. Ainsi qu’autrefois la Déesse s’ensevelit au fond du Vénusberg et y régna malgré les siècles différents et l’univers changé, ainsi les Musiciennes se réfugient dans une grotte de la Méditerranée. Les bleues stalactites y scintillent lointainement ainsi que de froides étoiles. La mer murmure autour des roches, dont la chevelure d’algues vertes est gemmée d’anémones. Un peu d’écume se brise contre les parois plus polies que le marbre. «Viens,» me dit la vierge qui incarna mon Destin. «Mais souviens-toi que celles qui entrent dans cette grotte ne s’en retournent jamais parmi la foule des vivants. «Comme elles, tu subiras éternellement le sortilège du Passé. Les vagues assourdiront pour toi les lointains beuglements de la multitude. L’ombre glauque du soir te fera mépriser la lumière du jour. Tu seras étrangère à la race des hommes. Leurs joies te seront inconnues, leurs blâmes te seront indifférents. Tu seras autre, jusqu’à la fin de ton existence humaine. Tu seras plus morte que les rayonnants fantômes qui t’entoureront, et qui gardent la survivance confuse des Illustres. Psappha t’offrira la fleur de ses grâces. Éranna te parlera d’Agatharchis et de Myrô. Nossis tressera pour toi ses iris mauves. Télésilla te vantera la valeur des héroïnes. Anyta évoquera dans ses strophes pastorales la fraîcheur des fontaines et l’ombre des vergers. Moïrô t’inquiétera par l’énigme de son regard byzantin. Le Passé, plus vivant et plus sonore que le Présent, te retiendra dans ses filets argentés. Tu seras la captive du songe et des harmonies disparues. Mais tu respireras les violettes de Psappha et les crocus d’Éranna de Télos. Tu contempleras les blancs péplos des vierges qui s’inclinent en cueillant les coquillages aussi délicatement mystérieux que les sexes entrouverts. Parfois, assises sur une roche, elles écoutent l’âme marine des conques. Vers le soir, les Kitharèdes leur chantent les chants de leur pays. Viens!» Et j’entendis un accord pareil à la brise du couchant qui soupire à travers les pins nocturnes. . . Mon étrange compagne me prit par la main, et je la suivis dans la grotte où Psappha charme les Sirènes. Le Club Des Damnés. Le Glasgow Hell Club, raconte une authoress anglaise, Mrs Crowe, dans un curieux volume, The Night Side of Nature[1], était la fable de la bonne ville puritaine. Ses orgies étaient sévèrement commentées par les modernes disciples de John Knox, qui hochaient en choeur leurs respectables têtes écossaises. Le Club des Damnés tenait séance toutes les nuits. Ces veilles se prolongeaient jusqu’au petit jour. Et les rares passants éveillés dès le premier crépuscule contemplaient, en dissimulant une crainte vague, les fenêtres encore éclairées du Club. Les lumières s’atténuaient, spectrales, dans la vaste clarté réprobatrice. Des chansons rauques s’élevaient en zig-zag, entrecoupées par des hoquets d’ivrognes. Et l’horreur des rires fusait, sinistre comme des baisers sans amour. Tout ce que la débauche a d’abject et de crapuleux était recherché avidement par les membres du Club démoniaque. On les haït avec effroi. On les méprisa avec prudence. On s’écartait sur leur insolent passage. Le plus cynique des Damnés fut Ninian Graham. Ce jeune Écossais, qui n’était ni sans talent ni sans avenir, s’était enlizé[2] dans le plaisir du vice. Sa majorité à peine atteinte, il abandonna ses études pour ses maîtresses, Barbara et Maggie, et, n’ayant pu choisir entre elles, il se ruinait impartialement pour toutes deux. Un soir de novembre, Ninian se dirigea vers la montagne. Le cheval suivait vaillamment la sente rocailleuse qui longeait un abîme, lorsqu’un Étranger, embusqué derrière une roche spectrale, s’élança sur le chemin, et, saisissant la bride de la bête: «Viens!» dit-il au jeune Écossais immobilisé par une incompréhensible terreur. «Où me conduisez-vous?» grelotta enfin la voix de Ninian. «En Enfer!» répondit l’Inconnu, dont il ne voyait que les prunelles vastes comme le désespoir des ténèbres. . . . Et l’Inconnu entraîna Ninian dans le gouffre. . . Ils tombèrent. . . Ils tombèrent, pendant un temps incalculable. L’Inconnu parla enfin: «Nous voici au terme.» Ninian s’attendait à des clameurs féroces, à des blasphèmes et à des grincements de dents. Ses tempes moites se glacèrent. Ses paupières battirent puis se refermèrent sur ses prunelles sans regard. Un murmure de voix le réveilla de sa stupeur misérable. Violemment, il ouvrit ses yeux hébétés. . . . Il était chez sa tante, morte depuis cinq ou six ans. La vénérable dame tricotait, tandis que ses invités de jadis, un vieil officier de marine, un négociant retiré des affaires et sa respectable épouse, jouaient au bezigue. Ninian les reconnut tous. Un frisson le secoua. Ils avaient cet air honnête et béat qui, pendant leur existence terrestre, fut leur principal attrait. «Où suis-je donc?» balbutia le jeune homme. «En Enfer,» répondit avec simplicité sa vieille tante. Et, souriante, elle baissa de nouveau les yeux sur son ouvrage. Une indicible horreur s’insinua en Ninian et le mordit à la moelle. Il atteignit d’un élan farouche la porte, descendit l’escalier en courant et s’élança dans la rue. Les cloches presbytériennes d’un dimanche écossais sonnaient avec régularité. Une foule de gens bien vêtus sortait de l’église. Il y avait là des pères de famille, d’importantes patronnesses d’oeuvres charitables, d’anciens épiciers et des magistrats. De jeunes femmes passaient, les cheveux invraisemblablement lisses: elles tenaient par la main des enfants disciplinés. «Où suis-je donc?» demanda Ninian à une de ces irréprochables épouses. «En Enfer,» répondirent-elles d’une voix assurée et modeste. Ninian erra longtemps par les rues populeuses. Le soir tomba, idéalement embrumé, et la paix vespérale plana sur les maisons. Le jeune homme vit briller, à travers l’ombre, la ? Le Côté nocturne de la Nature. ? WS: enlisé L’Amitié Féminine. De toutes les lourdes sottises dont les Philistins de lettres accablent leurs lecteurs, voici, je crois, la plus formidable: «Les femmes sont incapables d’amitié. Jamais il n’y eut de David et de Jonathan parmi les femmes.» Me sera-t-il permis d’insinuer que l’affection de David pour Jonathan m’a toujours paru plus passionnée que fraternelle? Je n’en veux pour preuve que l’oraison funèbre du jeune conquérant: Tu faisais tout mon plaisir. Ton amour pour moi était admirable, Au-dessus de l'amour des femmes. Je ne crois pas que ce soient là de blanches larmes d’amitié douloureuse. J’y reconnais plutôt les larmes de sang d’une ardeur veuve. Combien est plus désintéressée la magnifique tendresse de Ruth la Moabite pour Naomi! Aucune langueur charnelle ne pouvait se glisser dans l’amitié de ces deux femmes. Naomi n’était plus jeune. Elle dit elle-même: Je suis trop vieille pour me remarier. Je ne connais rien d’aussi beau, d’aussi simple et d’aussi poignant que ce passage: Naomi dit à Ruth: Voici, ta belle-soeur est retournée vers son peuple et vers ses dieux; retourne, comme ta belle-soeur. Ruth répondit: Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi. Où tu iras, j’irai, où tu demeureras, je demeurerai; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu; où tu mourras, je mourrai, et j’y serai enterrée. Que l’Éternel me traite dans toute sa rigueur, si autre chose que la mort vient à me séparer de toi! Comme la plus belle musique, ces paroles vous laissent sans voix et sans haleine devant l’Infini. À l’offre résignée de Naomi, que le Tout-Puissant ramène les mains vides dans le pays natal, Ruth la Moabite répond par cette phrase d’une implorante humilité: Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi, qui prépare, ainsi qu’un prélude murmurant, l’ampleur d’orgue de la strophe incomparable: Où tu iras, j’irai. . . Jamais aucun sanglot d’amour n’égala cette ferveur ni cette abnégation. Le poème de l’amitié surpasse ici le poème de l’amour. C’est l’albe dévouement, la passion blanche. Et cette tendresse s’étend jusqu’au tombeau: Où tu mourras, je mourrai, et j’y serai enterrée. Naomi, dont le nom signifie beauté, douceur, sois honorée pour l’amitié que tu inspiras à ta bru, et que célébrèrent ainsi les vierges d’Israël: «. . . Ta belle-fille qui t’aime. . . elle qui vaut mieux pour toi que sept fils. . .» En vérité, le Livre de Ruth est l’apothéose de l’amitié magnanime. L’amitié, fusion chaste des âmes, neige fondue dans la neige. . . L’amitié, sanglot de cithares et parfum de violettes. . . Croyez-moi, ô Naomis et Ruths de l’Avenir, ce qu’il y a de meilleur et de plus doux dans l’amour, c’est l’amitié. Svanhild. Un acte en prose. SCÈNE I La scène représente une rive du Nord-Fjord. Dans le fond, des montagnes. Des jeunes filles, en costume de paysannes, forment un groupe mouvant. Elles foulent aux pieds les clochettes bleues, le thym et les gentianes. Immobile sur un rocher, Svanhild regarde au loin. Thorunn. Que regardes-tu de tes yeux fixes, Svanhild? Et que viens-tu chaque jour attendre en silence? Svanhild. J’attends le retour des cygnes sauvages. Gudrid. Tu sais bien qu’ils ne sont point revenus dans la contrée depuis le jour de ta naissance. Ils s’arrêtèrent et se reposèrent longtemps sur le toit qui t’abritait. Tant que persista la clarté, ils s’attardèrent sur le toit de mousse aux fleurs bleues et dorées, et, au crépuscule, ils s’enfuirent dans un grand battement d’ailes. Svanhild. Ils reviendront. Bergthora. Il y a vingt ans qu’ils se sont envolés vers le Nord, et, depuis ce jour, aucune d’entre nous ne les a vus passer. Svanhild. Je sais qu’ils reviendront. Bergthora. Pourquoi restes-tu debout sur le rocher, immobile et contemplative pendant des journées entières? Svanhild. J’attends le retour des cygnes sauvages. (Des chants de fête s’élèvent. Des barques passent sur le fjord, chargées de femmes aux costumes étîncelants.) Des paysannes,chantant: Ne t’approche point du glacier, Car le froid brûle comme la flamme. Ne t’approche point de la neige, Car la neige aveugle comme le soleil. (S’éloignant.) Ne demeure point longtemps sur les sommets, Car l’azur entraîne comme le vertige. Ne contemple point l’abîme, Car l’abîme attire comme l’eau. Hildigunn. Entends ces musiques lointaines. Les barques glissent sur le fjord avec un bercement tranquille. Les paysannes rament en chantant: elles sont heureuses. Svanhild. Leur bonheur serait pour moi la pire angoisse, et mon bonheur serait pour elles le plus morne supplice. Gudrid. N’aimes-tu donc rien sur la terre? Svanhild. J’aime la blancheur. Thorunn. Quel don espères-tu de la vie dans son printemps? Svanhild. La blancheur. Ermentrude. Si le destin exauce miraculeusement ton espoir, si les cygnes sauvages reviennent, que feras-tu? Svanhild. Je les suivrai. Bergthora. Jusqu’où les suivras-tu? Svanhild. Jusqu’aux limites du couchant. Hildigunn. Quel est le but de ton rêve? Svanhild. Plus de blancheur. SCENE II Une Passante entre, les mains pleines de fleurs, tête nue, les cheveux mêlés de thym et de brins d’herbes. La Passante. Les routes sont magnifiquement larges. Je suis ivre de la poussière du chemin. J’ai dormi sur la bruyère, et, à travers mon rêve, j’aspirais le parfum des cimes. Les baies rouges et violettes ont apaisé ma faim, et la neige fondue m’a désaltérée. J’ai cueilli les roses des montagnes. J’ai dansé, nue dans le soleil. Existe-t-il sous l’azur du printemps quelque chose de plus beau que les lézards des rochers, les chardons bleus et mauves, l’étincellement entrevu des poissons et les nuances du soir? Svanhild. Il est quelque chose de plus beau. La Passante. Que peut-il exister de plus beau sur la terre? Svanhild. Les nuages, la neige, la fumée, l’écume. La Passante. Ne veux-tu point suivre, à mes côtés, la route libre comme l’horizon et vaste comme l’aurore? Svanhild. Non. La Passante. Pourquoi? Svanhild. J’attends le retour des cygnes sauvages. (La passante s’enfuit joyeusement.) SCENE III Le soleil baisse. Le couchant illumine le ciel. Le soir est gris et pâle. Bergthora. Voici le soir. Combien les montagnes sont mystérieuses! Gudrid. Que le silence est étrange! Hildigunn. L’univers semble attendre. Svanhild, à elle-même. Attendre. . . comme moi. Thorunn. La Mort guette les égarés qui s’attardent dans les montagnes. Asgerd. Les chemins sont périlleux lorsque la brume tombe des sommets. Svanhild, dans un grand cri. Les cygnes! les cygnes! les cygnes! Toutes, les regards vers le lointain: Nous ne voyons rien. Svanhild. Le vent du Nord souffle dans leurs ailes. . . Ils ont franchi la mer, car l’écume argente leur plumage. Ils vont vers le large. Leurs ailes sont déployées et frémissantes comme des voiles. . . Entendez-vous le battement magnanime de leurs ailes? Toutes. Nous ne voyons que les blancs nuages qui passent au-dessus du fjord. Svanhild. Ils sont plus beaux que les nuages. Ils vont vers les lumières boréales. Ils sont plus beaux que la neige. Comme leur vol est puissant et sonore! Les entendez-vous passer? Toutes. Nous n’entendons que la brise du soir sur les fjords. Svanhild. Je les suivrai! Je les suivrai jusqu’aux limites du couchant! Asgerd. Svanhild! Les chemins sont périlleux, lorsque la brume tombe des sommets. Thorunn. La Mort guette les égarés qui s’attardent sur les montagnes. Gudrid. Songe aux brouillards qui voilent les abîmes. Svanhild. Ô blancheur! (Elle s’enfuit au fond de la brume.) Asgerd. Elle se perdra dans le crépuscule. Gudrid. Elle périra dans la nuit. Svanhild! Toutes, appelant: Svanhild! L’Echo. Svanhild! (On entend un grand cri répercuté par l’écho.) Gudrid, avec angoisse. L’abîme. . . Blanche Comme L’Écume. Blanche comme l’écume sur le gris des rochers, Androméda contemplait la mer, et dans son regard brûlait le désir de l’Espace. Sous le poids des chaînes d’or, ses membres délicats s’imprégnaient de soleil. Le vent du large soufflait à travers ses cheveux déployés. Le rire de la mer allait vers elle, et tout l’éblouissement des vagues miroitantes pénétrait dans son âme. Elle attendait le Trépas, elle attendait, blanche comme l’écume sur le gris des rochers. Elle se sentait déjà perdue dans l’infini, mêlée à l’horizon, aux flots empourprés d’or, aux brumes du lointain, à tout l’air et à toute la clarté sonore. Elle ne craignait point la Mort aux yeux chastes, aux mains graves, elle ne craignait que l’Amour qui ravage l’esprit et la chair. Blanche comme l’écume sur le gris des rochers, elle songeait que les Dieux cléments, en la livrant virginale à la Mort virginale, lui épargnaient les rancoeurs et les souillures de l’implacable Érôs. Soudain, ses prunelles se fixèrent, dilatées, sur le Monstre de la Mer qui venait du lointain vers la proie immobile, vers la victime royale. Ses écailles glauques ruisselaient d’eau bleue et verte, et resplendissaient d’éclairs et de rayons. Il était magnifique et formidable. Et ses yeux vastes avaient la profondeur de l’Océan qui le berça de ses rythmes et de ses songes. Des lèvres d’Androméda jaillit un sanglot d’épouvante et d’amour. Ses paupières frémirent avant de se clore sur la volupté de son regard. Ses lèvres goûtaient amèrement la saveur de la Mort. . . . Mais l’heure de délivrance avait sonné, et le Héros apparut, armé par la Parthène et pareil à un éclair d’été. Le combat se livra sur les vagues et le glaive de Perseus fut vainqueur. Le Monstre s’abîma lentement dans les ténèbres de l’eau. À l’instant où le triomphateur brisait les chaînes d’or de la Captive, il s’arrêta devant le reproche muet de ses larmes. Et la voix d’Androméda sanglota lentement: «Pourquoi ne m’as-tu point laissée périr dans la grandeur du Sacrifice? La beauté de mon Destin incomparable m’enivrait, et voici que tu m’as ravie au baiser léthéen. Ô Perseus, sache que le Monstre de la Mer a connu seul mon sanglot de désir, et que la Mort m’apparaîssait moins sombre que ton étreinte prochaine.» Bona Dea. Le jour meurt. C’est le soir de printemps consacré à la Bonne Déesse. Couvrez d’un voile impénétrable l’image de mon père, afin que les regards de la Virginale Immortelle ne soient point offensés par la vue d’un homme. Cette nuit, la maison de mon père sera le temple où s’accompliront les rites sacrés. . . Qu’elle est belle, la statue de la Fille de Faunus! Bona Dea, daigne abaisser en souriant tes yeux sur nos choeurs et sur nos offrandes. J’ai tressé de mes mains la couronne de violettes qui ceindra ton front. . . Que ton front de marbre est vaste et solennel, ô Déesse! Voici le vase d’or dans lequel j’ai versé le vin de Lesbos. Le vin est lumineux comme les cheveux de Peithô. Il est pourpre comme la chlamyde d’Apollon. Il réjouira l’âme dansante des femmes enlacées. . . . Amata, trois fois précieuse, ferme tes belles paupières, semblables aux fleurs sombres, Abandonne à mes mains ardentes tes enfantines mains. Je t’aime. Moi, Caïa Venantia Paullina, fille de Caïus Venantius Paullinus, je t’aime, petite esclave gauloise. Tu n’étais qu’une enfant chétive et sans grâce, et les marchands te dédaignaient. Mais je t’ai aussitôt et fervemment chérie pour ta lassitude et pour ta fragilité. Je t’ouvris mes bras, je voulus te consoler autant que t’étreindre. . . Car je suis l’être qui domine et qui protège. Je t’aime d’un amour impérieux et doux. Je t’aime comme un amant et comme une soeur. Tu m’obéiras, ô mon souci! mais tu feras de moi tout ce que tu voudras. Je serai à la fois ton maître et ta chose. Je t’aime avec la fureur d’un désir mâle et avec l’alanguissement d’une tendresse féminine. . . . Je t’ouvris jadis mes bras, autant pour te consoler que pour t’étreindre. Ta nudité grelottante, que je ne convoitais pas encore, me charmait pour sa candeur. Je t’aimais d’être tremblante et d’être frêle. Ma force était attirée vers ta faiblesse. Car je suis l’être qui domine et qui protège. Et maintenant tu es belle, Amata. Tes seins, pareils aux pierres polies, sont durs et frais au toucher. Tes yeux verts reflètent le feuillage smaragdin des chênes. La blancheur de ton corps a la transparence des perles du gui. Tes cheveux dénoués ont la splendeur des forêts d’octobre. Et parce que tu es belle, Amata, parce que tu es la plus gracieuse des adolescentes, je te révélerai la puissance et la douceur de l’amour féminin. Je t’apprendrai, si lu me livres ta chair consentante, l’art multiple du Plaisir. Je t’apprendrai la lenteur savante des mains qui prolongent leurs frôlements attardés. Je t’apprendrai la ténacité des lèvres qui s’acharnent délicatement. Tu sauras la toute-puissance des caresses légères. Lorsque tu n’étais encore qu’une enfant chétive et sans grâce, je t’appris les odes de Sappho la Lesbienne, dont le beau nom dorien est Psappha. Sache, ô ma belle esclave! que, parce que je suis sa Prêtresse, Psappha, étendue parmi les lotus du Léthé, sourit lorsque je l’invoque et protège mes amours. Elle m’aidera à vaincre et à retenir ton coeur indécis, Amata. Je t’aime comme autrefois Psappha aimait Atthis, la fuyante et l’incertaine. . . . Parce que tu es la plus gracieuse des adolescentes, Amata, je te révélerai la puissance et la douceur de l’amour des femmes. Tu es libre, ô ma belle esclave! Voici la robe de lin que j’ai tissée pour toi. . . Elle est blanche, Amata, elle est attirante au toucher autant que ton corps lui-même. Tu es libre. Tu peux franchir le seuil de cette maison qui protégea ton enfance. Tu peux retourner dans ton pays, sans que je t’adresse un blâme ni un reproche, sans que j’assombrisse ta joie par une plainte. Car l’amour des femmes ne ressemble point à l’amour des hommes. Je t’aime pour toi et non pour moi-même. Je ne veux de toi que le sourire de tes lèvres et le rayonnement de ton regard. Pourquoi suis-je belle à tes yeux? Car c’est toi qui es belle et non point moi. Mes cheveux n’ont point l'or vespéral de tes cheveux. Mes yeux n’ont point la clarté lointaine de tes yeux. Mes lèvres n’ont point la ciselure de tes lèvres. En vérité, c’est toi qui es belle et non point moi. Jamais je ne vis une parthène aussi désirable que toi, ô ma volupté! ô ma langueur!. . . Auprès de toi, je ne suis point belle. Si une vierge plus aimable te plaît davantage, possède-la. Je ne veux que le sourire de tes lèvres. Je t’aime. Mes perles seront plus lumineuses sur ton cou. Mes béryls seront plus limpides à ton bras. Prends mes colliers. Prends aussi mes anneaux. Ainsi tu seras parée pour la fête de la Bonne Déesse. Elle est simple et douce et miséricordieuse aux femmes. Elle hait les hommes, parce que l’homme est féroce et brutal. L’homme n’aime que son orgueil ou sa bestialité. Il n’est ni juste ni loyal. Il n’est sincère que dans sa vanité. Et la Déesse est toute vérité et toute justice. Elle est pitoyable comme l’eau qui rafraîchit les lèvres et le soleil qui réchauffe les membres. Elle est l’Âme clémente de l’univers. C’est Elle qui fit jaillir les premières fleurs. Les fleurs sont l’oeuvre d’amour de la Bonne Déesse, la marque de sa faveur pour les mortelles. Elle n’aime que les visages de femmes. Aucun homme ne doit souiller de sa présence le temple vénérable où elle rend ses oracles. Et les Prêtresses seules ont entendu le son divin de sa voix. Elle est la Fille de Faunus. Elle est la prophétique et chaste Fauna. Mais son nom mystérieux, qui ne doit point être proféré par les lèvres profanes d’un homme, je te le dirai secrètement: c’est Oma. Ne divulgue point le nom sacré. Le jour meurt. C’est le soir de printemps consacré à la Bonne Déesse. Les Vestales ont enguirlandé, de leurs mains chastes, les murs que parfument les feuillages. Ne dirait-on pas une forêt immobile?. . . Les dernières lueurs traînent sur ta chevelure pâle. . . Tu sembles une Hamadryade encadrée d’ombres et de verdures. . . Les Vestales ont enguirlandé, de leurs mains chastes, les murs que parfument les feuillages. Elles ont choisi les simples fleurs et les herbes chères entre toutes à Fauna: le mélilot, le thym, le cerfeuil, le fenouil et le persil. Et voici les hyacinthes. . . Voici les roses. . . La Bonne Déesse est heureuse de la joie de l’univers. Les Nymphes pitoyables la servent et l’honorent, les Nymphes qui, par les étés fébriles, apportent dans le creux de leurs mains une eau plus douce que le miel. . . La Déesse a coloré les pommiers vermeils. Elle a blondi le crocus virginal des jardins. Elle a empourpré le bleu nocturne des violettes. Fauna sourit à l’amour des femmes enlacées. C’est pourquoi, la nuit venue, les femmes uniront leurs lèvres devant sa belle statue, que Théano la Grecque a savamment modelée. La chevelure est d’or massif, les membres d’ivoire et les yeux d’émeraudes. . . Mais ta chevelure est plus lumineuse encore, et tes membres plus polis, et tes yeux plus profondément verts. . . Mes mains ferventes ont ceint de pampres le front divin. . . Un serpent s’enroule aux pieds délicats. . . Car celle qui est l’Éternelle Douceur est aussi l’Éternelle Sagesse. Les épouses qui viendront cette nuit se sont purifiées en se refusant à l’étreinte des époux. Mais elles sont moins chères à la Déesse que les vierges sacrées. Voici la nuit, azurée comme le voile qui protège l’Image Divine, et qui ne doit être soulevé que par les mains des Prêtresses. Car la Déesse ne se dévoile qu’au soir de printemps où s’unissent pieusement les femmes enlacées. Viens, Amata, ma belle esclave. Si tu m’aimes un peu, tu m’accorderas le baiser que mes lèvres anxieuses attendent de tes lèvres. Tu te plieras à mon étreinte volontaire. Tu t’abandonneras à ma caresse implorante. . . Mais je ne t’importunerai point de mon désir ni de ma tendresse, Bien-Aimée. . . Je ne veux que le sourire de tes lèvres. Source: http://www.poesies.net.